SCÈNE I. Mondor, Lisette. §
MONDOR
Cette maison des champs me paraît un bon gîte.
Je voudrais bien ne pas en décamper si vite :
Surtout m’y retrouvant avec tes yeux fripons,
Auprès de qui, pour moi, tous les gîtes sont bons.
5 Mais de mon maître ici n’ayant point de nouvelles,
Il faut que je revole à Paris.
LISETTE
Il faut que je revole à Paris. Tu l’appelles ?
MONDOR
Damis. Le connais-tu ?
LISETTE
Damis. Le connais-tu ? Non.
MONDOR
Damis. Le connais-tu ? Non. Adieu donc.
LISETTE
Damis. Le connais-tu ? Non. Adieu donc. Adieu.
MONDOR, revenant.
On m’a pourtant bien dit : chez Monsieur Francaleu.
MONDOR
C’est ici. Vous jouez chez vous la comédie ?
LISETTE
10 Témoin ce rôle encor qu’il faut que j’étudie.
MONDOR
Le patron n’a-t-il pas une fille unique ?
LISETTE
Le patron n’a-t-il pas une fille unique ? Oui.
MONDOR
Et qui sort du couvent depuis peu ?
LISETTE
Et qui sort du couvent depuis peu ? D’aujourd’hui.
MONDOR
Vivement recherchée ?
LISETTE
Vivement recherchée ? Et très digne de l’être.
MONDOR
Et vous avez grand monde ?
LISETTE
Et vous avez grand monde ? À ne pas nous connaître.
MONDOR
15 Illuminations, bal, concert ?
LISETTE
Illuminations, bal, concert ? Tout cela.
MONDOR
Un beau feu d’artifice ?
LISETTE
Un beau feu d’artifice ? Il est vrai.
MONDOR
Un beau feu d’artifice ? Il est vrai. M’y voilà.
Damis doit être ici ; chaque mot me le prouve.
Quand le diable en serait, il faut que je l’y trouve.
LISETTE
Sa mine ? Ses habits ? Son état ? Sa façon ?
MONDOR
20 Oh ! C’est ce qui n’est pas facile à peindre, non.
Car, selon la pensée où son esprit se plonge,
Sa face, à chaque instant, s’élargit ou s’allonge.
Il se néglige trop, ou se pare à l’excès.
D’état, il n’en a point, ni n’en aura jamais.
25 C’est un homme isolé qui vit en volontaire ;
Qui n’est bourgeois, abbé, robin, ni militaire ;
Qui va, vient, veille, sue, et, se tourmentant bien,
Travaille nuit et jour, et jamais ne fait rien ;
Au surplus, rassemblant dans sa seule personne,
30 Plusieurs originaux qu’au théâtre on nous donne :
Misanthrope, étourdi, complaisant, glorieux,
Distrait... ce dernier-ci le désigne le mieux ;
Et tiens, s’il est ici, je gage mes oreilles
Qu’il est dans quelque allée à bayer aux corneilles,
35 S’approchant, pas à pas, d’un haha qui l’attend,
Et qu’il n’apercevra qu’en s’y précipitant.
LISETTE
Je m’oriente. On a l’homme que tu souhaites.
N’est-ce pas de ces gens que l’on nomme poètes ?
LISETTE
Oui. Nous en avons un.
MONDOR
Oui. Nous en avons un. C’est lui.
LISETTE
Oui. Nous en avons un. C’est lui. Peut-être bien.
40 Quoi donc ?
LISETTE
Quoi donc ? Le personnage en tout ressemble au tien :
Sinon que ce n’est pas Damis que l’on le nomme.
MONDOR
Contente-moi, n’importe, et montre-moi cet homme.
LISETTE
Cherche ! Il est à rêver là-bas dans ces bosquets.
Mais vas-y seul : on vient, et je crains les caquets.
SCÈNE II. Dorante, Lisette. §
LISETTE
45 Dorante ici ! Dorante !
DORANTE
Dorante ici ! Dorante ! Ah ! Lisette ! Ah ! Ma belle !
Que je t’embrasse ! Eh bien, dis-moi donc la nouvelle !
Félicite-moi donc ! Quel plaisir ! L’heureux jour !
Que ce jour a tardé longtemps à mon amour !
De la chose, avant moi, tu dois être avertie.
50 Que ne me dis-tu donc que Lucile est sortie ?
Que je vais... que je puis... conçois-tu ?... Baise-moi.
