SCÈNE I. Tibère, Druze. §
TIBERE.
Corrompre mes soldats, et traiter une ligue !
Dans Rome, moi présent, fomentez une brigue !
Dangereux serviteur ! Esprit lâche et couvert !
Ai-je pu caresser un homme qui me perd ?
625 Le combler de faveurs, de dignités, de grâces,
Et l’ingrat put avoir de pareilles audaces !
Qui ne s’étonnerait de ces hardis projets ?
Jusqu’à quelle insolence ont monté nos Sujets ?
Rome, jusques à quand produiras-tu des traîtres,
630 Et quand cesseras-tu d’attenter sur tes Maîtres ?
L’on put justifier le meurtre de tes Rois ;
Il te fallait venger le mépris de tes Lois ;
Te délivrer d’un joug que tu crus tyrannique,
Et maintenir contre eux la liberté publique.
635 La mort des Décemvirs se pouvait pardonner,
Ils abusaient d’un droit que tu leur pus donner ;
Le faux zèle de Brute est encor excusable,
Le prétexte qu’il prit, le faisait moins coupable :
Mais que toi par ta main tu prennes des tyrans,
640 Tu trahisses ainsi les motifs que tu prends,
Que dans ta répugnance à souffrir notre Empire,
Tu veuilles retomber sous un règne bien pire,
As-tu pu concevoir de semblables erreurs,
Et préférer Séjan à tes vrais Empereurs ?
645 Druze, vois cet écrit, tu sauras ses menées,
Et de quel artifice elles sont ordonnées.
DRUZE, lisant cet avis.
À Tibère, Empereur, Prince, il est de ma foi,
De te faire avertir de bien songer à toi ;
Garde de négliger l’avis que je te donne ;
650 L’on attente à l’Empire, et dessus ta Personne ;
Déjà tes légions sont prêtes de marcher,
Et c’est un armement qu’on tâche de cacher.
Quelque précaution qu’on prenne pour leur route,
La mine qu’elles ont, éclaircit notre doute ;
655 Elles n’attendent plus que l’ordre de Séjan ;
Et si tu ne préviens l’effort de ce tyran,
Tu te verras bientôt assiégé dedans Rome,
Et forcé par tes mains de couronner cet homme,
Ou dedans, ou dehors, il a des partisans,
660 Qu’il entretient sans cesse à force de présents.
Ton Général y mêle un peu de connivence,
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Et presque tous tes Chefs sont de l’intelligence.
Mes compagnons, et moi, voulons sauver l’État,
Et voulons t’informer d’un si grand attentat.
665 Je t’envoie un Courrier avec diligence.
TIBERE.
Cher Druze, il est besoin d’une extrême prudence.
DRUZE.
Cette occurrence ici n’en demande pas tant ;
Il faut précipiter un dessein important,
Ne point faire languir une grande entreprise,
670 Et poursuivre une route, aussitôt qu’on l’a prise.
TIBERE.
Je vois mon précipice, il y faut trébucher ;
N’importe, avec courage, il y faudra marcher,
Et j’y vais conserver une audace Royale,
Et cette fermeté qu’on voit partout égale,
675 Un front majestueux, un front, que le malheur
N’aura point vu pâlir, ni changer de couleur.
Empereur, dans les fers ! Prince, ou sans Diadème !
Jusqu’à l’extrémité, j’aurai vécu le même !
Je veux que mes vainqueurs le puissent témoigner ;
680 Que Tibère en tous lieux a su l’art de régner :
Cette démission qui ne m’est point honteuse,
Pour ton seul intérêt, me deviendra fâcheuse ;
Je la supporterais avec quelque douceur,
Si je laissais l’Empire à mon vrai successeur
685 Mais il faut que je souffre une entière disgrâce ;
Et qu’un usurpateur le ravisse à ma race.
Cher Druze, c’était toi que j’avais destiné,
Et que je choisissais pour être couronné ;
La cruauté des Dieux m’avait ravi mon frère,
690 Cette même rigueur m’avait ôté ton père.
Ô Ciel ! C’était trop peu des maux que tu me fis !
