SCÈNE III. Polixène, Orosmane. §
POLIXÈNE
Seigneur, c’est en ce jour que la fureur céleste
Détruit avec l’état tout l’espoir qui nous reste,
Et que Tigrane pris qui m’oblige à pleurer,
1455 Défend à ma raison de plus rien espérer.
Le ciel veut notre perte, il nous y faut résoudre :
Sa dernière colère, ou sa dernière foudre,
Éclate horriblement, enfin tombe sur nous,
Et perd la Capadoce en perdant mon époux.
1460 Tant que Tigrane libre, eût vécu sans contrainte,
Un espoir raisonnable eût balancé ma crainte ;
J’attendais tout de lui, mais hélas ! Désormais
Votre trône en sa chute est tombé pour jamais.
Celui dont la valeur était incomparable ;
1465 Celui qui soutenait notre sort déplorable,
Celui que vous aimiez, celui qui vous aimait ;
Celui que je charmais, celui qui me charmait ;
Celui dont la vertu s’égalait au courage ;
Va saouler d’un tyran l’injustice et la rage ;
1470 Et son illustre main dans les fers d’un méchant,
Ne vous soutiendra point en votre âge penchant.
Ha ! Seigneur, ma constance enfin est abattue !
Le coup qui perd Tigrane est celui qui me tue ;
Le mal qu’il va souffrir est le seul que je sens,
1475 Et j’accuse le sort qui nuit aux innocents.
Ô sort injurieux, vois comme tu disposes,
Et des événements, et de l’ordre des choses !
Grands dieux, pardonnez-moi si j’ose murmurer,
Mais ce mal est trop fort, qui pourrait l’endurer ?
OROSMANE
1480 Le sort le plus cruel peut devenir propice,
Il a sauvé des gens au bord du précipice ;
Et dans un grand naufrage, on voit venir au port,
Des cours qui savent vaincre, et la mer et la mort.
Mais quand notre vaisseau périrait dans l’orage,
1485 Manquons d’heur, Polixène, et non pas de courage :
Qui souffre constamment un destin rigoureux,
Fait voir qu’il méritait d’être moins malheureux ;
La gloire d’un combat consiste à se défendre,
Non à l’événement : mais que nous veut Cassandre ?
SCÈNE IV. Cassandre, Polixène, Orosmane. §
CASSANDRE
1490 Le prince votre époux m’a donné cet écrit :
POLIXÈNE
Elle ouvre les tablettes.
Prépare-toi mon cour, arme-toi mon esprit.
Lettre de Tigrane à Polixène.
Si ma sour m’eût aimé, comme elle aime un perfide,
Et qu’elle eût secondé mon dessein généreux,
J’aurais perdu notre homicide,
1495 Mais elle est trop fidèle, et moi trop malheureux.
Seul objet de mon cour, aimable Polixène,
Puisqu’on voit que le ciel augmente son courroux,
Opposons enfin à sa haine,
Un remède assuré qui dépende de nous.
1500 Pour te sauver l’honneur ma main te fut cruelle ;
Pour me sauver l’honneur, et rompre ma prison ;
Par une grâce mutuelle,
Que la tienne aujourd’hui me donne du poison.
Prête-moi ton secours pour terminer mes peines ;
1505 Trouve-moi ce poison qui me délivrera ;
Si je n’étais chargé de chaînes,
J’irais baiser la main qui me le donnera.
TIGRANE
Triste, désespérée, interdite, et confuse,
Honneur, tu veux un don que l’amour te refuse :
1510 La mort, quelque conseil que tu puisses m’offrir,
Est plus dure à donner qu’elle n’est à souffrir :
Et de tous les grands maux, honneur, le mal extrême,
Est d’en faire endurer à l’objet que l’on aime.
Tigrane, cher époux, je connais en effet,
1515 Par le mal que je sens, celui que je t’ai fait,
Lorsque ma volonté qui règne sur la tienne,
Força ta main au coup que tu veux de la mienne,
Mais bien qu’après un coup qui m’obligea si fort,
Mon cour paraisse ingrat en refusant ta mort,
1520 S’il est vrai, cher époux, que ce refus te blesse,
En faveur de l’amour pardonne à ma faiblesse ;
Tu fis voir ton ardeur en un don si plaisant ;
Et je fais voir la mienne en te le refusant.
