Chez Jean Ribou, sur le Quay
des Augustins, à l’Image S. Louis.
M. DC. LX.
Avec Privilege du Roy.
Édition critique établie par Léa Delourme sous la direction de Georges Forestier (2013-2014)
Introduction §
Fascinant destin que celui des Précieuses, cette mystérieuse catégorie de femmes dont Molière, à en croire le titre de sa première comédie publiée, prétend dépeindre les ridicules, mais sous les traits desquelles il offre en réalité la parodie des usages d’un monde galant dont les codes sophistiqués et le goût prononcé pour les bagatelles littéraires et les innovations langagières contenaient en germe tout le sel d’une savoureuse farce vouée à s’attirer les bonnes grâces d’un public mondain. Puissante invention littéraire en laquelle on a voulu voir, avec un acharnement aveugle, une réalité socio-historique dont les historiens de la littérature se sont efforcés depuis le XIXe siècle, non sans peine et sans nombre de paradoxes, d’identifier les contours, là où ces figures purement fantasmatiques ne se révèlent être que l’incarnation artificielle, dans quelques personnes disparates et quelques rares figures littéraires, des défauts réputés féminins et des craintes masculines de voir les femmes prendre trop de pouvoir dans le domaine de la culture et du sexe. Énigmatique personnage que celui d’Antoine Baudeau de Somaize, plagiaire maladroit de Molière, promu au rang de témoin de la préciosité grâce aux « reportages » facétieux qu’il en a laissés dans ses Dictionnaires, rédigés à la hâte dans la foulée de ses Véritables Précieuses et de sa mise en vers des Précieuses ridicules, afin de profiter au mieux des bénéfices de cette vogue littéraire qui s’épanouit grâce au succès de la pièce de Molière.
Succès triomphal en effet, tout autant qu’inattendu, dont l’histoire est une indispensable prémisse à l’introduction des deux pièces de Somaize car, quoiqu’il en coûte à l’image de ce dernier, la partie émergente de son œuvre doit indiscutablement son existence à la farce de Molière. Les trois publications des Précieuses ridicules, des Véritables précieuses et des Précieuses ridicules nouvellement mises en vers sont intrinsèquement liées, et leurs destins indissociables. C’est en effet la franche ovation saluant la création de la première qui pousse Jean Ribou, libraire peu scrupuleux, à tenter de publier le texte de Molière pour son propre compte, de concert avec Somaize, alors même que la pièce est toujours à l’affiche du Petit-Bourbon. Le 18 janvier 1660 est ainsi enregistré sur le livre de la communauté des libraires un privilège de sept ans, obtenu le 12 janvier, valable non seulement pour cette copie dérobée des Précieuses ridicules mais aussi pour Les Véritables précieuses, c’est-à-dire pour la pièce de Molière et pour son avatar, de la plume de Somaize, dont la première édition se gardera bien de mentionner le nom, tout comme le privilège oublie de mentionner celui de Molière. Jean Ribou aura probablement obtenu le texte des Précieuses ridicules grâce à des « tachygraphes », ces spécialistes de la saisie à la volée des pièces de théâtre à succès, des beaux sermons ou encore des belles plaidoiries, au profit de riches personnes privées ou de libraires mal intentionnés. La manœuvre sera pourtant contrée à temps, forçant Molière à publier sa pièce avant Jean Ribou, a contrario, vraisemblablement, de ses intentions. Non pas, comme l’allègue Somaize dans sa préface, sous couvert de fausse vertu et de fausse modestie, mais plutôt pour préserver le renom que ce succès assurait à ses comédiens, récemment arrivés à Paris après douze ans de tournée en province, aux côtés des prestigieuses troupes du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne, en profitant au mieux de l’exclusivité de la pièce1. Une telle publication était d’ailleurs contraire aux usages littéraires du XVIIe siècle, selon lesquels une petite comédie en un acte et en prose ne méritait pas un tel sort2 ; Les Précieuses ridicules, dont la force théâtrale repose en grande partie sur le jeu des comédiens, avaient en outre bien plus à gagner à être représentées qu’à être lues. Toujours est-il que Guillaume de Luyne, le plus important des trois libraires du Palais, qui s’était spécialisé avec Sercy dans la littérature galante, s’entend avec Molière, lequel garde ainsi un certain contrôle sur l’impression du texte, pour contrer Jean Ribou en le prenant de vitesse. Après l’émission, d’un nouveau privilège à son nom le 19 janvier, enregistré le 20 tout en rayant celui de Jean Ribou, avec interdiction formelle de vendre toute autre édition, la pièce paraît neuf jours plus tard : une impression-éclair qui coupe l’herbe sous le pied de Jean Ribou. Cependant, ce dernier ne s’interdit pas de publier la production de Somaize, comédie en prose et en un acte modestement intitulée Les Véritables précieuses, sous le privilège qui avait été annulé, antidatant l’achevé d’imprimer, qu’il date du 7 janvier. Un subterfuge visant à faire croire que l’impression avait été effectuée à temps avant l’annulation, alors même que la préface de Somaize, « chef d’œuvre d’insolence et de provocation »3, répond explicitement à celle de Molière. Cette comédie, tout comme celle de Molière, nous introduit à son tour dans le modeste salon de deux précieuses, ces femmes qui ont fait depuis quelques temps leur apparition sur la scène littéraire et que Molière a mises à la mode. Mais cette fois, c’est un authentique portrait, au-dessus de toute grossière caricature, que prétend nous dépeindre Somaize, puisque ses personnages y « parlent véritablement le langage qu’on attribue aux Précieuses »4. C’est toujours pour profiter du succès de Molière que Somaize entreprend rapidement un deuxième projet « pirate » : celui de versifier Les Précieuses ridicules, prétendant améliorer la facture d’une œuvre dont l’auteur est censé être un ennemi. Une mise en vers qui paraît encore chez le fidèle Ribou, précédée d’une longue et inhabituelle élégie à Marie de Mancini, avec un achevé d’imprimer daté du 12 avril 1660, sous le titre exact des Précieuses ridicules, comédie représentée au Petit Bourbon, nouvellement mises en vers. S’il mentionne la troupe qui la représente, le volume se garde bien de faire mention de l’auteur originel…
Si certains historiens du théâtre présupposent leur représentation à l’Hôtel de Bourgogne, faisant des comédiens du lieu les instigateurs de toutes les attaques anti-Molière formulées par Somaize5 – une inimitié qui serait elle-même motivée par la critique des grands comédiens contenue dans Les Précieuses ridicules –, ces deux pièces ne furent selon toute vraisemblance jamais représentées. Pour autant, Les Véritables précieuses semblent avoir été un satisfaisant succès de librairie. Gratifiées d’une réédition dont l’achevé d’imprimer date du 6 septembre 1660, elles y sont augmentées d’un court Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté. Surtout, les contrefaçons de la pièce se multiplient, aussi bien à Caen et à Grenoble qu’à Bruxelles et en Hollande, preuve que Les précieuses de Somaize profitèrent largement de l’engouement que connut ponctuellement la figure littéraire des précieuses, avant de sombrer pendant longtemps dans l’oubli, jusqu’à leur exhumation par les historiens du XIXe siècle.
