SCANDERBERG
TRAGÉDIE

M. DCC. XXXV. AVEC PRIVILÈGE DU ROI

APPROBATION §

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, SCANDERBERG, tragédie, pour l’opéra, ce premier octobre mille sept cent trente-cinq. Signé GALLIOT.

PRIVILÈGE DU ROI. §

Louis par le grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre : à nos amés et féaux, les gens tenants nos Cours de Parlement, maîtres de requêtes ordinaires de notre hôtel, Grand conseil, Prévôt de Paris, baillifs, sénéchaux, leurs lieutenants civils, et autres nos justiciers qu’il appartiendra., Salut. Notre cher et bine aimé le sieur LOUIS-ARMAND d’EUGENE DE TUCHET, ci-devant capitaine des régiments de Picardie ; Nous a fait présenter que, par Arrêt de votre conseil du 30 mai 1733, Nous avons révoqué le privilège qui avait été accordé au sieur le Comte et ses asociés, pour raisons de l’Académie Royale de Musique, les circonstances et dépendances, et rétablit ledit privilège en faveur dudit Sieur exposant, pour ce jouir par lui, ses associés, cessionnaires et ayants causes aux charges et conditions portées par le dit arrêt; pendant le temps et espace de vingt-neuf années, à compter du premier Avril de ladite année 1733 et que pour l’exploitation dudit privilège, ledit Sieur exposant se trouve obligé de faire imprimer et graver les paroles et la musique des opéras qui doivent être représentés ; mais que pour cet effet il a besoins de notre permission et des lettres qu’il Nous a très humblement fait supplier de lui accorder. À CES CAUSES, voulant favorablement traiter ledit exposant : Nous lui avons permis et permettons par ces présentes de faire imprimer et graver les paroles te musique des opéras, ballets, et fêtes qui ont été ou qui seront représentées par l’Académie Royale de Musique, tant séparément que conjointement en tel volumes, forme, marge, caractère, et autant de fois que bon lui semblera, et de les faire vendre et débiter partout notre Royaume, pendant le temps de vingt vingt neuf années consécutives à compter du jour de la date desdites présentes. Faisons défense à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient d’en introduire d’impression ou gravure étrangère dns aucun lieu de notre obéissance : comme aussi à tous imprimeur, librairees, graveurs, imprimeurs, marchands en taille douce, et autres de graver, ni faire graver, imprimer, ou faire imprimer, vendre, débiter ni contrefaire lesdites impressions, planches et figures, de paroles, de musique des opéras, ballets et fêtes, qui ont été ou qui seront représentés par ladite Académie Royale de Musique, tant séparemment que conjointement en tout ni en partie, sans la permission expressse et par écrit dudit Sieur exposant, ou de eux qui auront droit de lui, à peine de confiscation, tant des planches et figures, que des exemplaires contrefaits et des ustensiles qui auront servi à ladite contrefaçon, que Nous entendons être saisis en quelque lieu qu’ils soient trouvés ; de dix mille livres d’amende contre chacun des contrevenants, dont un tiers à Nous, un tiers à l’Hôtel-Dieu de Paris, l’autre tiers au dit Sieur exposant, et de tous dépens , dommages et intérêts, à la charge que ces présentes seront enregistrées tout au long sur le registre de la Communautés des Libraires et Imprimeurs de Paris, dans trois mois de la date d’icelles ; que la gravure et impression desdites paroles et opéras sera faite dans notre royaume et non ailleurs, en bon papier et beaux caractères, conformément aux règlements de la Librairie, et notamment à celui du dix avril 1725. Et qu’avant que de les exposer en vente, les manuscrits gravés ou imprimés seront remis dans le même état où les approbations, auront été données es mains de notre très cher et féal Chevalier Garde des Sceaux de France, le sieur Chauvelin ; le tout à peine de nullités des présentes, qui sera imprimée; du contenu desquelles Vous mandons et enjoignons de faire jouir ledit sieur exposant, ou ses ayants-causes, pleinement et paisiblement sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie desdites présentes, qui sera imprimés tout au long au commencement ou à la fin desdites paroles ou opéras, soit tenues pour dûment signifiée ; et qu’aux copies collationnées par l’un de nos amés et féaux conseillers et secrétaires, foi soit ajoutée comme à l’Original. Commandons au premier notre huissier ou sergent, de faire pour l’exécution d’icelles tous actes requis et nécessaires sans demander autre permission, et nonobstant Clameur du Haro, charte normande, et lettres à ce contraires. Car tel est notre plaisir. DONNÉ à Fontainebleau le douzième jour de novembre, l’an de grâce mille sept cent trente-quatre, et de notre règne le vingtième ; et plus bas, par le Roi en son conseil, Signé SAINSON, avec paraphe.

J’ai cédé à M. BALLARD le présent privilège, suivant le traité fait avec lui le premier septembre 1730. À Paris, le 23 novembre 1734. DE THURET.

Registré ensemble la cession sur le registre VIII de la chambre royale des Libraires et Imprimeurs de Paris, n°797 fol. 779 conformément aux anciens règlements confirmés par celui du 23 novembre 1723. À Paris le 23 novembre 1734. G. MARTIN, Syndic.

De l’Imprimerie de Jean-Christophe BALLARD, seul imprimeur du Roi, et de l’Académie Royale de Musique.
1

ACTEURS DU PROLOGUE §

  • MELPOMÈNE.
  • POLIMNIE.
  • LA MAGIE.
  • L’AMOUR.

ACTEURS DE LA TRAGÉDIE §

  • AMURAT, Empereur des Turcs.
  • ROXANE, Sultane favorite.
  • SCANDERBERG, Roi d’Albanie.
  • SERVILIE, Princesse, fille du Despote de Servie.
  • OSMAN, Bostangi Bachi.
  • LE MUPHTI.
  • L’AGA des Janissaires.
  • RUSTAN, Officier de l’Empereur.
  • UNE GRECQUE.
  • UNE ASIATIQUE.
  • SULTANES.
  • BOSTANGIS.
  • GRECS et GRECQUES, de la Suite de Servilie.
  • LE VIZIR.
  • JANISSAIRES.
  • OFFICIERS DU SÉRAIL.
  • ESCLAVES de différentes nations de l’un et de l’autre sexe.
  • LES DIFFÉRENTS PEUPLES DE LA TURQUIE.
  • LES IMANS.
  • LES GRANDS OFFICIERS DE LA PORTE.
  • SERVIENS et SERVIENNES, de la suite de Servilie.
  • ALBANAIS et ALBANAISES, de la suite de Scanderberg.

