SCÈNE II. §
AGRIPPINE.
Quelqu’un vient, avancez ! Oui, mon coeur vous entend.
Mais ne me contez point vos dernières disgrâces,
Suivons plutôt vos maux en leurs premières traces,
Car je n’ignore pas que Flavian jaloux,
Afin de se venger, se jeta parmi nous ;
Que votre père encor pour soulager ses peines,
Vint suivre les destins et les armes romaines ;
Et qu’après, l’un et l’autre, assistés des romains,
Surprirent un château, qui vous mit en leurs mains,
Pendant qu’Arminius par un destin contraire,
Était loin de Segeste, ainsi que de son frère.
Mais j’ignore d’où vient ce grand et nouveau mal,
Qui donne à votre époux, un frère pour rival.
Si des malheurs passés, la funeste mémoire,
Permet à votre esprit d’en retracer l’histoire,
Faites que je la sache, afin de m’obliger ;
Et je plaindrai vos maux, pour vous en soulager.
HERCINIE.
Dans ce triste récit, quelque mal qui m’arrive,
C’est à moi d’obéir, puisque je suis captive,
Je dois l’obéissance et la vais signaler ;
Au moins si la douleur me permet de parler.
Le grand Arminius, ce vrai foudre de guerre,
Dont le nom glorieux est par toute la terre ;
Ce grand et ferme appui, de tant de régions ;
Ce vainqueur de Varus, et de ses légions ;
Ce héros en qui seul la Germanie espère ;
Obtint par un des siens, de Segeste mon père,
Que je serais sa femme, et que pour s’unir mieux,
Nous le serions ensemble, et par la main des dieux.
À quelque temps de là, ce grand et brave prince
Fit venir Flavian dedans notre province,
Afin que par les mains d’un frère si chéri,
Je me pusse trouver en celles d’un mari ;
Voici le point fatal, marqué pour ma disgrâce ;
Le jour qu’il arriva, j’étais seule à la chasse ;
Il me vit, et son coeur qui suit la nouveauté,
Crut voir en mon visage, une ombre de beauté ;
Il le voit, il l’observe, il lui plaît, il l’admire ;
Ce coeur brise à l’instant, les fers de Segimire ;
(Car j’ai su qu’il aimait, et qu’il était aimé ; )
Et sans considérer qu’il en serait blâmé ;
Et sans considérer qu’il trahissait un frère,
Son artifice ordonne, à ses gens de se taire :
Ainsi loin de passer pour un ambassadeur,
Il parle de son frère, avec tant de froideur,
Que Segeste abusé, veut en savoir la cause ;
Là, comme il est adroit, il invente, il impose ;
Il dit qu’Arminius n’a point d’affection,
Et qu’il n’a pour objet, que son ambition.
Que sans considérer l’amour ni les personnes,
Ses yeux ne sont ouverts qu’à l’éclat des couronnes ;
Qu’il ne fait cet hymen, qu’afin de s’élever ;
Qu’on doit craindre et prévoir, ce qui peut arriver ;
Qu’ayant dit son avis avec trop de franchise,
De cette ambitieuse, et hautaine entreprise,
Il s’était vu contraint d’abandonner la cour,
Et de perdre son rang, pour conserver le jour.
AGRIPPINE.
Que ce prince eut d’adresse, en ce mauvais office !
HERCINIE.
Aussi fut-on surpris par un tel artifice ;
Segeste qui le crut, s’enflamma de courroux ;
Il jura que sa fille aurait un autre époux ;
Il jura que jamais toute la Germanie,
Ne pourrait l’obliger à donner Hercinie
À cet ambitieux dont elle était le prix,
Et qui joignait ainsi l’artifice au mépris.
AGRIPPINE.
Quels furent vos pensers dedans cette aventure ?
HERCINIE.
Tels que les souhaitait cette adroite imposture ;
Le dépit s’empara de mon coeur offensé,
Et tout lui réussit comme elle avait pensé.
En suite Flavian parle, poursuit, espère ;
Me rend mille devoirs, en rend mille à mon père ;
Et comme il est aimable, autant que hasardeux,
Il déçoit l’un et l’autre, et nous gagne tous deux.
Enfin on lui promet, que dis-je, on lui présente,
Et le sceptre, et le coeur, et l’état, et l’amante.
AGRIPPINE.
Ô ciel, Arminius ne fut point averti,
D’un orage imprévu qu’il aurait diverti ?
HERCINIE.
