SCÈNE I. Monsieur le Chancellier, Godeau, Chapelain, Boisrobert, Serisay, Porchères, Desmarets. §
Monsieur le CHANCELLIER.
C’est aujourd’hui, Messieurs, qu’on révèle la France
Les mystères secrets de la vraie éloquence.
Les Muses, qui du ciel ont descendu chez nous,
390 Vous rendent par ma bouche un oracle si doux.
C’est à tort, grands auteurs, que la Grèce se vante ;
La Rome des Latins n’est plus la triomphante ;
L’Italie aujourd’hui tombe dans le mépris,
Et les Muses n’ont plus de séjour qu’à Paris.
GODEAU.
395 Qui croirait, Monseigneur, que ces enchanteresses,
Que les neuf belles soeurs, nos divines maîtresses,
Vinssent ici flatter nos esprits et nos sens,
Si vous n’aviez aimé leurs charmes innocents ?
CHAPELAIN.
Vous voyez les choses futures,
400 Malgré les nuits les plus obscures
Qui couvrent le bien de l’État,
Vous voyez tout ce qu’il faut faire,
Au rebours du sens populaire,
Pour maintenir le potentat.
BOISROBERT.
405 Superbes filles de Mémoire,
Venez accroître mon ardeur ;
Je vais travailler à la gloire
D’une incomparable grandeur...
Que le style élevé me paraît incommode !
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410 Je n’ai pas le talent qu’il faut pour faire une ode.
MONSIEUR LE CHANCELLIER.
Que chacun se réduise au mérite d’auteur.
J’estime le savant et je hais le flatteur.
Mes louanges, Messieurs, ne sont pas nécessaires,
Et vous avez ici de plus grandes affaires.
SERISAY.
415 Porchères semble avoir dessein de nous parler.
PORCHÈRES.
Quatre mots seulement, Messieurs ; puis m’en aller.
Monsieur de Colomby m’a chargé de vous dire
Que las de ses emplois enfin il se retire ;
Et cous saurez aussi, qu’ennuyé à la Cour,
420 Je vais chercher ailleurs un tranquille séjour.
SERISAY.
Vous nous voyez pensifs, mornes et taciturnes,
De perdre l’intendant, de nos "Plaisirs nocturnes" ;
Et vous ferez savoir, au muet orateur
"Des affaires d’État", le fond de notre cour.
425 Nous regrettons beaucoup un si grand personnage,
Et ne suivrons pas moins notre important ouvrage.
DESMARETS.
Je ne vois point ici Saint-Amant ni Faret :
Que sont-ils devenus ?
GODEAU.
Que sont-ils devenus ? Ils sont au cabaret.
DESMARETS.
Ils sont au cabaret ! Messieurs, quelle impudence !
430 Vous voyez parmi nous un CHANCELIER DE FRANCE,
Qui vient de son logis en ce méchant quartier,
Sachant bien le respect que l’on doit à son métier ;
Et ces vieux débauchés, au mépris de la gloire,
Lorsque nous travaillons, font leur plaisir de boire !
GODEAU.
435 Je vois entre Faret suivi de Saint-Amant.
CHAPELAIN.
Et, si je ne me trompe, ils ont bu largement.
SCÈNE III. Monsieur le Chancelier, Serisay, Godeau, Desmarets, Silhon, Chapelain, Gombaud, Boisrobert, L’Estoile, Gomberville, Baudoin, etc. §
SERISAY.
Enfin, ils sont sortis. Sans tarder davantage,
470 Réformons les défauts que l’on trouve dans le langage,
Et d’un style trop vieux, faisons-en un nouveau.
Vous, parlez le premier, docte et sage Godeau.
GODEAU.
C’est m’obliger beaucoup ; et cette déférence
Serait dûe à quelqu’autre avec plus d’apparence.
SERISAY.
475 Vous êtes trop modeste ; et votre dignité...
GODEAU.
Je reçois cet honneur sans l’avoir mérité ;
Je le dois purement à votre courtoisie.
SERISAY.
On ne saurait avoir aucune jalousie.
GODEAU.
Je dirai donc, Messieurs, qu’il est très important.
480 D’ôter de notre Langue OR, POURCE QUE, D’AUTANT ;
C’est là mon sentiment. Vous me voyez attendre
Que quelqu’Émulateur s’apprête à les défendre.
DESMARETS.
Silhon s’oppose enfin.
SERISAY.
Silhon s’oppose enfin. Parlez discrètement ;
Vous, Monsieur de Godeau.
GODEAU.
