SCÈNE I. Monsieur et Madame De Faublas. §
MONSIEUR DE FAUBLAS.
Non, madame ; en un mot c’est trop me résister
J’ai pesé mes projets, je m’y dois arrêter.
Pouvez-vous les blâmer ? Ma fortune est bornée.
On offre à votre fils un brillant hyménée,
5 L’espoir d’un régiment et d’un rang à la cour.
Dois-je seul m’opposer au bonheur de Melcour ?
Le premier pas suffit, tout en dépend peut-être,
Et le point important est d’approcher du maître.
Mais de notre maison l’avancement prochain
10 Exige quelque effort : je m’y résous enfin.
Ce n’est pas après tout un si grand sacrifice.
Mélanie au couvent depuis deux ans novice,
Formée à la retraite en ses plus jeunes ans,
Semblait en avoir pris les goûts, les sentiments.
15 Au plan que j’ai suivi se prêtant par avance,
Elle nous demandait le voile avec instance,
Et dans le cloître alors trouvant tous ses plaisirs,
Y voulait pour jamais enfermer ses désirs.
D’où naît le changement qu’aujourd’hui l’on m’annonce,
20 À ses premiers desseins d’où vient qu’elle renonce ?
S’il faut vous déclarer ce que j’en crois ici,
Votre parent Monval la fait changer ainsi.
Devant elle jamais il n’aurait dû paraître.
C’est grâce à vos bontés qu’il a pû la connaître,
25 Et c’est bien malgré moi, je le dis entre nous,
Que Montval au couvent la voyait avec vous.
MADAME DE FAUBLAS.
Je n’ai pu refuser cette faveur légère
À la tendre amitié qui m’attache à sa mère,
Au sang qui nous unit : ce jeune homme d’ailleurs
30 A le coeur noble et droit, a des vertus, des moeurs.
Il est impétueux, aisément il s’enflamme,
Et toujours sans contrainte il laisse agir son âme.
Qui n’a rien de honteux dans le fond de son coeur
Ne craint point de l’ouvrir, et parle avec candeur.
35 C’est toujours devant moi qu’il a vu Mélanie,
Et dans tous ses discours règne la modestie.
Mais quant à votre fille, à ne vous rien cacher,
Je crois que son état a droit de vous toucher.
Soyez de vos enfants également le père,
40 N’immolez point la soeur pour agrandir le frère.
Si dans ses premiers ans les soins des jeunes soeurs
Lui firent du couvent envier les douceurs,
C’est une illusion qui passe avec l’enfance,
Et j’ai pu voir depuis toute sa répugnance.
45 Je vous en informai ; ce changement léger,
N’était rien, disiez-vous, qu’un dégoût passager ;
Vous avez en tout temps combattu mes alarmes ;
De Mélanie enfin j’ai vu couler les larmes.
J’ai gémi de son sort : vous l’aviez décidé,
50 Et lorsqu’à vos désirs malgré moi j’ai cédé,
Qu’à prononcer ses voeux j’ai voulu la résoudre,
Ce formidable arrêt fut comme un coup de foudre.
Elle resta longtemps sans voix et sans couleur ;
Elle doit obéir, je le sais ; mais monsieur,
55 Je ne puis vous celer ma douleur maternelle.
De mon respect pour vous cette épreuve est cruelle.
Notre sang doit avoir de plus grands droits sur nous ;
Mon coeur prendra toujours son parti contre vous.
Si mon époux enfin, sûr de ma complaisance,
60 Voulait ne point user de toute sa puissance,
Tandis qu’il en est temps, s’il voulait consentir,
À révoquer l’arrêt dont il nous voit frémir,
Ah ! La reconnaissance et durable et sincère,
Qui mettrait à ses pieds et la fille et la mère,
65 Lui ferait éprouver un bonheur plus certain,
Plus pur, plus légitime, et bien plus doux enfin
Que tous ces vains honneurs dont l’image incertaine
Offre dans l’avenir une pompe lointaine,
Une grandeur frivole et soumise au hasard,
70 Qui souvent nous échappe, et vient toujours trop tard.
MONSIEUR DE FAUBLAS.
