SCÈNE II. Pyrrhus, Phénix. §
PHÉNIX.
Enfin Pâris, sous vous tombant avec vingt rois,
Ménélas et l’hymen vengés par vos exploits,
25 Les murailles de Troie aux feux abandonnées,
Et de ses défenseurs les veuves enchaînées,
Permettent que les Grecs, à la Grèce rendus,
Retrouvent leurs foyers, depuis dix ans perdus.
Déjà pour le départ la flotte est rassemblée,
30 Et la voile frémit, par d’heureux vents enflée.
Des richesses de Troie augmentant vos trésors,
De l’Épire bientôt vous revoyez les bords.
Mais c’est peu ; vous devez y traîner Polixène,
Une des soeurs d’Hector, cette esclave troyenne,
35 Dont jadis, pour sa perte, Achille fut épris :
Les Grecs de vos travaux vous accordent ce prix.
D’un père assassiné vengeant les tristes restes,
Vous pourrez la punir de ses attraits funestes...
Mais, parmi les faveurs dont vous êtes comblé,
40 Qui vous donne cet air inquiet et troublé ?
PHÉNIX.
L’amour. Seigneur...
PYRRHUS.
L’amour. Seigneur... Tu dois t’en étonner : peut-être
Je ne semblais pas né, Phénix, pour le connaître.
Petit-fils de Thétis, rejeton des guerriers,
Fils d’Achille, et déjà ceint des mêmes lauriers,
45 Toujours, au son bruyant des clairons et des armes,
Nourri dans la fatigue, et semant les alarmes,
Mars semblait le seul dieu que je dusse adorer ;
Mon sort était de vaincre, et non de soupirer.
Ce coeur fier se devait aux seuls soin» de la guerre,
50 Insensible à l’amour, fait pour un coeur vulgaire.
PHÉNIX.
Quelle beauté, Seigneur, a donc su voue charmer ?
PYRRHUS.
Sois plus surpris encor. Tu viens de me nommer
Cette esclave, à mon sang si fatale et si chère,
Qui, conduite aux autels pour s’unir à mon père,
55 Le vit tomber sanglant sous les coups de Pâris,
Et qui doit dans les fers suivre aujourd’hui son fils...
PYRRHUS.
Polixène !... Oui, Phénix. Quand, pressant mes cohortes,
Une hache à la main, je renversai les portes
Du palais, où, pour fuir nos soldats triomphants,
60 Priam vint s’enfermer avec tous ses enfants,
À travers les débris, les glaives, et les flammes,
Frappant princes, soldats, vieillards, enfants, et femmes
Je jetai ce vieux roi, sur son fils terrassé,
Près d’un autel sanglant avec lui renversé.
65 Tout-à-coup s’arrachent à sa mère éplorée,
Les yeux ardents, la robe en lambeaux déchirée,
Polixène s’avance, et, présentant son sein :
« De ma triste famille exécrable assassin,
Dit-elle, achève ; unis une soeur à son frère ;
70 Viens répandre mon sang dans le sang de mon père. »
Par ce discours encor son courroux ranimé,
Fait expirer le mien dans mon coeur désarmé ;
Je sens le fer tomber de ma main dégouttante ;
Je m’échappe tremblant, et vole dans ma tente.
75 Là, Polixène absente encor frappe mes yeux ;
Là, je la vois encor, le regard furieux,
Me montrer de Priam la tête ensanglantée,
Charger de noms affreux la mienne épouvantée,
Me découvrir son sein, à mes coups présenté,
80 Belle de sa douleur, comme de sa beauté.
Enfin, depuis ce jour, sur ces tristes rivages,
Je promène avec moi ces funestes images,
Et les remords du sang où mon bras s’est trempé,
Et le trait enflammé dont mon coeur est frappé.
PHÉNIX.
85 Je vous plains. Se peut-il qu’un penchant téméraire,
Trahissant la mémoire et les mânes d’un père,
Vous fasse soupirer, Seigneur, pour les appas
Qui d’Achille lui-même ont hâté le trépas ?
Vous serez malheureux, et c’est là sa vengeance.
90 Lorsqu’Achille à ses pieds déposa sa puissance,
J’ai connu cet objet, trop dangereux pour vous.
