LE CARNAVAL DE VENISE
BALLET EN TROIS ACTES
avec un PROLOGUE

1699

par Régnard

PERSONNAGES du BALLET §

  • UN ORDONNATEUR.
  • MINERVE.
  • Un suivant de la Danse.
  • Un suivant de la Musique.
  • Choeur d’ouvriers.
  • Troupe de génies qui président aux arts.

PERSONNAGES de L’OPÉRA §

  • PLUTON.
  • ORPHÉE.
  • EURYDICE.
  • UNE OMBRE.
  • TROUPE DE DIVINITÉS INFERNALES.
  • TROUPE D’ESPRITS FOLLETS.
Le théâtre représente une foire, ou une assemblée de différentes nations. Mercure entre, suivi de tous ceux qui viennent lui demander l’accomplissement de leurs souhaits.

PROLOGUE DU CARNAVAL DE VENISE. §

Le théâtre représente une salle où l’on doit donner un spectacle : tout y est encor en désordre ; le lieu est plein de morceaux de bois et de décorations imparfaites ; et l’on y voit quantité d’ouvriers qui travaillent pour mettre tout en état.

SCÈNE I. Un Ordonnateur, Choeur d’ouvriers. §

L’ORDONNATEUR.

Hâtez-vous, préparez ces lieux ;
Ne perdez pas des moments précieux.

LE CHOEUR.

Hâtons-nous, préparons ces lieux ;
Ne perdons pas des moments précieux.

L’ORDONNATEUR.

5 Redoublez vos efforts, dépêchez, le temps presse;
Tout accuse votre lenteur ;
On ne peut travailler avec assez d’ardeur,
Quand au plaisir on s’intéresse.
Hâtez-vous, préparez ces lieux ;
10 Ne perdez pas des moments précieux.

LE CHOEUR.

Hâtons-nous, préparons ces lieux ;
Ne perdons pas des moments précieux.

L’ORDONNATEUR.

Quelle divinité s’empresse
À descendre des cieux ?
15 Minerve paraît à nos yeux.

SCÈNE II. Minerve, l’Ordonnateur, Choeur d’ouvriers. §

MINERVE.

Je quitte sans regret la demeure immortelle,
Pour venir en ce jour,
Dans une aimable cour,
Partager les plaisirs d’une fête nouvelle.
20 Mais quel désordre affreux règne de toutes parts ?
Quelle main téméraire
Ôte à ces lieux leur éclat ordinaire ?
Est-ce ainsi qu’on prétend mériter mes regards ?

L’ORDONNATEUR.

Par nos soins empressés, par notre diligence,
25 Rous allons satisfaire à votre impatience.
Hâtez-vous, préparez ces lieux ;
Ne perdez pas des moments précieux.

LE CHOEUR.

Hâtons-nous, préparons ces lieux ;
Ne perdons pas des moments précieux.

MINERVE.

30 Pour attirer les yeux d’un grand prince que j’aime,
Vos soins me paraissent trop lents.
Retirez-vous, ministres négligents,
Je prétends m’employer moi-même.
Accourez, dieux des arts ; embellissez ces lieux ;
35 Qu’à ma voix votre ardeur réponde ;
Servez le fils du plus grand roi du monde ;
C’est un emploi digne des dieux.

SCÈNE III. §

Les divinités qui président aux arts, la Musique, la Danse, la Peinture, l’Architecture, etc. viennent à la voix de Minerve, avec leurs suivants, et élèvent un théâtre magnifique.

LE CHOEUR.

Servons le fils du plus grand roi du monde ;
C’est un emploi digne des dieux.
Entrée des Génies qui président aux arts.

UN SUIVANT de la Musique.

40 Qu’Amour dans nos fêtes
Fasse des conquêtes :
Où ce dieu n’est pas
Trouve-t-on des appas ?
Venez, coeurs sensibles,
45 Dans ces lieux paisibles ;
Il garde pour vous
Les plaisirs les plus doux.
Qu’Amour dans nos fêtes
Fasse des conquêtes :
50 Où ce dieu n’est pas
Trouve-t-on des appas ?
Il cause des larmes,
Des soins, des alarmes ;
Mais ses biens parfaits
55 Nous vengent de ses traits.
Qu’Amour dans nos fêtes
Fasse des conquêtes :
Où ce dieu n’est pas
Trouve-t-on des appas ?

L’ORDONNATEUR.

60 Les dieux seuls en ce jour auront-ils l’avantage
De divertir le maître de ces lieux ?
Entre les mortels et les dieux,
Il faut que ce bien se partage.

L’ORDONNATEUR, Un SUIVANT de la Musique, Un SUIVANT de la Danse, ensemble.

Joignons nos voix, nos jeux et nos désirs ;
65 Que l’on donne aux mortels le soin de ses plaisirs,
Et dans le temple de Mémoire
Les dieux prendront soin de sa gloire.
Les Génies des arts recommencent leur danse.

MINERVE.

Jeunes coeurs, échappés à la fureur de Mars,
Venez, venez de toutes parts
70 Faire au champ de l’Amour les moissons les plus belles ;
Venez vous délasser de vos travaux guerriers ;
Faites ici des conquêtes nouvelles :
Les myrtes quelquefois valent bien des lauriers.
Célébrez un roi plein de gloire ;
75 Ses travaux nous ont fait un repos précieux :
Mille exploits éclatants consacrent sa mémoire ;
Il sait à ses drapeaux enchaîner la victoire ;
La Paix descend pour lui des cieux.

