SCÈNE I. §
LIGDAMON
Astres ingénieux, fortune trop subtile,
1825 Contre qui mon secours est un acte inutile,
Combien d’inventions encore gardez vous
Pour darder sur mon chef la haine et le courroux ?
Le tonneau des malheurs n’est il point vide encore ?
N’ai-je pas épuisé la boite de Pandore ?
1830 S’il vous reste un moyen d’affliger un mortel
Avant que je m’en aille immoler sur l’autel,
Faites qu’au même instant il me vienne poursuivre,
Car aujourd’hui sans plus je veux cesser de vivre ;
Et quand le destin même allongerait mes jours,
1835 Ce bras a résolu d’en retrancher le cours,
De souffrir ce tourment je n’ai plus la science,
Il m’a ravi la force avec la patience,
Et des maux de l’enfer ayant l’extrémité,
Ma mort en ôtera la dure éternité.
1840 Hélas ! Qui vit jamais une âme infortunée
Endurer tant de peine, et fut-elle damnée ?
J’ai servi fort longtemps une fière beauté
Avec autant d’amour qu’elle a de cruauté,
J’ai pleuré, soupiré, prés de perdre la vie,
1845 Sans pouvoir adoucir la rigueur de Sylvie :
Et sachant comme l’eau perce même un rocher,
Mes yeux en ont versé trois ans sans s’étancher :
Mais en fin j’ai connu parmi cette aventure
Que le tigre et la femme ont la même nature,
1850 Et que ce sexe ingrat ne saurait soupirer
Si ce n’est du regret de ne rien dévorer ;
Mais quoi que sa rigueur me semblât inhumaine,
L’absence toutefois m’a donné plus de peine,
Et m’a bien fait juger qu’être dedans les fers
1855 Est le moindre tourment qu’on endure aux enfers,
Et que le vrai supplice où sont ces misérables
Consiste à ne point voir les beautés adorables :
Mais pour moi j’ai par tout l’objet mon doux vainqueur,
Puisque l’amour a fait que je le porte au coeur,
1860 C’est là qu’il a gravé le portrait de Sylvie.
Ha ! Je discours fort mal, la raison m’est ravie,
Il est vrai que mon coeur conserve ses appas,
Mais ce coeur dont je parle, ô dieux ! Je ne l’ai pas,
La cruelle le garde afin que je ne meure,
1865 Car sachant que c’est là que notre âme demeure
Son oeil larron subtil à dessein l’a ravi,
Afin qu’en ne mourant il soit toujours servi,
Et semble que le sort le conspire avec elle,
Car la parque pour moi n’est point assez mortelle.
1870 J’affronte le péril, je morgue le danger,
Je vois vingt mille bras qui veulent m’égorger,
Mais avec autant d’heur comme j’ai de courage
Je demeure vivant au milieu de leur rage :
L’on m’expose aux lions que la faim pousse assez
1875 Pour mettre cent vivants au rang des trépassés,
Et parmi ce hasard le destin me retire,
En allongeant mes jours pour croître mon martyre ;
Mais bien qu’elle n’ait fait jamais que me haïr,
Si suis-je résolu de ne la pas trahir,
1880 Et plutôt qu’embrasser cette dame abusée
Que je vais rendre veuve aussitôt qu’épousée,
Assisté du secours d’un homme suborné
Par le charme de l’or que je lui ai donné,
Je vais prendre la mort que ma constance ordonne
1885 Dans le vin de l’autel que sa main m’empoisonne,
Et rendre mémorable en dépit du malheur
Mon amour, et ma foi, ma mort, et ma valeur.
Mais silence, je vois Aegide qui s’approche.
AEGIDE
Tout le monde au logis est dessus le reproche,
1890 On blâme le sujet qui vous retient ici,
Et de le pénétrer chacun est en souci ;
Je viens vous avertir que cette compagnie
N’attend plus rien que vous pour la cérémonie.
LIGDAMON
As-tu perdu le sens ’ Ne me connais-tu point ?
