SCÈNE PREMIÈRE. Damis, Marton, Crispin portait une lanterne, et deux habits ridicules pour le travestissement de son maître, et le sien. §
DAMIS, transporté de joie, un consentement à la main.
345 Vous avons fait, Marton, d’excellentes affaires.
CRISPIN.
Oui ? Ma foi ! Tes conseils nous étaient nécessaires ;
Nous en avons aussi parbleu bien profité.
Je suis dans une joie...
DAMIS.
Je suis dans une joie... Ah ! Je suis enchanté.
Va, tu peux de ma part assurer ta maîtresse
350 Que tout me réussit au gré de ma tendresse :
Je suis déjà muni d’un des consentements.
MARTON.
Mais vous avez fort bien employé votre temps.
Et quel est le vieillard qui dans le stratagème...
MARTON.
Le Nouvelliste. Quoi ! Bavardin ?
DAMIS.
Le Nouvelliste. Quoi ! Bavardin ? Oui, lui-même.
355 À quatre pas d’ici, guidé par le hasard,
J’ai rencontré mon sot qui rêvait à l’écart,
Qui parlait, se taisait, et reparlait encore,
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Traitait quelqu’un de fat, d’insensé, de pécore.
Contrefaisant le ton de fausset du vieillard.
« Ignorant, disait-il, le Mogol est en paix !
360 Morbleu, j’irais plutôt au Mogol à mes frais,
Que de venir ainsi débiter des sornettes,
Et d’oser jusques-là démentir les gazettes. »
J’avais deviné l’homme à cet emportement.
Lui, toujours sans me voir, ajoute au même instant :
365 « Corbleu ! Que j’avais fait une étrange folie
De songer à ce fat pour l’hymen de Julie ? »
À ce dernier propos qui me donnait beau jeu,
Je m’écrie : « Oui Crispin, le Mogol est en feu. »
À ce nom de Mogol qui frappe son oreille,
370 Le vieillard étonné me regarde et s’éveille.
Contrefaisant toujours le Vieillard.
« Vous savez donc, Monsieur, dit-il, d’un ton plus doux,
Les troubles du Mogol ? » Comment ? En doutez-vous ?
Ai-je dit aussitôt. Puis tirant une lettre
Que Crispin au hasard venait de me remettre :
375 « Lisez, lui dis-je, elle est du grand eunuque noir. »
Le bonhomme ravi n’a plus voulu rien voir.
Enfin pour t’abréger, juge quel imbécile !
Il m’embrasse Marton, il m’offre sa pupille ;
Moi je le prends au mot, et suis débarrassé
380 De ce maudit rival dont j’étais menacé.
MARTON.
Continuez, Monsieur, payez d’effronterie,
Jouez bien votre rôle, et vous avez Julie.
Allons vite, Crispin, votre déguisement.
CRISPIN.
J’ai tout apporté.
MARTON.
J’ai tout apporté. Bon, car voici le moment,
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385 Où quand notre antiquaire a fini quelque emplette,
Il rentre à la maison.
CRISPIN, donnant à son Maître un des deux habits.
Il rentre à la maison. Voilà votre toilette.
Voici la mienne aussi.
MARTON.
Voici la mienne aussi. Cette lanterne-là
Est-elle aussi du compte ?
CRISPIN.
Est-elle aussi du compte ? Elle nous servira.
MARTON, riant du déguisement de Damis.
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, le bizarre équipage !
DAMIS.
390 Il s’accorde fort bien avec mon personnage.
MARTON, continuant de rire.
Ha, ha ,ha, ha, ha, ha.
CRISPIN, se regardant.
Ha, ha ,ha, ha, ha, ha. Hi, hi,hi,hi, hi, hi.
DAMIS.
Mais devant nos tuteurs ne vas pas rire ainsi.
CRISPIN.
Oh ! Je sais trop. Monsieur, qu’il ne faudra pas rire.
Hi, hi...
DAMIS.
Hi, hi... Comment bourreau !
CRISPIN.
Hi, hi... Comment bourreau ! Souffrez que je respire.
395 Hi, hi... Je ris, Monsieur, pour la dernière fois.
MARTON.
Qui vous reconnaîtrait sous ces habits ? Je crois
Que ma Maîtresse même aurait peine à le faire ;
Mais je sors, à sa toux j’entends notre antiquaire.