LE CHOEUR.

Célébrons un roi plein de gloire ;
80 Ses travaux nous ont fait un repos précieux ;
Mille exploits éclatants consacrent sa mémoire ;
Il sait à ses drapeaux enchaîner la Victoire ;
La Paix descend pour lui des cieux.

MINERVE.

Vous qui suivez mes pas, remplissez mon attente ;
85 Montrez, par les attraits d’un spectacle pompeux,
Tout ce que Venise a de jeux
Dans la saison la plus charmante.

ACTE I §

Le théâtre représente la place Saint-Marc de Venise.

SCÈNE I. §

LÉONORE, seule.

J’ai fait l’aveu de l’ardeur qui m’enflamme,
L’Amour a vaincu la fierté ;
90 Cet aveu, qui m’a tant coûté,
D’un nouveau trouble agite encor mon âme.
Amour, toi qui peux tout charmer,
Pourquoi faut-il, sous ton empire,
Qu’on ait tant de plaisir d’aimer,
95 Et qu’on souffre tant à le dire ?
Je cherche en vain de toutes parts,
Léandre ne vient point s’offrir à mes regards.
Depuis qu’il connaît ma faiblesse,
Je ne vois plus le même empressement.
100 Hélas ! Ce qui devrait animer un amant,
Fait bien souvent expirer sa tendresse.
Amour, toi qui peux tout charmer,
Pourquoi faut-il, sous ton empire,
Qu’on ait tant de plaisir d’aimer,
105 Et qu’on risque tant à le dire ?
Isabelle paraît ; un soudain mouvement
Augmente ma crainte fatale.
Ciel ! N’est-ce point une rivale ?
Ah ! Qu’un coeur amoureux est jaloux aisément !

SCÈNE II. Isabelle, Léonore. §

ISABELLE.

110 Dans ces beaux lieux, où tout enchante,
Je viens donner quelques moments
Aux jeux, aux spectacles charmants
Qu’ici la saison nous présente.

LÉONORE.

Dans ces spectacles, dans les jeux,
115 Ce n’est point cet éclat pompeux
Qui toujours nous attire ;
Sous ce prétexte, dans ces lieux
L’Amour prend soin de nous conduire,
Pour y voir quelque objet qui nous plaît encor mieux.

ISABELLE.

120 Je ne veux point faire un mystère
De l’amour qui peut m’engager :
J’aime un jeune étranger,
Et je cherche en ces lieux l’objet qui m’a su plaire.

LÉONORE.

À vous faire un pareil aveu
125 Cette confidence m’engage ;
Et pour un étranger j’ai senti naître un feu
Que son coeur avec moi partage.
De ses tendres regards je me sens enchanter.

ISABELLE.

À ses discours flatteurs je n’ai pu résister.

LÉONORE.

130 Il m’aime d’une ardeur extrême ;
Il m’a juré de m’aimer constamment.

ISABELLE.

Le tendre amant que j’aime
M’a fait cent fois même serment.

LÉONORE.

Apprenez-moi le nom de cet amant fidèle.

ISABELLE.

135 Nommez-moi cet objet de votre amour nouvelle.

ENSEMBLE.

C’est Léandre. Qu’entends-je ? Ô dieux !

LÉONORE.

Le perfide !

ISABELLE.

L’ingrat !

LÉONORE.

Il faut briser nos noeuds ;
Que mon dépit fasse éclater le vôtre ;
Il nous abuse l’une ou l’autre.

ISABELLE.

140 Peut-être que l’ingrat nous trompe toutes deux.

LÉONORE.

Il vient ; pénétrons dans son âme
Le secret de sa flamme.

SCÈNE I.I. Léandre, Isabelle, Léonore. §

ISABELLLE, à Léandre.

Puis-je croire que votre coeur
Pour une autre que moi soupire ?

LÉONORE, à Léandre.

145 Ingrat, ne m’as-tu pas mille fois osé dire
Que tu brûlais pour moi d’une sincère ardeur ?

LÉANDRE.

Quand je vous vois ensemble,
L’Amour, qui dans vos yeux tous ses charmes rassemble,
Est également triomphant ;
150 Entre deux beaux objets, qui tons deux savent plaire,
Le choix est difficile à faire,
Et l’un de l’autre me défend.

LÉONORE, à Léandre.

Explique-toi sans artifice.

ISABELLE, à Léandre.

Il est temps enfin de parler.

LÉONORE, à Léandre.

155 Il ne faut plus dissimuler.

LÉANDRE.

Quelle contrainte ! Quel supplice !
De vos tendres regards j’ai senti les attraits ;
Je vous aimai, charmante Eléonore ;
Mais des yeux plus puissants encore
160 Ont soumis mon coeur à leurs traits ;
C’est Isabelle que j’adore,
Pour ne changer jamais.

LÉONORE.

Ciel ! Que viens-je d’entendre ? Et que ma peine est rude
Oses-tu déclarer ton infidélité ?

ISABELLE.

165 En amour bien souvent un peu d’incertitude
Flatte plus que la vérité.

LÉONORE.