Tant d’obstination ne peut que me déplaire.
C’est combattre longtemps un parti nécessaire,
Votre fille aujourd’hui doit prononcer ses voeux.
Nos parents, nos amis, sont mandés en ces lieux.
75 Pour la cérémonie ici tout se prépare.
Que pourrait-on penser d’un retour si bizarre ?
De vos discours pourtant je ne suis point surpris.
Je sais vos sentiments, vous n’aimez point mon fils,
Vous lui préféreriez le dernier de vos proches.
80 Jamais...
MADAME DE FAUBLAS.
Jamais... Je dois répondre à de pareils reproches.
Melcour m’est cher, monsieur ; si je me suis permis
De juger ses défauts, et si par mes avis
J’ai voulu quelquefois changer son caractère,
Je n’ai pas moins pour lui des sentiments de mère,
85 Je les aurai toujours.
MONSIEUR DE FAUBLAS.
Je les aurai toujours. Je ne vous comprends pas :
Melcour est estimé : je vois qu’on en fait cas,
Et vous permettrez bien qu’un père le seconde.
MADAME DE FAUBLAS.
Oui, je crois qu’il pourra réussir dans le monde,
Il est dur et poli, c’est beaucoup ; mais pourtant
90 De son coeur jusqu’ici le mien n’est pas content.
Je ne le crois, ni vrai, ni noble, ni sensible,
À toute émotion il semble inaccessible ;
Il agit, parle, écoute avec un front égal,
Ne croit jamais le bien et croit toujours le mal.
95 Jamais quand il vous parle, il ne regarde en face.
Son coup d’oeil vous évite et son souris menace.
D’ailleurs plein de mépris pour tous ses concurrents.
Je sais qu’il a tenu des discours imprudents
Sur le marquis d’Orcé, qui l’aura su, sans doute ;
100 Pour un mot indiscret, on sait ce qu’il en coûte.
Dans l’état qu’il embrasse on ne pardonne rien.
Enfin c’est à vos yeux un trésor, un soutien ;
Mais quand ce fils, objet de votre amour extrême,
Vous aimerait autant que vous l’aimez vous-même,
105 Quand vous n’auriez conçu que l’espoir le plus sûr,
Je le redis encore, il doit m’être bien dur
De voir ma Mélanie ainsi sacrifiée,
Languir dans l’abandon par son père oubliée,
Et menée en pleurant jusqu’au pied de l’autel,
110 S’imposer par son ordre un supplice éternel.
MONSIEUR DE FAUBLAS.
On affaiblit toujours tout ce qu’on exagère.
Je crois sa douleur vive, et la crois passagère.
Toujours dans ces moments on verse quelques pleurs,
On croit dans l’avenir ne voir que des malheurs.
115 Mais la réflexion, fruit de la solitude,
Et la nécessité qui devient habitude,
L’entier éloignement des objets séducteurs,
Et l’exemple et le temps si puissants sur nos coeurs,
Du cloître qui n’offrait qu’horreur et qu’amertume,
120 Font un séjour tranquille où l’âme s’accoutume.
Qui n’a joui de rien n’a rien à regretter.
Si connaissant le monde il fallait le quitter,
Peut-être autant que vous je plaindrais Mélanie,
Mais dans cette maison elle a passé sa vie.
125 Son sort est-il plus dur que celui de ces soeurs
Qui toujours du couvent nous vantaient les douceurs ?
Du malheur en ces lieux avons-nous vû l’image ?
Nous parla-t-on jamais de joug et d’esclavage ?
Tout ce qui devant moi s’est ici présenté
130 Me peignait le bonheur et la sérénité.
MADAME DE FAUBLAS.
N’en croyez pas, monsieur, l’apparence infidèle.
La retraite, il est vrai, peut nous paraître belle ;
Mais c’est pour un moment, c’est lorsqu’on n’y vit pas.
