M DCC L..
MARIVAUX
ACTEURS. §
- LE MARQUIS.
- LA MARQUISE, sa femme.
- MADAME ARGANTE, mère de la Marquise.
- DORANTE.
- FRONTIN, valet du Marquis.
- LISETTE, femme de Frontin.
- JEANNOT, amant de Lisette.
- COLAS, jardinier du Marquis.
SCÈNE PREMIÈRE. Le marquis, Frontin, en captifs. §
FRONTIN.
Le jardin est bien changé depuis dix ans, et nous allons savoir si nos femmes sont de même.
LE MARQUIS.
Regarde, n’est-ce pas là mon jardinier qui vient à nous ?
FRONTIN.
C’est Colas que Madame a conservé !
LE MARQUIS.
J’ai toujours peur qu’on ne nous reconnaisse.
FRONTIN.
Il n’y a pas de danger : on nous croit du temps du déluge !
LE MARQUIS.
Colas s’avance, préviens-le, et dis-lui que je souhaite parler à la Marquise : mais surtout point d’étourderie, vois, tu y es sujet ; n’oublie pas ta vieillesse.
SCÈNE II. Le Marquis, Frontin, Colas. §
FRONTIN.
Serviteur, Maître Colas !
COLAS.
Oh ! Oh ! Qu’est-ce qui vous a dit mon nom, bonhomme ?
FRONTIN.
C’est le village.
COLAS
Et qu’est-ce que vous voulez ? Faut-il entrer comme ça dans le jardin des personnes sans demander ni quoi ni qu’est-ce ?
FRONTIN.
Peut-être avons-nous affaire dans le jardin des personnes.
COLAS.
Vous venez donc chercher quelqu’un ici ?
FRONTIN.
Nous venons de la part de feu Monsieur le Marquis d’Ardeuil apporter des nouvelles de sa santé à Madame la Marquise, sa veuve.
COLAS.
Des nouvelles de la santé d’un mort ? Velà-t-il pas une belle acabit de santé ? Hélas ! Le pauvre Monsieur le Marquis, je savons bian qu’il est défunt, vous ne nous apprenez rian de nouviau, il y a déjà queuque temps que j’avons reçu le darnier certificat de son trépassement.
LE MARQUIS.
Le certificat, dites-vous ?
COLAS.
Oui, Monsieur.
FRONTIN.
Il ne vous aura pas dit les circonstances.
COLAS.
Oh ! Si fait. Je savons tous les tenants et les aboutissants... C’est la peste qui a étouffé Monsieur le Marquis.
LE MARQUIS.
Il a raison ; c’est cette contagion qui a emporté tant de captifs.
FRONTIN.
Nous en mourûmes tous.
COLAS.
Je ne dis pas qu’alle vous étouffit vous autres, puisque vous velà ; je dis tant seulement qu’alle tuit Monsieur le Marquis.
FRONTIN.
Nous pensâmes en mourir aussi.
COLAS.
Hélas ! Il ne pensait pas, li ; il en fut tué tout à fait.
LE MARQUIS.
On le regrette donc beaucoup ici ?
COLAS.
Ah ! Monsieur, je ne l’aurons jamais en oubliance. Jamais je ne varrons son pareil. C’est un hasard que noute dame n’en a perdu l’esprit ; la mort de l’homme fut quasiment l’entarement de la femme ; et depuis qu’alle est réchappée, alle a biau faire, cette misérable perte lui est toujours restée dans le coeur.
LE MARQUIS.
Que je la plains ! Quand son mari mourut, il me chargea de lui rendre une lettre qu’il écrivit, de lui dire même de certaines choses, si j’étais assez heureux pour revenir dans ma patrie ; et je viens m’acquitter de ma commission, malgré l’âge où je suis.
COLAS.
C’est l’effet de votre bonté : car vous paraissez bian caduc et bien cassé. Vous avez donc été tous deux pris des Turcs, votre valet et vous, avec note maître ?
LE MARQUIS.
Nous avons été plus de neuf ans ensemble sous différents patrons.
COLAS.
Il m’est avis que c’est de vilain monde ; eh ! Dites-moi, braves gens, ce pauvre Frontin qui s’embarquit de compagnie avec noute maître, que lui est-il arrivé ? Est-il mort emporté itou ?
FRONTIN.
Qui ? Moi, Maître Colas ?
COLAS.
Comment, vous ? Est-ce qu’ous êtes Frontin ?
LE MARQUIS.
C’est qu’il porte le même nom.
FRONTIN.
Je suis le grand-oncle du défunt.
COLAS, après l’avoir examiné.
Boutez-vous là, que je vous contemple... Oh ! Morgué ! Il n’y a barbe qui tienne ; à cette heure que j’y regarde, je vais parier que vous êtes le défunt du grand-oncle.
LE MARQUIS.
Quelle vision !
FRONTIN.
Défunt vous-même !
COLAS.
Jarnigué ! C’est li, vous dis-je... Et cela me fait rêver itou que son camarade... Eh ! Palsangué, Monsieur !... C’est encore vous ! C’est Monsieur le Marquis, c’est Frontin ; je me moque des barbes, ce n’est que des manigances ; je sis trop aise, ça me transporte, il faut que je crie... Faut que j’aille conter ça : queu plaisir ! Faut que tout le village danse, c’est moi qui mènerai le branle ! Velà Monsieur le Marquis, velà Frontin, velà les défunts qui ne sont pas morts ! Allons, morgué ! De la joie ! Je vas dire qu’on sonne le tocsin.