Jouis de ta victoire, orgueilleuse rivale ;
Insulte encore à mon malheur :
Et toi, perfide amant, crois-tu voir dans mon coeur
170 Dissiper en regrets ma tendresse fatale ?
Non, ingrat ! Je prétends que mon courroux égale
Et surpasse encor mon ardeur ;
Je veux qu’à ma vengeance offert en sacrifice,
L’un ou l’autre périsse ;
175 J’en atteste le ciel, en ce funeste jour
La haine vengera l’amour.
Elle sort.

SCÈNE IV. Léandre, Isabelle. §

LÉANDRE.

Que ces vains projets de vengeance
Ne servent qu’à serrer nos noeuds.
De divers étrangers une troupe s’avance ;
180 Écoutons leurs concerts, prenons part à leurs jeux.

SCÈNE V. Une troupe de Bohémiennes, d’Arméniens et d’Esclavons, avec des guitares, vient dans la place Saint-Marc prendre part aux plaisirs du Carnaval. §

UNE BOHÉMIENNE.

Amor, amor, tel giuiro a fè,
Tuo crudo strale non fa più per me.

LE CHOEUR, répète ces deux vers, et les reprend à chaque couplet.

Amor, amor, tel giuiro a fè,
Tuo crudo strale non fa più per me.

UN ESCLAVON.

185 Lungi da me, vaga Beltà ;
Non mi giova la crudeltà.
Chi vuol sospirar,
Può s’innamorar :
Amor, non la voglio con te ;
190 Lascia, mio core in libertà.

LE CHOEUR.

Amor, amor, tel giuiro a fè,
Tuo crudo strale non fa più per me.

UN ESCLAVON.

Grata mercè di costante fè
Indarno vien a consolar me :
195 Col foco non voglio più scherzar ;
Amor per me gioco non è ;
Voglio ridere, non avvampar.

LE CHOEUR.

Amor, amor, tel giuiro a fè,
Tuo crudo strale non fa più per me.
La troupe continue les jeux, et danse la Villanelle.

UNE MUSICIENNE de la troupe.

200 Formons, s’il est possible,
Les plus doux concerts ;
Ce séjour est paisible
Dans le sein des mers.

LE CHOEUR, répète les quatre vers précédents à chaque couplet.

Formons, s’il est possible,
205 Les plus doux concerts ;
Ce séjour est paisible
Dans le sein des mers.

LA MUSICIENNE.

Neptune, plus tranquille,
Pour flatter nos voeux,
210 Sert, dans ce doux asile,
De théâtre aux jeux.

LE CHOEUR.

Formons, s’il est possible,
Les plus doux concerts ;
Ce séjour est paisible
215 Dans le sein des mers.

LA MUSICIENNE.

Nous ressentons dans l’onde
Le flambeau d’Amour ;
Il est plus cher au monde
Que celui du jour.

LE CHOEUR.

220 Formons, s’il est possible,
Les plus doux concerts ;
Ce séjour est paisible
Dans le sein des mers.
On recommence la danse.

UNE BOHÉMIENNE.

Tout plaît, tout rit dans ce beau séjour ;
225 Vénus y tient sa brillante cour.

LE CHOEUR répète ces deux vers à chaque couplet.

Tout plaît, tout rit dans ce beau séjour ;
Vénus y tient sa brillante cour.

UN ARMÉNIEN.

Dans ces beaux lieux remplis d’attraits,
L’Amour, n’a que d’aimables traits ;
230 Tout vient, jeunes coeurs, flatter vos désirs ;
Si l’hiver chasse les zéphyrs,
Il vous ramène les doux plaisirs.

LE CHOEUR répète.

Tout plaît, tout rit dans ce beau séjour ;
Vénus y tient sa brillante cour.

L’ARMÉNIEN.

235 Malgré la glace et les noirs frimas,
Nous ressentons des feux pleins d’appas,
Et les jeux suivent partout nos pas.
Quel printemps fait de plus beaux jours ?
Au lieu de fleurs il naît des Amours. .

LE CHOEUR répète.

240 Tout plaît, tout rit dans ce beau séjour ;
Vénus y tient sa brillante cour.

SCÈNE VI. Léandre, Isabelle. §

LÉANDRE.

Vous brillez à mes yeux d’une grâce nouvelle,
Et je brûle pour vous d’une nouvelle ardeur :
La mère des Amours ne fut jamais si belle ;
245 Tout le feu de vos yeux a passé dans mon coeur.

ISABELLE.

Je crains une rivale, et mon ardeur fidèle
Me fait sentir de mortelles terreurs.

LÉANDRE.

Ne craignez rien de ses fureurs.

ISABELLE.

Je crains plus de votre inconstance.

LÉANDRE.

250 Ahi ! Que cette crainte m’offense !

ISABELLE.

Pourquoi vous offenser de la juste frayeur
Dont je sens les atteintes ?
Les troubles et les craintes
Sont les premiers effets d’une naissante ardeur.

LÉANDRE.

255 De ce tendre discours que mon âme est ravie !

ISABELLE.

D’un jaloux odieux je crains la barbarie :
Si notre amour éclatait à ses yeux,
Rien ne pourrait calmer ses transports furieux.

LÉANDRE.