Sous ces lambris sacrés quand nous portons nos pas,
135 Tout semble calme et doux, jusqu’à l’air qu’on respire ;
Des paisibles vertus nous ressentons l’empire,
L’oubli des passions, des maux et des erreurs,
Et l’attendrissement passe au fond de nos coeurs.
Mais percez plus avant, pénétrez ces cellules
140 Ces réduits ignorés où des esprits crédules,
Désabusés trop tard et voués au malheur
Maudissent de leurs jours la pénible lenteur.
C’est là que l’on gémit, que des larmes amères
Baignent pendant la nuit les couches solitaires,
145 Que l’on demande au ciel trop lent à s’attendrir
Ou la force de vivre ou celle de mourir.
Peut-être que leurs maux par le temps s’adoucissent,
Que dans des yeux éteints les pleurs enfin tarissent.
Un morne accablement qui ressemble au trépas
150 Succède au désespoir, à ses bruyants éclats.
Mais ce calme perfide est voisin de l’orage.
On en sort bien souvent par des accès de rage.
C’est le poison trompeur qui promet le sommeil,
Et les convulsions sont l’effet du réveil.
MONSIEUR DE FAUBLAS.
155 Sans doute en me traçant cette image effrayante,
Vous voulez m’inspirer une fausse épouvante
D’un état doux et saint où je vois chaque jour
S’engager sans scrupule et la ville et la cour.
Ma conduite, je crois, n’a rien de condamnable.
160 Si cet état d’ailleurs était si redoutable,
Pourquoi donc verrions-nous ceux qui l’ont embrassé
S’efforcer à l’envi dans leur zèle empressé
De ranger sous leur loi de nouveaux prosélites ?
Ils doivent d’un tel choix connaître bien les suites,
165 Et par quel intérêt peut-on imaginer
Qu’ils entraînent au piége au lieu d’en détourner ?
MADAME DE FAUBLAS.
Par un sentiment vil, cruel, abominable,
Trop indigne de l’homme et pourtant véritable.
Il n’existe que trop : l’esclave est sans vertu,
170 Il déteste en autrui tout ce qu’il a perdu.
Il se flatte en secret que sa chaîne accablante,
Sur d’autres étendue, en sera moins pesante.
À force de souffrir souvent on s’endurcit,
Et dans sa prison même on aspire au crédit.
175 Voilà ce qui produit ces ardents émissaires
Dont le zèle affecté peuple les monastères.
Ils veulent commander à d’autres malheureux,
Faire porter le joug qu’on a forgé pour eux,
Se venger de leurs maux : l’esprit de tyrannie
180 Entre facilement dans une âme flétrie,
Et le droit d’opprimer des captifs abattus
Est un plaisir encor pour qui n’en connaît plus.
MONSIEUR DE FAUBLAS.
Le parti le plus sage et le plus raisonnable
Toujours par quelque endroit peut paraître blâmable.
185 Les abus sont partout, je le sais, j’en conviens ;
Mais pour un mal léger je produis un grand bien.
J’écoute l’intérêt de toute une famille.
C’est à vous d’essuyer les pleurs de votre fille.
Bientôt notre curé viendra l’entretenir.
190 Ses leçons, ses avis pourront la soutenir.
Ma confiance en lui n’est pourtant pas entière.
Sa morale, dit-on n’est pas assez sévère.
On m’en a dit du mal.
MADAME DE FAUBLAS.
On m’en a dit du mal. On vous trompe, monsieur.
Je le crois digne en tout du saint nom de pasteur.
195 On ne le vit jamais affectant le scrupule,
Crier à l’hérétique, au schisme, à l’incrédule,
À signaler son nom vainement empressé,
Et prompt à déployer un zèle intéressé.
Il ne se borne pas à tonner dans les temples,
200 Et s’il combat l’erreur c’est par de bons exemples.
C’est des infortunés et le guide et l’appui.
Il prend sur ses besoins pour aider ceux d’autrui.
