ELOMIRE HYPOCONDRE
OU LES MÉDECINS VENGÉS
COMÉDIE

M. DC. LXX. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

Par Monsieur LE BOULANGER DE CHALUSSAY

EXTRAIT DU PRIVILÈGE DU ROI §

Par grâce et Privilège du Roi. donné à St Germain-en-Laye, le 1er jour de décembre 1669, signé, par le Roi en son Conseil, Bouchard, et scellé. Il est permis au sieur de Chalussay de faire imprimer, vendre et débiter deux Pièces de théâtre de sa composition, l’une en prose, intitulée : L’Abjuration du Marquisat, et l’autre en vers, intitulée : Elomire hypocondre, ou les Médecins vengés, part le marchand libraire que bon lui semblera, pendant le temps et l’espace de cinq années, à compter du jour que chaque pièce sera achevée d’imprimer pour la première fois, avec défenses à toutes personnes de les imprimer, vendre ni débiter sans avoir droit de lui par écrit, à peine de confiscation des Exemplaires, de tous dépens, dommages et intérêts, et de 1500 livres d’amende applicable à l’Hôpital de la ville de Paris, à condition qu’il sera mis deux exemplaires des dites pièces dans la bibliothèque publique de Sa Majesté, un dans son Cabinet et un dans celle de Monseigneur le Chancelier, ainsi qu’ils est plus au long mentionné dans lesdites lettres.

Registre sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires et Imprimeurs de cette ville, et conformément à l’Arrêt de la Cour du 8 avril 1653 aux charges et conditions portées sur le présent privilège. Fait le 3 décembre 1669.

Signé ANDRÉ SOUBRON, Syndic.

Achevé d’imprimé ce 4 janvier 1670. Les exemplaires ont été fournis.
À PARIS, chez CHARLES DE SERCY, au Palais, au sixième pilier de la Grand Salle, à la Bonne Foi Couronnée.

PRÉFACE §

Tous les curieux savent qu’Elomire voulant exceller dans le Comique et surpasser tous les plus habiles en ce genre d’écrire, a eu dessein d’imiter cet Amour de la Fable, qui, ayant inutilement décoché toutes ses flèches et lancé tous ses traits dans le cœur d’une Belle difficile à vaincre, s’y lança enfin lui-même pour n’y plus trouver de résistance. Car il est constant que tous ces portraits qu’il a exposés en vue à toute la France, n’ayant pas eu une approbation générale comme il pensait, et au contraire, ceux qu’il estimait le plus ayant été frondés en bien des choses par la plus part des plus habiles, dont il a rejeté la cause sur les originaux qu’il avait copiés, il s’est enfin résolu de faire le sien et de l’exposer en public, ne doutant point qu’un tel chef-d’œuvre ne dut charmer toute la terre. Il a donc fait son portrait, cet illustre peintre, et il a même promis plus d’une fois de l’exposer en vue, et sur le même théâtre où il avait exposé les autres ; car il y a longtemps qu’il a dit, en particulier et en public, qu’il s’allait jouer lui-même et que ce serait là que l’on verrait un coup de maître de sa façon. J’attendais avec impatience et comme les autres curieux un spectacle si extraordinaire et si souhaité, lorsque j’ai appris que pour des raisons qui ne me sont pas connues, mais que je pourrais deviner, ce fameux peintre a passé l’éponge sur ce tableau ; qu’il en a effacé tous les admirables traits ; et qu’on n’attend plus la vue de ce portrait qu’inutilement. J’avoue que cette nouvelle m’a surpris et qu’elle m’a été sensible ; car je m’étais formé une si agréable idée de ce portrait fait d’après nature, et par un si grand ouvrier, que j’en espérais beaucoup de plaisir : mais enfin j’ai fait comme les autres, je me suis consolé d’une si grande perte, et afin de le faire plus aisément, j’ai ramassé toutes ces idées, dont j’avais formé ce portait dans mon imagination, j’en ai fait celui que je donne au public. Si Elomire le trouve trop au-dessous de celui qu’il avait fait, et qu’une telle copie défigure par trop un si grand original, il lui sera facile de tirer raison de ma témérité, puisqu’il n’aura qu’à refaire ce portrait effacé, et à le mettre au jour. S’il le fait ainsi, le public m’aura beaucoup d’obligation par le plaisir que je lui aurai procuré, et s’il ne le fait pas, il ne laissera pas de m’en avoir un peu, puisque la copie d’un merveilleux original perdu, n’est pas une chose peu curieuse. Au reste, qu’on ne croie pas que le grand nombre d’acteurs puisse empêcher la représentation de cette Comédie ; car outre que la plupart de ceux qui paraissent au commencement ne paraissent point dans la suite, et par conséquent, qu’ils puissent faire plus d’un personnage chacun, il est encore à observer que les deux tiers ne parlent point ou fort peu ; que ce sont des personnages muets qui ne servent qu’à l’embellissement de la scène et à l’explication du sujet, et qu’on a de ces sortes d’acteurs tant qu’on veut et partout.

LES PERSONNAGES DE LA COMEDIE §

  • ELOMIRE.
  • ISABELLE, femme d’Elomire.
  • LAZARILLE, valet d’Elomire.
  • CASCARET, laquais d’Isabelle.
  • BARI, Opérateur.
  • L’ORVIETAN, Opérateur.
  • ALCANDRE, Médecin.
  • ÉRASTE, Médecin.
  • EPISTENEZ, Médecin.
  • ORONTE, Médecin.
  • CLIMANTE, Médecin.
  • CLEARQUE, Médecin.
  • CLARICE, femme de Médecin.
  • LUCINDE, femme de Médecin.
  • ALPHÉE, femme de Médecin.
  • LUCILLE, femme de Médecin.
  • CALISTE, femme de Médecin.
  • CONVIÉS, à la Comédie et au bal.
  • DEUX MUSICIENS, représentant Esculape et Mome.
  • UN EXEMPT DU GUET.
  • LE BALAFRÉ, Archer du Guet.
  • SANS MALICE, Archer du Guet.
  • AUTRES ARCHERS.
  • SIX FEINTS TURCS.
  • LE DRAGOMAN.
  • UN SUISSE.
  • ANTOINE, valet des Médecins.

LES PERSONNAGES DE LA COMÉDIE EN COMÉDIE. §

  • FLORIMONT, comédien.
  • ROSIDOR, comédien.
  • ELOMIRE, comédien.
  • ANGÉLIQUE, comédienne.
  • AUTRES COMÉDIENS ET COMÉDIENNES.
  • LE PORTIER des comédiens.
  • LE CHEVALIER.
  • LE COMTE.
  • LE MARQUIS.
  • UN VALET.
La scène est à Paris. La scène de la comédie en comédie est dans la salle des Comédies du Palais-Royal.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Elomire, Isabelle, Lazarille. §

La scène de cet acte est dans la chambre d’Elomire, qui doit doit être fort parée.

ELOMIRE.

Toi qui, depuis l’Hymen qui nous unit tous deux,
N’eus que d’heureuses nuits, et que des jours heureux ;
Toi qui fut mon plaisir, toi dont je fus la joie,
Apprends le dur revers que le Ciel nous envoie :
5 Et pour me soulager en de si grands travaux,
Compagne de mes biens, viens l’être de mes maux.

ISABELLE.

Quel mal avez-vous donc ?

ELOMIRE.

Ah ! J’en ai mille ensemble.

ISABELLE.

Quels maux et depuis quand ? Dites vite, je tremble.

ELOMIRE

N’as-tu point remarqué que depuis quelque temps
10 Je tousse et ne dors point ?

ISABELLE.

Non.

ELOMIRE.

Je crois que tu mens.
1
Et ce frais embonpoint dont brillait mon visage,
Comment le trouves-tu ?

ISABELLE.

Tout de même.

ELOMIRE.

Je gage
Contre toi, qu’il s’en faut pour le moins les trois quarts.

ISABELLE, à part.

Que dit-il, justes Dieux ! Ah ! les vilains regards !
15 Il est fou.

ELOMIRE.

Lazarile, ai-je pas le teint blême ?

LAZARILlE

Oui, Monsieur.

ELOMIRE.

Le miroir me l’a dit tout de même ;
Et ces bras qui naguère étaient de vrais gigots,
Comment les trouves-tu ?

LAZARIlLE

Ce ne sont que des os,
Et je crois que bientôt, plus secs que vieux squelette
2
20 On s’en pourra servir au lieu de castagnettes.

ISABELLE.

Lazarile.

LAZARILLE.

Madame ?

ISABELLE.

Apprenez qu’un valet,
Qui se moque d’un maître, a souvent du balais ;
Et si vous ne voulez proscrire vos épaules,
3
Taisez-vous et sachez que nous avons des gaules.
25 Quoi ! Votre maître est maigre, et pâle, dites-vous ?

LAZARILLE.

S’il n’est tel à mes yeux, qu’on m’assomme de coups.

ISABELLE.

Est-il tel à vos yeux, s’il est autre à ma vue ?

ELOMIRE.

4
Mais, ma femme, peut-être, avez-vous la berlue ?
Car, enfin, Lazarile...

ISABELLE.

Et Lazarile et vous,
30 Si vous vous croyez maigre et pâle, êtes deux fous.
Vous dormez comme un porc, vous mangez tout de même ;
Qui diantre donc pourrait vous rendre maigre et blême ?

ELOMIRE.

J’aurai donc la couleur telle que tu voudras ;
Et même, si tu veux, je serai gros et gras :
35 Mais que m’importe-t-il, je me crois bien malade,
Et qui croit l’être, l’est.

ISABELLE.

Mais qui se persuade
D’être malade alors qu’il est sain comme vous,
Est dans le grand chemin de l’hôpital des fous.

LAZARILLE.

Madame dit fort bien, et si je ne m’abuse,
40 Il faudra vous y mettre...

ELOMIRE.

Ô la plaisante buse !
Quand, comme il vous paraît, j’aurais l’esprit gâté,
Est-ce que l’on met là les fous de qualité ?
Y vit-on de la Cour jamais mener personne ?

LAZARILLE.

Mon maître n’est pas fou, comment diable, il raisonne ?
45 Il dit vrai, j’en connais à la Cour plus de six,
Qui sont plus fous que lui.

ELOMIRE.

J’en connais plus de dix ;
Et je les nommerais s’il était nécessaire.

ISABELLE.

Ah ! Mon cher Elomire, apprenez à vous taire ;
Je connais votre mal : pour avoir trop parlé,
50 Quelque ennemi vous a, sans doute, ensorcelé.

ELOMIRE.

Comment, ensorcelé ? Je suis donc sans remède ?

ISABELLE.

Qui vous a fait le mal, vous peut donner de l’aide.

LAZARILLE.

Oui bien, si le morceau n’est donné pour toujours :
Car autrement, mon maître est sans aucun secours.

ELOMIRE.

55 Mais quand ce sorcier-là pourrait m’être propice,
Comment le voudrait-il, s’il eut tant de malice ?

LAZARILLE.

S’il était honnête homme ?

ELOMIRE.

Honnête homme et sorcier ?

LAZARILLE.

Il est d’honnêtes gens, Monsieur, de tous métiers,
Comme de tous métiers il en est aussi d’autres.

ELOMIRE.

60 Mais s’il est contre nous, peut-il être des nôtres ?

LAZARILLE.

On ramène souvent les gens au bon chemin,
Et je vous en réponds, s’il n’est pas médecin ;
Mais s’il est tel, ma foi, l’attente est ridicule,
Je n’en connais pas un moins têtu que sa mule.

ELOMIRE.

65 Ah ! Je suis donc perdu, Lazarile.

LAZARILLE.

Pourquoi ?

ELOMIRE.

C’en est un ; qu’en dis-tu, ma femme ?

ISABELLE.

Je le crois ;
Mais pourquoi diantre aussi, vous mites-vous en tête
De jouer ces gens là ?

ELOMIRE.

Que veux-tu ? J’étais bête :
Mais quoi ! J’ai fait la faute, et je la paye bien.

LAZARILLE.

70 Bon courage, Monsieur, peut-être n’est-ce rien :
L’on voit beaucoup de gens prendre pour sortilège
Ce qui n’est que poison.

ELOMIRE.

Mais comment le saurais-je ?

LAZARILLE.

Vous en allez bientôt être tout éclairci,
L’Orviétan et Barry s’en vont venir ici :
75 Je les en ai priés ce matin par votre ordre ;
Si ceux-là n’y font rien, personne n’y peut mordre.

ELOMIRE.

Je le sais mieux que toi ; nous avons autrefois
Étudié sous eux, et des jours plus de trois :
Et sans eux, ce talent que j’ai pour le comique,
80 Ce talent dont je charme, et dont je fais la nique
Aux plus fameux bouffons, eut avant le berceau,
En malheureux mort-né, rencontré son tombeau.

ISABELLE.

Le Ciel l’eust-il permis?

ELOMIRE.

Mais, ma chère Isabelle,
Sans lui nous verrions-nous une chambre si belle :
85 Ces meubles précieux sous de si beaux lambris ;
Ces lustres éclatants, ces cabinets de prix ;
Ces miroirs, ces tableaux, cette tapisserie,
5
Oui seule épuisa l’art de la Savonnerie :
Enfin, tous ces bijoux qui te charment les yeux,
90 Sans ce divin talent seraient-ils en ces lieux ?

ISABELLE.

Non, ils n’y seraient pas ; mais nous vous verrions sage.
Et cela suffirait dans notre mariage :
Car, enfin, dites-moi, sans ces maudits talents,
Auriez-vous entrepris et les Dieux et les gens ?
95 Et sans cette entreprise, aussi sotte qu’impie,
Auriez-vous ces accès qui passent la folie ?
Je n’entrepris de trop que les seuls médecins,
Puisque pour s’en venger il sont mes assassins :
Mais qui ne l’eût pas fait en une conjoncture
100 Où nous vîmes leur art borné par la nature,
Lorsque sans son secours, que même il n’offrait pas,
Elle tira Daphné des portes du trépas.

SCÈNE II. Cascaret, Elmire, Isabelle, Lazarille. §

ISABELLE.

Que veux-tu, Cascaret ?

CASCARET.

C’est Monsieur qu’on demande.

ELOMIRE.

Qui ?

CASCARET.

Deux hommes, dont l’un a la barbe fort grande ;
105 L’autre fort courte.

LAZARILLE.

Bon, Monsieur, ce sont nos gens.

ELOMIRE, à Lazarile.

Va les faire monter.
Lazarille, sort.
À Isabelle.
Vous, entrez là dedans.

Placet : Tabouret, petit siège de femme, ou d’enfant, qui n’a ni bras, ni dossier.

Isabelle et Lazarile étant sortis, Elomire arrange un fauteuil, une chaise à dos et un placet.

SCÈNE III. Bary, L’Orvietan, Elomire. §

Tous refusent le fauteuil et la chaise à dos, et veulent prendre le placet par cérémonie, en se faisant de grandes révérences les uns aux autres.

BARY.

L’humilité trop ravalée,
Cache souvent beaucoup d’orgueil :
C’est pourquoi dans une assemblée,
110 Le plus grand doit d’abord s’emparer du fauteuil
Le plus petit, tout au contraire,
Toujours honteux de la misère,
Ne doit se placer qu’au bas bout,
Et ne parler jamais que nu-tête et debout.

ELOMIRE.

115 Par cette règle qui décide
Ce point entre nous débattu,
Celui de vous deux qui préside
Doit prendre ce fauteuil, ou passer pour têtu :
Car je ne puis sans méconnaître
120 Que l’un et l’autre fut mon maître,
Ni sans mériter mille coups,
Me seoir ni me couvrir, sans m’éloigner de vous.

L’ORVIETAN.

La chosse a bien chanché de face,
Depuis le temps dont fou parlez :
125 Fou n’étiez lors qu’une limace
Et qu’un pauvre serpent ; maintenant fou folez :
Ma fou folez à tire d’ailes.
Les Taparins et les Padelles
Ne seraient que fos écoliers,
130 Dont la Cour, chaque jour, fou coufre de lauriers.

ELOMIRE.

Il est vrai qu’avec quelque gloire
L’on me voit paraître à la Cour ;
Et sans par trop m’en faire accroire
Je sais faire figure en ce brillant séjour;
135 Mais quelque rang que l’on m’y donne,
Et quelque éclat qui m’environne,
Je ne prendrai point le dessus:
Si je vois qui je suis, je sais ce que je fus.