L’Amour, armé de la constance,
260 Me craint ni rivaux, ni jaloux ;
Si nos coeurs sont d’intelligence,
Rien n’est à redouter pour nous.
D’un jaloux importun tromper la vigilance,
C’est goûter par avance
265 Ce que l’amour a de plus doux.

ISABELLE.

Brûlerez-vous pour moi d’une flamme sincère ?

LÉANDRE.

Pouvez-vous vous connaître, et me le demander ?

ISABELLE.

La conquête d’un coeur est plus aisée à faire
Qu’elle n’est facile à garder.

LÉANDRE.

270 Bannissez ces alarmes,
Rendez le calme à votre coeur ;
Vos beaux yeux et vos charmes
Vous répondront de mon ardeur.

ENSEMBLE.

Goûtons, sans nous contraindre,
275 Les plaisirs les plus doux.
Ah ! Que pouvons-nous craindre,
Si l’Amour est pour nous ?

ACTE II §

Le théâtre représente la salle des Réduits de Venise, qui est un lieu destiné pour le jeu pendant le Carnaval.

SCÈNE I. §

RODOLPHE, seul.

Vous qui ne souffrez point les peines
Qui déchirent les coeurs jaloux,
280 Quel que soit le poids de vos chaînes,
Amants, que votre sort est doux !
Deux tyrans dans mon coeur exercent leur furie ;
L’amour, le tendre amour
Y fait naître la jalousie ;
285 Et mes jaloux transports, par un cruel retour,
Y font mourir l’amour qui leur donna la vie.
Vous qui ne souffrez point les peines
Qui déchirent les coeurs jaloux,
Quel que soit le poids de vos chaînes,
290 Amants, que votre sort est doux !

SCÈNE II. Léonore, Rodolphe. §

LÉONORE.

Malgré toute l’ardeur qui règne dans votre âme,
On vous séduit, on trahit votre flamme.

RODOLPHE.

Ah ! Je m’en doutais bien ; et mes soupçons jaloux
M’en avaient instruit avant vous.

LÉONORE.

295 Un autre amant, sans résistance,
Remporte le prix le plus doux
Que méritait votre constance.

RODOLPHE.

Nommez-moi seulement le rival qui m’offense,
Et laissez agir mon courroux.

LÉONORE.

300 L’affront est égal entre nous,
Je veux partager la vengeance.
Un ingrat me jurait de vivre sous mes lois,
Je me flattais de ce bonheur extrême ;
On se laisse aisément tromper par ce qu’on aime,
305 Lorsque l’on est trompé pour la première fois.
À ce perfide amant Isabelle a su plaire,
Et Léandre à ses yeux...

RODOLPHE.

Ô ciel ! Que dites-vous ?

ENSEMBLE.

Que l’amour dans nos coeurs se transforme en colère ;
Vengeons-nous, hâtons nos coups ;
310 La vengeance qu’on diffère
Perd ce qu’elle a de plus doux.

LÉONORE, à part.

Et toi, sors de mon coeur, indigne et faible reste
D’une impuissante ardeur ;
Ne me parle plus en faveur
315 D’un perfide que je déteste.

RODOLPHE, à part.

J’étoufferai la voix d’une pitié funeste
Qui crie en vain dans le fond de mon coeur.

ENSEMBLE.

Que l’amour dans nos coeurs se transforme en colère :
Vengeons-nous, hâtons nos coups ;
320 La vengeance qu’on diffère
Perd ce qu’elle a de plus doux.

RODOLPHE.

Rien ne peut s’opposer à mon impatience ;
Allons, courons à la vengeance.

SCÈNE III. LA FORTUNE paraît, suivie d’une troupe de Joueurs de toutes nations. §

CHOEUR de suivants de la Fortune.

Suivons tous, d’une ardeur fidèle :
325 C’est la Fortune ici qui nous appelle ;
Son pouvoir peut combler nos voeux.
Tous les biens volent autour d’elle ;
C’est elle qui nous rend heureux.

LA FORTUNE.

Je suis fille du Sort, inconstante et légère,
330 Tout fléchit sous nia loi.
De tous les dieux que le monde révère,
Quel autre a plus d’encens que moi ?
Je traîne à mon char la victoire ;
Je brise, quand je veux, des trônes éclatants ;
335 Et je puis, à tous les instants,
Par quelque événement éterniser ma gloire.
Venez implorer mon secours,
Amants qu’un triste sort accable ;
Je fais naître à mon gré le moment favorable
340 Que, sans moi, l’on attend toujours.
Entrée de suivants de la Fortune.

UN MASQUE.

De tes rigueurs,
Ni de tes faveurs,
Fortune inconstante,
Je ne crains rien, rien ne me tente ;
345 Tout ton pouvoir
Ne fait ni ma crainte ni mon espoir.’
Le bien qui peut enchanter mon âme,
Est de brûler d’une constante flamme,
Et d’allumer de semblables feux.
350 Deux yeux
Touchants,
Charmants,
Élèvent mon sort aux cieux ;
Sans cesse je les implore,
355 Je les adore ;
Ce sont mes rois, ma fortune, et mes dieux.

SCÈNE IV. §

Le théâtre change, et représente une vue de plusieurs palais ou balcons. Le reste de l’acte se passe pendant la nuit.

RODOLPHE, seul.

