1752
par Mr ROUSSEAU
Préface §
J’ai écrit cette comédie à l’âge de dix-huit ans, et je me suis gardé de la montrer, aussi longtemps que j’ai tenu quelque compte de la réputation d’Auteur. Je me suis enfin senti 1e courage de la publier, mais je n’aurai jamais celui d’en rien dire. Ce n’est donc pas de ma pièce, mais de moi-même qu’il s’agit ici.
Il faut, malgré ma répugnance, que je parle de moi ; il faut que je convienne des torts que l’on m’attribue, ou que je m’en justifie. Les armes ne seront pas égales, je le sens bien ; car on l’attaquera avec des plaisanteries, et je ne me défendrai qu’avec des raisons : mais pourvu que je convainque mes adversaires, je me soucie très peu de les persuader ; en travaillant à mériter ma propre estime, j’ai appris à me passer de celle des autres, qui, pour la plupart, se passent biens de la mienne. Mais s’il m’importe guère qu’on pense bien ou mal de moi, il m’importe que personne n’ait droit d’en mal penser, et il importe à la vérité que j’ai soutenue, que son défenseur ne soit point accuse justement de ne lui avoir prête son secours que par caprice ou par vanité. Sans l’aimer et sans la connaître.
Le parti que j’ai pris dans la question que j’examinais il y a quelques années, n’a pas manqué de me susciter une multitude d’adversaires. On m’assure que plusieurs trouvent mauvais que j’appelle mes adversaires, et cela me paraît assez croyable dans un siècle où l’on n’ose plus rien appeler par son nom. J’apprends aussi que chacun de mes adversaires se plaint, quand réponds à d’autres objections que les siennes, que je perds temps à me battre contre des chimères ; ce qui me prouve une chose dont je me doutais déjà bien, savoir qu’ils ne perdent point le leur à s’écouter les uns les autres. Quant à moi, c’est une peine que j’ai cru devoir prendre, et j’ai lu les nombreux écrits qu’ils ont publiés contre moi, depuis la première réponse dont je fus honoré, jusqu’aux quatre sermons Allemands dont l’un commence à peu près de cette manière : Mes frères, si Socrate revenait parmi nous, et qu’il ait l’état florissant ou les sciences sont en Europe ; que dis-je, en Europe ? en Allemagne ; que dis-je, en Allemagne ? en Saxe : que dis-je, en Saxe ? à Leipzig, que dis-je, à Leipzig ? dans cette Université. Alors saisi d’étonnement, et pénétré de respect, Socrate s’assoirait modestement parmi nos écoliers ; et recevant nos leçons avec humilité, il perdrait bientôt avec nous ignorance dont il se plaignait si justement. J’ai lu tout cela et n’y ai fait que peu de réponses ; peut-être en ai-je encore trop fait, mais je suis fort aise que ces Messieurs les aient trouvées assez agréables pour être jaloux de la préférence. Pour les gens qui sont choqués du mot d’adversaires, je consens de bon coeur à le leur abandonner, pourvu qu’ils veuillent bien m’en indiquer un autre par lequel je puisse designer, non seulement tous ceux qui ont combattu mon sentiment, soit par écrit, soit plus prudemment et plus à leur aise dans les cercles de femmes et de beaux esprits, ou ils étaient bien surs que je n’irais pas me défendre, mais encore ceux qui feignant aujourd’hui de croire que je n’ai point d’adversaires, trouvaient d’abord sans réplique les réponses de mes adversaires, puis quand j’ai réplique, m’ont blâmé de l’avoir fait, parce que, selon eux, un ne m’avait point attaqué. En attendant, ils permettront que je continue d’appeler mes adversaires mes adversaires ; car, malgré la politesse de mon siècle, je suis grossier comme les Macédoniens de Philippe, plus attentifs peut-être à l’intérêt des gens de lettres qu’à l’honneur de la littérature. Je l’avais prévu, et je m’étais bien douté que leur conduite en cette occasion prouverait en ma saveur plus que tous mes discours. En effet, ils n’ont déguise ni leur surprise ni leur chagrin de ce qu’une Académie s’était montrée intègre si mal à propos. Ils n’ont épargné contre elle ni les invectives indiscrètes, ni même les faussetés. On peut voir, dans le Mercure d’Août 1752, le désaveu de l’Académie de Dijon, au sujet de je ne sais quel écrit attribué faussement par l’Auteur à l’un des membres de cette Académie, pour tâcher d’affaiblir le poids de son jugement. Je n’ai pas non plus été oublié dans leurs déclamations. Plusieurs ont entrepris de me réfuter hautement : les sages ont pu voir avec quelle force, et le public avec quel succès ils l’ont fait. D’autres plus adroits, connaissant le danger de combattre directement des vérités démontrées, ont habilement détourné sur ma personne une attention qu’il ne fallait donner qu’a mes raisons, et l’examen des accusations qu’ils m’ont intentées à fait oublier les accusations plus graves que je leur intentais moi-même. C’est donc à ceux-ci qu’il faut répondre une fois.
Ils prétendent que je ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues, et qu’en démontrant une proposition, je ne laissais pas de croire le contraire. C’est-à-dire j’ai prouvé des choses si extravagantes, qu’on peut affirmer que je n’ai pu les soutenir que par jeu. Voilà un bel honneur qu’ils font en cela à la science qui sert de fondement à toutes les autres ; et l’on doit croire que l’art de raisonner sert de beaucoup à la découverte de la vérité, quand on le voit employer avec succès à démontrer des folies !
Ils prétendent que le ne pense pas un mot des vérités que j’ai soutenues ; c’est sans doute de leur part une manière nouvelle et commode de répondre à des arguments sans réponse, de réfuter les démonstrations même d’Euclide, et tout ce qu’il y a de démontré dans l’univers. Il me semble, à moi, que ceux qui m’accusent si témérairement de parler contre ma pensée, ne se sont pas eux-mêmes un grand scrupule de parler contre la leur : car ils n’ont assurément rien trouvé dans mes écrits ni dans ma conduite qui ait du leur inspirer cette idée, comme je le prouverai bientôt ; et il ne leur est pas permis d’ignorer que dès qu’un homme pane sérieusement, on doit penser qu’il croit ce qu’il dit, à moins que ses actions ou ses discours ne le démentent, encore cela même ne suffit-il pas toujours pour s’assurer qu’il n’en croit rien.
Ils peuvent donc crier autant qu’il leur plaira, qu’en me déclarant contre les sciences j’ai parlé contre mon sentiment ; à une assertion aussi téméraire, dénuée également de preuve et de vraisemblance, je ne fais qu’une réponse ; elle est courte et énergique, et je les prie de se la tenir pour faite.
Ils prétendent encore que ma conduite est en contradiction avec mes principes, et il ne faut pas douter qu’ils n’emploient cette seconde instance à établir la première ; car il y a beaucoup de gens qui savent trouver des preuves à ce qui n’est pas. Ils diront donc qu’en faisant de la musique et des vers, on a mauvaise grâce à déprimer les beaux-arts, et qu’il y a dans les belles-lettres que j’affecte de mépriser mille occupations plus louables que d’écrire des Comédies. Il faut répondre aussi à cette accusation.
Premièrement, quand même on l’admettrait dans toute sa rigueur, je dis qu’elle prouverait que je me conduis mal, mais non que je ne parle pas de bonne-foi. S’il était permis de tirer des actions des hommes la preuve de leurs sentiments, il faudrait dire que l’amour de la justice est banni de tous les coeurs et qu’il n’y a pas un seul chrétien sur la terre. Qu’on me montre des hommes qui agissent toujours conséquemment à leurs maximes, et je passe condamnation sur les miennes. Tel est le sort de l’humanité, la raison nous montre le but et les passions nous en écartent. Quand il serait, vrai que je n’agis pas selon mes principes, on n’aurait donc pas raison de m’accuser pour cela seul de parler contre mon sentiment, ni d’accuser mes principes de fausseté.
Mais si je voulais passer condamnation sur ce point, il me suffirait de comparer les temps pour concilier les choses. Je n’ai pas toujours eu le bonheur de penser comme je sais. Longtemps séduit par les préjuges de mon siècle, je prenais l’étude pour la seule occupation digne d’un sage, je ne regardais les sciences qu’avec respect, et les savants qu’avec admiration [ Toutes les fois que je songe à mon ancienne simplicité, je ne puis n’empêcher d’en rire. Je ne lisais pas un livre de morale ou de philosophie, que je ne crusse y voir l’âme et les principes de l’auteur. Je regardais tous ces graves écrivains comme des hommes modestes, sages, vertueux, irréprochables. Je me formais de leur commerce des idées angéliques, et je n’aurais approché de la maison de l’un d’eux que comme d’un sanctuaire. Enfin je les ai vus ; ce préjugé puérile, s’est dissipé, et c’est la seule erreur dont ils m’aient guéri.]. Je ne comprenais pas qu’on put s’égarer en démontrant toujours, ni mal faire en parlant toujours de sagesse. Ce n’est qu’après avoir vu les choses de près que j’ai appris à les estimer cc qu’elles valent ; et quoique dans mes recherches j’aie toujours trouvé, satis loquentiae, sapientiae parum, il m’a fallu bien des réflexions, bien des observations et bien du temps pour détruire en moi l’illusion de toute cette, vaine pompe scientifique. Il n’est pas étonnant que durant ces temps de préjuges et d’erreurs ou j’estimais tant la qualité d’Auteur j’aie quelquefois aspiré à l’obtenir moi-même. C’est alors que furent composes les Vers et la plupart des autres Écrits qui sont sortis de ma plume, et entr’autres cette petite comédie. Il y aurait peut-être de la dureté à me reprocher aujourd’hui ces amusements de ma jeunesse, et on aurait tort au moins de m’accuser d’avoir contredit en cela des principes qui n’étaient pas encore les miens. Il y a longtemps que je ne mets plus à toutes ces choses aucune espèce de prétention ; et hasarder de les donner au Public dans ces circonstances, après avoir eu la prudence de les garder si longtemps, c’est dire assez que je dédaigne également la louange et le blâme qui peuvent leur être dus ; car je ne pense plus comme l’Auteur dont ils sont l’ouvrage. Ce sont des enfants illégitimes que l’on caresse encore avec plaisir en rougissant d’en être le père, à qui l’on fait ses derniers adieux, et qu’on envoie chercher fortune, sans beaucoup s’embarrasser de ce qu’ils deviendront.