Antoine Baudeau de Somaize, auteur anonyme §
Il est des écrivains dont tout le monde connaît le nom et dont personne ne lit les œuvres. Le plus souvent médiocres, nuls quelquefois, ils doivent à un ensemble de causes fortuites une réputation qu’ils n’auraient jamais atteinte sans elles.6
Telle est, il faut en convenir, la postérité littéraire de Somaize, personnage affublé d’une piètre réputation : celle d’un médiocre plagiaire, imitateur opportuniste et faussaire malhonnête dont le nom, systématiquement cité, est familier à tous ceux qui se sont intéressés de près ou de loin aux Précieuses ridicules de Molière et à la notion de préciosité, mais dont la personne reste pour le moins énigmatique. Hormis ses apparentes aptitudes à voler et à calomnier impunément, peu d’éléments biographiques satisfaisants nous sont parvenus à son sujet et le mystère qui entoure sa personne est aujourd’hui aussi persistant que lors de sa redécouverte au XIXe siècle. Avec une apparition sur la scène littéraire réduite à une période restreinte dont les limites correspondent étrangement à celles de la vogue littéraire des précieuses, couplée à un patronyme largement associé à des écrits pamphlétaires au style des plus disparates, le nom de Somaize soulève bon nombre d’interrogations qui amènent logiquement à douter de la réalité historique du personnage.
Tentatives biographiques §
C’est uniquement dans les propos de Somaize que l’on trouve les rares éléments, par conséquent fortement sujets à caution, qui pourraient participer à une tentative de reconstruction biographique ; s’ils citent parfois les œuvres dont il se réclame l’auteur, aucun de ses contemporains ne le mentionne pour nous renseigner à son sujet. Les recherches sur la personne si mal connue de Somaize restent encore aujourd’hui rares et isolées et se sont trop généralement heurtées à des incompréhensions et des mystères irrésolus. On compte ainsi au rang des études sur Somaize les articles précurseurs de Buchmann7 et de Gustave Larroumet8 ainsi qu’une thèse qui lui fut consacrée en 1903 par l’Allemand Fritz Schwartz9. Ces travaux servirent de base aux deux articles de J. Warshaw rédigés en 1913 et en 191410. Enfin, Charles Livet s’employa à éditer ses Véritables Précieuses et ses deux Dictionnaires mais s’attacha bien plus, dans son introduction, à tenter d’élucider le mystère de la préciosité plutôt que celui du personnage de Somaize11. Ces travaux, assez anciens comme on le constate, souffrent tous de préjugés persistants concernant l’écrivain qu’était Somaize et la « préciosité » qu’il prétend décrire, aussi bien que d’un manque cruel d’informations regardant la vie de cet auteur obscur.
En 1661, le Grand Dictionnaire historique des précieuses nous présente l’auteur sous les traits d’un jeune homme12. La critique s’est par conséquent généralement accordée à donner à Baudeau de Somaize une trentaine d’années à cette époque et à dater ainsi sa naissance aux alentours de l’année 1630. Mais rien n’est moins sûr et l’on ne saurait attribuer trop de crédit aux dires de Somaize ou de son prétendu « ami ». Ses origines sociales et familiales sont plongées dans le même mystère. Lorsqu’il signe, Somaize décline son nom sous différentes formes : Somaize, Baudeau de Somaize ou encore Baudeau, sieur de Somaize. Si la particule n’a jamais eu de valeur nobiliaire, le titre de « sieur » indique, sinon une appartenance certaine, du moins une apparente prétention à la noblesse. Comme le soupçonne déjà Gustave Larroumet, « tout porte à croire qu’il s’était attribué ce titre de sa propre autorité, à l’imitation d’un grand nombre de ses contemporains : son langage, ses sentiments, la manière d’être qu’ils indiquent n’ont rien de noble et supposent un homme de lettres assez gueux »13. Quant à ses origines géographiques, Emile Magne en faisait un Bourguignon, Larroumet un Gascon, et Schwarz un Normand, autant de suppositions aussi infondées que fumeuses14. La question de sa présence au sein des cercles mondains pose elle aussi problème. À travers ses écrits, Somaize a cherché à entretenir une image d’homme mondain intégré à la bonne société, et c’est en ces termes élogieux que le décrit son « ami » :
C’est un des galants hommes de ce siècle et, quoique ses ennemis n’aient rien oublié pour noircir sa réputation, il a néanmoins eu l’honneur d’être estimé de tout ce qu’il y a de personnes de qualité et de gens raisonnables à Paris.15
Les différentes dédicaces de Somaize à de hauts personnages – c’est-à-dire à Marie Mancini, au duc de Guise, au seigneur Habert de Montmort ou encore à la marquise de Montlouet –, ont elles aussi semé le doute quant à ses relations véritables : a-t-il réellement fréquenté les salons mondains qu’il décrit, les milieux culturels et le beau monde, comme on l’a généralement et certainement trop crédulement admis, ou a-t-il seulement cherché à y entrer ? Antoine Adam le cite ainsi parmi le cercle d’écrivains qui entourent Corneille :
À l’hôtel de Guise, autour de Corneille, se rassemblèrent des admirateurs passionnés de l’écrivain. Ils formaient un véritable parti, et Tallemant, dans ses Historiettes, les appelle les Corneilliens. Il y avait là Mézeray, l’historien, et son ami l’abbé de Pure. On y retrouvait Somaize qui avait dédié au duc, en 1661, son Grand Dictionnaire des Précieuses, et Donneau de Visé qui, en 1663, lui adressa sa défense de Sertorius et, en 1664, ses Diversités galantes. Dans ce parti des Cornéliens se rangeait également le jeune Boursault, que Corneille appelait son fils.16
Pourtant, aucune preuve tangible ne nous permet d’affirmer qu’il ait été un auteur reconnu fréquentant les grands noms de la littérature. Son goût pour la mystification nous incite au contraire à en douter. J. Warshaw, dans des articles qui promeuvent pourtant des hypothèses douteuses sur l’identité véritable de Somaize (qu’il associe à la personne de Sorel), met prudemment en garde contre des conclusions trop rapides à partir de ces diverses dédicaces, dont l’usage ressort plus de la stratégie rhétorique que d’une véritable preuve de protection :
Why, then, has he selected her [Marie Mancini] for his benefactress ? That problem must remain in as much doubt as his reasons for sending his other writings out under the wing of a discredited soldier, a discredited coquette, and an Academician accessible to everybody. It is probable that none of them paid much attention to him, and that they were convenient figure-heads whom almost any writer could utilize in time of need. The mere fact that dedications were addressed to the nobility does not imply that the nobility sanctioned them or acquiesced in the opinions of the authors. It does not mean, as some critics have imagined, that they lent their moral support to Somaize, or that they knew him, or that they ever heard of his works or of his dedications.17
Somaize se targue par ailleurs d’avoir fait assembler les barons de l’Académie Française grâce à ses petits scandales, contribuant à donner de lui l’image d’un écrivain renommé dont les écrits ont du poids, détesté parce qu’envié « par des jaloux de sa gloire »18.