BARY.

L’humilité, je vous l’avoue,
140 Quand elle part du fond du cœur
Fraîchement sorti de la boue.
Mérite qu’on l’estime et qu’on lui fasse honneur :
Mais à parler sans artifice,
Je croirais avecque justice
145 Devoir tenir mon quant-à-moi,
Si j’étais, comme vous, le premier fou du Roi.

LAZARILLE, à Bary.

Dites bouffon, Monsieur, le nom de fou nous choque.

BARY.

Ah ! L’ignare ! Entre nous, ce terme est univoque ;
Qui dit fou, dit bouffon ; qui dit bouffon, dit fou.

LAZARILLE.

150 Quoi, comme qui dirait, ou chou-vert, ou vert-chou ?

BARY.

Tout de même...

LAZARILLE.

En ce cas, mon maître est l’un et l’autre ;
Car c’est un grand bouffon.

ELOMIRE.

Taisez-vous, valet nôtre ;
Je ne demeure pas bien d’accord de ce fait.

BARY, s’asseyant brusquement dans le fauteuil.

Je vais vous le prouver et fort clair et fort net.
155 Soyez-vous.
L’Orvietan prend brusquement la chaise à dos et Elomire le placet.
Apprenez, mes illustres confrères,
Que tout notre art consiste en deux points nécessaires :
Le premier, c’est d’apprendre à grimacer des mieux ;
L’autre, à bien débiter ces grands charmes des yeux,
Ces gestes contrefaits, cette grimace affreuse,
160 Dont on fait toujours rire une troupe nombreuse.
Dedans ce premier point, nous ne sommes que fous ;
Mais, dans l’autre, bouffons.

LAZARILLE.

De grâce, expliquez-vous,
Je ne vous entends point.

BARY.

Par exemple, Elomire
Veut se rendre parfait dans l’art de faire rire ;
165 Que fait-il, le matois, dans ce hardi dessein ?
7
Chez le grand Scaramouche il va soir et matin.
Là, le miroir en main, et ce grand homme en face,
Il n’est contorsion, posture ni grimace,
Que ce grand écolier du plus grand des bouffons,
170 Ne fasse et ne refasse en cent et cent façons :
Tantôt pour exprimer les soucis d’un ménage,
De mille et mille plis il fronce son visage ;
Puis joignant la pâleur à ces rides qu’il fait,
D’un marI malheureux il est le vrai portrait.
175 Après, poussant plus loin cette triste figure,
D’un cocu, d’un jaloux, il en fait la peinture;
Tantôt à pas comptez, vous le voyez chercher
Ce qu’on voit par ses yeux,qu’il craint de rencontrer;
Puis s’arrêtant tout court, écumant de colère,
180 Vous diriez qu’il surprend une femme adultère,
Et l’on croit, tant ses yeux peignent bien cet affront,
Qu’il a la rage au cœur, et les cornes au front.
Ensuite...

ELOMIRE.

C’est assez, je l’entends et l’avoue,
Je suis fou quand j’apprends, et bouffon quand je joue.

BARY.

185 Justement. Mais en quoi vous pouvons-nous servir ?

ELOMIRE.

En connaissant mes maux, et les pouvant guérir.

BARY.

Vous n’en pouvez douter, sans une erreur extrême,
Je vous garantis sain, fussiez-vous le mal même,
Et l’Orvietan, sans doute, est de mon sentiment.

L’ORVIETAN.

190 Oui, s’il s’achit ici de poison seulement.
Ma foussiez-fou larté d’aspic et de vipères,
Lio forte et l’arsenic proulast-il fos fiscères ;
Dejà fos intestins en foussent-ils ronchez,
Et foussiez-fou mordou de cent chians enrachez ;
195 Ne craindé pu la mort, ni que le mal empire :
Foici moi, l’Orvietan, et cela c’est tout dire.

LAZARILLE.

Mais, Messieurs, si mon maître était ensorcelé ?

BARY.

Je le guéris, te dis-je, et fut-il endiablé :
Mieux je guéris les maux, plus ils sont incurables.

ELOMIRE.

200 Dieu bénisse des gens si bons et si capables !

BARY.

Quel est donc votre mal ?

ELOMIRE.

Il est tel, mes amis,
Que sans vous je suis mort, et peut-être encor pis.

BARY.

Et peut-être encor pis ? La mort est, ce me semble,
8
Le suc et le pressis de tous les maux ensemble :
205 On remédie à tout, dit-on, fors qu’à la mort.

ELOMIRE.

Il est vrai ; sachez donc enfin quel est mon sort.
Mon Amour médecin, cette illustre satyre
Qui plut tant à la Cour, et qui la fit tant rire ;
Ce chef-d’œuvre qui fut le fléau des médecins,
210 Me fit des ennemis de tous ces assassins,
Et dû depuis leur haine, à ma perte obstinée,
A toujours conspiré contre ma destinée.

BARY.

Ce n’est pas sans sujet qu’on dit à ce propos
Plures médecinam, nutrire nefandos.

ELOMIRE.

215 Ce n’est pas sans sujet, en effet, car moi-même
J’éprouve chaque jour cette malice extrême :
Écoutez. L’un d’entre eux, dont je tiens ma maison,
Sans vouloir m’alléguer prétexte ni raison,
Dit qu’il veut que j’en sorte, et me le signifie :
220 Mais n’en pouvant sortir ainsi, sans infamie,
Et d’ailleurs ne voulant m’éloigner du quartier,
Je pare cette insulte augmentant mon loyer.
Dieu sait si cette dent que mon hôte m’arrache,
Excite mon courroux, toutefois, je le cache ;
225 Mais quelque temps après que tout fut terminé,
Quand mon bail fut refait, quand nous l’eûmes signé,
Je cherche à me venger, et ma bonne fortune
M’en fait trouver d’abord la rencontre opportune :
Nous avions résolu, mes compagnons et moi,
230 De ne jouer jamais, excepté chez le Roi.
9
Devant ce médecin, ni devant la séquelle :
Pourtant, soit à dessein de nous faire querelle ;
Soit par d’autres motifs, la femme de ce fat
Vint pour nous voir jouer, mais elle prit un rat :
235 Car la mienne aussitôt en étant avertie,
10
Lui fit danser d’abord un branle de sortie.
Comme alors je croyais que tout m’était permis,
Je négligeai d’en dire un mot à mes amis.
11
Las ! J’aurais prévenu, par là, ce que ce here,
240 Pour venger cet affront, ne manqua pas de faire.
Je fis donc ce faux pas ; tandis ce raffiné
Prévint toute la Cour dont je me vis berné.
Car par un dur arrêt qui fut irrévocable,
On nous ordonna presque une amende honorable.
245 Je vais, je viens, je cours, mais j’ai beau tempêter,
On me ferme la bouche, et loin de m’écouter,
Taisez-vous, me dit-on, petit vendeur de baume,
12 13
Et croyez qu’Esculape est plus grand Dieu que Morne.
Après ce coup de foudre, il fallut tout souffrir ;
250 Ma femme en enragea, je faillis d’en mourir ;
Et ce qui fut le pis, pendant ma maladie,
Fallut de mes bourreaux, souffrir la tyrannie.
Ma femme les manda, sans m’en rien témoigner.
D’abord qu’ils m’eurent vus, faut saigner, faut saigner,
255 Dit notre bredouilleur. Ah ! n’allons pas si vite,
L’on part toujours à temps, quand on arrive au gîte,
Dit Monsieur le lambin, C’est là bien décider,
Dit un autre, il ne faut ni saigner ni tarder,
Si l’on tarde, il est mort, si l’on saigne, hydropique ;
14
260 Et notre peu d’espoir n’est plus qu’en l’émétique ;
Chacun des trois s’obstine et soutient son avis,
Et tous trois, tour à tour, enfin furent suivis :
L’on saigna, l’on tarda, l’on donna l’émétique,
Et je fus fort longtemps leur plus grande pratique.
265 À la fin je guéris, mais s’il faut l’avouer,
Ce fut par le plaisir que j’eus de voir jouer
Mon Amour, médecin, par mes médecins mêmes ;
Car malgré mes chagrins et mes douleurs extrêmes,
J’admirai ma copie en ces originaux,
270 Et je tirai mon mal d’où j’avais pris mes maux.

BARY.

C’est ainsi qu’un miracle en a produit un autre.

ELOMIRE.

Si j’ai fait mon miracle, il faut faire le vôtre ?

BARY.

Nous vous l’avons promis, non pas semel, mais bis.
Mais, baste ; Operibus credita, non verbis.

L’ORVIETAN.

275 Res faciunt fidem, non verba, dit Flamine.

ELOMIRE.

Soit, voilà de mes maux la première origine ;
Écoutez la seconde. Aussitôt que mon cœur
Eut repris tant soit peu de force et de vigueur ;
Et que de mon esprit la fâcheuse pensée
280 Des suites de la mort se fut un peu passée,
Je pris tant de plaisir à voir tous les matins,
Mes grotesques docteurs prêcher sur mes bassins,
Et humer à plein nez leur fumante purée.
Que de ma guérison j’ai la preuve assurée ;
285 Car ma force redouble, et je deviens plus frais,
Et plus gros et plus gras que je ne fus jamais.
Lors je monte au théâtre, où par de nouveaux charmes,
15
Mon Amour médecin fait rire jusqu’aux larmes,
Car en le confrontant à ses originaux,
290 Je l’avais corrigé jusqu’aux moindres défauts.
Ainsi, d’un nouveau bruit cette merveille éclate ;
Chacun y court en foule épanouir sa rate ;
Et quoi qu’à trente sols, il n’est point de bourgeois
Qui ne le veuille voir du moins cinq ou six fois.
295 Jugez mes chers amis, si je ris dans ma barbe,
De voir ainsi dauber la casse et la rhubarbe ;
Et si, voyant grossir chaque jour mon gousset
De ce douzain bourgeois j’ai le cœur satisfait.
Je l’eus, n’en doutez point, et de toute manière ;
300 Mais que la joie est courte, alors qu’elle est entière,
Et qu’on voit rarement, du soir jusqu’au matin,
Durer sans changement le cours d’un beau destin.
Je vivais donc ainsi dans une paix profonde ;
Plus heureux que mortel qui fut jamais au monde,
305 Quand un soir, revenant du théâtre chez moi,
Un fantôme hideux que de loin j’entrevois,
Se plante sur ma porte et bouche mon allée :
Je n’en fais point le fin, mon âme en fut troublée ;
Et troublée à tel point, qu’étant tombé d’abord,
310 On ne me releva que comme un homme mort.
Je revins ; mais hélas ! Depuis cette aventure,
J’ai souffert plus de maux qu’un damné n’en endure ;
Et, sans exagérer, je vous puis dire aussi
Qu’homme n’a plus que moi de peine et de souci.
315 Vous en voyez l’effet de cette peine extrême ;
En ces yeux enfoncés, en ce visage blême ;
En ce corps qui n’a plus presque rien de vivant,
Et qui n’est presque plus qu’un squelette mouvant.

BARY.

Où souffrez-vous le plus, au fort de ces tortures ?

ELOMIRE.

320 Par tout également, jusques dans les jointures :
Mais ce qui plus m’alarme, encor qu’il le dut moins,
16
C’est une grosse toux, avec mille tintouins
Dont l’oreille me corne.

BARY.

Ô les grandes merveilles !
Les cornes sont toujours fort proches des oreilles.

ELOMIRE.

325 J’aurais des cornes, moi ? Moi je serais cocu ?

L’ORVIETAN.

On ne dit pas qu’encor fou le soyez actu ;
Mais étant marié, c’est chose très certaine,
Que fous l’êtes, du moins, en puissance prochaine.

ELOMIRE.

Ah ! Trêve de puissance et d’acte, s’il vous plaît,
330 Et de grâce, laissez le monde comme il est ;
Je ne suis point cocu, ni ne le saurais être,
Et j’en suis, Dieu merci, bien assuré.

BARY.

Peut-être.

ELOMIRE.

Sans peut-être ! Qui forge une femme pour soi,
Comme j’ai fait la mienne, en peut jurer sa foi.

BARY.

17 18
335 Mis quoi que par Arnolphe, Agnès ainsi forgée,
Elle l’eut fait cocu, s’il l’avait épousée !

ELOMIRE.

Arnolphe commença trop tard à la forger ;
C’est avant le berceau qu’il y devait songer ;
Comme quelqu’un l’a fait.

L’ORVIETAN.

On le dit.

ELOMIRE.

Et ce dire
340 Est plus vrai qu’il n’est jour...

BARY ET L’ORVIETAN, s’éclatant de rire en même temps.

Ah ! Ah ! Ah !

ELOMIRE.

Pourquoi rire ?

BARY.

Bons Dieux, qui ne riroit ? Quoi vous, comédien,
Vous piquerez d’un nom, dont mille gens de bien
Se moquent tous les jours !

ELOMIRE.

Qui le voudra s’en moque ;
Je n’en fais point le fin : le nom de sot me choque.

BARY.

345 Mais,de grâce, parlons un peu sans passion,
Homme fit-il jamais votre profession,
Qui femme eut pour lui seul ?

ELOMIRE, brusquement.

Et pourquoi pour les autres ?

BARY.

Parce que parmi vous toutes choses sont vôtres :
Point de mien, point de sien, non plus qu’au siècle d’or.

ELOMIRE, haussant la voix.

19
350 Bon pour les Tabarins et leur maître Mondor ;
Bon pour leurs descendants qui partout le royaume
Courent ainsi que vous y débiter leurs baumes ;
L’onguent pour la brûlure et le contre-poison.

BARY, haussant la voix et se mettant en colère.

Elomire, morbleu !... Point de comparaison ;
355 Le nom d’Operateur est d’un trop haut étage,
Pour être ravalé par un... Sang bleu ! j’enrage !

ELOMIRE, du même ton.

Je n’enrage pas moins, ventre ! et si ce n’était
Que vous êtes chez moi, le gourdin trotterait.

L’ORVIETAN, du même ton.

Le gourdin trotterait ! Dis donc sur tes épaules,
360 Tarte à la crème !
En disant tarte à ta crème, il prend un bout du chapeau d’Elomire et lui fait faire un tour sur la tête.

ELOMIRE, transporté de colère a ce tour de chapeau.

Ah tête, à moi mes gens, des gaules !
Lazarille, fondons sur ces croque-crapaud !
Elomire se veut jeter sur l’Orvietan et sur Bary à ces mots, et Lazarille se met entre eux, et retient Elomire.

LAZARILLE.

Ah ! Songez à vos maux :
Et vous ressouvenez que par cette colère
Vous perdez un secours qui vous est nécessaire.

ELOMIRE, voulant se jeter sur Bary et sur l’Orvietan, malgré Lazarile.

365 N’importe que je perde! En dussai-je mourir,
Je veux venger l’affront que je viens de souffrir.

BARY, d’un ton menaçant.

Et bien donc, tu mourras, frénétique caboche ;
Mais quoique ton trépas déjà soit assez proche,
Il n’arrivera point qu’en l’Hôpital des fous,
370 Tu ne sois couronné, comme le roi de tous.
Bary et l’Orvietan sortent. Étant resté seul avec Lazarille, et demeure tout d’un coup comme interdit et confus.
Cent fois plus étourdi qu’un homme que la foudre
A sans briser ses os, renversé sur la poudre ;
Interdit et confus du faux pas que j’ai fait ;
Je commence déjà d’en ressentir l’effet ;
375 Oui, j’aperçois déjà que tous mes maux redoublent,
Que ma raison s’egare et que mes sens se troublent;
Et si ton amitié ne vient à mon secours ;
Lazarille, tu vois le dernier de mes jours.

LAZARILLE.

Mais pourquoi quereller, et par un pur caprice,
380 Des gens venus exprès pour vous rendre service ?

ELOMIRE.

Ah ne connais-tu pas ma trop jalouse humeur,
Elle emporte mon âme avec tant de fureur,
Que d’abord qu’on me parle,ou de femme ou de cornes,
Ma raison est sans force et ma rage sans bornes.

LAZARILLE.

385 Sans ce faible, on vous eut gueri dan sun Pater ;
Mais, uno avulso, non deficit alter ;
Comme dit doctement, votre ami Carmeline :
Quittez donc cet air triste, et cette humeur chagrine ;
Car, sans être connu par mon invention,
390 Vous aurez aujourd’hui la consultation
Des trois plus grands docteurs qui soient dans le Royaume ;
Mais ne les traitez pas en débiteurs de baume ;
Ils sont tous médecins, et de la Faculté ;
Vous savez ce qu’on doit à cette qualité.