Mais c’est trop raisonner d’après des suppositions chimériques. Si l’on m’accuse sans raison de cultiver les Lettres que je méprise, je m’en défends sans nécessité ; car quand le fait serait vrai, il n’y aurait en cela aucune inconséquence : c’est ce qui me reste à prouver.
Je suivrai pour cela, selon ma coutume, la méthode simple et facile qui convient à la vérité. J’établirai de nouveau l’état de la question, j’exposerai de nouveau mon sentiment ; et j’attendrai que sur cet exposé on veuille me montrer en quoi mes actions démentent mes discours. Mes adversaires de leur côté n’auront garde de demeurer sans réponse, eux qui possèdent l’art merveilleux de disputer pour et contre sur toutes sortes de sujets. Ils commenceront, selon leur coutume, par établir une autre question à leur fantaisie ; ils me la seront résoudre comme il leur conviendra : pour m’attaquer plus commodément, ils me feront raisonner, non à ma manière, mais à la leur : ils détourneront habilement les yeux Lecteur de l’objet essentiel pour les fixer à droite à gauche ; ils combattront un fantôme et prétendront m’avoir vaincu : mais j’aurai fait. Ce que je dois faire, et je commence.
«La science n’est bonne à rien, et ne fait jamais, que du mal, car elle est mauvaise par sa nature. Elle n’est pas moins inséparable du vice que l’ignorance de la vertu. Tous les peuples lettrés ont toujours été corrompus ; tous les peuples ignorants ont été vertueux : en un mot, il n’y a de vices que parmi les savants, ni d’homme vertueux que celui qui ne fait rien Il y a donc un moyen pour nous de redevenir honnêtes gens ; c’est de nous hâter de proscrire la science et les savants, de brûler nos bibliothèques, fermer nos académies, nos collèges, nos universités, et de nous replonger dans toute la barbarie des premiers siècles.»
Voilà ce que mes adversaires ont très bien réfute : mais aussi jamais n’ai-je dit ni pensé un seul mot de tout cela, et l’on ne saurait rien imaginer de plus opposé à mon système que cette absurde doctrine qu’ils ont la bonté de m’attribuer. Mais voici ce que j’ai dit et qu’on n’a point réfuté.
Il s’agissait de savoir si le rétablissement des sciences et des arts à contribué à épurer nos moeurs.
En montrant, comme je l’ai fait, que nos moeurs ne se sont point épurées, la question était à-peu-près résolue.
Mais elle en renfermait implicitement une autre plus générale et plus importante, sur l’influence que la culture des sciences doit avoir en toute occasion sur les moeurs des peuples. C’est celle-ci, dont la première n’est qu’une conséquence, que je me proposai d’examiner avec soin.
Je commençai par les faits, et je montrai que les moeurs ont dégénéré chez tous les peuples du monde, à mesure que le goût de l’étude et des Lettres s’est étendu parmi eux.
Ce n’était pas assez ; car sans pouvoir nier que ces choses eussent toujours marché ensemble, on pouvait nier que l’une eut amené l’autre : je m’appliquai donc à montrer cette liaison nécessaire. Je fis voir que la source de nos erreurs sur ce point vient de ce que nous confondons nos vaines et trompeuses connaissances avec la souveraine Intelligence qui voit d’un coup-d’oeil la vérité de toutes choses. La science, prise d’une manière abstraite mérite toutes notre admiration. La folle science des hommes n’est digne de risée et de mépris.
Le goût des Lettres annonce toujours chez un peuple un commencement de corruption qu’il accéléré très promptement. Car ce goût ne peut naître ainsi dans toute une nation que de deux mauvaises sources que l’étude entretient et grossit à son tour ; savoir, l’oisiveté et le désir de se distinguer. Dans un État bien constitué, chaque citoyen à ses devoirs à remplir : et ces soins importants lui sont trop chers pour lui laisser le loisir de vaque à de frivoles spéculations. Dans un État bien constitué tous les citoyens sont si égaux, que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus savant ni même comme le plus habile, mais tout plus comme le meilleur : encore cette dernière distinction est-elle souvent dangereuse ; car elle fait des fourbes et des hypocrites.
Le goût des Lettres, qui naît du désir de se distinguer, produit nécessairement des maux infiniment plus dangereux que tout le bien qu’elles sont n’est utile ; c’est de rendre à la fin ceux qui s’y livrent très peu scrupuleux sur les moyens réussir. Les premiers Philosophes se firent une grande réputation en enseignant aux hommes la pratique de leurs devoirs et principes de la vertu. Mais bientôt ces préceptes étant devenus communs, il fallut se distinguer en frayant des routes contraires. Telle est l’origine des systèmes absurdes des Leucippe, des Diogène, des Pyrrhon, des Protagore, des Lucrèce. Les Hobbes, les Mandeville et mille autres ont affecté de se distinguer même parmi nous ; et leur dangereuse doctrine a tellement fructifié, que quoiqu’il nous reste de vrais philosophes, ardents à rappeler dans nos coeurs les lois de l’humanité et de la vertu, on est épouvanté de voir jusqu’à quel point notre siècle raisonneur à poussé dans les maximes le mépris de l’homme et du citoyen.
Le goût des lettres, de la philosophie et des beaux-arts, anéantit l’amour de nos premiers devoirs et de la véritable gloire. Quand une fois les talents ont envahi les honneurs dûs à la vertu, chacun veut être un homme agréable, et nul ne se soucie d’être homme de bien. De-là naît encore cette autre inconséquence qu’on ne récompense dans les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d’eux : car nos talents naissent avec nous, nos vertus seules nous appartiennent.
Les premiers et presque les uniques soins qu’on donne à notre éducation, sont les fruits et les semences de ces ridicules préjugés. C’est pour nous enseigner les Lettres qu’on tourmente notre misérable jeunesse : nous savons toutes les règles de la grammaire avant que d’avoir oui parler des devoirs de l’homme : nous savons tout ce qui s’est fait jusqu’à présent avant qu’on nous ait dit un mot de ce que nous devons faire ; et pourvu qu’on exerce notre babil, personne se soucie que nous sachions agir ni penser. En un mot, il n’est prescrit d’être savant que dans les choses qui ne peuvent nous servir de rien ; et nos enfants sont précisément élevés comme les anciens athlètes des jeux publics, qui, destinant leurs membres robustes à un exercice inutile et superflu, se gardaient de les employer jamais à aucun travail profitable.
Le goût des Lettres, de la philosophie et des beaux-arts, amollit les corps et les âmes. Le travail du cabinet rend les hommes délicats, affaiblit leur tempérament, et l’âme garde difficilement sa vigueur quand le corps a perdu la sienne. L’étude use la machine, épuise les esprits, détruit la force, énerve le courage, et cela seul montre assez qu’elle n’est pas faite pour nous : c’est ainsi qu’on devient lâche et pusillanime, incapable de résister également à la peine et aux passions. Chacun fait combien les habitants des villes sont peu propres à soutenir les travaux de la guerre, et l’on n’ignore pas quelle est la réputation des gens de lettres en fait de bravoure.
Or rien n’est plus justement suspect que l’honneur d’un poltron.
Tant de réflexions sur la faiblesse de notre nature ne servent souvent qu’à nous détourner des entreprises généreuses. À force de méditer sur les misères de l’humanité, notre imagination nous accable de leur poids, et trop de prévoyance nous ôte le courage en nous ôtant la sécurité. C’est bien en vain crue nous prétendons nous munir contre les accidents imprévus : « Si la science essayant de nous armer de nouvelles défenses contre les inconvénients naturels, nous a plus imprimé en la fantaisie leur grandeur et poids, qu’elle n’a ses raisons et vaines subtilités à nous en couvrir. »
Le goût de la philosophie relâche tous les liens d’estime et de bienveillance qui attachent les hommes à la société, et c’est peut-être le plus dangereux des maux qu’elle engendre. Le charme de l’étude rend bientôt insipide tout autre attachement. De plus, à force de réfléchir sur l’humanité, à force d’observer les hommes, le Philosophe apprend à les apprécier selon leur valeur, et il est difficile d’avoir bien de l’affection pour ce qu’on méprise. Bientôt il réunit en sa personne tout l’intérêt que les hommes vertueux partagent avec leurs semblables : son mépris pour les autres tourne au profit de son orgueil ; son amour-propre augmente en même proportion que son indifférence pour le reste de l’univers. La famille, la patrie deviennent pour lui des mots vides de sens : il n’est ni parent, ni citoyen, ni homme ; il est Philosophe.
En même temps que la culture des sciences retire en quelque sorte de la presse le coeur du Philosophie, elle y engage en un autre sens celui de l’homme de Lettres et toujours avec un égal préjudice pour la vertu. Tout homme qui s’occupe des talents agréables veut plaire, être admiré, et il veut être admiré plus qu’un autre. Les applaudissements publics appartiennent à lui seul : je dirais qu’il fait tout pour les obtenir, s’il ne faisait encore plus pour en priver ses concurrents. De-là naissent d’un côté les raffinements du goût et de la politesse ; vile et basse flatterie, soins séducteurs, insidieux, puériles, qui, à la longue, rapetissent l’âme et corrompent le coeur ; et de l’autre, les jalousies, les rivalités, les haines d’Artistes si renommées, la perfide calomnie, la fourberie, la trahison, et tout ce que le vice à de plus lâche ; de plus odieux. Si le Philosophe méprise les hommes, l’Artiste s’en fait bientôt mépriser, et tous deux concourent enfin à les rendre méprisables.
Il y a plus ; et de toutes les vérités que j’ai proposées à la considération des sages, voici la plus étonnante et la plus cruelle. Nos écrivains regardent tous comme le chef-d’oeuvre de la politique de notre siècle les sciences, les arts, le luxe, le commerce, les lois, et les autres liens qui resserrant entre les hommes les noeuds de la société par l’intérêt personnel, les mettent tous dans une dépendance mutuelle, leur donnent des besoins réciproques, et des intérêts communs, et obligent chacun d’eux de concourir au bonheur des autres pour pouvoir faire le sien. Ces idées sont belles, sans doute, et présentées sous un jour favorable : mais en les examinant avec attention et sans partialité, on trouve beaucoup à rabattre des avantages qu’elles semblent présenter d’abord.