1895 Juges-tu mon esprit capable de ce point ?
Ta bouche en cette affaire est-elle assez hardie
Pour me solliciter de double perfidie ?
L’une en trompant qui croit ses destins bien meilleurs,
L’autre en rompant la foi que j’ai promis ailleurs,
1900 À genoux, insolent, et le regret en l’âme
Demande le pardon d’un tort fait à madame,
Demande le pardon, perfide suborneur,
D’un infâme conseil qui répugne à l’honneur,
Ha ! Premier que ma foi soit jamais violée
1905 Le vallon viendra mont, la montagne vallée,
Le soleil déréglé son ordre ira perdant,
Et fera voir l’aurore où se voit l’occident.
Ne m’en parle donc plus, mais plutôt si tu m’aimes
Cherche et trouve un remède à ces malheurs extrêmes.
AEGIDE
1910 Le remède d’un mal qu’on ne peut éviter
Consiste à s’y résoudre et le bien supporter.
LIGDAMON
Je ne veux de ce mal non plus que du remède.
AEGIDE
Mais sachez que le sort à qui l’univers cède,
Dont toute chose née observe et suit les lois,
1915 Ne vous a pas laissé la liberté du choix,
Et soit mal ou remède en fin il faut le prendre.
LIGDAMON
quoi ! Ce noeud si mêlé n’a-t-il point d’Alexandre ?
Ce labyrinthe ici d’où je ne puis partir
N’a-t-il point de filet qui m’en puisse sortir ?
AEGIDE
1920 L’espérance d’en voir vous est toute ravie.
LIGDAMON
Nullement, en coupant le filet de ma vie
Je trancherai celui de ses difficultés,
Dont mon coeur affligé souffre les cruautés,
Et suivant jusqu’au bout cette trame fatale
1925 La mort comme Thésée ouvrira ce dédale.
AEGIDE
Et voulez vous mourir plutôt que d’épouser
Une fille qu’un dieu n’oserait refuser ?
LIGDAMON
Veux-tu qu’en s’abusant moi même je l’abuse ?
AEGIDE
Je veux pour vous sauver vous permettre une ruse,
1930 Mais ruse qui résulte à son utilité,
Voyant votre mérite et votre qualité.
LIGDAMON
Que deviendrait la foi si saintement jurée ?
AEGIDE
Cette foi ne doit pas être considérée,
Veuillez sans vous fâcher apprendre en peu de mots
1935 Qu’aujourd’hui la constance est la vertu des sots.
LIGDAMON
Tu reviens au blasphème, il vaut donc mieux se taire.
Or sus allons, Aegide, accomplir ce mystère,
Toi ne me quitte point, mais me suivant toujours
Regarde, considère, entends tous mes discours,
1940 Grave les dans l’esprit, et fais que ta mémoire
Puisse fidèlement en rapporter l’histoire,
Afin que des tourments qu’on m’aura fait sentir
La cause en t’écoutant en ait du repentir.
AEGIDE
Il se faudrait hâter, l’heure est fort avancée.
LIGDAMON
1945 Allons donc achever une oeuvre commencée.
AEGIDE
Voici notre chemin, retournez sur vos pas.
LIGDAMON
Le chemin que je cherche est celui du trépas.
SCÈNE DERNIÈRE. §
SACRIFICATEUR.
Grands dieux qui vous jouez de l’empire du monde
Ainsi que d’une boule en sa figure ronde,
1950 Hélas ! Que vos secrets sont obscurs et profonds,
Et qu’il est malaisé d’y voir jusques au fonds,
Qu’ils sont bien au dessus de la prudence humaine,
L’oeil le plus clair voyant y perd et temps et peine,
Car tous les accidents avant qu’être advenus
1955 Coulent par des sentiers qui nous sont inconnus,
Semblables à de l’eau qui de loin fait sa course,
Et qu’on ne voit qu’au lieu qu’on appelle sa source ;
Ou bien au trait volant qui n’est point aperçu
Qu’il n’ait frappé le blanc que l’archer a conçu.