Ton inhumanité me priva de deux fils !
DRUZE.
Seigneur, votre indulgence était trop excessive,
Et par votre bonté tout ce désordre arrive.
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695 Je ne veux point géhenner l’affection des Rois,
Le peuple doit juger des hommes par leurs choix ;
Et quand de leurs faveurs ils ont cru quelqu’un digne,
Il lui doit confirmer ce privilège insigne ;
Et sans s’examiner s’il l’avait mérité,
700 S’imaginer qu’il l’ai avec quelque équité.
Les Princes, de leur part, y doivent leur prudence,
Prévenir leurs faveurs de quelque connaissance,
Et ne les point verser sur d’indignes objets ;
L’on s’attire autrement la haine des sujets,
705 Il se fait dans l’État un général murmure,
Le Prince est plus blâmé, que n’est sa créature,
Et la rage du Peuple, au moindre événement,
En condamne la cause, et non pas l’instrument ;
L’on rejette sur vous les désastres de Rome,
710 Tant vous avez accru la puissance d’un homme ;
Vous avez dans lui seul ramassé les honneurs,
Un homme sans mérite, a le prix de plusieurs,
Les charges de l’Empire en lui seul sont unies ;
Vous répandez sur lui des grâces infinies ;
715 Et par une faveur, qui fait mille jaloux,
Vous avez fait Séjan un peu moindre que vous ;
Encor abuse-t-il du crédit qu’on lui donne ;
L’ingrat, et l’insolent, ne caresse personne ;
Et sur ces hauts degrés, où son bonheur l’a mis,
720 Il dédaigne d’avoir de petits ennemis.
C’est aux grandes maisons que ses desseins s’attachent,
Mais ses précautions empêchent qu’ils se sachent ;
Le poison sourdement, l’a rendu sans rivaux.
TIBERE.
Oui, Druze, je le crois l’auteur de tous mes maux,
725 J’ai travaillé moi-même à ma propre ruine,
Et j’armai d’un poignard, le bras qui m’assassine :
Oui, sur mon propre fils il porta sa fureur.
Ah ! Ce cruel soupçon, me donne de l’horreur !
Ôtons-nous de l’esprit cette triste créance ?
DRUZE.
730 Cette horrible action a de la vraisemblance ;
Et quoique le poison ne fût pas avéré,
Par une circonstance on se l’est figuré ;
Il recherche sa veuve.
TIBERE.
Il recherche sa veuve. Il veut de moi Livie !
Et dans le même temps qu’il attente à ma vie !
DRUZE.
735 Ah ! Seigneur, donnez-moi l’ordre de l’arrêter,
Jusques dans son Palais, j’irai l’exécuter ;
Il le faut prévenir, plutôt que de l’attendre,
Et ne lui pas laisser le temps de nous surprendre.
TIBERE.
Mes gens le saisiront avec commodité.
740 Macron, me réponds-tu de ta fidélité ?
MACRON.
Ah ! César, mille fois je te l’ai fait paraître,
Et telle qu’un sujet la conserve à son Maître.
TIBERE.
Je puis avoir ici des sujets d’en douter.
As-tu du coeur ?
MACRON.
As-tu du coeur ? Assez pour ne rien redouter.
TIBERE.
745 Il faut saisir Séjan ?
MACRON.
Il faut saisir Séjan ? Séjan !
TIBERE.
Il faut saisir Séjan ? Séjan ! Tu l’appréhendes ?
MACRON.
Non, j’exécuterai ce que tu me commandes.
Avec quelque grand soin qu’il se fasse garder.
TIBERE.
Il n’est pas de besoin de se tant hasarder ;
Ramasse tes soldats, et te rends à la porte ;
750 S’il est accompagné, fais ta garde plus forte ;
Et surtout n’agis point que par un ordre exprès.
Toi, Régulus.
REGULUS.