Enfin, jamais homme n’a tant fait de bruit que lui dans un âge si peu avancé. Il a eu l’honneur de faire assembler deux ou trois fois l’Académie Française ; il a fait parler de lui par toute la France ; il s’est fait craindre, il s’est fait aimer.19
Un épisode auquel il fait à nouveau allusion dans la rubrique « Prédictions » de son Dictionnaire. Or, aucun contemporain ne relate cette prétendue réunion et, malheureusement, les registres de l’institution ne remontant qu’à l’année 1672, il nous est impossible de vérifier s’il ne s’agit là que d’une fanfaronnade provocatrice ; cette dernière hypothèse s’impose pourtant par sa vraisemblance, la bravade faisant partie intégrante du style de l’auteur aussi bien que du genre de la préface.
Enfin, en tête de la seconde version du Grand Dictionnaire des précieuses, en 1661, notre auteur se présente désormais sous le titre de « Sieur de Somaize, secrétaire de Madame la connétable Colonna », une dame mieux connue sous le nom de Marie Mancini, à laquelle il avait déjà dédié en avril 1660 sa mise en vers des Précieuses ridicules. Benjamine des Mazarinettes, les fameuses nièces de Mazarin, son nom est célèbre parce qu’associé à ses amours avec le jeune Louis XIV, lesquels avaient défrayé la chronique et suscité l’intervention de la reine mère. La préface d’un ami de l’auteur nous explique ainsi par quels moyens les (légendaires) modestie et désintérêt pécuniaire de Somaize l’ont amené à bénéficier de la protection de Marie Mancini, qu’il finit par suivre dans son voyage en Italie :
Il a toujours paru si peu intéressé, quoique ses ennemis lui reprochent ce vice, qu’ayant refusé des présents d’une généreuse princesse, parce que l’on croyait que l’intérêt le faisait agir, elle trouva cette action si belle et faite si à propos, vu l’imprudence qu’il y a souvent d’agir ainsi, que dès ce temps elle lui promit de faire beaucoup de choses pour lui. Les effets ont de bien près suivi les paroles, puisqu’elle l’a mené en Italie avec elle.20
C’est précisément ce voyage en Italie qui aurait empêché Somaize de rédiger lui-même la préface de son second dictionnaire. Mais comment savoir s’il ne cherche encore par là à se faire passer pour plus important qu’il n’est ? Marie de Mancini arrive en effet à Rome en juin 1661 et cependant, dans son Apologie, ou les Véritables Mémoires de Madame M. Mancini, aucune mention n’est faite de Somaize, bien qu’on y rencontre les noms de plusieurs de ses serviteurs et ceux des personnes de son entourage. Celui-ci n’est pas davantage évoqué par les biographes de la princesse. La position dont Somaize se vante peut tout aussi bien être une mystification supplémentaire. Après la mention de ce voyage, on perd définitivement toute trace de son existence. Dans l’ignorance contrainte où nous sommes, laissons donc à Somaize le soin et le plaisir de se dépeindre à travers le portrait qu’il fait de lui-même sous le pseudonyme de Suzarion, dans son Dictionnaire historique des précieuses :
Je ne sais pas si Suzarion est du nombre de ceux qu’on doit appeler précieux, mais je sais bien que si l’on mérite ce titre par la fréquentation et par la connaissance des précieuses, il peut sans doute trouver sa place dans le lieu où l’on parle d’elles, puisqu’il en voit quelques-unes, qu’il en connaît la plus grande partie, et qu’avec cela il a fait leur histoire. C’est un jeune homme qui fait des vers et de la prose avec assez de facilité ; son penchant est du côté de la raillerie, et il se persuade qu’il est bien difficile de ne point écrire de satires ; mais, quelque plaisir qu’il trouve à dire les vérités des autres, il sait pourtant bien cacher celles que l’honneur nous oblige à taire, et n’a pas assez de malice pour inventer une fausseté, ni pour assurer une chose douteuse, quelque plaisante qu’elle fût. Cependant il passe pour l’homme du monde qui laisse le moins échapper les occasions de se divertir aux dépens d’autrui et, dès lors qu’il se fait quelque pièce satirique, il en est aussitôt accusé ; même il est souvent arrivé que l’on lui a fait dire des choses à quoi il n’avait pensé de sa vie. On passe plus loin, et l’on veut encore, lorsqu’il fait des panégyriques, que ce soit des satires, et l’on cherche des sens dans ses écrits qui sont fort éloignés de ses pensées, pour trouver des railleries dans les louanges qu’il donne ; toutefois l’on peut dire de lui qu’il est véritable ami et qu’il sait aussi bien les lois d’une parfaite amitié qu’il sait bien les maximes d’une légitime guerre ; qu’il n’est jamais traître, et que l’on ne peut accuser ses actions que d’une franchise trop ouverte, soit à servir ceux qu’il estime, soit à pousser ceux qui le méprisent ; et cette franchise a donné lieu de croire de lui des choses dont il ne fut jamais capable. On lui a donné pour devise un soleil en son midi qui brûle une vaste campagne, et l’on a ajouté à cette devise : Il brûle autant qu’il éclaire.21
Une œuvre restreinte et nébuleuse §
L’œuvre littéraire de Somaize, si tant est que ses publications méritent un tel statut, se concentre sur une période très brève : de notre point de vue, de même que sur le plan biographique, Somaize est rentré dans l’obscurité aussi vite qu’il en était sorti. Tout ce que nous pouvons savoir de sa carrière littéraire est ainsi compris entre les années 1657 et 1661, date après laquelle on lui attribue encore quelques publications mais avec moins de certitudes.