CRISPIN.
Va, le bonhomme en tient, incontestablement.
SCÈNE II. Damis, Orgon, Crispin. §
ORGON, au fond du Théâtre.
400 C’est bien cher. Mais n’importe : un si beau monument
Ne peut trop s’acheter. Mais que vois-je ? Deux hommes
À ma porte.
CRISPIN.
À ma porte. Monsieur ne sait pas qui nous sommes.
ORGON.
Ni ne veux le savoir. Cet habit singulier
N’annonce rien de bon.
DAMIS.
N’annonce rien de bon. Il est particulier,
405 Mais il en a, Monsieur, d’autant plus de mérite ;
Et nous venons tous deux vous rendre une visite.
ORGON.
Une visite à moi ?
CRISPIN.
Une visite à moi ? Sans doute, à vous.
DAMIS.
Une visite à moi ? Sans doute, à vous. On dit,
Et c’est faire en deux mots connaître votre esprit,
Que vous avez, Monsieur, pour ce qu’on nomme antique
410 Une amitié qu’on peut appeler sympathique ;
Que l’un de vos plaisirs , et même le plus doux,
Est de vous occuper à rassembler chez vous
Le peu d’antiquités que vous pouvez connaître.
ORGON.
Mais j’en connais beaucoup.
DAMIS.
Mais j’en connais beaucoup. Monsieur, cela peut-être ;
415 Mais comme de tout temps je m’en occupe aussi ,
Et que jusqu’à présent j’ai toujours réussi,
Je crois, sans me vanter, en avoir quelques unes
Qui pourraient vous manquer, et ne sont pas communes.
ORGON.
Et Monsieur les vendrait apparemment ?
DAMIS.
Et Monsieur les vendrait apparemment ? Non pas.
420 J’en connais trop le prix et j’en fais trop de cas.
L’antiquité, Monsieur, fut ma première étude.
CRISPIN, d’un ton suffisant.
Moi, sans trop me flatter , j’en ai quelque habitude.
DAMIS.
Et comme en arrivant j’apprends que notre goût
Est le même à peu près, ou pour mieux dire en tout,
425 Je venais admirer ces monuments...
ORGON.
Je venais admirer ces monuments... De grâce,
Souffrez qu’auparavant, Monsieur, je vous embrasse :
Quoique de vos trésors je fois un peu jaloux,
Je suis heureux de voir un homme tel que vous,
Et vous êtes vous-même un trésor. À votre âge,
430 Aimer l’antiquité ! C’est être vraiment sage ;
Mais dites-moi, Monsieur, d’où vous vient cet habit ?
C’est sans doute une antique !
CRISPIN.
C’est sans doute une antique ! On vous le garantit ;
Mais d’une antiquité, Monsieur, si fort.... antique ,
Là... d’une antiquité... d’autant plus authentique..
435 Qu’on voit assurément que rien n’est moins nouveau.
Hé bien, malgré cela, convenez qu’il est beau.
ORGON.
Ah ! S’il est beau !
CRISPIN.
Ah ! S’il est beau ! D’ailleurs, c’est qu’il est si commode !
Vraiment il fut un temps qu’il était à la mode ;
Mais il faut remonter à deux mille ans au moins.
ORGON.
440 Deux mille ans !
CRISPIN.
Deux mille ans ! Oui, Monsieur, j’en aurais des témoins.
En fait d’antiquité mon Maître est un bon juge,
Demandez....
DAMIS, froidement.
Demandez.... Cet habit vient du temps du Déluge.
CRISPIN.
Du Déluge ! Comptez, je vous l’avais bien dit.
ORGON.
Comment ! c’est un bonheur d’avoir un tel habit.
445 Du Déluge morbleu !
CRISPIN.
Du Déluge morbleu ! Les preuves sont complètes,
Et Noé le portait le Dimanche et les Fêtes.
ORGON.
Du Déluge ! Monsieur, peut-on vous demander,
Comment, par quel secret il a pu se garder ?
CRISPIN.
Les étoffes d’alors valaient mieux que les nôtres.
DAMIS.
450 Sans doute ; et pour juger de ces temps-là par d’autres,
Ne voyons-nous pas bien que tout a dépéri ?
Tout semble n’exister aujourd’hui qu’à demi.