Pardonnez-moi madame, et ce prince invincible
Par ses ambassadeurs parut assez sensible
À des malheurs si grands, et si peu redoutés,
Mais ces ambassadeurs furent mal écoutés ;
Ils prirent vainement une peine infinie,
Et se virent chassés avec ignominie.
AGRIPPINE.
Que fit Arminius, étant si maltraité ?
HERCINIE.
Ce qui lui conseilla sa générosité ;
Il arme, il vient à nous, il attaque, il emporte ;
Tout paraît faible alors, contre une main si forte ;
Il passe comme un foudre, à qui tout ferait jour ;
Il suit en triomphant, la fortune et l’amour ;
En un mot il m’enlève, en la même journée,
Où devait s’achever cet injuste hyménée.
AGRIPPINE.
Ce récit (peut s’en faut) me donne de la peur :
Mais enfin vous aimiez cet aimable trompeur ?
HERCINIE.
Ha, madame, il est vrai !
AGRIPPINE.
Ha, madame, il est vrai ! Que pûtes-vous donc faire,
Et comment le quitter, pour épouser son frère ?
HERCINIE.
J’écoutai le devoir, j’écoutai la raison ;
J’appris en même jour, sa double trahison ;
Je su qu’en me trompant, il m’avait outragée ;
Je su que sa parole, était trop engagée ;
Qu’une autre avait la foi, qu’il me voulait donner,
Et qu’il ne me suivait, que pour l’abandonner.
Lors un juste dépit, s’empara de mon âme,
Le feu de la colère, en chassa l’autre flamme :
Et l’invincible héros qui causait mon effroi,
me fit ressouvenir qu’il avait eu ma foi.
Et puis grande princesse, une fille enlevée,
Ne peut que par l’hymen voir sa gloire sauvée :
Ainsi pour la sauver, j’acceptai cet époux,
Le plus grand des mortels, hors l’empereur et vous.
Mais il eut à l’instant des nouvelles certaines,
Du merveilleux progrès de vos armes hautaines,
Il sut que vers l’Albis, plus d’un palais brûlait,
Et qu’au deçà du Rhin, plus d’une aigle volait.
Lors, quoique ce grand coeur eut de l’idolâtrie,
Il voulut me quitter, plutôt que sa patrie ;
Il n’eut aucune peine, à suivre son devoir ;
Il préféra l’honneur, au plaisir de me voir ;
En un mot il partit : mais vous savez le reste,
Souffrez donc que j’achève, un discours si funeste,
Et que par la pitié de mon affliction,
Je tache d’obtenir votre protection.
AGRIPPINE.
Elle vous est acquise, et je vous la destine,
Car la vertu peut tout, sur l’esprit d’Agripine :
Par elle seulement, les grands coeurs sont vaincus,
Elle donc seulement, vaincra Germanicus.
Même il semble aujourd’hui que le sort se prépare,
À tirer de nos fers, une vertu si rare.
HERCINIE.
Quelques moyens de paix, vous sont-ils proposés ?
AGRIPPINE.
Vous savez que l’on voit nos deux camps opposés,
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Et qu’aux bords du Visurge, et l’une et l’autre armée,
Fait paraître l’ardeur dont elle est animée.
Or sur le point fatal, que les soldats romains,
Allaient traverser l’eau pour en venir aux mains,
Le grand Arminius, paraît sur l’autre rive,
Mais tel, qu’à son abord, plus d’une âme est craintive :
Son acier flamboyant, imprime de l’horreur ;
Son panache ondoyant, donne de la terreur ;
Et la noble fierté qu’il a sur le visage,
De la voix et des mains, leur interdit l’usage ;
Cet objet merveilleux, attache leurs regards ;
Chacun le considère, et chacun le croit Mars.
HERCINIE.
Ha, je le reconnais, sage et grande Agripine !
AGRIPPINE.
Là, ce Mars s’appuyant sur une javeline,
Romains (dit-il fort haut, et d’un ton fort charmant ; )
Combattez l’ennemi, mais écoutez l’amant.
Dites à votre chef, qu’il m’accorde la grâce
De me voir en son camp, de souffrir que j’y passe :
J’irai sur sa parole, et je n’y craindrai rien ;
Jugeant de lui par moi, qui suis homme de bien.
Germanicus dont l’âme, est de bonté pourvue,
Afin de l’obliger, souffre cette entrevue ;
Il lui donne en otage, Aprone avec Acer,
Et commande aux soldats qu’on le laisse passer.