De ses voiles épais la nuit couvre les cieux.
Je sais que mon rival, dans l’ardeur qui le presse,
Doit ici, par ses chants, exprimer sa tendresse ;
360 Pour l’observer, cachons-nous en ces lieux.
Il se retire dans un coin du théâtre.

SCÈNE V. Léandre conduit une troupe de Musiciens, pour donner une sérénade à Isabelle. §

LÉANDRE.

Doux charme des ennuis et des peines pressantes,
Favorable divinité,
Sommeil, qui, dans ta fausseté
De tes illusions charmantes,
365 Nous fais goûter la vérité
De cent douceurs des plus touchantes,
Viens verser sur cette beauté
De tes pavots les vapeurs les plus lentes ;
Et fais que son coeur enchanté
370 Jouisse du repos que ses yeux m’ont ôté.
Les Musiciens se joignent à Léandre, et chantent le trio italien qui suit.

TRIO ITALIEN.

Luci belle, dormite ;
Deh ! Per pietà, un momento cessate,
Con i dardi
De’ vostri sguardi,
375 Di rinnovar al cor le mie ferite.

LÉANDRE, apercevant quelqu’un au balcon d’Isabelle.

L’Amour me favorise, et je vois dans ces lieux
Une clarté nouvelle ;
N’en doutez point, mes yeux,
C’est l’Aurore, ou c’est Isabelle.

SCÈNE VI. §

ISABELLE, sur le balcon.

380 Mi dice la speranza
Ch’ il tormento
In contento
Si cangerà.
Tra le spine nascosa
385 Si trova la rosa ;
Frà le pene Amor trionfera.
TRADUCTION DU TRIO ITALIEN.
Dormez, beaux yeux, dormez sans craintes ;
Et cessez un moment, avec vos traits vainqueurs,
De renouveler les atteintes
390 Dont vous percez les coeurs.
TRADUCTION DE L’AIR ITALIEN.
L’espérance me dit que nos peines mortelles
Se changeront en des plaisirs charmants.
Parmi les épines cruelles
On voit les roses les plus belles ;
395 L’Amour doit triompher au milieu des tourments.

LÉANDRE.

Quelle félicité peut égaler la mienne !
Il faut quitter ce lieu charmant ;
Un jaloux s’endort avec peine,
Mais il se réveille aisément.

SCÈNE VII. §

RODOLPHE, sortant du lieu où il était caché.

400 Je me suis fait trop longtemps violence,
Je ne puis plus cacher mes transports furieux.
Où donc est cet audacieux ?
Mais il fuit en vain ma présence ;
Avant que le soleil paraisse dans ces lieux,
405 Les ministres de ma vengeance
Éteindront dans son sang des feux injurieux.

SCÈNE VIII. Isabelle, Rodolphe. §

ISABELLE, croyant parler à Léandre.

Je cède à mon impatience ;
Et tandis que la nuit triomphe encor du jour,
Cher Léandre, je viens, conduite par l’amour,
410 Vous dire de mes feux toute la violence.
Quel plaisir de tromper et les soins et les yeux
D’un jaloux importun qui m’obsède en tous lieux !
Que je le hais ! Que son amour me gêne !
Rien n’est comparable à la haine
415 Que je ressens pour ce jaloux,
Que l’amour violent dont je brûle pour vous.

RODOLPHE.

Ingrate !

ISABELLE.

Ah, ciel !

RODOLPHE.

Ma voix t’étonne.
Je sais les trahisons où ton coeur s’abandonne.

ISABELLE.

Si le sort trahit votre espoir,
420 C’est à vous qu’il faut vous en prendre ;
Pourquoi cherchez-vous à savoir
Ce qu’on ne veut pas vous apprendre ?

RODOLPHE.

Ô dieux !

ISABELLE.

Me m’aimez plus, rompez, rompez des noeuds
Qui ne sauraient vous rendre heureux.

RODOLPHE.

425 Puis-je briser la chaîne qui m’accable ?
Mon coeur par vos attraits s’est trop laissé charmer ;
Si vous ne voulez pas m’aimer,
Souffrez du moins que je vous trouve aimable.
Je veux vous adorer malgré moi, malgré vous ;
430 J’espère que le temps rendra mon sort plus doux.

ISABELLE.

Dans mes yeux vous avez pu lire
Le sort que vous gardait mon coeur :
Jamais d’aucun regard flatteur
Ai-je entrepris de vous séduire ?
435 Ah ! Quand on ressent quelque ardeur,
Les yeux sont-ils si longtemps à le dire ?

RODOLPHE.

Pour rendre le calme à mes sens,
Et pour payer I’amour dont mon âme est atteinte,
Dites que vous m’aimez, trompez-moi, j’y consens ;
440 Cette fausse pitié, cette cruelle feinte,
Peut-être calmeront les douleurs que je sens.

ISABELLE.

C’est une peine, quand on aime,
D’avouer un penchant qu’on trouve plein d’appas ;
Ce serait un supplice extrême
445 De déclarer des feux que l’on ne ressent pas.

RODOLPHE.

Mon tendre amour, de votre haine
Ne sera-t-il jamais victorieux 3
Vous gardez le silence ; insensible ! Inhumaine !

ISABELLE.

L’aurore va paraître, il faut quitter ces lieux.

SCÈNE IX. Rodolphe, seul. §

RODOLPHE, seul.