On On voit que par degrés le monde dégénère ;
Notre siècle extravague à me mettre en colère :
455 Tous nos petits auteurs, si fiers de leurs succès,
Sont pour les gens sensés de vrais colifichets.
Une métaphysique où le jargon domine,
Souvent imperceptible, à force d’être fine,
Du clinquant, honoré du nom de bel esprit :
460 Voilà ce qui décide en faveur d’un écrit.
DAMIS.
Il est vrai. Croiriez-vous que nous venons d’Athènes.
Sur un simple rapport qu’autrefois Diogène,
(Monsieur, vous connaissez sans doute un si grand nom)
Ce Philosophe Grec...
ORGON.
Ce Philosophe Grec... Si je le connais ? Bon !
465 J’ai lu plus de cent fois tout ce qui le concerne.
Hé bien, que Diogène ?...
DAMIS.
Hé bien, que Diogène ?... Y laissa sa lanterne,
Et qu’on pourrait encor la retrouver. Je pars,
Je m’embarque et, Monsieur, après mille hasards,
La voilà.
ORGON, transporté.
La voilà. La voilà !
CRISPIN.
La voilà. La voilà ! Lanterne respectable,
470 Que tu nous a coûté ?
ORGON.
Que tu nous a coûté ? C’est un homme admirable...
À part.
Monsieur, si vous vouliez... il ne voudra jamais
Après tant de périls et les pas qu’il a faits.
Haut.
Si, dis-je, vous vouliez m’abandonner, me vendre
Ce trésor... Je sens bien que j’ai tort d’y prétendre ;
475 Mais ce serait, Monsieur, me faire un grand cadeau ;
Jugez, Messieurs, j’allais acheter son tonneau ;
Je le trouvais trop cher, mais j’allais m’y résoudre.
DAMIS, froidement.
Quoi ! Monsieur...
ORGON, désolé.
Quoi ! Monsieur... Puissai-je être écrasé de la foudre ;
Malheureux que je suis ! Je l’avais bien prévu.
480 Concevez-vous, Monsieur, quel plaisir j’aurais eu
De pouvoir réunir deux morceaux aussi rares ?
CRISPIN.
Vraiment, je le crois bien.
ORGON.
Vraiment, je le crois bien. Si vous n’êtes barbares....
DAMIS, feignant de se concerter avec Crispin.
La lanterne, Crispin, perd un peu de son prix,
Si le tonneau nous manque.
CRISPIN.
Si le tonneau nous manque. Il est vrai.
DAMIS.
Si le tonneau nous manque. Il est vrai. Des amis
485 M’avaient fait espérer de le trouver à Rome.
CRISPIN, d’un ton d’érudition.
C’est à Rome en effet que mourut ce grand homme.
DAMIS.
J’étais prêt à partir pour l’acheter. De là,
Comme il ne me manquait justement que cela,
J’avais fait le projet de repasser en France,
490 D’y jouir en repos d’un cabinet immense,
Et de m’y marier.
CRISPIN.
Et de m’y marier. Il faut faire une fin.
ORGON.
De vous y marier ?
DAMIS.
De vous y marier ? Oui c’était mon dessein.
ORGON.
Se marier ! Qu’entends-je ? Il me vient une idée
Heureuse, et qui d’ailleurs me parait bien fondée.
À part.
495 Avec le peu de bien dont je jouis encor ,
Je ne pourrais jamais acheter ce trésor.
L’argent coûte si cher ; le jeter, c’est folie !
Si j’osais me flatter qu’il acceptât Julie !
Haut.
Monsieur, je crois avoir votre fait.
DAMIS.
Monsieur, je crois avoir votre fait. Hé ! comment ?
ORGON, à part.
500 O Ciel ! fais qu’il se prête à cet arrangement !
Haut.
J ai sous mes lois, Monsieur, une jeune pupille,
Aimable, belle, riche, et d’une humeur docile.
DAMIS, Sun ton de dédain.
Jeune, me dites-vous ?
ORGON.
Jeune, me dites-vous ? Oui, Monsieur.
DAMIS.
Jeune, me dites-vous ? Oui, Monsieur. Mais tant pis.
CRISPIN.
Oui, nous l’aimerions mieux avec des cheveux gris,
505 Cela serait plus beau plus antique.
ORGON.
À part.
Cela serait plus beau plus antique. Ah ! Je tremble.
Haut.