HERCINIE.
Quoi, madame il viendrait !
AGRIPPINE.
Quoi, madame il viendrait ! N’en faites aucun doute.
HERCINIE.
Si la vertu vous plaît, si votre âme l’écoute,
(Comme sans un grand crime, on n’en saurait douter)
Protégez-là, Madame, et daignez l’assister :
Ainsi Germanicus puisse être heureux en guerre,
Et l’Allemagne hors, vaincre toute la terre.
AGRIPPINE.
Oui, je vous le promets, et vous le promettant,
Espérez d’Agripine, un service important,
Je ne rejette point une prière juste.
HERCINIE.
Ciel, fais que l’univers puisse être au sang d’Auguste
Et s’il est arrêté que nous soyons vaincus,
Que ce ne soit au moins que par Germanicus.
AGRIPPINE.
Le voila qui paraît, mais Segeste en colère,
Choquerait un dessein qu’il vaut mieux qu’on diffère.
SCÈNE III. §
SEGESTE.
Seigneur, Arminius quitte ses régiments,
Et s’engage déjà dans nos retranchements,
Voulez-vous que mon bras en délivre l’empire ?
GERMANICUS.
Vous deviez l’avoir fait, au lieu de me le dire.
Que dis-je ! Par sa fin cette guerre eût fini,
Mais si vous l’aviez fait, on vous aurait puni.
Non non, nous combattons, et sans fraude, et sans haine,
Et l’honneur est l’objet de la vertu romaine.
L’univers est le prix de nos fameux combats,
Mais l’univers sans lui, ne nous satisfait pas :
Les lâches seulement dérobent la victoire,
Et vaincre sans péril, serait vaincre sans gloire.
SEGESTE.
Il est bien malaisé que le victorieux
Après qu’il a vaincu n’ait un sort glorieux.
Il n’importe comment tombent nos adversaires ;
Il est comme des maux, des crimes nécessaires :
Et quand nous obtenons le bien qu’on nous promet,
On doit récompenser le bras qui les commet.
GERMANICUS.
Rome ne suit jamais de si lâches maximes ;
Loin de récompenser, elle punit les crimes ;
Et lorsqu’on entreprend ce qui n’est pas permis,
Elle protégerait jusqu’à ses ennemis.
SEGESTE.
Ces austères vertus sont au dessus de l’homme :
GERMANICUS.
Mais apprenez que rien n’est au dessus de Rome :
Elle court à la gloire, elle court aux hasards,
Mais la gloire sans tâche, est l’objet des Césars.
SEGESTE.
Mais la haine est permise, et la vengeance est juste ;
Entendez, entendez, la voix du grand Auguste ;
Il criait autrefois, Varus rends mes soldats ;
Il se plaint maintenant qu’on ne les venge pas.
GERMANICUS.
Ha, j’entends cette voix, qui des bords du Cocite,
Éclate dans mon coeur, et qui le sollicite ;
Je vois ces champs affreux, où nous sont apparus
Les funestes débris, des troupes de Varus.
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Les bois de Teutobourg, s’offrent à ma mémoire ;
J’y vois ce général, dépouillé de sa gloire ;
Je le vois s’avancer, d’un pas faible et tremblant ;
Il sort de ce marais, triste, pâle, et sanglant ;
Je vois, je vois encor, ces marques de victoire,
Dont l’ennemi superbe, éternisa sa gloire ;
Ces armées, ces boucliers, ces piques, et ces dards,
Élevés en trophée, et consacrés à Mars.
J’y vois l’aigle romaine, (ô funeste pensée ! )
Marquer honteusement, notre perte passée ;
Je la vois suspendue, elle s’offre à mes sens ;
Je vois ces lieux maudits, couverts d’os blanchissants ;
Je vois de notre camp les pitoyables restes ;
Je vois mille malheurs, et mille objets funestes ;
Je vois encor debout les tragiques autels,
Ou tombaient nos soldats, frappez de coups mortels ;
Je vois qu’il faut punir l’audace du barbare ;
Je le vois, je le veux, et mon bras s’y prépare ;
Mais bien que notre mal, soit sans comparaison,
Je ne puis le guérir, par une trahison.
SEGESTE.
Ô le faible scrupule !
GERMANICUS.
Ô le faible scrupule ! Ô qu’il est raisonnable !
Et qu’en parlant ainsi, vous êtes condamnable !