LE MARQUIS.
Doucement donc ! Ne crie point ; tais-toi, Maître Colas, tais-toi ; oui, c’est moi ; mais je t’ordonne de me garder le secret, je te l’ordonne.
FRONTIN.
Je perdrais jusqu’à mon dernier sou avec toi et ton tocsin.
LE MARQUIS.
Étourdi, que fais-tu ? Si quelqu’un allait venir ?
FRONTIN.
Voilà ma caducité rétablie.
COLAS.
Ouf ! Laissez-moi reprendre mon vent !... Queu contentement !... Comme vous velà faits ! D’où viant vous ajancer comme ça des barbes de grands-pères ?
LE MARQUIS.
J’ai mes raisons : tu sais combien j’aimais la Marquise ; il n’y avait qu’un mois que nous étions mariés, quand je fus obligé de la quitter pour ce malheureux voyage en Sicile, au retour duquel nous fûmes pris par un corsaire d’Alger ; nous avons depuis passé dix ans dans de différents esclavages, sans qu’il m’ait été possible de donner de mes nouvelles à la Marquise, et, malgré cette longue absence, je reviens toujours plein d’amour pour elle, fort en peine de savoir si ma mémoire lui est encore chère, et c’est avec l’intention d’éprouver ce qui en est que j’ai pris ce déguisement.
COLAS.
Il est certain qu’alle vous aime autant que ça se peut pour un trépassé, et drès qu’alle vous varra, qu’alle vous touchera, mon avis est qu’il y aura de la pâmoison dans la revoyance.
FRONTIN.
Et ma femme se pâmera-t-elle ?
COLAS.
Non.
FRONTIN.
[...] La masque !
LE MARQUIS.
Tais-toi.
Elle va pourtant se marier, Colas, on me l’a dit dans le village.
COLAS.
Que voulez-vous, nout’maître !... Alle a été quatre ans dans les syncopes et pis encore deux ou trois ans dans les mélancolies, pus étique... Pus chétive... Pus langoureuse... Alle faisait compassion à tout le monde, alle n’avait appétit à rien, un oiseau mangeait plus qu’elle... Il n’y avait pas moyen de la ragoûter ; sa mère lui en faisait reproche : Eh mais ! Mon enfant, qu’est-ce que c’est que ça, queu train menez-vous donc ? Il est vrai que vout’homme est mort ; mais il en reste tant d’autres ! Mais il y en a tant qui le valent ! Et nonobstant tout ce qu’an lui reprochait, la pauvre femme n’amendait point. À la parfin, il y a deux ans, je pense, que la mère, vers la moisson, amenit au château une troupe de monde, parmi quoi il y avait un grand monsieur qui en fut affolé drès qu’il l’envisagit, et c’est c’ti-à qui va la prendre pour femme... Ils se promenaient tout à l’heure envars ici, et il a eu bian du mal après elle. Il n’y a que trois mois qu’alle peut l’endurer : la v’là stapendant qui se ravigote, et je pense que le tabellion doit venir tantôt de Paris.
LE MARQUIS.
Juste ciel ! Et l’aime-t-elle ?
COLAS.
Mais... oui... tout doucement, à condition qu’ous êtes mort.
FRONTIN.
Et ma femme ?
COLAS.
Oh ! si vous êtes défunt, tenez-vous-y.
FRONTIN.
Ah ! La maudite créature !
COLAS.
Tenez, Monsieur, velà voute veuve et son prétendu qui prenont leur tournant ici avec voute belle-mère.
LE MARQUIS.
Je suis si ému que je ferai mieux de ne les pas voir en ce moment-ci... Dis-moi où je puis me retirer.
COLAS.
Enfilez ce chemin, il y a au bout ma cabane où vous vous nicherez.
LE MARQUIS.
Garde-moi le secret, Colas ; et toi, Frontin, reste ici et dis à la Marquise qu’un gentilhomme qui arrive d’Alger, et qui est dans ce village, envoie savoir s’il peut la voir pour lui parler de feu son mari.
FRONTIN.
Oui, Monsieur, ne vous embarrassez pas.
SCÈNE III. La Marquise, Dorante, Madame Argante, Frontin, Colas. §
FRONTIN.
Est-ce là ce grand monsieur qui s’emploie à ravigoter la Marquise ?
COLAS.
Lui-même.
FRONTIN.
Eh bien ! Notre retour ne le ravigotera guère.
COLAS.
Faut avoir quatre-vingts ans en leur parlant au moins, faut tousser beaucoup.
FRONTIN.
Hem ! Hem ! Hem !
DORANTE.
Je compte que le notaire sera ici sur les six heures.
LA MARQUISE.
Point de compagnie surtout ; je n’en veux pas.
MADAME ARGANTE.
Personne n’est averti, ma fille...
Qu’est-ce que c’est que ce vieillard-là ?
LA MARQUISE.
C’est un captif, si je ne me trompe. Colas, avec qui êtes-vous ?
COLAS.