1960 Que nous sommes trompez souvent par l’apparence,
Tel gourmande la crainte avecques l’espérance
Au comble de la gloire, au plus haut du bonheur,
Qui du matin au soir perd la vie et l’honneur.
Ô ciel ! Que tout est bien sujet à la fortune,
1965 Tel l’aura toujours eu adverse et importune,
Qui mettant dans la fange après son compagnon
Se voit dessus la roue et choisi son mignon :
Mais si l’on peut tirer une preuve assurée
Comme un mal violent n’a jamais de durée,
1970 Lidias échappé nous en fournira bien,
Car dans le même temps qu’il n’espérait plus rien,
Et voyait le trépas au bout de son épée,
Avantageusement sa créance trompée,
Sa dame le délivre, et le rendant heureux
1975 Le couronne en ce jour de myrtes amoureux.
Ha ! L’honneur de ton sexe, ô la gloire des femmes !
Viens viens, que ma main face une âme de deux âmes,
Viens viens donc recevoir le loyer mérité
Par l’acte glorieux de ta fidélité,
1980 Viens goûter le plaisir qu’un doux Hymen apporte
De son temple sacré, ce dieu t’ouvre la porte,
Il a pris son flambeau, il n’attend plus que toi ;
Les Grâces, et Venus, et Cupidon, et moi,
Te préparons ici la récompense due
1985 À la preuve d’amour que ton âme a rendue :
Avancez couple cher, car votre mal cessé
Vous ordonne un printemps après l’hiver passé ;
Avancez couple cher, ma bouche vous convie
De venir commencer une plus douce vie,
1990 Avancez couple cher, puis qu’à chaque moment
Vous retardez d’autant votre contentement ;
Avancez couple cher, l’occasion est chauve,
Et le temps qui s’envole avec elle se sauve,
Ne le perdez donc pas, mais après tant d’ennuis
1995 Et tant de jours fâcheux goûtez les douces nuits
Qui donnent aux époux la rose sans épine.
Mais la troupe à la fin devers moi s’achemine,
Je vois ces deux amants que l’on conduit ici.
LA MÈRE
Toi qui peux tout lier et délier aussi,
2000 Ministre de nos dieux, tableau de leur puissance,
Étant dans le dessein de clore l’alliance
De ces deux que tu vois, fais qu’un noeud gordien
Puisse serrer leurs coeurs et contenter le mien.
SACRIFICATEUR.
Les dieux qui peuvent tout avec un juste titre
2005 Nous ont pourtant laissé le franc et libre arbitre,
Et dans cette action où je suis invité
Il faut premièrement savoir leur volonté,
Répondez, Lidias, voulez vous Amerine ?
LIGDAMON
Oui, dieux ! Perfide mot, rentre dans ma poitrine.
SACRIFICATEUR.
2010 Voulez vous Lidias, Amerine, à mari ?
AMERINE
Oui, car rien que lui seul je n’ai jamais chéri.
SACRIFICATEUR.
Or dessus cet aveu d’amitié réciproque
Qu’aucun empêchement légitime ne choque,
Je vous conjoints ensemble, et vous prendrez de moi
2015 Cet anneau qui tout rond est symbole de foi.
35
Puissent en évitant et riottes et pointes
Vos deux coeurs être joints comme vos mains sont jointes.
Reste que Lidias prenne et donne un baiser
Qu’Amerine ne peut justement refuser,
2020 Et que la coupe sainte en votre main remise
36
Vous beuviez l’un à l’autre après la foi promise.
LIGDAMON
C’est un faire le faut, Aegide apporte moi
Ce qui va signaler mon courage et ma foi.
AEGIDE
Tenez, monsieur, voici la coupe toute pleine.
LIGDAMON
2025 Puissent les immortels reconnaître ta peine.
Dieux ! Qui lisez aux coeurs, qui savez quel je suis,
Et qui n’ignorez point l’état de mes ennuis,
Qui connaissez le tort qu’on fait à ma personne,
Veuillez le pardonner comme je le pardonne.
AMERINE
2030 Ici notre coutume et la loi d’amitié
Obligeait votre main d’en laisser la moitié.