Toi, Régulus. Seigneur.
TIBERE.
Toi, Régulus. Seigneur. Tenez-vous ici près.
Druze, il nous faut ici composer nos visages,
Et ne lui point donner de sinistres ombrages ;
755 Il doit venir bientôt. Mais le voici qui vient ;
Sans se faire chercher, lui-même nous prévient.
SCÈNE II. Tibère, Druze, Séjan, Régulus. §
SEJAN.
César, j’enfreins les lois !
TIBERE.
César, j’enfreins les lois ! Qu’un autre les observe,
Je t’en veux dispenser.
SEJAN.
Je t’en veux dispenser. Obligeante réserve !
TIBERE.
Je ne te traite pas en homme du commun.
SEJAN.
760 Je ne me lasse point de vous être importun ;
Je cherche à vos bontés de nouvelles matières,
Et moins aux Dieux qu’à vous j’adresse mes prières.
Auguste, et vous, César, m’avez comblé de biens,
Mais de loin, vos bienfaits ont surpassé les siens ;
765 Vous m’avez accordé tous les honneurs de Rome,
Et de quoi contenter tous les désirs d’un homme ;
Le plus ambitieux s’en serait assouvi,
Aussi par ce secret un Prince est mieux servi,
Et ces nobles sujets qui dédaignent la force,
770 Les coeurs se laissent prendre à cette douce amorce ;
La libéralité fait d’aimables efforts,
Et s’acquiert les esprits, comme l’autre les corps ;
C’est avec passion qu’un sujet se hasarde :
Mon père avec ce coeur commanda votre garde ;
775 Et s’étant signalé dans mille occasions,
Mérita votre estime et vos affections.
À peine fut-il mort en ce noble exercice,
Que l’on me confirma cet important office ;
Tout jeune que j’étais, je me vis dans l’emploi,
780 Et j’eus de beaux moyens de vous montrer ma foi ;
J’ai pleinement rempli cette belle espérance :
Aussi, si j’ai servi, j’en eu la récompense,
La charge de Préteur, celle de Consulat,
Et successivement les honneurs du Sénat :
785 Je commande à ce corps qui régit cent Provinces,
Et j’ordonne, après vous, de tous ces petits Princes ;
Enfin vous m’avez fait le second des Romains,
Et vous voyez, César, l’ouvrage de vos mains :
Je puis sans vanité l’oser presque prétendre,
790 Et je puis aspirer au nom de votre gendre ;
Si la veuve de Druse a besoin d’un mari.
Seigneur, jetez les yeux sur votre favori :
Déjà votre alliance illustra ma famille,
Le fils de Clodius eut épousé ma fille,
795 Ce glorieux Hymen se devait achever,
Sans le grand accident qui vint nous l’enlever,
Et qui nous l’arrachant au plus beau de son âge,
Détruisit votre espoir, avec ce mariage.
Auguste, votre père, a voulu s’allier,
800 Avec la maison d’un simple Chevalier ;
César, j’implore ici votre toute-puissance,
Faites-moi mériter votre auguste alliance ;
Et puisque votre sang vous éleva sur nous,
Par votre abaissement, approchez-moi de vous ;
805 Il n’est rien jusque-là qui vaille mon envie :
C’est sa possession !
TIBERE.
C’est sa possession ! Qu’on appelle Livie ?
SEJAN.
À quel excès d’honneur portez-vous un Sujet !
TIBERE.
Tu te peux décevoir dans un si beau projet ;
Et ne te flatte point, de penser que Livie,
810 Prenne à ton avantage une si basse envie,
Qu’elle daigne épouser un simple Chevalier,
Qu’elle se méconnaisse, et se veuille oublier,
Ce serait un opprobre aux familles Romaines,
Qui virent ses parents aux charges Souveraines,
815 Qui ne pourraient souffrir ce mélange odieux,
Ni voir ta maison jointe à la race des Dieux ;
Je mettrais mes Neveux dans de longues querelles,
Et verrais entre vous des haines immortelles.
