SCÈNE I. Constance, Alphonse. §
CONSTANCE.
Quoi ! Me flattai-je en vain, Seigneur, que ma prière
Touche un roi que je dois regarder comme un père ?
Et ne puis-je obtenir que par égard pour moi,
270 Vous n’alliez pas d’un fils solliciter la foi ?
Ne vaudrait-il pas mieux que de notre hyménée,
Lui-même impatient vint hâter la journée :
Qu’il en pressa les noeuds : et que cet heureux jour
Fût marqué par sa foi moins que par son amour.
275 À le précipiter qui peut donc vous contraindre ?
D’un injuste délai m’entendez-vous me plaindre ?
Je sais par quels serments ces noeuds sont arrêtez :
Mais le temps n’en est pas prescrit par les traités ;
Et mon frère chargea votre seule prudence
280 D’unir, pour leur bonheur, votre fils et Constance.
ALPHONSE.
Je ne suis pas surpris, Madame, en ce moment,
De vous voir témoigner si peu d’empressement.
Cette noble fierté sied mieux que le murmure :
Mais de plus longs délais nous feraient trop d’injure ;
285 Et moins vous vous plaignez, plus vous me faites voir
Que je dois n’écouter ici que le devoir.
Par mes ordres mon fils dans ces lieux va se rendre.
Le dessein en est pris ; et je lui vais apprendre...
CONSTANCE.
Ah ! De grâce, Seigneur, ne précipitez rien.
290 Entre vos intérêts, daignez compter le mien.
Si depuis qu’en ces lieux j’accompagnai ma mère,
Vous m’avez toujours vue attentive à vous plaire ;
Si toute ma tendresse et mes respects profonds,
Et de fille et de père ont devancé les noms ;
295 Daignez attendre encore...
ALPHONSE.
Daignez attendre encore... De tant de résistance
Je ne sais à mon tour ce qu’il faut que je pense.
L’infant est-il pour vous un objet odieux ?
Et ce prince à tel point a-t-il blessé vos yeux,
Que vous trouviez sa main indigne de la vôtre ?
300 Pourquoi craindre l’instant qui vous joint l’un à l’autre ?
J’ai peine à concevoir, Madame, que mon fils
Soit aux yeux de Constance un objet de mépris.
CONSTANCE.
Un objet de mépris ! Hélas, s’il pouvait l’être !
Si moins digne, Seigneur, du sang qui l’a fait naître,
305 Son hymen à mes voeux n’offrait pas un héros,
J’attendrais sa réponse avec plus de repos.
Mais, je ne feindrai pas de le dire à vous même,
Je ne la crains, Seigneur, que parce que je l’aime.
Souffrez qu’en votre sein j’épanche mon secret :
310 Quel autre confident plus tendre et plus discret,
Pourrait jamais choisir une si belle flamme ?
L’aspect de votre fils troubla d’abord mon âme.
Des mouvements soudains inconnus à mon coeur,
Du devoir de l’aimer firent tout mon bonheur ;
315 Et vous jugez combien dans mon âme charmée
S’est accru cet amour, avec sa renommée.
Quand on vous racontait sur l’Africain jaloux
Tant d’exploits étonnants, s’il n’était né de vous,
Par quels voeux près de lui j’appelais la victoire !
320 Par combien de soupirs célébrais-je sa gloire !
Enfin je l’ai revu triomphant ; et mon coeur
S’est lié pour jamais au char de ce vainqueur.
Cependant, malheureuse, autant il m’intéresse,
Autant je me sens loin d’obtenir sa tendresse :
325 Objet infortuné de ses tristes tiédeurs,
Je dévore en secret mes soupirs et mes pleurs :
Mais il me reste au moins une faible espérance
De trouver quelque terme à son indifférence :
Tout renfermé qu’il est, l’excès de mon amour
330 Me promet le bonheur de l’attendrir un jour.
Attendez-le, seigneur, ce jour, où plus heureuse,
Je fléchirai pour moi, son âme généreuse ;
Et ne m’exposez pas à l’horreur de souffrir
La honte d’un refus dont il faudrait mourir.
ALPHONSE.
335 Ma fille, car l’aveu que vous daignez me faire,
Vient d’émouvoir pour vous des entrailles de père.
Ces noms intéressants flattent déjà mon coeur ;
Et je me hâte ici d’en goûter la douceur.
Ne vous alarmez point d’un malheur impossible.
340 Mon fils à tant d’attraits ne peut être insensible ;
Et, quoique vous pensiez, vous verrez dés ce jour
Et son obéissance, et même son amour.
Je vais...
Un GARDE.
Je vais... Le prince vient, Seigneur.
CONSTANCE.
Je vais... Le prince vient, Seigneur. Je me retire ;
Mais, si mes pleurs sur vous ont encore quelque empire...
ALPHONSE.
345 Cessez de m’affliger par cet injuste effroi ;
Et de vôtre bonheur reposez-vous sur moi.
SCÈNE II. Alphonse, dom Pedre. §
ALPHONSE.