Les premières traces de son activité d’auteur sont à trouver dans une courte mais violente satire signée Somaize, publiée en 1657 contre l’abbé de Boisrobert (auteur d’une récente Théodore, Reine de Hongrie22) sous le titre suivant : Remarques sur la Théodore, tragi-comédie de l’auteur de Cassandre, dédiées à M. de Boisrobert-Métel, abbé de Chastillon, par le sieur B. de Somaize, imprimées à Paris, à ses despens. La prose de ce libelle accuse Boisrobert d’avoir violé les lois essentielles du poème dramatique, au détour d’une « longue dissertation à la Scudéry, minutieuse et pédante, diffuse et décousue »23, invoquant aussi bien l’autorité d’Aristote et d’Horace que celle de l’abbé d’Aubignac. Somaize tente surtout d’y dénoncer un plagiat, démontrant méticuleusement le pillage par Boisrobert d’une pièce de Lacaze, L’inceste supposé, représentée en 1639. Cette première manifestation témoigne déjà d’une certaine promptitude à l’injure et à la critique et annonce les ouvrages futurs de Somaize, toujours greffés sur ceux d’autrui et difficilement dissociables des attaques personnelles. De surcroît, les thèmes du plagiat et de la publication involontaire, suggérée par le titre, sont d’ores et déjà présents. Les commentateurs de Somaize ont en revanche souvent souligné que le portrait qu’il fera de l’abbé de Boisrobert dans Le Grand Dictionnaire historique des précieuses, sous le pseudonyme de Barsamon, sera plutôt bienveillant et élogieux. Et Roger Lathuillère d’en conclure que « cette versatilité peint l’homme, toujours prêt à l’attaque et aux calomnies, mais aussi aux retournements intéressés »24.
La critique de la Théodore, fondée ou non et aussi violente qu’elle ait été, semble être passée inaperçue : rien n’indique que la réception en fut houleuse. Il faut attendre deux ans pour que la médisance et l’opportunisme de Somaize ressurgissent, avec la parution anonyme des Véritables précieuses et de leur préface acariâtre, le 12 janvier 1660, marquant la première attaque ouverte de Somaize contre Molière, lequel n’en soupçonnait probablement pas l’existence. Rééditées en septembre, Les Véritables précieuses sont alors suivies d’un très court Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté. À leur suite paraît le Grand Dictionnaire des Précieuses ou la Clef de la langue des ruelles, dédié au duc de Guise, qui profite du même privilège que celui édité pour la mise en vers des Précieuses ridicules de Molière, à laquelle Somaize s’est parallèlement consacré. Ce premier dictionnaire connaîtra deux éditions : l’achevé d’imprimer de la première, chez Ribou, date du 12 avril 1660 ; celui de la seconde, chez Etienne Loyson, « revue, corrigée et augmentée de quantité de mots »25 (elle est suivie d’un supplément contenant une vingtaine de nouvelles phrases), du 20 octobre de la même année. Ce premier opuscule assez court, dont le principe est d’exploiter la question du langage, qui avait soulevé tant d’enthousiasme chez les spectateurs de Molière, propose un recensement d’expressions prétendument précieuses qu’il met en regard de leur traduction dans une langue vernaculaire. L’idée n’est pas neuve et avait été esquissée, sur un mode parodique, dans plusieurs textes sur les précieuses, notamment dans le roman de La Précieuse ou le mystère des ruelles de l’abbé de Pure, où le personnage d’Aurélie était présentée par Gélasire à son cercle d’amies auxquelles elle annonçait qu’elle écrivait un livre, « le dictionnaire des ruelles, pour servir à l’intelligence des traits d’esprit, tons de voix, mouvements d’yeux et autres aimables grâces de la précieuse, œuvre très utile pour ceux qui veulent converser et fréquenter le beau monde et faire progrès dans les mystères de la ruelle »26. Le Recueil de pièces en prose les plus agréables de ce temps, paru en 1658 chez l’éditeur Sercy, contenait lui aussi une allusion semblable : au sein d’une liste d’ouvrages à gagner dans une « loterie » (qui parodiait alors un usage très en vogue), il mentionnait non seulement une « Chronique des Précieuses, qui raconte leur origine, et ce qu’elles ont fait de mémorable depuis leur établissement », « Les précieuses Maximes des Précieuses, et les Lois qu’elles observent selon leur institution » mais aussi « Le Dictionnaire des Précieuses, où le langage vulgaire Français est d’un côté de chaque page, et le langage précieux de l’autre »27. C’était là un véritable programme, offert sur un plateau, pour un écrivain de la trempe de Somaize. Prétendant avoir travaillé sur des pièces authentiques dont il n’aurait été que le greffier, ce dernier reprend en fait, dans l’intention avouée de faire rire, la quasi-totalité des affectations de langage dont se gargarisait le quatuor de la farce de Molière, en y ajoutant des expressions de son cru toutes plus alambiquées les unes que les autres, dont la plupart était déjà convoquée par la prose des Véritables précieuses. Somaize, assurant ses arrières, annonce déjà un deuxième tome :
Ce serait me faire une injustice de vouloir que je me rendisse garant du Dictionnaire des précieuses : ce n’est pas mon ouvrage et, bien que j’aie fait un corps des parties qui le composent, je n’en attends pourtant point d’autre avantage que celui de divertir le lecteur par l’extravagance des mots que j’ai recueillis, et dont elles sont les inventrices. Cependant, comme le fonds des précieuses est inépuisable, les ministres de leur empire, ayant su que je travaillais au bien de leur république et que je rendais leur langue célèbre à toute la terre par ce Dictionnaire, ont pris soin de m’envoyer des mémoires utiles à ce dessein, qui me sont venus de tant d’endroits et en si grand nombre que je me vois contraint d’ajouter un second Dictionnaire à ce premier, que je promets dans peu de jours. 28
Ce second opus est attendu avec impatience après le succès du premier, ou du moins c’est ce que Somaize et son libraire veulent faire croire. Etienne Loyson renforce ainsi cette « campagne de promotion » dans un avis adressé au lecteur, en préambule au supplément de la réédition du dictionnaire. On y lit ainsi les mises en garde suivantes :
Les applaudissements que l’on a donnés au Dictionnaire des précieuses et au Précieuses en vers ont été si généraux que non seulement dans Paris, mais encore dans la plus grande partie des villes de ce royaume, mes confrères ont bien osé les contrefaire, malgré le privilège qui m’en a été donné. C’est ce qui m’y a fait ajouter plusieurs mots, afin de vous avertir que les véritables Dictionnaires des précieuses et les Précieuses en vers se vendent chez moi, et que ceux que l’on a contrefaits sont remplis de fautes, et même défectueux en beaucoup d’endroits. Je prie aussi ceux qui envoient si souvent à ma boutique demander le second Dictionnaire des précieuses de se donner un peu de patience et de songer qu’il faut non seulement du temps pour le faire, mais encore pour imprimer un ouvrage si grand et si mystérieux.