Il a parbleu raison ; mais , Monsieur, il me semble
Que vous pourriez un peu sur cet article-là...
CRISPIN.
Sans doute avec le temps ce défaut passera.
Je veux à soixante ans lui voir un port de Reine.
DAMIS.
510 Ah ! Si c’était encore une beauté Romaine.
ORGON.
Vous l’en aimeriez mieux ? Hé bien, j’en suis ravi,
Elle en a tous les traits.
CRISPIN.
Elle en a tous les traits. Oui-da ?
ORGON,
Elle en a tous les traits. Oui-da ? Si ce parti
Pouvait vous convenir...
CRISPIN.
Pouvait vous convenir... Vraiment, c’est quelque chose.
DAMIS, d’un ton d’irrésolution.
Oui... mais l’Hymen ..
ORGON.
Oui... mais l’Hymen .. Je sais quand je vous la propose,
515 Que si vous l’acceptez, vous lui faites honneur,
Et je vous le demande à titre de faveur.
C’est faiblement, Monsieur, vous payer la lanterne ;
Ma Pupille est pour elle un prix bien subalterne ;
Mais, vous ne m’en cédez au fond que l’usufruit,
520 Vous la retrouverez à ma mort.
CRISPIN.
Vous la retrouverez à ma mort. C’est bien dit.
ORGON.
Et nous aurions, Monsieur, le plaisir d’être ensemble.
Le goût, les sentiments, l’humeur, tout nous rassemble,
Et d’ailleurs l’amitié...
DAMIS, lui donnant la lanterne.
Et d’ailleurs l’amitié... C’en est fait, j’y consens :
L’amitié sur mon cour a des droits si puissants...
ORGON, baisant la lanterne.
525 Le mien ne peut suffire aux transports de ma joie :
Béni soit à jamais le Ciel qui vous envoie ;
Mais si par un dédit... Excusez-moi, Monsieur,
Si je parais encor douter de mon bonheur,
Nous confirmions tous deux ce charmant hyménée.
DAMIS.
530 Soit, j’y consens encor.
CRISPIN.
Soit, j’y consens encor. Voyez la destinée.
Vous allez à présent acheter le tonneau.
ORGON.
Je ne veux pas manquer ce précieux morceau.
À Damis.
Entrez, Monsieur, entrez et nous allons conclure.
DAMIS, à Crispin.
Attends-moi, je reviens après la signature.
SCÈNE V. Géronte, Crispin, Géronte §
GÉRONTE, un livre à la main.
Maudits soient les fâcheux et leurs tristes visages ;
550 À peine dans une heure ai-je encor lu deux pages.
Je prétends jusqu’au soir demeurer seul ici.
Ouvrant son Livre.
J’en étais... à Congo...
Apercevant Crispin qui lui fait des révérences.
J’en étais... à Congo... Mais qui sont ces gens-ci ?
CRISPIN.
De fameux voyageurs, et comme en n’en voit guère,
Monsieur.
GÉRONTE.
Monsieur. Et vous venez ?...
DAMIS.
Monsieur. Et vous venez ?... Pour vous parler d’affaires.
555 Une jeune beauté dont vous êtes tuteur,
Julie a pour jamais su captiver mon cour.
Vous savez à quel point, Monsieur, elle est aimable !
Je viens vous conjurer de m’être favorable.
GÉRONTE.
Le nom de voyageur a pour moi tant d’appas,
560 Que sur ce titre seul je n’hésiterais pas ;
Mais dites-moi comment vous connaissez Julie ?
DAMIS.
Pour le dire en deux mots... Je revenais d’Asie ;
Car autant que j’ai pu... J’ai toujours voyagé.
GÉRONTE.
Voyagé ! Quel bonheur ! Vous êtes affligé
565 D’avoir fini si tôt...
DAMIS.
D’avoir fini si tôt... Fini, moi ! Dieu m’en garde ;
Et n’était la saison, Monsieur, qui nous retarde,
Je serais déjà loin. À mon gré c’est mourir
Que de rester chez soi. Quoi, vivre sans courir !
J’espère bien encor, si le vent nous seconde,
570 Avoir fait en deux ans trois fois le tour du monde,
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Et retourner encore au Monomotapa.
Je mourrais aujourd’hui sans cette attente-là.
GÉRONTE.
Au Monomotapa ? Je ne me sens pas d’aise.