PROLOGUE §

Le théâtre représente un bois consacré aux muses ; le Parnasse dans l’éloignement.

SCÈNE I. Melpomène, Polimnie. §

MELPOMÈNE.

De l’Antiquité mémorable
J’ai chanté les héros fameux :
Un temps moins reculé m’offre un sujet heureux,
Qui par vos sons touchants, peut devenir aimable

POLIMNIE.

5 Vous réglez tous mes mouvements,
Vous m’inspirez le tendre et le terrible.
Je ne saurais être sensible,
Qu’en imitant vos sentiments.
Bruit souterrain.

SCÈNE II. La Magie, et les acteurs de la cène précédente. §

MELPOMÈNE.

Mais, quel bruit !... La Magie à nos yeux se présente.

LA MAGIE.

10 Muses, je viens encor prête à remplis vos voeux,
Faire servir mon Art à l’éclat de vos jeux.

MELPOMÈNE.

Non, je voudrais en vain répondre à votre attente
Dans le projet que j’entreprends.

LA MAGIE.

Eh ! Sans moi, pouvez vous enfanter ces miracles,
15 Qui dans vos lyriques spectacles,
Enchantent le coeur et les sens ?
J’obscurcis le soleil, je fais trembler le terre ;
Je déchaîne les vents, je soulève les mers :
J’emprunte du ciel le tonnerre
20 Pour effrayer, pour punir l’Univers :
J’évoque du fonds des Enfers
Les ombres pâles et plaintives ;
Pour leur faire quitter les ténébreuses rives,
Je force les prisons, et je brise les fers.
25 J’imite de l’Amour le séduisant langage ;
De ce tyran des coeurs j’égale le pouvoir,
Et je fais comme lui, succéder à l’espoir
Les regrets, les pleurs, et la rage.

MELPOMÈNE.

Je veux moins effrayer, qu’intéresser les coeurs.
30 Des noirs enchantements, des prestiges trompeurs,
L’art terrible en ce jour ne m’est point nécessaire :
La simple vérité, par ses attraits vainqueurs
Peut surprendre, saisir, et plaire.
La magie se retire.

MELPOMÈNE à Polimnie.

Mais, dois-je m’en flatter, si l’amour ne m’éclaire :
35 Que pouvons nous sans son secours ?
Amour, c’est à toi seul que nous avons recours.

MELPOMÈNE et POLIMNIE.

En traçant de tes feux, la naïve peinture,
Nous rendons tes traits plus puissants ;
Pour prix de nos efforts, viens embellir nos chants.

MELPOMÈNE.

40 Anime notre lyre !

POLIMNIE.

Attendris nos accents.

ENSEMBLE.

Soit l’âme de nos jeux comme de la nature.

SCÈNE III. L’Amour, Melpomène, Polimnie, §

L’AMOUR.

Muses, je m’intéresse aux succès de vos jeux.
Chanter les douceurs que j’inspire,
C’est préparer les coeurs à ressentir mes feux ;
45 C’est leur apprendre à devenir heureux,
C’est se soumettre à mon empire.
Troupe légère à mes ordres soumise,
Vous qui suivez toujours mes pas ;
Pour seconder notre entreprise,
50 Faites briller tous vos appas.
Les jeux, les plaisirs et les grâces paraissent.

L’AMOUR, alternativement avec le Choeur.

Heureux qui toujours amant
Chérit un tendre esclavage ;
S’il languit quelque moment,
Quel plaisir l’en dédommage !
55 Jeunes coeurs, d’un feu constant
Connaissez tout l’avantage ;
Votre hommage
Est le gage
De bonheur qui vous attend ;
60 Hâtez-en l’heureux instant :
Que le prix vous encourage :
L’Amour même vous en est garant.
Heureux un coeur qui s’engage.

L’AMOUR.

Loin de vos coeurs
65 Les tristes plaintes,
Les vives craintes
Et les langueurs :
Que dans ces lieux
Tout s’empresse,
70 Chantez sans cesse
Mes traits et mes feux :
Suivez le Dieu qui vous inspire,
Ne craignez point un doux martyre,
Non, non, point de soupirs ;
75 Sous mon empire,
Les maux font plaisirs.

MELPOMÈNE, à l’Amour.

Retraçons les premiers ans
De ce héros célèbre dans l’Histoire,
Qui fut depuis la terreur de Sultans :
80 Il te consacra les moments
Qu’un esclavage obscur dérobait à la gloire :
Qu’importe que le sort ait trahi ses désirs ?
Tu règnes par les pleurs, comme par les plaisirs.

CHOEUR.

Unisson nous pour notre gloire,
85 Qu’un même zèle anime nos efforts :
Sur les coeurs attendris remportons la victoire,
Par nos chants et nos accords.

ACTE I §

Le théâtre représente une partie des Jardins du Sérail avec une Grotte.

SCÈNE PREMIÈRE. Scanderberg, Osman. §

SCANDERBERG.

2
Enfin, Osman, le jour qui commence à nous luire,
Sera-t-il le dernier de ma captivité ?

OSMAN.

90 Princes, à vos desseins tout conspire ;
J’ai su hâter l’instant de votre liberté.
Ce peuple, que l’erreur enchaîne,
Croit qu’aujourd’hui ses lois descendirent des Cieux.
Les fêtes que ce jour ramène,
95 Le tumulte et la pompe occupent tous les yeux :
Cette nuit même ici venez vous rendre,
Maître de ces Jardins, puis tout entreprendre ;
Vous pourrez fuir de ce séjour.

SCANDERBERG.

Ô nuit ! Hâte-toi donc de triompher du jour !
100 J’entends la gloire qui m’appelle ;
Ah ! qu’elle a de brillants appas !
La victoire vole autour d’elle ;
Je vois la renommée attachée à ses pas ;
Pour mériter leur faveur immortelle,
105 J’irai braver mille trépas.
J’entends la gloire qui m’appelle ;
Ah ! qu’elle a de brillants appas !

OSMAN.

Vous pouviez borner votre gloire
A voir ici l’Amour combler tous vos désirs ;
110 Mais votre coeur dédaigne une douce victoire,
Qui ne coûte que des soupirs.

SCANDERBERG.

Ah ! Connais, cher Osman, le Prince d’Albanie.
Je rougis d’un repos dont ma gloire est ternie ;
En vain, par ses bienfaits réparant mes malheurs,
115 Amurat attend-il que la reconnaissance
Me fasse oublier ses fureurs :
Mon trône renversé me demande vengeance ;
L’Amour même en mon coeur ranime le courroux.

OSMAN.