LISETTE
Mais vous n’êtes pas sage, en vérité.
DORANTE
Mais vous n’êtes pas sage, en vérité. Pourquoi ?
LISETTE
Si monsieur vous trouvait ! Songez donc où vous êtes.
Y pensez-vous, d’oser venir, comme vous faites,
55 Chez un homme avec qui votre père en procès...
DORANTE
Bon ! M’a-t-il jamais vu ni de loin ni de près !
Je vois le parc ouvert : j’entre.
LISETTE
Je vois le parc ouvert : j’entre. Vous le dirai-je ?
Eussiez-vous cent fois plus d’audace et de manége,
Lucile même à nous daignât-elle s’unir ;
60 Je ne sais trop comment vous pourrez l’obtenir.
DORANTE
Oh ! Je le sais bien, moi. Mon père m’idolâtre :
Il n’a que moi d’enfant : je suis opiniâtre :
Je le veux ; qu’il le veuille : autrement (j’ai des moeurs),
Je ne lui manque point : mais je fais pis, je meurs.
LISETTE
65 Mais si le grand procès qu’il a...
DORANTE
Mais si le grand procès qu’il a... Qu’il y renonce.
Le père de Lucile a gagné. Je prononce.
LISETTE
Mais si votre père ose en appeler ?
DORANTE
Mais si votre père ose en appeler ? Jamais.
DORANTE
Mais si... Finis, de grâce, et laisse là tes mais.
LISETTE
Croyez-vous donc, Monsieur, vous seul avoir un père ?
70 Le nôtre y voudra-t-il consentir ?
DORANTE
Le nôtre y voudra-t-il consentir ? Je l’espère.
LISETTE
Moi, je l’espère peu.
DORANTE
Moi, je l’espère peu. Sois en paix là-dessus.
LISETTE
Le vieillard est entier.
DORANTE
Le vieillard est entier. Le jeune homme encor plus.
LISETTE
Lucile est un parti...
DORANTE
Lucile est un parti... Je suis bon pour Lucile.
LISETTE
Elle a cent mille écus.
DORANTE
Elle a cent mille écus. J’en aurai deux cent mille.
LISETTE
75 Mais vous aimera-t-elle ?
DORANTE
Mais vous aimera-t-elle ? Ah ! Laisse-là ta peur !
Quand je t’en vois douter, tu me perces le coeur.
LISETTE
Je vous l’ai dit cent fois ; c’est une nonchalante
Qui s’abandonne au cours d’une vie indolente ;
De l’amour d’elle-même éprise uniquement,
80 Incapable en cela d’aucun attachement.
Une idole du nord, une froide femelle,
Qui voudrait qu’on parlât, que l’on pensât pour elle ;
Et, sans agir, sentir, craindre, ni désirer,
N’avoir que l’embarras d’être et de respirer.
85 Et vous voulez qu’elle aime ? Elle, avoir une intrigue !
Y songez-vous, monsieur ? Fi donc ! Cela fatigue.
Voyez, depuis un mois que le coeur vous en dit,
Si votre amour vous laisse un moment de répit.
Et c’est, ma foi, bien pis chez nous que chez les hommes.
DORANTE
90 Enfin, depuis un mois, sachons où nous en sommes.
LISETTE
Elle aime éperdument ces vers passionnés,
Que votre ami compose, et que vous nous donnez ;
Et je guette l’instant d’oser dire à la belle,
Que ces vers sont de vous, et qu’ils sont faits pour elle.
DORANTE
95 Qu’ils sont de moi ! Mais c’est mentir effrontément.
LISETTE
Eh bien ! Je mentirai : mais j’aurai l’agrément
D’intéresser pour vous l’indifférence même.
DORANTE
Lucile en est encore à savoir que je l’aime !
Que ne profitions-nous de la commodité
100 De ces vers amoureux dont son goût est flatté ?
Un trait pouvait m’y faire aisément reconnaître,
Et, mieux que tu ne crois, m’eût réussi peut-être.
LISETTE
Eh non ! Vous dis-je, non ! Vous auriez tout gâté.
L’indifférence incline à la sévérité.
105 Il fallait bien d’abord préparer toutes choses,
De l’empire amoureux lui déplier les roses,
L’induire à se vouloir baisser pour en cueillir.