Il nous est difficile de savoir si ce succès fut réel ou si nous sommes là face à des experts en matière de publicité ; le fait que le dictionnaire ait été réédité et que les Précieuses de Somaize furent contrefaites par plusieurs libraires va pourtant dans le sens de leurs propos. Sans doute, à la suite de la pièce de Molière, les lecteurs parisiens étaient-ils enthousiastes face à la lecture de tels ouvrages, si faciles soient-ils.
Continuant donc l’exploitation si rentable de la veine précieuse, Somaize publie bientôt une nouvelle comédie sur le même sujet : le 12 juillet 1660 paraît Le Procès des précieuses, comédie en vers burlesques29, cette fois chez Etienne Loyson, libraire au Palais. La pièce est précédée d’une épître dédicatoire adressée à la Marquise de Monlouet et suivie d’un long privilège, inhabituellement précis et détaillé, défendant quiconque « de faire imprimer, vendre et distribuer ledit Procès, sous prétexte d’augmentation, ni même de se servir des mots contenus en icelui sans le contentement dudit exposant ». Là encore ces protections soulèvent des questions : Somaize est-il véritablement appuyé en haut lieu ou n’est-ce que du « bluff » ? On voit pourtant mal qui se serait avisé de s’emparer du contenu de la pièce… Selon toute vraisemblance, cette dernière, dont les discours contemporains ne gardent pas trace, ne connut pas plus les honneurs de la représentation que les deux précédentes. Toujours contenue en un seul acte, développée sur seize scènes, l’action en est encore plus pauvre, et l’on peut facilement en incriminer l’absence d’un modèle initial pour l’auteur sur lequel s’appuyer pour pallier son manque de génie théâtral. Reprenant à nouveau le procédé moliéresque d’un personnage berné auquel on joue une « pièce » précieuse, Le Procès relate la venue à Paris de M. de Ribercour, député du Mans envoyé par la noblesse de son pays auprès de l’Académie Française pour s’y plaindre de l’influence néfaste de la diffusion de l’esprit précieux en province. Après une rencontre avec un professeur de langue précieuse et la description, grossièrement caricaturale, d’un cercle précieux, le tout se révèle être un vaste canular, joué à Ribercour par ses pairs, dont les intentions sont plutôt floues et dont le but semble être avant tout de fournir à Somaize l’occasion de placer ses réclames, assez maladroitement introduites, de la même façon que dans le Dialogue de deux précieuses sur les Affaires de leur communauté. Le jugement de Gustave Larroumet est catégorique : le reste de la pièce n’est que « chaos de niaiserie et d’obscurité »30. « Œuvre indigeste par ses longueurs », Le Procès « conserve, résume et propage »31 ce que Somaize a emprunté à Molière.
Quittant brièvement la voie de la préciosité, mais point celle des attaques personnelles, Somaize tente alors une incursion dans le genre de la pompe funèbre, sur le modèle exact de la célèbre Pompe funèbre de Voiture de Sarasin. Le 7 octobre 1660 avait trépassé le poète Scarron ; le mois suivant paraissait anonymement, avec un privilège obtenu dès le 14 octobre, La Pompe funèbre de M. Scarron. L’on en attribua rapidement la paternité à Somaize, qui la revendiqua plus tard. Pour l’heure, il semble ne pas oser se nommer. Ces cinquante-cinq pages, au cours desquelles il s’agit de désigner un digne successeur à Scarron, développent en effet une série d’attaques contre la majeure partie des écrivains contemporains, de Quinault à Thomas Corneille en passant par Gilbert et Desmarets. Somaize tenta de prévenir la colère des auteurs visés par un avis au lecteur, mis au compte du libraire Ribou : une précaution oratoire qui manquera son but puisque Somaize s’attire définitivement les foudres de ses illustres pairs. Mais telle était probablement son objectif, à défaut d’accéder à la renommée par la gloire littéraire. Larroumet estime néanmoins que la qualité de cette pompe funèbre est « très supérieure aux autres ouvrages de Somaize » :
Malgré bien des bizarreries et des fautes de goût, la raillerie y est moins lourde et moins pénible, l’esprit moins rare, le style surtout moins obscur et moins embarrassé ; enfin, la critique des auteurs contemporains n’y manque parfois ni de justesse ni de finesse.32
Enfin paraît chez Jean Ribou avec un privilège daté du 12 mai 1661 et un achevé d’imprimer du 28 juin, marquant un retour à son fonds de commerce favori, le second dictionnaire tant annoncé, sous le titre complet de Grand dictionnaire des Précieuses, historique, poétique, géographique, cosmographique, chronologique et armoirique. A ce long sous-titre, qui parodie ceux dont s’ornaient les ouvrages savants de géographie (comme si les précieuses étaient un peuple nouvellement découvert, une réalité sociologique assez vaste pour être étudiée dans un traité encyclopédique), succède sur la page de titre la description suivante : Où l’on verra leur antiquité, coutumes, devises, éloges, études, guerres, hérésies, jeux, lois, langage, mœurs, mariages, morale, noblesse ; avec leur politique, prédictions, questions, richesses, réduits et victoires ; comme aussi les noms de ceux et ce celles qui ont jusques ici inventé des mots précieux. Le projet, se nourrissant, dans un registre galant, du goût du siècle pour les allégories et les ouvrages parodiques, est plus ambitieux que celui du premier. Il s’agit désormais moins d’un dictionnaire que d’une véritable encyclopédie dans laquelle les éléments linguistiques sont intégrés à un dispositif d’ensemble visant à proposer une description soi-disant complète et exhaustive du phénomène précieux. Au sein de rubriques alphabétiques, trois grands ensembles se succèdent ainsi selon un ordre régulier. Se livrant à des synthèses thématiques, Somaize fait d’abord le point sur tel ou tel aspect de la société précieuse : ses origines (la très longue rubrique « Antiquité »), ses usages (« Coustume »), ses maximes et même ses prophéties. Viennent ensuite des listes de personnages, correspondant aux principales figures de la mondanité déguisées sous des pseudonymes plus ou moins transparents : une Clef historique et anecdotique jointe à ce second tome permet, en suivant l’ordre d’apparition des personnages, d’identifier ces derniers sous leurs pseudonymes aux consonances antiques, de même que les noms de lieux. Ce n’est qu’à la suite de ces portraits que le lecteur trouve un nouveau florilège des « cent façons de parler qui n’avaient point encore vu le jour ». De ces tournures, aucune ne se recoupe avec celles, anonymes, que présentait le premier dictionnaire. C’est que cette fois, Somaize « puise très libéralement dans les œuvres littéraires de ses contemporains les plus en vogue – à l’exception, notable, de Vincent Voiture –, sans distinction de genre »33 et attribue chaque locution à un auteur de référence, lui aussi désigné sous couvert d’un cryptonyme, recourant aussi bien au théâtre de Corneille ou de Quinault, qu’à la prose d’un Guez de Balzac, ou encore aux romans héroïques de Madeleine de Scudéry, La Calprenède et Gomberville. Les anecdotes et portraits, même si souvent exagérément élogieuses ou dénigrantes, apparaissent comme vraisemblables et authentiques, malgré ce que le goût de Somaize pour la calomnie pourrait induire ; en revanche, loin de correspondre à une période restreinte, le dictionnaire fait feu de tout bois et remonte jusqu’à l’époque de l’hôtel de Rambouillet, englobant dans son sujet tout ce qui s’est fait de galant depuis lors.