L’Amour ! Eh ! Quel objet a su toucher votre âme ?
120 Pourriez-vous partager le flamme
Que Roxane ressent pour vous ?

SCANDERBERG.

À des yeux plus puissants mon âme est asservie :
Cette illustre Princesse à qui le sang me lie,
Dispose de mon coeur et doit armer mon bras.

OSMAN.

125 Quoi ! La Princesse de Servie ?

SCANDERBERG.

De l’heureux Amurat j’accompagnais les pas,
Lorsque de la Princesse il attaqua le père ;
Je la vis, je l’aimai, je sus même lui plaire :
Aujourd’hui qu’Amurat désole ses États,
130 Je cours la secourir ou chercher le trépas.

OSMAN.

Jusqu’à la nuit vous devez encor feindre
Je vous réponds de tout, songez à vous contraindre.

SCÈNE II. §

SCANDERBERG.

Ah ! Je jouis déjà de ces heureux instants
Dont le fidèle Osman vient de flatter ma flamme ;
135 Qu’avec plaisir je les attends !
Le calme renaît dans mon âme.
Que ce jour est charmant et que ces lieux sont beaux !
L’espoir qui m’a flatté les embellit encore.
Le chant des amoureux Oiseaux,
140 La fraîcheur des Zéphirs, les fleurs qu’ils font éclore,
Le murmure flatteur de ces riantes eaux,
Tout semble ici rendre hommage à l’Aurore.
Que ce jour est charmant et que ces lieux sont beaux !
L’espoir qui m’a flatté les embellit encore.

SCÈNE III. Roxane, Scanderberg. §

ROXANE.

145 Toi qui pour ce héros fit naître mon ardeur,
Amour ! Daigne en ce jour daigne fléchir son coeur.
À Scanderberg.
Je vous cherche toujours, je cède à ma faiblesse,
D’une vaine fierté je ne suis plus maîtresse,
Je viens vous confier mes déplaisirs secrets :
150 Mais jusqu’en ce moment, songez que ma tendresse
N’a parlé que par mes bienfaits.
Vos jours étaient proscrits et j’ai su les défendre ;
De mon amant, pour vous, j’ai fléchi la rigueur ;
Et mes soupirs et ma langueur,
155 Si vous aviez voulu m’entendre,
Vous ont trop dit le prix qu’en demandait mon coeur.

SCANDERBERG.

L’Amour sur nous doit-il obtenir la victoire ?
De plus dignes objets demandent tous nos voeux ;
Et mes malheurs et votre gloire
160 Doivent nous garantir du pouvoir de ses feux.

ROXANE.

Cessez de prendre pour faiblesse
Le plaisir d’une tendre ardeur ;
Le péril en ces lieux l’accompagne sans cesse,
Et le rend digne d’un grand coeur.

SCANDERBERG.

165 Du jaloux Amurat vous trahissez la flamme...

ROXANE.

Je l’ai trahie, Ingrat, en te sauvant le jour ;
Il allait par ta mort prévenir mon amour ;
Il allait assurer le repos de mon âme.
Que dis-je ; malheureuse, hélas !
170 Où m’emporte ma barbarie ?
Non, Prince, je ne puis vouloir votre trépas,
Ma pitié vous sauva la vie ;
Dussiez-vous me haïr, je ne m’en repends pas.

SCANDERBERG.

Non, je ne hais que moi d’avoir trop su vous plaire.
175 Pour prix du jour que je vous dois,
Faut-il vous exposer à toute la colère...

ROXANE.

Ingrat, sois plus sensible et tremble moins pour moi.
Que ton rival, instruit du transport qui me guide,
Revienne ici venger sa foi ;
180 Qu’il plonge dans mon sein perfide
Le fer qu’il a levé sur toi ;
Sous le glaive mortel tu me verrais contente,
Si de mon coeur mourant, le tien était le prix :
Non, cruel, ce n’est point la mort qui m’épouvante,
185 Et je ne crains que tes mépris.
Les Sultanes paraissent.
Des beautés de ce lieu la troupe ici s’avance.

SCANDERBERG.

Le devoir m’avertit de quitter ce séjour.

ROXANE.

Voyez nos jeux, tout ici vous dispense
Des dures lois de cette Cour ;
190 La faveur d’Amurat, mon pouvoir, son absence.
Prince, puissent nos jeux vous rendre tout l’amour
Que m’inspire votre présence !

SCÈNE IV. Roxane, Scanderberg, Les Sultanes. §

ROXANE.

Que cette grotte s’embellisse,
Que l’onde captive y jaillisse,
195 Qu’elle en forme les ornements ;
Pour les rendre encor plus charmants
Qu’à nos concerts l’Écho s’unisse.
Faisons tout retentir du doux bruit de nos chants.

CHOEUR DES SULTANES.

Que cette grotte s’embellisse,
200 Que l’onde captive y jaillisse,
Qu’elle en forme les ornements ;
Pour les rendre encor plus charmants
Qu’à nos concerts l’Écho s’unisse.
Faisons tout retentir du doux bruit de nos chants.
On ouvre les fontaines et la grotte paraît un palais d’Eau.

UNE SULTANE.

205 Les Ris, les Jeux,
Le doux zéphyr
Dans ces beaux lieux
Fixent leur empire ;
On est heureux
210 Dès qu’on soupire,
Tout y respire
L’amour et ses feux.
On gôute ici mille plaisirs,
Tout suit nos désirs,
215 Tout bannit nos peines,
C’est le séjour de la beauté :
Non, la liberté
Ne vaut pas nos chaînes.
Les Ris, les Jeux,
220 Le doux zéphyr
Dans ces beaux lieux
Fixent leur empire ;
On est heureux
Dès qu’on soupire,
225 Tout y respire
L’amour et ses feux.

ROXANE.

Brillez, charmante Aurore.

LE CHOEUR.

Régnez, Zéphirs délicieux.

ROXANE.

Riantes fleurs, empressez-vous d’éclore.

LE CHOEUR.

230 Oiseaux, remplissez l’air d’un bruit harmonieux.

ROXANE.

Claires eaux, que votre murmure
Rende encor nos concerts plus doux.

LE CHOEUR, avec ROXANE.

Qu’à l’envi toute la Nature
Célèbre ce jour avec nous.

SCÈNE V. Roxane, Scanderberg, Osman, Sultanes, Bostangis. §

OSMAN, suivi de Bostangis.

235 Quittez, quittez ces jeux, mille chants d’allégresse
Retentissent dans ce séjour,
Et du Sultan vainqueur annoncent le retour.

ROXANE, à part.

Juste Ciel !

SCANDERBERG.

Ah ! Princesse !
Quel sera ton destin ? Que devient mon espoir ?