OROSMANE
Non, non, la raison veut qu’on suive son envie :
1525 Je conclus à sa mort, moi dont il tient la vie ;
Et malgré le discours que je viens de tenir,
Je vois bien qu’il est temps de songer à finir.
Ne nous opposons plus aux fières destinées ;
Achevons ses malheurs avec ses années,
1530 Et puisqu’aucun secours ne peut nous arriver,
Ne lui refusons pas ce qui le peut sauver.
POLIXÈNE
Hélas ! Tout m’abandonne en si triste aventure !
OROSMANE
Votre amour y résiste aussi fait la nature ;
Je suis père, ce mot dit assez ma douleur,
1535 Mais que pouvons-nous faire en un si grand malheur ?
POLIXÈNE
Quoi donc, pour bien aimer il faut être inhumaine !
Et montrer son amour par un effet de haine !
Ô pitoyable état, où le sort me réduit !
Raison, retirez-vous votre conseil me nuit ;
1540 Je ne puis me résoudre à cet acte tragique ;
Et de quelque vertu que mon esprit se pique ;
Et bien qu’il soit lui-même en état de partir,
Je sens bien que mon cour n’y saurait consentir.
OROSMANE
Tant de difficultés ne me contentent guère :
1545 Je souffre la faiblesse en des armes vulgaires,
Mais aux cours élevés ce défaut me déplaît,
Tigrane étant mon fils, songez à ce qu’il est,
Et faisons que sa mort au moins puisse paraître
Digne de la grandeur où je l’avais fait naître.
POLIXÈNE
1550 Mais quand j’écouterais cette fière raison,
En l’état où je suis, ou prendre du poison ?
OROSMANE
Quand à ce dernier point, aimable Polixène,
Il nous est bien aisé, n’en soyez pas en peine ;
Les rois de Capadoce, ainsi que ceux de Pont,
1555 Dés l’instant qu’on leur met le diadème au front,
En ont toujours sur eux pour abréger leur vie,
S’il arrive jamais qu’il leur en prenne envie :
Et dix siècles entiers ont leur cours achevé,
Depuis que parmi nous cet ordre est observé.
1560 Dessous ces diamants voici notre remède ;
Voici dans nos malheurs ce qui s’offre à notre aide ;
Il lui montre des bagues qu’il a.
Voici ce que mon fils vous demande aujourd’hui ;
Nous en avons assez, et pour nous et pour lui :
Donnez-lui cette bague, et je garderai l’autre ;
1565 Ma main vous fait ce don, il le veut de la vôtre ;
Ne lui refusez point ce présent amoureux ;
Pour ne l’estimer pas il est trop généreux.
Il lui baille une bague.
POLIXÈNE
Tu vois Cassandre enfin ce que le roi commande ;
Il lui baille une bague.
Prends ce funeste don que Tigrane demande ;
1570 Et comme mon destin dépend toujours du sien,
Porte dans cet anneau son trépas et le mien.
Dis lui que ma douleur n’eut jamais de semblable ;
Et qu’étant infinie elle est inconsolable ;
Que j’ai des sentiments qu’on ne peut exprimer ;
1575 Que pour vivre après lui je sais trop bien aimer ;
Que jamais nul ardeur n’approcha de ma flamme ;
Qu’il emporte mon cour, qu’il emporte mon âme ;
Et que si je respire encore quelque moment,
C’est pour aller mourir près de lui seulement.
1580 Dis-lui que mon amour est d’immortelle essence ;
Dis-lui que les tyrans manqueront de puissance,
Qu’on verra Polixène en ce malheureux jour,
Mépriser leur colère ainsi que leur amour.
Dis-lui Cassandre enfin, que mon cour le conjure,
1585 Par ses feux innocents, par ma flamme si pure,
Et montrer sa vertu, de signaler sa foi ;
De mourir noblement, et de penser à moi.
OROSMANE
Il lui baille des tablettes où il vient d’écrire.
Porte-lui cet écrit.
POLIXÈNE
Porte-lui cet écrit. Si la pitié te touche,
Dis lui que la douleur m’ouvre et ferme la bouche ;
1590 Qu’elle me fait parler, et me fait taire aussi,
Je n’en puis plus.
OROSMANE
Je n’en puis plus. Cassandre, éloigne-toi d’ici.