C’est donc un beau pays ?
CRISPIN.
C’est donc un beau pays ? Il est, ne vous déplaise,
575 Plus beau que celui-ci.
GÉRONTE.
Plus beau que celui-ci. Va, j’en suis convaincu.
DAMIS.
S’il est beau ! Mais sans lui c’est que l’on n’a rien vu.
C’est là, Monsieur, c’est là qu’on trouve des génies ;
On y fait comme ici des vers, des comédies,
Des chansons, des ballets....
GÉRONTE.
Des chansons, des ballets.... Au Monomotapa ?
CRISPIN.
580 Oui, Monsieur, on y fait jusqu’à des opéra.
DAMIS.
Des opéra ! Sans doute, et bien meilleurs qu’en France.
La Musique surtout est charmante.
CRISPIN.
La Musique surtout est charmante. Et la danse !
GÉRONTE.
Et l’orchestre ?
DAMIS.
Et l’orchestre ? L’Orchestre est admirable aussi.
Les Spectacles d’ailleurs font plus décents qu’ici ;
585 On n’y voit ni rumeurs, ni reflux , ni cabales,
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Les danseuses surtout sont autant de vestales.
GÉRONTE.
Pouvez-vous maintenant aller à l’opéra ?
DAMIS.
Moi ? Je n’y vais jamais.
GÉRONTE, à Crispin qui bat des entrechats.
Moi ? Je n’y vais jamais. Hé que fais-tu donc là ?
CRISPIN.
Je répétais un pas d’une danse huronne.
DAMIS.
Comment ? C’est qu’il la danse aussi bien que personne :
Il pourrait au besoin en donner des leçons.
CRISPIN.
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Ah, les honnêtes-gens que messieurs les Hurons !
GÉRONTE avec admiration.
Sans doute. Leurs vertus sont encor dans leur force ,
Au lieu que parmi nous on n’en a que l’écorce.
DAMIS.
595 Voilà pourquoi le Ciel moins prodigue envers nous,
Leur a donné des biens dont nous serions jaloux ;
Des secrets surprenants, des raretés uniques.
CRISPIN
Des remèdes certains... mais doux et pacifiques.
De ces remèdes...là, qui guérissent. Enfin,
600 On y meurt de son mal, jamais du médecin.
Ce n’est pas comme ici ; nous sommes les sauvages.
GÉRONTE.
Ce garçon parle d’or.
CRISPIN.
Ce garçon parle d’or. J’ai vu certains breuvages
Opérer des effets que vous ne croiriez pas.
CRISPIN.
Moi ? Vous ! J’ai rapporté de ces heureux climats
605 Un élixir divin. Ah ! quel plaisir extrême
Si je pouvais, Monsieur, l’essayer sur vous-même :
Près de cet élixir, l’eau de goudron n’est rien ;
Mais, malheureusement, vous vous portez si bien !
GÉRONTE.
Mais pas si bien.
CRISPIN.
Mais pas si bien. Tant mieux. Comptez sur mon service ;
610 Deux flacons de mon eau vous rendraient un novice,
Un jeune adolescent ; vous pourriez au besoin
Vous faire un héritier... en m’en donnant le soin.
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La Sultane d’Agra, quoique laide et caduque,
Dans le temps qu’au sérail je lui servais... d’eunuque,
615 Avec cet élixir aurait eu des enfants,
Et je l’aurais fait vivre encor plus de cent ans.
GÉRONTE.
Encor plus de cent ans !
CRISPIN.
Encor plus de cent ans ! Moins quelques mois peut-être.
Je ne suis cependant qu’un sot près de mon maître ;
Il ne doit qu’à lui seul cet excès de santé.
620 Voyez ce coloris.
GÉRONTE, transporté de joie.
Voyez ce coloris. Ah je suis enchanté.
À part.
Quel homme ! Et que le Ciel à propos me l’adresse
Moi qui touche aux glaçons de la triste vieillesse.
Je suis sûr avec lui de l’immortalité.
Haut.
Monsieur, votre entretien, ma curiosité
625 Nous ont jusqu’à présent écartés de Julie :
Hé bien, vous disiez donc qu’au retour de l’Asie...
DAMIS.
L’amour guida mes pas, j’arrivai dans ces lieux ;
Pouvais-je me soustraire au pouvoir de ses yeux ?