Où nous réduiriez-vous, si vous veniez aux mains,
820 Et si vos différends partageaient les Romains ?
Mesure tes projets avecque ta puissance,
Ou les proportions à ta seule naissance ;
Toute Rome m’haït pour t’avoir agrandi,
Et j’en suis décrié, loin d’en être applaudi ;
825 Dois-je encourir pour toi l’inimitié publique,
Et mettre en ma maison un trouble domestique ?
Vit-on jamais dans Rome un semblable parti,
Qui fut tant inégal, et si mal assorti ?
Pour l’exemple d’Auguste, il me donna sa fille,
830 Tant il fut inquiet, changeant et difficile ;
Agrippa l’avait eue, il me la redonna ;
Cette inégalité fit qu’on le soupçonna ;
Il en prévit la suite ; et s’il faut ainsi dire,
La souveraineté par là se communique ;
835 À mesure qu’on monte, on dresse un nouveau plan,
Et d’allié du Prince, on devient son tyran,
Voici venir Livie ; apprenons de sa bouche,
Ce qu’elle a concerté d’un amour qui me touche,
Et ce qu’elle a conclu contre mon intérêt.
SCÈNE III. Tibère, Druze, Séjan, Livie, Régulus. §
SEJAN.
840 C’est à vous, ma Princesse, à faire mon arrêt ;
Relevez-nous bientôt de l’attente où nous sommes ;
Faites-moi le plus grand, ou le moindre des hommes.
LIVIE.
Et bien, présomptueux, l’on voit ta vanité,
Et l’on connaît l’excès de ta témérité,
845 Un homme de néant a bien eu cette audace,
D’oser faire régner sa personne et sa race !
Et le fils d’un Strabon, le fils d’un Chevalier,
Avecque les Césars, demande à s’allier !
Quoi, Seigneur, souffrez-vous cette haute insolence ?
LIVIE.
Ah ! Madame. Tais-toi ? Je t’impose silence.
SEJAN.
Ma Princesse, est-ce ainsi que vous me trahissez ?
N’avez-vous point aimé ce que vous haïssez ?
LIVIE.
Moi, je t’aurais aimé, le plus lâche des hommes !
Et le plus criminel de l’Empire où nous sommes !
855 Tout le cours de ta vie est un débordement,
Et de mille attentats, un seul enchaînement :
Instruis-nous pleinement de toutes tes maximes ;
S’ils ne sont infinis, nombre-moi tous tes crimes ;
Étale-nous par ordre un amas de forfaits ;
860 Dis-nous pourquoi, comment, et quand ils furent faits ?
Nul ne s’est diverti du cours de ta vengeance,
Elle s’est étendue avecque indifférence ;
Tu t’immoles les Grands, comme les plus petits,
Et tout sang assouvit tes brûlants appétits ;
865 Tes yeux se sont repus de différend carnage ;
Trois têtes d’Empereurs te bouchaient un passage ;
Et par ta tyrannie, on les a vu tomber ;
Toute Rome, avec eux, s’en allait succomber ;
La maison des Césars, que tu tenais en bute,
870 S’allait envelopper dans cette grande chute ;
L’Empire, et l’Empereur, s’y seraient vus compris,
Si le Ciel ne m’eut mise au-devant du débris :
Oui, ce Ciel irrité, qui dedans sa colère,
Souffrait l’aveuglement dans l’âme de Tibère,
875 Lui va montrer l’abîme où ta main le poussait ;
Il ne veut plus de fléaux, ton règne le lassait ;
Tant de méchancetés sont à ce jour prescrites,
Ta domination excédait ses limites ;
Tu pris plus de crédit, qu’il ne t’en a donné,
880 Et plus exécuté, qu’il n’avait ordonné.
TIBERE.
Qu’entends-je ici, Séjan ?
SEJAN.
Qu’entends-je ici, Séjan ? Que vois-je ici, Madame ?
LIVIE.
Tu l’oses demander ! Consultes-en ton âme ?