C’est donc une chose bien merveilleuse que d’avoir mis les hommes dans l’impossibilité de vivre entr’eux sans se prévenir, se supplanter, se tromper, se trahir, se détruire mutuellement ! II faut désormais se garder de nous laisser jamais voir tels que nous sommes : car pour deux hommes dont les intérêts s’accordent, cent mille peut-être leur sont opposés, et il n’y a d’autre moyen pour réussir que de tromper ou perdre tous ces gens-là. Voilà la source funeste des violences, des trahisons, des perfidies, de toutes les horreurs qu’exige nécessairement un état de choses ou chacun feignant de travailler à la fortune ou à la réputation des autres, ne cherche qu’a élever la sienne au-dessus d’eux et à leurs dépens.
Qu’avons-nous gagné à cela ? Beaucoup de babil, des riches et des raisonneurs, c’est-a-dire, des ennemis de la vertu et du sens-commun. En revanche, nous avons perdu l’innocence et les moeurs. La foule rampe dans la misère ; tous sont les esclaves du vice. Les crimes non commis sont déjà dans le fond des coeurs, et il ne manque à leur exécution que l’assurance de l’impunité. Étrange et funeste constitution ou les richesses accumulées facilitent toujours les moyens d’en accumuler de plus grandes, et ou il est impossible à celui qui n’a rien d’acquérir quelque chose ; ou l’homme de bien n’a nul moyen de sortir de la misère ; ou les plus fripons sont les plus honorés et qu’il faut nécessairement renoncer à la vertu pour devenir un honnête homme ! Je sais que les déclamateurs ont dit cent fois tout cela ; mais ils le disaient en déclamant, et moi je le dis sur des raisons ; ils ont aperçu le mal, et moi j’en découvre les causes, et je fais voir surtout une chose très consolante et très utile en montrant que tous ces vices n’appartiennent pas tant à l’homme, qu’a l’homme mal gouverné.
Telles sont les vérités que j’ai développées et que j’ai tâche de prouver dans les divers écrits que j’a publies sur cette matière. Voici maintenant les conclusions que j’en ai tirées.
La science n’est point faite pour l’homme en général. Il s’égare sans cesse dans sa recherche ; et s’il l’obtient quelquefois, ce n’est presque jamais qu’à son préjudice. Il est ne pour agir et penser, et non pour réfléchir. La réflexion ne sert qu’à le rendre malheureux sans le rendre meilleur ni plus sage : elle lui fait regretter les biens passés et l’empêche de jouir du présent : elle lui présente l’avenir heureux pour le séduire par l’imagination et le tourmenter par les désirs, et l’avenir malheureux pour le lui faire sentir d’avance. L’étude corrompt ses moeurs, altère sa santé, détruit son tempérament, et gâte souvent sa raison ; si elle lui apprenait quelque chose, je le trouverais encore fort mal dédommagé.
J’avoue qu’il y a quelques génies sublimes qui savent pénétrer à travers les voiles dont la vérité s’enveloppe ; quelques âmes privilégiées, capables des résister à la bêtise de la vanité, à la basse jalousie, et aux autres passions qu’engendre le goût des Lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités, est la lumière et l’honneur du genre-humain ; c’est à eux seuls qu’il convient pour le bien de tous de s’exercer à l’étude, et cette exception même confirme la règle ; car si tous les hommes étaient des Socrates, la science alors ne leur serait pas nuisible, mais ils n’auraient aucun besoin d’elle.
Tout peuple qui a des moeurs, et qui par conséquent respect ses lois et ne veut point raffiner sur ses anciens usages, doit le garantir avec soin des sciences, et surtout des savants, dont les maximes sentencieuses et dogmatiques lui apprendraient bientôt à mépriser ses usages et ses lois ; ce qu’une nation ne peut jamais faire sans se corrompre. Le moindre changement dans les coutumes, fut-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des moeurs. Car les coutumes sont la morale du peuple ; et des qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de règle que ses passions ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants, mais jamais les rendre bons. D’ailleurs, quand la philosophe à une fois appris au peuple à mépriser ses coutumes, il trouve bientôt le secret d’éluder ses lois. Je dis donc qu’il en est des moeurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme ; c’est un trésor qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu.
Mais quand un peuple est une fois corrompu à un certain point, soit que les sciences y aient contribué ou non, faut-il les bannir ou l’en préserver pour le rendre meilleur ou pour l’empêcher de devenir pire ? C’est une autre question dans laquelle je me suis positivement déclaré pour la négative. Car premièrement, puisqu’un peuple vicieux ne revient jamais à la vertu, il ne s’agit pas de rendre bons ceux qui ne le sont plus, mais de conserver tels ceux qui ont le bonheur de l’être. En second lieu, les mêmes causes qui ont corrompu les peuples servent quelquefois à prévenir une plus grande corruption ; c’est ainsi que celui qui s’est gâté le tempérament par un usage indiscret de la médecine, est forcé de recourir encore aux médecins pour se conserver en vie ; c’est ainsi que les arts et les sciences après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ; elles les couvrent au moins d’un vernis qui ne permet pas au poison de s’exhaler aussi librement. Elles détruisent la vertu, mais elles en laissent le simulacre public qui est toujours une belle chose. Elles introduisent à sa place la politesse et les bienséances, et à la crainte de paraître méchant, elles substituent celle de paraître ridicule.
Mon avis est donc, et je l’ai déjà dit plus d’une fois, de laisser subsister et même d’entretenir avec soin les l’académies, les collèges, les universités, les bibliothèques, les spectacles, et tous les autres amusements qui peuvent faire quelque diversion à la méchanceté des hommes, et les empêcher d’occuper leur oisiveté à des choses plus dangereuses. Car dans une contrée ou il ne serait plus question d’honnêtes gens ni de bonnes moeurs, il vaudrait encore mieux vivre avec des fripons qu’avec des brigands.
Je demande maintenant ou est la contradiction de cultiver moi-même des goûts dont j’approuve le progrès ? Il ne s’agit plus de porter les peuples à bien faire, il faut seulement les distraire de faire le mal ; il faut les occuper à des niaiseries pour les détourner des mauvaises actions ; il faut les amuser au lieu de les prêcher. Si mes Écrits ont édifié le petit nombre des bons, je leur ai fait tout le bien qui dépendait de moi, et c’est peut-être les servir utilement encore que d’offrir aux autres des objets de distraction qui les empêchent de songer à eux. Je m’estimerais trop heureux d’avoir tous les jours une Pièce à faire siffler, si je pouvais à ce prix contenir pendant deux heures les mauvais desseins d’un seul des Spectateurs, et sauver l’honneur de la fille ou de la femme de son ami, le secret de son confident, ou la fortune de son créancier. Lorsqu’il n’y a plus de moeurs, il ne faut songer qu’a la police ; et l’on fait assez que la Musique et les spectacles en sont un des plus importants objets.
S’il reste quelque difficulté à ma justification, j’ose le dire hardiment, ce n’est vis-a-vis ni du public ni de mes adversaires ; c’est vis-a-vis de moi seul : car ce n’est qu’en m’observant moi-même que je puis juger si je dois me compter dans le petit nombre, et si mon âme est en état de soutenir le faix des exercices littéraires. J’en ai senti plus d’une fois le danger ; plus d’une fois je les ai abandonnés dans le dessein de ne les plus reprendre, et renonçant à leur charme séducteur, j’ai sacrifié à la paix de mon coeur les seuls plaisirs qui pouvaient encore le flatter. Si dans les langueurs qui m’accablent, si sur la fin d’une carrière pénible et douloureuse, j’ai osé les reprendre encore quelques moments pour charmer mes maux, je crois au moins n’y avoir mis ni allez d’intérêt ni assez de prétention, pour mériter à cet égard les justes reproches que j’ai faits aux gens de Lettres.
Il me fallait une épreuve pour achever la connaissance de moi-même, et je l’ai faite sans balancer. Après avoir reconnu la situation de mon âme dans les succès littéraires, il me redoit à l’examiner dans les revers. Je sais maintenant qu’en penser, et je puis mettre le public au pire. Ma pièce à eu le fort qu’elle méritait et que j’avais prévu ; mais, à l’ennui près qu’elle m’a causé, je suis sorti de la représentation bien plus content de moi et à plus juste titre que si elle eut réussi.
Je conseille donc à ceux qui sont si ardents à chercher des reproches à me faire, de vouloir mieux étudier mes principes et mieux observer ma conduite, avent que de m’y taxer de contradiction et d’inconséquence. S’ils s’aperçoivent jamais que je commence à briguer les suffrages du public, ou que je tire vante d’avoir fait de jolies chansons, ou que je rougisse d’avoir écrit de mauvaises Comédies, ou que je cherche à nuire à la gloire de mes concurrents, ou que j’affecte de mal parler des grands hommes de mon siècle pour tâcher de m’élever à leur niveau en les rabaissant au mien, ou que j’aspire à des places d’Académie, ou que j’aille faire ma cour aux femmes qui donnent le ton, ou que j’encense la sottise des grands, ou que cessant de vouloir vivre du travail de mes mains, je tienne à ignominie le métier que je me suis choisi et fasse des pas vers la fortune, s’ils remarquent en un mot que l’amour de la réputation me fasse oublier celui de la vertu, je les prie de m’en avertir et même publiquement, et je leur promets de jeter à l’instant au feu mes écrits et mes Livres, et de convenir de toutes les erreurs qu’il leur plaira de me reprocher.
En attendant, j’écrirai des livres, je ferai des vers et de la musique, si j’en ai le talent, le temps, la force et la volonté, je continuerai à dire très franchement tout le mal que je pense des Lettres et de ceux qui les cultivent, et croirai n’en valoir pas moins pour cela. Il est vrai qu’on pourra dire quelque jour : Cet ennemi si déclaré des sciences et des arts, fit pourtant et publia des pièces de théâtre ; et ce discours sera, je l’avoue, une satire très amère, non de moi, mais de mon siècle.
ACTEURS §
- LISIMON.
- VALÈRE, enfant de Lisimon.
- LUCINDE, enfant de Lisimon.
- LÉANDRE, frère d’Angélique, pupille de Lisimon.
- ANGÉLIQUE, soeur de Léandre, pupille de Lisimon.
- MARTON, suivante.
- FRONTIN, valet de Valère.
SCÈNE PREMIÈRE. Lucinde, Marton. §
LUCINDE.
Je viens de voir frère se promener dans le jardin, hâtons-nous, avant son retour, de placer son portrait sur sa toilette.
MARTON.