Mais cette fois, la vogue des précieuses s’est définitivement essoufflée et Somaize en a tiré tout le suc qu’il pouvait espérer. Il n’abandonne pas pour autant le thème de la galanterie, qui se présente encore et toujours comme son sujet de prédilection : au cours de l’année 1661 paraît en effet chez Jean Ribou, précédée d’une épître dédicatoire à nouveau adressée à Marie de Mancini et due au sieur de Somaize, Alcippe ou du choix des galants. Après avoir relaté deux discussions débattant des éléments qui doivent présider au choix d’un galant amant, discutant de la supériorité ou non du galant issu de la noblesse d’épée sur celui appartenant à la noblesse de robe, le livre se conclut par le jugement de Caliste « touchant la proposition agitée dans les deux dialogues précédents ». Cet Alcippe est pourtant rarement évoqué par la critique : il semble bien qu’une fois la valeur de témoignage sur la préciosité écartée, peu daignent reconnaître à Somaize une quelconque valeur littéraire. L’Avis au Lecteur de ce dernier ouvrage annonçait l’imminente parution d’un Choix des Maîtresses, dont nous n’avons aucune trace et qui ne vit probablement jamais le jour, pas plus que la Pompe funèbre d’une précieuse annoncée par le Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté. Somaize prend soin de faire la publicité de ses ouvrages, parfois plus que de raison. En réalité, il semble que ce soit là plus ou moins la fin de sa carrière littéraire. En septembre 1663, son nom apparaît encore dans un recueil collectif édité par Jean Ribou, associé à plusieurs poésies : Les Délices de la poésie galante par plusieurs célèbres auteurs de ce temps. Rien ne prouve l’activité littéraire de Somaize à cette date, pas plus que sa présence à Paris, puisque Ribou dit avoir « rassemblé des Muses dispersées », certainement de dates diverses. En revanche, E. Roy conclut de la parution d’un poème galant adressé à Mme de Colbert, Le Secret d’être toujours belle (chez Billaine), que Somaize est de retour à Paris en 1666. Il lui attribue également la traduction en vers libres d’un fragment de la Philis de Scire34, en 1667 : « Quoi de plus naturel que Somaize ait dédié sa traduction de la Philis à la sœur de sa protectrice, Marie Mancini, à cette altière et fière duchesse de Bouillon ? »35. Hormis ces timides velléités d’assignation de textes, nous perdons définitivement la trace de Somaize après 1661.
Somaize, figure de « reporter » du mouvement précieux §
L’intérêt de ce qu’il [Somaize] recueille est toujours dans les choses elles-mêmes, jamais dans la manière dont il les présente.36
Depuis, les œuvres de Somaize se sont vues exhumées par les historiens de la littérature, ceux qui s’intéressèrent au XIXe siècle à la figure des précieuses, au premier rang desquels Victor Cousin et Charles Livet, dont l’édition critique des deux Dictionnaires et des Véritables précieuses en 1856, à la publication de laquelle il consacra cinq années de sa vie, tint lieu par la suite de référence pour tous les commentateurs de Somaize. Car si son nom paraît obscur aux non-initiés, ses commentateurs furent indubitablement nombreux. Malgré un style unanimement décrié et qualifié d’insipide, de plat et de maladroit, encore une modeste valeur a-t-elle été longtemps accordée au témoignage que l’œuvre de Somaize semblait apporter sur une société précieuse dont on s’efforçait de dessiner les contours et de retracer la réalité historique. Ainsi, c’est uniquement grâce à la dimension (pseudo-) descriptive de son œuvre que Somaize est devenu une figure importante des recherches historico-littéraires. La préface de son second dictionnaire se fait sur ce point prophétique, bien qu’elle ait surtout contribué à induire en erreur ceux qui l’étudièrent :
[…] qu’ainsi M. de Somaize a eu raison de faire ce Dictionnaire, puisqu’il ne traite plus une bagatelle, mais bien une histoire véritable et dont les siècles futurs doivent s’entretenir.37
À la suite des travaux de Charles Livet, lequel plaça Somaize sur un piédestal, on a donc durablement établi ces ouvrages dans leur rôle de bible de la préciosité, voyant en eux « un témoignage unique sur une période importante dans l’histoire de la société polie »38. Larroumet tire ainsi de l’étude du second Dictionnaire de longs développements regroupant « les principaux renseignements qu’il [Somaize] fournit sur la société précieuse de son temps », à partir desquels il en établit la prétendue physionomie. S’établissant véritablement greffier de la mondanité, Somaize a eu la clairvoyance de dresser un procès-verbal d’autant plus précieux qu’il est unique, parce qu’il s’éloigne de la mode de la caricature, tout en restant ludique.
Avec la relativisation progressive de l’existence des précieuses, Somaize n’en est pas moins demeuré particulièrement apprécié des historiens. Ainsi, si dans les années 1950, un auteur tel qu’Antoine Adam commence à mettre en doute la valeur de témoignage de l’œuvre de Somaize, lequel « porte la responsabilité des erreurs qui, depuis près de trois cents ans, se répètent sur la préciosité »39, il ne dément pas pour autant l’utilité que ce répertoire de la vie mondaine présente à ses yeux, le citant constamment pour valider les portraits qu’il dresse lui-même des personnages mondains qui étayent son Histoire de la Littérature. Et certes, les renseignements donnés par Somaize, s’ils ne correspondent à aucune réalité « précieuse », sont généralement exacts et véritablement fructueux pour qui veut glaner des informations sur « l’élite des plus spirituelles personnes de France ».
