LES AMANTS
MAGNIFIQUES
COMÉDIE
MÊLÉE DE MUSIQUE,
et d'Entrées de Ballet

PAR J. B. P. DE MOLIÈRE

Représentée pour le Roi à Saint-Germain-en-Laye,
au mois de Février 1670
sous le titre du Divertissement Royal

PERSONNAGES DE LA COMÉDIE §

  • Aristione, Princesse, Mère d'Ériphile.
  • Ériphile, Fille de la Princesse.
  • Cléonice, Confidente d'Ériphile.
  • Chorèbe, de la suite de la Princesse.
  • Iphicrate, Amant magnifique.
  • Timoclès, Amant magnifique.
  • Sostrate, Général d'Armée, Amant d'Ériphile.
  • Clitidas, Plaisant de Cour, de la suite d'Ériphile.
  • Anaxarque, Astrologue.
  • Cléon, Fils d'Anaxarque.
  • Une fausse Vénus, d'intelligence avec Anaxarque.
La Scène est en Thessalie, dans la délicieuse Vallée de Tempé.

Avant-propos §

LE ROI, qui ne veut que des choses extraordinaires dans tout ce qu'il entreprend, s'est proposé de donner à sa cour un divertissement qui fût composé de tous ceux que le théâtre peut fournir ; et, pour embrasser cette vaste idée et enchaîner ensemble tant de choses diverses, SA MAJESTÉ a choisi pour sujet deux princes rivaux, qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l'on avait célébré la fête des jeux Pythiens, régalent à l'envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser.

Les amants magnifiques,
Comédie §

Premier intermède §

Le Théâtre s’ouvre à l’agréable bruit de quantité d’Instruments, et d’abord il offre aux yeux une vaste Mer, bordée de chaque côté de quatre grands Rochers, dont le sommet porte chacun un Fleuve, accoudé sur les marques de ces sortes de Déités. Au pied de ces Rochers sont douze Tritons de chaque côté, et dans le milieu de la Mer quatre Amours montés sur des Dauphins, et derrière eux le Dieu Éole élevé au-dessus des Ondes sur un petit nuage. Éole commande aux Vents de se retirer, & tandis que quatre Amours, douze Tritons, et huit Fleuves lui répondent, la Mer se calme, et du milieu des Ondes on voit s’élever une Île. Huit Pêcheurs sortent du fond de la Mer avec des nacres de Perles, et des branches de Corail, et après une Danse agréable vont se placer chacun sur un Rocher au-dessous d’un Fleuve. Le Chœur de la Musique annonce la venue de Neptune, et tandis que ce Dieu danse avec sa suite, les Pêcheurs, les Tritons, et les Fleuves accompagnent ses pas de gestes différents, et de bruit de conques de Perles. Tout ce Spectacle est une Magnifique Galanterie, dont l’un des Princes régale sur la Mer la promenade des Princesses.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

NEPTUNE, et six Dieux marins.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET

Huit Pêcheurs de Corail.
Vers chantés.

Récit d’Éole

Vents, qui troublez les plus beaux jours,
Rentrez dans vos grottes profondes ;
Et laissez régner sur les ondes
Les Zéphyrs et les Amours.

Un Triton

5 Quels beaux yeux ont percé nos demeures humides ?
Venez, venez Tritons, cachez-vous Néréides.

Tous les Tritons

Allons tous au-devant de ces Divinités,
Et rendons par nos chants hommage à leurs beautés.

Un Amour

Ah que ces Princesses sont belles !

Un autre Amour

10 Quels sont les cœurs qui ne s’y rendraient pas ?

Un autre Amour

La plus belle des Immortelles,
Notre Mère, a bien moins d’appâts.

Chœur

Allons tous au-devant de ces Divinités,
Et rendons par nos chants hommage à leurs beautés.

Un Triton

15 Quel noble spectacle s’avance !
Neptune, le grand Dieu, Neptune avec sa Cour
Vient honorer ce beau jour
De son Auguste présence.

Chœur

Redoublons nos Concerts,
20 Et faisons retentir dans le vague des Airs
Notre réjouissance.
Pour LE ROI, représentant NEPTUNE.
Le Ciel entre les Dieux les plus considérés
Me donne pour partage un rang considérable,
Et me faisant régner sur les flots azurés,
25 Rend à tout l’Univers mon pouvoir redoutable.
Il n’est aucune terre, à me bien regarder
Qui ne doive trembler que je ne m’y répande ;
Point d’États qu’à l’instant je ne pusse inonder
Des flots impétueux que mon pouvoir commande.
30 Rien n’en peut arrêter le fier débordement,
Et d’une triple digue à leur force opposée
On les verrait forcer le ferme empêchement,
Et se faire en tous lieux une ouverture aisée.
Mais je sais retenir la fureur de ces flots
35 Par la sage équité du pouvoir que j’exerce,
Et laisser en tous lieux, au gré des Matelots
La douce liberté d’un paisible commerce.
On trouve des Écueils parfois dans mes États,
On voit quelques Vaisseaux y périr par l’orage :
40 Mais contre ma puissance on n’en murmure pas,
Et chez moi la Vertu ne fait jamais naufrage.
Pour M. LE GRAND, représentant un Dieu Marin
L’Empire où nous vivons, est fertile en trésors,
Tous les mortels en foule accourent sur ses bords,
Et pour faire bientôt une haute fortune,
45 Il ne faut rien qu’avoir la faveur de Neptune.
Pour LE MARQUIS DE VILLEROY, représentant un Dieu Marin
Sur la foi de ce Dieu de l’Empire flottant
On peut bien s’embarquer avec toute assurance ;
Les flots ont de l’inconstance ;
Mais le Neptune est constant.
Pour LE MARQUIS DE RASSENT, représentant un Dieu Marin.
50 Voguez sur cette Mer d’un zèle inébranlable,
C’est le moyen d’avoir Neptune favorable.

Acte premier §

Scène première §

Sostrate, Clitidas.

Clitidas

Il est attaché à ses pensées ?

Sostrate

Non, Sostrate, je ne vois rien où tu puisses avoir recours, et tes maux sont d’une nature à ne te laisser nulle espérance d’en sortir.

Clitidas

Il raisonne tout seul.

Sostrate

Hélas !

Clitidas

Voilà des soupirs qui veulent dire quelque chose, et ma conjecture se trouvera véritable.

Sostrate

Sur quelles chimères, dis-moi, pourrais-tu bâtir quelque espoir, et que peux-tu envisager, que l’affreuse longueur d’une vie malheureuse, et des ennuis à ne finir que par la mort ?

Clitidas

Cette tête-là est plus embarrassée que la mienne ?

Sostrate

Ah ! mon cœur, ah ! mon cœur, où m’avez-vous jeté ?

Clitidas

Serviteur, Seigneur Sostrate.

Sostrate

Où vas-tu, Clitidas ?

Clitidas

Mais vous plutôt que faites-vous ici, et quelle secrète mélancolie, quelle humeur sombre, s’il vous plaît, vous peut retenir dans ces Bois, tandis que tout le monde a couru en foule à la magnificence de la Fête, dont l’amour du Prince Iphicrate vient de régaler sur la Mer la promenade des Princesses ; tandis qu’elles y ont reçu des Cadeaux merveilleux de Musique, et de Danse, et qu’on a vu les Rochers et les Ondes se parer de Divinités pour faire honneur à leurs attraits ?

Sostrate

Je me figure assez sans la voir cette magnificence, et tant de gens d’ordinaire s’empressent à porter de la confusion dans ces sortes de Fêtes, que j’ai cru à propos de ne pas augmenter le nombre des importuns.

Clitidas

Vous savez que votre présence ne gâte jamais rien, et que vous n’êtes point de trop en quelque lieu que vous soyez. Votre visage est bien venu partout, et il n’a garde d’être de ces visages disgraciés, qui ne sont jamais bien reçus des regards Souverains. Vous êtes également bien auprès des deux Princesses ; et la Mère, et la Fille vous font assez connaître l’estime qu’elles font de vous pour n’appréhender pas de fatiguer leurs yeux ; et ce n’est pas cette crainte, enfin, qui vous a retenu.

Sostrate

J’avoue que je n’ai pas naturellement grande curiosité pour ces sortes de choses.

Clitidas

Mon Dieu ! quand on n’aurait nulle curiosité pour les choses, on en a toujours pour aller où l’on trouve tout le monde, et quoi que vous puissiez dire, on ne demeure point tout seul pendant une Fête à rêver parmi des Arbres comme vous faites, à moins d’avoir en tête quelque chose qui embarrasse.

Sostrate

Que voudrais-tu que j’y pusse avoir ?

Clitidas

Ouais, je ne sais d’où cela vient, mais il sent ici l’amour ; ce n’est pas moi. Ah ! par ma foi c’est vous.

Sostrate

Que tu es fou, Clitidas.

Clitidas

Je ne suis point fou, vous êtes amoureux, j’ai le nez délicat, et j’ai senti cela d’abord.

Sostrate

Sur quoi prends-tu cette pensée ?

Clitidas

Sur quoi ? Vous seriez bien étonné si je vous disais encore de qui vous êtes amoureux.

Sostrate

Moi ?

Clitidas

Oui, je gage que je vais deviner tout à l’heure celle que vous aimez. J’ai mes secrets aussi bien que notre Astrologue, dont la Princesse Aristione est entêtée ; et s’il a la science de lire dans les Astres la fortune des hommes, j’ai celle de lire dans les yeux le nom des personnes qu’on aime. Tenez-vous un peu, et ouvrez les yeux. É, par soi, é, r, i, ri, éri, p, h, i, phi, ériphi, l, e, le, Ériphile. Vous êtes amoureux de la Princesse Ériphile.

Sostrate

Ah ! Clitidas, j’avoue que je ne puis cacher mon trouble, et tu me frappes d’un coup de foudre.

Clitidas

Vous voyez si je suis savant ?

Sostrate

Hélas ! si par quelque aventure tu as pu découvrir le secret de mon cœur, je te conjure au moins de ne le révéler à qui que ce soit, et surtout de le tenir caché à la belle Princesse, dont tu viens de dire le nom.

Clitidas

Et sérieusement parlant, si dans vos actions j’ai bien pu connaître depuis un temps la passion que vous voulez tenir secrète, pensez-vous que la princesse Ériphile puisse avoir manqué de lumière pour s’en apercevoir ? Les belles, croyez-moi, sont toujours les plus clairvoyantes à découvrir les ardeurs qu’elles causent, et le langage des yeux et des soupirs se fait entendre mieux qu’à tout autre à celles à qui il s’adresse.

Sostrate

Laissons-la, Clitidas, laissons-la voir si elle peut dans mes soupirs et mes regards l’amour que ses charmes m’inspirent, mais gardons bien que par nulle autre voie elle en apprenne jamais rien.