CASSANDRE
Ô dieux tout est perdu, le roi nous vient surprendre.
SCÈNE VI. Tiridate, Tigrane, Orosmane, Polixène, Ormène, Cassandre, Hécube, troupe de gardes. §
TIRIDATE
1630 N’est-ce pas toi méchant, lâche, autant que rusé,
Qui jusques dans mon camp en habit déguisé,
Perfide empoisonneur, par tes sourdes pratiques,
Viens fomenter encore nos troubles domestiques ?
Peux-tu me regarder ? Peux-tu lever les yeux ?
1635 Et ne rougis-tu point de ton crime odieux ?
Juge par ce poison quel sera ton supplice :
Tu connais ma valeur, tu verras ma justice ;
Et formant un dessein que rien ne peut changer,
Tout l’univers saura que je me sais venger.
1640 Et toi fière beauté, tigresse impitoyable,
Ton crime, bien que vrai me paraît incroyable ;
Tu veux faire mourir un cour qui t’adorait,
Et qui brûlait d’amour quand le tien conspirait,
Le funeste dessein d’attenter à ma vie :
1645 Dieux ! Qui peut te porter à cette injuste envie :
Ma main t’offrait un sceptre avec peu de raison,
Quand la tienne pour moi préparait du poison.
Mais saches que mon mal n’est pas sans allégeance ;
Je veux te posséder sans amour par vengeance,
1650 Et quand la force aura contenté mes esprits,
Je veux que tu me sois un objet de mépris ;
Je veux t’abandonner avec ignominie ;
Lors je serai vengé, lors tu seras punie.
Vous grand homme de guerre et grand homme d’état,
1655 Qui prêtiez vos conseils à ce noir attentat,
Vous qui venez d’écrire un billet d’importance,
Sachez que votre main a signé sa sentence ;
L’arrêt de votre mort est prononcé par vous.
Toi femme sans honneur, de qui l’esprit jaloux,
1660 A suivi les desseins d’un infidèle frère,
J’ai résolu ta mort, rien ne m’en peut distraire ;
Je vous ai pris ensemble, ensemble il faut mourir ;
Et l’univers armé ne peut vous secourir.
Et vous de leurs secrets fidèle messagère,
1665 Quelle peine pour vous ne sera trop légère ?
On vous doit récompense, et vous l’aurez ici ;
Vous portez le poison, vous le prendrez aussi.
TIGRANE
Je ne te réponds point, pour conserver ma vie,
Les maux que j’ai soufferts m’en ont ôté l’envie ;
1670 Mais je veux seulement te laisser des remords,
Qui tant que tu vivras, te donnent mille morts,
Et par le souvenir, et par la connaissance,
Et de tes cruautés, et de mon innocence.
Sache, quand au poison, barbare, homme sans foi,
1675 Que tu le méritais, mais qu’il était pour moi :
J’en faisais mon secours, j’en faisais mon supplice ;
Et je laissais aux dieux à punir ta malice.
Puisque tu sais, cruel, que j’avais le dessein
De te venir plonger un poignard dans le sein,
1680 Ne crois pas que je mente, en offensant ma gloire :
Non, non, je ne tiens pas cette action si noire,
Qu’on la doive nier ; au contraire, aujourd’hui,
Je te dis à toi-même, auteur de mon ennui,
Qu’après avoir rompu notre sainte alliance,
1685 Et maltraité ma sour avec tant d’insolence ;
Ôté le sceptre au roi ; l’avoir chargé de fers ;
Causé dans cet état les maux qu’il a soufferts ;
Attenté lâchement sur l’honneur de ma couche ;
Mon courage offensé, démentirait ma bouche,
1690 Si je ne publiais, que je venais ici,
Pour te priver de vie, en m’ôtant de souci.
Je te le dis encore, je venais te poursuivre ;
Je venais t’empêcher de régner, et de vivre ;
Irrite ta fureur, fais tes derniers efforts ;
1695 Frappe enfin, mon esprit t’abandonne mon corps.
Pour vous qui chérissez celui qui vous offense,
Ma bouche entreprendrait ici votre défense,
N’était que la vertu ne me le permet pas ;
L’état où vous vivez, vaut moins que le trépas ;
1700 Et la raison enfin, m’aurait été ravie,
Si je vous conservais une si lâche vie.
Il parle à Ormène.