Elle a cet enjouement qui plaît en Italie ;
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630 Ce port majestueux qui charme en Circassie ;
Ces traits fins, délicats, ce brillant coloris.
Cet oil vif, animé qu’on recherche à Paris ;
Cet air de liberté, l’ornement des Françaises ;
Cet éclat de blancheur naturel aux Anglaises ;
635 Un pied qui dans Pékin n’aurait pas de rival,
L’esprit... Oh ! Pour l’esprit je n’ai rien vu d’égal :
Enfin tout l’univers soupirerait pour elle ;
Il n’est pas de climat qui ne la trouvât belle.
GÉRONTE? enchanté.
Ah ! Que je vais l’aimer !
DAMIS.
Ah ! Que je vais l’aimer ! Vous connaissez mes feux,
640 C’est de vous que dépend le succès de mes voux,
Tout mon espoir enfin.
GÉRONTE.
Tout mon espoir enfin. Vraiment, j’en suis fort aise.
Je me tiens honoré, Monsieur, qu’elle vous plaise,
Et vous méritez bien de captiver son cour.
Si je pouvais moi seul faire votre bonheur ,
645 Vous seriez dès ce soir le mari de Julie ;
Mais malheureusement elle est assujettie
À deux autres tuteurs quinteux, extravagants,
Et je ne réponds pas de leurs consentements.
DAMIS marquant un peu d’embarras.
Mais vous pourriez toujours en m’assurant du vôtre...
650 Empêcher que leur choix ne tombât sur un autre ;
Ou... s’ils lui proposaient de choisir un époux,
Elle rejetterait son désaveu sur vous ;
Ce prétexte du moins... lui servirait d’excuse.
GÉRONTE.
Oui... vous avez raison.
DAMIS.
Oui... vous avez raison. Cette innocente ruse
655 Pourrait l’aider, je crois, à s’en débarrasser.
CRISPIN.
Je suis de cet avis.
GÉRONTE.
Je suis de cet avis. Mais c’est fort bien penser.
DAMIS.
N’êtes-vous pas son Maître aussi bien qu’eux ?
GÉRONTE.
N’êtes-vous pas son Maître aussi bien qu’eux ? Sans doute.
CRISPIN.
Ma foi, pour réussir il n’est pas d’autre route.
GÉRONTE.
Et d’ailleurs je me venge en les bravant.
CRISPIN.
Et d’ailleurs je me venge en les bravant. Fort bien.
GÉRONTE.
660 L’avis de ces Messieurs ne fut jamais le mien,
Quel dépit ils auront !
CRISPIN.
Quel dépit ils auront ! Ils s’en pendront peut-être.
GÉRONTE.
Enfin j’ai mes raisons pour obliger ton maître.
Il s’approche, d’une table pour écrire le consentement.
Voici précisément ce qu’il faut. Écrivons.
CRISPIN.
Il me semble déjà que j’entends nos oisons.
GÉRONTE, écrivant à Crispin qui se tient familièrement à ses côtés.
665 Je veux qu’il mette au jour ses différents voyages.
CRISPIN.
Je me charge. Monsieur, du détail des naufrages,
C’est mon genre.
GÉRONTE achevant d’écrire.
C’est mon genre. Comment se nomme-t-il ?
GÉRONTE.
Damis. Bon ! j’ai connu son père, et nous étions amis.
À Damis.
Votre nom suffisait pour fonder mon suffrage,
Il lui donne le consentement.
670 Tenez Monsieur, lisez.
DAMIS, après avoir lu.
Tenez Monsieur, lisez. Cet écrit m’encourage.
GÉRONTE.
Nos Tuteurs vont gronder : Hé bien, tant pis pour eux.
C’est un plaisir de plus de les choquer tous deux.
Mais attendez... Fort bien... Je réponds de la chose ;
Malgré les préjugés, le mérite en impose :
675 Jamais ils ne pourront vous refuser leur choix,
Et vous allez, Monsieur, nous réunir tous trois.
Que j’aurais de plaisir à finir cette affaire
Dès ce soir !
CRISPIN, ironiquement.
Dès ce soir ! Mais vraiment, cela se pourra faire.
GÉRONTE.
Bon. Je vais les chercher, il ne faut qu’un moment.
680 Attendez-moi tous deux dans mon appartement :
Quand il en sera temps je vous ferai paraître.