Clitidas

Et qu’appréhendez-vous ? Est-il possible que ce même Sostrate qui n’a pas craint, ni Brennus, ni tous les Gaulois ; et dont le bras a si glorieusement contribué à nous défaire de ce déluge de Barbares qui ravageait la Grèce ? Est-il possible, dis-je, qu’un homme si assuré dans la guerre soit si timide en amour, et que je le voie trembler à dire seulement qu’il aime ?

Sostrate

Ah ! Clitidas, je tremble avec raison, et tous les Gaulois du monde ensemble sont bien moins redoutables, que deux beaux yeux pleins de charmes.

Clitidas

Je ne suis pas de cet avis, et je sais bien pour moi qu’un seul Gaulois l’épée à la main, me ferait beaucoup plus trembler que cinquante beaux yeux ensemble les plus charmants du monde. Mais dites-moi un peu, qu’espérez-vous faire ?

Sostrate

Mourir sans déclarer ma passion.

Clitidas

L’espérance est belle. Allez, allez, vous vous moquez, un peu de hardiesse réussit toujours aux Amants ; il n’y a en amour que les honteux qui perdent, et je dirais ma passion à une Déesse moi, si j’en devenais amoureux.

Sostrate

Trop de choses, hélas ! condamnent mes feux à un éternel silence.

Clitidas

Hé quoi ?

Sostrate

La bassesse de ma fortune, dont il plaît au Ciel de rabattre l’ambition de mon amour, le rang de la Princesse qui met entre elle et mes désirs une distance si fâcheuse, la concurrence de deux Princes appuyés de tous les grands titres qui peuvent soutenir les prétentions de leurs flammes ; de deux Princes, qui par mille et mille magnificences se disputent à tous moments la gloire de sa conquête, et sur l’amour de qui on attend tous les jours de voir son choix se déclarer, mais plus que tout, Clitidas, le respect inviolable où ses beaux yeux assujettissent toute la violence de mon ardeur.

Clitidas

Le respect bien souvent n’oblige pas tant que l’amour, et je me trompe fort, ou la jeune Princesse a connu votre flamme, et n’y est pas insensible.

Sostrate

Ah ! ne t’avise point de vouloir flatter par pitié le cœur d’un misérable.

Clitidas

Ma conjecture est fondée, je lui vois reculer beaucoup le choix de son époux, et je veux éclaircir un peu cette petite affaire-là. Vous savez que je suis auprès d’elle en quelque espèce de faveur, que j’y ai les accès ouverts, et qu’à force de me tourmenter je me suis acquis le privilège de me mêler à la conversation, et parler à tort et à travers de toutes choses. Quelquefois cela ne me réussit pas, mais quelquefois aussi cela me réussit. Laissez-moi faire, je suis de vos amis, les gens de mérite me touchent, et je veux prendre mon temps pour entretenir la Princesse de...

Sostrate

Ah ! de grâce, quelque bonté que mon malheur t’inspire, garde-toi bien de lui rien dire de ma flamme. J’aimerais mieux mourir que de pouvoir être accusé par elle de la moindre témérité, et ce profond respect où ses charmes divins...

Clitidas

Taisons-nous, voici tout le monde.

Scène II §

Aristione, Iphicrate, Timoclès, Sostrate, Anaxarque, Cléon, Clitidas.

Aristione

Prince, je ne puis me lasser de le dire, il n’est point de spectacle au monde qui puisse le disputer en magnificence à celui que vous venez de nous donner. Cette Fête a eu des ornements qui l’emportent sans doute sur tout ce que l’on saurait voir, et elle vient de produire à nos yeux quelque chose de si noble, de si grand, et de si majestueux, que le Ciel même ne saurait aller au delà, et je puis dire assurément qu’il n’y a rien dans l’Univers qui s’y puisse égaler.

Timoclès

Ce sont des ornements dont on ne peut pas espérer que toutes les Fêtes soient embellies, et je dois fort trembler, Madame, pour la simplicité du petit divertissement que je m’apprête à vous donner dans le Bois de Diane.

Aristione

Je crois que nous n’y verrons rien que de fort agréable, et certes il faut avouer que la campagne a lieu de nous paraître belle, et que nous n’avons pas le temps de nous ennuyer dans cet agréable séjour qu’ont célébré tous les Poètes sous le nom de Tempé. Car enfin, sans parler des plaisirs de la Chasse que nous y prenons à toute heure, et de la solennité des jeux Pythiens que l’on y célèbre tantôt, vous prenez soin l’un et l’autre de nous y combler de tous les divertissements qui peuvent charmer les chagrins des plus mélancoliques. D’où vient, Sostrate, qu’on ne vous a point vu dans notre promenade ?

Sostrate

Une petite indisposition, Madame, m’a empêché de m’y trouver.

Iphicrate

Sostrate est de ces gens, Madame, qui croient qu’il ne sied pas bien d’être curieux comme les autres, et il est beau d’affecter de ne pas courir où tout le monde court.

Sostrate

Seigneur, l’affectation n’a guère de part à tout ce que je fais, et sans vous faire compliment, il y avait des choses à voir dans cette Fête, qui pouvaient m’attirer, si quelque autre motif ne m’avait retenu.

Aristione

Et Clitidas a-t-il vu cela ?

Clitidas

Oui, Madame, mais du Rivage.

Aristione

Et pourquoi du Rivage ?

Clitidas

Ma foi, Madame, j’ai craint quelqu’un des accidents qui arrivent d’ordinaire dans ces confusions. Cette nuit, j’ai songé de Poisson mort, et d’œufs cassés, et j’ai appris du Seigneur Anaxarque, que les œufs cassés et le Poisson mort signifient malencontre.

Anaxarque

Je remarque une chose, que Clitidas n’aurait rien à dire s’il ne parlait de moi.

Clitidas

C’est qu’il y a tant de choses à dire de vous, qu’on n’en saurait parler assez.

Anaxarque

Vous pourriez prendre d’autres matières, puisque je vous en ai prié.

Clitidas

Le moyen ? Ne dites-vous pas que l’ascendant est plus fort que tout ? et s’il est écrit dans les astres que je sois enclin à parler de vous, comment voulez-vous que je résiste à ma destinée ?

Anaxarque

Avec tout le respect, Madame, que je vous dois, il y a une chose qui est fâcheuse dans votre Cour : que tout le monde y prenne liberté de parler, et que le plus honnête homme y soit exposé aux railleries du premier méchant plaisant.

Clitidas

Je vous rends grâce de l’honneur.

Aristione

Que vous êtes fou de vous chagriner de ce qu’il dit.

Clitidas

Avec tout le respect que je dois à Madame, il y a une chose qui m’étonne dans l’Astrologie, comment des gens qui savent tous les secrets des Dieux, et qui possèdent des connaissances à se mettre au-dessus de tous les hommes, aient besoin de faire leur Cour et de demander quelque chose.

Anaxarque

Vous devriez gagner un peu mieux votre argent, et donner à Madame de meilleures plaisanteries.

Clitidas

Ma foi, on les donne telles qu’on peut. Vous en parlez fort à votre aise, et le métier de plaisant n’est pas comme celui d’Astrologue. Bien mentir, et bien plaisanter sont deux choses fort différentes, et il est bien plus facile de tromper les gens, que de les faire rire.

Aristione

Eh ! qu’est-ce donc que cela veut dire ?

Clitidas, se parlant à lui-même

Paix, impertinent que vous êtes. Ne savez-vous pas bien que l’Astrologie est une affaire d’État, et qu’il ne faut point toucher à cette corde-là ? Je vous l’ai dit plusieurs fois, vous vous émancipez trop, et vous prenez de certaines libertés qui vous joueront un mauvais tour ; je vous en avertis. Vous verrez qu’un de ces jours on vous donnera du pied au cul, et qu’on vous chassera comme un faquin, taisez-vous, si vous êtes sage.

Aristione

Où est ma Fille ?

Timoclès

Madame, elle s’est écartée, et je lui ai présenté une main qu’elle a refusé d’accepter.

Aristione

Princes, puisque l’amour que vous avez pour Ériphile, a bien voulu se soumettre aux lois que j’ai voulu vous imposer, puisque j’ai su obtenir de vous que vous fussiez Rivaux sans devenir ennemis, et qu’avec pleine soumission aux sentiments de ma Fille, vous attendez un choix dont je l’ai faite seule maîtresse ; ouvrez-moi tous deux le fond de votre âme, et me dites sincèrement quel progrès vous croyez l’un et l’autre avoir fait sur son cœur.

Timoclès

Madame, je ne suis point pour me flatter, j’ai fait ce que j’ai pu pour toucher le cœur de la princesse Ériphile, et je m’y suis pris que je crois de toutes les tendres manières, dont un Amant se peut servir. Je lui ai fait des hommages soumis de tous mes vœux ; j’ai montré des assiduités ; j’ai rendu des soins chaque jour ; j’ai fait chanter ma passion aux voix les plus touchantes, et l’ai fait exprimer en Vers aux plumes les plus délicates ; je me suis plaint de mon martyre en des termes passionnés ; j’ai fait dire à mes yeux aussi bien qu’à ma bouche le désespoir de mon amour ; j’ai poussé à ses pieds des soupirs languissants ; j’ai même répandu des larmes, mais tout cela inutilement, et je n’ai point connu qu’elle ait dans l’âme aucun ressentiment de mon ardeur.

Aristione

Et vous Prince ?

Iphicrate

Pour moi, Madame, connaissant son indifférence et le peu de cas qu’elle fait des devoirs qu’on lui rend, je n’ai voulu perdre auprès d’elle, ni plaintes, ni soupirs, ni larmes. Je sais qu’elle est toute soumise à vos volontés, et que ce n’est que de votre main seule qu’elle voudra prendre un époux. Aussi n’est-ce qu’à vous que je m’adresse pour l’obtenir, à vous plutôt qu’à elle que je rends tous mes soins et tous mes hommages. Et plût au Ciel, Madame, que vous eussiez pu vous résoudre à tenir sa place ; que vous eussiez voulu jouir des conquêtes que vous lui faites, et recevoir pour vous les vœux que vous lui renvoyez.

Aristione

Prince, le compliment est d’un Amant adroit, et vous avez entendu dire qu’il fallait cajoler les mères pour obtenir les filles ; mais ici par malheur tout cela devient inutile, et je me suis engagée à laisser le choix tout entier à l’inclination de ma fille.

Iphicrate

Quelque pouvoir que vous lui donniez pour ce choix, ce n’est point compliment, Madame, que ce que je vous dis. Je ne recherche la Princesse Ériphile, que parce qu’elle est votre sang ; je la trouve charmante par tout ce qu’elle tient de vous, et c’est vous que j’adore en elle.