ELOMIRE.

395 Je sais ce qu’on lui rend et ce qu’on lui doit rendre ;
Et par là, je ne sais ce que j’en dois attendre ;
Mais n’importe, en l’état où je me vois réduit,
Je me soumets à tout, fut-ce sans aucun fruit.

LAZARILLE.

Allons donc?

ELOMIRE.

Je le veux, allons, aimable drille ;
400 Si je guéri jamais, je te donne ma fille.

LAZARILLE.

Votre fille pourrait, possible, être plus mal ;
Mais...

ELOMIRE.

Sans mais, rien ne vaut un valet si loyal.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Alcandre, Geraste, Epistenez, Antoine, Le Suisse. §

La scène de cet acte est devant une grande maison, à la porte de laquelle il y a un Suisse, et où arrivent les trois médecins sur leurs mules pour voir Elomire déguisé en Turc, sous le nom du Bassa Sigale.

ANTOINE.

Suisse, est-ce ici l’Hôtel de Monseigneur Sigale ?

LE SUISSE.

Dis Bassa, point Monsgneur ; ma queu-sti parpe sale ?

ANTOINE.

405 Ce sont ses médecins qui viennent le guérir.

LE SUISSE.

Martecins ? Pon, mon foi, pour fare ly mourir.
Martecins pons pouriots ; comme il disait, mon fame.
Quand dy leu drogueman, il y voumit son lame.

ALCANDRE.

Ouvrez, Suisse, ouvrez vite ; après, tout à loisir,
410 Vous cuverez le vin qui vous fait discourir.

LE SUISSE.

Moi, livre ? Point pour tout : ton chival n’est qu’un peste ;
Moi point mal à mon pied, moi point mal à mon teste.

ALCANDRE.

Antoine, entrez dedans, et parlez à quelqu’un.

LE SUISSE, présentant sa hallebarde à Antoine qui veut entrer dans la maison.

Parti, si lentre toi ; moi ti...

ALCANDRE, a part.

Quel importun !
415 Sans doute, il nous fera perdre quelque pratique.

LE SUISSE, jouant de la hallebarde et faisant un petit saut après.

Moi pou les martecins fair touchour trique, nique ?
Frisque, fraque, et pon fin pour moi Suisse, mon foi.

ALCANDRE, voyant des Turcs dans la cour.

Holà, gens du Bassa ; venez et parlez-moy ?
À part.
J’en vois six, et, parbleu ! Pas un d’eux ne s’avance ;
420 Mais, enfin, les voicy. Dieux ! Quelle contenance !
Les six Turcs viennent, font de grandes révérences aux médecins sans rien dire, s’étant mis en haie devant la porte.

SCÈNE II. Six Turcs, Alcandre, Géraste, Epistenez, Antoine, Le Suisse. §

ALCANDRE, aux Turcs faisant les révérences.

Trêve de révérence, et parlez, s’il vous plaît :
Est-il heure d’entrer ; votre maître est-il prêt ?

LE SUISSE, à Alcandre.

Toi l’est fou martecin, n’entendre point ton langue.
Le Dragoman paraît.
Ma foicy ly Dracman, fiche à li ton harangue.

SCÈNE III. Le Dragoman, Les Six Turcs, Alcandre, Geraste, Epistenez, Antoine, Le Suisse. §

ANTOINE.

20
425 Monsieur le Dragoman, peut-on voir le Bassa ?
Voici les médecins.

LE DRAGOMAN.

Dès qu’il parle, l’un des Turcs ouvre vite la grande porte, où tous les six s’étant mis trois des deux côtés, les médecins entrent sur leurs mules dans la Cour, dont la porte se referme aussitôt que les Turcs et le Dragoman sont aussi rentrés.
Mustapha,
Baroc, Mil-duc, Dalec, Messieurs, votre arrivée
Profite à Monseigneur, comme aux champs la rosée.
Une toile se tire, où il paraît une chambre bien parée, dans laquelle Elomire et Lazarille paraissent habillez en Turcs. Elomire étant assis sur un carreau, les jambes croisées, et Lazarille debout.

SCÈNE IV. Elomire, Lazarille. §

LAZARILLE.

Et bien, n’aurez-vous pas la consultation
430 Que vous souhaitez tant, par mon invention ?
Et, sans être connu des bâtards d’Hippocrate,
Ne leur pourrez-vous pas montrer et foi et rate,
Et tripes et boudins ; c’est-à-dire, en un mot,
Leur dire tous vos maux, jusqu’à ceux du garrot.

ELOMIRE.

435 Qu’entends-tu par ces maux du garrot, il me semble
Que cela sent le trot, et le galop, et l’amble ;
C’est-à-dire la bête, et je ne la suis pas.

LAZARILLE.

Combien donc s’en faut-il ? Par ma foy ! Pas deux pas.
Oui, vous êtes cent fois moins homme que pécore,
440 Monsieur, je vous l’ai dit, et je le dis encore :
Ce faible soupçonneux, enfin, vous rendra fou ;
Et si j’y suis trompé, qu’on me casse le cou.
Quoi ! Dès qu’on dit un mot qui vous semble équivoque,
Vous y trouvez à mordre, et votre esprit s’en choque !

ELOMIRE.

445 Mais quand on dit qu’un homme en tient sur le garrot,
Qu’est-ce à dire en français, sinon qu’il est un sot ?
Et sot, en cet endroit, n’a-t-il pas un sens double ?

LAZARILLE.

Mon maître, sur ma foi, peu de chose vous trouble ;
Vous trouveriez, je pense, à tondre sur un œuf :
450 Mais, pour notre repos, fussiez-vous déjà veuf :
Aussi bien, sans cela, je vous crois sans remède,
Dans ce faible fâcheux, qui si fort vous possède.

ELOMIRE.

Tel est l’ordre fatal de mes cruels destins.

LAZARILLE.

Mais si, comme il se peut, Messieurs vos médecins
455 Vont toucher cette corde ?

ELOMIRE.

En ce cas, Lazarile,
Il faudra tout souffrir, quoique fasse ma bile.

SCÈNE V. Le Dragoman, Elomire, Lazarile. §

LE DRAGOMAN.

Seigneur, tes médecins sont là-bas ?

ELOMIRE.

Fais monter.
Le Dragoman sort.

LAZARILLE, ayant mis trois sièges au côtés d’Elomire.

Monsieur, contraignez-vous ?

ELOMIRE.

Je te vais contenter.

SCÈNE VI. Alcandre, Géraste, Epistenez, Elomire, Lazarile. §

ELOMIRE, ayant fait asseoir les médecins à ses côtés.

Votre gloire, Messieurs, doit être sans seconde,
460 Qu’un homme tel que moi vienne du bout du monde,
Et même du plus beau de tous ses bouts divers,
Chercher ce qu’en vous seuls on trouve en l’Univers,
C’est-à-dire un remède à des maux incurables.

ALCANDRE.

Nous ne guérissons point, Seigneur, des maux semblables
465 Et si les tiens sont tels, il n’était pas besoin
Que ta Hautesse vint nous chercher de si loin.

ELOMIRE.

Si je les nomme ainsi, c’est que je les mesure
Aux cuisantes douleurs que sans cesse j’endure :
Car en comparaison de ces vives douleurs,
470 Tous les maux des enfers ne sont rien que des fleurs.

GERASTE.

Quels que soient ces grands maux, si l’art et la nature
Y peuvent quelque chose, on en verra la cure ;
Car nous te pouvons dire ici, sans vanité,
Que tu vois en nous trois toute la Faculté ;
475 C’est-à-dire, en un mot, tout le savoir du monde,
Touchant notre science et sublime et profonde.
Mais, Seigneur, je m’étonne, et non pas sans raison,
Qu’ayant été nourri loin de notre horizon,
Tu nous parles français, et mieux qu’un Français même.

ELOMIRE.

480 J’en ferais tout autant, si j’étais en Bohème,
En Pologne, en Suède, en Prusse, en Danemark,
À Venise, au milieu de la place Saint-Marc,
En Espagne, en Savoie, en Suisse, en Angleterre ;
Enfin, dans tous les lieux qu’on habite sur terre.

ALCANDRE, demi-bas.

485 Voilà de la monnaie à duper bien des gens.

ELOMIRE, bas à Lazarile.

Ils m’appellent trompeur.

LAZARILLE, bas à Elomire.

St! st!

ELOMIRE, bas.

Ah ! je t’entends.
Haut.
Messieurs, revenons donc à notre maladie.

ALCANDRE.

Est-ce la lèpre ?

ELOMIRE.

Non.

GERASTE.

Quoi donc, l’épilepsie ?
Ces maux-là sont communs, dit-on, dans le Levant ?

ELOMIRE.

490 Quelque communs qu’ils soient, j’en suis pourtant exempt :
Grâce au ciel, je suis net, et jamais je ne tombe.

ALCANDRE.

Dis-nous donc sous quel mal ta Hautesse succombe ?
Car, excepté ceux-là, je n’en connus jamais
Aucun qui méritât les plaintes que tu fais :
495 Car tous ces autres maux, comme goutte et gravelle,
Nous les traitons ici de pure bagatelle ;
Et si quelqu’un de nous ne les guérissait pas
En moins de quatre jours, on n’en ferait nul cas.

ELOMIRE.

Tous ces maux-là chez nous sont pourtant incurables.

ALCANDRE.

500 Vraiment, vos médecins sont donc bien peu capables,
Et j’avoue à présent que c’est avec raison
Que ta Hautesse cherche ailleurs sa guérison.
Alcandre et Geraste prennent chacun un bras d’Elomlre, et lui tâtent le pouls.
Çà donc,un peu le bras. Ce pouls n’est pas trop juste.
Parlant à Geraste.
Monsieur, qu’en dites-vous?

GERASTE.

La, la...

ALCANDRE.

D’un sang adulte,
505 Proviennent quelquefois ces inégalités ;
Ne nous y trompons pas !

GERASTE.

Ho, ho, Monsieur, tâtez :
Cette inégalité paraît bien davantage.
Elomire pâlit de peur à ces mots.

ALCANDRE.

En effet, je la vois jusques sur son visage :
Il était tout à l’heure et vif et coloré,
510 Et je le vois tout pâle, et tout défiguré.

GERASTE.

Ta Hautesse sent-elle au fond de ses entrailles
De nouvelles douleurs?

ELOMIRE, Interdit de peur.

Oui, Non.

GERASTE.

Tu nous railles ?

ELOMIRE.

Non, je ne raille point.

ALCANDRE.

Dis donc, que ressens tu ?
As-tu plus de douleurs, es-tu plus abattu ?

ELOMIRE, interdit de plus en plus.

515 Oui, Non ; je ne sais.

ERASTE, à Alcandre.

Quelque accès qui redouble
Vient d’émouvoir sa bile, et c’est ce qui le trouble.

ELOMIRE, tout transi de peur.

Ah! je me meurs !

ALCANDRE.

Seigneur, parle donc, réponds-nous ?

GERASTE.

Courage, ce n’est rien ; je retrouve son pouls.

ALCANDRE.

En effet, je le sens, et fort ferme et fort juste.
520 Voyez même son teint, et comme il se rajuste.

ELOMIRE, reprenant coeur à ces paroles.

Vous dites vrai, Messieurs, je me porte bien mieux.

GERASTE, à Alcandre.

Ce symptôme dénote un corps bien bilieux.

ALCANDRE, à Geraste.

Vous croyez donc, Monsieur, qu’il vienne de la bile ?

GERASTE.

Oui, vraiment, il en vient, et de la plus subtile.

ALCANDRE.

525 S’il venait de la bile, il aurait plus duré,
Et même son esprit se serait égaré.

GERASTE.

Ne l’a-t-il pas été ? Ces oui, non...

ELOMIRE, d’un ton menaçant.

Messieurs, trêve
D’égarement.

LAZARILLE, bas à Elomire.

St! st!

ELOMIRE, bas à Lnzarile.

Lazarille, je crève !
Ils m’ont fait tant de peur, que j’ai pensé mourir,
530 Et me traitent de fou...

LAZARILLE, bas.

Songez à vous guérir ;
21
Vous en pourrez un jour faire une comédie.

ELOMIRE, aux médecins.

Çà, Messieurs, dites donc, quelle est ma maladie,
En savez-vous la cause ?

ALCANDRE.

On était sur ce point,
Tout à l’heure.

ELOMIRE.

Pourquoi n’y revenez-vous point ?

ALCANDRE.

535 Quand tu parles, Seigneur, c’est à nous à nous taire ;
Et tu t’entretenais avec ton secrétaire.

ELOMIRE.

Je ne lui parle plus à présent.

GERASTE.

Donc, Seigneur,
Je disais que ton mal provenait d’une humeur
Bilieuse ; et Monsieur soutenait le contraire,
540 Quand pour ne t’interrompre, il a fallu nous taire.

ALCANDRE.

Le contraire est aussi, ma foi, bien évident ;
Car qui dit bilieux, dit jaloux et mordant,
Et Sa Hautesse n’est pourtant ni l’un ni l’autre.

ELOMIRE.

Ce sentiment est juste, et fort conforme au nôtre.

GERASTE.

545 Il ne l’est pas au mien ; mais peut-être, Seigneur
N’approuveras-tu pas une si libre humeur ;
Auquel cas je me tais.

ELOMIRE.

Je me tairai moi-même,
Plutôt que d’ignorer d’où vient mon mal extrême ;
Car comme je recherche ici la vérité,
550 Je veux que l’on me parle avec sincérité.

ALCANDRE.

Ta Hautesse a raison ; car qui veut qu’on le trompe,
Dit l’un de nos auteurs, mérite qu’on le rompe :
C’est-à-dire qu’on laisse enraciner ses maux,
Jusqu’à pourrir sa chair, et ses nerfs, et ses os.

ELOMIRE.

555 Parlez donc librement, avec toute assurance
D’avoir, si je guéris, une ample récompense.

GERASTE.

Je disais donc, Seigneur, et je te le redis,
Que tout ce qu’il allègue est contre mon avis.
Il dit, pour soutenir que ce n’est point la bile
22
560 Qui cause tous tes maux, en corrompant ton chyle,
Que tu ne fus jamais médisant, ni jaloux :
Peut-on parler ainsi, sans être au rang des fous ?
Dites-moi, mon confrère, en bonne conscience,
Avecques sa Hautesse avez-vous pris naissance ?
565 Est-ce vous qui l’avez conduite jusqu’ici :
D’où la connaissez-vous, pour en parler ainsi ?

ALCANDRE.

Oh ! La belle incartade, et la bonne ânerie :
Ne connaissons-nous rien par physionomie ?

GERASTE.

Vraiment si c’est par là que vous jugez des maux,
570 Et que vous les pensez, il est bien des lourdauds ;
Car vous ne manquez pas, comme on sait, de pratique.

ALCANDRE.

Non, je n’en manque pas, et c’est ce qui vous pique
Volontiers.

GERASTE.

Nullement ; mais, Monsieur, revenons,
23
Comme dit galamment Panurge, à nos moutons.

ELOMIRE.

575 C’est bien dit, car déjà j’étais las de querelle.

ALCANDRE.

Ces petits différents ne viennent que du zèle
Que nous avons, Seigneur, pour ceux que nous traitons.

ELOMIRE.

Ce zèle est indiscret, car, tandis, nous souffrons.
S’adressant à Epistenez.
Mais vous, Monsieur, d’où vient un si profond silence ?
580 Vous n’avez pas encor dit un mot.

EPISTENEZ.

Quand je pense
À tout ce que je vois sur ton visage écrit,
Un tel étonnement vient saisir mon esprit,
Que j’en suis stupéfait.

ELOMIRE, à Alcandre et à Geraste.

Autre physionomie ?

ALCANDRE.

Oui, Seigneur, c’en est un, et des grands du Royaume ;
585 Je crois qu’auprès de lui le Maltois ne sait rien.

ELOMIRE.

Le Maltois ? Je me trompe, ou je le connais bien.
Oui, jadis j’en vis un qu’on nommait de la sorte ;
Mais celui-là passait pour grand fourbe à la Porte :
On nomme ainsi, Messieurs, la Cour du grand Seigneur.

ALCANDRE.