Les peuples ont assez célébré vos conquêtes,
Prince ; il est temps enfin que de plus douces fêtes,
Signalent cet hymen entre deux rois juré,
350 Digne prix des exploits qui l’ont trop différé :
Cet hymen que l’amour, s’il faut que je m’explique,
Devrait presser encor plus que la politique,
Qui présente à vos voeux des vertus, des appas,
Que l’univers entier ne rassemblerait pas.
355 Je m’étonne toujours que sur cette alliance ;
Vous m’ayez laissé voir si peu d’impatience ;
Que, loin de me presser de couronner vos feux,
Il vous faille avertir, ordonner d’être heureux.
DON PEDRE.
J’espérais plus, Seigneur, de l’amitié d’un père.
360 N’était-ce pas assez m’expliquer que me taire ?
J’ai crû sur cet hymen que mon roi voudrait bien
Entendre mon silence, et ne m’ordonner rien.
ALPHONSE.
Ne vous ordonner rien !... À ce mot téméraire,
Je sens que je commande à peine à ma colère ;
365 Et si je m’en croyais... mais, Prince, ma bonté
Se dissimule encor votre témérité.
Ne croyez pas qu’ici je vous fasse une offense
De dérober vôtre âme au pouvoir de Constance,
D’opposer à ses yeux la farouche fierté
370 D’un coeur inaccessible aux traits de la beauté :
Mais vous figurez-vous que ces grands hyménées
Qui des enfants des rois règlent les destinées,
Attendent le concert des vulgaires ardeurs,
Et, pour être achevez, veuillent l’aveu des coeurs ?
375 Non, prince, loin du trône un penser si bizarre ;
C’est par d’autres ressorts que le ciel les prépare.
Nous sommes affranchis de la commune loi ;
L’intérêt des états donne seul notre foi.
Laissons à nos sujets cet égard populaire,
380 De n’approuver d’hymen que celui qui sait plaire,
D’y chercher le rapport des coeurs et des esprits :
Mais ce bonheur pour nous n’est pas d’assez haut prix ;
Il nous est glorieux qu’un hymen politique
Assure à nos dépens la fortune publique.
DON PEDRE.
385 C’est pousser un peu loin ces maximes d’État ;
Et je ne croirai point commettre un attentat,
De vous dire, Seigneur, que malgré ces maximes,
La nature a ses droits plus saints, plus légitimes.
Le plus vil des mortels dispose de sa foi :
390 Ce droit n’est-il éteint que pour le fils d’un roi ;
Et l’honneur d’être né si près du rang suprême,
Me doit-il en esclave arracher à moi-même ?
Déjà de mes discours frémit votre courroux :
Mais regardez, Seigneur, un fils à vos genoux :
395 Prêtez à mes raisons une oreille de père.
Lorsque de Ferdinand vous obtîntes la mère,
Sans daigner consulter ni mes yeux ni mon coeur
Votre foi m’engagea, me promit à sa soeur.
Je sais que les vertus, les traits de la princesse
400 Ne vous ont pas laissé douter de ma tendresse :
Vous ne pouviez prévoir cet obstacle secret
Que le fonds de mon coeur vous oppose à regret ;
Et cependant il faut que je vous le révèle ;
Je sens trop que le ciel ne m’a point fait pour elle ;
405 Qu’avec quelque beauté qu’il l’ait voulu former,
Mon destin pour jamais me défend de l’aimer.
Si mes jours vous sont chers ; si depuis mon enfance
Vous pouvez vous louer de mon obéissance ;
Si par quelques vertus et par d’heureux exploits,
410 Je me suis montré fils du plus grand de nos rois,
Laissez aux droits du sang céder la politique.
Épargnez-moi de grâce un ordre tyrannique.
N’accablez point un coeur qui ne peut se trahir,
Du mortel désespoir de vous désobéir.
ALPHONSE.
415 Je vous aime ; et déjà d’un discours qui m’offense,
Vous auriez éprouvé la sévère vengeance,
Si malgré mon courroux, ce coeur trop paternel
N’hésitait à trouver en vous un criminel :
Mais ne vous flattez point de cet espoir frivole,
420 Que mon amour pour vous balance ma parole.
Écouterais-je ici vos rebelles froideurs,
Tandis qu’à Ferdinand par ses ambassadeurs,
Je viens de confirmer l’alliance jurée ?
Eh ! Que devient des rois la majesté sacrée,
425 Si leur foi ne peut pas rassurer les mortels :
Si leur trône n’est pas autant que les autels ;
Et si de leurs traités l’engagement suprême,
N’était pas à leurs yeux le décret de Dieu même !
Mais en rompant les noeuds qui vous ont engagé,
430 Voulez-vous que bientôt Ferdinand outragé,
Nous jurant désormais une guerre éternelle,
Accoure se venger d’un voisin infidèle ?
Que des fleuves de sang...
DON PEDRE.
Que des fleuves de sang... Ah ! Seigneur, est-ce à vous !
À craindre d’allumer un si faible courroux ?
435 Bravez des ennemis que vous pouvez abattre.
Quand on est sûr de vaincre, a-t-on peur de combattre ?