Aristione

Voilà qui est fort bien.

Iphicrate

Oui, Madame, toute la terre voit en vous des attraits et des charmes que je...

Aristione

De grâce, Prince, ôtons ces charmes et ces attraits, vous savez que ce sont des mots que je retranche des compliments qu’on me veut faire. Je souffre qu’on me loue de ma sincérité, qu’on dise que je suis une bonne Princesse, que j’ai de la parole pour tout le monde, de la chaleur pour mes amis, et de l’estime pour le mérite et la vertu, je puis tâter de tout cela ; mais pour les douceurs de charmes et d’attraits je suis bien aise qu’on ne m’en serve point, et quelque vérité qui s’y pût rencontrer, on doit faire quelque scrupule d’en goûter la louange, quand on est mère d’une fille comme la mienne.

Iphicrate

Ah ! Madame, c’est vous qui voulez être mère malgré tout le monde ; il n’est point d’yeux qui ne s’y opposent, et si vous le vouliez, la Princesse Ériphile ne serait que votre sœur.

Aristione

Mon Dieu, Prince, je ne donne point dans tous ces galimatias où donnent la plupart des Femmes ; je veux être mère, parce que je la suis, et ce serait en vain que je ne la voudrais pas être. Ce titre n’a rien qui me choque, puisque de mon consentement je me suis exposée à le recevoir, c’est un faible de notre sexe, dont grâce au Ciel je suis exempte, et je ne m’embarrasse point de ces grandes disputes d’âge, sur quoi nous voyons tant de folles. Revenons à notre discours. Est-il possible que jusqu’ici vous n’ayez pu connaître où penche l’inclination d’Ériphile ?

Iphicrate

Ce sont obscurités pour moi.

Timoclès

C’est pour moi un mystère impénétrable.

Aristione

La pudeur peut-être l’empêche de s’expliquer à vous et à moi, servons-nous de quelque autre pour découvrir le secret de son cœur. Sostrate, prenez de ma part cette commission, et rendez cet office à ces Princes, de savoir adroitement de ma Fille vers qui des deux ses sentiments peuvent tourner.

Sostrate

Madame, vous avez cent personnes dans votre Cour, sur qui vous pourriez mieux verser l’honneur d’un tel emploi, et je me sens mal propre à bien exécuter ce que vous souhaitez de moi.

Aristione

Votre mérite, Sostrate, n’est point borné aux seuls emplois de la guerre, vous avez de l’esprit, de la conduite, de l’adresse, et ma Fille fait cas de vous.

Sostrate

Quelque autre mieux que moi, Madame, ...

Aristione

Non, non ; en vain vous vous en défendez.

Sostrate

Puisque vous le voulez, Madame, il vous faut obéir, mais je vous jure que dans toute votre Cour vous ne pouviez choisir personne qui ne fût en état de s’acquitter beaucoup mieux que moi d’une telle commission.

Aristione

C’est trop de modestie, et vous vous acquitterez toujours bien de toutes les choses dont on vous chargera. Découvrez doucement les sentiments d’Ériphile, et faites-la ressouvenir qu’il faut se rendre de bonne heure dans le Bois de Diane.

Scène III §

Iphicrate, Timoclès, Clitidas, Sostrate.

Iphicrate

Vous pouvez croire que je prends part à l’estime que la Princesse vous témoigne.

Timoclès

Vous pouvez croire que je suis ravi du choix que l’on a fait de vous.

Iphicrate

Vous voilà en état de servir vos amis.

Timoclès

Vous avez de quoi rendre de bons offices aux gens qu’il vous plaira.

Iphicrate

Je ne vous recommande point mes intérêts.

Timoclès

Je ne vous dis point de parler pour moi.

Sostrate

Seigneurs, il serait inutile, j’aurais tort de passer les ordres de ma commission, et vous trouverez bon que je ne parle, ni pour l’un, ni pour l’autre.

Iphicrate

Je vous laisse agir comme il vous plaira.

Timoclès

Vous en userez comme vous voudrez.

Scène IV §

Iphicrate, Timoclès, Clitidas.

Iphicrate

Clitidas se ressouvient bien qu’il est de mes amis, je lui recommande toujours de prendre mes intérêts auprès de sa Maîtresse, contre ceux de mon Rival.

Clitidas

Laissez-moi faire, il y a bien de la comparaison de lui à vous, et c’est un Prince bien bâti pour vous le disputer.

Iphicrate

Je reconnaîtrai ce service.

Timoclès

Mon Rival fait sa Cour à Clitidas, mais Clitidas sait bien qu’il m’a promis d’appuyer contre lui les prétentions de mon amour.

Clitidas

Assurément, et il se moque de croire l’emporter sur vous ; voilà, auprès de vous un beau petit morveux de Prince.

Timoclès

Il n’y a rien que je ne fasse pour Clitidas.

Clitidas

Belles paroles de tous côtés. Voici la Princesse ; prenons mon temps pour l’aborder.

Scène V §

Ériphile, Cléonice.

Cléonice

On trouvera étrange, Madame, que vous vous soyez ainsi écartée de tout le monde.

Ériphile

Ah ! qu’aux personnes comme nous qui sommes toujours accablées de tant de gens, un peu de solitude est parfois agréable, et qu’après mille impertinents entretiens, il est doux de s’entretenir avec ses pensées. Qu’on me laisse ici promener toute seule.

Cléonice

Ne voudriez-vous pas, Madame, voir un petit essai de la disposition de ces gens admirables qui veulent se donner à vous ? Ce sont des personnes, qui par leurs pas, leurs gestes, et leurs mouvements expriment aux yeux toutes choses ; et on appelle cela Pantomimes. J’ai tremblé à vous dire ce mot, et il y a des gens dans votre Cour qui ne me le pardonneraient pas.

Ériphile

Vous avez bien la mine, Cléonice, de me venir ici régaler d’un mauvais divertissement ; car grâce au Ciel vous ne manquez pas de vouloir produire indifféremment tout ce qui se présente à vous, et vous avez une affabilité qui ne rejette rien. Aussi est-ce à vous seule qu’on voit avoir recours, toutes les Muses nécessitantes ; vous êtes la grande protectrice du mérite incommodé, et tout ce qu’il y a de vertueux indigents au monde va débarquer chez vous.

Cléonice

Si vous n’avez pas envie de les voir, Madame, il ne faut que les laisser là.

Ériphile

Non, non, voyons-les, faites-les venir.

Cléonice

Mais peut-être, Madame, que leur danse sera méchante.

Ériphile

Méchante, ou non, il la faut voir ; ce ne serait avec vous que reculer la chose, et il vaut mieux en être quitte.

Cléonice

Ce ne sera ici, Madame, qu’une danse ordinaire, une autre fois...

Ériphile

Point de préambule, Cléonice, qu’ils dansent.

Fin du premier Acte.

Second intermède §

La Confidente de la jeune Princesse lui produit trois danseurs, sous le nom de Pantomimes ; c’est-à-dire qui expriment par leurs gestes toutes sortes de choses. La Princesse les voit danser, et les reçoit à son service.

ENTRÉE DE BALLET

De trois Pantomimes.

Acte II §

Scène première §

Ériphile, Cléonice, Clitidas.

Ériphile

Voilà qui est admirable ! Je ne crois pas qu’on puisse mieux danser qu’ils dansent, et je suis bien aise de les avoir à moi.

Cléonice

Et moi, Madame, je suis bien aise que vous ayez vu que je n’ai pas si méchant goût que vous avez pensé.

Ériphile

Ne triomphez point tant, vous ne tarderez guère à me faire avoir ma revanche, qu’on me laisse ici.

Cléonice

Je vous avertis, Clitidas, que la Princesse veut être seule.

Clitidas

Laissez-moi faire, je suis homme qui sais ma Cour.

Scène II §

Ériphile, Clitidas.

Clitidas fait semblant de chanter

La, la, la, la, ah !

Ériphile

Clitidas.

Clitidas

Je ne vous avais pas vue là, Madame.

Ériphile

Approche. D’où viens-tu ?

Clitidas

De laisser la Princesse votre Mère qui s’en allait vers le temple d’Apollon, accompagnée de beaucoup de gens.

Ériphile

Ne trouves-tu pas ces lieux les plus charmants du monde ?

Clitidas

Assurément. Les Princes vos Amants y étaient.

Ériphile

Le fleuve Pénée fait ici d’agréables détours.

Clitidas

Fort agréables. Sostrate y était aussi.

Ériphile

D’où vient qu’il n’est pas venu à la promenade ?

Clitidas

Il a quelque chose dans la tête qui l’empêche de prendre plaisir à tous ces beaux régales. Il m’a voulu entretenir, mais vous m’avez défendu si expressément de me charger d’aucune affaire auprès de vous, que je n’ai point voulu lui prêter l’oreille, et je lui ai dit nettement que je n’avais pas le loisir de l’entendre.

Ériphile

Tu as eu tort de lui dire cela, et tu devais l’écouter.

Clitidas

Je lui ai dit d’abord que je n’avais pas le loisir de l’entendre, mais après je lui ai donné audience.

Ériphile

Tu as bien fait.

Clitidas

En vérité c’est un homme qui me revient, un homme fait comme je veux que les hommes soient faits. Ne prenant point des manières bruyantes et des tons de voix assommants ; sage et posé en toutes choses, ne parlant jamais que bien à propos ; point prompt à décider ; point du tout exagérateur incommode ; et quelques beaux Vers que nos Poètes lui aient récités, je ne lui ai jamais ouï dire Voilà qui est plus beau que tout ce qu’a jamais fait Homère. Enfin, c’est un homme pour qui je me sens de l’inclination, et si j’étais Princesse il ne serait pas malheureux.

Ériphile

C’est un homme d’un grand mérite assurément, mais de quoi t’a-t-il parlé ?

Clitidas

Il m’a demandé si vous aviez témoigné grande joie au magnifique régale que l’on vous a donné ; m’a parlé de votre personne avec des transports les plus grands du monde, vous a mise au-dessus du Ciel, et vous a donné toutes les louanges qu’on peut donner à la Princesse la plus accomplie de la terre, entremêlant tout cela de plusieurs soupirs qui disaient plus qu’il ne voulait. Enfin, à force de le tourner de tous côtés, et de le presser sur la cause de cette profonde mélancolie, dont toute la Cour s’aperçoit, il a été contraint de m’avouer qu’il était amoureux.

Ériphile

Comment amoureux ? quelle témérité est la sienne ? c’est un extravagant que je ne verrai de ma vie.

Clitidas

De quoi vous plaignez-vous, Madame ?