Avec un vieux qui, sauf vote respect, reviant du pays barbare, note dame.
FRONTIN.
Oui, Madame, du pays d’Alger.
LA MARQUISE.
D’Alger ? Est-ce là où vous avez été captif ? Y avez-vous demeuré longtemps ? C’est un pays où Monsieur le Marquis d’Ardeuil est mort ; peut-être l’avez-vous connu ?
FRONTIN.
J’ai surtout connu son valet, Frontin, qui est aussi, et qui se privait de tout pour le faire vivre.
MADAME ARGANTE.
Oui, oui, ce Frontin était un domestique affectionné.
COLAS.
Une bonne pâte de garçon, je l’avions élevé tout petit.
LA MARQUISE.
Je ne saurais le récompenser, puisqu’il n’est plus.
MADAME ARGANTE.
Allez, allez, bon vieillard, en voilà assez.
DORANTE.
Laissez-nous.
LA MARQUISE.
Attendez. Mon mari était donc avec vous ?
FRONTIN.
Il me semble que je vois encore sa brouette à côté de la mienne.
LA MARQUISE.
Ah ! Ciel !... Entendez-vous, ma mère ? Il faut donc qu’il ait bien souffert.
FRONTIN.
Considérablement.
LA MARQUISE.
Ah ! Dorante, n’êtes-vous pas pénétré de ce qu’il dit là ?
DORANTE.
Cet entretien, en un tel jour, est bien mal à propos, et je souhaiterais qu’on nous l’épargnât.
MADAME ARGANTE, à Frontin.
Que ne vous retirez-vous, puisqu’on vous le dit ? Voilà un vieillard bien importun avec ses relations. Que venez-vous faire ici ?
LA MARQUISE.
Ma mère, ne le brusquez point. Je voudrais pouvoir soulager tous ceux qui ont langui dans les fers avec mon mari.
MADAME ARGANTE.
Eh bien ! Qu’on ait soin de lui. Colas, menez-le là-bas.
COLAS.
Il n’y a qu’à le mener à l’office.
FRONTIN.
J’oubliais le principal.
MADAME ARGANTE.
Encore !
FRONTIN.
Mon maître m’envoie demander s’il peut voir Madame la Marquise : c’est un gentilhomme des plus respectables et des plus décrépis.
LA MARQUISE.
A-t-il été captif aussi ?
FRONTIN.
Il apporte d’Alger certaines circonstances touchant le défunt Marquis d’Ardeuil.
MADAME ARGANTE.
Mais d’aujourd’hui nous ne finirons de captifs, tout Alger va fondre ici !
DORANTE.
Je vais l’aller voir et je vous rapporterai ce qu’il m’aura dit, Madame.
LA MARQUISE.
Non, Dorante, je veux qu’il vienne. Quoi ! Refuser de recevoir un homme qui a été l’ami de mon mari, et qui vient exprès ici pour m’en parler, vous n’y songez pas, Dorante ; ce n’est point là me connaître. Allez, Colas, allez avec ce domestique dire de ma part à son maître qu’il me fera beaucoup d’honneur, et que je l’attends.
FRONTIN.
Je suis touché de voir un aussi bon coeur de veuve.
SCÈNE IV. La Marquise, Dorante, Madame Argante. §
MADAME ARGANTE.
Tout ceci n’aboutira qu’à vous replonger dans vos tristesse, ma fille. Je ne vous conçois pas : y a-t-il de la raison à aimer ce qui chagrine, et ne voyez-vous pas d’ailleurs que vous affligez Dorante ?
DORANTE.
Il est vrai... J’aurais pu penser que mon amour tînt lieu de quelque consolation à Madame.
LA MARQUISE.
Vous vous trompez, Dorante, et je ne vous épouserais pas si votre attachement pour moi ne m’avait point touchée. Mais de quoi vous plaignez-vous ? Ce n’est point un amant, c’est un époux que je regrette ; vous l’avez connu, vous m’avez avoué vous-même qu’il méritait mes regrets ; ne lui enviez point mes larmes, elles ne prennent rien sur les sentiments que j’ai pour vous : vous êtes peut-être le seul homme du monde à qui je puisse consentir de me donner après avoir été à lui, et vous devez être content.
SCÈNE V. Madame Argante, Dorante, La Marquise, Frontin, Le Marquis. §
LE MARQUIS, voyant baiser la main de la Marquise.
Ah !
Je viens, Madame, m’acquitter d’une parole...
MADAME ARGANTE.
Vous vous trompez, Monsieur, ce n’est point moi que ceci regarde, c’est ma fille que voici.
LA MARQUISE, tristement.
Venez, Monsieur, j’aurais à me plaindre de vous. Vous étiez bien en droit de regarder la maison de Monsieur le Marquis comme la vôtre, et de descendre ici tout d’un coup, sans s’arrêter dans le village.
FRONTIN.
D’autant que le vin du cabaret est détestable.
LE MARQUIS.
Tais-toi !... Je vous rends mille grâces, Madame. Il est vrai qu’on ne saurait être plus unis que nous l’avons été, Monsieur le Marquis et moi... Ah !...
LA MARQUISE.
Vous soupirez, Monsieur, vous le regrettez aussi.
LE MARQUIS.