Rien n’échappe à ses soins ; sa tendre prévoyance
Sous des toits dépouillés va chercher l’indigence ;
205 Au soin de la servir tout entier attaché,
Il parcourt les réduits où le pauvre est caché,
Et s’il ne peut toujours soulager la misère,
Au moins il la console, il lui fait voir un père.
Dans l’église souvent je l’ai vu prêt d’entrer ;
210 J’ai vu les malheureux en foule l’entourer.
Il ressemblait au dieu dont il était le prêtre.
MONSIEUR DE FAUBLAS.
Mais on n’en parle pas, il s’est peu fait connaître.
MADAME DE FAUBLAS.
Ah ! Lorsqu’on est sensible, il est toujours bien doux
De servir les humains sans qu’ils parlent de nous.
215 On agit pour son coeur. Le voici qui s’avance.
SCÈNE IV. Le curé, Mélanie. §
MÉLANIE, à part, dans le fond.
Ô ! Dieu ! Changez mon coeur ou bien changez mon sort !
Dieu ! Fléchissez mon père ou m’envoyez la mort !
LE CURÉ.
Approchez, mon enfant, et soyez sans alarmes.
Si je viens près de vous, c’est pour sécher vos larmes.
245 Ne me les cachez point et laissez les couler.
Sans témoins, sans réserve on peut ici parler.
Nul n’osera troubler cette sainte entrevue.
Vous frémissez... eh ! Quoi ! Redoutez-vous ma vue ?
MÉLANIE, avec égarement.
Je ne sais où je suis... ayez pitié de moi.
250 Tout dans un pareil jour doit inspirer l’effroi.
D’un père rigoureux n’êtes-vous pas complice ?
Venez-vous m’annoncer l’instant du sacrifice ?
C’est celui de mes jours... C’est celui de mon coeur...
Il est affreux, barbare... Il me glace d’horreur...
255 Ah ! Qu’on l’achève au moins, qu’on l’achève sur l’heure...
Traînez-moi vers l’autel... Traînez-moi... Que j’y meure.
C’est tout ce que l’on veut et j’y consens.
LE CURÉ.
C’est tout ce que l’on veut et j’y consens. Hélas !
Au but qui me conduit ne vous méprenez pas.
J’apporte à vos douleurs l’intérêt le plus tendre.
260 Je puis les adoucir, si vous voulez m’entendre.
Donnez-leur avec moi ce libre épanchement
Qui pour les malheureux est un soulagement.
Les consoler, ma fille, est tout mon ministère ;
Vous me devez enfin regarder comme un père.
MÉLANIE, toujours égarée.
265 Un père !... Il m’en faut un... Que n’ai-je un père, hélas !
Il plaindrait mes tourments, il m’ouvrirait ses bras.
Ce nom doit consoler... ce nom me désespère.
Faut-il éterniser mes tourments, ma misère,
Livrer à la douleur le reste de mes jours,
270 Promettre de souffrir et de pleurer toujours ?
Je n’en ai pas la force et ma raison s’égare.
La nature et le ciel, tout me semble barbare.
LE CURÉ.
C’est que tous deux, ma fille, ont été méconnus.
Commandez un moment à vos sens éperdus,
275 Et d’un consolateur écoutez le langage.
Tout doit m’intéresser, votre état et votre âge.
De m’employer pour vous je me fais un devoir.
L’emporter sur un père est hors de mon pouvoir
Mais je lui parlerai contre la violence...
MÉLANIE, revenant à elle avec transport et sortant d’une sombre distraction.
280 Est-il vrai ? Vous ! Ô ! Ciel ! Vous prendrez ma défense !
Vous me le promettez !... L’aurais-je pu prévoir !
Vous éloignez de moi l’horrible désespoir.
Vous me l’aviez bien dit, oui, vous êtes mon père.
Oui, vous me restez seul dans la nature entière.
LE CURÉ.
285 J’offre ce que je puis, des soins et des souhaits.
Je réponds de mon zèle et non pas du succès.
Il dépendra surtout de votre confiance.