SEJAN.
Seigneur, elle est séduite, et Druze a concerté.
TIBERE.
Quoi, traître ! Qu’elle parle avec liberté ?
LIVIE.
885 Je ne veux point parler d’un million de crimes,
Tu les as tous cachés ou rendus légitimes ;
Quel que déguisement ; dont tu les aies couverts,
Ils paraîtront un jour aux yeux de l’Univers ;
Et cette vérité, qui va par les Provinces,
890 Qu’on n’introduit jamais aux cabinets des Princes,
S’y viendra présenter avec sa netteté,
Et sortira bientôt de son obscurité ;
Ces belles vérités, qu’on avait obscurcies,
Ces morts qu’on prétextait, s’y verront éclaircies ;
895 Pison n’aura rien fait, qui n’ait eu tes avis,
Et mourra criminel, pour les avoir suivis.
Là se découvrira ton horrible malice,
L’on verra qu’un coupable a perdu son complice ;
Et d’appréhension qu’on ne vit son péché,
900 Que ses précautions dans son sang l’ont caché :
Oui, perfide, ce meurtre est bien plus vraisemblable ;
Que le grand désespoir, dont tu le fis capable ;
Un lâche naturel, une humeur de Pison,
Une main toujours prête à donner le poison,
905 N’aurait pas pu choisir une mort volontaire ;
Il aurait attendu qu’elle fut nécessaire ;
Et cette âme si base, attachée à son corps,
Ne l’eut abandonné que par de grands efforts.
Germanicus à peine avait quitté la place,
910 Que ta témérité monta jusqu’à l’audace ;
Tu te sacrifias le fils de l’Empereur ;
Le fils de Claudius éprouva ta fureur ;
Et par l’ambition la plus dénaturée,
La perte de ton Prince est même conjurée.
915 C’est par tous ces degrés, que tu voulais monter,
Et tant d’empêchements se devaient surmonter ;
Mais tu laissais, aveugle, un obstacle en arrière ;
Je m’oppose à ta course, au bout de ta carrière ;
Tu croyais voir l’effet que tu t’es projeté,
920 Et si proche du Trône, on te voit arrêté.
DRUZE.
Rends-moi, Germanicus, et me rends Agrippine,
Toi destructeur des miens, cause de leur ruine,
Abominable auteur des maux qu’ils ont soufferts,
Détestable inventeur des poisons et des fers ?
925 Ah ! Barbare ; quel crime avait commis ma mère
Pour avoir recherché l’assassin de mon père ?
Loin d’en avoir justice, et d’en tirer raison,
Elle fut reléguée, et mourut en prison.
TIBERE.
Que réponds-tu, Séjan ?
DRUZE.
Que réponds-tu, Séjan ? Que pourrait-il répondre ?
930 Tous ses déportements ont de quoi le confondre.
SEJAN.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que Druze m’entreprend,
Il ne peut supporter que vous m’ayez fait grand,
Et garde une maxime aux Princes si commune,
Qu’il faut choquer sans cesse un homme de fortune,
935 Et qu’il n’est pas séant de mettre en même rang,
Les simples Chevaliers, et les Princes du sang.
Quant à Germanicus, sa mort fut naturelle ;
Et Druze injustement m’en forme une querelle.
Pour celle d’Agrippine, elle la mérita ;
940 L’on sait à quel excès son orgueil se porta.
DRUZE.
C’est une illusion que forment tes semblables,
Cette façon d’agir rend les Princes coupables ;
Mais toi, reconnais-tu jusqu’où monte le tien ?
Toi, dont la vanité n’avait point de soutien,
945 Et de qui l’insolence a pu jusque-là traître,
Que d’oser demander la fille de ton Maître ?
LIVIE.
Quant à Druse, méchant, tu l’as empoisonné.
SEJAN.
Moi, je l’ai fait mourir ?
DRUZE.
Moi, je l’ai fait mourir ? Ah ! L’homme abandonné !