Son coeur est aussi pur que ses regards sont doux :
Dans son âme, agrandie aux exploits de son frère,
L’âme du fier Hector respire tout entière :
95 Son génie a les traits des héros, ses aïeux.
Sans doute ses refus constants, injurieux,
À son vainqueur dompté coûtant de vaines larmes,
La vengeront des maux qu’elle doit à vos armes,
Et vos bienfaits eux-mêmes, à ses yeux prévenus,
100 Peut-être ne seront que des crimes de plus.
Ah ! Deviez-vous l’aimer ? Mais l’avez-vous revue ?
PYRRHUS.
Non, je n’ai point osé reparaître à sa vue ;
J’ai craint de lui montrer un visage odieux.
Toi, Phénix, dont l’aspect doit moins blesser ses yeux,
105 Cherche-la, sur ces bords, errante et fugitive.
Conduis vers mes vaisseaux cette jeune captive,
Ce prix de mes combats, le plus cher à mon coeur ;
Mais ne l’y conduis pas, comme un cruel vainqueur
Qui traîne, d’une main encor toute sanglante,
110 Sous le poids de ses fers une esclave tremblante.
Montre-lui ce respect qu’un vainqueur généreux
Garde à ceux que sa gloire a rendus malheureux.
Va, cours.
Phénix sort.
Va, cours. Elle verra, pour gagner sa tendresse,
Ce que mon coeur... Ulysse ! Eh ! Quel motif ?...
SCÈNE III. Pyrrhus, Ulysse. §
ULYSSE.
Ce que mon coeur... Ulysse ! Eh ! Quel motif ?... La Grèce
115 Demande encor, Seigneur, votre vaillante main ;
Un prodige des mers nous ferme le chemin.
ULYSSE.
Un prodige ! Les Grecs, sur la rive où fut Troie,
Hâtaient tous du départ les apprêts avec joie ;
Et, voyant leurs vaisseaux par les vents agités,
120 Ils appelaient de loin les bords qu’ils ont quittés,
Tout-à-coup un grand cri sort des vagues profondes ;
La mer tremble, mugit, s’entr’ouvre, et, sur les ondes
Monte et s’élève Achille au milieu des éclairs,
De la foudre, et des vents qui grondent dans les airs :
125 Il semble être un des dieux que l’univers adore ;
Le fer brille en sa main. Il paraît tel encore
Qu’aux jours, où, renversant les Troyens sous ses pas,
Il portait dans leurs rangs la terreur, le trépas,
Du Xanthe soulevé combattait l’onde altière,
130 Ou traînait, à grands cris, Hector sur la poussière.
Il s’avance vers nous, et nous lance un coup d’oeil
Plein de dépit, de rage, et de haine, et d’orgueil ;
Et terrible, en ces mots sa voix se fait entendre :
« Grecs, vous allez partir sans honorer ma cendre !
135 Il faut, pour que les mers vous ouvrent leur chemin,
Que l’armée aujourd’hui répande
Sur mon tombeau le sang humain :
Calchas vous nommera ce sang que je demande,
Et des mains de mon fils j’en exige l’offrande. »
140 ....................................
Il dit : déjà muets, les airs ne soufflent plus,
Les vents sont enchaînés, et les flots abattus ;
La mer tombe, et son onde aplanie et tranquille,
Semble, aux yeux étonnés, une glace immobile.
145 Les chefs, que ce spectacle a tous saisis d’effroi,
S’assemblent éperdus sous la tente du roi ;
Et Calchas, que des dieux le souffle saint anime,
S’avance au milieu d’eux pour nommer la victime.
PYRRHUS.
Quelle est-elle, Seigneur ?
ULYSSE.
Quelle est-elle, Seigneur ? Le ciel interrogé
150 Sur un autel, d’encens et d’offrandes chargé,
Par la voix du grand-prêtre a nommé Polixène.
ULYSSE.
Polixène! Et bientôt, pour désarmer sa haine,
Calchas va vous donner le fer, que votre main
Doit, au tombeau d’Achille, enfoncer dans son sein.
PYRRHUS.
155 Dans son sein ! Moi ! Grands dieux !
ULYSSE.
Dans son sein ! Moi ! Grands dieux ! Le ciel et votre père
Veulent ce sacrifice affreux, mais nécessaire.
PYRRHUS.
Il n’est pas encor fait, Ulysse !
ULYSSE.
Il n’est pas encor fait, Ulysse ! En ce séjour,
Seigneur, il doit se faire avant la fin du jour.