Le voilà, Mademoiselle, changé dans ses ajustements de manière à le rendre méconnaissable. Quoiqu’il soit le plus joli homme du monde, il brille ici en femme encore avec de nouvelles grâces.
LUCINDE.
Valère est, par sa délicatesse et par l’affectation de sa parure, une espèce de femme cachée sous des habits d’homme, et ce portrait, ainsi travesti, semble moins le déguiser que le rendre à son état naturel.
MARTON.
Eh bien, où est le mal ? Puisque les femmes aujourd’hui cherchent à se rapprocher des hommes, n’est-il pas convenable que ceux-ci fassent la moitié du chemin, et qu’ils tâchent de gagner en agréments autant qu’elles en solidité ? Grâce à la mode, tout s’en mettra plus aisément de niveau.
LUCINDE.
Je ne puis me faire à des modes aussi ridicules. Peut-être notre sexe aura-t-il le bonheur de n’en plaire pas moins, quoiqu’il devienne plus estimable. Mais pour les hommes, je plains leur aveuglement. Que prétend cette jeunesse étourdie en usurpant tous nos droits ? Espèrent-ils de mieux plaire aux femmes en s’efforçant de leur ressembler ?
MARTON.
Pour celui-là, ils auraient torts, et les femmes se haïssent trop mutuellement pour aimer ce qui leur ressemble. Mais revenons au portrait. Ne craignez-vous point que cette petite raillerie ne fâche Monsieur le Chevalier ?
LUCINDE.
Non, Marton ; mon frère est naturellement bon, il est même raisonnable, à son défaut près. Il sentira qu’en lui faisant par ce portrait un reproche muet et badin, je ne songe qu’à le guérir d’un travers qui choque jusqu’à cette tendre Angélique, cette aimable pupille de mon père que Valère épouse aujourd’hui. C’est lui rendre service que de corriger les défauts de son amant, et tu sais combien j’ai besoin des soins de cette chère amie pour me délivrer de Léandre, son frère, que mon père veut aussi me faire épouser.
MARTON.
1Si bien que ce jeune inconnu, ce Cléonte que vous vîtes l’été dernier à Passy, vous tient toujours fort au coeur ?
LUCINDE.
Je ne m’en défends point ; je compte même sur la parole qu’il m’a donné de reparaître bientôt, et sur la promesse que m’a faite Angélique d’engager son frère à renoncer à moi.
MARTON.
Bon, renoncer ! Songez que vos yeux auront plus de force pour ferrer cet engagement, qu’Angélique n’en saurait avoir pour le rompre.
LUCINDE.
Sans disputer sur tes flatteries, je te dirai que comme Léandre ne m’a jamais vue, il sera aise à sa soeur de le prévenir, et de lui faire entendre que ne pouvant être heureux avec une femme dont le coeur est engagé ailleurs, il ne saurait mieux faire que de s’en dégager par un refus honnête.
MARTON.
Un refus honnête ! Ah ! Mademoiselle, refuser une femme faite comme vous avec quarante mille écus, c’est une honnêteté dont jamais Léandre ne sera capable.
Si elle savait que Léandre et Cléonte ne sont que la même personne, un tel refus changerait bien d’épithète.
LUCINDE.
Ah ! Marton, j’entends du bruit ; cachons vite ce portrait. C’est, sans doute, mon frère qui revient, et en nous amusant à jaser, nous nous sommes ôté le loisir d’exécuter notre projet.
MARTON.
Non, c’est Angélique.
SCÈNE II. Angélique, Lucinde, Marton. §
ANGÉLIQUE.
Ma chère Lucinde, vous savez avec quelle répugnance je me prêtai à votre projet quand vous fîtes changer la parure du portrait de Valère en des ajustements de femme. À présent que je vous vois prête à l’exécuter, je tremble que le déplaisir de se voir jouer indispose contre nous. Renonçons, je vous prie, à ce frivole badinage. Je sens que je ne puis trouver de goût à m’égayer au risque du repos de mon coeur.
LUCINDE.
Que vous êtes timide ! Valère vous aime trop pour prendre en mauvaise part tout ce qui lui viendra de la vôtre, tant que vous ne serez que sa maîtresse. Songez que vous n’avez plus qu’un jour à donner carrière à vos fantaisies, et que le tour des siennes ne viendra que trop tôt. D’ailleurs, il est question de le guérir d’un faible qui l’expose à la raillerie, et voilà proprement l’ouvrage d’une maîtresse. Nous pouvons corriger les défauts d’un amant. Mais, hélas ! Il faut supporter ceux d’un mari.
ANGÉLIQUE.
Que lui trouvez-vous après tout de si ridicule ? Puisqu’il est aimable, a-t-il si grand tort de s’aimer, et ne lui en donnons-nous pas l’exemple ? Il cherche à plaire. Ah ! Si c’est un défaut, quelle vertu plus charmante un homme pourrait-il apporter dans la société !
MARTON.
Surtout, dans la société des femmes.
ANGÉLIQUE.
Enfin, Lucinde, si vous m’en croyez, nous supprimerons et le portrait, et tout cet air de raillerie qui peut aussi bien passer pour une insulte que pour une correction.
LUCINDE.
Oh ! Non. Je ne perds pas ainsi les frais de mon industrie. Mais je veux bien courir seule les risques d’un succès, et rien ne vous oblige d’être complice dans une affaire dont vous pouvez n’être que témoin.
MARTON.
Belle distinction !
LUCINDE.
Je me réjouis de voir la contenance de Valère. De quelque manière qu’il prenne la chose, cela fera toujours une scène assez plaisante.
MARTON.
J’entends. Le prétexte est de corriger Valère : mais le vrai motif est de rire à ses dépens. Voilà le génie et le bonheur des femmes. Elles corrigent souvent les ridicules en ne songeant qu’à s’en amuser.
ANGÉLIQUE.
Enfin, vous le voulez, mais je vous avertis que vous me répondrez de l’événement.
LUCINDE.
Soit.
ANGÉLIQUE.
Depuis que nous sommes ensemble, vous m’avez fait cent pièces dont je vous dois la punition. Si cette affaire-ci me cause la moindre tracasserie avec Valère, prenez garde à vous.
LUCINDE.
Oui, oui.
ANGÉLIQUE.
Songez un peu à Léandre.
LUCINDE.
Ah ! Ma chère Angélique.
ANGÉLIQUE.
Oh, si vous me brouillez avec votre frère, je vous jure que vous épouserez le mien. Bas. Marton, vous m’avez promis le secret.
MARTON, bas.
Ne craignez rien.
LUCINDE.
Enfin, je...
MARTON.
J’entends la voix du Chevalier. Prenez au plus tôt votre parti, à moins que vous ne vouliez lui donner un cercle de filles à sa toilette.
LUCINDE.
Il faut bien éviter qu’il nous aperçoive. Elle met le portrait sur la toilette. Voilà le piège tendu.
MARTON.
Je veux un peu guetter mon homme pour voir.
LUCINDE.
Paix. Sauvons nous.
ANGÉLIQUE.
Que j’ai de mauvais pressentiments de tout ceci !
SCÈNE III. Valère, Frontin. §
VALÈRE.
Sangaride, ce jour est un grand jour vous.
FRONTIN.
Sangaride ; c’est-à-dire, Angélique. Oui, c’est un grand jour que celui de la noce, et qui même allonge diablement tous ceux qui le suivent.
VALÈRE.
Que je vais goûter de plaisir à rendre Angélique heureuse !
FRONTIN.
Auriez-vous envie de la rendre veuve ?
VALÈRE.
Mauvais plaisant. Tu sais à quel point je l’aime. Dis-moi, que connais-tu qui puisse manquer à sa félicité ? Avec beaucoup d’amour, quelque peu d’esprit, et une figure, comme tu vois, on peut, je pense, se tenir toujours assez sûr de plaire.
FRONTIN.
La chose est indubitable, et vous en avez fait sur vous-même la première expérience.
VALÈRE.
Ce que je plains en tout cela, c’est je ne sais combien de petites personnes que mon mariage sera sécher de regret, qui vont ne savoir plus que faire de leur coeur.
FRONTIN.
Oh ! Que si. Celles qui vous ont aimé, par exemple, s’occuperont à bien détester votre chère moitié. Les autres... Mais ou diable les prendre, ces autres-là ?
VALÈRE.
La matinée s’avance ; il est temps de m’habiller pour aller voir Angélique. Allons. Il se met à sa toilette. Comment me trouves-tu ce matin ? Je n’ai point de feu dans les yeux ; j’ai le teint battu ; il semble que je ne suis point à l’ordinaire.
FRONTIN.
À l’ordinaire ! Non, vous êtes seulement à votre ordinaire.
VALÈRE.
C’est une fort méchante habitude que l’usage du rouge ; à la fin je ne pourrai m’en passer, et je serai du dernier mal sans cela. Où est donc ma boîte à mouches ? Mais que vois-je là ? Un portrait.... Ah ! Frontin ; le charmant objet... Ou as-tu pris ce portrait ?
FRONTIN.
Moi ? Je veux être perdu si je sais de quoi vous me parlez.
VALÈRE.
Quoi ! Ce n’est pas toi qui a mis ce portrait sur ma toilette ?
FRONTIN.
Non, que je meure.
VALÈRE.
Qui serait-ce donc ?
FRONTIN.
Ma foi, je n’en sais rien. Ce ne peut être que le diable ou vous.
VALÈRE.
À d’autres. On t’a payé pour te taire... Sais-tu bien que la comparaison de cet objet nuit à Angélique ? Voilà d’honneur, la plus jolie figure que j’aie vue de ma vie. Quels yeux, Frontin... Je crois qu’ils ressemblent aux miens.
FRONTIN.
C’est tout dire.
VALÈRE.
Je lui trouve beaucoup de mon air. Elle est, ma foi, charmante... Ah ! Si l’esprit soutient tout cela... Mais son goût me répond de son esprit. La friponne est connaisseuse en mérite !
FRONTIN.
Que diable ! Voyons donc toutes ces merveilles.
VALÈRE.
Tiens, tiens. Penses-tu me duper avec ton air niais ? Me crois-tu novice en aventures ?
FRONTIN.
Ne me trompe-je point ! C’est lui... c’est lui-même. Comme le voilà paré ! Que de fleurs ! Que de pompons ! C’est sans doute quelque tour de Lucinde ; Marton y sera tout au moins de moitié. Ne troublons point leur badinage. Mes discrétions précédentes m’ont coûté trop cher.