OSMAN.

240 Déjà, pour lui marquer son zèle,
Le peuple loin des murs l’est allé recevoir.
Je vous laisse, et je vole où mon devoir m’appelle.

ROXANE, en s’en allant.

Que je crains ses transports jaloux !
Cherchons à prévenir un trop juste courroux.

CHOEUR DES BOSTANGIS ET DES SULTANES.

245 Qu’il revienne comblé de gloire,
L’Amour l’attend dans ce séjour :
Content des dons de la Victoire,
Qu’il goûte ici ceux de l’Amour.

ACTE II §

Le théâtre représente une Cour extérieure du Sérail, ornée pour recevoir le Sultan.

SCÈNE PREMIÈRE. §

SCANDERBERG.

Aux portes du sérail Amurat vient se rendre,
250 Amurat en ce lieu m’ordonne de l’attendre ;
Quel trouble affreux saisit mon coeur !
Fatal triomphe, odieuse Victoire,
Chant importuns, d’allégresse et de gloire,
Que vous me présagez d’horreur !
255 Qu’êtes-vous devenu, cher objet que j’adore ?
Votre père gémit sous les lois du vainqueur ;
Et pour comble de maux, j’ignore
Si vous vivez, si vous m’aimez encore.
Hélas ! Je veux en vain douter de mon malheur !
260 Fatal triomphe, odieuse Victoire,
Chant importuns d’allégresse et de gloire,
Que vous me présagez d’horreurs !

SCÈNE SECONDE. Scanderberg, Servilie, Osman. §

SCANDERBERG.

Que vois-je ! Quel objet !

SERVILIE, conduite par Osman.

Où suis-je ! justes Cieux !
Ah ! Cher Prince, est-ce vous ?

SCANDERBERG.

Est-ce vous, ma Princesse ?

ENSEMBLE.

265 Mon coeur n’ose en croire mes yeux.

SERVILIE.

Par l’ordre d’Amurat on m’amène en ces lieux,
Et c’est avec vous qu’on m’y laisse !
Ah ! Cher prince est-ce vous ?

SCANDERBERG.

Est-ce vous ma Princesse ?

ENSEMBLE.

Mon coeur n’ose en croire mes yeux.

SCANDERBERG.

270 Vous gémissez ici sous une dure chaîne.

SERVILIE.

Non, le Sultan, touché de mes faibles attraits,
Veut de ces lieux me rendre Souveraine,
Et mon père, à ce prix, vient d’obtenir la Paix.

SCANDERBERG.

Ô Ciel ! C’en est donc fait ; je vous perds à jamais.

SERVILIE.

275 Le croyez-vous, qu’on puisse me contraindre
À vous manquer jamais de foi ?

SCANDERBERG.

Nous n’en serons que plus à plaindre.

SERVILIE.

Non, je ne suivrai point une barbare loi :
Si vous m’aimez, que puis-je craindre ?

SCANDERBERG.

280 Le cruel Amurat punira vos mépris.

SERVILIE.

La mort même, la mort n’éteindra pas ma flamme.

SCANDERBERG.

Le bonheur de vous plaire est trop cher à ce prix.

SERVILIE.

À ce prix, il m’est doux de régner dans votre âme.

ENSEMBLE.

Promettons-nous cent fois d’éternelles amours,
285 C’est pour vous que mon coeur soupire.

SERVILIE.

On va nous ravir pour toujours
Le doux plaisir de nous le dire.

SCANDERBERG.

J’ose encore espérer un destin plus heureux.
Nous pouvons du Sultan prévenir la vengeance,
290 Différez seulement un hymen odieux ;
Et par l’appas trompeur d’une vaine espérance,
Ménageons le moment d’échapper de ces lieux.

SERVILIE.

Qu’il m’en coûtera cher ! Mais il faut me contraindre.
Ménagez bien tous les instants ;
295 Si j’aime assez pour vouloir feindre,
Je sens que j’aime trop pour le pouvoir longtemps.

SCÈNE III. Scanderberg, Servilie, Amurat. §

AMURAT, à Servilie.

Voyez, charmante Servilie,
Quels sont mes premiers soins en entrant dans ces lieux ;
J’ai permis qu’un Héros a qui le sang vous lie,
300 Affranchi de nos lois, y parût à vos yeux.
À Scanderberg.
J’élève la Princesse à la grandeur suprême ;
Tu dois partager son bonheur :
Tu dois être flatté d’apprendre d’elle-même
Et son triomphe, et mon ardeur.

SCANDERBERG.

305 Quel coeur à tant d’appas ne rendrait pas les armes ?

AMURAT.

Ma flamme a pris naissance au milieu des alarmes,
Dans le sein de la paix elle croît chaque jour,
Jamais à mes regards n’ont brillé tant de charmes,
Et jamais dans un coeur n’a régné tant d’amour.
310 Que me sert ce tribut que l’Europe et l’Asie
Offrent sans cesse à mes plaisirs ;
Des plus rares beautés cette troupe choisie,
Dont l’orgueil se nourrit de ses moindres désirs,
Ne mérite plus mes soupirs,
315 Ni l’honneur de ma jalousie.
Je ne veux plus aimer ni voir que Servilie.
Mais un si tendre amour éclate-t-il en vain ?
Serez-vous insensible à l’ardeur qui m’enflamme ?

SERVILIE.

L’intérêt de mon père a réglé mon destin.

AMURAT.

320 Ne devrai-je qu’à lui le don de votre main,
Et ne puis-je espérer de régner dans votre âme ?
Aimez, partagez les désirs
D’un coeur fidèle.
C’est pour une ardeur mutuelle
325 Qu’amour garde tous ses plaisirs.
Aimez, partagez les désirs,
D’un coeur fidèle.

SERVILIE.

Vous ordonnez, Seigneur ; que pourrais-je opposer ?
Mais, malgré cette ardeur que vous faites paraître,
330 Dans un hymen si prompt je vois l’ordre d’un Maître
Que l’orgueil de mon sang ne peut me déguiser.
Soyez plus généreux, respectez ma naissance :
Souffrez que ma reconnaissance
Fasse enfin dans mon coeur naître un juste retour.

AMURAT.

335 Quoi ! Je pourrais devoir mon bonheur à l’amour !
Qu’au gré de vos désirs notre hymen se diffère,
Tout déprendra de vous, c’est assez que j’espère.
À Scanderberg.
Conçois-tu le bonheur qu’on promet à mes feux ?
Puisse l’Amour combler aussi tes voeux !
340 De tous les coeurs il exige l’hommage.
Tout heureux que je suis en obtenant sa foi,
Je le deviendrai davantage,
Si tu peux l’être autant que moi.
Venez, accourez tous, vous qui suivez ma loi.