Faites de vos secrets l’exacte confidence.
Permettez que ce coeur vous ose interroger ;
290 Aux sentiments du vôtre il n’est point étranger.
Placez-vous près de moi ; venez, ma chère fille.
Ils s’asseyent tous deux.
Je chéris dès longtemps votre noble famille.
On m’a dit qu’élevée en ces paisibles lieux
Vous y passiez des jours qui paraissaient heureux.
295 Et que du voile saint à seize ans revêtue,
D’aucun regret encor vous n’étiez combattue.
Votre état vous plaisait : souvent on m’a vanté
Votre zèle naissant, votre félicité.
M’a t’on dit vrai ? Parlez.
MÉLANIE, devenue plus calme et avec le ton d’une tristesse douce et réfléchie.
M’a t’on dit vrai ? Parlez. Oui, je vous le confesse ;
300 Cette maison, Monsieur, fut chère à ma jeunesse.
Je m’y voyais fêtée, on s’occupait de moi.
Chacun de m’amuser se faisait un emploi.
On détournait mes yeux de tout devoir pénible.
À tant d’empressement pouvais-je être insensible,
305 Dans un âge où le coeur est si prompt à s’ouvrir
Aux premiers sentiments qui se viennent offrir,
Où les jours sont si purs, le bonheur si facile ?
Je crus qu’il habitait au sein de cet asile.
Je ne trouvais partout que des soins complaisants,
310 Des égards recherchés et des yeux caressants.
Ce plaisir si flatteur d’intéresser les autres,
Les préjugés d’autrui qui deviennent les nôtres,
Tout ce que j’entendais du monde et de ses moeurs,
Les discours séduisants, les tendresses des soeurs,
315 Le penchant qui nous lie au séjour de l’enfance,
Enfin l’amitié même et la reconnaissance,
Tout me fit une loi d’attacher pour toujours,
À ce qui m’entourait, mes destins et mes jours.
LE CURÉ.
De semblables motifs n’ont rien que d’estimable.
320 Eh ! Bien, qui pût troubler cet état désirable ?
Qui produisit en vous un si grand changement ?
MÉLANIE.
Vous allez le savoir ; c’est un événement
Qui décida dès lors du destin de ma vie,
Et dont en vous parlant j’ai l’âme encor remplie.
325 Je veillais près du lit où l’une de nos soeurs
D’une lente agonie éprouvait les horreurs.
Cherchant à signaler les soins d’une novice,
J’avais brigué moi-même un si lugubre office.
Un prêtre l’exhortait, et ses pieux discours
330 De la religion prodiguaient les secours.
Mais la voyant garder un obstiné silence,
Et commençant peut-être à perdre l’espérance,
Il s’éloigna de nous pendant quelques instants,
Alors levant ses yeux baissés depuis longtemps,
335 Elle parut gémir sur moi plus que sur elle,
Quelques larmes mouillaient sa murante prunelle ;
Elle fit un effort pour pouvoir me parler.
Et m’adressa ces mots qui me firent trembler.
"On vous trompe, on vous perd, ma chère Mélanie.
340 À votre âge on sent peu ce que l’on sacrifie,
En se faisant esclave et prenant cet habit,
Vous l’apprendrez trop tard : je sais qu’on vous a dit,
Je sais que vous croyez que dans nos saints asiles
Tous les jours sont sereins, tous les coeurs sont tranquilles ;
345 Mais pour vous abuser sachez qu’on est d’accord.
On ne vit en ces lieux qu’en désirant la mort,
Et l’on n’y meurt jamais qu’en détestant sa vie.
Que mon exemple au moins détrompe Mélanie. "
Elle m’apprit son sort : un malheureux amour,
350 Qu’il fallut dans ce cloître étouffer sans retour,
Avait rempli son âme et consumé sa vie.
Du récit de ses maux je demeurai saisie.
C’étaient les derniers cris et les gémissements
D’un coeur que ses chagrins ont oppressé longtemps
355 C’était d’un long malheur l’histoire attendrissante,
Que l’accent de la mort rendait plus déchirante.