LIGDAMON
Me préserve le ciel d’une faute pareille,
Le monde en vous perdant perdrait une merveille,
Et Lidias un jour revenant en ces lieux
2035 Y mourrait de douleur n’y voyant plus vos yeux.
AMERINE
Ce discours ambigu me fait pâlir de crainte,
Au nom de notre amour développez sa feinte.
LIGDAMON
Je le veux et le dois, écoutez ce propos
Qui nous met vous vivant et moi mort en repos :
2040 Sachez donc que je suis tout autre qu’on ne pense,
Si bien que cet abus de la foi me dispense,
Ne pouvant vous avoir sans double trahison,
Ma bouche a pris la mort en prenant du poison.
LA MÈRE
Ô dieux ! Qu’ai-je entendu ; soutenez-moi, je pâme.
AEGIDE
2045 Terre entr’ouvre tes flancs pour engloutir mon âme,
Voyant que par ma main il s’est empoisonné.
SACRIFICATEUR.
Fuyons hélas ! Fuyons un temple profané.
AMERINE
Ô tigre sans pitié, ha ! Monstre abominable,
Qui t’a fait concevoir un projet si damnable ?
2050 Las ! Si-tu voulais rompre et fausser notre amour,
Que ne me disais-tu de me priver du jour ?
Les dieux me soient témoins que pour sauver ta vie
J’aurais par mon trépas assouvi ton envie,
Ma fin t’aurait remis en cette liberté
2055 Que te fait regretter ton infidélité,
Et ton crime amoindri ne serait qu’homicide,
Au lieu qu’en te perdant tu fais un parricide,
Qui dans l’amour que j’ai me tourmente plus fort
Que ne feraient cent morts jointes en une mort.
LIGDAMON
2060 Vouliez vous que mon coeur par une offense extrême
Allât confesser d’être un autre que soi-même ?
AMERINE
Veux tu par un discours traître, malicieux,
Abuser ma mémoire et démentir mes yeux ?
LIGDAMON
Nature quelquefois se joue en ses ouvrages,
2065 Formant de mêmes traits deux différents visages.
AMERINE
Ha ! Le bon philosophe, ô gloire des esprits !
Et depuis ton départ qui t’en a tant appris ?
La fraude seulement fut ton maître d’école.
LIGDAMON
Dessus quoi fondez vous cette erreur qui m’affole ?
2070 Comment peut on partir d’où l’on ne fut jamais ?
AMERINE
Ingrat, rougis-tu point de mentir désormais ?
LIGDAMON
Faites que la raison à la fin vous régisse.
AMERINE
Toi fais premièrement que ta dextre rougisse
Du plus fidèle sang que le ciel ait connu ;
2075 Vite dépêche toi de voir mon coeur à nu,
Et si mon amitié parfaite me demeure
Que ton oeil me ranime afin que je remeure.
LIGDAMON
À quoi bon ce discours ’ Vous bâtissez en l’air,
Lidias est absent, on ne lui peut parler.
AMERINE
2080 Persiste-tu méchant à cette menterie ?
LIGDAMON
Persistez vous toujours en votre rêverie ?
Quel malheur est le mien dans ces fâcheux propos,
De ne pouvoir mourir seulement en repos,
La Parque m’ôtera de cette tyrannie.
AMERINE
2085 Tu crois donc par ta fin voir ta peine finie,
Ha ! Tu te trompes bien, je vais par mon trépas
Dans le Cocite affreux accompagner tes pas,
Me pendre à tes côtés, et t’être inséparable,
Afin de pouvoir mieux t’affliger misérable,
2090 Afin qu’en me voyant un remords éternel
Tourmente incessamment ton esprit criminel.
Mais c’est trop discourir, sus d’une main hardie
Il faut mettre une fin à notre tragédie.
LIGDAMON
Amis empêchez-la d’un si mauvais dessein.
AMERINE
2095 Ce secours est tardif, j’ai la mort dans le sein :
Et bien ta perfidie est elle satisfaite ?
N’as-tu pas obtenu ce que ton coeur souhaite ?