Somaize est exact dans l’ensemble ; les Historiettes de Tallemant des Réaux permettent souvent de le contrôler, et, dans ce cas, il est assez rare qu’on le prenne en flagrant délit de mensonge complet ou d’erreur capital ; il exagère, il contrefait même, par maladresse ou par parti-pris, mais il n’invente pas. Par le goût du commérage et du cancan, par la nature des histoires qu’il raconte, il est lui-même une sorte de Tallemant, moins l’esprit et la qualité de la langue, comme aussi la nature et l’étendue de l’information. […] Somaize est un simple chroniqueur d’antichambre ; quoi qu’il en dise, il a peu fréquenté la bonne société, il n’en a guère connu que la vie extérieure et publique ; pour la vie intime et l’intérieur des ruelles, il n’en a su que ce qu’on a bien voulu lui dire ou lui écrire.40
Polémique, calomnie et larcin : les modes de son existence littéraire §
Outre la valeur qu’on accorda à ses œuvres grâce à leur lien avec la préciosité, Somaize doit indéniablement à ses dons pour la polémique son accès à la postérité. La vue d’ensemble des ouvrages qu’on lui attribue nous permet en effet de constater que ce dernier s’illustre tout particulièrement dans les propos calomnieux, aussi bien qu’elle nous fait prendre conscience du manque d’autonomie de ses écrits, toujours nés de circonstances extérieures.
Associant son nom à un éditeur véreux et peu scrupuleux, Jean Ribou, dont la concurrence nouvelle, avec d’autres libraires installés sur le quai des Augustins à deux pas du Pont-Neuf, menace le monopole des trois grands libraires du Palais, Somaize s’expose dès ses débuts à devoir assumer une position de flibustier des lettres. Les auteurs qui s’y faisaient vendre y étaient en effet aussi mal vus et dénigrés que ces libraires, vendeurs de genres lucratifs, nouvelles à la main, libelles et autres gazettes, l’étaient de leurs confrères. Un détail qui semble d’ailleurs s’être légitimement immiscé dans le discours des ennemis qu’il s’est peu à peu trouvé puisque la préface à son second Dictionnaire tente de légitimer cette association :
Ils ont ensuite dit, comme une chose fort injurieuse, que ses ouvrages ne se vendaient pas au Palais ; mais il faut qu’ils aient été bien dépourvus de jugement en faisant ce reproche, puisqu’ils travaillent à la gloire de leur ennemi en pensant lui nuire. En effet, y a-t-il rien de plus glorieux pour M. de Somaize que d’avoir fait vendre neuf ou dix ouvrages dans un lieu où l’on n’avait jamais rien fait imprimer de nouveau, et où ils seraient éternellement demeurés si le mérite et la réputation de l’auteur ne les en fussent venus tirer ?
De fait, dès ses débuts, Somaize s’illustre dans une veine peu louable, se faisant remarquer d’abord par sa verve acerbe en s’en prenant à l’abbé de Boisrobert, sur lequel son opinion changera ensuite significativement. Plus soucieux du bruit du scandale que du bienfondé de ses accusations et de la constance de ses opinions, il est le premier à attaquer Molière, sans raison apparente, certainement seulement motivé par le succès récent de l’auteur, un succès dont il souhaite profiter pour se faire connaître à n’importe quel prix. Contre lui, il renouvelle ainsi le motif de l’accusation du plagiat, dans sa violente préface aux Véritables précieuses :
Il fait plus de Critique, il s’érige en Juge, et condamne à la berne les Singes, sans voir qu’il prononce un Arrêt contre lui en le prononçant contre eux, puisqu’il est certain qu’il est Singe en tout ce qu’il fait, et que non seulement il a copié les Précieuses de Monsieur l’Abbé de Pure, jouées par les Italiens ; Mais encore qu’il a imité par une singerie dont il est seul capable le Médecin volant, et plusieurs autres pièces des mêmes Italiens qu’il n’imite pas seulement en ce qu’ils ont joué sur leur théâtre ; mais encore en leurs postures, contrefaisant sans cesse sur le sien et Trivelin et Scaramouche ; mais qu’attendre d’un homme qui tire toute sa gloire des Mémoires de Gillot-Gorgeu, qu’il a acheté de sa veuve, et dont il s’adopte tous les Ouvrages.
Autant de charges que le poète Picotin reprend à son compte dans le corps de la pièce, à la scène VII. La préface aux Précieuses ridicules mises en vers, toujours autant virulente, se fera elle aussi l’écho des mêmes attaques. Outre qu’ils sont à l’origine d’un argument qui deviendra majeur dans la campagne de décrédibilisation visant Molière, que l’on cherchera désormais à présenter sous l’étiquette de vulgaire farceur en l’accusant d’avoir pillé le répertoire des farceurs et d’en imiter le jeu41, ces propos visent à déconsidérer celui que Somaize vole en détournant contre lui l’accusation pour éviter de la subir à son compte. Une incrimination qui paraît aussi gratuite qu’infondée. Car cette pièce qu’évoque Somaize n’a probablement jamais vu le jour sur la scène des Italiens ni même existé en tant que telle. On trouve bien dans le roman de l’abbé de Pure, La Prétieuse ou le mystère des ruelles, paru de 1656 à 1658, une allusion à une pièce intitulée La Prétieuse : une comédie que la jeune Aurélie raconte être allée voir aux Italiens et dont l’intrigue moquait la préférence d’une jeune fille pour un faux poète aux dépends d’un galant de condition. Une pièce qui n’a pas plus de réalité que le « dictionnaire des ruelles » que le même personnage a mentionné plus tôt et qu’écrira plus tard Somaize. En admettant que Molière ait pu s’inspirer en le dédoublant du schéma de cette pièce fictive, rapidement évoquée dans le roman, il n’a tout simplement pas pu copier une pièce qui n’existait qu’en imagination. En outre, le sujet même de la pièce de Molière, celui du langage, rend impossible un hypothétique plagiat sur les Italiens, lesquels jouaient dans leur propre langue et improvisaient sur des canevas. Ajoutons à cela que l’abbé de Pure ne s’est jamais joint aux accusations de Somaize et que, si celles-ci avaient été fondées, ce dernier se trouverait à son tour plagiaire des Italiens42.
En réalité, Somaize prévient les attaques qu’il a lui-même à craindre en les détournant, cherchant à faire oublier ses propres larcins et sa malhonnêteté littéraire. Un processus de renversement entre blâmeurs et blâmés qu’il réitère régulièrement, se mettant lui-même en position d’accusateur pour échapper à la menace qui pèse sur lui. Car c’est bien l’apparence d’un plagiat à peine déguisé que prennent ses Véritables précieuses, trouvant dans la pièce de Molière à la fois un thème, des personnages et un nœud d’intrigue. Pire encore, malgré tous les défauts qu’il leur a imputés, Somaize ne se formalise pas de se réapproprier impunément Les Précieuses ridicules et de les tourner en vers, un larcin dont il aura du mal à légitimer le bienfondé après tant de critiques qu’il ne se prive nullement de renouveler dans sa préface :
Je dirai d’abord qu’il semblera extraordinaire qu’après avoir loué Mascarille, comme j’ai fait dans les Véritables Précieuses, je me sois donné la peine de mettre en Vers un ouvrage dont il se dit Auteur […] Elles ont été trop généralement reçues et approuvées pour ne pas avouer que j’y ai pris plaisir, et qu’elles n’ont rien perdu en Français de ce qui les fit suivre en Italien ; et ce serait faire le modeste à contretemps, de ne pas dire que je crois ne leur avoir rien dérobé de leurs agréments en les mettant en Vers : même si j’en voulais croire ceux qui les ont vues, je me vanterais d’y avoir beaucoup ajouté.