ULYSSE.
J’en doute. Ce vain doute est fait pour me surprendre.
160 Qui l’empêchera ?
PYRRHUS.
Qui l’empêchera ? Moi !
ULYSSE.
Qui l’empêchera ? Moi ! Vous ! Que viens-je d’entendre,
Seigneur ? Est-ce Pyrrhus, un Grec, qui m’a parlé ?
D’où vient l’indigne effroi dont vous êtes troublé ?
Moi, je croyais vous voir, heureux, plein d’alégresse,
Fier d’honorer un père, et de servir la Grèce,
165 Hâter avec transport un important trépas ;...
1
Et vous balancez...
PYRRHUS.
Et vous balancez... Non, je ne balance pas.
Vous voulez, qu’abaissant la grandeur de mon âme
J’ose plonger ma main dans le sang d’une femme,
Qu’émule de Calchas, et m’armant d’un couteau,
170 Je fasse, aux yeux des Grecs, l’office d’un bourreau
Vous auriez dû, Seigneur, apprendre à me connaître !
Le premier des héros, Achille m’a fait naître ;
Si j’ai reçu de lui son courage indompté,
J’ai reçu plus encor, sa générosité.
175 Ne me parlez donc plus d’une horreur aussi noire.
Oui, lorsque, oubliant moins et mon rang et ma gloire,
Les Grecs m’imposeront un honorable emploi,
Digne enfin de Pyrrhus, d’un héros, et d’un roi,
Je suis prêt, à leurs voeux je souscrirai sans peine...
180 Mais, de ma propre main, immoler Polixène !...
C’est un crime, Seigneur; il me suffit : mon bras
Ne fut jamais instruit à des assassinats.
ULYSSE.
Seigneur, je reconnais à ce refus sublime,
Cette austère vertu qui craint l’ombre d’un crime ;
185 Mais l’État aujourd’hui défend de l’écouter ;
Le sang est nécessaire, et ne doit rien coûter :
De ce sang seul enfin le retour doit dépendre,
Et vous pouvez, seigneur, rougir de le répandre !
Où donc est l’infamie ? Où donc est l’attentat ?
190 Vous servez votre père, et les dieux, et l’État ;
Je n’y vois rien, seigneur, qui ne soit légitime ;
Et le ciel, qui l’ordonne, est seul chargé du crime.
Ilion est tombé sous vos généreux coups :
Mais ce n’est point assez ; d’un autre honneur jaloux,
195 Il vous faut achever votre illustre victoire ;
Le ciel met dans vos mains cette nouvelle gloire :
Voudriez-vous laisser vos exploits imparfaits,
Et d’un triomphe heureux nous ravir les bienfaits ?
Faudra-t-il que les Grecs, dont vous aimez l’hommage,
200 Changeant l’amour en haine, et l’éloge en outrage,
Détruisent les autels qu’ils vous avaient dressés,
Maudissent vos exploits qu’ils avaient encensés,
Flétrissent vos lauriers, et, pleurant leur victoire,
Rougissent à vos yeux de vous devoir leur gloire ?
205 Eh ! Pour qui ? Pour quel sang voulez-vous nous trahir ?
C’est un sang ennemi que vous devez haïr ;
C’est Polixène enfin, dont la beauté traîtresse
Causa la mort d’Achille, et mit en deuil la Grèce :
Non, vous ne pouvez pas la soustraire à nos coups,
210 Et ce sang criminel est tout entier à nous.
Il faut nous rendre aux champs de Sparte et de Mycène.
PYRRHUS.
Il est trop vrai qu’Achille, épris de Polixène,
Lorsque, pour l’épouser, il volait à l’autel,
À ses côtés tomba, frappé d’un coup mortel.
215 Mais de ce crime affreux Pâris fut seul coupable ;
Le ravisseur d’Hélène en était seul capable.
Pourquoi donc la punir de l’attentat d’autrui?
Si le ciel l’eût proscrite, eût-il jusqu’aujourd’hui
Sauvé ses jeunes ans du glaive et de la flamme
220 Qui, longtemps autour d’elle, ont brillé dans Pergame ?
N’eût-il pas, dans le sang de ses concitoyens,
Sous la chute du trône et des murs des Troyens,
Au milieu des débris de sa famille entière,
Enseveli la fille à côté de son père ?