Ériphile

Avoir l’audace de m’aimer, et de plus avoir l’audace de le dire ?

Clitidas

Ce n’est pas vous, Madame, dont il est amoureux.

Ériphile

Ce n’est pas moi ?

Clitidas

Non, Madame, il vous respecte trop pour cela, et est trop sage pour y penser.

Ériphile

Et de qui donc, Clitidas ?

Clitidas

D’une de vos Filles, la jeune Arsinoé.

Ériphile

A-t-elle tant d’appas, qu’il n’ait trouvé qu’elle digne de son amour ?

Clitidas

Il l’aime éperdument, et vous conjure d’honorer sa flamme de votre protection.

Ériphile

Moi ?

Clitidas

Non, non, Madame, je vois que la chose ne vous plaît pas. Votre colère m’a obligé à prendre ce détour, et pour vous dire la vérité, c’est vous qu’il aime éperdument.

Ériphile

Vous êtes un insolent de venir ainsi surprendre mes sentiments. Allons, sortez d’ici, vous vous mêlez de vouloir lire dans les âmes ; de vouloir pénétrer dans les secrets du cœur d’une Princesse. Ôtez-vous de mes yeux, et que je ne vous voie jamais, Clitidas.

Clitidas

Madame.

Ériphile

Venez ici. Je vous pardonne cette affaire-là.

Clitidas

Trop de bonté, Madame.

Ériphile

Mais à condition, prenez bien garde à ce que je vous dis, que vous n’en ouvrirez la bouche à personne du monde sur peine de la vie.

Clitidas

Il suffit.

Ériphile

Sostrate t’a donc dit qu’il m’aimait ?

Clitidas

Non, Madame, il faut vous dire la vérité ; j’ai tiré de son cœur par surprise un secret qu’il veut cacher à tout le monde, et avec lequel il est, dit-il, résolu de mourir. Il a été au désespoir du vol subtil que je lui en ai fait, et bien loin de me charger de vous le découvrir, il m’a conjuré avec toutes les instantes prières qu’on saurait faire, de ne vous en rien révéler, et c’est trahison contre lui que ce que je viens de vous dire.

Ériphile

Tant mieux, c’est par son seul respect qu’il peut me plaire, et s’il était si hardi que de me déclarer son amour, il perdrait pour jamais, et ma présence, et mon estime.

Clitidas

Ne craignez point, Madame...

Ériphile

Le voici ; souvenez-vous au moins si vous êtes sage de la défense que je vous ai faite.

Clitidas

Cela est fait, Madame, il ne faut pas être Courtisan indiscret.

Scène III §

Sostrate, Ériphile.

Sostrate

J’ai une excuse, Madame, pour oser interrompre votre solitude, et j’ai reçu de la Princesse votre Mère une commission qui autorise la hardiesse que je prends maintenant.

Ériphile

Quelle commission, Sostrate ?

Sostrate

Celle, Madame, de tâcher d’apprendre de vous vers lequel des deux Princes peut incliner votre cœur.

Ériphile

La Princesse ma Mère montre un esprit judicieux dans le choix qu’elle a fait de vous pour un pareil emploi. Cette commission, Sostrate, vous a été agréable sans doute, et vous l’avez acceptée avec beaucoup de joie.

Sostrate

Je l’ai acceptée, Madame, par la nécessité que mon devoir m’impose d’obéir, et si la Princesse avait voulu recevoir mes excuses, elle aurait honoré quelque autre de cet emploi.

Ériphile

Quelle cause, Sostrate, vous obligeait à le refuser ?

Sostrate

La crainte, Madame, de m’en acquitter mal.

Ériphile

Croyez-vous que je ne vous estime pas assez pour vous ouvrir mon cœur, et vous donner toutes les lumières que vous pourrez désirer de moi sur le sujet de ces deux Princes ?

Sostrate

Je ne désire rien pour moi là-dessus, Madame, et je ne vous demande que ce que vous croirez devoir donner aux ordres qui m’amènent.

Ériphile

Jusques ici je me suis défendue de m’expliquer, et la Princesse ma Mère a eu la bonté de souffrir que j’aie reculé toujours ce choix qui me doit engager ; mais je serai bien aise de témoigner à tout le monde que je veux faire quelque chose pour l’amour de vous, et si vous m’en pressez je rendrai cet arrêt qu’on attend depuis si longtemps.

Sostrate

C’est une chose, Madame, dont vous ne serez point importunée par moi, et je ne saurais me résoudre à presser une Princesse qui sait trop ce qu’elle a à faire.

Ériphile

Mais c’est ce que la Princesse ma Mère attend de vous.

Sostrate

Ne lui ai-je pas dit aussi que je m’acquitterais mal de cette commission ?

Ériphile

Ô çà, Sostrate, les gens comme vous ont toujours les yeux pénétrants, et je pense qu’il ne doit y avoir guère de choses qui échappent aux vôtres. N’ont-ils pu découvrir, vos yeux, ce dont tout le monde est en peine, et ne vous ont-ils point donné quelques petites lumières du penchant de mon cœur ? Vous voyez les soins qu’on me rend, l’empressement qu’on me témoigne ; quel est celui de ces deux Princes que vous croyez que je regarde d’un œil plus doux ?

Sostrate

Les doutes que l’on forme sur ces sortes de choses, ne sont réglés d’ordinaire que par les intérêts qu’on prend.

Ériphile

Pour qui, Sostrate, pencheriez-vous des deux ? Quel est celui, dites-moi, que vous souhaiteriez que j’épousasse ?

Sostrate

Ah ! Madame, ce ne seront pas mes souhaits, mais votre inclination qui décidera de la chose.

Ériphile

Mais si je me conseillais à vous pour ce choix ?

Sostrate

Si vous vous conseilliez à moi, je serais fort embarrassé.

Ériphile

Vous ne pourriez pas dire qui des deux vous semble plus digne de cette préférence ?

Sostrate

Si l’on s’en rapporte à mes yeux, il n’y aura personne qui soit digne de cet honneur. Tous les Princes du monde seront trop peu de chose pour aspirer à vous ; les Dieux seuls y pourront prétendre, et vous ne souffrirez des hommes que l’encens, et les Sacrifices.

Ériphile

Cela est obligeant, et vous êtes de mes amis. Mais je veux que vous me disiez pour qui des deux vous vous sentez plus d’inclination, quel est celui que vous mettez le plus au rang de vos amis.

Scène IV §

Chorèbe, Sostrate, Ériphile.

Chorèbe

Madame, voilà la Princesse qui vient vous prendre ici, pour aller au Bois de Diane.

Sostrate

Hélas ! petit garçon, que tu es venu à propos.

Scène V §

Aristione, Iphicrate, Timoclès, Anaxarque, Clitidas, Sostrate, Ériphile.

Aristione

On vous a demandée, ma Fille, et il y a des gens que votre absence chagrine fort.

Ériphile

Je pense, Madame, qu’on m’a demandée par compliment, et on ne s’inquiète pas tant qu’on vous dit.

Aristione

On enchaîne pour nous ici tant de divertissements les uns aux autres, que toutes nos heures sont retenues, et nous n’avons aucun moment à perdre, si nous voulons les goûter tous. Entrons vite dans le Bois, et voyons ce qui nous y attend ; ce lieu est le plus beau du monde, prenons vite nos places.

Fin du second Acte.

Troisième intermède §

Le Théâtre est une Forêt, où la Princesse est invitée d’aller, une Nymphe lui en fait les honneurs en chantant, et pour la divertir on lui joue une petite Comédie en Musique, dont voici le sujet : un Berger se plaint à deux Bergers ses amis, des froideurs de celle qu’il aime, les deux amis le consolent ; et comme la Bergère aimée arrive, tous trois se retirent pour l’observer : après quelque plainte amoureuse elle se repose sur un gazon, et s’abandonne aux douceurs du sommeil ; l’Amant fait approcher ses amis pour contempler les grâces de sa Bergère, et invite toutes choses à contribuer à son repos. La Bergère en s’éveillant, voit son Berger à ses pieds, se plaint de sa poursuite : Mais considérant sa constance elle lui accorde sa demande, et consent d’en être aimée en présence des deux Bergers amis : Deux Satyres arrivant se plaignent de son changement, et étant touchés de cette disgrâce, cherchent leur consolation dans le vin.

LES PERSONNAGES de la Pastorale §

  • La nymphe de la vallée de Tempé.
  • Tircis.
  • Lycaste.
  • Ménandre.
  • Caliste.
  • Deux satyres.
  • Climène.
  • Philinte.

Prologue §

La Nymphe de Tempé

Venez, grande Princesse, avec tous vos appas,
Venez prêter vos yeux aux innocents ébats
Que notre désert vous présente ;
55 N’y cherchez point l’éclat des Fêtes de la Cour,
On ne sent ici que l’amour,
Ce n’est que d’amour qu’on y chante.

Scène première §

Tircis

Vous chantez sous ces feuillages,
Doux rossignols pleins d’amour,
60 Et de vos tendres ramages
Vous réveillez tour à tour
Les échos de ces bocages :
Hélas ! petits oiseaux, hélas !
Si vous aviez mes maux vous ne chanteriez pas.

Scène Deuxième §

Lycaste, Ménandre, Tircis

Lycaste

65 Hé quoi toujours languissant, sombre et triste ?

Ménandre

Hé quoi toujours aux pleurs abandonné ?

Tircis

Toujours adorant Caliste,
Et toujours infortuné.

Lycaste

Dompte, dompte, Berger, l’ennui qui te possède.

Tircis

70 Eh le moyen, hélas !

Ménandre

Fais, fais-toi quelque effort.

Tircis

Eh le moyen, hélas ! quand le mal est trop fort ?

Lycaste

Ce mal trouvera son remède.

Tircis

Je ne guérirai qu’à ma mort.

Lycaste, et ménandre

75 Ah Tircis !

Tircis

Ah Bergers !

Lycaste et ménandre

Prends sur toi plus d’empire.

Tircis

Rien ne me peut plus secourir.

Lycaste, et ménandre

C’est trop, c’est trop céder.

Tircis

80 C’est trop, c’est trop souffrir.

Lycaste et ménandre

Quelle faiblesse !

Tircis

Quel martyre !

Lycaste, et ménandre

Il faut prendre courage.

Tircis

Il faut plutôt mourir.

Lycaste

85 Il n’est point de Bergère
Si froide, et si sévère,
Dont la pressante ardeur
D’un cœur qui persévère
Ne vainque la froideur.

Ménandre

90 Il est, dans les affaires
Des amoureux mystères,
Certains petits moments
Qui changent les plus fières,
Et font d’heureux Amants.