450 Pour trouver un amant qu’en vain ton coeur adore,
La nuit n’a point d’horreur pour toi ;
Et tu crains avec moi
Le retour de l’aurore !
Va, cours chercher ce rival odieux
455 Qui de ton coeur s’est rendu maître ;
Tes mépris trop injurieux
Étouffent tout l’amour que j’ai pris dans tes yeux :
Mais mon juste dépit te fera bien connaître
Que, si je sais aimer, je hais encore mieux.

ACTE III §

Le théâtre représente une place de Venise, environnée de palais magnifiques, où se rendent quantités de canaux couverts de gondoles.

SCÈNE I. §

LÉONORE, seule.

460 Transports de vengeance et de haine,
Succédez à l’amour qui régnait dans mon coeur ;
Mon ingrat va périr, et sa mort est certaine ;
Peut-être en ce moment une main inhumaine...
Je tremble. Je frémis d’horreur.
465 Barbares... Arrêtez... Votre fureur est vaine ;
L’ingrat que vous percez cause encor ma langueur.
Transports de vengeance et de haine,
Ne chassez point l’amour qui flatte encor mon coeur.
Mais il vit pour une autre ! Une pitié soudaine
470 Doit-elle s’opposer à mon dépit vengeur ?
Ministres qui servez le courroux qui m’entraîne,
Frappez... et qu’en mourant, cet infidèle apprenne
Que je l’immole à ma fureur.
Transports de vengeance et de haine,
475 Succédez à l’amour qui régnait dans mon coeur.

SCÈNE II. Rodolphe, Léonore. §

RODOLPHE.

À la fin vous êtes vengée :
J’ai servi le juste transport
De notre tendresse outragée :
Votre ingrat ne vit plus, et mon rival est mort.

LÉONORE.

480 Il est mort, justes dieux ! Ma bouche impitoyable
A prononcé l’arrêt de son trépas.
Qu’ai-je fait, malheureuse ? Hélas !

RODOLPHE.

Il ne vit plus ; et le ciel redoutable,
S’il respirait encor, ne le sauverait pas.

LÉONORE.

485 Tu l’as souffert, ô ciel ! Et ta main équitable
Ne punit point ces attentats !
Que fais-tu ? Qui retient ton bras ?
Lance ta foudre épouvantable ;
Sur ce traître ou sur moi fais voler ses éclats,
490 Tu ne saurais manquer de frapper un coupable.
Deux vers ensemble.

LÉONORE.

C’est toi qui lui perces le coeur.

RODOLPHE.

C’est vous qui lui percez le coeur.

LÉONORE.

Cruel, dis-moi quel est son crime.

RODOLPHE.

Vous demandiez une victime.
Quatre vers ensemble.

LÉONORE.

495 Devais-tu croire mon ardeur ?

RODOLPHE.

Deviez-vous armer ma fureur ?

LÉONORE.

C’est toi qui lui perces le coeur.

RODOLPHE.

C’est vous qui lui percez le coeur.

RODOLPHE.

Calmez les déplaisirs dont votre âme est saisie.
500 Pour oublier leur perfidie,
Aimons-nous, unissons nos coeurs ;
Et qu’un amour formé de nos communs malheurs
Soit le fruit de la jalousie.

LÉONORE.

Que je m’unisse à toi,
505 Monstre sorti de I’infernal empire !
Va... Fuis... Je frémis d’effroi,
Que le jour que je vois,
Que l’air que je respire
Me soient communs avec toi.

SCÈNE III. §

RODOLPHE, seul.

510 Laissons de ses regrets calmer la violence.
On entend un bruit de réjouissances.
Mais le parti victorieux
Du combat que le peuple a donné dans ces lieux
Vient montrer sa réjouissance.
Allons faire savoir à l’objet qui m’offense
515 Un trépas dont son coeur sera saisi d’effroi ;
Je perds le prix de ma vengeance,
Si l’ingrate l’apprend d’un autre que de moi.

SCÈNE IV. Divertissement de Castellans et de Barquerolles, avec le fifre et le tambourin. §

Les Castellans et les Nicolotes sont deux partis opposés dans Venise, qui donnent pendant le carnaval, pour divertir le peuple, ou combat à coups de poing pour se rendre maîtres d’un pont. Le parti victorieux se promène dans tonte la ville, avec des cris de joie et des acclamations publiques.

UN CHEF DE CASTELLANS.

Nous triomphons sur les eaux, sur la terre ;
Nous mêlons dans nos jeux l’image de la guerre :
520 Mêlons aussi dans ce beau jour
Qui nous comble de gloire,
Des chansons d’amour
Aux chants de victoire,
Des chansons d’amour
525 Au son du tambour.

LE CHOEUR.

Nous triomphons sur les eaux, sur la terre ;
Nous mêlons dans nos jeux l’image de la guerre :
Mêlons aussi dans ce beau jour
Qui nous comble de gloire,
530 Des chansons d’amour
Aux chants de victoire,
Des chansons d’amour
Au son du tambour.
Des Castellans et des Castellanes témoignent, par leur danse, la joie qu’ils ont de leur victoire.

UNE CASTELLANE.

Entre la crainte et l’espérance,
535 Sur le sein de Neptune, on est à tous moments ;
L’empire de l’Amour n’a pas plus de constance,
Et l’on y voit flotter sans cesse les amants
Entre la crainte et l’espérance.
Le parti victorieux recommence la danse.