SCÈNE IV. Scanderberg, Servilie, Amurat, les Officiers de la Porte, le Peuple, les Grecques de la Suite de Servilie. §

LE CHOEUR.

345 De nos Sultans
Obscurcis la mémoire,
Par ta gloire
Fais-nous compter tes instants.
Heureux Vainqueur !
350 Jouis de ta victoire.
Un coeur tendre
assure ton bonheur ;
Que sa constance
Récompense
355 Ton ardeur.
Redisons cent et cent fois,
Il s’est donné par son choix
Le prix de ses exploits.
Sans soupirs et sans larmes,
360 Sans alarmes,
Que les charmes,
Que tous les doux plaisirs s’assemblent dans sa Cour.
Triomphe Amour !
Que sont nos âmes
365 Sans tes flammes ?

AMURAT.

Unissez, unissez vos voix.
Chantez mes feux, chantez la gloire de mes armes.
L’Amour couronne mes exploits,
Célébrez à jamais ses charmes.

LE CHOEUR.

370 Unissons, unissons nos voix.
Chantons ses feux, chantons la gloire de ses armes.
L’Amour couronne ses exploits,
Célébrons à jamais ses charmes.

UNE GRECQUE de la suite de Servilie.

Après tant d’alarmes
375 Succède un beau jour,
Tout vous rend les armes,
Cédez à l’Amour.

LE CHOEUR.

Après tant d’alarmes
Succède un beau jour,
380 Tout vous rend les armes,
Cédez à l’Amour.

LA GRECQUE.

Recevez l’Empire
Des mains du vainqueur ;
Le vainqueur soupire,
385 Recevez son coeur ;
Tout conspire
À combler votre bonheur.

LE CHOEUR.

Après tant d’alarmes
Succède un beau jour,
390 Tout vous rend les armes,
Cédez à l’Amour.

CHOEUR DES GRECQUES.

À ses coups
Livrons-nous,
Que de charmes !

LA GRECQUE.

395 Pourquoi le craignez-vous ?

LE CHOEUR.

Après tant d’alarmes
Succède un beau jour,
Tout vous rend les armes,
Cédez à l’Amour.
On danse.

AMURAT, à Servilie.

400 Venez dans mon Palais, adorable Princesse,
Que de nouveaux honneurs signalent ma tendresse.

LE CHOEUR.

De nos Sultans
Obscurcis la mémoire,
Par ta gloire
405 Fais-nous compter tes instants.
Heureux Vainqueur !
Jouis de ta victoire.

ACTE III §

Le théâtre représente une Cour intérieure du Sérail.

SCÈNE I. §

ROXANE.

Tout est prêt, le Vizir seconde mon envie ;
Tremble Amurat ; la mort va punir ton forfait.
410 Non, que sensible à ma flamme trahie,
Je regrette des voeux dont un autre est l’objet,
Perfide comme toi, mon coeur te justifie ;
Mais, quand tu me ravis ce rang et ce pouvoir
Que ton amour destine à Servilie,
415 Mon orgueil, qui s’irrite, arme mon désespoir.
Connais-toi mieux, faible Roxane !
Si le Sultan périt, l’Amour seul le condamne ;
Cédons à nos destins, immolons Amurat,
Du Ciel, qui le permet, suivons l’Arrêt suprême.
420 Heureuse ! Si je puis attendrir un ingrat,
Quand j’ose tout tenter pour le venger lui-même.
Fureur, Amour,
Secondez mon impatience ;
Fureur, Amour,
425 Régnez dans mon coeur tour à tour.
Qu’importe quels motifs animent ma vengeance,
Si les traits qu’elles lance
Servent mon espoir en ce jour.
Fureur, Amour,
430 Secondez mon impatience ;
Fureur, Amour,
Régnez dans mon coeur tour à tour.
Frappez d’intelligence.

SCÈNE II. Roxane, Ssanderberg. §

ROXANE.

Je vais vous délivrer d’un tyran furieux.
435 Princes, je vais venger vos frères.
De nos lois les dépositaires
Ne sauraient approuver un hymen odieux ;
Et déjà le Vizir arme les Janissaires.
Ce même jour, Amurat expire dans ces lieux.

SCANDERBERG.

440 Le Vizir sert votre vengeance !

ROXANE.

Quand il implora mon appui,
Et que pour sa grandeur j’employai ma puissance,
Il me promit la récompense
Qu’il va me donner aujourd’hui.

SCANDERBERG.

445 Vous voulez qu’Amurat périsse !
Lui dont l’amour vous fit des jours si fortunés !

ROXANE.

C’est à vous que mon coeur en fait le sacrifice,
Et c’est vous qui me condamnez !
Attendrai-je, qu’instruit des feux que dans mon âme
450 L’Amour a fait naître pour vous,
Il éteigne en mon sang une coupable flamme ?
Que vous-même, à mes yeux, expiriez sous ses coups !
Je connais ses fureurs ; et son bras parricide
Contre des jours si chers déjà me semble armé.
455 Quelquefois il fait grâce à l’amante perfide,
Mais jamais au rival aimé.
Non, vous ne mourrez point ; qu’il soit notre victime.
Meure avec le cruel, l’objet de ses amours !

SCANDERBERG.

Ô Ciel ! Que dites-vous ?

ROXANE.

Dans l’ardeur qui m’anime,
460 Perdre tout l’Univers, pour conserver vos jours,
Ne me paraîtrait pas un crime.

SCANDERBERG.

Ce ne sont point mes jours que vous voulez sauver ;
Le choix d’une rivale arme votre colère.

ROXANE.

Ah ! Si la grandeur peut me plaire,
465 Je n’en veux que pour t’élever.
Par le trépas qu’a juré ma vengeance,
Je vais te préparer des destins éclatants.
Allons dans tes États chercher des combattants,
Arme-toi ; ta valeur de permet l’espérance
470 De renverser le trône des Sultans.

SCANDERBERG.

Non ! Plutôt d’Amurat j’entreprends la défense.

ROXANE.

Quoi ! Prince, auriez-vous donc cessé de le haïr ?

SCANDERBERG.

Ma haine est généreuse, et ne sait point trahir.
Il commande aux sujets dont je suis né le maître.
475 J’ai vu dans son palais mes frères égorgés ;
Mais s’il faut me venger en traître,
Ils ne seront jamais vengé.
Quittez, quittez vous-même un dessein si barbare ;
Craignez que le Sultan jaloux,
480 Instruit de vos projets, ne prévienne les coups
Que votre haine lui prépare.
Rien ne vous sauverait d’un trop juste courroux ;
Les traits que vous lancez, retomberaient sur vous.