Je n’y pus résister : pleine de ses douleurs,
Je tombai sur son lit en l’arrosant de pleurs.
Un si juste intérêt pouvait-il se contraindre ?
360 Pour la première fois elle s’entendit plaindre,
Et ma pitié parut adoucir son trépas.
L’infortunée alors me serra dans ses bras.
Je sentis que ses pleurs inondaient mon visage,
De mes sens trop émus je perdis tout usage,
365 Et quand je les repris, elle ne vivait plus.
Ses bras déjà glacés sur ma tête étendus,
Ses yeux de la douleur gardant le caractère,
Et vers le ciel encor élevant leur paupière,
Semblaient lui demander d’épargner à mon coeur
370 Tous les maux dont sa mort m’avait tracé l’horreur.
LE CURÉ.
Ô ! Parents inhumains ! Voilà donc votre ouvrage !
MÉLANIE.
J’eus toujours devant moi cette effroyable image.
Elle me poursuivait : mes esprits agités
N’entrevoyaient partout que d’affreuses clartés.
375 Je ne pouvais penser que cette infortunée,
Sans raison, sans motif eut plaint ma destinée.
Qui peut vouloir tromper à ses derniers moments ?
Mais si je l’en croyais, quels tristes sentiments
S’élevaient dans mon âme et la glaçaient de crainte !
380 "Eh ! Quoi ! De tous côtés l’artifice et la feinte !
On séduit ma candeur, on veut m’en imposer !
Et tout ce que j’aimais conspire à m’abuser " :
Ces soupçons m’inspiraient une sombre tristesse,
L’effroi, l’abattement flétrissaient ma jeunesse.
385 Le cloître m’effrayait : je rencontrais partout
L’odieuse contrainte et l’importun dégoût.
Je détestai dès lors cet habit de novice,
J’abjurai dans mon coeur mon fatal sacrifice.
Je n’osais cependant avouer mes chagrins,
390 De mon père sur moi je savais les desseins,
J’espérais quelquefois pouvoir le satisfaire.
Je songeais pour charmer mon ennui solitaire,
Qu’au moins les passions ne rongeaient point mon coeur,
Que de l’amour encor le poison séducteur,
395 Dont j’avais une fois contemplé la furie,
À des maux plus cuisants ne livrait point ma vie.
Mais ce repos hélas ! Ne dura pas longtemps...
Malheureuse !
LE CURÉ.
Malheureuse ! Achevez ces aveux importants.
Parlez, ne craignez rien.
MÉLANIE.
Parlez, ne craignez rien. Ô ! Mon guide ! Ô ! Mon père
400 Qu’aisément avec vous je puis être sincère !
Que mon âme à la vôtre aime à se confier !
Ah ! C’est de mes plaisirs peut-être le dernier.
Ma consolation dans ces lieux, la plus chère
C’était de voir souvent ma respectable mère,
405 Ma mère qui toujours m’aima si tendrement !
Elle vit dans mon zèle un refroidissement.
Mais je lui dérobai ma profonde tristesse,
Qui pouvait sur mon sort alarmer sa tendresse.
Un parent (c’est Monval) voulut un jour me voir.
410 Il arrive avec elle en ce même parloir.
On m’avertit, j’accours... ma surprise à sa vue,
Sur son front, dans ses traits la grâce répandue,
Son maintien, de ses yeux la touchante douceur,
Et le son de sa voix, encor plus enchanteur,
415 Tout à mes sens troublés dût faire reconnaître
Qu’en ce moment mon coeur venait de voir son maître.
Il s’assit, parla peu, me regarda toujours.
J’ai retenu de lui jusqu’au moindre discours.
Il parut de mon sort pénétrer le mystère,
420 Je vis qu’il me jugeait beaucoup mieux que ma mère.
Des mots perdus pour elle il sentait la valeur,
Et tout ce qu’il disait répondait à mon coeur.
Je feignis malgré moi de ne le pas entendre.