Tircis

95 Je la vois, la cruelle,
Qui porte ici ses pas,
Gardons d’être vu d’elle,
L’Ingrate, hélas !
N’y viendrait pas.

Scène Troisième §

Caliste

100 Ah que sur notre cœur
La sévère Loi de l’honneur
Prend un cruel empire !
Je ne fais voir que rigueurs pour Tircis,
Et cependant, sensible à ses cuisants soucis,
105 De sa langueur en secret je soupire,
Et voudrais bien soulager son martyre,
C’est à vous seuls que je le dis,
Arbres, n’allez pas le redire.
Puisque le Ciel a voulu nous former
110 Avec un cœur qu’Amour peut enflammer,
Quelle rigueur impitoyable
Contre des traits si doux nous force à nous armer,
Et pourquoi sans être blâmable
Ne peut-on pas aimer
115 Ce que l’on trouve aimable ?
Hélas ! que vous êtes heureux
Innocents Animaux, de vivre sans contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportements de vos cœurs amoureux :
120 Hélas ! petits oiseaux que vous êtes heureux
De ne sentir nulle contrainte,
Et de pouvoir suivre sans crainte
Les doux emportements de vos cœurs amoureux.
Mais le sommeil sur ma paupière
125 Verse de ses Pavots l’agréable fraîcheur,
Donnons-nous à lui toute entière,
Nous n’avons point de Loi sévère
Qui défende à nos sens d’en goûter la douceur.

Scène Quatrième §

Caliste, Tircis, Lycaste, Ménandre.

Tircis

Vers ma belle ennemie
130 Portons sans bruit nos pas,
Et ne réveillons pas
Sa rigueur endormie.

Tous trois

Dormez, dormez beaux yeux, adorables vainqueurs,
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs,
135 Dormez, dormez beaux yeux.

Tircis

Silence, petits oiseaux,
Vents n’agitez nulle chose,
Coulez doucement ruisseaux,
C’est Caliste qui repose.

Tous trois

140 Dormez, dormez beaux yeux, adorables vainqueurs,
Et goûtez le repos que vous ôtez aux cœurs,
Dormez, dormez beaux yeux.

Caliste

Ah quelle peine extrême !
Suivre partout mes pas !

Tircis

145 Que voulez-vous qu’on suive, hélas !
Que ce qu’on aime ?

Caliste

Berger que voulez-vous ?

Tircis

Mourir, belle Bergère,
Mourir à vos genoux,
150 Et finir ma misère,
Puisqu’en vain à vos pieds on me voit soupirer,
Il y faut expirer.

Caliste

Ah Tircis, ôtez-vous, j’ai peur que dans ce jour
La pitié dans mon cœur n’introduise l’amour.

Lycaste, et ménandre, l’un après l’autre

155 Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d’être tendre ;
C’est par trop vous défendre
Bergère, il faut se rendre
À sa longue amitié,
160 Soit amour, soit pitié,
Il sied bien d’être tendre.

Caliste

C’est trop, c’est trop de rigueur,
J’ai maltraité votre ardeur
Chérissant votre personne,
165 Vengez-vous de mon cœur
Tircis, je vous le donne.

Tircis

Ô Ciel ! Bergers !
Caliste ! ah je suis hors de moi !
Si l’on meurt de plaisir je dois perdre la vie.

Lycaste

170 Digne prix de ta foi.

Ménandre

Ô sort digne d’envie !

Scène Cinquième §

Deux Satyres, Tircis, Lycaste, Caliste.

Premier Satyre

Quoi tu me fuis, ingrate, et je te vois ici
De ce Berger à moi faire une préférence ?

Deuxième Satyre

Quoi mes soins n’ont rien pu sur ton indifférence,
175 Et pour ce langoureux ton cœur s’est adouci ?

Caliste

Le destin le veut ainsi,
Prenez tous deux patience.

Premier Satyre

Aux amants qu’on pousse à bout
L’amour fait verser des larmes :
180 Mais ce n’est pas notre goût,
Et la bouteille a des charmes
Qui nous consolent de tout.

Deuxième Satyre

Notre amour n’a pas toujours
Tout le bonheur qu’il désire :
185 Mais nous avons un secours,
Et le bon vin nous fait rire
Quand on rit de nos amours.

Tous

Champêtres Divinités,
Faunes, Dryades, sortez
190 De vos paisibles retraites ;
Mêlez vos pas à nos sons,
Et tracez sur les herbettes
L’image de nos chansons.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

En même temps six Dryades et six Faunes sortent de leurs demeures, et font ensemble une danse agréable, qui s’ouvrant tout d’un coup, laisse voir un Berger et une Bergère, qui font en Musique une petite Scène d’un dépit amoureux.

Dépit amoureux §

Climène, Philinte.

Philinte

Quand je plaisais à tes yeux
195 J’étais content de ma vie,
Et ne voyais Roi ni Dieux
Dont le sort me fît envie.

Climène

Lorsqu’à toute autre personne
Me préférait ton ardeur,
200 J’aurais quitté la Couronne
Pour régner dessus ton cœur.

Philinte

Une autre a guéri mon âme
Des feux que j’avais pour toi.

Climène

Un autre a vengé ma flamme
205 Des faiblesses de ta foi.

Philinte

Cloris qu’on vante si fort,
M’aime d’une ardeur fidèle,
Si ses yeux voulaient ma mort
Je mourrais content pour elle.

Climène

210 Myrtil si digne d’envie,
Me chérit plus que le jour,
Et moi je perdrais la vie
Pour lui montrer mon amour.

Philinte

Mais si d’une douce ardeur
215 Quelque renaissante trace
Chassait Cloris de mon cœur
Pour te remettre en sa place...

Climène

Bien qu’avec pleine tendresse
Myrtil me puisse chérir,
220 Avec toi, je le confesse,
Je voudrais vivre et mourir.

Tous deux ensemble

Ah plus que jamais aimons-nous,
Et vivons et mourons en des liens si doux.

Tous les acteurs

De la Comédie chantent.
Amants, que vos querelles
225 Sont aimables et belles,
Qu’on y voit succéder
De plaisirs, de tendresse,
Querellez-vous sans cesse
Pour vous raccommoder !
230 Amants, que vos querelles
Sont aimables et belles, etc.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET

Les Faunes et les Dryades recommencent leur danse, que les Bergères et Bergers Musiciens entremêlent de leurs Chansons, tandis que trois petites Dryades, et trois petits Faunes, font paraître dans l’enfoncement du Théâtre tout ce qui se passe sur le devant.

Les bergers, et bergères

Jouissons, jouissons des plaisirs innocents
Dont les feux de l’Amour savent charmer nos sens,
Des grandeurs, qui voudra se soucie,
235 Tous ces honneurs dont on a tant d’envie,
Ont des chagrins qui sont vieillissants :
Jouissons, jouissons des plaisirs innocents
Dont les feux de l’Amour savent charmer nos sens.
En aimant tout nous plaît dans la vie,
240 Deux cœurs unis de leur sort sont contents,
Cette ardeur de plaisirs suivie,
De tous nos jours fait d’éternels printemps :
Jouissons, jouissons des plaisirs innocents
Dont les feux de l’Amour savent charmer nos sens.

Acte III §

Scène première §

Aristione, Iphicrate, Timoclès, Anaxarque, Clitidas, Ériphile, Sostrate, Suite.

Aristione

Les mêmes paroles toujours se présentent à dire. Il faut toujours s’écrier voilà qui est admirable, il ne se peut rien de plus beau, cela passe tout ce qu’on a jamais vu.

Timoclès

C’est donner de trop grandes paroles, Madame, à de petites bagatelles.

Aristione

Des bagatelles comme celles-là, peuvent occuper agréablement les plus sérieuses personnes. En vérité, ma Fille, vous êtes bien obligée à ces Princes, et vous ne sauriez assez reconnaître tous les soins qu’ils prennent pour vous.

Ériphile

J’en ai, Madame, tout le ressentiment qu’il est possible.

Aristione

Cependant vous les faites longtemps languir, sur ce qu’ils attendent de vous ; j’ai promis de ne vous point contraindre, mais leur amour vous presse de vous déclarer, et de ne plus traîner en longueur la récompense de leurs services. J’ai chargé Sostrate d’apprendre doucement de vous les sentiments de votre cœur, et je ne sais pas s’il a commencé à s’acquitter de cette commission.

Ériphile

Oui, Madame, mais il me semble que je ne puis assez reculer ce choix dont on me presse, et que je ne saurais le faire sans mériter quelque blâme. Je me sens également obligée à l’amour, aux empressements, aux services de ces deux Princes, et je trouve une espèce d’injustice bien grande à me montrer ingrate, ou vers l’un, ou vers l’autre, par le refus qu’il m’en faudra faire dans la préférence de son Rival.

Iphicrate

Cela s’appelle, Madame, un fort honnête compliment pour nous refuser tous deux.

Aristione

Ce scrupule, ma Fille, ne doit point vous inquiéter, et ces Princes tous deux se sont soumis il y a longtemps à la préférence que pourra faire votre inclination.

Ériphile

L’inclination, Madame, est fort sujette à se tromper, et des yeux désintéressés sont beaucoup plus capables de faire un juste choix.

Aristione

Vous savez que je suis engagée de parole à ne rien prononcer là-dessus, et parmi ces deux Princes, votre inclination ne peut point se tromper et faire un choix qui soit mauvais.

Ériphile

Pour ne point violenter votre parole, ni mon scrupule, agréez, Madame, un moyen que j’ose proposer ?

Aristione

Quoi, ma Fille ?

Ériphile

Que Sostrate décide de cette préférence. Vous l’avez pris pour découvrir le secret de mon cœur, souffrez que je le prenne pour me tirer de l’embarras où je me trouve.

Aristione

J’estime tant Sostrate, que soit que vous vouliez vous servir de lui pour expliquer vos sentiments, ou soit que vous vous en remettiez absolument à sa conduite ; je fais, dis-je, tant d’estime de sa vertu et de son jugement, que je consens de tout mon cœur à la proposition que vous me faites.

Iphicrate

C’est-à-dire, Madame, qu’il nous faut faire notre Cour à Sostrate ?

Sostrate

Non, Seigneur, vous n’aurez point de Cour à me faire, et avec tout le respect que je dois aux Princesses, je renonce à la gloire où elles veulent m’élever.

Aristione

D’où vient cela, Sostrate ?

Sostrate

J’ai des raisons, Madame, qui ne permettent pas que je reçoive l’honneur que vous me présentez.

Iphicrate

Craignez-vous, Sostrate, de vous faire un ennemi ?

Sostrate

Je craindrais peu, Seigneur, les ennemis que je pourrais me faire en obéissant à mes Souveraines.

Timoclès

Par quelle raison donc, refusez-vous d’accepter le pouvoir qu’on vous donne, et de vous acquérir l’amitié d’un Prince qui vous devrait tout son bonheur ?