ROXANE.

La frayeur d’une mort cruelle
485 N’arrête point ici les grands projets :
À force de la voir de près,
Nous perdons notre horreur pour elle.

SCANDERBERG.

Tremblez, du moins, si vous m’aimez ;
En vain contre Amurat mille bras sont armés...

ROXANE.

490 Qu’il meurt le cruel ! Cette seule espérance
Peut consoler mon coeur du refus de sa foi.

SCANDERBERG.

C’est par moi qu’il faudra que leur fureur commence.

ROXANE.

Je saurai mourir après toi.

SCANDERBERG.

Ah ! Quelle fureur vous entraîne !
495 N’écoutez en ce jour ni l’amour ni la haine.

ROXANE.

Ah ! Quelle fureur vous entraîne !
Partagez en ce jour mon amour et ma haine.

ENSEMBLE.

Ah ! Quelle fureur vous entraîne !

SCANDERBERG.

N’écoutez en ce jour ni l’amour ni la haine.

ROXANE.

500 Je n’écoute en ce jour que l’amour et la haine.
Roxane sort.

SCÈNE III. Scanderberg, Choeur de Janissaires. §

SCANDERBERG.

Contre une trahison si noire
C’est à moi d’opposer un secours généreux.
Si Roxane obtient la victoire,
Elle immole Amurat et l’objet de mes feux.
505 Qu’importe que j’écoute ou l’Amour; ou la Gloire,
C’est assez de savoir que je les sers tous les deux.

CHOEUR, derrière le Théâtre.

Immolons Amurat, immolons Servilie.
Signalons-nous par des coups éclatants ;
L’hymen est un crime aux Sultans.
Scanderberg sort.

SCÈNE IV. Scanderberg, Choeur des Janissaires, Le Vizir, à la tête des Janissaires. §

CHOEUR DES JANISSAIRES.

510 Immolons Amurat, immolons Servilie.
Signalons-nous par des coups éclatants ;
L’hymen est un crime aux Sultans.

LE VIZIR.

Immolons Amurat, immolons Servilie.

SCANDERBERG, entre, le sabre à la main.

Au Vizir.
Rebelle ! c’est à toi de trembler pour ta vie.
Combat des Officiers du Sérail contre les Janissaires.
Scanderberg derrière le théâtre poursuit le Vizir.

SCÈNE V. Amurat, L’Aga des Janissaires, Les Janissaires. §

AMURAT.

515 Perfides, venez-vous dans ce sacré Palais
Vous signaler par des forfaits ?
Si vous bravez ma menace,
Dans mon sang osez vous plonger.
Frappez, consommez votre audace,
520 Forcez le foudre à me venger.

LE CHOEUR.

Ô ! De la Majesté trop invincible charme.
Le respect nous abat, le remord nous désarme.

AMURAT.

Vous frémissez d’un projet odieux.
Un si prompt repentir naît de votre impuissance.
525 Tout votre sang versé par mon ordre, à mes yeux,
À peine suffirait pour laver votre offense.

LE CHOEUR.

Tu tiens dans tes mains notre sort.

AMURAT.

Rendez grâce à ma clémence ;
Ne craignez plus une honteuse mort :
530 Mais immolez-moi ma victime,
Méritez votre grâce en servant ma fureur ;
Par la mort du Vizir expiez votre crime.

SCANDERBERG, rentrant.

Il a perdu le jour, vous voyez son vainqueur.

AMURAT.

Ah ! C’est par toi que je respire,
535 Je te dois la vie, et l’Empire.
Avec toi désormais je veux le partager.
Que tout fléchisse ici sous ta grandeur nouvelle,
Je t’élève au rang du rebelle
Dont ton bras vient de me venger.

SCANDERBERG.

540 Ma récompense est assez belle ;
Vos jours ne sont plus en danger.
Mais la Princesse ? Ô Ciel !

AMURAT.

Ne crains plus rien pour elle.
Je l’ai contrainte à fuir ce spectacle odieux,
Et je te dois encor des jours si précieux.
545 Triomphe, je veux que ta gloire
Signale à jamais ce grand jour ;
Et j’aime à dérober pour prix de ta victoire,
Quelques moments, à mon amour.

L’AGA DES JANISSAIRES, alternativement avec le Choeur.

Le Sultan dans tes mains a remis son tonnerre :
550 Sous ses lois, fais trembler la terre.

CHOEUR.

Le Sultan dans tes mains a remis son tonnerre :
Sous ses lois, fais trembler la terre.

L’AGA.

Vole à tes brillants exploits :
Que ta valeur enchaîne la victoire.
555 En suivant ton exemple, en écoutant la voix,
Nous aurons part à ta gloire.

ACTE IV §

Le théâtre représente une partie des Jardins du Sérail terminée par un canal.

SCÈNE PREMIÈRE. §

SERVILIE.

Hélas ! Tout gêne ici ma haine et ma tendresse,
Contre un Vainqueur cruel je n’ose murmurer ;
Je dévore mes pleurs, et du trait qui me blesse
560 À peine j’ose soupirer.
Mes yeux même, mes yeux, craignent de rencontrer
Ce que je voudrais voir sans cesse.
C’est ici qu’Amurat, pour fléchir ma rigueur,
Doit emprunter l’éclat d’une fête nouvelle ;
565 Il va bientôt m’offrir la suprême grandeur,
Ah ! Quelle contrainte mortelle.
Que dis-je ! En recevant un tel excès d’honneur,
Je me trouve presque infidèle.
Mais ton daner m’impose une loi si cruelle,
570 Cher Prince ! Ton salut dépend de son errreur.
Je renferme au fond de mon âme
Tout l’amour qui m’a su toucher,
Et je sens augmenter ma flamme
De mes efforts pour la cacher.

SCÈNE II. Servilie, Scanderberg. §

SERVILIE.

575 Ah ! Venez dissiper le trouble qui m’agite :
Le sort est-il toujours conjuré contre nous ?

SCANDERBERG.

Cette nuit-même, Osman répond de notre fuite.

SCANDERBERG.

Quand par les regards les plus doux
D’un rival odieux je flatte l’espérance,
580 Mon amour en secret s’offense,
De les voir s’adresser à quelque autre que vous.

SERVILIE.

Daignez encor vous faire violence,
Ménagez le sultan jaloux,
Cachons lui notre intelligence,
585 Qu’Amour exauce nos soupirs
Qu’il rende vos alarmes vaines,
Et qu’il comble tous nos désirs.
Je ne puis dans nos tendres chaînes
Être heureux que par vos plaisirs,
590 Ni malheureux que par vos peines.

