SCÈNE III. Alzaïde, Zaraès. §
ZARAÈS, à part.
Mais on vient... Alzaïde est seule, approchons-nous.
ALZAÏDE.
Ô Ciel !... C’est Zaraès... C’est lui... C’est mon époux.
ZARAÈS.
585 Ah ! Calmez ce transport que ma présence inspire :
Madame, observez-vous, craignons tout, ou j’expire :
Mais je puis, grâce au sort, un instant dans ces lieux ,
Vous parler sans témoins.
ALZAÏDE.
Vous parler sans témoins. Je vous revois ; ô Dieu !
ZARAÈS.
Ô vous qui m’arrachez à mon destin perfide,
590 Oui, vous me revoyez, généreuse Alzaïde.
ALZAÏDE.
Vous vivez. Ah ! Seigneur, par quel heureux secours,
Respirez-vous encor ? À qui dois-je vos jours ?
ZARAÈS.
Madame, c’est Iphis, qui dans cette journée,
De l’Egypte ressent la vengeance effrénée ;
595 Compagnon de ma gloire, il partageait mes fers :
Vous alliez terminer les maux que j’ai souffert :
Le peuple des prisons voit sortir sa victime ;
Tremblant à cet aspect, soudain il se ranime ;
Iphis à ses regards se montre le premier ;
600 Je le suivais : mes yeux ont vu sacrifier
Ce héros qui s’offrait au trépas pour son maître :
Sous leurs coups redoublés je l’ai vu disparaître :
Et plus craint dans ces lieux que je n’y suis connu,
Jusqu’à vous sans danger me voilà parvenu.
605 Enfin à m’y servir désormais tout conspire ;
On croit Zaraès mort, on croit qu’Iphis respire.
Sous mon nom que toujours il voulut conserver.
On l’immole aujourd’hui : le sien va me sauver :
Le titre respecté de fujet de sa Reine ,
610 Assure ici mes jours, et cachera ma haine :
Je n’ai point vu le Roi : j’évitai tous les yeux,
Et mon destin n’est su que de vous et des Dieux.
ALZAÏDE.
Eh ! Pourquoi donc Seigneur, voulez-vous qu’on l’ignore ?
ZARAÈS.
Rien ne peut mieux voiler mes projets prêts d’éclore :
615 Vous allez les savoir, dissipez votre effroi :
Je vais être vengé : ne tremblez pas pour moi.
ALZAÏDE.
Que dites-vous; Seigneur ?
ZARAÈS.
Que dites-vous; Seigneur ? Que dès ce soir j’expire
Ou que vous me verrez maître de cet Empire.
La moitié de ma honte va rejaillir sur vous :
620 Vous allez l’effacer en servant votre époux ;
Voilà votre destin. Vous n’en avez point d’autre ;
Femnme de Zaraès, son injure est la vôtre :
Mon sort est en vos mains : je fonde mon espoir
Plus sur votre amitié que sur votre devoir,
625 Et seule vous avez toute ma confiance :
Vous dire un mot de plus en cette circonstance ;
Où mon coeur vous doit tant, serait vous offenser,
Et me fier à vous, c’est vous récompenser.
ALZAÏDE.
De quels coups à la fois, mon âme est-elle atteinte :
630 Considérez, Seigneur, les objets de ma crainte
Avez-vous bien prévu les maux dont je frémis ?
Eh ! Quel est votre espoir contre tant d’ennemis.
ZARAÈS.
Je vais bientôt calmer les frayeurs de votre âme :
Vous ne tremblerez plus, quand vous saurez Madame,
635 Par combien de ressorts aussi prompts que certains
J’assure le succès de mes vastes desseins.
Le Roi fier de mes maux, trop sûr de sa puissance,
Colorant son mépris d’une fausse clémence,
Étendit les liens de ma captivité ;
640 Votre époux s’est fervi de cette liberté,
Pour se rendre en ces lieux à son tour redoutable.
J’y fomentai moi-même un parti formidable ;
Méris, Phédos, Orus, sujets qu’il croit soumis ,
Sont devenus par moi ses plus grands ennemis,
645 Et joints à mes guerriers, vont me livrer leur ville.
Là sans cesse agissant, je paraissais tranquille.
Tout est prêt, on l’ignore, et j’ai changé mon sort ;
J’obtiendtai dès ce soir la couronne, ou la mort.
Que m’importe des deux, pourvu que je me venge.
ALZAÏDE.
650 Vous vous vengez, de qui... Vous, Seigneur ! Ah ! Qu’entends-je ?
Quel dessein ! On l’ignore... En vain vous l’espérez.
Tous vos projets ici ne sont pas ignorés :
Une lettre surprise, et par Arbas écrite,
Fit connaître les coups que Zaraès médite.
ZARAÈS.
655 Elle n’apprit que ceux qu’il voulut dévoiler :
C’est encor un fecret qu’il faut, vous révéler.
ALZAÏDE.
Quoi ! La lettre, Seigneur...
ZARAÈS.
Quoi ! La lettre, Seigneur... C’est moi qui l’ai fait rendre.
Pour désarmer Memphis j’ai su tout entreprendre.
Je voyais qu’aujourd’hui pour attaquer le Roi,
660 Mes guerriers peu nombreux s’avançaient près de moi,
Que de ses défenseurs cette ville était pleine,
Qu’en les y combattant ma perte était certaine ;
Ainsi je résolus de les en écarter ;
C’est par un faux avis que je puis le tenter,
665 C’est l’unique ressource ouverte à ma prudence,
Qui peut rendre l’attaque égale à la défense,
J’ai marqué que bientôt par les champs Syriens
Mes Soldats s’approchaient pour attaquer les siens,
Quand en effet laissant bien loin d’eux la Syrie
670 Ils venaient à Memphis des champs de l’Arabie.
On croit l’avis, on part : on résout mon trépas,
Vous venez par mon ordre, et détournez leurs bras :
Nous y fumes réduits... Mais enfin je respire.