UN BARQUEROLLE.

Embarquez-vous,
540 Amants, sans faire résistance ;
Embarquez-vous,
L’empire de l’Amour est doux.
C’est une mer toujours sujette à l’inconstance,
Que quelque orage à tout moment vient agiter ;
545 Malgré ces maux, le calme de l’indifférence
Est encor plus cent fois à redouter.
Entrée de gondoliers et de gondolières.

LE CHOEUR.

Tout rit à nos désirs,
Ne songeons qu’aux plaisirs ;
Que le vent gronde,
550 Que la mer soulève les flots,
Que le ciel en feu leur réponde,
Nous goûtons ici le repos.

SCÈNE V. §

ISABELLE, seule.

Mes yeux, fermez-vous à jamais,
Ou ne vous ouvrez plus que pour verser des larmes.
555 Le jour est pour moi désormais
Un sujet de peine et d’alarmes.
Mes yeux, fermez-vous à jamais,
Ou ne vous ouvrez plus que pour verser des larmes.
Je suis coupable de vos charmes,
560 J’ai trop fait briller vos attraits ;
Et je veux, par les mêmes armes,
Me punir des maux que j’ai faits.
Mes yeux, fermez-vous à jamais,
Ou ne vous ouvrez plus que pour verser des larmes.
565 Mais que servent, hélas ! Ces regrets superflus ?
Cher Léandre, tu ne vis plus.
Quand tu descends pour moi dans la nuit éternelle,
Doit-il m’être permis de voir encor le jour ?
Non, non : pour me rejoindre à cet amant fidèle,
570 La plus affreuse mort me paraîtra trop belle,
Et ce fer doit ouvrir un chemin à I’amour.
Elle tire son stylet pour s’en frapper.

SCÈNE VI. Léandre, Isabelle. §

LÉANDRE, lui arrêtant le bras.

Ciel ! Que voulez-vous entreprendre ?

ISABELLE.

Dois-je en croire mes yeux ? Est-ce vous, cher Léandre ?

LÉANDRE.

Quelle aveugle fureur vous arrache le jour ?

ISABELLE.

575 Le bruit de votre mort causait seul mes alarmes ;
Mon sang versé, mieux que mes larmes,
Vous allait prouver mon amour.

LÉANDRE.

Quoi ! Vous mouriez pour moi ! Dieux ! Quelle barbarie
De votre sort hâtait le cours ?
580 Hélas ! Toute ma vie
Ne vaut pas un seul de vos jours.
Un jaloux, que la rage anime,
Vient de faire éclater son barbare courroux ;
Il a porté les mains sur une autre victime,
585 Et la nuit et l’Amour m’ont sauvé de ses coups.

ISABELLE.

Je revois enfin ce que j’aime ;
L’excès de mon bonheur se peut-il concevoir ?
Je crains que le plaisir extrême
Que je sens à vous voir
590 Ne fasse sur mes jours l’effet du désespoir.

LÉANDRE.

Vivons pour nous aimer, vivons, malgré l’envie ;
Nous triomphons des jaloux et du sort.
Que notre crainte soit suivie
Du plus tendre transport.
595 Aimez-moi, tout vous y convie :
Si vous vouliez donner votre sang à ma mort,
Hélas ! Que pourriez-vous refuser à ma vie ?

ENSEMBLE.

Suivons nos doux emportements,
Aimons-nous d’une ardeur nouvelle ;
600 Quand l’Amour au jour nous rappelle,
Nous lui devons tous nos moments.

LÉANDRE.

Fuyons un lieu funeste à de tendres amants.

ISABELLE.

Je fais mon bonheur de vous suivre.
Je vous allais chercher dans le sein du trépas ;
605 Lorsque pour moi l’amour vous fait revivre,
Qui pourrait m’empêcher de voler sur vos pas ?

LÉANDRE.

On doit donner au peuple, en ce jour favorable,
Un spectacle où d’Orphée on retrace la fable ;
Un bal pompeux doit suivre ces plaisirs ;
610 Le tumulte et la nuit serviront nos désirs.
Je vais en ce lieu vous attendre :
Un vaisseau par mes soins dans le port va se rendre,
Pour nous porter en des climats plus doux,
Où nous pourrons braver la fureur des jaloux,
615 Et goûter les douceurs de l’hymen le plus tendre.
Pendant que les violons jouent l’entracte, on voit descendre un théâtre fermé d’une toile, qui occupe toute l’étendue du premier. Ce qui reste d’espace jusqu’à l’orchestre, contient plusieurs rangs de loges pleines de différentes personnes placées pour voir un opéra.

ORPHÉE AUX ENFERS, OPÉRA. §

SCÈNE I. Pluton, au milieu d’une troupe de divinités infernales. §

PLUTON.

Dieux des enfers, aux armes !

LE CHOEUR.

Aux armes ! Aux armes !

PLUTON.

Un mortel insolent, malgré la loi du sort,
Dans les royaumes de la Mort
620 Descend encor vivant, et cause mes alarmes.
Aux armes ! Aux armes ! ’
Le Tartare frémit,
L’Érèbe gémit,
Cerbère mugit.
625 Dieux des enfers, aux armes !

LE CHOEUR.