ENSEMBLE.

Dure à jamais ce doux moment !
Je vous vois, vous m’aimez, mon sort est trop charmant.

SCÈNE III. Servilie, Scanderberg, Roxane. §

SCANDERBERG.

Ô Ciel !

ROXANE.

Je viens d’entendre
Et tes serments et tes soupirs ;
595 Tu feignais de braver les amoureux désirs
Cruel ! Ton coeur n’est que trop tendre.

SCANDERBERG.

Ce coeur ne pouvait se donner,
Il n’était plus en ma puissance
Pardonnez à notre constance.

ROXANE.

600 Ingrat ! Je t’aime trop pour te la pardonner.
Tu trahis donc mon espérance ?
Hélas ! Je t’ai cru généreux ;
Et j’attendais de ta reconnaissance
Un destin plus heureux.
605 Mais, ne crois pas éviter ma colère,
Crains tout d’un coeur jaloux,
Qu’un cruel mépris désespère

SCANDERBERG.

Je me livre à votre courroux :
Épuisez sur moi seul cette fureur extrême.

SERVILIE.

610 Faites grâce à l’objet dont vos yeux sont charmés.

SCANDERBERG.

Épargnez ce que j’aime.

SERVILIE.

Épargnez ce que vous aimez.

ROXANE.

Une frayeur si tendre est un nouvel outrage.

SCANDERBERG.

Laissez vous attendrir ?

ROXANE.

Souffrez autant que moi.

SCANDERBERG.

615 Ah ! Quel supplice ! Quel effroi !

ROXANE.

Ah ! Quel désespoir quel rage !

SERVILIE.

Quoi ! Nos pleurs seront sans pouvoir ?

ROXANE.

Non, il n’est rien qui me fléchisse.

SCANDERBERG.

Au nom de tout l’amour que vous m’avez fait voir...

ROXANE.

620 Ingrat ! Il n’a pu t’émouvoir ;
Espères-tu qu’il m’attendrisse ?

SCANDERBERG.

Au nom de tout l’amour que vous m’avez fait voir...
Que je sois le seul qui périsse.

ROXANE.

Vous périrez tous deux.

SCNADERBERG et SERVILIE.

625 Quel effroi ! Quel supplice !

ROXANE.

Quelle rage ! Quel désespoir !

SCÈNE IV. Servilie, Scanderberg. §

SERVILIE.

Quel trouble affreux s’empare de mon âme !

SCANDERBERG.

Redoutez moins un impuissant courroux,
Maître de son secret, je suspendrai ses coups ;
630 Et je puis défier le courroux qui m’enflamme.

SERVILIE.

Ah ! Que c’est un cruel tourment
De trembler pour ce que l’on aime !
Un coeur est trop heureux de n’avoir, en aimant,
Rien à craindre que pour lui-même.

SCÈNE V. Servilie, Amurat, Scandeberg, Esclaves de différentes nations. §

AMURAT.

635 Voyez, belle Princesse, embellir ces rivages.
Par mes soupirs, par mes hommages,
Je veux compter tous mes moments.
Vous dont le destin m’a fait maître,
Paraissez sous les ornements
640 Des peuples qui vous ont vu naître :
J’assemble dans ma Cour mille peuples divers ;
Connaissez quel Vainqueur vous a rendu les armes.
En me soumettant à vos charmes,
Je vous soumets tout l’Univers.

LE CHOEUR.

645 Régnez heureux Vainqueur, que tout cède à vos coups,
Qu’à vos lois tout réponde;
Triomphez, triomphez du monde,
La beauté seule a droit de triompher de vous.

DEUX SCYTHES.

Dans nos bois
650 L’Amour nous soumet à ses lois,
Mais toujours notre choix
Prévient ses traits pour notre hommage,
Sans ardeur
Peut-il être pour un coeur
655 De vrai bonheur,
Tout nous engage
D’aimer davantage ;
Quel plus doux partage !

UNE ASIATIQUE, alternativement avec le Choeur.

Ici la beauté,
660 Esclave et sans armes,
Dompte la fierté.
Ici la beauté
Venge par ses charmes,
Sa captivité.
665 Ici quelquefois
Le pouvoir suprême
Cède à d’autres lois.
Ici quelquefois
De nos maîtres même
670 Nos yeux sont les Rois.

UNE ITALIENNE.

Splendete luci belle,
Dilete stelle,
D’amor fiete la face,
Regna chi piace.
675 Un bel viso,
D’un sol riso,
D’un solguarda,
Scharsando, vince
Chi vince il mondo.

SCÈNE VI. ROXANE et les Acteurs précédents. §

ROXANE et les Acteurs précédents.

680 Sultan, connais l’objet dont ton coeur est charmé,
Ce Prince est ton rival ; ce rival est aimé.

AMURAT.

Ah quelle perfidie !
Le Vizir ! Servilie...
Quoi ?... Tous deux interdits,
685 Et leurs regards timides...
Vous vous aimez, perfides !
Votre secret échappe, et je vous ai surpris.
Tremblez vous recevrez le prix
Dune coupable intelligence,
690 Et c’est à mes bienfaits trahis,
Que j’égalerai ma vengeance.
En montrant Scanderberg.
Qu’on le charge de fers, et que bientôt la mort...

SERVILIE.

D’avoir sauvé vos jours, est-ce la récompense ?

AMURAT.

Ah ! Crains pour toi le même sort.
695 Tu m’énerves encor en prenant sa défense.
Sortez.

AMURAT, seul.

Régnez, haine, fureur,
Régnez, jalouse rage.
Perçons, perçons le coeur
D’un ingrat qui m’outrage.
700 Périsse qui m’ose offenser,
Quelque amitié qui le défende !
Quel sang doit coûter à verser
Quand l’Amour jaloux le demande ?
Régnez, haine, fureur,
705 Régnez, jalouse rage.
Perçons, perçons le choeur
D’un ingrat qui m’outrage.

ACTE V. §

Le théâtre représente l’entrée de la grande Mosquée.

SCÈNE PREMIÈRE. Amurat, Les Grands Officiers de la porte. §

CHOEUR DE PEUPLES.

Ô jour heureux ! Ô jour de gloire !
Qu’à jamais dans nos soeurs en dure la mémoire.

SCÈNE II. Amurat, Bachas, Peuples. §

AMURAT.