Assuré de ma perte ores va-t’en cherchant
Quelque contrepoison pour sauver un méchant.
LIGDAMON
37
2100 J’atteste derechef la suprême puissance
Que jamais je ne fus de votre connaissance.
AMERINE
Je ne te connais point ’ Infidèle moqueur,
Sache que j’ai gardé ton portrait dans le coeur,
Ouvre moi l’estomac, tu verras ta peinture
38
2105 Qu’amour pour mon malheur savant en portraiture
39
Y grava tellement qu’il te fait apparoir
Aussi bien là dedans comme dans un miroir :
Je ne te connais point ’ Tu veux dire peut-être
Que changeant tous les jours on ne te peut connaître ;
2110 Las ! Apprends à régler cet infâme discours,
Ton visage est constant, mais non pas tes amours.
LIGDAMON
Abusée aujourd’hui des traits de mon visage,
Comme Pygmalion vous aimez une image,
Image qui peut moins encor vous secourir,
2115 Car la sienne eut la vie, et je m’en vais mourir.
AMERINE
Image es-tu vraiment faite du tronc d’un arbre,
Dont la froideur dispute avec celle du marbre,
Insensible tableau qui nous est présenté
Pour montrer la laideur de l’infidélité ;
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2120 Mais non, je m’extravague en ma douleur extrême,
Tu n’es point son portrait, car tu l’es elle même,
Et ta fin en ce jour oblige l’univers
41
Le déchargeant du faix d’un monstre si pervers.
LIGDAMON
La mort dans peu de temps éclaircira ce doute,
2125 Au moins si nos esprits prennent la même route.
AMERINE
Ne l’imagines pas, les fidèles amants
S’éloignent de celui qui suit les changements.
LIGDAMON
Trop de fidélité me va coûter la vie,
J’en appelle à témoin le ciel et ma Sylvie.
AMERINE
2130 Tigre dont le pêché ne se peut trop blâmer,
Adore la dans l’âme, et sans me la nommer,
Ce nom me désespère autant comme il te touche.
LIGDAMON
Ce beau nom a passé de l’esprit à la bouche.
AMERINE
Et de là poursuivant ton injuste rancoeur
2135 Ce nom, ce fâcheux nom m’a transpercé le coeur.
Hélas ! Qui vit jamais aventure pareille,
Le poison par la bouche et la mort par l’oreille ?
LIGDAMON
Aegide soutiens moi, le venin serpentant
Me rampe dans le coeur que je sens palpitant,
2140 La parole me manque, et ma force succombe,
Approche, couche moi, je n’en puis plus, je tombe.
AMERINE
Perfide arrête un peu, déjà prés de partir
Mon esprit n’attendait que le tien pour sortir,
Mon oeil appesanti ne te saurait plus suivre,
2145 Et ne te voyant pas qu’ai-je affaire de vivre,
Puisque je ne vivais sinon que pour te voir ?
Las ! De me soutenir je n’ai plus le pouvoir.
LIGDAMON
Reva-t-en en forêts, Aegide, vers ma dame,
Dis lui que dans ma cendre encor revit la flamme,
2150 Et que pour ne fausser ce que j’avais juré
Je suis mort en martyr de son oeil adoré.
Adieu, ne pleure point, assure cette belle
Que mon dernier soupir n’est sorti que pour elle.
AMERINE
Puisque je te vois mort, j’éprouve en mon trépas
2155 Que même la douleur a par fois des appas.
AEGIDE
Dieux ! Ils sont tous deux morts, leur couleur devient pâle,
Ces lèvres de corail se changent en opale,
La rose cède aux lys, et leurs traits effacés
N’ont plus que la beauté qui reste aux trépassez ;
2160 Ils sont sans mouvement, la chaleur diminue,
L’âme a pris une sente à nos yeux inconnue,
Et ne nous a laissé qu’un tronc sans sentiment,
Qui ne demande plus que le seul monument.
Amis, dans la faiblesse où la douleur m’engage
2165 Faites que votre main au besoin me soulage,
De ces trois corps privez du céleste flambeau
Portons la mère au lit et ces deux au tombeau.