590 Celui dont nous parlons est fort homme d’honneur,
Fort savant, fort expert ; mais Monsieur le surpasse.

ELOMIRE, à Epistenez.

De grâce, sachons donc, Monsieur, ce qui se passe
Dans un si bel esprit, tandis que vos regards
Roulent tout égarés sur moi de toutes parts.

EPISTENEZ.

595 Ah ! S’il m’était permis, Seigneur, de tout te dire,
Tu guérirais d’un mal qui tous les jours empire.

ELOMIRE, se levant brusquement, les médecins se lèvent aussi.

De quel mal ? Dites vite ; ah ! Si j’en puis guérir,
Votre fortune est faite.

EPISTENEZ, a part, mais un peu haut.

En dussai-je mourir,
Je m’en vais tout lui dire ; hélas ! Que vais-je faire ?
600 Qui dit vrai chez les Grands, peut-il jamais leur plaire ?

ELOMIRE.

Oui, vous me plairez; je vous...

EPISTENEZ.

N’en jure point ;
D’autres que toi, Seigneur, m’ont manqué sur ce point,
Qui ne me semblaient pas d’humeur plus inégale.

ELOMIRE.

Quoi ! Vous traitez ainsi le grand Bassa Sigale ?
605 Et ce grand rejeton du sang des Ottomans,
Sera cru sans parole, ainsi que vos Normands ?

EPISTENEZ.

Tu me commandes donc, Seigneur, que je te die
Ce que de ta personne et de ta maladie,
Les règles de mon art me viennent d’expliquer ?
610 Et tu promets, de plus, de ne pas t’en piquer ?

ELOMIRE.

Oui, je vous le promets ; et je jure, au contraire,
Que vous me fâcheriez, si vous le vouliez taire.

EPISTENEZ.

Sur ta parole donc, je te dirai, Seigneur,
Pour montrer que mon art n’est point un art pipeur,
615 Et que sur lui tu peux fonder tes espérances,
Touchant ta guérison, que vainement tu penses
Passer dans mon esprit pour ce Bassa fameux
Dont tu portes le nom.

ELOMIRE, brusquement et haut.

24
Qui suis-je donc ? Un gueux ?

EPISTENEZ.

Je vois qu’avec raison j’avais voulu me taire ;
620 Car tu parles d’un ton qui n’est pas sans colère :
Demeurons-en donc là, c’est le plus assuré.

ELOMIRE.

Non, Monsieur, je ne fus jamais plus modéré,
Si j’ai parlé d’un ton trop haut pour vos oreilles,
Je le rabaisserai.

EPISTENEZ.

Tu dis toujours merveilles,
625 Seigneur, mais...

ELOMIRE.

Point de mais ; soit pour ou contre moi :
Parlez, j’écoute tout, j’en engage ma foi :
Et si vous me voyez dans la moindre colère
Taisez-vous pour me perdre, et pour vous satisfaire.

EPISTENEZ.

Je l’ai donc dit, Seigneur, que mon art met au jour
630 Le tour ingénieux que tu fais à la Cour,
En t’y faisant passer pour le Bassa Sigale.

ELOMIRE.

Qui suis-je donc au vrai ?

EPISTENEZ.

Ce point est un dédale,
Où, malgré tout mon art, je me trouve égaré :
Car après qu’à loisir je t’ai considéré
635 Au front, aux yeux, au nez, à la barbe, à la bouche,
Et raisonné partout, sur tout ce qui te touche,
Je voi bien que tu viens de ce riche pays
Où les Juifs ramassés demeurèrent jadis.

ELOMIRE, bas à Lazarile.

Il dit vrai, je suis né dedans la Friperie,
640 Qu’autrement à Paris l’on nomme Juiverie.
Lazarile, cet homme est habile en son art.
Haut à Epistenez.
Poursuivez, s’il vous plaît. Mais aussi, d’autre part,
Quand j’observe ton air, ta démarche et ta taille,
Je n’y trouve pour toi nulle marque qui vaille.
645 Et n’était que ton front prend contre eux ton part y,
Je ne te croirais rien qu’un faquin travesti.
Mais d’un tel faquinisme, en vain je vois la marque,
Ce front que je te dis est le front d’un Monarque,
Et mon art est trompeur, ce que je ne crois pas,
650 Ou tu t’es vu naguère au rang des Potentats :
De ces diversités ne sachant point la cause,
Je n’en parlerai point.

ELOMIRE.

Bon, parlons d’autre chose.

EPISTENEZ.

Te plaira-t-il, Seigneur, que ce soit de ton mal?

ELOMIRE.

C’est comme je l’entends, s’il vous plaît.

EPISTENEZ.

L’animal,
655 Disent tous nos auteurs, est sujet à cent choses ;
Mais dans la brute seule, on en connaît les causes :
Et la raison en est, disent ces grands auteurs,
Qu’en la brute, aucun mal ne vient que des humeurs ;
Et comme ces humeurs sont toutes corporelles,
660 On connaît aisément ces causes par les selles ;
Car ces corps, une fois l’un à l’autre attachés,
Ne se quittent jamais, sans être entretachés.
C’est alors qu’entassant remède sur remède,
Un médecin triomphe, et que le mal lui cède ;
665 Car pour grand qu’il puisse être, il en aie dessus,
25
Puisqu’ablata causa, tollitur effectus.
Mais dans l’homme, Seigneur, il en va d’autre sorte :
Les maux entrent chez lui par bien plus d’une porte,
Et ces portes étant différentes en tout,
670 Si l’on n’y prend bien garde, on n’en vient point à bout.
Je m’explique, et pour mieux faire entendre ces choses,
Je soutiens qu’un seul mal a souvent plusieurs causes.
Par exemple, un poumon respire un mauvais air,
Un air salpetrueux, propre à former l’éclair ;
675 Sans doute un tel poumon, par telle nourriture,
Serait en peu de temps réduit en pourriture,
Si, d’abord qu’on commence à s’en apercevoir,
Un savant médecin qui fait bien son devoir,
Ne lui changeait cet air, le changeant de demeure.
680 Puisque c’est le secret pour guérir de bonne heure,
Personne ne saurait contester là-dessus,
Puisqu’ablata causa, tollitur effectus.
Mais si l’on joint à l’air qui ce poumon entiche,
Une seconde cause, en vain on le déniche,
685 Et l’on lui fait changer et d’air et de maison :
Si cette cause dure, il est sans guérison.
Par exemple, à Paris, l’air salé de nos boues,
Me piquant les poumons, déjà rougit mes joues ;
Mais au lieu de choyer mes poumons entichés,
690 Ils deviennent, enfin, flétris et desséchés,
Par l’effort que sans cesse ils font sur un théâtre.
Lors j’ai beau changer d’air, pour y mettre une emplâtre,
Mes poumons entichés ne guériront jamais,
Si je ne quitte aussi le métier que je fais.
695 Mais si je quitte ensemble, et ville et comédie,
Je vois bientôt la fin de cette maladie.
Personne ne sçauroit contester là-dessus,
Puisqu’ablata causa, tollitur effectus.
À ces causes, Seigneur, j’en peux joindre encore une,
700 Qui, dans ce siècle ci, n’est que par trop commune;
Mais, quand cette troisième est jointe aux autres deux,
On peut dire qu’un mal est des plus périlleux.
Par exemple, attaqué de cette maladie,
On augmente son mal, faisant la comédie,
705 Parce que les poumons trop souvent échauffés,
Ainsi que je l’ai dit, s’en trouvent désséchés.
Et l’on en peut guérir, pourvu que l’on s’abstienne
D’abord de comédie, et de comédienne.
Mais alors que ce mal, dans un comédien,
710 Augmente jour et nuit, parce qu’il ne vaut rien,
Qu’il choque Dieux et gens dedans ses comédies,
Le ciel seul peut alors guérir ses maladies :
Et tous les médecins de notre Faculté
Ne lui sauraient donner un seul brin de santé.
715 Ce que je te dis là, d’un bouffon de théâtre,
Seigneur, n’est proprement qu’une image de plâtre
Que j’expose à tes yeux, afin de t’expliquer
Les principes des maux que tu peux t’appliquer.

ELOMIRE.

Quand il me connaîtrait, fidèle Lazarille,
720 Pourrait-il mieux parler ?

LAZARILLE, bas à Elomire.

Sans doute,il est habile.
De pareils médecins ne sont pas du commun.

EPISTENEZ.

Par ce discours, Seigneur, te serais-je importun ?

ELOMIRE.

Au contraire, poussez, s’il vous plaît.

EPISTENEZ.

De la thèse,
Puisque tu le permets, je viens à l’hypothèse ;
725 Et je dis, ces Messieurs le diront du bonnet,
Qu’on ne te peut guérir, si tu ne parles net.
Oui, si tu ne nous dis l’histoire de ta vie,
C’est en vain que tu veux contenter ton envie ;
Au contraire, on pourra, par un beau quiproquo,
26
730 T’envoyer ad patres, Seigneur, incognito.

ELOMIRE, en colère.

Je ferai bien, sans vous, un si fâcheux voyage ;
N’en savez-vous pas plus ?

ALCANDRE et ERASTE, ensemble.

Non.

ELOMIRE, brusquement.

Pliez donc bagage :
Et vite, car de moi jamais vous ne saurez
Que ce que par votre art vous en devinerez.
735 Allez à la bonne heure, allez : mon secrétaire
Va vous faire à chacun donner votre salaire.
Les médecins et Lazarile sortent, et Elomire continue étant seul.
Fut-il jamais malheur à mon malheur égal ?
Quoi ! Je cherche et je trouve un remède à mon mal :
On me l’offre, et je n’ai, pour sortir de misère,
740 Qu’à raconter ma vie, et je ne le puis faire.
Lazarile rentre, Elomire continue.
Ah ! Mon cher Lazarile, approche, approche-toi ;
Viens partager mes maux, et les plaindre avec moi,
Puisque, pour mon malheur, je suis sans espérance
D’y trouver, de ma vie, aucune autre allégeance.

LAZARILLE.

745 Qui cause donc en vous un si grand désespoir ?

ELOMIRE.

Tu l’ignores, après ce que tu viens de voir ?

LAZARILLE.

J’ai fort peu de mémoire, ou j’ai vu peu de chose,
Qui d’un tel désespoir puisse être ainsi la cause.

ELOMIRE.

Quoi ! Tu n’as pas appris de ces trois médecins,
750 Les plus doctes qui soient parmi ces assassins,
Qu’ils ne sauraient guérir la moindre maladie,
Si le souffre-douleurs ne leur conte sa vie ?

LAZARILLE.

Mais si je vous fais voir un autre médecin,
Qui, sans que vous parliez, sans voir votre bassin.
755 Sans vous tâter le pouls, tout votre mal devine,
En voyant seulement un peu de votre urine :
Et si ce médecin vous guérit à l’instant,
Des remèdes qu’il donne, en serez-vous content ?

ELOMIRE.

Quoi ! Par l’urine seule il devine les causes,
760 Et les effets des maux ?

LAZARILLE.

Il fait bien d’autres choses.

ELOMIRE.

Et comment donc s’appelle un homme si fameux ?

LAZARILLE.

On le nommait jadis le médecin de Beux ;
Mais depuis quelque temps sa haute renommée
M’a fait changer de nom, le changeant de contrée,
765 Et l’on nomme à présent ce médecin savant,
Du bourg de Sennelay l’Esculape vivant.

ELOMIRE.

Quoi ! De ce Sennelay, pour qui, sur notre Seine,
Quatre bateaux couverts voguent chaque semaine ?

LAZARILLE.

Ce Sennelay-là même, et ces bateaux couverts
770 Sont tout pleins chaque jour de remèdes divers
Que ce grand médecin envoie à ses malades.
Lorsque de leur urine il a vu des rasades.

ELOMIRE.

Allons donc, Lazarille, allons à Sennelay.

LAZARILLE.

Il est ici.

ELOMIRE.

Lui-même ?

LAZARILLE.

Oui.

ELOMIRE.

Mais, dis-tu vrai ?

LAZARILLE.

775 Il est si vrai, Monsieur, qu’avant qu’il soit une heure,
Vous aurez le plaisir de le voir, ou je meure.
Quittons donc le turban, et, sous d’autres habits.
27
Allons voir promptement ce Rominagrobis.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Oronte, Climante, Cléarque, Clarice, Lucinde, Alphée, Lucille. §

La scène de cet acte est dans une chambre, ou Oronte, feint médecin de Sennelay est assis devant une table sur laquelle il y a six fioles pleines, chacune avec un écriteau, arrangées de suite ; et Climante, Clearque, Clarice, Lucinde, Alphée, Lucille feints malades, sont assis sur des sièges un peu éloignés de la table.

ORONTE.

Quoi ! Ce maître moqueur qui n’épargnait personne,
780 Donne dans le panneau de la sorte ?

CLIMANTE.

Il y donne
Mille lois au-delà de ce que je vous dis :
28
Dom Quichot et Sancho furent moins fous jadis ;
Et je crois que devant qu’en son bon sens il rentre,
29
Nous pourrons sur ma foi le dauber dos et ventre :
785 Nos confrères déjà l’ont berné comme il faut ;
Battons le fer comme eux, cependant qu’il est chaud.
Que chacun donc s’apprête à bien jouer son rôle,
Si tôt que Lazarille aura livré le drôle ;
Il n’y manquera pas, puisqu’il nous l’a promis :
790 Les voici justement : ils n’ont pas beaucoup mis.

SCÈNE II. Elomire, Lazarille (tous deux vêtus en Espagnol et se mettant à genou devant Oronte, une fiole a la main, Oronte, Climante, Cléarque, Clarice, Lucinde, Alphée, Lucille. §

ELOMIRE.

Extirpateur des maux qui n’ont point de remède,
Souffrez qu’à vos genoux nous implorions votre aide,
Et ne permettez pas que tombant par lambeaux,
Nous descendions tout vifs dans de tristes tombeaux.
795 Nous sommes étrangers ; mais pourtant assez riches
Pour remplir vos désirs fussiez-vous des plus chiches :
Car si vous nous pouvez exempter du trépas,
Nous vous donnons chacun un millier de ducats.

ORONTE.

Si vous étiez Français, vous sauriez mon histoire,
800 Et par là vous sauriez que mon but est la gloire :
Rengainez donc, Messieurs, vos milliers de ducats,
Je n’en ferai pas moins,pour ne les prendre pas.

ELOMIRE, mettant la main à la poche et faisant semblant d’en vouloir tirer un sac d’argent.

Hé ! de grâce...

ORONTE, prenant la rôle d’Elomire.

Non, non ; donnez-moi votre urine.
En regardant la fiole.
La fiole est de jauge.

LAZARILLE, donnant aussi sa fiole.

30
Elle tient bien chopine,
805 Et la mienne ne tient, sur ma foi, guère moins.
Je ne mérite pas qu’elle occupe vos soins ;
Mais, puisque vous voulez...

ORONTE, mettant les urines sur la table.

Il faut qu’elle repose ;
Après, de vos douleurs nous vous dirons la cause :
Cependant de ceux-ci voyons quels sont les maux.
Oronte prend une des fioles en main et continue.
810 L’homme par la raison est roi des animaux ;
Mais dès qu’il lui résiste, ou qu’elle l’abandonne,
C’est un roi dépouillé, sans sceptre et sans couronne ;
Car en lâchant la bride à ses désirs brutaux,
Il devient le sujet de ses propres vassaux.
815 De cette vérité j’ai vu beaucoup d’exemples ;
Mais je n’en vis jamais à mon sens de plus amples
Que ceux que je remarque en ces urines-ci.
Vous en aurez l’esprit tout à l’heure éclairci.
Climante ?
Il dit ce nom lisant l’écriteau de la foie.
Qui de vous porte ce nom ?
****page 64****
820 Écoutez le récit de votre mal extrême ;
Apprenez-en la cause, et bénissez les Dieux
Qui m’ont de Sennelay fait venir en ces lieux.
Monsieur, vous vous croyez éthique et pulmonique ;
Mais vous vous abusez : vous êtes frénétique ;
825 Autrement hypocondre, et la cause, en un mot,
Vient de ce que j’ai dit.

CLIMANTE, brusquement.

Quoi, je serais un sot ?

ORONTE.