Tu te veux prévaloir du peu de témoignages ;
950 Oui, je n’en puis tracer que de légers ombrages ;
Je ne te puis convaincre en manquant de témoins ;
L’entreprise fut faite avec de trop grands soins ;
Ta politique enseigne à détruire une preuve,
Elle devait t’apprendre à perdre aussi la veuve :
955 Mais le Ciel qui confond tous les conseils humains,
Qui rend, quand il lui plaît, nos raisonnements vains,
T’a forcé, malgré toi, de te trahir toi-même,
Et t’a fait découvrir ton propre stratagème ;
Tu m’apportais en dot, la tête d’un mari ;
960 À ce sanglant objet, sa veuve t’eût chéri ;
Tu t’en glorifiais, comme d’une victoire,
Comme d’une action toute pleine de gloire ;
Tes entretiens d’amour, avaient ce compliment,
Et n’étaient embellis, que de cet ornement.
965 Je vous offre un Empire, acceptez-le, Madame ;
Je vous montre par-là la grandeur de ma flamme ;
Elle exigeait de moi la mort de votre Époux ;
Quelle marque plus grande en désireriez-vous ?
Druse a déjà péri, je vais perdre Tibère,
970 À la perte du fils, joindre celle du père ;
Il n’est rien de hardi, que je n’ose tenter,
Et par ce seul motif, de vous mieux mériter.
J’attends, pour ce grand coup, des forces d’Allemagne ;
J’occupe également, la ville et la campagne ;
975 Toutes les légions suivront mes étendards ;
Elles vont m’élever au Trône des Césars,
Mettre dessous mes pieds cette illustre conquête,
Et ceux que la naissance avait mis sur ma tête ;
Perdons le jeune Druze. À tant de cruautés,
980 Je frémissais en moi de tes déloyautés :
Malgré toute ma rage, il me fallait contraindre,
Dévorer mes soupirs, m’empêcher de me plaindre ;
Et par un vif tourment, qu’on ne peut exprimer,
Dire à mon ennemi que je voulais l’aimer.
985 J’attendais ce moment, l’heure enfin est venue,
Où ta méchanceté doit être reconnue ;
Et déjà tes remords t’empêchent de parler,
Ou te veulent contraindre à nous tout révéler.
TIBERE.
Séjan, que réponds-tu ?
SEJAN.
Séjan, que réponds-tu ? Leur procédé m’étonne.
TIBERE.
990 Lève les yeux, et vois cet avis qu’on me donne.
Quoi, tu ne rougis pas ? Ton front ne pâlit point ?
Certes ton imprudence est dans son plus haut point.
DRUZE.
Plus il se veut cacher, plus il se fait paraître.
LIVIE.
Le coeur, malgré le front, se sait faire connaître.
SEJAN.
995 César, c’est un effet de leur invention,
Et j’implore à genoux votre protection.
Que le Ciel à vos pieds m’abîme d’un tonnerre,
Ou que vif devant vous, m’engloutisse la terre,
Où que je sois, mon Prince, éloigné de vos yeux ;
1000 Serment bien plus sacré, que celui de nos Dieux.
TIBERE.
Cesse de profaner un nom si redoutable ;
L’on gardera ton droit, innocent ou coupable.
Va te justifier de cet assassinat ;
J’en donne l’examen au pouvoir du Sénat,
1005 Ta vie est dans ses mains, il jugera sans haine.
Qu’on le fasse assembler : Macron, que l’on l’y mène.
Vous Druze, et vous Livie, assister au procès,
Et ne retournez point, sans en voir le succès.
SEJAN.
Vous ressouvenez-vous de tant de bons offices,
1010 Et que votre salut est l’un de mes services.
Seigneur, mon innocence ;
TIBERE.
Seigneur, mon innocence ; Aura ses protecteurs ;
La passion n’est point parmi des Sénateurs.
Si tu reviens absous, mes bras sont tes refuges ;
Sinon, je t’abandonne à l’arrêt de tes juges.