SCÈNE V. Artaxerce, Artaban, Arbace. §
ARBACE.
Traître !... Arbace !... Je meurs. Erimène !
ARTAXERCE.
Traître !... Arbace !... Je meurs. Erimène ! Grands Dieux !
ARTAXERCE.
Mon Fils ! Ah ! Quel objet ! Quelle horreur m’environne !
Plus que le crime encor, le coupable m’étonne.
ARTABAN.
Seigneur, son attentat a décidé mon sort.
ARBACE.
Ciel ! Où m’as-tu réduit !
ARTABAN.
Ciel ! Où m’as-tu réduit ! Vous me devez la mort,
C’est à moi d’expier sa fureur et son crime ;
350 Frappez , et que je sois la première victime.
ARTAXERCE.
Meurtrier de ton Roi, viens, approche, inhumain,
Réponds moi : quelle rage avait armé ta main ?
Parle. Je crois encor qu’un vain songe m’abuse.
ARBACE.
Mon père !... Outragez-moi, Prince, ici tout m’accuse.
355 Dans cet étrange état, dans ce péril pressant,
Je n’ai qu’un mot à dire : Arbace est innocent.
ARTAXERCE.
Toi malheureux ! Hé quoi, contre un ordre suprême ;
N’étais-tu pas dans Suze et dans ce Palais même ?
Dis-moi, quoiqu’exilé, ne t’y cachais-tu pas ?
360 Ne t’a-t-on pas surpris précipitant tes pas ?
ARBACE.
Je fuyais, il est vrai.
ARTAXERCE.
Je fuyais, il est vrai. Tu tenais cette épée ,
Celle de Xercès même, et dans son sang trempée,
Dans ta fuite aperçu, tu l’as jetée au loin ;
Vous, Soldat, approchez : démens-tu ce témoin ?
365 Ce fer fut dans ta nain : démens-tu cet indice ?
ARBACE.
Je n’en puis dire plus, et c’est là mon supplice.
ARTAXERCE.
Tu ne le peux, sans doute, et ton crime est prouvé.
Mon père t’exilait, tu te voyais privé
D’un Hymen désormais horrible à ma pensée.
370 Hélas ! Où m’emportait ma tendresse insensée ?
Barbare ! En mes malheurs je te fais rappeler,
Je cherche un coeur de plus qui vint me consoler,
Je m’abandonne entier à l’espoir qui m’anime,
Je vole dans ton sein, et j’y trouve le crime !
ARBACE.
375 Qui ? Moi ! Dans votre sang j’aurais trempé ma main ;
Je me serais surpris même en ce noir dessein !
Ma venu jusques-là se serait démentie !
Moi, Seigneur, qui pour vous aurais donné ma vie,
Moi que pour prix d’un zèle à vos jours consacré,
380 Du nom de votre ami vous aviez honoré ;
Voilà dans les horreurs de mon destin funeste,
Et le coeur qui m’accuse et l’appui qui me reste.
ARTABAN.
Eh ! Le Prince peut-il ne te pas soupçonner
Lorsque tout à ses yeux sert à te condamner ?
385 Crois-tu par tes discours balancer l’apparence ?
ARBACE.
Et vous aussi, grands Dieux ! Ah ! Toute ma constance
Cède à ce dernier trait.
ARTABAN, à Artaxerce.
Cède à ce dernier trait. Prononcez notre arrêt,
Seigneur. S’il est coupable autant qu’il le paraît,
Ne considérez plus mon sang dans un perfide :
390 La nature outragée est ici votre guide,
C’est elle seulement qu’il vous faut consulter,
Vous l’allez satisfaire et je vais la dompter.
ARTAXERCE, aux Gardes.
Qu’on l’éloigne.
ARTABAN.
Qu’on l’éloigne. Malgré le crime de ma race
Oserai-je, Seigneur, espérer une grâce ?
395 Souffrez que de son coeur je sonde les replis :
Dans le funeste état où le destin m’a mis,
C’est mon devoir. Souffrez.....
ARTAXERCE.
C’est mon devoir. Souffrez..... Ah ! Le cruel déchire
Ce coeur infortuné qu’il trompa, qui désire
Peut-être autant que vous, mais hélas ! Sans espoir ;
400 Qu’il ne soit point souillé d’un attentat si noir.
Hé, que vous dira-t-il après sa résistance !
Vous voyez devant moi qu’il s’obstine au silence ,
Que ce mystère encore augmentant mes soupçons,
Sert sans doute de voile à d’autres trahisons.
ARTABAN.
405 Dans la confusion où son crime le jette,
La contrainte l’arrête et sa bouche est muette,
Devant moins de regards peut-être en liberté,
Il laissera, Seigneur, parler la vérité.
ARTAXERCE.