D’aise, en lisant vos vers, je la vois tressaillir ;
Surtout quand un amour qui n’est plus guère en vogue
110 Y brille sous le titre ou d’idylle ou d’églogue.
Elle n’a plus l’esprit maintenant occupé
Que es bords du Lignon, des vallons de Tempé,
De bergers figurant quelques danses légères,
Ou, tout le jour assis aux pieds de leurs bergères,
115 Et, couronnés de fleurs, au son du chalumeau,
Le soir, à pas comptés, regagnant le hameau.
La voyant s’émouvoir à ces fades esquisses,
Et de ces visions savourer les délices,
J’ai cru devoir mener tout doucement son coeur,
120 De l’amour de l’ouvrage, à l’amour de l’auteur.
DORANTE
C’est une églogue aussi qu’on lui prépare encore.
Damis se lève exprès, chez vous, avant l’aurore.
DORANTE
Damis ? L’auteur des riens dont on fait tant de cas.
Et sa rencontre ici, tout franc, ne me plaît pas.
LISETTE
125 Celui que nous nommons Monsieur De L’Empyrée ?
DORANTE
Oui. Son talent, chez nous, lui donne aussi l’entrée.
Mon père en est épris jusqu’à l’aimer, je crois,
Un peu plus que ma mère, et presque autant que moi.
LISETTE
Laissons-là son églogue.
DORANTE
Laissons-là son églogue. Ah ! Soit : je l’en dispense.
130 Sur un pareil emprunt tu sais comme je pense.
LISETTE
Monsieur De Francaleu ne vous connaît pas ?
DORANTE
Monsieur De Francaleu ne vous connaît pas ? Non.
LISETTE
Faites-vous présenter à lui sous un faux nom.
Ici, l’amour des vers est un tic de famille.
Le père, qui les aime encor plus que la fille,
135 Regarde votre ami comme un homme divin ;
Et vous plairez d’abord, présenté de sa main.
DORANTE
Il peut me demander la raison qui m’attire ?
Le goût pour le théâtre en est une à lui dire.
Désirez de jouer avec nous. Justement,
140 Quelques acteurs nous font faux-bond en ce moment.
DORANTE
Oui-da, je les remplace, et je m’offre à tout faire.
LISETTE
À la pièce du jour rendez-vous nécessaire.
Il s’agit de cela maintenant. Après quoi...
DORANTE
Voici notre poète. Adieu. Retire-toi.
SCÈNE III. Dorante, Damis. §
DORANTE
145 Tout à l’heure, mon cher, il faut prendre la peine...
DAMIS, sans l’écouter.
Non ! Jamais si beau feu ne m’échauffa la veine.
Ma foi, j’ai fait pour vous bien des vers jusqu’ici,
Mais je donne ma voix et la palme à ceux-ci.
DAMIS, interrompant continuellement Dorante.
Il s’agit... De vous faire une églogue ; elle est faite.
DORANTE
150 Eh ! N’allons pas si vite ! ...
DAMIS
Eh ! N’allons pas si vite ! ... Oh ! Mais faite et parfaite.
Je le crois...
DAMIS
Je le crois... Au bon coin ceci sera frappé.
DAMIS
D’accord... Et je le donne en quatre au plus huppé.
Laissons ; je vous demande...
DAMIS
Laissons ; je vous demande... Oui, du noble et du tendre.
DORANTE, perdant patience.
Non ! Du tranquille.
DAMIS, tirant ses tablettes.
Non ! Du tranquille. Aussi, vous en allez entendre.
155 Eh ! J’en jugerais mal !
DAMIS
Eh ! J’en jugerais mal ! Mieux qu’un autre. écoutez.
DAMIS
Je suis sourd. Je crierai.
DORANTE
Je suis sourd. Je crierai. Vainement !
DAMIS
Je suis sourd. Je crierai. Vainement ! Permettez.
DAMIS, lit.
Quelle rage ! Daphnis et l’écho, dialogue.
Daphnis...
DORANTE, à part.
Daphnis... Au diable soient l’écho, l’homme et l’églogue !
DAMIS, avec emphase.
"Écho, que je retrouve en ce bocage épais... "
DORANTE, d’une voix éclatante.
160 Paix ! Dit l’écho. Paix ! Dis-je ; une bonne fois : Paix !
Sinon...
DAMIS
Sinon... Comment, Monsieur ! Quand pour vous je compose...
DORANTE
Mais quand de vous, Monsieur, on demande autre chose.