Toutes ses infortunes ont été les miennes, et je ne puis même jeter les yeux sur vous, Madame, sans me sentir pénétré de toutes les tendresses dont il m’a chargé en mourant de vous assurer.
LA MARQUISE.
Ah !
DORANTE.
Ouf !
LE MARQUIS.
Je vous demande pardon si je m’attendris moi-même ; je trouble peut-être quelque engagement nouveau : il me semble que ma commission n’est pas ici au gré de tout le monde.
MADAME ARGANTE au Marquis, en montrant Dorante.
À vous dire vrai, Monsieur, voilà Monsieur, à qui vous auriez fait grand plaisir de la négliger : il va épouser ma fille, mettez-vous à sa place.
LE MARQUIS.
Mon ami est donc heureux de ne plus vivre et d’avoir ignoré ce mariage ; du moins est-il mort avec la douceur de penser que Madame serait inconsolable.
MADAME ARGANTE.
Inconsolable !... Avec votre permission, Monsieur, cette pensée dans laquelle il est mort ne valait rien du tout ; le ciel nous préserve qu’elle soit exaucée ! Croyez-moi, passons là-dessus.
LA MARQUISE, tout d’un coup.
Vous ne sauriez croire combien vous m’affligez, ma mère, vous ne vous y prenez pas bien, vous me désespérez. Ne m’ôtez point la consolation d’écouter Monsieur. Je veux tout savoir, ou je me fâcherai, je romprais tout. Non, Monsieur, que rien ne vous retienne ; ne m’épargnez point, répétez-moi tous les discours du Marquis, toutes ses tendresses qui me seront éternellement chères, et pardonnez à l’amitié que ma mère a pour moi la répugnance qu’elle a à vous entendre.
LE MARQUIS.
Remettons plutôt ce qui me reste à vous dire, Madame ; vous serez peut-être seule une autre fois, et je reviendrai.
MADAME ARGANTE.
Eh non, Monsieur, achevons ; que peut-il vous rester tant ? Le Marquis l’aimait beaucoup, il vous l’a dit, il est mort en vous le répétant, ce doit être là tout, il ne saurait guère y en avoir davantage.
FRONTIN.
[...] Nous ne sommes pas au bout.
LE MARQUIS.
Voici toujours un portrait qui est de vous, Madame, qu’il emporta d’ici en vous quittant, qu’il m’a recommandé de vous rendre, que nos patrons, tout barbares qu’ils sont, n’ont pas eu la cruauté d’arracher à sa tendresse, et qu’il a conservé mille fois plus chèrement que sa vie.
LA MARQUISE, pleurant.
Hélas ! Je le reconnais, c’est le dernier gage qu’il reçut de mon amour, et il l’a gardé jusqu’à la mort. Ah ! Dorante, souffrez que je vous laisse, je ne saurais à présent en écouter davantage ; j’ai besoin de quelque moment de liberté ; et vous, Monsieur, demeurez quelques jours ici pour vous reposer, ne me refusez pas cette grâce : je vais donner des ordres pour cela... Ah !...
DORANTE.
Ne me confierez-vous pas ce portrait, Madame ? Il m’est permis de le souhaiter.
LE MARQUIS.
Il m’est échappé de vous dire qu’il vous priait de ne le donner à personne.
DORANTE.
Vous avez bien de la mémoire, Monsieur.
LA MARQUISE, à Dorante.
Laissez-moi me conformer à ce qu’il a désiré, Dorante ; c’est un respect que je lui dois.
SCÈNE VI. Madame Argante, Dorante, Frontin, Le Marquis. §
LE MARQUIS salue Madame Argante.
Je suis votre serviteur, Madame ; je vais me reposer un peu en attendant de revoir Madame la Marquise.
DORANTE.
Ne voyez-vous pas que vous l’affligez, Monsieur, avec vos narrations ?
MADAME ARGANTE, sèchement.
Vous réjouissez-vous à faire pleurer ma fille ? Vous avez les façons bien algériennes !
LE MARQUIS.
Je ne veux faire de peine à personne. Je m’acquitte d’un devoir que j’ai promis de remplir.
FRONTIN.
Nous sommes des personnages tout à fait bénins.
MADAME ARGANTE.
Monsieur, dites à ce vieux valet de se taire.
LE MARQUIS.
Il faut l’excuser ; il est devenu familier à force d’être mon camarade.
FRONTIN.
Nous étions dans la même condition.
LE MARQUIS.
Paix !...
MADAME ARGANTE.
Ah ça, Monsieur, après tout, vous avez l’air d’un galant homme ; à votre âge, on a eu le temps de le devenir, et je crois que vous l’êtes.
LE MARQUIS.
Vous me rendez justice, Madame.
MADAME ARGANTE.
On le voit à votre physionomie.
FRONTIN.
Si mon maître voulait, vous le verriez encore mieux.
LE MARQUIS à Frontin.
Encore !...
MADAME ARGANTE.
Ne nuisez donc point à Monsieur, ne reculez point son mariage. Vous avez dit à ma fille que vous aviez encore à lui parler. Abrégez avec elle, et ménagez sa faiblesse là-dessus : à quoi bon l’attendrir pour un homme qui n’est plus au monde ? Ne vous reprocheriez-vous pas d’être venu nous troubler pour satisfaire aux injustes fantaisies d’un mort ?