Écoutez, Artaban. L’équité qui m’anime,
410 Ne peut confondre ici votre zèle et son crime ;
Vous voyez les combats dont je suis agité ,
Et de son attentat quelle est l’énormité :
Servez-vous du pouvoir, de l’ascendant d’un père
Pour éclaircir enfin cet horrible mystère,
415 Entendez sa défense, arrachez son aveu,
Je vous laisse avec lui...
Aux Gardes.
Je vous laisse avec lui... Vous, veillez en ce lieu.
SCÈNE VI. Artaban, Arbace. §
ARBACE, avec impétuosité.
Ah ! Je respire enfin dans ma fureur extrême,
Je puis, barbare...
ARTABAN.
Je puis, barbare... Écoute.
ARBACE.
Je puis, barbare... Écoute. Écoutez-moi vous-même ;
J’ai droit de l’exiger : assez je me suis tu,
420 Assez j’ai pu laisser outrager ma vertu.
J’ai gardé le silence en ce comble d’injure,
J’ai payé plus qu’un fils ne doit à la nature :
Arbace maintenant vous doit la vérité.
Qu’avez-vous fait, cruel ! Quel abus détesté
425 De l’immense pouvoir que votre rang vous donne !
Le second de l’État, vous n’approchez du Trône
Que peut atteindre au coeur que vous avez percé ;
Au coeur de votre maître à vos pieds renversé !
C’est peu : quand votre fils que la nature anime,
430 Vous arrache le fer, cet indice du crime ;
Quand je frémis pour vous, quand je prends malgré moi,
Barbare, cette part au meurtre de mon Roi,
Accusé devant vous de ce grand parricide,
Vous pouvez abuser de mon respect timide
435 Pour me calomnier, pour noircir votre fils
Du soupçon d’un forfait que vous avez commis !
Je serai cru l’auteur d’un crime abominable ;
Ou si tout est connu, je suis fils d’un coupable,
Dans la publique horreur avec vous confondu ;
440 Et de tous les côtés mon honneur est perdu.
ARTABAN.
Ingrat ! Eh, c’est pour toi que j’ai commis ce crime.
ARTABAN.
Pour moi ! Pour t’agrandir je crus tout légitime.
Te jetant dans les fers le destin m’a trompé :
Mais de maux sans ressource il ne t’a point frappé.
445 Quelques indignités que ton honneur essuie,
Quelque soit ce soupçon, il faut que je l’appuie.
ARBACE.
Quelle trame odieuse !...
ARTABAN.
Quelle trame odieuse !... Au déclin de mes ans
La couronne à ce prix souillait mes cheveux blancs ;
C’est sur ton jeune front qu’aujourd’hui je l’attache ;
450 Si je l’y vois briller, elle sera sans tache.
Voilà de quel espoir mon orgueil s’est flatté,
Et l’excuse, et le prix du coup que j’ai porté.
Eh ! Qui rend à tes yeux cette trame si noire ?
Je n’ai frappé qu’un Roi déjà mort à la gloire ;
455 Fantôme couronné dont le monde était las ;
Et qui même envers toi le plus grands des ingrats ;
Suivant pour toute loi ses superbes caprices,
Des rigueurs de l’exil a payé tes services ;
Désespérais sa fille en pressant ton départ,
460 Dans ton coeur, dans le sien enfonçait le poignard.
Moi-même, en apparence ennemi de ta flamme,
J’affligeai ta maîtresse, et j’accablai ton âme.
Tout change déformais, et tes voeux sont remplis ;
Je te venge du père, et je trompe le fils ;
465 Je sers et ton amour et sans doute ta haine ;
Je te fais Souverain , je couronne Emirène,
Je prends de mon projet tout le crime sur moi,
Ose me reprocher ce que je fais pour toi.
ARBACE.
Oui, je l’ose ; et ce coup manquait à ma disgrâce.
470 Vous êtes criminel, et c’était pour Arbace !
Ah ! Sachez de quel oeil je vois votre attentat ;
Ma gloire est d’en gémir , ma vertu d’être ingrat ;
Mais après tant d’excès si la vôtre est éteinte,
Pour être sans remords, êtes-vous donc sans crainte ?
475 Ou comment votre coeur, libre loin du repos,
Faut-il encor courir à des forfaits nouveaux ?
Arrêtez-vous, tremblez d’avancer dans le crime ;
Peut-être un pas de plus, vous tombez dans l’abîme.
Cruel ! Sous le bûcher dressé pour mon trépas,
480 Sous ma cendre du moins cachez vos attentats.
ARTABAN.
Il n’est plus temps, crois-moi, ce que j’ai fait m’engage :
Ne crains rien : je puis tout ; jouis de mon ouvrage.
C’est tout ce que je veux, mon espoir est comblé.
ARBACE.
Jusqu’où l’ambition vous a-t-elle aveuglé ?
485 Grands Dieux ! Eh ! Quel espoir sur Arbace vous reste ?
Hé ! Quand j’accepterais un sceptre si funeste,
Les Perses indignés recevront-ils la loi
D’un mortel qu’ils croiront teint du sang de leur Roi ?
ARTABAN.