Sostrate

Par la raison que je ne suis pas en état d’accorder à ce Prince ce qu’il souhaiterait de moi.

Iphicrate

Quelle pourrait être cette raison ?

Sostrate

Pourquoi me tant presser là-dessus. Peut-être ai-je, Seigneur, quelque intérêt secret qui s’oppose aux prétentions de votre amour. Peut-être ai-je un ami qui brûle sans oser le dire, d’une flamme respectueuse pour les charmes divins dont vous êtes épris. Peut-être cet ami me fait-il tous les jours confidence de son martyre ; qu’il se plaint à moi tous les jours des rigueurs de sa destinée, et regarde l’Hymen de la Princesse, ainsi que l’arrêt redoutable qui le doit pousser au tombeau ; et si cela était, Seigneur, serait-il raisonnable que ce fût de ma main qu’il reçût le coup de sa mort ?

Iphicrate

Vous auriez bien la mine, Sostrate, d’être vous-même cet ami dont vous prenez les intérêts.

Sostrate

Ne cherchez point, de grâce, à me rendre odieux aux personnes qui vous écoutent ; je sais me connaître, Seigneur, et les malheureux comme moi n’ignorent pas jusques où leur fortune leur permet d’aspirer.

Aristione

Laissons cela, nous trouverons moyen de terminer l’irrésolution de ma Fille.

Anaxarque

En est-il un meilleur, Madame, pour terminer les choses au contentement de tout le monde, que les lumières que le Ciel peut donner sur ce Mariage ? J’ai commencé comme je vous ai dit, à jeter pour cela les figures mystérieuses que notre art nous enseigne, et j’espère vous faire voir tantôt ce que l’avenir garde à cette union souhaitée. Après cela pourra-t-on balancer encore ? La gloire et les prospérités que le Ciel promettra, ou à l’un, ou à l’autre choix, ne seront-elles pas suffisantes pour le déterminer, et celui qui sera exclus, pourra-t-il s’offenser quand ce sera le Ciel qui décidera cette préférence ?

Iphicrate

Pour moi, je m’y soumets entièrement, et je déclare que cette voie me semble la plus raisonnable.

Timoclès

Je suis de même avis, et le Ciel ne saurait rien faire où je ne souscrive sans répugnance.

Ériphile

Mais, Seigneur Anaxarque, voyez-vous si clair dans les destinées, que vous ne vous trompiez jamais, et ces prospérités, et cette gloire que vous dites que le Ciel nous promet, qui en sera caution, je vous prie ?

Aristione

Ma Fille, vous avez une petite incrédulité qui ne vous quitte point.

Anaxarque

Les épreuves, Madame, que tout le monde a vues de l’infaillibilité de mes prédictions sont les cautions suffisantes des promesses que je puis faire. Mais enfin, quand je vous aurai fait voir ce que le Ciel vous marque, vous vous réglerez là-dessus, à votre fantaisie, et ce sera à vous à prendre la fortune de l’un, ou de l’autre choix.

Ériphile

Le Ciel, Anaxarque, me marquera les deux fortunes qui m’attendent ?

Anaxarque

Oui, Madame, les félicités qui vous suivront si vous épousez l’un, et les disgrâces qui vous accompagneront, si vous épousez l’autre.

Ériphile

Mais comme il est impossible que je les épouse tous deux, il faut donc qu’on trouve écrit dans le Ciel, non seulement ce qui doit arriver, mais aussi ce qui ne doit pas arriver.

Clitidas

Voilà mon Astrologue embarrassé.

Anaxarque

Il faudrait vous faire, Madame, une longue discussion des principes de l’Astrologie pour vous faire comprendre cela.

Clitidas

Bien répondu. Madame, je ne dis point de mal de l’Astrologie, l’Astrologie est une belle chose, et le Seigneur Anaxarque est un grand homme.

Iphicrate

La vérité de l’Astrologie est une chose incontestable, et il n’y a personne qui puisse disputer contre la certitude de ses prédictions.

Clitidas

Assurément.

Timoclès

Je suis assez incrédule pour quantité de choses, mais, pour ce qui est de l’Astrologie, il n’y a rien de plus sûr et de plus constant, que le succès des Horoscopes qu’elle tire.

Clitidas

Ce sont des choses les plus claires du monde.

Iphicrate

Cent aventures prédites arrivent tous les jours, qui convainquent les plus opiniâtres.

Clitidas

Il est vrai.

Timoclès

Peut-on contester sur cette matière les incidents célèbres, dont les Histoires nous font foi ?

Clitidas

Il faut n’avoir pas le sens commun. Le moyen de contester ce qui est moulé.

Aristione

Sostrate n’en dit mot, quel est son sentiment là-dessus ?

Sostrate

Madame, tous les esprits ne sont pas nés avec les qualités qu’il faut pour la délicatesse de ces belles Sciences, qu’on nomme curieuses, et il y en a de si matériels, qu’ils ne peuvent aucunement comprendre ce que d’autres conçoivent le plus facilement du monde. Il n’est rien de plus agréable, Madame, que toutes les grandes promesses de ces connaissances sublimes. Transformer tout en or, faire vivre éternellement, guérir par des paroles, se faire aimer de qui l’on veut, savoir tous les secrets de l’avenir, faire descendre comme on veut du Ciel sur des métaux des impressions de bonheur, commander aux démons, se faire des Armées invisibles et des Soldats invulnérables. Tout cela est charmant, sans doute, et il y a des gens qui n’ont aucune peine à en comprendre la possibilité, cela leur est le plus aisé du monde à concevoir ; mais pour moi, je vous avoue que mon esprit grossier a quelque peine à le comprendre, et à le croire, et j’ai toujours trouvé cela trop beau pour être véritable. Toutes ces belles raisons de sympathie, de force magnétique, et de vertu occulte, sont si subtiles et délicates, qu’elles échappent à mon sens matériel, et sans parler du reste, jamais il n’a été en ma puissance de concevoir comme on trouve écrit dans le Ciel jusqu’aux plus petites particularités de la fortune du moindre homme. Quel rapport, quel commerce, quelle correspondance peut-il y avoir entre nous et des Globes, éloignés de notre terre d’une distance si effroyable, et d’où cette belle Science, enfin, peut être venue aux hommes ? Quel Dieu l’a révélée, ou quelle expérience l’a pu former, de l’observation de ce grand nombre d’Astres qu’on n’a pu voir encore deux fois dans la même disposition ?

Anaxarque

Il ne sera pas difficile de vous le faire concevoir.

Sostrate

Vous serez plus habile que tous les autres.

Clitidas

Il vous fera une discussion de tout cela quand vous voudrez.

Iphicrate

Si vous ne comprenez pas les choses, au moins les pouvez-vous croire, sur ce que l’on voit tous les jours.

Sostrate

Comme mon sens est si grossier qu’il n’a pu rien comprendre, mes yeux aussi sont si malheureux qu’ils n’ont jamais rien vu.

Iphicrate

Pour moi j’ai vu, et des choses tout à fait convaincantes.

Timoclès

Et moi aussi.

Sostrate

Comme vous avez vu, vous faites bien de croire, et il faut que vos yeux soient faits autrement que les miens.

Iphicrate

Mais enfin, la Princesse croit à l’Astrologie, et il me semble qu’on y peut bien croire après elle. Est-ce que Madame, Sostrate, n’a pas de l’esprit et du sens ?

Sostrate

Seigneur, la question est un peu violente, l’esprit de la Princesse n’est pas une règle pour le mien, et son intelligence peut l’élever à des lumières où mon sens ne peut pas atteindre.

Aristione

Non, Sostrate, je ne vous dirai rien sur quantité de choses, auxquelles je ne donne guère plus de créance que vous. Mais pour l’Astrologie on m’a dit, et fait voir des choses si positives que je ne la puis mettre en doute.

Sostrate

Madame, je n’ai rien à répondre à cela.

Aristione

Quittons ce discours, et qu’on nous laisse un moment. Dressons notre promenade, ma Fille, vers cette belle grotte, où j’ai promis d’aller. Des galanteries à chaque pas.

Fin du troisième Acte.

Quatrième intermède §

Le Théâtre représente une grotte, où les Princesses vont se promener, et dans le temps qu’elles y entrent, huit Statues portant chacune deux flambeaux à leurs mains, sortent de leurs Niches, et font une danse variée de plusieurs Figures, et de plusieurs belles attitudes, où elles demeurent par intervalles.

ENTRÉE DE BALLET

De huit Statues.

Acte IV §

Scène première §

Aristione, Ériphile.

Aristione

De qui que cela soit, on ne peut rien de plus galant et de mieux entendu. Ma Fille, j’ai voulu me séparer de tout le monde pour vous entretenir, et je veux que vous ne me cachiez rien de la vérité. N’auriez-vous point dans l’âme quelque inclination secrète que vous ne voulez pas nous dire ?

Ériphile

Moi, Madame ?

Aristione

Parlez à cœur ouvert, ma Fille, ce que j’ai fait pour vous mérite bien que vous usiez avec moi de franchise. Tourner vers vous toutes mes pensées, vous préférer à toutes choses, et fermer l’oreille en l’état où je suis, à toutes les propositions que cent Princesses en ma place écouteraient avec bienséance, tout cela vous doit assez persuader que je suis une bonne Mère, et que je ne suis pas pour recevoir avec sévérité les ouvertures que vous pourriez me faire de votre cœur.

Ériphile

Si j’avais si mal suivi votre exemple, que de m’être laissée aller à quelques sentiments d’inclination que j’eusse raison de cacher, j’aurais, Madame, assez de pouvoir sur moi-même pour imposer silence à cette passion, et me mettre en état de ne rien faire voir qui fût indigne de votre sang.

Aristione

Non, non, ma Fille, vous pouvez sans scrupule m’ouvrir vos sentiments. Je n’ai point renfermé votre inclination dans le choix de deux Princes, vous pouvez l’étendre où vous voudrez, et le mérite auprès de moi tient un rang si considérable que je l’égale à tout, et si vous m’avouez franchement les choses, vous me verrez souscrire sans répugnance au choix qu’aura fait votre cœur.

Ériphile

Vous avez des bontés pour moi, Madame, dont je ne puis assez me louer, mais je ne les mettrai point à l’épreuve sur le sujet dont vous me parlez, et tout ce que je leur demande, c’est de ne point presser un Mariage où je ne me sens pas encore bien résolue.

Aristione

Jusqu’ici je vous ai laissée assez maîtresse de tout, et l’impatience des Princes vos Amants… Mais quel bruit est-ce que j’entends ? Ah ! ma Fille, quel spectacle s’offre à nos yeux, quelque Divinité descend ici, et c’est la Déesse Vénus qui semble nous vouloir parler.