Pour vous, ma Polixène, objet de mon amour,
Je sais bien que sans moi, vous haïriez le jour,
De sorte, fier tyran, qu’en l’état où nous sommes,
1705 Tristes, abandonnés, et des dieux, et des hommes
Tout ce que ma douleur, veut obtenir de toi,
Consiste en ce point seul, laisse vivre le roi.
OROSMANE
Songe, aimant la vertu, de qui tu l’as reçue ;
Car si je ne l’avais, tu ne l’aurais pas eue :
1710 N’offense point toi-même, et ton père et ton roi,
En le croyant plus faible, et moins ferme que toi.
Non, non, que ce barbare, achève son ouvrage,
Sa clémence me nuit, et sa pitié m’outrage :
C’est moi que ta colère attaque avec raison ;
1715 C’est de moi seul que vient la lettre, et le poison :
Oui, oui, crois si tu veux, qu’on en veut à ta vie.
POLIXÈNE
Regardez vous ma gloire avec un oil d’envie ?
Si je perds le respect, j’en demande pardon ;
Mais seigneur, vous savez que ce funeste don,
1720 Fut envoyé par moi ; qui dois être punie,
Si la justice règne, avec la tyrannie.
Oui monstre, oui c’est moi, qui veux quitter le jour,
Afin de ne voir plus ton illicite amour :
Tu m’aimes, je te haï ; tu me suis, je t’abhorre,
1725 Je mangerais ton cour ; en veux-tu plus encore ?
TIRIDATE
Ha ! C’est trop endurer !
ORMÈNE
Elle se met à genoux.
Ha ! C’est trop endurer ! Seigneur apaisez vous !
S’il faut une victime, au feu de ce courroux,
N’en cherchez point ailleurs, la voici toute prête :
Sauvez-les de la foudre, et frappez en ma tête :
1730 Ce cour qui vous chérit, saura tout endurer,
Ce cour croirait faillir, s’il osait murmurer.
TIRIDATE
Ton orgueil est bien fort, mais je le veux abattre :
La foudre également tombera sur tous quatre,
Qu’ils meurent.
SCÈNE DERNIÈRE. Troile, Tiridate, Orosmane, Tigrane, Polixène, Pharnabase, Phraarte, Cassandre, Hécube, troupe de gardes, troupe de Phrygiens. §
TROILE
Demeurez compagnons !
TIRIDATE
Demeurez compagnons ! Ô désespoir ! Ô rage !
Infidèles sujets, qui suivez son dessein ;
1755 Achevez, achevez, je vous offre mon sein ;
Venez traîtres, venez m’arracher la couronne :
Votre fraude l’emporte, et je vous l’abandonne.
Quoi, je me vois trahi ! Quoi, vous m’abandonnez !
Lâches, montrez-moi l’or qui vous a subornés.
1760 Ô troupe sans honneur, dont mon âme est trompée,
Que je meure vengé, qu’on me donne une épée,
Et qu’en mon désespoir, je vous fasse sentir,
Qu’on ne s’attaque à moi, qu’avec du repentir ;
Qu’au milieu des malheurs, je sais braver un traître ;
1765 Et perdre des sujets, qui trahissent leur maître.
Toi que leur perfidie a rendu mon vainqueur,
Achève ta conquête, en m’arrachant le cour ;
Ton triomphe demande une palme si belle ;
Et ce fameux combat, rend ta gloire immortelle ;
1770 Tu me prends désarmé, mais non pas sans valeur ;
Et leur trahison fait ta gloire, et mon malheur.
TROILE
La seule main des dieux cause votre disgrâce :
Vous en sentez le coup, plutôt que la menace ;
C’est ainsi que le ciel accable les pervers,
1775 Pour en faire un exemple aux yeux de l’univers.
L’intérêt de ma sour m’a fait prendre les armes,
Les dieux ont vu vos faits, les dieux ont vu ses larmes ;
Et sans nous amuser en discours superflus,
Nous avons trop souffert, ce qui ne sera plus.
Il parle à Orosmane.
1780 Il occupait un lieu, dont il devait descendre ;
Il le devait quitter, et vous le devez prendre :
La nature l’ordonne, et la raison aussi ;
Il leur ôte les chaînes.
Car enfin nul que vous ne doit régner ici.
ORMÈNE
Elle parle à son père.