225 Le ciel ne l’a point fait, et nous, trancherons-nous
Des jours, sacrés pour lui dans un temps de courroux ?
De son sang, dites-vous, Achille veut l’offrande.
Mais que lui servira ce sang qu’il vous demande ?
Ses mânes, chez les morts, tranquilles à jamais,
230 Reposeront-ils moins dans l’éternelle paix ?
Sera-t-il aux enfers moins sûr de sa mémoire ?
Peut-il même à ce point déshonorer sa gloire ?
Il a donc en mourant, plein d’un esprit nouveau,
Dépouillé sa vertu sur le bord du tombeau !
235 Il est toujours d’Hector le vainqueur sanguinaire,
Et non l’Achille ému des larmes d’un vieux père !
Seigneur, un doute s’offre à mon coeur éclairé.
Est-il bien vrai qu’Achille, aux Grecs se soit montré ?
Je n’y fus pas présent ; je crois peu les miracles ;
240 De vulgaires rapports ne sont pas mes oracles.
Qui l’a vu ? Les soldats ! Je pense que du moins
Il en aurait aussi rendu mes yeux témoins.
Ce miracle sans doute est un de ces prestiges
Que se fait le vulgaire, amoureux des prodiges.
245 Achille, croyez-moi, sur les bords du Léthé,
Sans s’occuper de nous, se promène enchanté ;
Il ignore à jamais et l’orgueil et la haine ;
Il ne se souvient plus des Grecs, de Polixène ;
Il a même oublié tous ces exploits divers,
250 Prodiges que jamais n’oubliera l’univers.
Soyons vrais. Nos rigueurs, nos cruautés dans Troie,
Les Grecs, depuis deux jours, acharnés sur leur proie,
La mort, à chaque instant, docile à nos fureurs,
Ont soulevé le ciel, lassé de tant d’horreurs.
255 Le céleste courroux, non le courroux d’Achille,
Vient d’enchaîner les vents sur l’Hellespont tranquille.
Le sang irriterait encor son équité :
On ne peut plaire aux Dieux par l’inhumanité.
D’ailleurs, toujours du sang ! Toujours des barbaries !
2
260 Les Dieux que nous servons sont-ils donc les furies ?
J’ai rempli de carnage Ilion renversé,
Ma fureur en est lasse, et mon glaive émoussé.
Enfin, mon père a-t-il demandé Polixène ?
ULYSSE.
Mais Calchas l’a nommée ; et notre juste haine...
PYRRHUS.
265 Vous croyez Calchas ? Vous ?
ULYSSE.
Vous croyez Calchas ? Vous ? Interprète des Dieux,
Il lit dans leurs secrets, qu’ils ouvrent à ses yeux.
PYRRHUS.
Leurs secrets de leur sein ne daignent point descendre
À la voix d’un mortel peu fait pour les entendre;
Les Dieux n’abaissent point leur sainte majesté
270 Jusqu’à remplir son coeur de leur divinité ;
Leurs secrets à leurs pieds restent avec la foudre.
ULYSSE.
Je ne dis plus qu’un mot. Que pensez-vous résoudre ?
Nous accorderez-vous aujourd’hui votre bras ?
ULYSSE.
Non. Ainsi Polixène....
PYRRHUS.
Non. Ainsi Polixène.... Elle ne mourra pas.
ULYSSE.
275 Vous l’adorez sans doute : une chaleur si vive...
PYRRHUS.
Que je l’adore ou non, je prétends qu’elle vive.
ULYSSE.
La patrie à vos yeux n’est donc plus rien, Seigneur ?
PYRRHUS.
Elle est toujours beaucoup, mais bien moins que l’honneur :
L’honneur, au vrai héros, doit parler plus haut qu’elle.
ULYSSE.
280 Mais ne craignez-vous point que ce refus rebelle
Des Grecs, contre Pyrrhus, n’arme ici tous les rois,
Jaloux de vous punir du mépris de leurs droits ?
PYRRHUS.
Je ne suis point surpris de cette ingratitude,
Seigneur ; c’est chez les Grecs une vieille habitude.
285 Mon père l’éprouva, je l’éprouve aujourd’hui ;
Mais je ne prétends pas la souffrir comme lui :
Et, si les Grecs dix ans demandèrent Hélène,
Ils pourront plus longtemps demander Polixène.
Adieu.