Mais pour faire savoir leur funeste aventure
Allons graver ces mots dessus leur sépulture.
Epitaphe.
2170 Ci-gît qui préféra sa parole à sa vie,
Ci-gît qui signala son amour du trépas,
L’un aimait un rocher pensant aimer Sylvie,
L’autre aimait un tableau qu’elle crut Lidias.
Ainsi dans le mal qui les tue
2175 Ils sont semblables en ce trait,
Que l’un meurt pour une statue,
L’autre finit pour un portrait.
LA MÈRE
Qui redonne à mes yeux la lumière importune ?
Me veut-on faire vivre après mon infortune ?
2180 Hélas ! Quittez amis, ce frivole dessein,
J’arracherais plutôt le coeur hors de mon sein :
Où portez vous ce corps chef-d’oeuvre de nature ?
Le croit-on mettre seul dedans la sépulture ?
S’est-on imaginé que je demeure ici ?
2185 Non non, vous vous trompez, j’y veux entrer aussi.
AEGIDE
Trop ingrate Sylvie, ô fille inexorable,
Dont l’orgueil a causé ce malheur déplorable,
Puisse-tu recevoir pour loyer mérité
Tout ce qui doit punir une méchanceté,
2190 La peste, le poison, le fer, la flamme, et l’onde,
Que tous ces maux en un t’arrachent de ce monde ;
Ou bien pour mieux punir ton esprit criminel
Vis pour mourir toujours d’un remords éternel.
LIDIAS
Ce bruit confus m’étonne et me force à me plaindre.
SYLVIE
2195 Moi qui n’espère rien, je ne saurais rien craindre.
AEGIDE
Quel prodige m’attaque et me vient étouffant ?
LA MÈRE
Ha ! Je tremble, ô ! Je vois l’âme de mon enfant.
LIDIAS
Ton Amerine est morte, il faut que tu l’imites.
SYLVIE
Je reste comme un fer entre deux calamités,
2200 Qui ne sait incertain de quel côté pencher.
AEGIDE
Noir esprit des enfers, as-tu peur d’approcher ?
Au sortir des rigueurs de l’éternelle flamme
Peux-tu bien craindre un corps dont tu possèdes l’âme ?
Vois, tigresse, un amant qui pour l’amour de toi
2205 Vient de perdre la vie en conservant sa foi :
Et vous qui la suivez, chère ombre de mon maître,
Si parmi les vivants où je vous vois paraître
Vous avez quelque chose encor à demander,
Sachez que votre voix me peut tout commander.
LIDIAS
2210 Destins impertinents qui me faites la guerre,
Que vous conduisez mal les choses de la terre,
Tout va dans le désordre en ce malheur récent,
Vous sauvez le coupable et perdez l’innocent :
Amerine mon coeur, mon unique pensée,
2215 Revenez en l’état où je vous ai laissée,
C’est par où votre amour je désire éprouver :
Non ne revenez pas, je m’en vais vous trouver,
J’expire en ce soupir sur vos lèvres décloses,
Et laisse mon esprit dans ce tombeau de roses.
SYLVIE
2220 Ligdamon, Ligdamon, aujourd’hui je dois voir
Si j’eus dessus vos sens un absolu pouvoir,
Vous m’avez cent fois dit que la voix de Sylvie
Pourrait vous rappeler de la mort à la vie,
Et que malgré le sort qui commande aux humains
2225 Votre destin était enfermé dans mes mains ;
Sus donc, cher Ligdamon, paraissez véritable.
Mais las ! Ce vain discours n’a rien de profitable,
Les effroyables lieux où vous faites séjour
Faciles à l’entrer n’ont jamais de retour.
2230 Toi qui suivis par tout sa fuite infortunée,
Fidèle serviteur, tranche ma destinée,
Venge ton maître mort du mal qu’il a souffert,
Vois comme à ce dessein l’estomac t’est offert,
Ouvre le d’un poignard, et par tes justes armes
2235 Mêle un fleuve de sang à celui de mes larmes.
Mais pourquoi vers ton bras me voit-on recourir ?