LE MARQUIS.
Vous avez raison ; mais heureusement Monsieur n’a rien à craindre ; on a, ce me semble, beaucoup de tendresse pour lui.
DORANTE.
Cette tendresse ne saurait résister quand on lui parle du défunt.
MADAME ARGANTE.
Figurez-vous que depuis dix ans nous n’osons pas prononcer son nom devant elle ; qu’elle a vécu dans l’accablement pendant près de huit ans, qu’elle a refusé vingt mariages meilleurs que celui du Marquis.
LE MARQUIS.
Elle lui était donc extrêmement attachée ?
MADAME ARGANTE.
Ah ! Monsieur, cela passe toute imagination. Il est vrai que c’était un homme de mérite, un homme estimable, il avait des qualités... Mais enfin il n’est plus, et si vous connaissiez Monsieur, vous verriez qu’elle ne perd pas au change.
DORANTE.
Madame est prévenue en ma faveur.
LE MARQUIS.
Je ferai donc en sorte que Madame la Marquise ne le regrette pas davantage.
DORANTE.
Vous me rendrez ainsi le plus grand service du monde.
MADAME ARGANTE.
Mais à quoi donc se réduit ce que vous avez à lui dire ?
LE MARQUIS.
À presque rien : j’ai une lettre à lui remettre.
DORANTE.
Une lettre du défunt ?
LE MARQUIS.
Oui, Monsieur.
MADAME ARGANTE, en criant.
Encore une lettre !
LE MARQUIS.
Oui, Madame.
DORANTE.
Je vous demande de la supprimer, Monsieur ; vous risquez de me perdre en la rendant.
LE MARQUIS.
La supprimer, Monsieur ? Il ne m’est pas possible : j’ai fait serment de la remettre, il y va de mon honneur.
MADAME ARGANTE.
Quoi ! Il y va de votre honneur d’ôter la vie à ma fille ?
LE MARQUIS.
Ce n’est pas mon dessein, Madame.
DORANTE.
Ne la lui remettez donc pas, elle s’en trouvera mieux.
MADAME ARGANTE.
Le ciel nous aurait fait une grande grâce de vous laisser à Alger.
LE MARQUIS.
Il m’en a fait une plus grande de m’en tirer. Frontin ou Dorante. Je ne compte plus sur rien.
MADAME ARGANTE.
Voilà, je vous l’avoue, un étrange mort, avec sa misérable lettre ! Et plus étrange encore le vieillard qui s’en est chargé !
LE MARQUIS.
Vous me traitez bien mal, Madame.
DORANTE.
[...]
FRONTIN.
[...] nous sommes cruellement houspillés.
LE MARQUIS.
J’ai quelquefois trouvé plus d’accueil chez les barbares.
MADAME ARGANTE.
Et moi, souvent plus de raison chez les enfants.
FRONTIN.
Aussi leur donne-t-on des soufflets par mauvaise coutume.
MADAME ARGANTE.
Impertinent, vous en mériteriez sans votre âge.
LE MARQUIS.
Doucement, Madame, doucement.
MADAME ARGANTE.
Retirons-nous, Dorante ; je sens que le feu me monte à la tête.
SCÈNE VII. Le Marquis, Frontin, Colas. §
FRONTIN.
Ils aimeraient nous voir morts, mais nous prétendons vieillir bien davantage, ah ! ah !
COLAS.
Eh bian, noute maître, j’ons vu que vous parliez à Madame. N’avez-vous pas eu contentement d’elle ? N’est-ce pas que c’est une brave femme que voute femme ?
LE MARQUIS.
Oui, je n’ai pas lieu de m’en plaindre, et malgré ce mariage qui allait se terminer, je crois qu’elle ne sera pas fâchée de me retrouver.
COLAS.
Je vous avartis qu’alle se lamente là-bas dans ce petit cabinet de vardure, alle a la face toute trempée : j’ons vu ses deux yeux qui vont quasiment comme des arrosoirs, c’est une piquée. Faut l’apaiser, Monsieur, faut li montrer le défunt.
LE MARQUIS.
J’ai encore à l’entretenir. Je veux voir jusqu’où va son inclination pour mon rival, et si la lettre que je lui rendrai l’engagera sans peine à rompre son mariage.
FRONTIN.
Et moi, je veux voir ce que fait ma masque de femme.
COLAS.
1Oh ! Il n’y a rian là de biau à voir, la curiosité est bian chetite. Tenez, la velà qui viant avec son nouviau galant qui batifole à l’entour d’elle.
LE MARQUIS.
Prends garde à ce que tu feras.
SCÈNE VIII. Le Marquis, Frontin, Colas, Lisette, Jeannot. §
LISETTE.
Monsieur, n’êtes-vous pas l’homme d’Alger ?
LE MARQUIS.
Je suis du moins l’homme qui en arrive.
LISETTE.
Je vais vous montrer votre appartement, Monsieur, si vous souhaitez vous y retirer.
FRONTIN.
Oui, Monsieur, tout à l’heure.
SCÈNE IX. Frontin, Colas, Lisette, Jeannot. §
COLAS.
Tenez, bonhomme, velà cette demoiselle Lisette que vous charchez.
JEANNOT.
Est-ce là la dernière mode de là-bas ?