Si vous aviez toujours eu la raison pour guide,
Ou si vous n’aviez pas si fort lâché la bride
Aux désirs enragés de mordre Dieux et gens,
830 Vous ne vous verriez pas, au plus beau de vos ans,
Avec enfants et femme, et comblé de richesses,
Dévoré nuit et jour par de mornes tristesses :
Car ces noires vapeurs qui vous troublent si fort,
N’ont contre un innocent qu’un impuissant effort.
835 Je sais bien, et cela sans doute est quelque chose,
Qu’accablé de l’effet, vous maudissez la cause,
Et que vous voudriez, repentant du passé,
Avoir été sans vie, ou n’avoir point gaussé ;
Mais comme le passé jamais ne se révoque,
840 D’un si vain repentir tout le monde se moque,
Et de tous les mortels que vous avez joué,
Aucun n’est sans plaisir de vous voir bafoué.
L’un qui vous voit passer près de lui dans la rue,
Vous montre au doigt à l’autre, et cet autre vous hue :
845 Puis, toussant tour à tour, et sur différents tons,
Vous font tousser vous-même,et de tous vos poumons ;
Si vous les maudissez, ils vous traitent de même,
Dont le dépit vous cause une douleur extrême,
Et par cette douleur, sans un très prompt secours,
850 Vous allez voir dans peu le dernier de vos jours.
Voilà, Monsieur, l’état de votre maladie ;
Il ne tiendra qu’à vous que je n’y remédie :
Car je ne mets qu’au rang de mes moindres travaux,
D’avoir cent et cent fois guéri de pareils maux.

ELOMIRE, à part.

855 Je crois que c’est de moi qu’il parle.

CLIMANTE, s’étant jette aux pieds d’Oronte.

Grand génie,
Qui par ma seule urine avez connu ma vie ;
Qui par elle voyez jusqu’au fond de mon cœur ;
Et qui par elle, enfin, connaissez ma douleur,
Vous voyez à vos pieds un impie, un infâme,
860 Qui ne mérite rien que le fer et la flamme ;
Mais, de grâce, grand homme, imitez le soleil ;
Aussi bien, comme lui, vous êtes sans pareil :
Et comme également il répand sa lumière
Sur la pourpre et la bure, et l’or et la poussière,
865 Agissant comme lui, répandez vos bontés
Sur moi, sans prendre garde à mes impiétés.

ORONTE.

Vous êtes repentant, et fut-ce à la potence,
Quiconque devient tel recouvre l’innocence :
Aussi, soyez certain, que quand vous seriez Roi.
870 Vous ne pourriez jamais plus attendre de moi.
Remettez-vous ; tandis, voyons cette autre urine.
Cléarque ?
Il lit ce nom sur la fiole qu’il prend, après avoir remis l’autre.

CLEARQUE.

C’est de moi, Monsieur.

ORONTE.

À votre mine,
Quand vous n’auriez rien dit, je l’aurais deviné;
Car je n’en vis jamais d’un plus déterminé.
875 La cause de vos maux est certes différente,
En certaine façon, de celle de Climante ;
Mais l’espèce en étant pareille, leurs effets
Se ressemblent si fort, que ce sont deux portraits
D’un même original, faits d’une main savante ;
880 Climante est donc Cléarque, et Clearque Climante :
Je veux dire, en un mot, et voici mes témoins,
Il montre la fiole de Cléarque et celle de Climante.
Que si Climante est fou, vous ne l’êtes pas moins :
Ainsi n’ayant qu’un mal, vous n’aurez qu’un remède ;
Mais soyez assuré du succès.

CLEARQUE, taisant une profonde révérence.

Dieu vous aide !

ORONTE, prenant une antre fiole, lisant son écriteau.

885 Clarice ?

CLARICE.

C’est mon nom.

ORONTE.

Si vos yeux trop fripons
N’avaient pas attiré cet amas de garçons,
Qui vous ont fait passer pour reine des coquettes,
Vous ne vous verriez pas en l’état où vous êtes ;
Mais quand on a blanchi sous ce honteux harnois,
890 On a tout le loisir de s’en mordre les doigts :
On en soupire, on pleure, on en devient malade,
Ou, si l’on ne l’est pas, on se le persuade ;
Mais dès lors que l’on croit être ce qu’on n’est pas,
On est folle, Clarice, et folle à maints carats.
895 Vous guérirez pourtant, et redeviendrez sage ;
Mais, comme ces Messieurs, vous resterez en cage.
Il prend une autre fIole, et en lisant l’ecriteau, il dit tout haut.
Lucinde.

LUCINDE.

C’est de moi.

ORONTE.

La mort d’un jeune amant
Vous a fait perdre ensemble et joie et jugement ;
Et c’est ce qui vous fait errer parmi le monde,
900 Sous l’habit et le nom de triste vagabonde ;
Mais, allez, je réponds de votre guérison,
Et vous recouvrerez la joie et la raison :
Ne le voulez-vous pas ?

LUCINDE.

Oui, de grand coeur.

ORONTE, prenant une antre fiole.

Alpbée ?
Ah ! ma foi, nous tenons une folle fieffée :
905 C’est une précieuse.

ALPHÉE.

Ô Dieux ! Qui vous l’a dit ?

ORONTE.

Votre urine, ma fille, et cela me suffit ;
Car, grâce au ciel, je suis un peu naturaliste.

ALPHÉE.

Mais que ne dites-vous plustôt ulinaliste ?
Ce terme convient mieux à la sose.

ORONTE.

Il est vrai ;
910 Et le monde m’appelle ainsi dans Sennelay ;
Mais, de grâce, depuis que l’illustre Elomire
A dépeint votre engeance, et nous en a fait rire ;
Depuis que son théâtre a retenti des mots
Dont vous charmiez jadis les sottes et les sots ;
915 Se peut-il que, passant pour folles enragées,
Vous ne vous soyez pas encore corrigées,
Et qu’il s’en trouve encor, aujourd’hui, parmi nous,
Une qui devrait être à l’hôpital des fous ?

ALPHÉE.

Quoi, Monsieul, ce bouffon pal, de sottes glimaces,
920 Dont il fait mal au cœul plus que sales limaces,
Palce qu’en les faisant il ecume en velat,
Nous lirlela chez vous poul folles au Calat ?
Je m’etonnelois peu qu’un caque d’ignolance
Eust poul ce glimacier paleille defelence;
925 Mais que de Sennelay le medecin fameux,
Donne dans le panneau, comme un petit molveux,
Qu’il estime un autheul, qu’il le loue et l’admile,
Palce qu’en lecitant ses vels, il l’a fait lile,
Pal des contolsions dignes d’un possedé,
930 Celtes, je suis à bout pal un tel plocedé :
Encol s’il nous cachoit sous ses gestes glotesques,
Quelques beaux tlaits d’esplit en paloles bullesques,
Aplès qu’on auloit ly de ses contolsions,
Ses livles nous plailoient, lolsque nous les lilions :
935 Mais de glace, Monsieul, quelle est la comédie,
Encol qu’il n’en ait fait aucune où l’on ne die
Qu’il faut clever de lile, où l’on puisse tlouver
Le moindle tlait d’esplit que l’on doive admiler.
31
Pal exemple, ce le de l’École des femmes,
940 Ce le, qui fit tant lile, et qui chalma tant d’âmes ;
Ce le, qui mit cet homme au lang des beaux esplits,
L’avez-vous jamais pu lile dans les eclits,
Sans degout, sans chaglin, sans une holeul extleme,
Non plus que son chat molt, et sa talte à la cleme ?
945 Cependant, dites-vous pal de bonnes laisons,
32
Cet auteul nous condamne aux petites-maisons,
Et palce qu’il a dit que nous en estions dignes,
Vous nous mettez au lang des folles plus insignes.

ELOMIRE, bas à Lazarille.

Ah ! La méchante bête.

LAZARILLE, bas à Elomire.

Elle a pourtant bien dit.

ELOMIRE, bas.

950 Très mal ; mais écoutons.

ORONTE.

Si je suis interdit,
Jusqu’à ne pouvoir pas former une parole,
Ne vous étonnez pas, belle et savante folle ;
J’en demeure d’accord, vous m’avez confondu :
En effet, qui croirait qu’un esprit tout perdu
955 D’histoires, de romans, enfin qu’une hypocondre,
Par ses raisonnements aurait pu me confondre ?
Pourtant, vous l’avez fait, oui, j’avoue avec vous
Qu’Elomire ne doit sa gloire qu’à des fous,
Et qu’un esprit bien fait, quel qu’il soit, dégénère,
960 D’abord que ses écrits commencent à lui plaire.
Je demeure d’accord que pour se réjouir,
On le peut aller voir, et qu’on le peut ouïr ;
Mais il faut que celui qui va voir Elomire,
33
Le voie en fagotin, c’est-à-dire pour rire.
965 Vos beaux raisonnements n’empêchent pourtant pas
Qu’aux petites maisons vous n’alliez à grands pas ;
Elomire a son faible, et vous avez le vôtre :
Mais je vous guérirai. Voyons un peu cette autre.

ELOMIRE, bu, tandis qu’Oronte prend une autre fiole.

Lazarille, quel homme !

LAZARILLE, bas.

Écoutez jusqu’au bout.

ORONTE, lisant l’écriteau de la fiole qu’il tient.

970 Lucille, voulez-vous que je vous dise tout ?

LUCILLE.

Non, Monsieur, vous voyez assez par mon urine,
Que je ne suis pas moins folle que ma voisine :
Traitez-moi, s’il vous plaît, de même.

ORONTE.

Je le veux.

ELOMIRE, bas a Lazarille, tandis qu’Oronte prend sa fiole.

Lazarile, je suis au comble de mes vœux :
975 C’est mon tour à glisser.

ORONTE, lisant le nom écrit sur la fiole d’Elomire.

Don Guzman d’Alicante.
Vous mentez, cette urine est encor de Climante.

ELOMIRE.

Foi d’Espagnol malade, elle est mienne.

ORONTE.

Tant pis.

ELOMIRE.

Pourquoi, tant pis ?

ORONTE.

Pourquoi ? Parce que je le dis.
Encor un coup, tant pis, vous dis-je.

ELOMIRE.

Mais, de grâce,
980 À ce fâcheux tant pis, que faut-il que je fasse ?

ORONTE.

Ignorez-vous, Monsieur, ce que Climante a fait,
Quand à mes pieds il a confessé son forfait,
Et témoigné tout haut son repentir extrême ?

ELOMRE, se levant et se jettent aux pieds d’Oronte.

Ah ! De grâce, Monsieur, traitez-moi donc de même,
985 Et puisque comme lui j’en suis au repentir,
Veuillez-moi comme à lui vos bontés départir ?

ORONTE.

Ce juste repentir qu’exprime votre bouche,
À vous dire le vrai, si vivement me touche,
Que je jure ma foi, qu’avant qu’il soit deux jours,
990 Vous verrez comme lui l’effet de mon secours.
Mais parlons de cet autre ?
Il prend la fiole de Lazarille, et lit.
Alphonse de la Rote ?
34
Homme ne mérita jamais mieux la marotte ;
Parce qu’il croit que l’un de ses amis est fou,
Et qu’il veut l’empêcher de courre en loup-garou.
995 Sa guérison lui tient tellement dans la tête,
Qu’il en est hypocondre et plus que demi-bête.
Il mérite pourtant que j’aie soin de lui ;
Car un ami si tendre est fort rare aujourd’hui.

ELOMIRE, bas à Lazarille.

Quel homme, cher ami ; quoi ! Par la seule urine
1000 Il n’est rien qu’il ne sache, et rien qu’il ne devine.

LAZARILLE, bas.

Je vous l’avais bien dit.

ORONTE.

Je connais donc vos maux,
Ou, pour mieux m’expliquer, vos fantasques cerveaux ;
Car je n’en vois pas un dedans cette assemblée,
Qui ne se portât bien, sans sa tête fêlée.
1005 Nous n’avons donc ici qu’à guérir ces cerveaux ;
Puisqu’en eux seulement résident tous vos maux :
Et comme le plus grand est la mélancolie,
Dans laquelle votre âme est presque ensevelie,
Je la veux réveiller, en vous divertissant,
1010 Et dissiper par là cet air assoupissant :
J’ai fait venir ici d’un certain vin de Beaune,
Pour qui j’achèterais un gosier long d’une aulne :
Car tandis qu’on l’avale, on sent un tel plaisir,
Qu’on voudrait qu’il durât jusqu’au dernier soupir ;
1015 D’une agréable odeur, qui n’a point de pareille,
Il vous charme d’abord qu’il sort de la bouteille ;
Et le vif incarnat, dont il frappe les yeux,
N’a pas un moindre éclat que le rouge des Cieux :
Son esprit qui pétille en tombant dans le verre,
1020 Forme mille rubis, dont le petit tonnerre,
S’accordant au glou-glou de ce jus précieux.
Charme l’oreille, après qu’il a ravi les yeux.
Ce vin que je vous dis est le premier remède
Que je veux appliquer au mal qui vous possède ;
1025 Car vos maux tout d’abord s’en trouvant adoucis,
Vous verrez dissiper tous ces fâcheux soucis
Qui fomentent en vous l’humeur mélancolique,
Nous joindrons à ce vin, tant soit peu de musique,
Un peu de symphonie, et par ces doux accords
1030 Je changerai d’abord vos esprits et vos corps.
Mon deuxième remède est une comédie,
Propre, comme ce vin, à votre maladie :
Je vous la ferai voir d’où je vais vous traiter ;
On dit qu’elle est divine, et je ne n’en puis douter ;
1035 Car l’auteur est illustre, et l’histoire si belle,
Que les siècles passés n’en ont point vu de telle.
Et ce qui doit encor augmenter ce régal,
C’est qu’il sera suivi d’un magnifique bal,
Où nous irons masqués. C’est ce que je prépare
1040 Pour premier appareil.

ELOMIRE, bas.

Que ce remède est rare,
Lazarille, et, surtout, qu’il est doux et charmant.

ORONTE.

Passons donc, pour cela, dans cet appartement.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Elomire, Lazarille, Oronte, Climante Cléarque, Clarice, Lucinde, Alphée, Lucille. §

À cette scène, le théâtre paraît comme il est lors qu’on est prêt de commencer la comédie, la toile n’étant pas encore tirée : et d’un côté il y a une façon de loge dans laquelle sont les acteurs de cette scène, pour voir la comédie.

ORONTE.

Dès qu’on aura tiré cette tapisserie,
Sans peine vous verrez d’ici la comédie.
1045 Cependant, nul de vous ne se porte-t-il mieux ?

ELOMIRE.

Votre régal, Monsieur, m’a rendu si joyeux,
Et je me sens déjà si propre à ce remède,
Que je ne doute point que mon mal ne lui cède.

CLIMANTE.

Nos visages, Monsieur, vous en disent autant ;
1050 Car je n’en vois pas un qui ne soit très content.
Dans ce temps là, on tire la toile, et l’on voit une salle, dans laquelle il y a un théâtre, et une compagnie pour voir jouer la comédie, et les violons commence à jouer. Ce qui rompt cette première scène.

ORONTE.

Bon, l’on ouvre ; voyez la belle compagnie.

ELOMIRE, à Oronte, un peu bas.

Quel titre donne-t-on à cette comédie ?

ORONTE.

"Le Divorce comique".

ELOMIRE.

Il est bon et nouveau.

ORONTE.

Silence, et vous verrez quelque chose de beau.
Les violons cessent, et on commence la comédie qui suit.

DIVORCE COMIQUE §

COMÉDIE EN COMÉDIE, ACTE PREMIER ET DERNIER.

SCÈNE PREMIÈRE. Florimont, Rosidor. §

La scène est dans la salle de comédie du Palais-Royal.

ROSIDOR.

1055 Oui, je l’ai résolu, je vais quitter la troupe;
Tu me diras en vain qu’elle a le vent en poupe,
Qu’elle seule a la vogue, et que dedans Paris,
Pour toute autre aujourd’hui l’on n’a que du mépris ;
Cet honneur qu’on lui fait, mais dont elle est indigne,
1060 Passe, dans mon esprit, pour un affront insigne ;
Aussi, loin de souffrir un encens si peu dû,
Comme on me l’a donné, je l’ai toujours rendu.
Ne t’en flatte donc point ; mais, si tu m’en veux croire,
Ferme l’œil à l’éclat d’une si fausse gloire ;
1065 Et pour trouver la vraie, allons, allons ailleurs
Chercher des compagnons et des destins meilleurs.

ROSIDOR.