Hé ! Ne suffit-il pas que ma main te couronne ?
490 Qui t’osera juger une fois sur le trône ?
Je t’aplanirai tout, rien ne doit t’arrêter ;
L’art de s’ouvrir le trône est le droit d’y monter,
6
Sémiramis en paix régna dans l’Assyrie.
Bannis un vain scrupule, embrasse mon génie ;
495 Tu trembles de régner ! Tremble, si tu n’es roi,
Ce n’est qu’avec ce rang qu’Emirène est à toi.
ARBACE.
Emirène ! Ah ! Pensée accablante et cruelle ?
Ah ! Xercès n’avait fait que m’exiler loin d’elle ;
Vous plus tyran que lui, vous mon accusateur,
500 Vous m’avez tout ôté, son estime et son coeur.
Oui, j’adore, Seigneur, j’idolâtre Emirène :
Mais fallût-il la perdre et m’attirer sa haine,
Votre courroux, jamais, quelqu’en soit le malheur,
Vous ne verrez le crime approcher de mon coeur.
505 N’attendez pas qu’Arbace à ce point s’avilisse ;
Je suis votre victime, et non votre complice ;
Je pleure sur vos soins, j’abjure vos bienfaits ;
Je déteste le trône acquis par des forfaits,
Je préfère la mort et honteuse et cruelle,
510 Je me sauve en ses bras de l’amour paternelle,
L’honneur était un bien dont j’eusse été jaloux,
Mais qu’on pouvait m’ôter, qui ne tient point à nous ;
Ma vertu n’est qu’à moi ; si dans ce jour funeste
J’en perds la renommée, elle-même me reste.
ARTABAN.
515 Hé bien ! Puisque ton coeur se refuse à mes voeux,
J’accomplirai pour moi ce dessein dangereux.
Si mon ambition était illégitime,
L’esprit qui m’animait anoblissait mon crime.
Ce n’est point mon projet, c’est ton refus, cruel,
520 Oui, c’est ton seul refus qui me rend criminel,
Qui de mes attentats rend mon âme confuse ;
Tu m’en ôtes le fruit, pour m’en ôter l’excuse,
Et loin de concourir à me justifier,
Tu veux de mon forfait m’accabler tout entier.
525 Hé bien, péris ingrat, péris, je t’abandonne ;
Monte sur le bûcher, quand je t’offre le trône,
Préfère à mes bontés le sort le plus affreux ;
Je puis voir d’un oeil sec... Écoute, malheureux :
Malgré toi, malgré moi je sens que je fuis père :
530 Viens, suis mes pas.
ARBACE.
Viens, suis mes pas. Comment ?
ARTABAN.
Viens, suis mes pas. Comment ? C’est ma seule prière
Je puis tromper ta garde, et sais près de ces lieux
Une secrète issue inconnue à leurs yeux ;
Viens ; et ne prenant plus que ma pitié pour guide ;
Sauve toi du supplice, et moi d’un parricide.
ARBACE.
535 Moi fuir ! Moi de ces lieux en coupable sortir !
J’ai fait un désaveu, j’irais le démentir ;
Jusques-là renoncer à ma propre défense,
Par un nouvel indice appuyer l’apparence !
Moi fuir loin de ces lieux que vous ensanglantez,
540 Pour ouvrir un champ libre à d’autres cruautés,
Souffrir que sous mon nom courant de crime en crime,
Vous alliez prendre encor mon ami pour victime !
Non, je reste en ces lieux, vos fureurs contre un roi,
Nc pourraient rien oser, qu’il ne punit sur moi ;
545 Par là je vous arrête ; ou si c’est peu, barbare,
Je fais tout pour parer le coup qu’on lui prépare ;
Oui, sans vous accuser, me faisant son appui,
Il n’est rien que ma foi n’entreprenne pour lui,
Rien que ne tente ici ma tendresse et ma crainte.
550 Si le sang a ses droits, l’amitié non moins sainte,
La justice a les siens ; je remplirai leurs lois.
ARTABAN.
Malheureux ! Peux-tu bien résister à ma voix ?
Peux-tu dans ces moments combattre ma tendresse ?
ARBACE.
Ah ! Trop tard à mon fort votre coeur s’intéresse.
555 Cruel ! Était-ce ainsi qu’il fallait me chérir ?
ARTABAN.
Tu résistes en vain, en vain tu veux périr.
Suis moi, te dis-je, ingrat, ou je vais t’y contraindre.
ARBACE.
Arrêtez. C’est à vous peut-être de me craindre.
ARTABAN.
Tu m’oses menacer !... Obéis, suis mes pas.
ARBACE.
560 Soldats, approchez vous.
Les Gardes avancent.
ARTABAN.
Soldats, approchez vous. Ô dépit !... Tu mourras.
ARBACE.
Adieu, barbare !... Allons, Gardes qu’on me ramène.
ARTABAN.
Ma fureur est au comble, et j’en fuis maître à peine.