COLAS.
Arrêtez-vous donc, petit garçon ; faut-il badiner comme ça avec la barbe du vieux monde ?
LISETTE.
Laissez-moi libre avec le bon vieillard.
COLAS.
Oui, oui, ça est juste : faut pas que les gens du dehors sachiont les petites broutilles du ménage ; j’allons nous jeter de côté, Jeannot et moi.
SCÈNE X. Lisette, Frontin. §
[...]
SCÈNE XI. Frontin, l’épée à la main, Lisette, puis Colas, Jeannot. §
LISETTE.
Jeannot ! Colas ! À moi ! Au secours !
COLAS.
Quoi donc ? Est-ce qu’il y a du massacre ici ?
LISETTE.
Appelez donc du secours, Colas !
COLAS.
Bellement, noute ancien, rengainez donc, remettez dans le fourriau.
FRONTIN.
Je n’ai qu’une oreille à vous abattre.
COLAS.
Non, non, laissez li la paire d’oreilles.
FRONTIN.
Ce pauvre Frontin avait bien deviné qu’elle était comme ma femme qui m’était infidèle.
COLAS.
Velà le biau sorcier, c’était deviner qu’alle était une femme.
FRONTIN.
Et je garderai le legs, puisque ce galant a su faire broncher la fidélité de la coquine.
COLAS.
Faudra donc pas de poche à la veuve pour sarrer ça.
FRONTIN.
À moi la somme !
SCÈNE XII. Frontin, Lisette, Colas, Jeannot, Madame Argante, Dorante. §
MADAME ARGANTE.
Voici son valet ; essayons de le gagner, et qu’il nous instruise.
Ah ! Vous voilà, bonhomme, nous vous cherchons.
LISETTE.
[...]
FRONTIN.
Je suis légataire et non pas voleur.
MADAME ARGANTE.
Allez, Lisette, laissez-nous, nous verrons cela.
FRONTIN.
[...]
LISETTE.
J’ai cru entendre la voix du mort.
COLAS.
Ah ! Ah ! Ah !
SCÈNE XIII. Frontin, Madame Argante, Dorante. §
MADAME ARGANTE.
Ah çà, dites-nous, mon bonhomme, votre maître prétend-il rester longtemps ici ?
FRONTIN.
Il prétend y prendre son quartier d’hiver.
MADAME ARGANTE.
Son quartier d’hiver !
DORANTE.
C’est un homme intrépide !
MADAME ARGANTE.
Doucement, Dorante, il y a du remède à tout : voici un vieillard qui me paraît un honnête homme. Il me semble lui avoir entendu dire qu’il avait vu mourir le Marquis, et il ne nous refusera pas de l’assurer à ma fille, si son maître disait le contraire ; il sera bien aise de nous servir ; n’est-ce pas, bonhomme ?
FRONTIN.
Il y va de mon honneur, et je parle bon français.
MADAME ARGANTE.
Non, pas trop bon, car on ne vous entend pas. Que voulez-vous qu’on fasse ?
FRONTIN.
Vous avez pourtant su nous taxer d’honnêtes gens.
MADAME ARGANTE.
Ah ! J’y suis, c’est de l’argent qu’il demande.
FRONTIN, prenant la bourse qu’on lui donne, et à part.
Ce ne sera pas ma faute s’il en réchappe.
MADAME ARGANTE.
Voici votre maître et j’ai envie que nous lui parlions.
FRONTIN.
Comme il vous plaira.
SCÈNE XIV. Frontin, Madame Argante, Dorante, Le Marquis. §
LE MARQUIS.
Je vous demande pardon, Madame, et je me retire. Je croyais Madame la Marquise avec vous.
MADAME ARGANTE, à part les premiers mots.
Voyons ce qu’il dira... Approchez, Monsieur, vous n’êtes point de trop : votre valet nous parlait du Marquis qu’il a vu mort.
LE MARQUIS.
Mon valet se trompe, car, à parler exactement, le Marquis était près d’expirer quand je l’ai quitté ; mais il vivait encore, et j’ai même un scrupule d’avoir dit qu’il n’était plus.
DORANTE.
Sans doute avez-vous d’autres raisons que votre valet pour être de ce sentiment-là.
LE MARQUIS.
Mais, Scapin, vous n’y pensez pas ?
DORANTE.
Je l’ai si bien vu mort, nous disait-il, qu’il me semble le voir encore.
LE MARQUIS.
Vous êtes un fripon, Scapin.
FRONTIN, à part.
Ah ! le fourbe !
MADAME ARGANTE, à Frontin.
Allons, parlez-lui donc, ôtez-lui son scrupule.
FRONTIN, bas au Marquis.
Qu’importe ? Vous ne vous en portez pas plus mal.
MADAME ARGANTE.
Il a vu, ce qui s’appelle vu.
DORANTE, à Frontin.
Vous, mon bon homme, vous m’avez l’air de méditer pour essayer de vous dédire.
MADAME ARGANTE, au Marquis.
Et vous, Monsieur, vous avez tout l’air d’un aventurier qui par son industrie veut prolonger ici un séjour qui l’accommode.
LE MARQUIS.
Un aventurier, moi, Madame ?
DORANTE.
Quittez le château, Monsieur, nous vous donnerons de l’argent pour faire votre voyage.