VALÈRE.
Hé bien ? Monsieur Frontin reconnaîtrait-il l’original de cette peinture ?
FRONTIN.
Pouh ! Si je le connais ! Quelques centaines de coups de pied au cul, et autant de soufflets que j’ai eu l’honneur d’en recevoir en détail, ont bien cimenté la connaissance.
VALÈRE.
Une fille, des coups de pied ! Cela est un peu gaillard.
FRONTIN.
Ce sont de petites impatiences domestiques qui la prennent à propos de rien.
VALÈRE.
Comment ? L’aurais-tu servie ?
FRONTIN.
Oui, Monsieur ; et j’ai même l’honneur d’être toujours son très humble serviteur.
VALÈRE.
Il serait assez plaisant qu’il y eut dans Paris une jolie qui ne fut pas de ma connaissance ! Parle-moi sincèrement. L’original est-il aussi aimable que le portrait ?
FRONTIN.
Comment, aimable ! Savez-vous, Monsieur, que si quelqu’un pouvait approcher de vos perfections, je ne trouverais qu’elle seule à vous comparer.
VALÈRE, considérant le portrait.
Mon coeur n’y résiste pas... Frontin, dis-moi le nom de cette belle.
FRONTIN, à part.
Ah ! Ma foi, me voila pris sans verd.
VALÈRE.
Comment s’appelle-t-elle ? Parle donc.
FRONTIN.
Elle s’appelle... elle s’appelle... elle ne s’appelle point. C’est une fille anonyme, comme tant d’autres.
VALÈRE.
Dans quels tristes soupçons me jette ce coquin ! Se pourrait-il que des traits aussi charmants ne fussent que ceux d’une grisette ?
FRONTIN.
Pourquoi non ? La beauté se plaît à parer des visages qui ne tirent leur fierté que d’elle.
VALÈRE.
Quoi, c’est...
FRONTIN.
Une petite personne bien coquette, bien minaudière, bien vaine sans grand sujet de l’être : en un mot, un vrai petit-maître femelle.
VALÈRE.
Voilà comment ces faquins de valets parlent des gens qu’ils ont servis. Il faut voir cependant. Dis-moi ou elle demeure ?
FRONTIN.
Bon, demeurer ? Est-ce que cela demeure jamais ?
VALÈRE.
Si tu m’impatiente... Où loge-t-elle, maraud ?
FRONTIN.
Ma foi, Monsieur, à ne vous point mentir, vous le savez tout aussi bien que moi.
VALÈRE.
Comment ?
FRONTIN.
Je vous jure que je ne connais pas mieux que vous l’original de ce portrait.
VALÈRE.
Ce n’est pas toi qui l’as placé là ?
FRONTIN.
Non, la peste m’étouffe.
VALÈRE.
Ces idées que tu m’en as données...
FRONTIN.
Ne voyez-vous pas que vous me les fournissiez vous-même ? Est-ce qu’il y a quelqu’un dans le monde aussi ridicule que cela ?
VALÈRE.
Quoi ! Je ne pourrai découvrir d’où vient ce portrait ? Le mystère et la difficulté irritent mon empressement. Car, je te l’avoue, j’en suis très réellement épris.
FRONTIN, à part.
La chose est impayable ! Le voilà amoureux de lui-même.
VALÈRE.
Cependant, Angélique, la charmante Angélique ... En vérité, je ne comprends rien à mon coeur, et je veux voir cette nouvelle maîtresse avant que de rien déterminer sur mon mariage.
FRONTIN.
Comment, Monsieur ? Vous ne... Ah ! Vous vous moquez.
VALÈRE.
Non, je te dis très sérieusement que je ne saurais offrir ma main à Angélique, tant que l’incertitude de mes sentiments sera un obstacle à notre bonheur mutuel. Je ne puis l’épouser aujourd’hui ; c’est un point résolu.
FRONTIN.
Oui, chez vous. Mais Monsieur votre père qui a fait aussi ses petites résolutions à part est l’homme du monde le moins propre à céder aux vôtres ; vous savez que son faible n’est pas la complaisance.
VALÈRE.
Il faut la trouver à quelque prix que ce soit. Allons, Frontin, courons, cherchons partout.
FRONTIN.
Allons, courons, volons ; faisons l’inventaire et le signalement de toutes les jolies filles de Paris. Peste, le bon petit livre que nous aurions-là ! Livre rare, dont la lecture n’endormirait pas !
VALÈRE.
Hâtons-nous. Vices achever de m’habiller.
FRONTIN.
Attendez, voici tout à propos Monsieur votre père. Proposons-lui d’être de la partie.
VALÈRE.
Tais-toi, bourreau. Le malheureux contretemps.
SCÈNE IV. Lisimon, Valère, Frontin. §
LISIMON, qui doit toujours avoir le ton brusque.
Hé ben, mon fils ?
VALÈRE.
Frontin, un siège à Monsieur.
LISIMON.
Je veux rester debout. Je n’ai que deux mots à te dire.
VALÈRE.
Je ne saurais, Monsieur, vous écouter que vous ne soyez assis.
LISIMON.
Que diable ! Il ne me plaît pas, moi. Vous verrez que l’impertinent fera des compliments avec son père.
VALÈRE.
Le respect...
LISIMON.
Oh ! Le respect consiste à m’obéir et à ne me point gêner. Mais, qu’est-ce ? Encore en déshabillé ? Un jour de noces ? Voilà qui est joli ! Angélique n’a donc point encore reçu ta visite ?
VALÈRE.
J’achevais de me coiffer, et j’allais m’habiller pour me présenter décemment devant elle.
LISIMON.
Faut-il tant d’appareil pour nouer des cheveux et mettre un habit. Parbleu, dans ma jeunesse, nous usions mieux du temps et sans perdre les trois quarts de la journée à faire la roue devant un miroir, nous savions à plus juste titre avancer nos affaires auprès des belles.
VALÈRE.
Il semble, cependant, que quand on veut être aimé, on ne saurait prendre trop de soin pour se rendre aimable, et qu’une parure si négligée ne devait pas annoncer des amants bien occupés du soin de plaire.
LISIMON.
Pure sottise. Un peu de négligence sied quelquefois bien quand on aime. Les femmes nous tenaient plus de compte de nos empressements que du temps que nous aurions perdu à notre toilette, et sans affecter tant de délicatesse dans la parure, nous en avions davantage dans le coeur. Mais laissons cela. J’avais pensé à différer ton mariage jusqu’à l’arrivée de Léandre, afin qu’il eût le plaisir d’y assister, et que j’eusse, moi, celui de faire tes noces et celles de ta soeur en un même jour.
VALÈRE, bas.
Frontin, quel bonheur !
FRONTIN.
Oui, un mariage reculé ; c’est toujours autant de gagne sur le repentir.
LISIMON.
Qu’en dis-tu, Valère ? Il semble qu’il ne serait pas séant de marier la soeur sans attendre le frère, puisqu’il est en chemin.
VALÈRE.
Je dis, mon père, qu’on ne peut rien de mieux penser.
LISIMON.
Ce délai ne te serait donc pas de peine ?
VALÈRE.
L’empressement de vous obéir surmontera toujours toutes mes répugnances.
LISIMON.
C’était pourtant dans la crainte de te mécontenter que je ne te l’avais pas proposé.
VALÈRE.
Votre volonté n’est pas moins la règle de mes désirs que celle de mes actions.
Frontin, quel bonhomme de père !
LISIMON.
Je suis charmé de te trouver si docile, tu en auras le mérite à bon marché ; car, par une lettre que je reçois à l’instant, Léandre m’apprend qu’il arrive aujourd’hui.
VALÈRE.
Hé bien, mon père ?
LISIMON.
Hé bien, mon fils, par ce moyen rien ne sera dérangé.
VALÈRE.
Comment, vous voudriez le marier en arrivant ?
FRONTIN.
Marier un homme tout botté !
LISIMON.
Non pas cela ; puisque, d’ailleurs, Lucinde et lui ne s’étant jamais vus, il faut bien leur laisser le loisir de faire connaissance : mais il assistera au mariage de sa soeur, et je n’aurai pas la dureté de faire languir un fils aussi complaisant.
VALÈRE.
Monsieur...
LISIMON.
Ne crains rien ; je connais et j’approuve trop ton empressement pour te jouer un aussi mauvais tour.
VALÈRE.
Mon père...
LISIMON.
Laissons cela, te dis-je, je devine tout ce que tu pourrais me dire.
VALÈRE.
Mais, mon père... J’ai fait... Des réflexions...
LISIMON.
Des réflexions, toi ? J’avais tort. Je n’aurais pas deviné celui-là. Sur quoi donc, s’il vous plaît, roulent vos méditations sublimes ?
VALÈRE.
Sur les inconvénients du mariage.
FRONTIN.
Voilà un texte qui fournit.
LISIMON.
Un sot peut réfléchir quelquefois ; mais ce n’est jamais qu’après la sottise. Je reconnais là mon fils.
VALÈRE.
Comment, après la sottise ? Mais je ne suis pas encore marié.
LISIMON.
Apprenez, Monsieur le philosophe, qu’il n’y a nulle différence de ma volonté à l’acte. Vous pouviez moraliser quand je vous proposai la chose, et que vous en étiez vous-même si empressé. J’aurais de bon coeur écouté vos raisons. Car, vous savez si je suis complaisant.
FRONTIN.
Oh ! Oui monsieur, nous sommes là-dessus en état de vous rendre justice.
LISIMON.
Mais aujourd’hui que tout est arrêté, vous pouvez spéculer à votre aise ; ce sera, s’il vous plaît, sans préjudice de la noce.
VALÈRE.
La contrainte redouble ma répugnance. Songez, je vous supplie, à l’importance de l’affaire. Daignez m’accorder quelques jours...
LISIMON.
Adieu, mon fils ; tu seras marié ce soir, ou tu m’entends... Comme j’étais la dupe de la fausse déférence du pendard !
SCÈNE V. Valère, Frontin. §
VALÈRE.
Ciel ! Dans quelle peine me jette son inflexibilité !
FRONTIN.
Oui, marie ou déshérité ! Épouser une femme ou la misère ! On balancerait à moins.
VALÈRE.
Moi, balancer ! Non ; mon choix était encore incertain ; l’opiniâtreté de mon père l’a déterminé.
FRONTIN.
En faveur d’Angélique ?
VALÈRE.