Vous, Monsieur de Godeau. Je dis premièrement,
485 Que ces mots sont usés, qu’ils tombent de vieillesse ;
Et d’ailleurs il s’y trouve une grande rudesse.
SILHON.
Inepte sentiment ! Absurde vision !
Ces mots mènent enfin à la conclusion :
L’un sert à résumer, comme à la conséquence ;
490 Les autres, à prouver des choses d’importance.
GODEAU.
Le premier sent l’école et tient trop du pédant ;
Et tous ont trop vécu.
LA TROUPE.
Et tous ont trop vécu. "Nous en disons autant".
SILHON.
Qu’ils soient bannis des vers et conservés en prose.
DESMARETS.
Aujourd’hui prose et vers sont une même chose.
CHAPELAIN.
495 Il est bien échauffé : qu’on lui tâte le pouls.
SERISAY.
C’est assez disputé. Messieurs, asseyez-vous :
Que quelqu’un succède à l’Évêque de Grasse ;
Parlez, vous, Chapelain, sans user de préface.
CHAPELAIN.
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IL CONSTE, IL NOUS APPERT, sont termes de barreau,
500 Que leur antiquité doit porter au tombeau.
SILHON.
J’estime en Chapelain la bonté de nature,
Qui veut donner aux mots même la sépulture.
CHAPELAIN.
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Horace les fait naître, et puis les fait mourir ;
Sans quelque métaphore, on ne peut discourir.
SILHON.
505 Les mots peuvent mourir, mais jamais métaphore
N’avait dressé TOMBEAU pour de tels mots encore.
LA TROUPE.
IL CONSTE, IL NOUS APPERT, doivent être abolis,
Mais on ne les voit pas encore ensevelis.
GOMBAUD.
Je dis que la coutume assez souvent trop forte,
510 Fait dire improprement que l’on "ferme la porte".
L’usage tous les jours autorise des mots,
Dont on se sert pourtant assez mal à propos.
Pour avoir moins froid à la fin décembre,
On va "pousser la porte", et l’on "ferme sa chambre".
SERISAY.
515 En matière d’État, vous savez que les rois
N’ôtent pas tout d’un coup les anciennes lois ;
De même dans les mots, ce n’est pas être sage,
Que d’ôter pleinement ce qu’approuve l’usage.
LA TROUPE.
Digne raisonnement ! Noble comparaison !
520 Gombeau n’a pas de tort, mais vous avez raison.
BOISROBERT.
Messieurs, je veux ôter un terme de coquette :
C’est le mot d’ "à ravir".
L’ESTOILE.
C’est le mot d’ "à ravir". Il est bon en fleurette.
Cet et cent faux galants en leur fade entretien,
De ce mot d’À RAVIR se servent assez bien :
525 Et principalement dans les amours de ville,
À RAVIR se rendra chaque jour plus utile.
LA TROUPE.
" Nous n’avons parmi nous que des auteurs de Cour,
Et partant ennemis de ce dernier amour.
Les dames de Quartier auront leur COTTERIE
530 À qui nous laisserons le droit de bourgeoisie."
GOMBERVILLE.
Que ferons-nous, Messieurs, de CAR et de POURQUOI ?
DESMARETS.
Que deviendrait sans CAR l’autorité du Roi ?
GOMBERVILLE.
Le Roi sera toujours ce que le Roi doit être,
Et ce n’est pas un mot qui le rend notre maître.
GOMBAUD.
535 Beau titre que le CAR, au suprême pouvoir,
Pour prescrire aux sujets la règle et le devoir !
DESMARETS.
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Je vous connais Gombaud ; vous êtes hérétique,
Et partisan secret de toute République.
GOMBAUD.
Je suis fort bon sujet, et le serai toujours ;
540 Prêt de mourir pour CAR, après un tel discours.
DESMARETS.
Du CAR viennent des lois : sans CAR, pour d’Ordonnance ;
Et ce ne serait plus que désordre et licence.
GOMBAUD.
Je demande pardon, si trop mal à propos,
J’ai parlé contre un mot qui maintient le repos.
GOMBERVILLE, à Desmarets.
545 L’effort de votre esprit en chose imaginaire,
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Vous rendra, Desmarets, un grand visionnaire.
Le POÈTE, le VAILLANT, le RICHE, l’AMOUREUX,
Feront de leur auteur un aussi grand fou qu’eux.
DESMARETS.
Un faiseur de romans, père de POLEXANDRE,
550 À corriger les fous n’a pas droit de prétendre.
Monsieur le CHANCELLIER.