DAMIS, reprenant sa volubilité.
Ode ? épître ? Cantate ?
DORANTE
Ode ? épître ? Cantate ? Ahie !
DAMIS
Ode ? épître ? Cantate ? Ahie ! Élégie ?
DORANTE
Ode ? épître ? Cantate ? Ahie ! Élégie ? Eh bien !
DAMIS
Portrait ? Sonnet ? Bouquet ? Triolet ? Ballet ?
DORANTE
Portrait ? Sonnet ? Bouquet ? Triolet ? Ballet ? Rien.
165 Mon amour se retranche au langage ordinaire ;
Et désormais du vôtre il n’aura plus affaire.
DAMIS, resserrant ses tablettes.
C’est autre chose : alors ces vers seront pour moi.
DORANTE
Non que je ne ressente, ainsi que je le dois,
La bonté que ce jour encor vous avez eue.
170 J’ai regret à la peine.
DAMIS
J’ai regret à la peine. Elle n’est pas perdue.
Mes vers, sans aller loin, sauront où se placer,
Et l’on a, pour son compte, à qui les adresser.
DORANTE, avec émotion.
Ah ! Vous aimez ?
DAMIS
Ah ! Vous aimez ? Qui donc aimerait, je vous prie ?
La sensibilité fait tout notre génie.
175 Le coeur d’un vrai poète est prompt à s’enflammer ;
Et l’on ne l’est qu’autant que l’on sait bien aimer.
DORANTE, à part.
Je le crois mon rival.
Haut.
Je le crois mon rival. Quelle est votre bergère ?
DAMIS
De la vôtre, pour moi, le nom fut un mystère ;
Que le nom de la mienne en puisse être un pour vous.
DORANTE
180 Et votre sort, Monsieur, sans doute...
DAMIS
Et votre sort, Monsieur, sans doute... Est des plus doux.
DORANTE
Une plume si tendre a de quoi plaire aux belles.
DAMIS
Ce jour vous en dira peut-être des nouvelles.
DAMIS
Ce jour ? Est un grand jour.
DORANTE, à part.
Ce jour ? Est un grand jour. Ah ! C’est Lucile !
Haut.
Ce jour ? Est un grand jour. Ah ! C’est Lucile ! Oh çà !
Si vous ne la nommez, du moins dépeignez-la.
DAMIS
185 Je le voudrais.
DORANTE
Je le voudrais. À qui tient-il ?
À part.
Je le voudrais. À qui tient-il ? Son froid me tue !
DORANTE
Je ne le puis. Pourquoi ?
DAMIS
Je ne le puis. Pourquoi ? Je ne l’ai jamais vue.
DORANTE, à part.
C’est elle.
Haut.
C’est elle. Expliquez-vous.
DAMIS
C’est elle. Expliquez-vous. Mes termes sont fort clairs.
DORANTE
D’où naîtraient donc vos feux ?
DAMIS
D’où naîtraient donc vos feux ? De son goût pour les vers.
DORANTE
De son goût pour les vers !
Bas.
De son goût pour les vers ! Mon infortune est sûre :
190 Mais n’importe ; feignons, et poussons l’aventure.
DAMIS
Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? D’où vient tant d’aparté ?
DORANTE
De mon premier objet c’est trop m’être écarté.
Revenons au plaisir que de vous j’ose attendre.
DAMIS
Parlez ; me voilà prêt. Que faut-il entreprendre ?
DORANTE
195 Donnez-moi pour acteur à Monsieur Francaleu.
Je me sens du talent ; et je voudrais un peu,
En m’essayant chez lui, voir ce que je sais faire.
DORANTE
Venez. Mon nom pourrait me nuire.
DAMIS
Venez. Mon nom pourrait me nuire. Il faut le taire.
Vous êtes mon ami ; ce titre suffira.
200 Écoutez seulement les vers qu’il vous lira.
C’est un fort galant homme, excellent caractère,
Bon ami, bon mari, bon citoyen, bon père ;
Mais à l’humanité, si parfait que l’on fût,
Toujours, par quelque faible, on paya le tribut.
205 Le sien est de vouloir rimer malgré Minerve ;
De s’être, en cheveux gris, avisé de sa verve ;
Si l’on peut nommer verve une démangeaison
Qui fait honte à la rime, ainsi qu’à la raison.
Et, malheureusement, ce qui vicie abonde.