Le mien suffit-il point à me faire mourir ?
Oui oui, cher Ligdamon, reçois cette allégeance,
Que d’où vient ce malheur partira la vengeance,
2240 Autre bras que le mien. Mais je sens que la mort
Me prend plus favorable avecques moins d’effort.
AEGIDE
Je ne sais que juger d’une telle aventure.
LA MÈRE
L’espérance et la peur me donnent la torture.
SACRIFICATEUR.
Je l’ai vu, messeigneurs, avaler le poison.
PREMIER JUGE
2245 Que l’amour est un mal qui trouble la raison.
DEUXIÈME JUGE
Le plus fort jugement cède à cette manie.
TROISIÈME JUGE
Oui, puisque c’est un dieu sa force est infinie.
Juste ciel quel prodige ! Arrêtez, sénateurs,
Je doute si mes yeux ne sont point des menteurs.
PREMIER JUGE
2250 Je vois Lidias mort à côté d’Amerine.
DEUXIÈME JUGE
Et je le vois vivant, ou je me l’imagine.
TROISIÈME JUGE
Un témoignage tel ne se peut récuser,
Père c’est un démon qu’il faut exorciser.
SACRIFICATEUR.
Esprit quel que tu sois, dont la forme est tirée
2255 De matière terrestre ou de substance aérée,
Au nom de Jupiter pour finir mon souci,
Parle, réponds, dis-nous ce que tu fais ici.
LIDIAS
Père vous vous trompez, je ne suis qu’un coupable
Qui souffre mille maux dedans un corps palpable,
2260 Je suis ce Lidias qu’un meurtre avait banni,
Et je vous le ramène afin qu’il soit puni.
AEGIDE
Et bien, juges cruels, vous disais-je mensonge ?
LA MÈRE
D’un abîme profond en l’autre je me plonge.
SYLVIE
Qu’on me donne la mort, je l’attends à genoux.
PREMIER JUGE
2265 Mais que veut bien ce mire accourant devers nous ?
LE MIRE
Illustres sénateurs ! Vous, père vénérable,
Je viens vous faire voir une chose admirable,
Car je veux retirer ces amants du trépas.
DEUXIÈME JUGE
Parle plus clairement, nous ne t’entendons pas.
LE MIRE
2270 Sachez que ce guerrier étant lassé de vivre
Hier au soir seul à seul se mit à me poursuivre,
Me pressa de mêler du poison dans le vin
Que je devais fournir au service divin,
Il joignit des présents aux charmes de sa plainte,
2275 Présents que j’acceptai pour colorer ma feinte,
Sachant bien qu’un torrent que l’on veut arrêter
Se doit vaincre en cédant au lieu de l’irriter :
Doncques je lui promis l’effet de sa demande,
Mais bien loin de commettre une faute si grande,
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2280 Espérant que le ciel lui serait plus bénin,
J’y mis de l’opium, et non pas du venin :
Vous le verrez des sens reprendre un libre usage,
Arrosant de cette eau l’un et l’autre visage.
PREMIER JUGE
Je confesse en ce point que je manque de foi.
DEUXIÈME JUGE
2285 Cette merveille, ami, ne peut entrer chez moi.
TROISIÈME JUGE
Que ton nom serait mis en un haut point de gloire.
SACRIFICATEUR.
Sans voir ce beau miracle on ne saurait le croire.
SYLVIE
Ô dieux ! Le sentiment revient à Ligdamon,
Je sens battre son coeur et mouvoir son poumon,
2290 Il commence déjà d’entrouvrir la paupière.
LIDIAS
Mon astre pour encor me cache sa lumière,
Mais l’aurore en ce teint qui reparaît vermeil
M’assure que bientôt nous verrons le soleil.
LA MÈRE
43
Secourable Esculape, hélas ! Je suis ravie.
AEGIDE
2295 Je dois à son secours le reste de ma vie.
LE MIRE
Je suis aussi content comme vous réjouis.
LIGDAMON
Quel objet se présente à mes yeux éblouis ?