710 Je partage les voeux que ce jour vous inspire,
Rendez grâces au ciel, soutien de cet Empire ;
Chaque instant marque ses bienfaits.
Quand sur mes pas vous voliez à la Gloire,
Il semblait guider mes projets ;
715 Et si mon coeur soumis à de puissants attraits
Vous a ravi l’éclat de la victoire,
Vous en goûtez les fruits en recevant le Paix.
Je vais pour l’affermir m’unir à la Princesse.
Ses pleurs et ses attraits ont calmé ma fureur ;
720 Doit-elle de nos lois redouter la rigueur ?
À cet hymen l’Empire s’intéresse
Et ce jour solennel en accroît la splendeur.
Heureux ! Dans l’ardeur qui me presse,
De pouvoir flatter ma tendresse
725 De l’espoir de votre bonheur.
Elle vient ; à l’envi marquez-lui votre zèle.

SCÈNE III. §

CHOEUR.

Régnez, régnez, heureux époux !
Que votre règne soit pour nous
Une fête éternelle.

AMURAT.

730 Princesse, leurs transports annoncent mes plaisirs...
Tout entier je me livre aux douceurs que j’espère,
Vous daignez combler mes désirs,
Et je borne mes voeux au bonheur de vous plaire.
Rien ne troublera nos soupirs.
735 Déjà pour prévenir mon courroux légitime,
De ses propres fureurs, Roxane est la victime.
Du Vizir qu’on brise les fers,
Vous craignez pour ses jours, et ses jours sont chers.
Du bonheur de ma flamme
740 Faites retentir les Airs,
Et que l’heureux objet qui règne dans mon âme
Anime vos concerts.

CHOEUR.

Du bonheur de sa flamme
Faisons retentir les airs,
745 Et que l’heureux objet qui règne dans son âme
Anime nos concerts.

UNE ODALISQUE, a Servilie.

Triomphez, triomphez du Sultan et de nous,
Est-il un triomphe plus doux.

CHOEUR.

Triomphez, triomphez du Sultan et de nous,
750 Est-il un triomphe plus doux.

SCÈNE IV. Le Muphti suivi des Imans, et acteurs de la scène précédente. §

Les portes de la Mosquée s’ouvrent.

LE MUPHTI.

Peuples ! Sultan ! Écoutez-moi.
Rappelez-vous cette nui redoutable
Où des cieux descendit la loi
Qui rend des Ottomans le Trône inébranlable.
755 Déjà l’obscurité cède au feu des éclaires,
De Dieu e la Paix, de la Guerre
Parle au peuple choisi pour régir l’Univers.
Qu’annonce le bruit du tonnerre ?
Veut-il dans son courroux, veut-il punir la Terre ?
760 Peuples, ne craignez rien, goûtez un sort plus doux :
Par un gage sacré me Ciel s’unit à vous.
Qu’à ses bienfaits votre hommage réponde :
Célébrez cette nuit, en prodiges féconde.

CHOEUR.

Célébrons cette nuit, en prodiges féconde.
765 Par un gage sacré me Ciel s’unit à nous.

AMURAT, au Muphti.

Des ordres du Prophète interprète fidèle,
Qu’un autre soin partage votre zèle.
Serrez, les doux lien
Qui vont m’unir à Servilie.
770 Témoin de ses serments, soyez garant des miens.

LE MUPHTI.

Jusque-là ta fierté s’oublie !
Un Sultan par l’hymen ose engager la foi !
Ce serait te trahir, que de l’unir à toi.

AMURAT.

Qu’entends-je ! Quelle audace !

LE MUPHTI.

775 Préviens la foudre qui menace.

AMURAT.

Quoi ! Tu m’oses braver ! Tout tremble devant moi.

LE MUPHTI.

L’Univers t’est soumis, mais tu es à la loi.

AMURAT.

Je ne puis écouter que l’ardeur qui me guide,
Princesse, votre aveu décide
780 Assurez votre gloire et ma félicité.

SERVILIE.

Quel temps pour un hymen ! Le Prophète irrité...

AMURAT.

Je saurai le calmer, si cet hymen l’offense.

SERVILIE.

N’attirez point sur vous le céleste courroux.

AMURAT.

Venez, c’est trop de résistance.

SERVILIE.

785 Laissez en paix un coeur qui ne peut être à vous.

AMURAT.

Vous m’auriez donc flatté d’une vaine espérance ?
Le don de votre main suspendait seul les coups
Que contre mon rival préparez ma vengeance.

SERVILIE.

Je croyais sur moi-même avoir plus de puissance.

AMURAT.

790 Eh bien, il périra ce trop heureux amant,
Et vous ordonnez on supplice,
Il vient.

SCÈNE VI. Scanderberg, et les acteurs de la Scène précédente. §

SERVILIE.

Juste Ciel !

AMURAT, à Servilie.

Tu frémis.
Assure mon bonheur ; sa grâce est à ce prix.

SCANDERBERG.

Non, que plutôt mille fois je périsse.

SERVILIE, à Scanderberg.

795 Que t’ai-je fait, cruel, et par quelle injustice
Veux-tu que de ta mort, mes yeux soient le témoins ?

SCANDERBERG.

Si je vous perds, en périrai-je moins ?
Que sur moi le tyran épuise se furie ;
Vous plaindrez mon destin, il ’ne jouira pas :
800 Vos mépris, ses remords, vengeront mon trépas.

AMURAT.

Je cède à la fureur dont mon âme est saisie,
Qu’il meure.

SERVILIE.

Arrêtez... Quel effroi !
Je promets...

SCANDERBERG.

Vous allez trahir qui vous adore.

SERVILIE.

Ne me reproche rien, je fais ce que je dois.

AMURAT.

805 Venez donc et jurez... Vous balancez encore ?

SERVILIE, en se frappant.

Je ne balance plus, Je meurs.

SCANDERBERG.

Ô ciel !

AMURAT.

Cruelle Servilie.

SERVILIE.

Je te venge de mes rigueurs,
À ses yeux je me justifie.
810 Je perds pour toi l’amant pour qui je perds la vie.
Hélas ! Il te fut cher, j’ai désuni vos coeurs :
Contre votre repos j’armai la jalousie.
Oubliez tous deux vos fureurs :
Que ma mort vous réconcilie.
Le Muphti et les imans rentrent dans la mosquée.

SCANDERBERG.

815 Non, je ne puis survivre à son destin fatal.
À Amurat.
Assouvis-toi, cruel ! Du sang de ton rival.
Il veut se percer.

AMURAT, saisissant le fer.

Arrête... Es-tu content barbare !
Je ne puis soutenir ce spectacle d’horreur.
Loin de moi, va pleurer notre commun malheur,
820 Que s’il se peut la gloire le répare.