Tout au contraire.
FRONTIN.
Je vous félicite, Monsieur, d’une résolution aussi héroïque. Vous allez mourir de faim en digne martyr de la liberté. Mais s’il était question d’épouser le portrait ? Hem ! Le mariage ne vous paraîtrait plus si affreux ?
VALÈRE.
Non ; mais si mon père prétendait m’y forcer, je crois que j’y résisterais avec la même fermeté, et je sens que mon coeur me ramènerait vers Angélique sitôt qu’on m’en voudrait éloigner.
FRONTIN.
Quelle docilité ! Si vous n’héritez pas des biens de Monsieur votre père, vous hériterez au moins de ses vertus. Regardant le portrait. Ah !
VALÈRE.
Qu’as-tu ?
FRONTIN.
Depuis notre disgrâce, ce portrait me semble avoir pris une physionomie famélique, un certain air allongé.
VALÈRE.
C’est trop perdre de temps à des impertinences. Nous devrions déjà avoir couru la moitié de Paris.
FRONTIN.
Au train dont vous allez, vous courrez bientôt les champs. Attendons, cependant, le dénouement de tout ceci ; et pour feindre de mon côté une recherche imaginaire, allons-nous cacher dans un cabaret.
SCÈNE VI. Angélique, Marton. §
MARTON.
Ah ! Ah, ah, ah ! La plaisante scène ? Qui l’eut jamais prévue ? Que vous avez perdu, Mademoiselle, à n’être point ici cachée avec moi quand il s’est si bien épris de ses propres charmes !
ANGÉLIQUE.
Il s’est vu par mes yeux.
MARTON.
Quoi ! Vous auriez la faiblesse de conserver des sentiments pour un homme capable d’un pareil travers ?
ANGÉLIQUE.
Il te parait donc bien coupable ! Qu’a-t-on, cependant, à lui reprocher que le vice universel de son âge ? Ne crois pas pourtant qu’insensible à l’outrage du Chevalier, je souffre qu’il me préfère ainsi le premier visage qui le frappe agréablement. J’ai trop d’amour pour n’avoir pas de la délicatesse, et Valère me sacrifiera ses folies dès ce jour, ou je sacrifierai mon amour à ma raison.
MARTON.
Je crains bien que l’un ne soit aussi difficile que l’autre.
ANGÉLIQUE.
Voici Lucinde. Mon frère doit arriver aujourd’hui. Prends bien garde qu’elle ne le soupçonne d’être son inconnu jusqu’à ce qu’il en soit temps.
SCÈNE VII. Lucinde, Angélique, Marton. §
MARTON.
Je gage, Mademoiselle, que vous ne devineriez jamais quel a été l’effet du portrait ? Vous en rirez sûrement.
LUCINDE.
Eh ! Marron, laissons-là le portrait ; j’ai bien d’autres choses en tête. Ma chère Angélique, je suis désolée, je suis mourante. Voici l’instant ou j’ai besoin de tout votre secours. Mon père vient de m’annoncer l’arrivée de Léandre. Il veut que je me dispose à le recevoir aujourd’hui et à lui donner la main dans huit jours.
ANGÉLIQUE.
Que trouvez-vous donc-là de si terrible ?
MARTON.
Comment, terrible ! Vouloir marier une belle personne de dix-huit ans avec un homme de vingt-deux, riche et bienfait ! La vérité, cela fait peur, et il n’y a point de fille en âge de raison à qui l’idée d’un tel mariage ne donnât la fièvre.
LUCINDE.
Je ne veux rien cacher ; j’ai reçu en même temps une lettre de Cléonte ; il sera incessamment à Paris ; il va faire agir auprès de mon père ; il me conjure de différer mon mariage : enfin, il m’aime toujours. Ah, ma chère, serez-vous insensible aux alarmes de mon coeur et cette amitié que vous m’avez jurée...
ANGÉLIQUE.
Plus cette amitié m’est chère, et plus je dois souhaiter d’en voir resserrer les noeuds par votre mariage avec mon frère. Cependant, Lucinde, votre repos est le premier de mes désirs, et mes voeux sont encore plus conformes aux vôtres que vous ne pensez.
LUCINDE.
Daignez donc vous rappeler vos promesses. Faites bien comprendre à Léandre que mon coeur ne saurait être à lui, que...
MARTON.
Mon Dieu ! Ne jurons de rien. Les hommes ont tant de ressources et les femmes tant d’inconstance, que si Léandre se mettait bien dans la tête de vous plaire, qu’il en viendrait à bout malgré vous.
LUCINDE.
Marton !
MARTON.
Je ne lui donne pas deux jours pour supplanter votre inconnu sans vous en laisser même le moindre regret.
LUCINDE.
Allons, continuez... Chère Angélique, je compte sur vos soins ; et dans le trouble qui m’agite, je cours tout tenter auprès de mon père pour différer, s’il est possible, un hymen que la préoccupation de mon coeur me fait envisager avec effroi.
ANGÉLIQUE.
Je devrais l’arrêter. Mais Lisimon n’est pas un homme à céder aux sollicitations de sa fille, et toutes ses prières ne feront qu’affermir ce mariage qu’elle-même souhaite d’autant plus qu’elle parait le craindre. Si je me plais à jouir pendant quelques instants de ses inquiétudes, c’est pour lui en rendre l’événement plus doux. Quelle autre vengeance pourrait être autorisée par l’amitié ?
MARTON.
Je vais la suivre ; et sans trahir notre secret, l’empêcher, s’il se peut, de faire quelque folie.
SCÈNE VIII. §
ANGÉLIQUE.
Insensée que je suis ! Mon esprit s’occupe à des badineries pendant que j’ai tant d’affaires avec mon coeur. Hélas ! Peut-être qu’en ce moment Valère confirme son infidélité. Peut être qu’instruit de tout et honteux de s’être laissé surprendre, il offre par dépit son coeur à quelque autre objet. Car voilà les hommes ; ils ne se vengent jamais avec plus d’emportement que quand ils ont le plus de tort. Mais le voici, bien occupé de son portrait.
SCÈNE IX. Angélique, Valère. §
VALÈRE, sans voir Angélique.
Je cours sans savoir ou je dois chercher cet objet charmant. L’amour ne guidera-t-il point mes pas ?
ANGÉLIQUE, à part.
Ingrat ! Il ne les conduit que trop bien.
VALÈRE.
Ainsi l’amour a toujours ses peines. Il faut que je les éprouve à chercher la beauté que j’aime, ne pouvant en trouver à me faire aimer.
ANGÉLIQUE, à part.
Quelle impertinence ! Hélas ! Comment peut-on être si fat et si aimable tout à la fois ?
VALÈRE.
Il faut attendre Frontin ; il aura peut-être mieux réussi. En tout cas, Angélique m’adore...
ANGÉLIQUE, à part.
Ah, traître ! Tu connais trop mon faible.
VALÈRE.
Après tout, je sens toujours que je ne perdrai rien auprès d’elle : le coeur, les appas, tout s’y trouve.
ANGÉLIQUE, à part.
Il me sera l’honneur de m’agréer pour son pis-aller.
VALÈRE.
Que j’éprouve de bizarrerie dans mes sentiments ! Je renonce à la possession d’un objet charmant et auquel, dans le fond, mon penchant me ramène encore. Je m’expose à la disgrâce de mon père pour m’entêter d’une belle, peut-être indigne de mes soupirs, peut-être imaginaire, sur la seule foi d’un portrait tombe des nues et flatte à coup sûr. Quel caprice ! Quelle folie ! Mais quoi ! La folie et les caprices ne sont-ils pas le relief d’un homme aimable ? Regardant le portrait. Que de grâces !... Quels traits !... Que cela est enchanté ! Que cela est divin ! Ah ! Qu’Angélique ne se flatte pas de soutenir la comparaison avec tant de charmes.
ANGÉLIQUE, saisissant le portrait.
Je n’ai gardé assurément. Mais qu’il me soit permis de partager votre admiration. La connaissance des charmes de cette heureuse rivale adoucira du moins la honte de ma défaite.
VALÈRE.
Ô ciel !
ANGÉLIQUE.
Qu’avez-vous donc ? Vous paraissez tout interdit. Je n’aurais jamais cru qu’un petit-maître soit si aise à décontenancer.
VALÈRE.
Ah ! Cruelle, vous connaissez tout l’ascendant que vous avez sur moi, et vous m’outragez sans que je puisse répondre.
ANGÉLIQUE.
C’est fort mal fait, en vérité ; et régulièrement vous devriez me dire des injures. Allez, Chevalier, j’ai pitié de votre embarras. Voila vôtre portrait ; et je suis d’autant moins fâchée que vous en aimiez l’original, que vos sentiments sont sur ce point tout à fait d’accord avec les miens.
VALÈRE.
Quoi ! Vous connaissez la personne ?
ANGÉLIQUE.
Non seulement je la connais, mais je puis vous dire qu’elle est ce que j’ai de plus cher au monde.
VALÈRE.
Vraiment, voici du nouveau, et le langage est un peu singulier dans la bouche d’une rivale.
ANGÉLIQUE.
Je ne sais ! Mais il est sincère.
S’il se pique, je triomphe.
VALÈRE.
Elle a donc bien du mérite ?
ANGÉLIQUE.
Il ne tient qu’à elle d’en avoir infiniment.
VALÈRE.
Point de défaut, sans doute.
ANGÉLIQUE.
Oh ! Beaucoup. C’est une petite personne bizarre, capricieuse, éventée, étourdie, volage, et surtout d’une vanité insupportable. Mais quoi ! Elle est aimable avec tout cela, et je prédis d’avance que vous l’aimerez jusqu’au tombeau.
VALÈRE.
Vous y consentez donc ?
ANGÉLIQUE.
Oui.
VALÈRE.
Cela ne vous fâchera point ?
ANGÉLIQUE.
Non.
VALÈRE, à part.
Son indifférence me désespère.
Oserai-je me flatter qu’en ma saveur vous voudrez bien resserrer encore votre union avec elle.
ANGÉLIQUE.
C’est tout ce que je demande.
VALÈRE, outré.
Vous dîtes tout cela avec une tranquillité qui me charme.
ANGÉLIQUE.
Comment donc ? Vous vous plaigniez tout à l’heure de mon enjouement, et à présent vous vous fâchez de mon sang-froid. Je ne sais plus quel ton prendre avec vous.
VALÈRE, bas.