210 Du torrent de ses vers sans cesse il nous inonde.
Tout le premier lui-même, il en raille, il en rit.
Grimace ! L’auteur perce ; il les lit, les relit,
Prétend qu’ils fassent rire ; et, pour peu qu’on en rie,
Le poignard sur la gorge, en fait prendre copie,
215 Rentre en fougue, s’acharne impitoyablement,
Et, charmé du flatteur, le paye en l’assommant.
DORANTE
Oh ! Je suis patient, je veux lasser votre homme ;
Et que de l’encensoir ce soit moi qui l’assomme.
DAMIS
Pour moi je meurs, je tombe, écrasé sous le faix.
DORANTE
220 Qui vous retient chez lui ?
DAMIS
Qui vous retient chez lui ? Des raisons que je tais ;
Et je m’y plairais fort, sans sa muse funeste
Dont le poison maudit nous glace et nous empeste.
Heureux, quand mon esprit vole à sa région,
S’il n’y porte pas l’air de la contagion !
225 Le voici. Tout le corps me frissonne à l’approche
Du griffonnage affreux qu’il a toujours en poche.
SCÈNE IV. Francaleu, Dorante, Damis. §
FRANCALEU
Peste soit de ces coups où l’on ne s’attend pas !
Voilà ma pièce au diable, et mon théâtre à bas.
FRANCALEU
Comment donc ? Trois acteurs : l’amant, l’oncle, le père,
230 Manquant à point nommé, font cette belle affaire.
L’un est inoculé ; l’autre, aux eaux ; l’autre, mort.
C’est bien prendre son temps !
DAMIS
C’est bien prendre son temps ! Le dernier a grand tort.
FRANCALEU
Je croyais célébrer le retour de ma fille.
À grands frais, je convoque amis, parents, famille ;
235 J’assemble un auditoire et nombreux et galant ;
Et nous fermons. Cela n’est-il pas régalant ?
DAMIS, froidement.
Certes, les trois sujets étaient bons ; c’est dommage.
FRANCALEU
Quelle sérénité ! Savez-vous, quand j’enrage,
Que j’enrage encor plus, si l’on n’enrage aussi ?
DAMIS
240 C’est que je vois, Monsieur, bon remède à ceci.
Le rôle des vieillards n’est pas de longue haleine ;
Les deux premiers venus le rempliront sans peine.
DAMIS, présentant Dorante.
Et l’amant ? Mon ami s’en acquitte à ravir.
DORANTE, à Francaleu.
Vous me voyez, Monsieur, tout prêt à vous servir.
FRANCALEU, à Damis.
245 Il a d’un amoureux tout à fait l’encolure.
DAMIS
Le jeu bien au-dessus encor de la figure.
FRANCALEU
Mais il s’agit ici d’un amant maltraité ;
Et peut-être monsieur ne l’a jamais été.
Or il faut, quelque loin qu’un talent puisse atteindre,
250 Éprouver pour sentir, et sentir pour bien feindre.
DAMIS, avec un rire malin.
Aussi n’ira-t-il pas se chercher en autrui.
Le rôle qu’il accepte est modelé sur lui.
Le pauvre infortuné meurt pour une inhumaine,
Sans oser déclarer son amoureuse peine ;
255 De façon qu’il en est encore à s’aviser,
Quand peut-être quelqu’autre est tout près d’épouser.
DORANTE, outré.
Ma situation sans doute est peu commune ;
Et je sens en effet toute mon infortune.
FRANCALEU
Bon ! Tant mieux ! Vous voilà selon notre désir.
260 Venez ; et, croyez-moi, vous aurez du plaisir.
Il sort avec Dorante.
DAMIS, seul.
J’ai beau le voir parti : je ne m’en crois pas quitte.
Mais, grâce à l’embarras qui l’occupe et l’agite,
Sain et sauf, une fois, j’échappe à mon bourreau.
FRANCALEU, revenant.
Attendez-vous à voir quelque chose de beau.
265 J’achève de brocher une pièce en six actes.
La rime et la raison n’y sont pas trop exactes ;
Mais j’en apprête mieux à rire à mes dépens.
Il s’en retourne.
SCÈNE VI. Damis, Mondor. §
MONDOR, rendant une lettre à Damis.
Partons. Ah ! Grâce au ciel, enfin je vous déterre !
275 Je vous cherche, Monsieur, depuis huit jours entiers ;
Et de Paris cent fois j’ai fait tous les quartiers.