Libre je vous revois, inconnu je conspire.
675 Contre nos ennemis j’ai déjà réussi,
Ils vont vers la Syrie, et la guerre eft ici.
ALZAÏDE.
Je vois ainsi que vous leur perte inévitable :
Mais songez que le Roi qui vous a cru coupable ;
A toujours, quelqu’il fût, adouci votre sort :
680 Et que dans ce jour même où vous jurez sa mort,
Ami de ses sujets qu’opprimait votre haine,
Il défendait vos jours, et brisait votre chaîne.
ZARAÈS.
1
Qu’il aime ses sujets, mais qu’il me traite en Roi
Que me font des vertus qui ne sont pas pour moi ?
ALZAÏDE.
685 Seigneur puisqu’avec vous ici d’intelligence
Je dois aux yeux de tous servir votre vengeance
Que surtout par les noeuds qui m’attachent à vous,
Je partage la honte ou l’honneur de vos coups :
Voyons de nos projets le crime, ou la justice :
690 Que je sois votre épouse, et non votre complice.
L’Univers nous contemple ; avant de nous venger,
C’est lui, Seigneur, c’est lui qu’il faut interroger.
Oui, consultons sa voix lorsque tout nous l’ordonne.
Son estime est toujours pour celui qui pardonne :
695 Pour l’autre désormais ne s’interessant plus,
Quand ses maux sont finis, il lui veut des vertus ;
Et contre un bienfaiteur que la vengeance opprime,
La gloire est un opprobre, et le triomphe un crime.
Qu’attendez-vous du Prince ? Il vous fera régner.
700 Prévenu par ses dons, pourquoi les dédaigner ?
Subjuguez votre coeur quand le sien se surmonte.
Sans orgueil il les offre : acceptez-les sans honte.
ZARAÈS.
Que dites-vous, ô ciel ! Eh ! Ne savez-vous pas
Mes droits, mon infortune, et tous ses attentats ?
ALZAÏDE.
705 Quoi, Seigneur ?
ZARAÈS.
Quoi, Seigneur ? Que sa haine, et que son injustice
En ce jour, ici même ordonna mon supplice.
Sans cesse prétextant au mépris de mes droits
Que j’ai dû le servir et ramper sous ses lois.
Si mon père usurpa, je fus Roi légitime :
710 Mes peuples m’ont élu : m’opprimer est un crime.
Alzaïde, écoutez : j’excuse en vos discours
L’Amour de la vertu, l’interêt de mes jours :
Mais de fausses vertus vous ont préoccupée :
Songez à mes affronts : vous serez détrompée :
715 De votre âme jamais pourront-ils s’effacer ?
Est-il besoin ici de vous les retracer ?
Et ne devrai-je pas vous entendre me dire,
Qu’il est honteux pour moi qu’Aménophis respire
Vaincu, pris, avili, dans mille maux plongé,
720 Quoi ! Je suis votre époux, et ne suis pas vengé !
Si je diffère encor, suis-je digne de l’être ?
Je subis dans sa cour l’infâme sort d’un traître >
Et mon bras lui prépare un glorieux trépas.
Il m’a mis dans les fers : je ne l’en charge pas.
725 Je vois même en ce jour désoler mon empire ;
Le sien subsiste encor... oui, je vais le détruire.
Que le superbe coeur qui m’a trop offenfé ,
De ce fer aujourd’hui soit mille fois percé ;
Que vengeur des affronts qu’il a faits aux Monarques,
730 De leur honte en son sein j’efface ici les marques.
Dans ces lieux où j’ai su qu’il ordonna ma mort,
Ah ! C’est-là que je veux qu’il termine son sort,
Qu’il me voye en mourant maître de sa puissance,
Contempler sa douleur, et goûter ma vengeance.
735 Vous y serez présente... oui, vous-même verrez
Son sang, sa mort, sa honte, et vous en jouirez.
Vous frémissez, Madame.
ALZAÏDE.
Vous frémissez, Madame. Oui, cette destinée
Qui vous flatte aujourd’hui...
ZARAÈS.
Qui vous flatte aujourd’hui... Peut être infortunée
Sans doute : par le sort je puis être opprimé :
740 C’est le moindre des maux dont je sois alarmé :
J’en redoute un plus grand ; mon âme intimidée
Ne peut, sans frissonner, en soutenir l’idée :
C’est de penser qu’ici Zaraès outragé
Peut mourir à vos yeux, et n’être point vengé.
745 Sûr de votre courage et de votre prudence,
Déposant en vos mains ma dernière espérance,
J’attends de vous, Madame, un service important.
Et vous ne devez pas balancer un instant ;
Gardez ce fer, prenez : c’est moi qui vous l’ordonne.
750 Sachez à quel dessein ma fureur vous le donne.
Peur-être Aménophis m’abattra sous ses coups,
Et sous lui vous verrez expirer votre époux ;
Que du trépas du Roi ma perte soit suivie,
Après que dans ces lieux j’aurai perdu la vie,
755 On verra tous mes Chefs ou morts, ou dissipés >
Vivez, restez ici, n’hésitez pas, frappez :
Surtout en ce moment faites qu’il se souvienne,
En lui donnant la mort, qu’il ordonna la mienne.