Je crève de dépit.
Mademoiselle m’accorde-t-elle la faveur de me faire faire connaissance avec elle ?
ANGÉLIQUE.
Voilà, par exemple, un genre de service que je suis bien sure que vous n’attendez pas de moi : mais je veux passer votre espérance, et je vous le promets encore.
VALÈRE.
Ce sera bientôt, au moins ?
ANGÉLIQUE.
Peut-être dès aujourd’hui.
VALÈRE.
Je n’y puis plus tenir.
ANGÉLIQUE, à part.
Je commence à bien augurer de tout ceci ; il a trop de dépit pour n’avoir plus d’amour.
Où allez-vous, Valère ?
VALÈRE.
Je vois que ma présence vous gêne, et je vais vous céder la place.
ANGÉLIQUE.
Ah ! Point. Je vais me retirer moi-même : il que n’est pas juste que je vous chasse de chez vous.
VALÈRE.
Allez, allez ; souvenez-vous que qui n’aime rien ne mérite pas d’être aimé.
ANGÉLIQUE.
Il vaut encore mieux n’aimer rien que d’être amoureux de soi-même.
SCÈNE X. §
VALÈRE.
Amoureux de soi-même ! Est-ce un crime de sentir un peu ce qu’on vaut ? Je suis cependant bien piqué. Est-il possible qu’on perde un amant tel que moi sans douleur ? On dirait qu’elle me regarde comme un homme ordinaire. Hélas ! Je me déguise en vain le trouble de mon coeur, et je tremble de l’aimer encore après son inconstance. Mais non ; tout mon coeur n’est qu’à ce charmant objet. Courons tenter de nouvelles recherches, et joignons au soin de faire mon bonheur, celui d’exciter la jalouse d’Angélique. Mais voici Frontin.
SCÈNE XI. Valère, Frontin, ivre. §
FRONTIN.
Que diable ! Je ne fais, pourquoi je ne puis me tenir ; j’ai pourtant fait de mon mieux pour prendre des forces.
VALÈRE.
Eh bien, Frontin, as-tu trouvé ?
FRONTIN.
Oh ! Oui, Monsieur.
VALÈRE.
Ah ? Ciel ! Serait-il possible ?
FRONTIN.
Aussi j’ai bien eu de la peine.
VALÈRE.
Hâte-toi donc de me dire...
FRONTIN.
Il m’a fallu courir tous les cabarets du quartier.
VALÈRE.
Des cabarets !
FRONTIN.
Mais j’ai réussi au-delà de mes espérances.
VALÈRE.
Conte-moi donc...
FRONTIN.
C’était un feu... Une mousse...
VALÈRE.
Que diable barbouille cet animal ?
FRONTIN.
Attendez que je reprenne la chose par ordre.
VALÈRE.
Tais-toi, ivrogne, faquin ; ou réponds-moi sur les ordres que je t’ai donnés au sujet de l’original du portrait.
FRONTIN.
Ah ! Oui, l’original. Justement. Réjouissez-vous, Réjouissez-vous, vous dis-je.
VALÈRE.
Hé bien ?
FRONTIN.
Il n’est déjà ni à la Croix-blanche, ni au Lion-d’or, ni à la Pomme de pin, ni...
VALÈRE.
Bourreau, finiras-tu ?
FRONTIN.
Patience. Puisqu’il n’est pas-là, il faut qu’il soit ailleurs ; et... Oh ! Je le trouverai, je le trouverai...
VALÈRE.
Il me prend des démangeaisons de l’assommer ; sortons.
SCÈNE XII. §
FRONTIN.
Me voilà, en effet, assez joli garçon... Ce plancher est diablement raboteux. Où en étais-je ? Ma foi, je n’y suis plus. Ah ! Si fait...
SCÈNE XIII. Lucinde, Frontin. §
LUCINDE.
Frontin, où est ton maître ?
FRONTIN.
Mais, je crois qu’il se cherche actuellement.
LUCINDE.
Comment, il se cherche ?
FRONTIN.
Oui, il se cherche pour s’épouser.
LUCINDE.
Qu’est ce que c’est que ce galimatias ?
FRONTIN.
Ce galimatias ! Vous n’y comprenez donc rien ?
LUCINDE.
Non, en vérité.
FRONTIN.
Ma foi, ni moi non plus : je vais pourtant vous l’expliquer, si vous voulez.
LUCINDE.
Comment m’expliquer ce que tu ne comprends pas ?
FRONTIN.
Oh ! Dame, j’ai fait mes études, moi.
LUCINDE.
Il est ivre, je crois. Eh ! Frontin, je t’en prie, rappelle un peu ton bon sens ; tâche de te faire entendre.
FRONTIN.
Pardi rien n’est plus aise. Tenez. C’est un portrait... métamor... non, métaphor... oui, métaphorisé. C’est mon maître, c’est une fille... Vous avez fait un certain mélange... Car j’ai deviné tout ça, moi. Hé bien, peut-on parler plus clairement ?
LUCINDE.
Non, cela n’est pas possible.
FRONTIN.
Il n’y a que mon maître qui n’y comprenne rien. Car il est devenu amoureux de sa ressemblance.
LUCINDE.
Quoi ! Sans se reconnaître ?
FRONTIN.
Oui, et c’est bien ce qu’il y a d’extraordinaire.
LUCINDE.
Ah ! Je comprends tout le reste. Et qui pouvait prévoir cela ? Cours vite, mon pauvre Frontin, vole chercher ton maître et dis-lui que j’ai les choses les plus pressantes à lui communiquer. Prends garde, surtout, de ne lui point parler de tes devinations. Tiens, voila pour...
FRONTIN.
Pour boire, n’est-ce pas ?
LUCINDE.
Oh non, tu n’en as pas de besoin.
FRONTIN.
Ce sera par précaution.
SCÈNE XIV. §
LUCINDE.
Ne balançons pas un instant, avouons tout ; et quoiqu’il m’en puisse arriver, ne souffrons pas qu’un frère si cher se donne en ridicule par les moyens mêmes que j’avais employés pour l’en guérir. Que je fuis malheureuse ! J’ai désobligé mon frère ; mon père irrité de ma résistance n’en est que plus absolu ; mon amant absent n’est point en état de me secourir ; je crains les trahisons d’une amie, et les précautions d’un homme que je ne puis souffrir : car je le hais sûrement, et je sens que je préférerais la mort à Léandre.
SCÈNE XV. Angélique, Lucinde, Marton. §
ANGÉLIQUE.
Consolez-vous, Lucinde, Léandre ne veut pas vous faire mourir. Je vous avoue, cependant, qu’il a voulu vous voir sans que vous le sussiez.
LUCINDE.
Hélas ! Tant pis.
ANGÉLIQUE.
Mais savez-vous bien que voila un tant pis qui n’est pas trop modeste ?
MARTON.
C’est une petite veine du sang fraternel.
LUCINDE.
Mon Dieu, que vous êtes méchantes ! Après cela, qu’a-t-il dit ?
ANGÉLIQUE.
Il m’a dit qu’il serait au désespoir de vous obtenir contre votre gré.
MARTON.
Il a même ajouté que votre résistance lui faisait plaisir en quelque manière. Mais il a dit cela d’un certain air... Savez-vous qu’à bien juger de vos sentiments pour lui, je gagerais qu’il n’est guère en reste avec vous. Haïssez-le toujours de même, il ne vous rendra pas mal le change.
LUCINDE.
Voilà une façon de m’obéir qui n’est pas trop polie.
MARTON.
Pour être poli avec les autres femmes, il ne faut pas toujours être si obéissant.
ANGÉLIQUE.
La seule condition qu’il a mise à sa renonciation est que vous recevrez sa visite d’adieu.
LUCINDE.
Oh, pour cela non ; je l’en quitte.
ANGÉLIQUE.
Ah ! Vous ne sauriez lui refuser cela. C’est d’ailleurs un engagement que j’ai pris avec lui. Je vous avertis même confidemment qu’il compte beaucoup sur le succès de cette entrevue, et qu’il ose espérer qu’après avoir paru à vos yeux vous ne résisterez plus cette alliance.
LUCINDE.
Il a donc bien de la vante.
MARTON.
Il se flatte de vous apprivoiser.
ANGÉLIQUE.
Et ce n’est que sur cet espoir qu’il a consenti au traite que je lui ai propose.
MARTON.
Je vous réponds qu’il n’accepte le marché que parce qu’il est bien sûr que vous ne le prendrez pas au mot.
LUCINDE.
Il faut être d’une fatuité bien insupportable. Hé bien, il n’a qu’à paraître : je serai curieuse de voir comment il s’y prendra pour étaler ses charmes, et je vous donne ma parole qu’il sera reçu d’un air... Faites le venir. Il a besoin d’une leçon ; comptez qu’il la recevra... instructive.
ANGÉLIQUE.
Voyez-vous, ma chère Lucinde, on ne tient pas tout ce qu’on se propose ; je gage que vous vous radoucirez.
MARTON.
Les hommes sont furieusement adroits ; vous verrez qu’on vous apaisera.
LUCINDE.
Soyez en repos là-dessus.
ANGÉLIQUE.
Prenez-y garde, au moins ; vous ne direz pas qu’on ne vous a point avertie.
MARTON.
Ce ne sera pas notre faute si vous vous laissez surprendre.
LUCINDE.
En vérité, je crois que vous voulez me faire devenir folle.
ANGÉLIQUE, bas à Marton.
La voilà au point.
Puisque vous le voulez donc, Marton va vous l’amener.
LUCINDE.
Comment ?
MARTON.
Nous l’avons laissé dans l’antichambre, il va être ici à l’instant.
LUCINDE.
Ô cher Cléonte ! Que ne peux-tu voir la manière dont je reçois tes rivaux.
SCÈNE XVI. Angélique, Lucinde, Marton, Léandre. §
ANGÉLIQUE.
Approchez, Léandre, venez apprendre à Lucinde à mieux connaître son propre coeur ; elle croit vous haïr, et va faire tous les efforts pour vous mal recevoir : mais je vous réponds, moi, que toutes ces marques apparentes de haine sont en effet autant de preuves réelles de son amour pour vous.
LUCINDE, toujours sans regarder Léandre.
Sur ce pied-là, il doit s’estimer bien favorite, je vous assure ; le mauvais petit esprit !
ANGÉLIQUE.
Allons, Lucinde, faut-il que la colère vous empêche de regarder les gens ?