Segeste, écoutez moins votre aveugle fureur ;
Songez que vous parlez devant votre empereur ;
Et que l’on eut pu voir, un si juste scrupule,
Dans le coeur d’Alexandre, et dans celui d’Hercule.
SEGESTE.
comment, vous souffrirez qu’un traître vienne ici !
GERMANICUS.
Peu de gens après vous, l’appelleront ainsi.
SEGESTE.
Mais c’est votre adversaire.
GERMANICUS.
Mais c’est votre adversaire. Et de plus, un grand homme,
S’il ose résister à l’empire de Rome.
SEGESTE.
On le voit presque seul se remettre en vos mains.
GERMANICUS.
Il a plus qu’une armée, en la foi des romains.
SEGESTE.
Un excès de bonté, vous rend digne de blâme :
GERMANICUS.
Un excès de colère, a déréglé votre âme.
SEGESTE.
Mais songez que Varus le doit faire haïr :
GERMANICUS.
Varus sera vengé, mais vengé sans trahir ;
Je ne ternirai point la gloire de l’empire,
Ne m’en parlez jamais ;
SEGESTE.
Ne m’en parlez jamais ; Et bien, je me retire.
SCÈNE IV. §
ARMINIUS.
Je sais que l’univers, invincible empereur,
En me sachant ici, m’accusera d’erreur ;
Mais cette erreur est belle, et j’ose me promettre,
Qu’Amour l’excusera, lui qui la fait commettre.
Je viens dans votre camp, j’irais dans les enfers,
Pour retirer mon coeur et ma femme des fers :
Et puis, votre vertu que tout le monde estime,
Autorise ma faute, et la rend légitime.
Je suis dans votre camp, comme en mes pavillons ;
J’y suis plus sûrement, qu’entre nos bataillons ;
Vous donnez une foi sans fraude et sans contrainte ;
Et mon coeur la reçoit sans faiblesse et sans crainte.
Nous sommes gens d’honneur, aussi bien qu’ennemis ;
Nous ne ferons jamais, ce qui n’est point permis ;
Les armes à la main, nous savons nous défendre,
Mais nous ne les prenons, que lors qui les faut prendre :
Combattant pour la gloire, et pour la nation,
Nous combattons sans fraude, et sans aversion.
Je viens donc sur la foi que vous m’avez donnée,
Dire que de vous seul, dépend ma destinée.
Faites comme les dieux, mon bon ou mauvais sort ;
Accordez-moi la vie, ou donnez-moi la mort.
Que si votre bonté veut paraître infinie,
Rompez en ma faveur, les chaînes d’Hercinie.
Prenez tous mes trésors, pour ce rare trésor ;
Changez utilement, ses fers avec cet or ;
Mais comme des grands coeurs, la gloire est le partage,
Cette illustre rançon vous plaira davantage.
Ces aigles que ma main, ou plutôt mon bonheur,
Me fit jadis gagner avec assez d’honneur ;
Ces aigles que Varus perdit avec la vie,
Seront si vous voulez, le prix de mon envie :
Ma main les emporta, ma main vous les remet ;
Enfin je suis à vous, si l’honneur le permet.
GERMANICUS.
Généreux ennemi que l’univers renomme,
c’est par là seulement que l’on peut vaincre Rome ;
Ce n’est qu’en lui cédant, qu’on la peut surmonter ;
Il faut être dompté, quand on la veut dompter ;
Car pour rendre sa force, ou sa gloire immortelle,
Elle abat qui résiste, et soutient qui chancelle ;
Ainsi tout l’univers, verra Germanicus,
Si l’honneur le permet, au rang de vos vaincus.
Mais comme cette affaire, est de haute importance,
Et que vos ennemis sont dans notre alliance,
Souffrez sans me haïr, et sans vous offenser,
Que je prenne aujourd’hui, le loisir d’y penser.
Vous pouvez cependant, vous tenir aussi libre,
Que si nos légions, étaient aux bords du Tibre :
Entrez dans cette tente, et vous y reposez
Pendant qu’on résoudra, ce que vous proposez :
Oui, pour vous notre camp est un lieu d’assurance :
ARMINIUS.
La crainte a ce qu’on dit, suit toujours l’espérance,
Mais sachant vos vertus, je n’en douterai pas,
Et je ne vous craindrai, qu’au milieu des combats.
GERMANICUS.
Varus nous apprend bien que c’est vous qu’on doit craindre ;
ARMINIUS.
L’amour vous apprendra, que c’est moi qu’on doit plaindre.