Que je lui savais gré d’un intérêt si tendre !
425 J’entrevis quelques pleurs qu’il voulait dévorer,
Il semblait à la fois me plaindre et m’adorer.
Ô ! Que cet entretien est gravé dans mon âme !
Il ne m’avait rien dit qui déclarât sa flamme,
Rien qui pût ressembler aux discours des amans,
430 Mais ses derniers regards valaient tous les serments,
Et moi-même en secret de lui toute remplie
Je jurai qu’à lui seul appartiendrait ma vie.
Dans ce premier moment je fus loin de prévoir.
Tous les maux que prépare un amour sans espoir,
435 Et mon âme, embrassant un sentiment si tendre
S’élança vers l’objet qu’elle semblait attendre,
Et crut en lui livrant un pouvoir absolu,
Satisfaire un besoin jusqu’alors inconnu.
Hélas ; j’en jouissais sans trouble et sans alarmes,
440 Et sans affliction je répandais des larmes.
Mon coeur s’applaudissait d’échapper à l’ennui,
D’avoir un sentiment, de trouver un appui.
Contre l’amour sans doute il n’est point de défense ;
Mais que la solitude ajoute à sa puissance !
445 Que ses traits pénétrants ailleurs trop émoussés
Descendent plus avant au fond des coeurs blessés !
Je n’ai du monde encore aucune expérience,
Mais s’il faut sur ce point dire ce que je pense,
Dans ce monde bruyant comment peut on souffrir,
450 Que les distractions, les soins et le plaisir,
De l’âme à tout moment éloignent ce qu’on aime ?
Peut-on se voir ainsi séparé de soi-même !
Ah ! Lorsque tant d’objets ont partagé le jour,
Ce qui doit en rester, est bien peu pour l’amour.
455 Mais ici tout le sert et rien ne le balance.
Le coeur de son penchant s’entretient en silence.
Rien ne s’offre à nos yeux qui le fasse oublier ;
Chaque instant à l’amour appartient tout entier.
Je l’ai bien éprouvé : Monval dans ces demeures
460 Monval m’occupait seul et remplissait mes heures.
Lorsque tout sommeillait, dans l’ombre de la nuit,
Je répétais souvent tout ce qu’il m’avait dit.
Seule durant le jour, craignant d’être obsédée,
Craignant qu’on m’arrachât à cette douce idée,
465 Rappelant ses regards, ses gestes, ses soupirs,
Mon âme autour de soi recueillait ses plaisirs.
LE CURÉ.
Monval n’a-t-il pas su tout ce qu’il vous inspire ?
MÉLANIE.
Ô ! Combien j’aimerais à pouvoir le lui dire !
Mais jamais à ma bouche un mot n’est échappé,
470 Qui pût trahir ce coeur ainsi préoccupé.
Qu’il m’en coûtait. Ô ! Ciel ! Surtout en sa présence,
Que je me reprochais ce rigoureux silence !
Loin de lui je cherchais à l’en dédommager ;
Je lui parlais alors sans crainte et sans danger,
475 Et dans cet entretien qu’il ne pouvait entendre,
J’exprimais beaucoup plus qu’il n’eut osé prétendre.
Cependant je songeai quel serait mon destin,
Mes yeux longtemps distraits s’y fixèrent enfin.
L’effrayant avenir où s’égarait ma vue
480 Ne m’offrait qu’un abîme où j’étais attendue.
Je vis que j’y tombais sans espoir d’en sortir,
Et j’entendis la voix de l’affreux repentir.
Je vis que dès l’enfance au cloître destinée,
Moi-même par mon choix je m’étais enchaînée,
485 Que mon père affermi dans ses engagements,
Ne consulterait pas mes nouveaux sentiments,
Qu’à son ambition j’allais être immolée ;
Je me sentis alors de mes maux accablée,
Alors je m’indignai du fardeau de mes fers,
490 Et je tendais les mains à des liens plus chers.
J’aurais voulu franchir la terrible barrière,
Et me réfugier dans le sein de ma mère.