Scène II §

Vénus accompagnée de quatre petits Amours dans une machine, Aristione, Ériphile.

Vénus

245 Princesse dans tes soins brille un zèle exemplaire,
Qui par les Immortels doit être Couronné,
Et pour te voir un gendre, illustre et fortuné,
Leur main te veut marquer le choix que tu dois faire ;
Ils t’annoncent tous par ma voix,
250 La gloire et les grandeurs, que par ce digne choix,
Ils feront pour jamais entrer dans ta famille,
De tes difficultés termine donc le cours ;
Et pense à donner ta Fille
À qui sauvera tes jours.

Aristione

Ma Fille, les Dieux imposent silence à tous nos raisonnements. Après cela, nous n’avons plus rien à faire, qu’à recevoir ce qu’ils s’apprêtent à nous donner, et vous venez d’entendre distinctement leur volonté. Allons dans le premier Temple les assurer de notre obéissance, et leur rendre grâce de leurs bontés.

Scène III §

Anaxarque, Cléon.

Cléon

Voilà la Princesse qui s’en va, ne voulez-vous pas lui parler ?

Anaxarque

Attendons que sa Fille soit séparée d’elle, c’est un esprit que je redoute, et qui n’est pas de trempe à se laisser mener, ainsi que celui de sa Mère. Enfin, mon fils, comme nous venons de voir par cette ouverture, le stratagème a réussi, notre Vénus a fait des merveilles ; et l’admirable Ingénieur qui s’est employé à cet artifice, a si bien disposé tout, a coupé avec tant d’adresse le plancher de cette Grotte, si bien caché ses fils de fer et tous ses ressorts, si bien ajusté ses lumières, et habillé ses Personnages, qu’il y a peu de gens qui n’y eussent été trompés. Et comme la Princesse Aristione est fort superstitieuse, il ne faut point douter qu’elle ne donne à pleine tête dans cette tromperie. Il y a longtemps, mon fils, que je prépare cette machine, et me voilà tantôt au but de mes prétentions.

Cléon

Mais pour lequel des deux Princes au moins dressez-vous tout cet artifice ?

Anaxarque

Tous deux ont recherché mon assistance, et je leur promets à tous deux la faveur de mon art ; mais les présents du Prince Iphicrate, et les promesses qu’il m’a faites, l’emportent de beaucoup sur tout ce qu’a pu faire l’autre. Ainsi ce sera lui qui recevra les effets favorables de tous les ressorts que je fais jouer ; et comme son ambition me devra toute chose, voilà mon fils notre fortune faite. Je vais prendre mon temps pour affermir dans son erreur l’esprit de la Princesse, pour la mieux prévenir encore par le rapport que je lui ferai voir adroitement des paroles de Vénus, avec les prédictions des figures Célestes, que je lui dis que j’ai jetées. Va-t’en tenir la main au reste de l’ouvrage, préparer nos six hommes à se bien cacher dans leur barque derrière le Rocher ; à posément attendre le temps que la Princesse Aristione vient tous les soirs se promener seule sur le rivage, à se jeter bien à propos sur elle, ainsi que des Corsaires, et donner lieu au Prince Iphicrate de lui apporter ce secours, qui sur les paroles du Ciel doit mettre entre ses mains la Princesse Ériphile. Ce Prince est averti par moi, et sur la foi de ma prédiction il doit se tenir dans ce petit Bois qui borde le rivage. Mais sortons de cette Grotte, je te dirai en marchant toutes les choses qu’il faut bien observer. Voilà la Princesse Ériphile, évitons sa rencontre.

Scène IV §

Ériphile, Cléonice, Sostrate.

Ériphile

Hélas ! quelle est ma destinée, et qu’ai-je fait aux Dieux pour mériter les soins qu’ils veulent prendre de moi ?

Cléonice

Le voici, Madame, que j’ai trouvé, et à vos premiers ordres il n’a pas manqué de me suivre.

Ériphile

Qu’il approche, Cléonice, et qu’on nous laisse seuls un moment. Sostrate, vous m’aimez ?

Sostrate

Moi, Madame ?

Ériphile

Laissons cela, Sostrate, je le sais, je l’approuve, et vous permets de me le dire. Votre passion a paru à mes yeux, accompagnée de tout le mérite qui me la pouvait rendre agréable. Si ce n’était le rang où le Ciel m’a fait naître, je puis vous dire que cette passion n’aurait pas été malheureuse, et que cent fois je lui ai souhaité l’appui d’une fortune, qui pût mettre pour elle en pleine liberté les secrets sentiments de mon âme. Ce n’est pas, Sostrate, que le mérite seul n’ait à mes yeux tout le prix qu’il doit avoir, et que dans mon cœur je ne préfère les vertus qui sont en vous, à tous les titres magnifiques, dont les autres sont revêtus. Ce n’est pas même que la Princesse ma Mère ne m’ait assez laissé la disposition de mes vœux, et je ne doute point, je vous l’avoue, que mes prières n’eussent pu tourner son consentement du côté que j’aurais voulu ; mais il est des États, Sostrate, où il n’est pas honnête de vouloir tout ce qu’on peut faire. Il y a des chagrins à se mettre au-dessus de toutes choses, et les bruits fâcheux de la renommée vous font trop acheter le plaisir que l’on trouve à contenter son inclination ; c’est à quoi, Sostrate, je ne me serais jamais résolue, et j’ai cru faire assez de fuir l’engagement dont j’étais sollicitée. Mais enfin, les Dieux veulent prendre le soin eux-mêmes de me donner un époux ; et tous ces longs délais avec lesquels j’ai reculé mon Mariage, et que les bontés de la Princesse ma Mère ont accordés à mes désirs, ces délais, dis-je, ne me sont plus permis, et il me faut résoudre à subir cet arrêt du Ciel. Soyez sûr, Sostrate, que c’est avec toutes les répugnances du monde que je m’abandonne à cet Hyménée ; et que si j’avais pu être maîtresse de moi, ou j’aurais été à vous, ou je n’aurais été à personne. Voilà, Sostrate, ce que j’avais à vous dire, voilà ce que j’ai cru devoir à votre mérite, et la consolation que toute ma tendresse peut donner à votre flamme.

Sostrate

Ah ! Madame, c’en est trop pour un malheureux, je ne m’étais pas préparé à mourir avec tant de gloire, et je cesse dans ce moment de me plaindre des destinées. Si elles m’ont fait naître dans un rang beaucoup moins élevé que mes désirs, elles m’ont fait naître assez heureux pour attirer quelque pitié du cœur d’une grande Princesse ; et cette pitié glorieuse vaut des Sceptres et des Couronnes, vaut la fortune des plus grands Princes de la terre. Oui, Madame, dès que j’ai osé vous aimer, c’est vous, Madame, qui voulez bien que je me serve de ce mot téméraire, dès que j’ai, dis-je, osé vous aimer, j’ai condamné d’abord l’orgueil de mes désirs, je me suis fait moi-même la destinée que je devais attendre. Le coup de mon trépas, Madame, n’aura rien qui me surprenne, puisque je m’y étais préparé ; mais vos bontés le comblent d’un honneur que mon amour jamais n’eût osé espérer, et je m’en vais mourir après cela, le plus content et le plus glorieux de tous les hommes. Si je puis encore souhaiter quelque chose, ce sont deux grâces, Madame, que je prends la hardiesse de vous demander à genoux ; de vouloir souffrir ma présence jusqu’à cet heureux Hyménée, qui doit mettre fin à ma vie ; et parmi cette grande gloire, et ces longues prospérités que le Ciel promet à votre union, de vous souvenir quelquefois de l’amoureux Sostrate. Puis-je, divine Princesse, me promettre de vous cette précieuse faveur ?

Ériphile

Allez, Sostrate, sortez d’ici, ce n’est pas aimer mon repos, que de me demander que je me souvienne de vous.

Sostrate

Ah ! Madame, si votre repos...

Ériphile

Ôtez-vous, vous dis-je, Sostrate, épargnez ma faiblesse, et ne m’exposez point à plus que je n’ai résolu.

Scène V §

Cléonice, Ériphile.

Cléonice

Madame, je vous vois l’esprit tout chagrin, vous plaît-il que vos danseurs, qui expriment si bien toutes les passions, vous donnent maintenant quelque épreuve de leur adresse ?

Ériphile

Oui, Cléonice, qu’ils fassent tout ce qu’ils voudront, pourvu qu’ils me laissent à mes pensées.

Cinquième intermède §

Quatre Pantomimes, pour épreuve de leur adresse, ajustent leurs gestes et leurs pas aux inquiétudes de la jeune Princesse Ériphile.

ENTRÉE DE BALLET

De quatre Pantomimes.

Acte V §

Scène Première §

Clitidas, Ériphile.

Clitidas

De quel côté porter mes pas ? où m’aviserai-je d’aller, et en quel lieu puis-je croire que je trouverai maintenant la Princesse Ériphile ? Ce n’est pas un petit avantage que d’être le premier à porter une nouvelle. Ah ! la voilà. Madame, je vous annonce que le Ciel vient de vous donner l’époux qu’il vous destinait.

Ériphile

Eh, laisse-moi, Clitidas, dans ma sombre mélancolie.

Clitidas

Madame, je vous demande pardon, je pensais faire bien de vous venir dire que le Ciel vient de vous donner Sostrate pour époux, mais puisque cela vous incommode, je rengaine ma nouvelle, et m’en retourne droit comme je suis venu.

Ériphile

Clitidas, holà, Clitidas.

Clitidas

Je vous laisse, Madame, dans votre sombre mélancolie.

Ériphile

Arrête, te dis-je, approche. Que viens-tu me dire ?

Clitidas

Rien, Madame, on a parfois des empressements de venir dire aux Grands de certaines choses dont ils ne se soucient pas, et je vous prie de m’excuser.

Ériphile

Que tu es cruel !

Clitidas

Une autre fois j’aurai la discrétion de ne vous pas venir interrompre.

Ériphile

Ne me tiens point dans l’inquiétude, qu’est-ce que tu viens m’annoncer ?

Clitidas

C’est une bagatelle de Sostrate, Madame, que je vous dirai une autre fois, quand vous ne serez point embarrassée.

Ériphile

Ne me fais point languir davantage, te dis-je, et m’apprends cette nouvelle.

Clitidas

Vous la voulez savoir, Madame ?

Ériphile

Oui, dépêche. Qu’as-tu à me dire de Sostrate ?

Clitidas

Une aventure merveilleuse, où personne ne s’attendait.

Ériphile

Dis-moi vite ce que c’est.

Clitidas

Cela ne troublera-t-il point, Madame, votre sombre mélancolie ?