Ni vous autres, Messieurs, droit de vous quereller ;
Laissera CAR en paix ; il n’en faut plus parler.
GOMBERVILLE.
Et le POURQUOI, Messieurs ?
LA TROUPE.
Et le POURQUOI, Messieurs ? Sans cesse il questionne.
Qu’il soit moins importun, ou bien on l’abandonne.
L’ESTOILE.
555 Je ne saurais souffrir le vieux AUPARAVANT,
Qui se trouve cent fois à la place d’AVANT.
BAUDOIN.
Pour mes traductions c’est un mot nécessaire ;
Et si l’on s’en sert mal, je n’y saurais que faire.
L’ESTOILE.
Peut-être voudrez-vous garder encore JADIS ?
BAUDOIN.
560 Sans lui, comment rimer si bien à PARADIS ?
L’ESTOILE.
PARADIS est un mot ignoré du Parnasse,
Et les "Cieux", dans nos vers, auront meilleure grâce.
SERISAY.
Que dira Colletet ?
COLLETET.
Que dira Colletet ? Le plus grand de mes soins
Est d’ôter NONOBSTANT, et casser NÉANMOINS.
HABERT.
565 Condamner NÉANMOINS ! D’où vient cette pensée ?
Colletet, avez-vous la cervelle blessée ?
NÉANMOINS ! Qui remplit et coule doucement ;
Qui met dans le discours un certain ornement...
Pour casser NONOBSTANT, c’est un méchant office,
570 Que nous nous rendrions dans les cours de Justice.
DESMARETS.
Puisque CAR est sauvé laissons le reste en paix,
Et faisons une loi qui demeure à jamais.
« Les Auteurs assemblés pour régler le langage,
Ont enfin décidé dans leur aréopage :
575 Voici les mots soufferts, voici les mots cassés... »
Monsieur de Serisay, c’est à vous : prononcez.
SERISAY.
Grâce à Dieu, Compagnons, la divine assemblée
A si bien travaillé, que la langue est réglée.
Nous avons retouché ces durs et rudes mots,
580 Qui semblaient introduits par les barbares Goths ;
Et s’il n’en reste aucun en faveur de l’usage,
Il sera désormais un méchant personnage.
OR, qui fit l’important, déchu de tous honneurs,
Ne pourra plus servir qu’à de vieux raisonneurs.
585 COMBIEN QUE, POUR CE QUE, sont un son incommode,
Et D’AUTANT et PARFOIS ne sont plus à la mode.
IL CONSTE, IL NOUS APPERT, sont termes de barreau ;
Mais le plaideur français aime un air plus nouveau.
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IL APPERT était bon pour Cujas et Barthole ;
590 IL CONSTE ira trouver la Parlement de Dôle,
Où, malgré sa vieillesse, il se rendra commun ;
Par les graves discours de l’Orateur Le Brun.
Du pieux Chapelain la bonté paternelle
Peut garder son tombeau pour sa propre PUCELLE.
595 Aux stériles esprits, dans leur fade entretien,
On permet À RAVIR, lequel n’exprime rien.
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JADIS est conservé par respect pour Malherbe.
Dans l’Ode il a marché, JADIS, grave et superbe ;
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Et de là s’abaissant aux saveurs de Scarron,
600 Il a pris l’air burlesque et le comique ton ;
Mais il demeure exclu du discours ordinaire :
Vieux JADIS, c’est pour tout ce que l’on peut faire.
Il faudra modérer cet indiscret POURQUOI,
Et révérer le CAR, pour l’intérêt du Roi.
605 En toutes nations la coutume est bien forte ;
On dire cependant que l’on POUSSE LA PORTE.
Nous souffrons NÉANMOINS; et craignons le Palais,
Nous laissons NONOBSTANT en repos pour jamais.
Qu’en milieu des cités, la vaine COTTERIE
610 Au prodigue CADEAU soit toujours assortie :
Et que dans le repos, ainsi que dans l’amour,
Ils demeurent bourgeois éloignés de la Cour.
Auteurs, mes Compagnons, qui réglez le langage,
Avons-nous assez fait ? En faut-il davantage ?
LA TROUPE.
615 Voilà ce qu’à peu près nous pensons réformer :
Anathème sur ceux qui voudront le blâmer ;
Et soit traiter chez nous plus mal qu’un hérétique,
Qui ne reconnaîtra la TOUPE ACADÉMIQUE.
DESMARETS.
À ce divin arrêt, des arrêts le plus beau,
620 Je m’en vais tout à l’heure apposer le grand sceau.