LÉANDRE.
Si mon amour excite votre haine, connaissez combien je suis criminel. Il se jette aux genoux de Lucinde.
LUCINDE.
Ah ! Cléonte ! Ah ! Méchante Angélique !
LÉANDRE.
Léandre vous a trop déplu pour que j’ose me prévaloir sous ce nom des grâces que j’ai reçues sous celui de Cléonte. Mais si le motif de mon déguisement en peut justifier l’effet, vous le pardonnerez à la délicatesse d’un coeur dont le faible est de vouloir être aime pour lui-même.
LUCINDE.
Levez-vous, Léandre ; un excès de délicatesse n’offense que les coeurs qui en manquent, et le mien est aussi content de l’épreuve que le vôtre doit l’être du succès. Mais vous, Angélique ! Ma chère Angélique a eu la cruauté de se faire un amusement de mes peines ?
ANGÉLIQUE.
Vraiment il vous siérait bien de vous plaindre ! Hélas ! Vous êtes heureux l’un et l’autre, tandis que je suis en proie aux alarmes.
LÉANDRE.
Quoi ! Ma chère soeur, vous avez songé à mon bonheur, pendant même que vous aviez des inquiétudes sur le vôtre. Ah ! C’est une bonté que je n’oublierai jamais.
SCÈNE XVII. Léandre, Valère, Angélique, Lucinde, Marton. §
VALÈRE.
Que ma présence ne vous gêne point. Comment, Mademoiselle ? Je ne connaissais pas toutes vos conquêtes ni l’heureux objet de votre préférence, et j’aurai soin de me souvenir par humilité qu’après avoir soupiré le plus constamment, Valère a été le plus maltraité.
ANGÉLIQUE.
Ce serait mieux fait que vous ne pensez, et vous auriez besoin en effet de quelques leçons de modestie.
VALÈRE.
Quoi ! Vous osez joindre la raillerie à l’outrage, et vous avez le front de vous applaudir quand vos devriez mourir de honte ?
ANGÉLIQUE.
Ah ! Vous vous fâchez ; je vous laisse ; je n’aime pas les injures.
VALÈRE.
Non, vous demeurerez ; il faut que je jouisse de toute votre honte.
ANGÉLIQUE.
Hé bien, jouissez.
VALÈRE.
Car, j’espère que vous n’aurez pas la hardiesse de tentée votre justification.
ANGÉLIQUE.
N’ayez pas peur.
VALÈRE.
Et que vous ne vous flattez pas que je conserve encore les moindres sentiments en votre faveur.
ANGÉLIQUE.
Mon opinion là-dessus ne changera rien à la chose.
VALÈRE.
Je vous déclare que je ne veux plus avoir pour vous que de la haine.
ANGÉLIQUE.
C’est fort bien fait.
VALÈRE, tirant le portrait.
Et voici désormais l’unique objet de tout mon amour.
ANGÉLIQUE.
Vous avez raison. Et moi je vous déclare que j’ai pour Monsieur, montrant son frère, un attachement qui n’est des guères inférieur au vôtre pour l’original de ce portrait.
VALÈRE.
L’ingrat ! Hélas, il ne me reste plus qu’à mourir.
ANGÉLIQUE.
Valère, écoutez. J’ai pitié de l’état où je vous vois. Vous devez convenir que vous êtes le plus injuste des hommes, de vous emporter sur une apparence d’infidélité dont vous m’avez vous-même donné l’exemple ; mais ma bonté veut bien encore aujourd’hui passer par-dessus vos travers.
VALÈRE.
Vous verrez qu’on me fera la grâce de me pardonner !
ANGÉLIQUE.
En vérité, vous ne le méritez guère. Je vais cependant vous apprendre à quel prix je puis m’y résoudre. Vous m’avez ci-devant témoigné des sentiments que j’ai payés d’un retour trop tendre pour un ingrat. Malgré cela, vous m’avez indignement outragée par un amour extravagant conçu sur un simple portrait avec toute la légèreté, et j’ose dire, toute l’étourderie de votre âge et de votre caractère, il n’est pas temps d’examiner si j’ai dû vous imiter, et ce n’est pas à vous qui êtes coupable qu’il conviendrait de blâmer ma conduite.
VALÈRE.
Ce n’est pas à moi, grands dieux ! Mais voyons ces beaux discours.
ANGÉLIQUE.
Le voici. Je vous ai dit que je connaissais l’objet de votre nouvel amour, et cela est vrai. J’ai ajouté que je l’aimais tendrement, et cela n’est encore que trop vrai. En vous avouant son mérite, je ne vous ai point déguisé ses défauts. J’ai fait plus, je vous ai promis de vous le faire connaître, et je vous engage à présent ma parole de le faire dès aujourd’hui, dès cette heure même : car je vous avertis qu’il est plus près de vous que vous ne pensez.
VALÈRE.
Qu’entends-je ? Quoi, là...
ANGÉLIQUE.
Ne m’interrompez point, je vous prie. Enfin, la vérité me force encore à vous répéter que cette personne vous aime avec ardeur, et je puis vous répondre de son attachement comme du mien propre. C’est à vous maintenant de choisir entre elle et moi, celle à qui vous destinez toute votre tendresse : choisissez, Chevalier ; mais choisissez des cet instant et sans retour.
MARTON.
Le voilà, ma foi, bien embarrassé. L’alternative est plaisante. Croyez-moi, Monsieur, choisissez le portrait ; c’est le moyen d’être à l’abri des rivaux.
LUCINDE.
Ah ! Valère, faut-il balancer si longtemps pour suivre les impressions du coeur ?
VALÈRE aux pieds d’Angélique et jetant le portrait.
C’est est fait ; vous avez vaincu, belle Angélique, et je sens combien les sentiments qui naissent du caprice sont inférieurs à ceux que vous inspirez.
Mais, hélas ! Quand tout mon coeur revient à vous, puis-je me flatter qu’il me ramènera le votre ?
ANGÉLIQUE.
Vous pourrez juger de ma reconnaissance par le sacrifice que vous venez de me faire. Levez-vous, Valère, et considérez bien ces traits.
LÉANDRE regardant aussi.
Attendez donc ! Mais je crois reconnaître cet objet... C’est... Oui, ma foi, c’est lui...
VALÈRE.
Qui, lui ? Dites donc, elle. C’est une femme à qui je renonce, comme à toutes les femmes de l’univers, sur qui Angélique l’emportera toujours.
ANGÉLIQUE.
Oui, Valère ; c’était une femme jusqu’ici : mais j’espère que ce sera désormais un homme supérieur à ces petites faiblesses qui dégradaient son sexe son caractère.
VALÈRE.
Dans quelle étrange surprise vous me jetez !
ANGÉLIQUE.
Vous devriez d’autant moins méconnaître cet objet que vous avez eu avec lui le commerce le plus intime, et qu’assurément on ne vous accusera pas de l’avoir négligé. Otez à cette tête cette parure étrange que votre soeur y a fait ajouter...
VALÈRE.
Ah ! Que vois-je ?
MARTON.
La chose n’est-elle pas claire ? Vous voyez le portrait, et voila l’original.
VALÈRE.
Ô ciel ! Et je ne meurs pas de honte !
MARTON.
Eh, Monsieur, vous êtes peut-être le seul de votre ordre qui la connaissiez.
ANGÉLIQUE.
Ingrat ! Avais-je tort de vous dire que j’aimais l’original de ce portrait ?
VALÈRE.
Et moi je ne veux plus l’aimer que par qu’il vous adore.
ANGÉLIQUE.
Vous voulez bien que pour affermir notre réconciliation je vous présente Léandre mon frère.
LÉANDRE.
Souffrez, Monsieur...
VALÈRE.
Dieux ! Quel comble de félicité ! Quoi ! Même quand j’étais ingrat, Angélique n’était pas infidèle ?
LUCINDE.
Que je prends de part à votre bonheur ! Et que le mien même en est augmenté !
SCÈNE XVIII. Lisimon. Les Acteurs de la Scène précédente. §
LISIMON.
Ah ! Vous voici tous rassemblés sort à propos. Valère et Lucinde ayant tous deux résisté à leurs mariages, j’avais d’abord résolu de les y contraindre. Mais j’ai réfléchi qu’il faut quelquefois être bon père, et que la violence ne fait pas toujours des mariages heureux. J’ai donc pris le parti de rompre des aujourd’hui tout ce qui avait été arrêté ; et voici les nouveaux arrangements que j’y substitue. Angélique m’épousera ; Lucinde ira dans un couvent ; Valère sera déshérité, et quant à vous, Léandre, vous prendrez patience, s’il vous plaît.
MARTON.
Fort bien, ma foi ! Voilà qui est toise, on ne peut pas mieux.
LISIMON.
Qu’est-ce donc ? Vous voilà tout interdits ! Est-ce que ce projet ne vous accommode pas ?
MARTON.
Voyez si pas un d’eux desserrera les dents ! La peste des sots amants et de la sotte jeunesse dont l’inutile babil ne tarit point, et qui ne savent trouver un mot dans une occasion nécessaire !
LISIMON.
Allons, vous savez tous mes intentions ; vous n’avez qu’a vous y conformer.
LÉANDRE.
Eh, Monsieur ! Daignez suspendre votre courroux. Ne lisez-vous pas le repentir des coupables dans leurs yeux et dans leur embarras, et voulez-vous confondre les innocents dans la même punition ?
LISIMON.
Ça, je veux bien avoir la faiblesse d’éprouver leur obéissance encore une fois. Voyons un peu. Eh bien, Monsieur Valère, faites-vous toujours des réflexions ?
VALÈRE.
Oui, mon père ; mais au lieu des peines du mariage, elles ne m’en offrent plus que les plaisirs.
LISIMON.
Oh, oh ! Vous avez bien changé de langage ! Et toi, Lucinde, aimes-tu toujours bien ta liberté ?
LUCINDE.
Je sens, mon père, qu’il peut être doux de la perdre sous les lois du devoir.
LISIMON.
Ah ! Les voilà tous raisonnables. J’en suis charmé. Embrassez-moi, mes enfants, et allons conclure ces heureux hyménées. Ce que c’est qu’un coup d’autorité frappé à propos !
VALÈRE.
Venez, belle Angélique ; vous m’avez guéri d’un ridicule qui faisait la honte de ma jeunesse ; et je vais désormais éprouver près de vous que quand on aime bien, on ne songe plus à soi-même.