Seigneur, songez à vous, et témoignez encore,
1785 Cette extrême bonté, qui fait qu’on vous adore :
Soyez toujours vous-même, et d’un esprit égal,
Qui ne relève point, ni du bien, ni du mal,
Qui reçoit d’un même oil, les fortunes diverses,
Régnez dans le bonheur, comme dans les traverses.
1790 Mais régnez sur vous-même, en cette occasion :
Tirez l’ordre seigneur, de la confusion :
Ma douleur vous en donne un sujet assez ample,
Et l’on ne faut pas moins, en péchant par exemple.
Non, non, croyez seigneur, que la faute d’autrui
1795 N’excuse pas un cour, qui s’y porte après lui.
Souvenez-vous seigneur, que la vengeance est basse ;
Que les cours généreux inclinent à la grâce ;
Qu’elle est plus glorieuse, et qu’on s’y doit ranger,
Puisqu’on se venge assez, quand on se peut venger.
1800 Grâce, grâce, seigneur, ma voix vous en conjure :
Ne m’ôtez pas la vie, en vengeant une injure ;
Sauvez le roi, seigneur, et pensez aujourd’hui,
Que je suis votre fille, et que je suis à lui.
Elle se met à genoux.
Au pied du même trône, où l’on m’a condamnée,
1805 Pour la seconde fois, me voici prosternée ;
Écoutez donc ma voix, qui parle pour le roi ;
On ne peut l’attaquer, sans s’attaquer à moi ;
Si l’on punit sa faute, il faut qu’on me punisse ;
Si son règne finit, il faut que je finisse ;
1810 Son destin et le mien marchent d’un même pas ;
Bref ses jours sont mes jours, sa mort est mon trépas ;
Sauvez donc ce que j’aime avec idolâtrie,
Je l’ai prié pour vous, et pour lui je vous prie,
Il m’aurait écoutée, et vous devez ici,
1815 Regarder votre fille, et l’écouter aussi.
TIRIDATE
Il redit ceci en lui-même.
Si l’on punit sa faute, il faut qu’on me punisse !
Si son règne finit, il faut que je finisse !
Son destin et le mien, marchent d’un même pas !
Bref ses jours sont mes jours, sa mort est mon trépas !
1820 Ha ! C’est trop, je me rends, la raison me surmonte :
Parmi tant d’ennemis, elle seule me dompte :
On me verrait mourir, ainsi que j’ai vécu,
Si par eux seulement, je me trouvais vaincu.
Et quelque soit le sort dont la rigueur me blesse,
1825 Mon cour saurait finir, sans aucune faiblesse,
Mais méprisant le sceptre, et méprisant le jour,
Je puis céder sans honte, en cédant à l’amour.
Que le vulgaire parle, à mon désavantage :
Le ciel qui voit mes pleurs, voit aussi mon courage,
1830 Il voit mon repentir, il connaît mon ennui :
Enfin je n’aime qu’elle, et je ne crains que lui.
Mais qui pourrait tenir, contre tant de clémence ?
Raison, reviens à moi, ton règne recommence,
Tyranniques transports, fureur, haine, courroux ;
1835 Je ne vous suivrai plus, allez, retirez-vous.
Il parle à sa femme.
Confus, et repentant de ma faute passée,
Un rayon de clarté s’élève en ma pensée ;
Le bandeau m’est tombé, j’aperçois mon erreur ;
Mon crime s’offre à moi, j’en frissonne d’horreur ;
1840 Ta vertu vainc mon vice, et pour sa tyrannie,
Mon âme a commencé d’être déjà punie.
Plus ton affection signale son pouvoir,
Plus tu parais fidèle, et plus tu me fais voir,
Par une preuve claire autant qu’elle est insigne,
1845 Qu’un barbare tyran, n’en fut jamais qu’indigne.
Non, non, ne m’aimes plus, l’honneur te le défend,
Fais donner à ce cour le trépas qu’il attend ;
Venge-toi, punis-moi de mon ingratitude ;
Trouve (si tu le peux) un supplice assez rude ;
1850 Irrite ta colère, afin de me punir ;
Vois ce que la raison offre à ton souvenir,
Mon crime, ton amour, ma fureur, ta souffrance :
Vous princes outragés avec tant d’insolence,
Prêtez, prêtez la main à son juste courroux :
1855 N’épargnez point mon sang, vengez-la, vengez-vous :
Je suis un ennemi, qu’il faut qu’on appréhende ;
Ma mort vous peut sauver, et je vous la demande.