La victoire a toujours couronné vos combats ;
Et j’ai moi-même appris à vaincre sur vos pas.
Pourquoi ne pas saisir des palmes toutes prêtes ?
440 Embrassez un prétexte à de vastes conquêtes ;
Soumettez la Castille ; et que tous vos voisins
Subissent l’ascendant de vos nobles destins.
Heureux, si je pouvais dans l’ardeur de vous plaire,
Sceller de tout mon sang la gloire de mon père !
ALPHONSE.
445 Vos fureurs ne sont pas une règle pour moi :
1
Vous parlez en soldat, je dois agir en roi .
Quel est donc l’héritier que je laisse à l’empire !
Un jeune audacieux dont le coeur ne respire
Que les sanglants combats, les injustes projets ;
450 Prêt à compter pour rien le sang de ses sujets.
Je plains le Portugal des maux que lui prépare
De ce coeur effréné l’ambition barbare.
Est-ce pour conquérir que le ciel fit les rois ?
N’aurait-il donc rangé les peuples sous nos lois
455 Qu’afin qu’à notre gré la folle tyrrannie,
Osât impunément se jouer de leur vie ?
Ah ! Jugez mieux du trône ; et connaissez, mon fils,
À quel titre sacré nous y sommes assis :
Du sang de nos sujets, sages dépositaires,
460 Nous ne sommes pas tant leurs maîtres que leurs pères ;
Au péril de nos jours il faut les rendre heureux ;
Ne conclure ni paix, ni guerre que pour eux ;
Ne connaître d’honneur que dans leur avantage :
Et quand dans ses excès nôtre aveugle courage
465 Pour une gloire injuste expose leurs destins,
Nous nous montrons leurs rois moins que leurs assassins.
Songez-y : quand ma mort tous les jours plus prochaine,
Aura mis en vos mains la grandeur souveraine,
Rappelez ces devoirs et les accomplissez.
470 Aujourd’hui mon sujet, dom Pedre, obéissez ;
Et sans plus me lasser de vôtre résistance,
Dégagez ma parole en épousant Constance,
En un mot je le veux.
DON PEDRE.
En un mot je le veux. Seigneur, ce que je suis,
Ne me permet aussi qu’un mot,... je ne le puis.
SCÈNE III. Alphonse, dom Pedre, la Reine, Inès. §
ALPHONSE.
475 Madame, qui l’eût crû ! Je rougis de le dire,
Le rebelle résiste à ce que je désire ;
Et, malgré mes bontés, vient de me laisser voir,
Cet inflexible orgueil que je n’osais prévoir.
Par l’affront solennel qu’il fait à la Castille,
480 Il me couvre de honte, et vous et votre fille ;
Et je ne comprends pas par quel enchantement
J’en puis suspendre encor le juste châtiment.
N’est-ce point qu’à ce crime un autre l’enhardisse ?
Si de sa résistance il a quelque complice...
LA REINE.
485 Sa complice, Seigneur ; vous la voyez.
ALPHONSE.
Sa complice, Seigneur ; vous la voyez. Inès !
LA REINE.
Moi ? Le prince séduit par ses faibles attraits,
Et plus sans doute encor par beaucoup d’artifice,
S’applaudit de lui faire un si grand sacrifice.
Il immole ma fille à cet indigne amour.
490 J’en ai prévu l’obstacle ; et depuis plus d’un jour,
Les regards de l’ingrat toujours fixez sur elle,
M’en avaient annoncé la funeste nouvelle.
Tantôt à la perfidie, exposant mes douleurs,
J’étudiais ses yeux que trahissaient les pleurs ;
495 Et son trouble, perçant à travers son silence,
Me découvrait assez l’objet de ma vengeance.
À peine je sortais ; tous deux ils se sont vus,
Ils se sont en secret long-temps entretenus ;
Et tous deux confirmant mes premières alarmes,
500 Ne se sont séparez que baignez de leurs larmes.
Regardez même encor ce coupable embarras...
INÈS au Roi.
C’est en vain qu’on m’accuse ; et vous ne croirez pas...
DON PEDRE.
Ne désavouez point Inès que je vous aime.
Seigneur, loin d’en rougir, j’en fais gloire moi-même :
505 Mais, laissez sur moi seul tomber vôtre courroux.
Inès n’est point coupable ; et jamais...
ALPHONSE.
Inès n’est point coupable ; et jamais... Taisez-vous.
À la Reine.
Madame, en attendant qu’elle se justifie,
Je veux qu’on la retienne, et je vous la confie.
Dans son appartement qu’on la fasse garder.
DON PEDRE.
510 Ô ciel ! En quelles mains l’allez-vous hasarder ?
Vous exposez ses jours...
ALPHONSE.
Vous exposez ses jours... Sortez de ma présence,
Ingrat ; je mets encore un terme à ma vengeance :
Vous pouvez dans ce jour réparer vos refus ;
Mais ce jour expiré, je ne vous connais plus.
515 Sortez.
DON PEDRE.
Sortez. Ah ! Pour Inès tant de rigueur m’accable ;
Je sors...
À part.
Je sors... Mais je crains bien de revenir coupable.