J’ai craint, au bord de l’eau, vos visions cornues ;
Que, cherchant quelque rime, et lisant dans les nues,
Pégase imprudemment, la bride sur le cou,
280 N’eût voituré la muse aux filets de Saint-Cloud.
DAMIS, resserrant la lettre qu’il a lue.
Oh ! Oh ! Bon gré mal gré, voici qui me retarde !
MONDOR
Écoutez donc, Monsieur : ma foi, prenez-y garde !
Un beau jour...
DAMIS
Un beau jour... Un beau jour, ne te tairas-tu point ?
MONDOR
À votre aise ! Après tout, liberté sur ce point.
285 Enfin quelqu’un m’a dit qu’ici vous pouviez être.
Mais personne, Monsieur, ne veut vous y connaître ;
Et, dans ce vaste enclos que j’ai tout parcouru,
Je vous manquais encor, si vous n’eussiez paru.
DAMIS
De mes admirateurs tout cet enclos fourmille :
290 Mais tu m’as demandé par mon nom de famille ?
MONDOR
Sans doute. Comment donc aurais-je interrogé ?
DAMIS
Je n’ai plus ce nom-là.
MONDOR
Je n’ai plus ce nom-là. Vous en avez changé ?
DAMIS
Oui ; j’ai, depuis huit jours, imité mes confrères.
Sous leur nom véritable, ils ne s’illustrent guères ;
295 Et, parmi ces messieurs, c’est l’usage commun
De prendre un nom de terre, ou de s’en forger un.
MONDOR
Votre nom maintenant, c’est donc ? ...
DAMIS
Votre nom maintenant, c’est donc ? ... De L’Empyrée ;
Et j’en oserais bien garantir la durée.
MONDOR
De L’Empyrée ? Oui-da ! N’ayant sur l’horizon
300 Ni feu ni lieu qui puisse allonger votre nom,
Et ne possédant rien sous la voûte céleste,
Le nom de l’enveloppe est tout ce qui vous reste.
Voilà donc votre esprit devenu grand terrien.
L’espace est vaste : aussi s’y promène-t-il bien.
305 Mais quand il va là-haut lui seul à sa campagne,
Que le corps, ici-bas, souffre qu’on l’accompagne.
DAMIS
Et crois-tu donc qu’un homme à talents, tel que moi,
Puisse régler sa marche, et disposer de soi ?
Les gens de mon espèce ont le destin des belles.
310 Tout le monde voudrait nous enlever comme elles.
Je me laisse entraîner chez Monsieur Francaleu
Par un impertinent que je connaissais peu.
C’est lui qui me présente ; et, dupe du manége,
Je sers de passeport au fat qui me protége.
315 On tenait table encore. On se serre pour nous.
La joie, en circulant, me gagne ainsi qu’eux tous.
Je la sens : j’entre en verve ; et le feu prend aux poudres.
Il part de moi des traits, des éclairs et des foudres ;
J’ai le vol si rapide et si prodigieux,
320 Qu’à me suivre, on se perd, après moi, dans les cieux ;
Et c’est là, qu’à grands cris, je reçois des convives
Ce nom qui va du Pinde enrichir les archives...
MONDOR
Qui va nous appauvrir, à coup sûr, tous les deux.
DAMIS
Ensuite un équipage et commode et pompeux
325 Me roule, en un quart d’heure, à ce lieu de plaisance,
Où je ris, chante, et bois : le tout, par complaisance.
MONDOR
Par complaisance, soit. Mais vous ne savez pas ?
MONDOR
Et quoi ? Pendant qu’aux champs vous prenez vos ébats,
La fortune, à la ville, en est un peu jalouse.
330 Monsieur Baliveau...
DAMIS
Monsieur Baliveau... Hein ?
MONDOR
Monsieur Baliveau... Hein ? Votre oncle de Toulouse...
MONDOR
Après ? Est à Paris.
DAMIS
Après ? Est à Paris. Qu’il y reste.
MONDOR
Après ? Est à Paris. Qu’il y reste. Fort bien.
Sans croire, sans vouloir que vous en sachiez rien.
DAMIS
Pourquoi donc me le dire ?
MONDOR
Pourquoi donc me le dire ? Ah ! Quelle indifférence !
Et rien est-il pour vous de plus de conséquence ?