LE MARQUIS.
Je n’ai besoin de rien, Monsieur.
MADAME ARGANTE, vivement.
Que de passer ici l’hiver.
LE MARQUIS.
Tout le temps que je voudrai, Madame.
MADAME ARGANTE.
Comment donc, radoteur, vous prenez le ton de maître ?
DORANTE.
Il apprendra à qui il se joue.
LE MARQUIS.
Vous en apprendrez plus que moi.
MADAME ARGANTE.
Jusqu’au revoir.
SCÈNE XV. Frontin, Le Marquis. §
LE MARQUIS.
D’où vient donc que tu me raies du nombre des vivants ?
FRONTIN, montrant la bourse.
Voilà ce qui en efface.
LE MARQUIS.
Ah ! Je te le pardonne ; mais laisse-nous, voici la Marquise.
SCÈNE XVI. Le Marquis, La Marquise. §
LA MARQUISE.
Eh bien, Monsieur, nous voici seuls, et vous pouvez en liberté me parler de mon mari ; ne prenez point garde à ma douleur, elle m’est mille fois plus chère que tous les plaisirs du monde.
LE MARQUIS.
Non, Madame, j’ai changé d’avis, dispensez-moi de parler : mon ami, s’il pouvait savoir ce qui se passe, approuverait lui-même ma discrétion.
LA MARQUISE.
D’où vient donc, Monsieur ? Quel motif avez-vous pour me cacher le reste ?
LE MARQUIS.
Ce que vous voulez savoir n’est fait que pour une épouse qui serait restée veuve, Madame.
Le Marquis ne l’a adressé qu’à un coeur qui se serait conservé pour lui.
LA MARQUISE.
Ah ! Monsieur, comment avez-vous le courage de me tenir ce discours, dans l’attendrissement où vous me voyez ? Que pourrait lui-même me reprocher le Marquis ? Je le pleure depuis que je l’ai perdu et je le pleurerai toute ma vie.
LE MARQUIS.
Vous allez cependant donner votre main à un autre, Madame, et ce n’est point à moi à y trouver à redire ; mais je ne saurais m’empêcher d’être sensible à la consternation où il en serait lui-même... Son épouse prête à se remarier ! Ce n’est pas un crime, et cependant il en mourrait, Madame. Je finis ma vie dans les plus grands malheurs, me disait-il ; mais mon coeur a joui d’un bien qui les a tous adoucis : c’est la certitude où je suis que la Marquise n’aimera jamais que moi. Et cependant il se trompait, Madame, et mon amitié en gémit pour lui.
LA MARQUISE.
Hélas, Monsieur ! J’aime votre sensibilité, et je la respecte, mais vous n’êtes pas instruit ; c’est l’ami de mon mari même que je vais prendre pour juge : ne vous imaginez pas que mon coeur soit coupable ; que le vôtre ne gémisse point, le Marquis n’est point trompé.
LE MARQUIS.
Il est question d’un mariage, Madame, et, suivant toute apparence, vous ne vous mariez pas sans amour.
LA MARQUISE.
Attendez, Monsieur, il faut s’expliquer ; oui, les apparences peuvent être contre moi ; mais laissez-moi vous dire ; je mérite bien qu’on m’écoute. Je connaissais bien le Marquis, et j’ai peut-être porté la douleur au delà même de ce qu’un coeur comme le sien l’aurait voulu. Oui, je suis persuadée qu’il aimerait mieux que je l’oubliasse, que de savoir ce que je souffre encore.
LE MARQUIS, à part.
Ah ! J’ai peine à me contraindre.
LA MARQUISE.
Vous me trouvez prête à terminer un mariage, et je ne vous dis pas que je haïsse celui que j’épouse ; non, je ne le hais point, j’aurais tort : c’est un honnête homme. Mais pensez-vous que je l’épouse avec une tendresse dont mon mari pût se plaindre ? Ai-je pour lui des sentiments qui pussent affliger le Marquis ? Non, Monsieur, non, je n’ai pas le coeur épris, je ne l’ai que reconnaissant de tous les services qu’il m’a rendus, et qui sont sans nombre. C’est d’ailleurs un homme qui depuis près de deux ans vit avec moi dans un respect, dans une soumission, avec une déférence pour ma douleur, enfin dans des chagrins, dans des inquiétudes pour ma santé qui est considérablement altérée, dans des frayeurs de me voir mourir, qu’à moins d’avoir une âme dépouillée de tout sentiment, cela a dû faire quelque impression sur moi ; mais quelle impression, Monsieur ? La moindre de toutes : je l’ai plaint, il m’a fait pitié, voilà tout.
LE MARQUIS.
Et vous l’épousez ?
LA MARQUISE.