À te dire le vrai, je m’étonne moi-même
Du merveilleux éclat de ce bonheur extrême ;
Car, enfin, comme toi, je connais nos défauts.
1070 Mais, qu’importe ? Le nombre autorise les sots,
Et quiconque leur plaît ne doit point être en peine
Des défauts des acteurs, ni de ceux de la scène.
La foule suit toujours leur applaudissement ;
Et quiconque à la foule, a la gloire aisement.
1075 Je sais bien que tu dis que cette gloire est fausse ;
Qu’il la faut mépriser ; mais, pour moi, je m’en gausse ;
Ma véritable gloire est où j’ai du profit :
J’en ai dans cette troupe, et cela me suffit.

FLORIMONT.

Et cela te suffit ? Ah ! Peux-tu bien sans honte,
1080 Dire que de l’honneur tu fais si peu de compte ?

ROSIDOR.

En faire moins de cas que du moindre intérêt,
N’est qu’agir à la mode.

FLORIMONT.

Et la mode t’en plaît ?

ROSIDOR.

Puisqu’elle est aujourd’hui la règle de la vie,
Je ne rougirai point, quand je l’aurai suivie.

FLORIMONT.

1085 La règle de la vie ! Et qu’est donc la raison ?

ROSIDOR.

La raison ni l’honneur ne sont plus de saison ;
Et bannis pour jamais de la terre où nous sommes,
L’intérêt en leur place y gouverne les hommes.
C’est lui seul qui les règle, et lui seul qui fait tout,
1090 Et qui meut l’Univers de l’un à l’autre bout :
Mais quand de cet honneur on ferait quelque compte ;
Faut-il, pour en manquer, que je meure de honte.
Et la profession dont nous sommes tous deux
Ne permet-elle pas d’être moins scrupuleux.

FLORIMONT.

1095 Je l’avoue entre nous, autrefois le théâtre
Voyait traiter d’égaux l’acteur et l’idolâtre ;
Et l’un et l’autre, alors l’opprobre des mortels,
Étaient hais du peuple, et bannis des autels.
Mais depuis qu’un héros, dont notre histoire est pleine,
1100 A purgé le théâtre et corrigé la scène
C’est le Cardinal de Richelieu.
Depuis qu’il a chassé les infâmes farceurs,
Nos plus grands ennemis sont nos adorateurs :
Tout le monde à l’envi nous caresse et nous loue,
Et nous sommes tout d’or, nous qui n’étions que boue.
1105 Mais, hélas ! Je crains fort que d’un revers fatal,
Nous ne tombions bientôt dans notre premier mal.
Et que par le progrès des pièces d’Elomire,
Nous n’éprouvions encor quelque chose de pire.

ROSIDOR.

Il est vrai qu’Elomire a de certains appas,
1110 Dans les farces qu’il fait, que les autres n’ont pas.

FLORIMONT.

Et c’est de ces appas de qui nous devons craindre
Ce mal, dont, par avance, on me voit déjà plaindre ;
Car, pour peu que le peuple en soit encor séduit,
Aux farces pour jamais le théâtre est réduit.
1115 Ces merveilles du temps, ces pièces sans pareilles,
Ces charmes de l’esprit, des yeux et des oreilles,
Ces vers pompeux et forts,ces grands raisonnements,
Qu’on n’écoute jamais sans des ravissements ;
Ces chefs-d’œuvre de l’art, ces grandes tragédies,
1120 Par ce bouffon célèbre en vont être bannies,
35
Et nous, bientôt réduits à vivre en Tabarins,
Allons redevenir l’opprobre des humains.
La peur de retomber dans ce malheur infâme,
Ne saurait sans horreur se montrer à mon âme ;
1125 Et tout autant de fois qu’elle attaque mon cœur,
Malgré toute sa force, elle s’en rend vainqueur.

ROSIDOR.

Quoiqu’en quelque façon ta peur soit légitime,
Faire rire pourtant n’est pas un si grand crime ;
Et j’en connais beaucoup parmi nos courtisans,
1130 Qui seraient peu prisés, s’ils n’étaient fort plaisants :
Aussi, loin qu’en cela je condamne Elomire,
Avec beaucoup de gens je l’estime et l’admire;
Mais l’insolent orgueuil de cet esprit altier,
Ses mépris pour tous ceux qui sont de son métier ;
1135 Et l’air dont il nous traite à présent qu’il compose,
Fait que chacun de nous le censure et le glose,
36
Et ce maître maroufle en est en tel courroux,
Qu’à peine peut-il plus souffrir aucun de nous.

FLORIMONT.

Comme je hais la farce et son Tabarinage,
1140 Il ne me parle plus qu’il ne me fasse outrage,
Mais pourvu qu’il réglât son style de farceur,
Qu’il n’y mélat plus rien qui fut contre l’honneur,
Je lui pardonnerais volontiers ses caprices :
Mais je ne veux plus être accusé pour ses vices ;
1145 Le scandale qu’ils font est désormais trop grand,
Et quiconque le suit, en doit être garant.
Enfin, c’est aujourd’hui qu’il faut qu’il se déclare.
Il changera ce style, ou chacun se sépare.
La plupart de la troupe est de mon sentiment,
1150 Et nous nous assemblons pour cela seulement.
Mais je le vois paraître avec nos camarades ;
Préparons-nous d’ouïr de plaisantes bravades.

SCÈNE II. Elomire, Angélique, Plusieurs autres comédiens et comédiennes, un valet, Florimont, Rosidor. §

ELOMIRE, se faisant apporter un siège, et s’asseyant.

Un siège, et qu’on m’écoute ; on sait que je suis prompt.

ANGÉLIQUE.

Ne faut-il point aussi vous regarder au front,
1155 Et de même qu’Agnès, faire la révérence ?

ELOMIRE.

Trêve de raillerie, et qu’on fasse silence !

FLORIMONT.

Autrement ?

ELOMIRE.

Autrement, quelqu’un en pâtira.

ROSIDOR, à Florimont.

Le plaisant fagotin.

FLORIMONT, bas à RosiDor.

Voyons ce qu’il dira :
De l’humeur qu’il paraît j’en attends des merveilles.

ROSIDOR, à Elomire.

1160 Que ne parlez-vous donc? Nous ouvrons les oreilles.

ELOMIRE, faisant apporter des sièges.

Seyez-vous.

FLORIMONT, bas.

Qu’il est fat !

ELOMIRE.

Le divin Salomon.
Dont l’esprit fut plus grand que celui du démon :
Ce savant qui sut tout jusqu’aux vertus des herbes,
Ne fut jamais plus vrai qu’en l’un de ses proverbes,
1165 Qui dit qu’il vaudrait mieux qu’une cité périt.
Que de voir sur la terre un gueux qui s’enrichit.
Ô divine parole ! Admirable sentence,
Dont moi-même aujourd’hui je fais l’expérience ;
Puisqu’après que mes soins ont revêtu des gueux,
1170 Je me vois mépriser et gourmander par eux.
C’est vous, ô champignons, élevés sur ma couche,
Vous pour qui j’ai veillé tant de jours et de nuits,
Vous pour qui j’ai tiré jusqu’au pain de ma bouche;
C’est vous, ingrats, c’est vous qui me comblés d’ennuis,
1175 Et qui me faites voir d’une insulte superbe,
L’infaillibilité de ce divin proverbe.
Rougissez, rougissez ingrats, de tant de biens,
Dont je vous ai comblés, même aux dépens des miens :
Mais, pour tant de bienfaits, vous êtes sans mémoire,
1180 Il faut pour vous confondre en dire ici l’histoire.

FLORIMONT.

Écoutons,

ELOMIRE.

En quarante, ou quelque peu devant,
Je sortis du collège, et j’en sortis savant ;
Puis, venu d’Orléans où je pris mes licences,
Je me fis avocat au retour des vacances.
1185 Je suivis le barreau pendant cinq ou six mois,
Où j’appris à plein fond l’ordonnance et les lois.
Mais, quelque temps après, me voyant sans pratique,
Je quittai là Cujas, et je lui fis la nique.
Me voyant sans emploi, je songe où je pouvais
1190 Bien servir mon pays, des talents que j’avais ;
Mais ne voyant point où, que dans la comédie,
Pour qui je me sentais un merveilleux génie,
Je formai le dessein de faire en ce métier
Ce qu’on n’avait point vu, depuis un siècle entier ;
1195 C’est-à-dire, en un mot, ces fameuses merveilles,
Dont je charme aujourd’hui les yeux et les oreilles.

ROSIDOR, bas a Florimont.

Ne t’étonnes-tu point, qu’il n’ait dit les esprits ?

FLORIMONT, bas à Rosidor.

Il se serait trompé plus de moitié du prix.

ELOMIRE, à Florimont et à Rosidor.

37
Que marmotez-vous là ?

FLORIMONT.

Rien du tout.

ELOMIRE.

Qu’on m’écoute ?
1200 Ayant donc résolu de suivre cette route,
Je cherchai des acteurs qui fussent comme moi,
Capables d’exceller dans un si grand emploi ;
Mais me voyant sifflé par les gens de mérite,
Et ne pouvant former une troupe d’élite,
1205 Je me vis obligé de prendre un tas de gueux,
Dont le mieux fait était bègue, borgne ou boiteux.
Pour des femmes, j’eusse eu les plus belles du monde,
Mais le même refus de la brune et la blonde,
Me jeta sur la rousse, où, malgré le gousset,
1210 Grâce au poudre d’alun, je me vis satisfait.

ROSIDOR, bas a Angélique.

Angélique, il t’en veut.

ANGÉLIQUE, bas à Rosidor.

J’en ignore la cause.

ELOMIRE, en colère.

Quoi ! malgré ma défense, incessament on cause ?

ANGÉLIQUE, à Elomire.

Je me tais ; mais tantôt...

ELOMIRE.

Bien, tantôt nous verrons ;
Cependant, taisez-vous, lorsque nous parlerons.
1215 Donc, ma troupe ainsi faite, on me vit à la teste,
Et, si je m’en souviens, ce fut un jour de fête ;
Car jamais le parterre, avec tous ses échos,
Ne fit plus de ah ! ah ! Ni plus mal à propos.
Les jours suivants, n’étant ni fêtes ni dimanches,
1220 L’argent de nos goussets ne blessa point nos hanches,
Car alors excepté les exempts de payer,
Les parents de la troupe, et quelque batelier,
Nul animal vivant n’entra dans notre salle,
Dont, comme vous savez, chacun troussa sa malle.
1225 N’accusant que le lieu d’un si fâcheux destin,
38
Du port Saint-Paul, je passe au faubourg Saint-Germain.
Mais, comme même effet suit toujours même cause,
J’y vantai vainement nos vers et notre prose :
L’on nous siffla d’abord, et, malgré mon caquet,
1230 Il fallut derechef trousser notre paquet.
Piqué de cet affront, dont s’échauffa ma bile,
Nous prîmes la campagne, où la petite ville,
Admirant les talents de mon petit troupeau,
Protesta mille fois que rien n’était plus beau :
1235 Surtout, quand sur la scène on voyait mon visage,
Les signes d’allégresse allaient jusqu’à la rage ;
Car ces provinciaux, par leurs cris redoublés
Et leurs contorsions, paraissaient tout troublés.
Dieu sait si, me voyant ainsi le vent en poupe,
1240 Je devais être gai ! Mais le soin de la soupe,
Dont il fallait remplir vos ventres et le mien :
Ce soin, vous le savez, hélas ! l’empêchait bien :
Car, ne prenant alors que cinq sols par personne,
Nous recevions si peu, qu’encore je m’étonne
1245 Que mon petit gousset, avec mes petits soins,
Aient pu si longtemps suffire à nos besoins.
Enfin, dix ans entiers coulèrent de la sorte,
Mais, au bout de ce temps, la troupe fut si forte,
Qu’avec raison je crus pouvoir, dedans Paris,
1250 Me venger hautement, de ses sanglants mépris.
Nous y revînmes donc, sûrs d’y faire merveille,
39
Après avoir appris l’un et l’autre Corneille :
Et tel était déjà le bruit de mon renom,
Qu’on nous donna d’abord la salle de Bourbon.
40
1255 Là, par Héraclius, nous ouvrons un théâtre,
Où je crois tout charmer et tout rendre idolâtre ;
Mais, hélas ! Qui l’eût cru ? Par un contraire effet,
Loin que tout fut charmé, tout fut mal satisfait ;
Et par ce coup d’essai que je croyais de maître,
1260 Je me vis en état de n’oser plus paraître.
Je prends cœur, toutefois, et d’un air glorieux,
J’affiche, je harangue, et fais tout de mon mieux ;
Mais inutilement je tentai la fortune :
Après Héraclius, on siffla Rodogune ;
1265 Cinna le fut de même, et le Cid tout charmant
Reçut, avec Pompée, un pareil traitement.
Dans ce sensible affront, ne sachant où m’en prendre,
Je me vis mille fois sur le point de me pendre ;
Mais d’un coup d’étourdi que causa mon transport,
1270 Où je devais périr, je rencontrai le port.
Je veux dire qu’au lieu des pièces de Corneille,
41
Je jouai L’Étourdy, qui fut une merveille :
Car à peine on m’eut vu la hallebarde au poing,
À peine on eut ouï mon plaisant baragouin,
1275 Vu mon habit, ma toque, et ma barbe et ma fraise,
Que tous les spectateurs furent transportés d’aise,
Et qu’on vit sur leurs fronts s’effacer ces froideurs
Qui nous avaient causé tant et tant de malheurs.
Du parterre au théâtre, et du théâtre aux loges,
1280 La voix de cent échos fait cent fois mes éloges,
Et cette même voix demande incessamment,
Vendant trois mois entiers, ce divertissement.
Nous le donnons autant, et sans qu’on s’en rebute,
Et sans que cette pièce approche de sa chute.
42
1285 Mon Dépit amoureux suivit ce frère aine,
Et ce charmant cadet fut aussi fortuné :
Car quand du Gros René l’on aperçut la taille,
Quand on vit sa dondon rompre avec lui la paille ;
Quand on m’eut vu sonner mes grelots de mulets,
1290 Mon bègue dédaigneux déchirer ses poulets,
Et remener chez soi la belle désolée,
Ce ne fut que ah! ah! dans toute l’assemblée,
Et de tous les côtés chacun cria tout haut :
« C’est là faire et jouer des pièces comme il faut. »
1295 Le succès glorieux de ces deux grands ouvrages,
Qui m’avaient mis au port, après tant de naufrages,
Me mit le cœur au ventre, et je fis un Cocu,
Dont, si j’avais voulu, j’aurais pris un écu :
Je veux dire un écu par personne au parterre,
1300 Tant j’avais trouvé l’art de gagner et de plaire.
Que vous dirai-je, enfin ? Le reste est tout constant,
Dix pièces, oui, morbleu ! Dix pièces, tout autant,
Ont, depuis ce temps-là, sorti de ma cervelle :
Mais dix pièces, morbleu ! De plus belle eu plus belle :
1305 De sorte qu’à présent, si je n’en suis l’auteur,
Quelque piece qu’on joue, on en a mal au cœur ;
43
Et fut-elle jouée à l’Hôtel de Bourgogne,
L’auteur n’en est qu’un fat, et l’acteur qu’un ivrogne.
Que d’honneurs, compagnons, après tant de mépris,
1310 Qui de vous avec moi n’en serait pas surpris !
Mais qui ne le serait encore davantage,
De voir qu’en moins de rien, des gueux à triple étage,
44
Des caimans vagabonds, morts de faim, demi-nus,
Soient devenus si gros, si gras et si dodus,
1315 Et soient si bien vêtus des pieds jusques au crâne,
45
Que le moindre de vous porte à présent la panne :
Vous me devez ces biens, ingrats, dénaturés :
Mon esprit et mes soins vous les ont procurés,
Et lâches, toutefois, loin de le reconnaître,
1320 En valets révoltés vous traitez votre maître ;
Vous le voulez contraindre à suivre vos avis,
Et vous ne seriez plus, s’il les avait suivis.
Répondez, maintenant, répondez frippe-sausse ;
L’histoire que je conte est-elle vraie ou fausse ?
1325 N’entreprenez-vous pas de me donner la loi ?
Et de vous, toutefois, qui se peut plaindre ?

TOUTE LA TROUPE, ensemble, fort haut.

Moi ?

ELOMIRE, en bouchant ses oreilles.

46
Ah ! Pour un Dom Japhet, ils me prennent sans doute ;
Mais qu’on parle autrement, si l’on veut que j’écoute.
Bas, et l’un après l’autre : ou...