Je croyais que l’enfer fût couvert de ténèbres,
Que l’on n’y rencontrât que des choses funèbres,
2300 Que ce fust un séjour d’horreur et de tourment ;
Et j’y vois l’allégresse en son propre élément.
Pitoyable fantôme, objet digne d’envie,
Qui n’avez rien d’égal que la belle Sylvie,
Puisque vous témoignez me vouloir secourir,
2305 Que je me crois heureux de m’être fait mourir.
SYLVIE
Retirez votre esprit hors d’une erreur si forte,
Car vous êtes vivant, et je ne suis pas morte.
LIGDAMON
Le poison que j’ai pris m’éclaircit de ce point.
SYLVIE
Vous l’avez bien cru tel, mais ce n’en était point.
LIGDAMON
2310 Qui vous ferait venir dedans cette contrée ?
SYLVIE
Un dieu qui dans mon coeur a su trouver entrée.
LIGDAMON
Dites moi donc comment, soulagez mon souci.
SYLVIE
Ce discours se réserve en autre lieu qu’ici.
AMERINE
Grands juges infernaux, si l’équité réside
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2315 En ce noir tribunal où Radamanthe préside,
Condamnez ce méchant à brûler nuit et jour.
LIDIAS
Je suis assez brûlé des flammes de l’amour,
Voyez, belle Amerine, avec toute assurance
Comme l’on s’est déçu dans une ressemblance,
2320 Souffrez que je vous monstre, et sans me refuser,
Que les morts comme moi savent l’art de baiser.
LIGDAMON
Sauveur de quatre amants, que votre tromperie
A sagement conduit l’excès de ma furie,
Disposez librement de mon faible pouvoir.
LE MIRE
2325 J’ai pris ma récompense en faisant mon devoir.
LA MÈRE
Je me jette à vos pieds, demi-dieux de ce monde,
J’implore pour mon fils une grâce seconde.
AMERINE
Et moi le connaissant je demande l’effet
Du privilège acquis et qui reste imparfait.
PREMIER JUGE
2330 En faveur de ce jour le meurtre je pardonne.
DEUXIÈME JUGE
Mon sentiment va là.
TROISIÈME JUGE
Mon sentiment va là. Pour ma voix je la donne.
LA MÈRE
Juges, mille mercis.
AMERINE
Juges, mille mercis. Pour un pardon si doux.
LIDIAS
Tout mon sang épargné se répandra pour vous.
PREMIER JUGE
Généreux Ligdamon, le Sénat vous conjure
2335 Excusant son erreur d’en oublier l’injure,
Et pour la réparer en certaine façon
Vous et votre écuyer sortirez sans rançon.
LIGDAMON
Je promets ne garder dedans la fantaisie
Que le seul souvenir de votre courtoisie.
SYLVIE
2340 Vous m’avez obligé en l’ayant obligé.
AEGIDE
Je suis aussi joyeux que j’étais affligé.
LIDIAS
Vous à qui mon visage a fait un mal extrême,
Disposez de mon bien comme du vôtre même.
LIGDAMON
Semblables de la face et pareils de désir
2345 J’aurais en vous servant un souverain plaisir.
AMERINE
La rougeur vous baisant me reproche mon vice.
SYLVIE
Et ma foi vous promet un éternel service.
LA MÈRE
Vous nous ferez l’honneur de prendre la maison.
LIGDAMON
Vous pouvez commander avec juste raison.
SACRIFICATEUR.
2350 Allez combler vos coeurs d’allégresse infinie,
Mon pouvoir vous absout de la cérémonie,
Je vous conjoints tous quatre en cet heureux moment,
Certain que vous donnez votre consentement ;
Allez noyer vos maux dans un fleuve de joie
2355 Le reste de vos jours soit dévidé de soie,
Que jamais la discorde à vos propres dépens
Ne glisse en votre couche aucun de ses serpents :
Mais pour éterniser une si belle histoire,
Il faut dedans ce temple offrir à la mémoire
2360 Un marbre qui conserve avec la vérité
Ce merveilleux succès à la postérité.