Au moins j’y déposai mes plaintes, mes douleurs,
Mes feux longtemps secrets, mes funestes ardeurs.
495 Elle a vu de ce coeur la cruelle blessure,
Elle a versé sur moi les pleurs de la nature,
Promis de tout tenter pour adoucir mon sort,
Mais que me sert hélas ! Un inutile effort ?
Que peut-elle ? Elle-même est dans la dépendance,
500 Son époux a sur elle une entière puissance.
Enfin vous le voyez, on a marqué ce jour
Pour prononcer des voeux, et des voeux sans retour,
On m’impose une loi que je ne peux plus suivre ;
On ne s’informe pas si j’y pourrai survivre.
505 Qu’ai-je donc fait hélas ! Pour tant de cruauté !
Et j’irais aux autels trahir la vérité !
J’irais mentir au dieu qui lira dans mon âme !
Lui consacrer un coeur que tant d’amour enflamme !
Non, j’abhorre un serment trompeur, injurieux.
510 Ma voix s’arrêterait en prononçant mes voeux.
Avant de les former, ciel ! Fais que Mélanie
Exhale à tes autels sa malheureuse vie !
LE CURÉ.
Écoutez, mon enfant : votre ingénuité.
Sans doute a droit de plaire au dieu de la bonté.
515 Il ne veut point de nous d’offrande involontaire.
Je n’irai point non plus par un langage austère,
Joindre encor à vos maux un effroi douloureux,
Qui, loin de les guérir, les rendrait plus affreux.
Ainsi sans m’élever contre un amour profane
520 Que la religion dans votre état condamne,
Je m’occupe avec vous de vos seuls intérêts.
On m’appelle bien tard : vous savez quels projets,
Pour avancer son fils, a formé votre père,
Et quand on a conclu l’hymen de votre frère,
525 Quand tout est décidé, lorsque le jour est pris
Où vos engagements doivent être remplis ;
Revenir sur ses pas, renverser son ouvrage,
(excusez un moment ce sinistre langage)
Est un effort pénible, et dont il faut douter ;
530 Les obstacles pourtant ne sauraient m’arrêter.
Je dirai ce qu’il faut pour fléchir votre père,
Mon devoir me l’ordonne, et j’y vais satisfaire.
Ce n’est que par degrés qu’on le peut ramener :
Le péril est pressant, il le faut détourner.
535 D’abord votre santé qui parait affaiblie,
Exige le délai de la cérémonie,
Et si j’obtiens ce point, nous pouvons espérer,
Mais dans tous ses desseins s’il veut persévérer,
S’il brave mes discours et votre résistance,
540 Ma fille, contre lui, quelle est votre défense ?
On vous opposera votre consentement,
Pourquoi, vous dira-t-on, ce soudain changement ?
Pourquoi faire si tard éclater vos murmures,
Pour nous ravir le fruit des plus justes mesures ;
545 Tout sera contre vous. Pardonnez ce discours.
Je dois vous protéger, je le veux et j’y cours.
Mais n’attendez pas tout des soins où je m’engage,
Comptez plus sur vous même et sur votre courage.
Le ciel voit vos chagrins, il pourra les calmer,
550 Il veille sur ce coeur qu’il se plût à former.
Vous vaincrez un amour qui peut être excusable,
Mais qui fait vos tourments et vous rendrait coupable.
Mélanie se lève avec des gestes de douleur. Le curé se lève aussi.
Allez, rassurez-vous, vous êtes sous les yeux
Du dieu consolateur qui reste au malheureux.
555 Comptez sur mes secours : souffrez que ma présence
Vous porte quelquefois une faible assistance.
Vous aurez en tout temps contre un sort ennemi
Le ciel et vos vertus, une mère, un ami.
MÉLANIE.
Hélas ! Ma destinée est donc bien déplorable !
560 Avec tant de soutiens est-on si misérable ?
Cependant il m’est doux de confier du moins
Mes secrets à votre âme et mon sort à vos soins.
Elle rentre.