TOUTE LA TROUPE, ensemble, et fort haut.

Qui commencera ?

ELOMIRE, en colère.

1330 Le diable, si l’on veut ; oui parle qui voudra.

TOUTE LA TROUPE, ensemble, et fort haut.

Donc...

ELOMIRE, Interrompant, se bouchant derechef les oreilles.

Donc, me voilà sourd : hé, de grâce, Angélique,
Parle, aussi bien j’ai dit quelque mot qui te pique.

ANGÉLIQUE.

Oui, oui, je suis piquée, et c’est avec raison :
Non pas comme tu crois, pour cette exhalaison
1335 Dont ta langue m’accuse avec tant d’insolence ;
Car tu mens, et ce mot suffit pour ma défense :
Mais ce qui m’a piquée, et qui me pique au vif,
C’est de voir que le fils... je ne dis pas d’un juif ;
Quoique juif et fripier soit quasi même chose :
1340 C’est, dis-je, qu’un tel fat nous censure et nous glose,
Nous traite de canaille, et principalement
Mes frères qui l’ont fait ce qu’il est maintenant :
J’entends comédien, dont il tire la gloire
Qu’il nous vient d’étaler, racontant son histoire.

ELOMIRE.

1345 Tes frères ? Qui, ce bègue et ce borgne boiteux ?

ANGÉLIQUE.

Eux-mêmes, oui, maroufle, eux-mêmes, ce sont eux ;
Mais les ingrats, dis-tu, n’ont jamais de mémoire,
Il faut, pour te confondre, en dire ici l’histoire :
47
En quarante, ou fort peu de temps auparavant,
1350 Il sortit du collège, âne comme devant ;
Mais son père ayant su que, moyennant finance,
Dans Orléans un âne obtenait sa licence,
48
Il y mena le sien ; c’est-à-dire ce fieux
49
Que vous voyez ici, ce rogue audacieux.
50
1355 Il l’endoctora donc, moyennant sa pécune ;
Et croyant qu’au barreau ce fils ferait fortune,
Il le fit avocat, ainsi qu’il vous a dit,
Et le para d’habits qu’il fit faire à crédit :
Mais, de grâce, admirez l’étrange ingratitude,
1360 Au lieu de se donner tout à fait à l’étude,
Pour plaire à ce bon père et plaider doctement,
Il ne fut au Palais qu’une fois seulement.
51
Cependant, savez-vous ce que faisait le drôle ?
Chez deux grands charlatans il apprenait un rôle,
52
1365 Chez ces originaux, l’Orvietan et Bary,
Dont le fat se croyait déjà le favori.

ELOMIRE.

Pour l’Orvietan, d’accord ; mais pour Bary, je nie
D’avoir jamais brigué place en sa compagnie.

ANGÉLIQUE.

Tu briguas chez Bary le quatrième emploi :
1370 Bary t’en refusa ; tu t’en plaignis à moi :
Et je me souviens bien qu’en ce temps-là, mes frères
T’en gaussaient, t’appelant le mangeur de vipères ;
Car tu fus si privé de sens et de raison,
Et si persuadé de son contre-poison,
1375 Que tu t’offris à lui pour faire ses épreuves ;
Quoiqu’en notre quartier nous connussions les venues.
De six fameux bouffons crevés dans cet emploi.
Ce fut là que chez nous on eut pitié de toi.
Car mes frères voulant prévenir ta folie,
1380 Dirent qu’il nous fallait faire la comédie :
Et tu fus si ravi d’espérer cet honneur,
Où, comme tu disais, gisait tout ton bonheur,
Qu’en ce premier transport de ton âme ravie,
Tu les nommas cent fois ton salut et ta vie.
1385 Toutefois, double ingrat, aux dépens de ta foi,
Tu n’as que des mépris et pour eux et pour moi.
Et parce que tu crois avoir le vent en poupe,
Tu traites de hauteur et nous, et notre troupe.

ELOMIRE.

Pourquoi non ; suis-je pas le maître de vous tous ?

TOUTE LA TROUPE, ensemble et haut.

1390 Le maître, double fat, en est-il parmi nous ?

ELOMIRE.

Ah vous recommencez à brailler tous ensemble ?

FLORIMONT.

Camarades, songeons à ce qui nous assemble ;
Et quittant la querelle, et l’injure et le bruit,
Laissez-moi chapitrer Elomire avec fruit.
1395 Apprends, de grâce, apprends que ce n’est point l’envie
Qui nous fait censurer tes pièces et ta vie,
Elomire, et sois sûr que notre unique but
Est notre propre honneur, et ton propre salut.

ELOMIRE.

Mon salut ? Je suis donc dans un péril extrême ?

FLORIMONT.

53
1400 Oui, grâce aux saletés de ta tarte à la crème ;
54
Grâce à ton Imposteur, dont les impiétés
T’apprêtent des fagots déjà de tous côtés.

ELOMIRE.

55
Hé ! Ce sont des cotrets.

FLORIMONT.

Trêve de raillerie ;
Le cotret pourrait bien être de la partie :
1405 Mille gens de la cour que tu joues...

ELOMIRE, d’un air méprisant, branlant ta tête.

Ces gens...

FLORIMONT.

Ces gens ont les bras longs, et les coups fort pesants.
Gardes de les sentir. Mais, sans plus m’interrompre,
Saches que tout à l’heure, il faut changer ou rompre.
Banni donc du théâtre et ta prose et tes vers,
1410 Ou t’apprêtes tout seul à ces justes revers.

ELOMIRE.

Mais après, que jouer, les pièces de Corneille !
Tu sais qu’on nous y siffle, y fissions-nous merveille.

FLORIMONT.

Merveilles, justes Dieux ! En fîmes-nous jamais ?
Et comment le pouvoir, aux rôles que tu fais ?

ELOMIRE.

1415 Je fais le premier rôle ; et le fais d’importance ;
Quelque sujet qu’il traite.

FLORIMONT.

As-tu cette creance ?
Et ton orgueil peut-il t’aveugler à ce point,
Que de faire si mal, et de ne le voir point ?
Quoi ? Dans le sérieux tu crois faire merveilles ?

ELOMIRE.

1420 Quoi tu peux démentir tes yeux et tes oreilles ?

FLORIMONT.

T’en veux-tu rapporter à tes meilleurs amis ?

ELOMIRE.

D’accord.

SCÈNE III. Le portier des Comédiens, Elomire, Angélique, Plusieurs autres et comédiennes, Le Valet, Florimont, Rosidor. §

LE PORTIER.

Le chevalier, le comte et le marquis
Sont là-bas.

ELOMIRE.

Qui dis-tu?

LE PORTIER.

Ces trois Messieurs sans queue,
Dont les couleurs des gens sont feuille-morte et bleue.

ELOMIRE.

1425 Ah, je sais, fais monter.
Le portier s’en va, Elomire continue parlant à Florimont.
Ce sont des connoisseux,
Surtout le chevalier.

FLORIMONT.

Eh bien, si tu le veux,
Ils pourront sur-le-champ vider notre querelle.

ELOMIRE.

J’y consens ; et je sois berné, si j’en appelle.

SCÈNE QUATRIEME ET DERNIÈRE. Le Chevalier, Le Comte, Le Marquis, Elomire, Angélique, Plusieurs autres comédiens et comédiennes, Le Valet, Florimont, Rosidor. §

ELOMIRE.

Vous ne pouviez jamais venir plus à propos,
1430 Pour nous servir d’amis et nous mettre en repos.
Sans vous, nous étions près de rompre notre troupe.

LE CHEVALIER.

La rompre, dans un temps qu’elle a le vent en poupe,
Ce serait, ce me semble, assez mal aviser ;
Mais d’où vient ce divorce ?

FLORIMONT.

Et qui le peut causer
1435 Qu’Elomire.

ELOMIRE, en raillant.

Elomire a toujours fait merveilles :
Il a scandalisé des yeux et des oreilles.
Perverti des esprits et corrompu des mœurs ;
Enfin, c’est un démon, si l’on croit ces docteurs.
Le diable les confonde, eux et leur calomnie.
1440 Mais il s’agit ici d’un point de comédie,
Qui m’importe bien plus que tous ces sots discours.

LE CHEVALIER.

Quel est-il ?

ELOMIRE.

Ces rêveurs qui m’insultent toujours,
Disent qu’au sérieux je ne suis qu’une bête :
Et cette impertinence est si fort dans leur tête,
1445 Que le diable, je crois, ne l’en ôterait pas.

LE CHEVALIER.

Quoi ! C’est là ce grand point qui cause vos débats ?

ELOMIRE.

Lui-même.

LE CHEVALIER.

56
Eh bien! Il faut terminer ces grabuges.

FLORIMONT.

De grâce, faites-le ; nous vous en faisons juges.

LE CHEVALIER.

Juges d’un point comique : ah ! c’est nous faire honneur.
1450 D’autant plus qu’il s’agit de juger d’un acteur ;
Et d’un acteur, encor, tel que l’est Elomire.

FLORIMONT.

C’est-à-dire fort grand, dans les pièces pour rire:
Moyennant que le drôle en soit pourtant l’auteur ;
Car, aux pièces d’autrui, je suis son serviteur ?
1455 De sa vie, il n’entra dans le sens d’aucun autre.

ELOMIRE.

C’est là ton sentiment ; mais ce n’est pas le nôtre.

LE CHEVALIER, à Elomire.

Récite donc des vers, et des plus s2rieux.

ELOMIRE.

J’en vais dire à tirer les larmes de vos yeux.
Écoutez, je vais dire une fort belle stance ;
1460 Surtout observez bien mon geste et ma cadence.
Elomire, déclame.
Noire Déesse de la nuit,
Pourquoi redoubles-tu tes voiles ;
Et, nous cachant jusqu’aux étoiles,
Nous laisses-tu si peu de lumière et de bruit ?
1465 Jamais depuis que le silence
Accompagna l’obscurité,
L’on ne vit si peu de clarté
Se joindre à leur intelligence :
Ici rien ne paraît que ténèbres, qu’horreur ;
1470 Mais las ! Pardonne à mon erreur ;
Puisque je vois les maux que ma Climène endure,
Triste Nuit, c’est à tort que je t’appelle obscure.
Pourquoi donc...

LE CHEVALIER, interrompant Elomire.

Plus de stance ; ah ! ce n’est pas ton fait.

ELOMIRE.

Tout de bon ?

LE CHEVALIER.

Tout de bon.

ELOMIRE.

En effet !

LE CHEVALIER.

En effet.

ELOMIRE.

1475 Disons donc d’autres vers qui soient plus magnifiques,
Et que mon action rende plus pathétiques.
Elomire recommence à réciter des vers, avec plus de gestes qu’auparavant.
Que dites-vous, Climene ! Ah ! Plutôt l’Univers
Retourne en son chaos, que tout soit à l’envers ;
Que tout périsse ensemble, et le Ciel et la Terre,
1480 Plutôt que tant soit peu je vous puisse déplaire.
Mais que dis-je, insensé ? Ne vous déplais-je pas ?
Ne vous fuis-je pas seul souhaiter le trépas ?
Un autre que Tircis cause-t-il votre peine ;
Et ne suis-je pas seul votre fléau, Climène ?
1485 Oui Climène, c’est moi dont le coupable amour
Vous veut faire quitter Filidas et le jour :
C’est moi qui fais l’ennui dont votre cœur soupire,
Et qui fais tous les maux sous lesquels il expire ;
Ah ! Si je pouvais vaincre un si fier ennemi ;
1490 Ou tout du moins, briser mes chaînes à demi ?
Si cette passion que mon âme transporte,
Était un peu plus lente, était un peu moins forte :
Et que dans ces élans, je pusse sans ma mort,
Vous céder, en faisant un généreux effort ;
1495 Que vous venez bientôt, adorable Climène,
Quelle horreur a Tircis, de causer vostre peine ;
Combien pour tous vos maux il endure de mal,
Et jusqu’à quel excès il aime son rival !
Mais cette passion, cet amour et ces chaînes,
1500 Sont des chevaux fougueux, qui n’ont ni mors ni rênes,
Ils m’emportent partout avec tant de raideur,
Que ma chute peut seule apaiser leur fureur.
Tombons donc ! Aussi bien ma chute est légitime,
Puisque je ne saurais l’éviter sans un crime.
1505 Oui...

LE CHEVALIER, l’interrompant.

Fais-tu de ton mieux, Elomire ?

ELOMIRE.

Pourquoi ?

LE CHEVALIER.

Parce que tu le dois ; sinon, prends garde à toi.

ELOMIRE, étonné.

Quoi ! Je ne fais pas bien ?

LE CHEVALIER.

Comment ! Bien au contraire ;
Je ne t’ai, sur ma foi, jamais vu si mal faire.
Que t’en semble, Marquis ?

LE MARQUIS.

Que m’en semblerait-il ?
1510 Pour en juger ainsi, faut-il être subtil ?

LE CHEVALIER.

Et toi, comte ?

LE COMTE.

Pour moi, je suis sur des épines,
Quand je l’entends parler, ou que je vois ses mines.

ELOMIRE.

Ne jugez pas encor ; quatre vers seulement
Vous vont désabuser.

LE CHEVALIER.

Dis-les donc promptement.

ELOMIRE.

Il recommence à réciter avec encore plus de mauvais gestes.
1515 Après tout, qui vous porte à m’être si cruelle ?
Filidas est-il plus amoureux, plus fidèle ;
Est-il plus beau que moi ; vous mérite-t-il mieux ?
N’ai-je pas, comme lui, de quoi plaire à vos yeux ?
Mais quand ce Filidas vous plairait davantage ;
1520 Quand du plus beau des Dieux il aurait le visage,
Et quand il en aurait toutes les qualités,
N’étant pas Roi, ce choix fait tort à vos beautés.
Ah..

LE CHEVALIER, interrompant derechef Elomire et brusquement.

57
De grâce, tais-toi ; crois-moi, cher Mascarille,
Fais toujours le docteur, ou fais toujours le drille,
1525 Car enfin, il est temps de te désabuser,
Tu ne naquis jamais que pour faquiniser ;
Ces rôles d’amoureux ont l’action trop tendre ;
Il faut, par un regard, savoir se faire entendre,
Et par le doux accord d’un mot et d’un soupir,
1530 Toucher ses auditeurs de ce qu’on feint souffrir,
Mais si tu te voyais, quand tu veux contrefaire
Un amant dédaigné qui s’efforce de plaire ;
Si tu voyais tes yeux hagards et de travers ;
Ta grande bouche ouverte, en prononçant un vers,
1535 Et ton col renversé sur tes larges épaules,
Qui pourraient, à bon droit, être l’appui de gaules ;
Si, dis-je...

ELOMIRE, interrompant le chevalier.

Cela dit qu’il faut faquiniser,
Eh bien, faquinisons ; mais comment apaiser
Ces critiques docteurs, qui me traitent d’impie,
1540 Et de maître d’école, en fait de vilenie ?

LE CHEVALIER.

Il n’est rien plus aisé. Tu n’as qu’à retrancher
Tout ce que dans tes vers tu t’es vu reprocher.

ELOMIRE.

Je m’en garderai bien.

LE CHEVALIER.

Et pourquoi ?

ELOMIRE.

Pourquoi ? Parce
Il en resterait plus que pour faire une farce.

LE CHEVALIER.

1545 Eh bien, la farce est bonne après le sérieux :
Tu la joueras toi-même, et la joueras des mieux.
Et même avecque gloire. A-t-on, dans ce royaume,
Jamais vu des acteurs pareils à Gros-Guillaume,
Gautier et Turlupin ? De leur temps, toutefois,
1550 Le sérieux était le grand goût des Français.
58
Mais après qu’on avait admiré Bellerose,
Ces trois fameux bouffons triomphaient par leur prose,
Et l’innocent plaisir, dont ils charmaient les cœurs,
Les faisait adorer de tous les spectateurs.

ELOMIRE.

1555 Parbleu ! l’avis me plaît j’en veux faire de même,
Et je vais tout châtrer, jusqu’à Tarte à la crème.
Pour ces rôles transis, les prenne qui voudra :
Je ferai désormais tout ce qu’on résoudra.

FLORIMONT.

Nous ferons donc pleurer, et puis tu feras rire.

ELOMIRE.

1560 J’accepte le parti.

FLORIMONT.

Mais garde-toi d’écrire
Rien de sale et d’impie, et qui choque les mœurs ;
Autrement, sans quartier.