335 Un oncle riche et vieux dont votre sort dépend ;
Qui du bien qu’il vous veut, sans cesse se repent ;
Prétendant, sur son goût, régler votre génie ;
De vos diables de vers détestant la manie ;
Et qui, depuis cinq ans bien comptés, Dieu merci,
340 Pour faire votre droit, nous pensionne ici !
Attendez-vous, monsieur, à d’horribles tempêtes.
Il vient incognito , pour voir où vous en êtes.
Peut-être il sait déjà que vous donnant l’essor,
Vous n’avez pris ici d’autre licence encor
345 Que celles qu’il craignait, et que, dans vos rubriques,
Vous nommez, entre vous, licences poétiques.
Ah ! Monsieur, redoutez son indignation.
Vous aurez encouru l’exhérédation.
Ce mot doit vous toucher, ou votre âme est bien dure.
DAMIS, lui donnant un papier.
350 Mondor, porte ces vers à l’auteur du Mercure.
MONDOR, refusant de le prendre.
Beau fruit de mon sermon !
DAMIS
Beau fruit de mon sermon ! Digne du sermonneur.
MONDOR
Et que doit nous valoir ce papier ?
DAMIS
Et que doit nous valoir ce papier ? De l’honneur.
MONDOR, secouant la tête.
Bon ! De l’honneur !
DAMIS
Bon ! De l’honneur ! Tu crois que je dis des sornettes ?
MONDOR
C’est qu’on n’a point d’honneur à mal payer ses dettes,
355 Et qu’avec celui-ci, vous les paierez très mal.
DAMIS
Qu’un valet raisonneur est un sot animal !
Eh ! Fais ce qu’on te dit.
MONDOR
Eh ! Fais ce qu’on te dit. Aussi, ne vous déplaise,
Vous en parlez, Monsieur, un peu trop à votre aise.
Vous avez les plaisirs ; et moi, tout l’embarras.
360 Vous et vos créanciers, je vous ai sur les bras.
C’est moi qui les écoute, et qui les congédie.
Je suis las de jouer, pour vous, la comédie,
De vous celer, d’oser remettre au lendemain,
Pour emprunter encore, avec un front d’airain.
365 Ma probité répugne à ces façons de vivre.
De ce monde aboyant, cherchez qui vous délivre.
Pour moi, plein désormais d’un juste repentir,
J’abandonne le rôle, et ne veux plus mentir.
Viennent baigneur, marchand, tailleur, hôte, aubergiste,
370 Que leur cour vous talonne, et vous suive à la piste ;
Tirez-vous-en vous seul ; et voyons une fois...
DAMIS, lui tendant le même papier.
Tu me rapporteras Le Mercure du mois ;
Entends-tu ?
MONDOR, le prenant.
Entends-tu ? Trouvez bon aussi que je revienne
Environné des gens que je vous nomme.
DAMIS
Environné des gens que je vous nomme. Amène.
MONDOR
375 Vous pensez rire ?
DAMIS
Vous pensez rire ? Non.
MONDOR
Vous pensez rire ? Non. Vous verrez.
DAMIS
Vous pensez rire ? Non. Vous verrez. Je t’attends.
MONDOR, sortant.
Oh bien ! Vous en allez avoir le passe-temps.
DAMIS
Et toi, celui de voir des gens comblés de joie.
MONDOR, revenant.
Les paierez-vous ?
DAMIS
Les paierez-vous ? Sans doute.
MONDOR
Les paierez-vous ? Sans doute. Et de quelle monnaie ?
DAMIS
Ne t’embarrasse pas.
MONDOR, à part.
Ne t’embarrasse pas. Ouais ! Serait-il en fonds ?
DAMIS
380 Arrangeons-nous déjà sur ce que nous devons.
MONDOR, à part.
Morbleu ! C’est pour m’apprendre à peser mes paroles.
MONDOR, d’un ton radouci.
Au répétiteur ? Trente ou quarante pistoles.
DAMIS
À la lingère ? À l’hôte ? Au perruquier ?
MONDOR
À la lingère ? À l’hôte ? Au perruquier ? Autant.
MONDOR
Au tailleur ? Quatre-vingts.
DAMIS
Au tailleur ? Quatre-vingts. À l’aubergiste ?
MONDOR
Au tailleur ? Quatre-vingts. À l’aubergiste ? Cent.
MONDOR, faisant d’humbles révérences.
À toi ? Monsieur...
DAMIS
À toi ? Monsieur... Combien ?