Ériphile

Ah ! parle promptement.

Clitidas

J’ai donc à vous dire, Madame, que la princesse votre Mère passait presque seule dans la Forêt, par ces petites routes qui sont si agréables, lorsqu’un Sanglier hideux (ces vilains Sangliers-là font toujours du désordre, et l’on devrait les bannir des Forêts bien policées) ; lors, dis-je, qu’un Sanglier hideux, poussé je crois par des Chasseurs, est venu traverser la route où nous étions. Je devrais vous faire peut-être, pour orner mon récit, une description étendue du Sanglier dont je parle, mais vous vous en passerez s’il vous plaît, et je me contenterai de vous dire que c’était un fort vilain animal. Il passait son chemin, et il était bon de ne lui rien dire, de ne point chercher de noise avec lui, mais la Princesse a voulu égayer sa dextérité, et de son dard qu’elle lui a lancé un peu mal à propos, ne lui en déplaise, lui a fait au-dessus de l’oreille une assez petite blessure. Le Sanglier mal moriginé, s’est impertinemment détourné contre nous ; nous étions là deux, ou trois misérables qui avons pâli de frayeur, chacun gagnait son Arbre, et la Princesse sans défense demeurait exposée à la furie de la bête, lorsque Sostrate a paru, comme si les Dieux l’eussent envoyé.

Ériphile

Hé bien, Clitidas.

Clitidas

Si mon récit vous ennuie, Madame, je remettrai le reste à une autre fois.

Ériphile

Achève promptement.

Clitidas

Ma foi, c’est promptement de vrai que j’achèverai, car un peu de poltronnerie m’a empêché de voir tout le détail de ce combat ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que retournant sur la place, nous avons vu le Sanglier mort, tout vautré dans son sang, et la Princesse pleine de joie, nommant Sostrate son libérateur, et l’époux digne et fortuné que les Dieux lui marquaient pour vous. À ces paroles j’ai cru que j’en avais assez entendu, et je me suis hâté de vous en venir, avant tous, apporter la nouvelle.

Ériphile

Ah ! Clitidas, pouvais-tu m’en donner une qui me pût être plus agréable ?

Clitidas

Voilà qu’on vient vous trouver.

Scène II §

Aristione, Sostrate, Ériphile, Clitidas.

Aristione

Je vois, ma Fille, que vous savez déjà tout ce que nous pourrions vous dire. Vous voyez que les Dieux se sont expliqués bien plus tôt que nous n’eussions pensé ; mon péril n’a guère tardé à nous marquer leurs volontés, et l’on connaît assez que ce sont eux qui se sont mêlés de ce choix, puisque le mérite tout seul brille dans cette préférence. Aurez-vous quelque répugnance à récompenser de votre cœur, celui à qui je dois la vie, et refuserez-vous Sostrate pour époux ?

Ériphile

Et de la main des Dieux, et de la vôtre, Madame, je ne puis rien recevoir qui ne me soit fort agréable.

Sostrate

Ciel ! n’est-ce point ici quelque songe, tout plein de gloire, dont les Dieux me veuillent flatter, et quelque réveil malheureux ne me replongera-t-il point dans la bassesse de ma fortune ?

Scène III §

Cléonice, Aristione, Sostrate, Ériphile, Clitidas.

Cléonice

Madame, je viens vous dire qu’Anaxarque a jusqu’ici abusé, l’un et l’autre Prince, par l’espérance de ce choix qu’ils poursuivent depuis longtemps, et qu’au bruit qui s’est répandu de votre aventure, ils ont fait éclater tous deux leur ressentiment contre lui, jusque-là, que de paroles en paroles, les choses se sont échauffées, et il en a reçu quelques blessures dont on ne sait pas bien ce qui arrivera. Mais les voici.

Scène IV §

Iphicrate, Timoclès, Cléonice, Aristione, Sostrate, Ériphile, Clitidas.

Aristione

Princes, vous agissez tous deux avec une violence bien grande, et si Anaxarque a pu vous offenser, j’étais pour vous en faire justice moi-même.

Iphicrate

Et quelle justice, Madame, auriez-vous pu nous faire de lui, si vous la faites si peu à notre rang, dans le choix que vous embrassez ?

Aristione

Ne vous êtes-vous pas soumis l’un et l’autre, à ce que pourraient décider, ou les ordres du Ciel, ou l’inclination de ma Fille ?

Timoclès

Oui, Madame, nous nous sommes soumis à ce qu’ils pourraient décider, entre le Prince Iphicrate et moi, mais non pas à nous voir rebutés tous deux.

Aristione

Et si chacun de vous a bien pu se résoudre à souffrir une préférence, que vous arrive-t-il à tous deux, où vous ne soyez préparés, et que peut importer, à l’un et à l’autre, les intérêts de son Rival ?

Iphicrate

Oui, Madame, il importe, c’est quelque consolation de se voir préférer un homme qui vous est égal, et votre aveuglement est une chose épouvantable.

Aristione

Prince, je ne veux pas me brouiller avec une personne qui m’a fait tant de grâce, que de me dire des douceurs ; et je vous prie avec toute l’honnêteté qu’il m’est possible, de donner à votre chagrin un fondement plus raisonnable ; de vous souvenir, s’il vous plaît, que Sostrate est revêtu d’un mérite, qui s’est fait connaître à toute la Grèce, et que le rang où le Ciel l’élève aujourd’hui, va remplir toute la distance qui était entre lui et vous.

Iphicrate

Oui, oui, Madame, nous nous en souviendrons, mais peut-être aussi vous souviendrez-vous, que deux Princes outragés ne sont pas deux ennemis peu redoutables.

Timoclès

Peut-être, Madame, qu’on ne goûtera pas longtemps la joie du mépris que l’on fait de nous.

Aristione

Je pardonne toutes ces menaces, aux chagrins d’un amour qui se croit offensé, et nous n’en verrons pas avec moins de tranquillité la Fête des jeux Pythiens. Allons-y de ce pas, et couronnons par ce pompeux spectacle cette merveilleuse journée.

Sixième intermède
qui est la solennité des jeux Pythiens. §

Le Théâtre est une grande Salle en manière d’Amphithéâtre, ouvert d’une grande arcade, dans le fond, au-dessus de laquelle est une Tribune fermée d’un rideau ; et dans l’éloignement paraît un Autel pour le Sacrifice. Six hommes, habillés comme s’ils étaient presque nus, portant chacun une hache sur l’épaule, comme Ministres du Sacrifice, entrent par le portique, au son des Violons, et sont suivis de deux Sacrificateurs Musiciens, d’une Prêtresse Musicienne, et leur suite.
  • La prêtresse.
  • Trois grecques.
  • Le chœur.
  • Apollon.

La prêtresse

255 Chantez, peuples, chantez, en mille et mille lieux
Du Dieu que nous servons les brillantes merveilles,
Parcourez la terre et les cieux,
Vous ne sauriez chanter rien de plus précieux,
Rien de plus doux pour les oreilles.

Une grecque

260 À ce Dieu plein de force, à ce Dieu plein d’appas,
Il n’est rien qui résiste.

Autre grecque

Il n’est rien ici-bas
Qui par ses bienfaits ne subsiste.

Autre grecque

Toute la terre est triste
265 Quand on ne le voit pas.

Le Chœur

Poussons à sa Mémoire
Des concerts si touchants,
Que du haut de sa gloire
Il écoute nos chants.

PREMIÈRE ENTRÉE DE BALLET.

DEUXIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Les six hommes portant les haches, font entre eux une danse ornée de toutes les attitudes que peuvent exprimer des gens qui étudient leur force, puis ils se retirent aux deux côtés du Théâtre pour faire place à six Voltigeurs.
Six Voltigeurs font paraître en cadence leur adresse sur des chevaux de bois, qui sont apportés par des Esclaves.

TROISIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Quatre Conducteurs d’Esclaves amènent en cadence douze Esclaves qui dansent, en marquant la joie qu’ils ont, d’avoir recouvré leur liberté.

QUATRIÈME ENTRÉE DE BALLET.

Quatre hommes, et quatre femmes armés à la Grecque, font ensemble une manière de jeu pour les armes.La Tribune s’ouvre, un Héraut, six Trompettes et un Timbalier se mêlant à tous les instruments, annonce avec un grand bruit la venue d’Apollon.

Le Chœur

270 Ouvrons tous nos yeux
À l’éclat suprême
Qui brille en ces lieux.
Quelle grâce extrême !
Quel port glorieux !
275 Où voit-on des Dieux
Qui soient faits de même ?
Apollon au bruit des Trompettes et des Violons entre par le Portique, précédé de six jeunes gens, qui portent des Lauriers entrelacés autour d’un bâton, et un Soleil d’or au-dessus avec la devise Royale en manière de trophée. Les six jeunes gens, pour danser avec Apollon, donnent leur trophée à tenir aux six hommes qui portent les haches, et commencent avec Apollon une danse héroïque, à laquelle se joignent en diverses manières les six hommes portant les trophées, les quatre femmes armées avec leurs timbres, et les quatre hommes armés avec leurs tambours, tandis que les six Trompettes, le Timbalier, les Sacrificateurs, la Prêtresse et le Chœur de Musique accompagnent tout cela en s’y mêlant par diverses reprises ; ce qui finit la Fête des jeux Pythiens, et tout le divertissement.

CINQUIÈME et DERNIÈRE ENTRÉE de BALLET.

Apollon, et six jeunes gens de sa suite chœur de musique

Pour le roi, Représentant le soleil
Je suis la source des Clartés,
Et les Astres les plus vantés
Dont le beau Cercle m’environne,
280 Ne sont brillants et respectés
Que par l’éclat que je leur donne.
Du Char où je me puis asseoir
Je vois le désir de me voir
Posséder la Nature entière,
285 Et le Monde n’a son espoir
Qu’aux seuls bienfaits de ma lumière.
Bienheureuses de toutes parts,
Et pleines d’exquises richesses
Les Terres, où de mes regards
290 J’arrête les douces caresses.
POUR m. le grand, Suivant d’apollon
Bien qu’auprès du Soleil tout autre éclat s’efface,
S’en éloigner pourtant n’est pas ce que l’on veut,
Et vous voyez bien quoi qu’il fasse
Que l’on s’en tient toujours le plus près que l’on peut.
POUR le marquis de villeroy, Suivant d’apollon
295 De notre Maître incomparable
Vous me voyez inséparable,
Et le zèle puissant qui m’attache à ses vœux
Le suit parmi les eaux, le suit parmi les feux.
POUR le marquis de rassent,Suivant d’apollon
Je ne serai pas vain quand je ne croirai pas
300 Qu’un autre mieux que moi suive partout ses pas.

Fin