Aux armes ! Aux armes !
On entend une symphonie très douce.

PLUTON.

Mais quels chants remplis de douceur !
Quelle douce harmonie
630 Chasse la barbarie
D’un coeur comme le mien, ouvert à la fureur !

SCÈNE II. Orphée, Pluton. §

ORPHÉE.

Puissant maître des Ombres,
À ton trône enflammé l’Amour conduit mes pas :
La charmante Eurydice, hélas !
635 A passé les rivages sombres ;
Rends-moi cet objet plein d’appas,
Ou, par pitié, donne-moi le trépas.

PLUTON.

Plus loin que ton espoir tu portes ta demande ;
Mais Pluton y consent, si l’Amour le commande.
640 Pars ; sors du ténébreux séjour :
Mais je prétends qu’une loi s’accomplisse ;
Ne regarde point Eurydice,
Que tu ne sois rendu dans l’empire du jour.

SCÈNE III. §

ORPHÉE.

Mon coeur, chantez votre victoire,
645 L’Amour est couronné de gloire.
Les ris et les chants
À la douleur succèdent,
Les enfers cèdent
Aux charmes de deux yeux touchants.
Entrée de Divinités infernales et d’Esprits follets.

SCÈNE I.. §

OMBRE HEUREUSE.

650 Soutienne qui pourra les traits et les éclairs
Q’on voit partir d’un beau visage ;
La beauté dans les cieux trouve un aisé passage,
Et se fait même ouvrir les portes des enfers.
On recommence la danse.

SCÈNE V. §

EURYDICE, seule.

Pour plaire à l’objet qui m’enflamme,
655 Amours, volez tous dans mon âme ;
Fuyez, peines, soupirs, ne revenez jamais
De mon coeur amoureux interrompre la paix.
On recommence.

SCÈNE VI. Orphée, Eurydice. §

Orphée passe sans regarder Eurydice.

EURYDICE.

Jette, Orphée, un regard sur celle qui t’adore.

ORPHÉE, regardant Eurydice.

Chère Eurydice, enfin, je vous revois encore !

SCÈNE VII. Pluton, Orphée, Eurydice. §

PLUTON.

660 Va, fuis loin de mes yeux,
Mortel trop téméraire,
Puisque des dieux
Tu violes l’arrêt sévère ;
Qu’Eurydice reste en ces lieux.

ORPHÉE.

665 Ô dieux !

PLUTON.

Qu’une troupe rapide
De démons empressés
Dans l’empire des airs reporte ce perfide.
Pluton commande, obéissez.

ORPHÉE.

670 Quelle rigueur impitoyable !

EURYDICE.

Un crime de l’amour n’est-il point pardonnable ?
Des Démons enlèvent Orphée.

SCÈNE VIII. §

PLUTON

Esprits infernaux, en ce jour,
Pour chasser le chagrin qui la presse,
Riez, chantez, dansez, montrez votre allégresse ;
675 Qu’on ne parle plus de tristesse
Où brille le flambeau d’Amour.

LE CHOEUR.

Rions, chantons, dansons, montrons notre allégresse :
Qu’on ne parle plus de tristesse
Où brille le flambeau d’Amour.

SCÈNE IX. §

LÉANDRE.

680 Il est temps de partir, l’occasion est belle ;
Tout conspire pour nous, et la mer, et les vents ;
Profitons bien de ces heureux moments,
Allons où l’Amour nous appelle.

LE BAL, DERNIER DIVERTISSEMENT. §

Le théâtre représente une salle magnifique, préparée pour donner le bal.

LE CARNAVAL paraît, conduisant avec lui une troupe de masques de différentes nations.

L’hiver a beau s’armer d’aquilons furieux,
685 Et fixer des torrents la course vagabonde ;
En vain ses noirs frimas, pour attrister le monde,
Dérobent le flambeau qui brille dans les cieux ;
Sitôt que je parais, je bannis la tristesse ;
J’ouvre la porte aux jeux, aux festins, à l’amour :
690 À mon départ le plaisir cesse ;
Et, pour mieux s’y livrer, on attend mon retour.
Vous qui m’accompagnez, montrez votre allégresse ;
Par vos jeux, par vos chants, célébrez ce beau jour.
Les masques commencent un bal sérieux.

LE CARNAVAL.

Je veux joindre à ces jeux une nouvelle danse ;
695 Venez, aimables enjouements ;
Redoublez en ces lieux notre réjouissance
Par de nouveaux déguisements.
En ce temps de plaisir le plus sage s’oublie,
Et permet un peu de folie.
On tire un rideau, et l’on voit arriver du fond du théâtre un char magnifique traîné par des Masques comiques, et rempli de figures de même caractère, qui se mêlent en dansant avec les Masques sérieux.

LE CARNAVAL.

700 Chantez, dansez, profitez des beaux jours ;
L’heureux temps des plaisirs ne dure pas toujours.

LE CHOEUR.

Chantons, dansons, profitons des beaux jours ;
L’heureux temps des plaisirs ne dure pas toujours.

LE CARNAVAL.

La raison vainement voudrait vous interdire
705 Des passe-temps si doux ;
Les moments que l’on passe à rire
Sont les mieux employés de tous.

LE CHOEUR.

Les moments que l’on passe à rire
Sont les mieux employés de tous.