MONDOR
À toi ? Monsieur... Combien ? Monsieur...
DAMIS
À toi ? Monsieur... Combien ? Monsieur... Parle.
MONDOR
À toi ? Monsieur... Combien ? Monsieur... Parle. J’abuse...
MONDOR
De ma patience ! Oui, je vous demande excuse.
Il est vrai que... le zèle... a manqué de... respect ;
Mais le passé rendait l’avenir très suspect.
DAMIS
Cent écus, supposons. Plus ou moins, il n’importe.
390 çà, partageons les prix que dans peu je remporte.
DAMIS
Les prix ? Oui ; de l’argent, de l’or, qu’en lieux divers
La France distribue à qui fait mieux les vers.
À Paris, à Rouen, à Toulouse, à Marseille,
J’ai concouru partout ; partout j’ai fait merveille...
MONDOR
395 Ah ! Si bien que Paris paiera donc le loyer ;
Rouen, le maître en droit ; Toulouse, le barbier ;
Marseille, la lingère ; et le diable, mes gages.
DAMIS
Tu doutes qu’en tous lieux j’emporte les suffrages ?
MONDOR
Non, ne doutons de rien ; et, sur un fonds meilleur
400 N’hypothéquez-vous pas l’auberge et le tailleur ?
DAMIS
Sans doute, et sur un fonds de la plus noble espèce
Le théâtre-français donne aujourd’hui ma pièce.
Le secret m’est gardé. Hors un acteur et toi,
Personne au monde encor ne sait qu’elle est de moi.
405 Ce soir même on la joue : en voici la nouvelle.
Mon talent à l’Europe aujourd’hui se révèle.
Vers l’immortalité je fais les premiers pas ;
Cher ami, que pour moi ce grand jour a d’appas !
Autre espoir...
MONDOR
Autre espoir... Chimérique.
DAMIS
Autre espoir... Chimérique. Une fille adorable,
410 Rare, célèbre, unique, habile, incomparable...
MONDOR
De cette incomparable, après, qu’espérez-vous ?
DAMIS
Aujourd’hui triomphant, demain j’en suis l’époux ;
Demain... où vas-tu donc, Mondor ?
MONDOR
Demain... où vas-tu donc, Mondor ? Chercher un maître.
DAMIS
Et pourquoi tout à coup suis-je indigne de l’être ?
MONDOR
415 C’est que l’air est, monsieur, un fort sot aliment.
DAMIS
Qui te veut nourrir d’air ? Es-tu fou ?
Nullement.
DAMIS
Nullement. Ma foi, tu n’es pas sage. Eh quoi ! Tu te révoltes
À la veille, que dis-je ? Au moment des récoltes !
Car enfin rassemblons (puisqu’il faut avec toi
420 Descendre à des détails si peu dignes de moi),
Rassemblons en un point de précision sûre
L’état de ma fortune et présente et future.
De tes gages déjà le paiement est certain.
Ce soir une partie, et l’autre après-demain.
425 Je réussis. J’épouse une femme savante.
Vois le bel avenir qui de là se présente !
Vois naître tour à tour, de nos feux triomphants,
Des pièces de théâtre et de rares enfants !
Les aiglons généreux et dignes de leurs races,
430 À peine encore éclos, voleront sur nos traces.
Ayons-en trois. Léguons le comique au premier,
Le tragique au second, le lyrique au dernier.
Par eux seuls, en tous lieux, la scène est occupée.
Qu’à l’envi cependant, donnant dans l’épopée,
435 Et mon épouse et moi, nous ne lâchions par an,
Moi, qu’un demi-poëme ; elle, que son roman :
Vers nous, de tous côtés, nous attirons la foule.
Voilà dans la maison l’or et l’argent qui roule ;
Et notre esprit qui met, grâce à notre union,
440 Le théâtre et la presse à contribution.
MONDOR
En bonne opinion, vous êtes un rare homme ;
Et, sur cet oreiller, vous dormez d’un bon somme ;
Mais un coup de sifflet peut vous réveiller.
DAMIS, lui faisant prendre enfin le papier.
Mais un coup de sifflet peut vous réveiller. Pars.
L’embarras où je suis mérite un peu d’égards.
445 Une pièce affichée, une autre dans la tête ;
Une où je joue ; une autre à lire toute prête :
Voilà de quoi, sans doute, avoir l’esprit tendu.
MONDOR
Dites un héritage et bien du temps perdu.