OROSMANE
Non, non, ce repentir, nous satisfait assez :
Il efface mon fils, tous vos crimes passés,
1860 Nous voulons partager, l’ennui qui vous oppresse ;
Nous vous aimons encore, avec tant de tendresse...
TIRIDATE
Il interrompt son beau-père.
Quoi, peut-on oublier les fautes que je fis ?
OROSMANE
Oui, vous êtes leur frère, et vous êtes mon fils.
TIRIDATE
Mon crime en est plus grand !
OROSMANE
Mon crime en est plus grand ! Mais ce rang nous oblige
1865 À soulager l’excès du mal qui vous afflige ;
Ils s’embrassent.
De grâce embrassez-nous, et faisons désormais,
Que ce dur souvenir ne revienne jamais.
TIRIDATE
Ô clémence infinie !
OROSMANE
Ô clémence infinie ! Ô joie incomparable !
TIGRANE
Ô plaisir sans égal, pourvu qu’il soit durable !
POLIXÈNE
1870 Dieux qu’on vous doit d’encens !
PHARNABASE
Dieux qu’on vous doit d’encens ! Ha madame !
ORMÈNE
Dieux qu’on vous doit d’encens ! Ha madame ! Ha ma sour !
TROILE
Ne laissons rien d’amer avec cette douceur ;
Il parle à Tiridate.
Souffrez-moi de mêler mes pleurs, avec vos larmes ;
Ma sour est en repos, et je mets bas les armes ;
Puisqu’elle est satisfaite, on me le voit aussi.
TIRIDATE
1875 Et je bénis le sort qui vous amène ici.
POLIXÈNE
Que ne vous dois-je point, cher et bien aimé frère ?
TROILE
Dépêchons un courrier vers le roi notre père,
Afin de l’avertir de ce succès heureux :
TIRIDATE
Ô généreuse sour ! ô frère généreux !
TROILE
Il le présente.
1880 Phraarte, et vos soldats, vous demandent leur grâce :
TIRIDATE
Plutôt pour les payer, que faut-il que je fasse ?
Leur crime m’a sauvé, sans lui j’étais perdu.
OROSMANE
Ciel, mon cour te parlait, et tu l’as entendu !
PHRAARTE
Il est à genoux.
Si tout ce que j’ai fait, n’était pour votre gloire...
TIRIDATE
1885 Non, ne rappelle plus ma faute en ta mémoire,
À la fin de ce vers, il parle à sa femme.
Oublions l’un et l’autre : oserai-je te voir ?
ORMÈNE
Un cour doit tout oser, quand il a tout pouvoir.
TIRIDATE
Quoi ! Tu pourrais m’aimer après ma violence ?
ORMÈNE
De tout ce qui s’est fait, ce seul doute m’offense :
1890 Connaissez mieux Ormene, et quelle est son amour.
OROSMANE
Vous à qui nous devons, et le sceptre, et le jour,
Il parle à Troile.
Est-il pour vos bienfaits, quelque reconnaissance ?
TROILE
Les bonnes actions portent leur récompense ;
Et j’étais obligé de venir en ces lieux ;
1895 Ne rendez point de grâce, ou la rendez aux dieux.
TIGRANE
Ô toi dont le grand cour rend la gloire éternelle,
Il parle à sa femme.
Pourras-tu bien toucher cette main criminelle ?
Ton généreux esprit la voit-il sans effroi ?
POLIXÈNE
Elle lui baise la main.
Ha ! Seigneur, ce baiser vous répondra pour moi.
TIRIDATE
Il parle à Phraarte.
1900 Partez à l’heure même, et que l’armée entière
Attende nouvel ordre, étant sur la frontière ;
Qu’on décampe Phraarte, et qu’on me laisse ici.
TROILE
Il parle à un des siens.
Que mes troupes demain, s’en retournent aussi.
OROSMANE
Or puisqu’il plaît aux dieux, de sauver cette terre,
1905 Éteignons pour jamais, le flambeau de la guerre :
La paix est un trésor, que l’on doit bien garder :
Conservons-la mes fils, et faisons succéder
L’allégresse commune, à la douleur publique,
Et l’amour raisonnable, à l’amour tyrannique.