Dites donc que j’y consens, ce qui est bien différent, et que j’y consens tourmentée par une mère à qui je suis chère, qui me doit l’être, qui n’a jamais rien aimé tant que moi, et que mes refus désolent. On n’est pas toujours la maîtresse de son sort, Monsieur, il y a des complaisances inévitables dans la vie, des espèces de combats qu’on ne saurait toujours soutenir. J’ai vu cette mère mille fois désespérée de mon état, elle tomba malade : j’en étais cause ; il ne s’agissait pas moins que de lui sauver la vie, car elle se mourait, mon opiniâtreté la tuait. Je ne sais point être insensible à de pareilles choses, et elle m’arracha une promesse d’épouser Dorante. J’y mis pourtant une condition, qui était de renvoyer une seconde fois à Alger ; et tout ce qu’on m’en apporta fut un nouveau certificat de la mort du Marquis. J’avais promis, cependant. Ma mère me somma de ma parole ; il fallut me rendre, et je me rendis. Je me sacrifiai, Monsieur, je me sacrifiai. Est-ce là de l’amour ? Est-ce là oublier le Marquis ? Est-ce là épouser avec tendresse ?
LE MARQUIS, à part.
Voyons si elle rompra...
Non, je conçois même par ce détail que vous seriez bien aise de revoir le Marquis.
LA MARQUISE, enchantée.
Ah ! Monsieur, le revoir, hélas ! Il n’en faudrait pas tant ; la moindre lueur de cette espérance arrêterait tout ; il y a dix ans que je ne vis pas, et je vivrais.
LE MARQUIS.
Je n’hésiterai donc plus à vous donner cette lettre ; elle ne viendra point mal à propos, elle vous convient encore.
LA MARQUISE, avec ardeur.
Une lettre de lui, Monsieur ?
LE MARQUIS.
Oui, Madame, et qu’il vous écrivit en mourant. J’étais présent.
LA MARQUISE, baisant la lettre.
Ah ! Cher Marquis !
LE MARQUIS, à part.
Ah ! Madame, je commence à craindre de vous avoir trop attendrie.
LA MARQUISE.
Je ne sais plus où je suis. Lisons.
Je me meurs, chère épouse, et je n’ai pas deux heures à vivre ; je vais perdre le plaisir de vous aimer.
C’est le seul bien qui me restait, et c’est après vous le seul que je regrette.
Il faut que je respire.
Consolez-vous, vivez, mais restez libre ; c’est pour vous que je vous en conjure : personne ne saurait le prix de votre coeur.
Je reconnais le sien.
Ma faiblesse me force de finir, mon ami part, on l’entraîne, et il ne peut pas sans risquer sa vie attendre mon dernier soupir.
Comment, Monsieur, il vivait donc encore quand vous l’avez quitté ?
LE MARQUIS.
Oui, Madame, on s’est trompé ; il est vrai que la plus grande partie des captifs mourut à Alger pendant que nous y étions ; mais nous trouvâmes le moyen de nous sauver, et c’est notre disparition qui a fait l’erreur : je suis dans le même cas, et le Marquis mourut dans notre fuite, ou du moins il se mourait quand je fus obligé de le quitter.
LA MARQUISE, vivement.
Mais vous n’êtes donc sûr de rien, il a donc pu en revenir ? Parlez, Monsieur ; déjà je romps tout : plus de mariage ! Mais de quel côté irait-on ? Quelles mesures prendre ? Où pourrait-on le trouver ? Vous êtes son ami, Monsieur, l’abandonnerez-vous ?
LE MARQUIS.
Vous souhaitez donc qu’il vive ?
LA MARQUISE.
Si je le souhaite ! Ne me promettez rien que de vrai ; j’en mourrais.
LE MARQUIS.
S’il n’avait hésité de paraître que dans la crainte de n’être plus aimé ? S’il m’avait pré de venir ici pour pouvoir l’informer de vos dispositions ?
LA MARQUISE.
Tout mon coeur est à lui. Où est-il ? Menez-moi où il est.
LE MARQUIS, un moment sans répondre.
Il va venir dans un instant, et vous l’allez voir.
LA MARQUISE.
Je vais le voir ! Je vais le voir ! Marchons, hâtons-nous, allons le trouver, je me meurs de joie, je vais le voir ! Vous êtes après lui ce qui me sera le plus cher.
LE MARQUIS, ôtant sa barbe et se jetant à ses genoux.
Non, je vous suis aussi cher qu’il vous l’est lui-même.
LA MARQUISE, se reculant.
Qu’est-ce que c’est donc ? Qui êtes-vous ?
Ah ! Cher Marquis !
Que je suis heureuse !
LE MARQUIS.
Voici votre mère.
SCÈNE XVII.Le Marquis, La Marquise, Madame Argante, Dorante, Colas, Frontin, Lisette. §
MADAME ARGANTE.
Ma fille, je vous avertis que nous faisons arrêter cet homme-là qui refuse par pur intérêt de certifier que le Marquis est mort.
LE MARQUIS.
Je ne saurais, Madame, il faut en conscience que je certifie qu’il vit encore.
MADAME ARGANTE.
Ah ! Que vois-je ? C’est lui-même !
LA MARQUISE.
Oui, ma mère, c’est lui, c’est lui que je tiens et que j’embrasse.
MADAME ARGANTE.
Monsieur, je n’ai plus rien à dire, jugez de mon embarras, et je me sauve bien confuse de tout ce qui s’est passé.
DORANTE, s’enfuyant.
Personne ici n’est plus déplacé que moi.
LA MARQUISE.
Ni personne qui puisse me le disputer en ravissement.
FRONTIN.
[...]
LISETTE.
Ah ! Le coquin !
COLAS.
Mon ami le défunt, commençons par aller boire sur votre testament.