LE CHEVALIER.

Il l’a promis, Messieurs.

ELOMIRE.

Je l’ai déjà juré ; derechef, je le jure :
Je ne ferai plus rien capable de censure.

FLORIMONT.

59
1565 En ce cas, nous allons faire enrager l’Hôtel.

ROSIDOR.

Et nous crever de monde.

LE CHEVALIER.

En effet, rien de tel
Ne se verra jamais.

FLORIMONT, parlant au Chevalier, au Comte et au Marquis.

Nous serons redevables
De cet heureux succès à vos soins favorables.
Aussi, Messieurs...

LE CHEVALIER, s’en allant avec le Comte et le Marquis.

Adieu ; mais avertissez-nous,
1570 Alors que vous jouerez de la sorte chez vous.
Je le dis derechef, j’en attends des merveilles,
Et j’en veux régaler mes yeux et mes oreilles.
Ils sortent tous trois et tous les comédiens ensuite : après quoi, on cache le théâtre avec la toile, comme il était auparavant ; ce qui finit Le Divorce comique, et fait continuer la scène du quatrième acte par le Véritable Elomire, et les autres qui sont dans la loge.

ELOMIRE, bas.

Lazarille, j’en tiens !

LAZARILLE, bas.

Il n’en faut dire rien.

ELOMIRE, bas.

Non ; mais si je guéris, je m’en souviendrai bien :
1575 Et l’auteur apprendra dans peu, par sa satire,
Qu’on rit à ses dépens, quand on rit d’Elomire;
Car j’auraI ma revanche, ou bientôt je mourrai.

ALPHÉE.

Eh bien, gland m2decin du fameux Sennelay,
Vous voyez maintenant que je ne suis pas seule
1580 Qui, contle Mascalile ait déployé sa gueule.
L’autheul de cette pièce, ainsi que vous voyez,
Ne l’a pas mal daubé, du clane jusqu’aux pieds;
Mais ce qui me lavit, dedans cette satile,
C’est que tout en est vlay, et que tout y fait lile.

ELOMIRE, bas à Lazarille.

1585 Elle ment. Si j’osais...

LAZARILLE, bas a Elomire.

Gardez-vous de causer.

ORONTE.

Voici l’heure du bal ; allons nous déguiser.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Alcandre, Caliste, Les Conviés au bal, Un Laquais. §

Cette scène est dans une salle préparée pour un bal, où il y a compagnie et des violons.

ALCANDRE, à un laquais.

Qu’on donne ordre, Laquais, de faire entrer les masques.

CALISTE.

Quelle est leur mascarade ?

ALCANDRE.

Elle est des plus fantasques :
Et comme ils ont en main chacun un instrument,
1590 Sans doute ils donneront du divertissement :
Les voici : peut-on voir de plus parfaits crotesques ?

CALISTE, voyant entrer les masques.

C’est Esculape et Mome ; ô Dieux ! qu’ils sont crotesques ?

SCÈNE II. Deux musiciens représentant Esculape ET Mome, Oronte, Climante, Cléarque, Elomire, Lazarille, Clarice, Lucinde, Alphée, Lucille tous masquez et tenant en main chacun un instrument, Alcandre, Caliste, Les Conviés. §

Esculape et Morne chantent en forme de dialogue le récit qui suit et les autres le répètent.
RECIT DE LA MASCARADE.

ESCULAPE et MOME.

Rien n’égale la santé,
Belles, chérissez-là par dessus toutes choses :
1595 Elle fait de votre beauté,
Tous les lys et toutes les roses :
Sans elle vous n’auriez que de faibles appas,
Encor ne les verrions-nous pas.
Je suis le Dieu qui la donne
1600 À tous les autres Dieux, même à celui qui tonne.
Et si vous me voyez ici,
C’est pour vous la donner aussi.

MOME.

Esculape est un pipeur,
N’écoutez point sa voix, adorables mortelles :
1605 Si vous estes de belle humeur,
Vous demeurerez toujours belles.
La joie est la santé que demandent vos yeux ;
Elle seule charme les Dieux :
Je suis celui qui la donne
1610 Aux Déesses du ciel, pour plaire au Dieu qui tonne :
Et si vous me voyez ici,
C’est pour vous la donner aussi.

ESCULAPE.

Quoi ! Ce Tabarin des Cieux,
Ce Mome qui cent fois reconnut ma puissance,
1615 Viendra m’insulter en ces lieux,
Et ne craindra point ma vengeance ?
Non, non, ne souffrons point de cet enfariné,
Sus, amis, pour être berné.
Qu’aux médecins on le donne :
1620 Cet ordre plaît aux Dieux, même à celui qui tonne,
Et si vous nous voyez ici,
C’est parce qu’il leur plaît aussi.

SCÈNE III. L’exempt, Le Balafré, Sans-malice, Plusieurs Autres Archers, Esculape, Mome, Oronte, Climante, Clearque, Elomire, Lazarille, Clarice, Lucinde, Alphée, Lucille, Alcandre, Caliste, Les Conviés. §

L’EXEMPT.

Archers, en haie, et tous vis-à-vis de la porte;
Mais qu’on garde surtout que personne ne sorte.
À Alcandre qui va à lui.
1625 Demeurez là, Monsieur ; mais qu’on ne craigne rien.

ALCANDRE, à l’Exempt.

Guet, me connaissez-vous ?

L’EXEMPT.

Oui, je vous connais bien,
Et je sais ce qu’on doit aux gens de votre sorte.

ALCANDRE.

Pourquoi donc, à mon nez, vous saisir de ma porte ?

L’EXEMPT.

Parce qu’un assassin est parmi ces masques,
1630 Que je veux l’avoir vif ou mort.

ALCANDRE.

Vous vous moquez ;
Je connais trop tous ceux qui sont dans cette bande.

L’EXEMPT, montrant son bâton.

Connaissez ce bâton, Monsieur, et qu’on lui rende
Du respect, ou sachez que vous en répondez.
Arrachant brusquement le masque à Oronte.
Allons, le masque bas ! Vite, vous marchandez ?
Connaissant Oronte.
1635 Quoi ! Vous, mon médecin ! Vous-même ; vous, Oronte !
Vous, en masque ? Ah ! ma foi, vous devriez avoir honte ;
Vous en masque, grands Dieux, avec des assassins ?

ORONTE.

Vous nommez donc ainsi Messieurs les médecins ?
Car ceux que vous voyez le sont tous, et leurs femmes.

L’EXEMPT, s’adressant à Elomire et à Lazarille, qui se sont démasqués, avec tous les autres.

1640 Ceux-là ne le sont pas. Qu’êtes-vous, bonnes âmes?
Car vos visages ont un certain air...

ELOMIRE.

Croyez
Que vous parleriez mieux si vous me connaissiez.

ALCANDRE.

Prenez garde, Monsieur, c’est le Bassa Sigale.

L’EXEMPT.

Qui ? ce fourbe qui fuit, de peur qu’on ne l’empale ?

ELOMIRE.

1645 Je n’eus jamais ce nom, ni cette qualité.

ALCANDRE.

Sous ce nom-là, pourtant, vous m’avez consulté,
Si vous ne l’êtes pas, vous êtes un grand fourbe :
Voyez-vous ce petit bout d’homme qui se courbe
Derrière lui, c’était son secrétaire.

LAZARILLE, se redressant.

Eh bien ;
1650 J’étais son secrétaire, et je ne suis plus rien :
Concluez.

L’EXEMPT.

Sur ma foi, ce petit homme est drôle ;
Dans une comédie, il jouerait un bon rôle.
Se tournant vers Elomire.
Mais,de grâce, Monsieur, qu’êtes-vous ? Car, enfin,
Je sais qu’il est entré céans un assassin ;
1655 Qu’il cachait, comme vous, son visage d’un masque,
Et tenait comme vous un gros tambour de basque.
Je ne crois pas, Monsieur, qu’après un tel rapport
De l’assassin à vous, je puisse avoir grand tort,
60
Quand je vous traînerai dans la Conciergerie,
1660 D’autant plus que pas un de cette compagnie
Ne sait ni votre nom, ni quel est le pays
D’où vous êtes, et dont, certes, je m’ébahis.
Quoi ! Malgré tout cela, vous n’ouvrez pas la bouche ?

LE BALAFRÉ.

C’est sans doute, Monsieur, que le remords le touche.
1665 C’est notre homme ; je vais, si vous le trouvez bon,
Le lier pieds et poings.

L’EXEMPT.

Direz-vous votre nom ?

ELOMIRE.

Hélas ! Monsieur, je suis un Espagnol malade,
Qui...

L’EXEMPT.

Fourbe, en cet état va-t-on en mascarade ?

ELOMIRE.

Oui, Monsieur, l’on fait plus, l’on boit à rouges bords,
1670 On rit, on chante, on joue, on s’égaye le corps,
Quand c’est de Sennelay le grand urinaliste,
Qui traite un hypocondre, et non pas un chimiste.

L’EXEMPT.

Quoy ! Pour faire le fou, vous pensez m’abuser ?
Ah ! Ma foi, je m’en vais vous faire dégoiser,
1675 Devant qu’il soit deux jours, de la belle manière,
Ou nous verrons tarir fontaines et rivière :
Oui, fourbe, nous saurons bientôt votre dessein;
Nous vous saurons tirer la vérité du sein.
Balafré, qu’on le lie !

ELOMIRE, à Oronte.

Ô Dieux ! Est-il possible,
1680 Qu’un homme tel que vous ait le coeur insensible ?
Quoi donc ! de Sennelay, merveilleux médecin,
Vous me souffrez nommer fou, perfide, assassin,
Archi-fourbe : pour fou, passe, ma maladie
Est telle, dites-vous, par ma mélancolie :
1685 Mais pour ces autres noms, vous savez comme moi
Que je ne les ai point.

L’EXEMPT.

Cet homme est fou, ma foi ?
Qu’est-ce que Sennelay ? Qu’est-ce qu’urinaliste ?
Qu’est-ce que votre mal ? N’êtes-vous point l’uliste ?
Ces gens-là, d’ordinaire, ont un langage obscur
1690 Qu’on entend justement comme l’entend un mur.

ELOMIRE, à Clitandre.

Climante, vous savez...

CLIMANTE.

Quoi, que je suis Climante ;
Si vous en voulez plus, vous voulez que je mente.
Mais, Monsieur, vous savez si je suis l’assassin
Que l’on cherche ? Je sais que je suis médecin
1695 De Paris ; et de plus, qu’Oronte l’est de même :
Mais d’où vient qu’à ces mots vous devenez tout blême ?

ELOMIRE, bas à Lazarille.

Je suis mort, Lazarille.

LAZARILLE, bas.

Espérez jusqu’au bout :
Mais qu’on ne sache point qui vous estes, surtout.

ELOMIRE, bas.

Je m’en garderai bien.

L’EXEMPT, a Elomire.

Que venez-vous de dire ?

ELOMIRE, en toussant bien fort.

1700 Rien du tout.

L’EXEMPT.

Vous mentez.

LE BALAFRÉ.

Monsieur, c’est Elomire :
Oui c’est lui, je le viens de connaître à sa toux.
Lui ?

ORONTE.

Lui-même, qui sort de l’hôpital des fous :
Je dis de l’hôpital du grand Urinaliste.

ELOMIRE, à Oronte.

Vous m’avez donc joué, Monsieur ?

ORONTE.

61
Oui, Jean-Baptiste ;
1705 Oui, Bassa ; oui, Guzman ; nous vous avons joué.

ELOMIRE.

Par ma foi, j’en suis quitte à peu ; Dieu soit loué :
Je me croyais déjà dans la Conciergerie,
Et de là dans la place, où...

L’EXEMPT.

Badauderie ?
Vous vous entendez tous, et je m’entends aussi.
1710 Balafré, qu’on le lie, et qu’on l’ôte d’ici.

ELOMIRE.

Ah ! Tous les médecins ont pour moi tant de haine,
Que si j’étais coupable, ils le diraient sans peine.
Oui, sans doute, ils seraient ravis de m’accuser,
Et pas un d’eux, Monsieur, ne voudrait m’excuser.

LE BALAFRÉ, liant les bras d’Elomire.

1715 Allons, causeur, allons ; aide moi, Sans-Malice ?

ELOMIRE, se voyant lié.

Fit-on jamais, ô Dieu ! Une telle injustice !

ORONTE, gaussant Elomire.

Le pauvre homme ! Messieurs, vous lui rompez les bras ?
Prenez garde, il les a, dit-on, fort délicats ?
Peut-être qu’au sortir de la Conciergerie,
1720 Il en aura besoin : choyez-les, je vous prie ?

ELOMIRE, a l’exempt, se jetant à ses pieds.

Monsieur, ayez pitié...

L’EXEMPT.

Pitié d’un assassin ?

ELOMIRE.

Je le serais, Monsieur, si j’étais médecin ?
Mais je ne le suis pas, vous le savez vous-même.

ORONTE.

Il nous nomme assassins, ô l’impudence extrême !
1725 Que ne dirait-il point, s’il était hors d’ici ?

L’EXEMPT.

Messieurs, il parlera fort peu de temps ainsi ;
Moyennant quelques pots de belle eau toute pure,
Je le ferai bientôt changer de tablature ;
Mais c’est trop épargner un insolent causeur ;
1730 Qu’on marche.

ELOMIRE, se voyant trainé.

Lazarile, à moi ?

LAZARILLE, le suivant.

J’y suis, Monsieur.

TOUS LES ACTEURS ensemble, voyant qu’on entraîne Elomire.

Le pauvre homme ?

ORONTE, après qu’Elomire et ceux qui le mènent ne paraissent plus.

Ma foi, c’est par trop, ce me semble :
Il croit aller en Grève.

CLIMANTE.

Et si vrai, qu’il en tremble.

ORONTE.

S’il en mourait ?

CLEARQUE.

Qu’importe ! Il meurt bien d’autres fous
En nos mains.

ORONTE.

Mais, enfin, que dirait-on de nous ?

CLEARQUE.

1735 On en dirait, ma foi, ce qu’on en voudrait dire ;
Mais quoi que l’on en dît, je n’en ferais que rire.
L’exempt rentre, Cléarqne continue.
L’exempt revient.

CLIMANTE, à l’Exempt.

Eh bien ! L’as-tu fait expirer ?

L’EXEMPT.

Donnez-moi, s’il vous plaît, le temps de respirer :
J’ai tant ri, que j’en ai presque perdu l’haleine.
1740 Ayant mis notre fou dans la chambre prochaine,
Avec son Lazarille et notre Balafré,
Je les ai laissés seuls ; et puis étant rentré
Sans être vu, j’ai ouï ce que je vais vous dire.
Illustre Balafré, dit tout bas Elomire,
1745 L’occasion est chauve, et qui ne la prend pas,
Alors qu’il la rencontre, est mis au rang dos fats.
Monsieur, je n’entends rien à ces belles paroles ;
Mais je sais ce qu’on fait quand on tient des pistoles,
Lui répond la Balafré ; et si vous en doutiez,
1750 Il ne tiendrait qu’à vous que vous ne le vissiez.
Elomire, à ces mots, lui met en main sa bourse :
Le Balafré la prend, disant Je suis votre ourse,
Suivez-moi : cela dit, le drôle fait le saut
De la fenêtre en bas, l’étage est assez haut :
1755 Quoiqu’il soit le premier, toutefois Elomire,
Et c’est ceci, ma foi, qui m’a le plus fait rire,
Autant pressé de joindre un si grand conducteur,
Qu’aveuglé de l’excès de sa mortelle peur,
Le suit si prestement, et par la même route,
1760 Qu’il tombe sur son guide ; il l’eût crevé, sans doute,
Si notre balafré, plus dur que n’est le fer,
Ne l’eût d’un coup de reins fait retourner en l’air.
Elomire retombe, et soudain se redresse,
Et gagne le taillis d’une belle vitesse.

ORONTE.

1765 Et le bon Lazarille ?

L’EXEMPT.

Il est encore ici.

ORONTE.

Notre vengeance est dûe à ses soins.

L’EXEMPT.

Dieu merci,
Nous le pouvons payer aux dépens d’Elomire ;
Car nous avons sa bourse.

ORONTE.

Il aura donc fait rire,
À ses frais, ceux qu’il a tant de fois outragés.

L’EXEMPT.

1770 C’est assez : allons boire aux médecins vengés.