De la même façon, Somaize se plaint d’être accusé à tort de satire, par des ennemis jaloux de sa gloire, noircissant injustement sa réputation, dont il fait de malhonnêtes calomniateurs quand c’est en réalité son propre mode de fonctionnement43. Malgré tant de subterfuges rhétoriques dont personne n’est dupe, Somaize n’échappe pas à la critique. À force de calomnier à tort et à travers il finit par se trouver de réels ennemis, bien qu’il se plaise indubitablement à en multiplier le nombre et l’importance pour mieux s’en prévaloir, car qui n’est pas important n’a pas d’ennemis publics. Après la publication de la Pompe funèbre de Scarron, le retour de bâton se fait même positivement violent : quelques jours plus tard paraît en effet une virulente réponse, sous la forme d’un petit pamphlet anonyme intitulé Le Songe du Rêveur. Somaize, dénoncé comme l’auteur de la Pompe, y est dès les premières lignes mis au pilori dans un mélange de vers et de prose dont la médiocrité rivalise avec celle de ses propres productions. Probablement l’œuvre d’un seul homme, en laquelle on a voulu voir une peu probable réponse collective des auteurs visés par la Pompe funèbre, Le Songe est le récit d’une vision durant laquelle le dormeur, transporté au Parnasse, assiste à la fureur d’Apollon suscitée par les attaques de Somaize envers les plus illustres écrivains de Paris ; lesquels ont, pour se venger, lancé contre leur ennemi quarante épigrammes recueillies par les Muses. Défendant les plus illustres des écrivains raillés par Somaize, ces strophes menacent régulièrement ce dernier de coups de bâton. Ainsi, dans le quatrain prêté à Boisrobert, lit-on : « Prends garde, si tu veux m’en croire, / Que le successeur de Scarron, / Pour bien célébrer ton histoire, / Ne te fasse mourir un jour sous le bâton »44. Classé parmi « les écrivains à la douzaine d’auprès de la Samaritaine »45, Somaize s’y voit finalement accusé par les Muses d’avoir volé les Précieuses ridicules, avant d’être convoqué par Apollon et forcé à faire amende honorable devant Molière. Après quoi, humilié, il est berné par les palefreniers de Pégase dans la couverture du divin cheval. S’il faut en croire Somaize, l’Académie Française aurait discuté de cette querelle, au même titre que de celle du Cid…
Tant de mystifications, de mystères et d’implications dans de dérisoires querelles amènent légitimement diverses mises en doute quant à l’existence véritable de Somaize et à son identité. Certains lui prêtent, pour agir aussi impunément, des soutiens et des instigateurs, notamment dans les rangs des ennemis de Molière dont le succès inquiétant menace de faire de l’ombre aux auteurs en vue : Larroumet désigne ainsi ces hypothétiques meneurs comme étant les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. La disparité de style des œuvres de Somaize peut également porter à soupçonner derrière ces textes une écriture collective. Poussons plus loin les conséquences de tels doutes : l’étiquette patronymique de ce pamphlétaire né, hostile à Molière, Boisrobert ou encore Quinault, expert en canular et en opportunisme littéraire, écrivain médiocre mais prolifique, ne correspond-elle qu’à un prête-nom ? Des auteurs tels que Sorel46 et Donneau de Visé ont pu être évoqués comme les manipulateurs de cette possible marionnette, mais sans beaucoup de vraisemblance. L’incertitude dans laquelle nous plonge « le cas Somaize » reste entière.
Précieuses et préciosité : un « sujet chimérique » §
Autrement, un Sujet plaisant,À rire sans cesse induisantPar des choses facétieuses,(…) Ce n’est qu’un Sujet Chimérique,Mais si bouffon et si comique.47
Les deux pièces de Somaize mettent en scène deux précieuses, « véritables » ou « ridicules », recevant la visite de (faux) précieux : mais qui sont au juste ces personnages ? Quel statut ontologique leur reconnaître ? Où Somaize puise-t-il son inspiration avant de les mettre en scène ?
On a vu que les lecteurs de Somaize ont, depuis le XIXe siècle, reçu ses écrits comme les preuves de l’existence de cercles précieux, preuves à partir desquelles on a tenté d’identifier les précieuses pour mieux fabriquer la notion artificielle de « préciosité », laquelle n’a, en fait, jamais existé dans l’esprit des contemporains. Depuis quelques années, certains chercheurs plus soupçonneux et attentifs au processus de cristallisation des mythes littéraires48 ont contribué à percer à jour cette mystification qu’est la figure des précieuses, êtres de papier bien plus que réalités historiques. Ce seraient ainsi des précieuses imaginaires que nous décrivent en définitive Molière, ses quelques prédécesseurs et à sa suite ses imitateurs, dont chacun redéfinit l’essence à sa guise, en fonction du statut et de la tonalité de son œuvre. Finalement, traquer les précieuses de chair et d’os revient en réalité à recenser les femmes en vue de l’époque, des femmes d’esprit qui revendiquaient de plus en plus de pouvoir dans la vie littéraire. Les écrits sur les précieuses participaient ainsi d’un cheminement réflexif sur la place des femmes dans la société, s’inscrivant dans des débats profonds dont Somaize a malheureusement contribué à appauvrir les enjeux et la portée, pour les circonscrire principalement au domaine de la création langagière.
Genèse d’un mythe littéraire malléable
Pour comprendre la position de Somaize vis-à-vis des précieuses, il est nécessaire de retracer leur progressif essor dans l’imaginaire des contemporains et d’identifier les différentes strates de leur mythification.
La préciosité ayant été l’objet d’un long mais inégal passé critique, l’on pourrait certes remplir une petite bibliothèque en rassemblant tous les ouvrages qui ont été écrits sur le sujet, mais ils contiennent des thèses si divergentes et paradoxales, chacune « tributaire de postulats différents et de lectures spécifiques »49, que l’entreprise serait de peu de cohérence et d’utilité. S’engouffrant dans la brèche ouverte par les études de Charles Livet50, l’on a vainement cherché qui étaient ces femmes qualifiées de « précieuses » dont Molière avait prétendu immortaliser les ridicules et, durant trois siècles, l’on a tenté d’établir une cartographie précise des milieux précieux : une démarche qui souffrait d’une persistante adhésion au mythe critique de la préciosité, adhésion qui, comme le suggère à juste titre Delphine Denis, se nourrissait d’une certaine nostalgie et d’une « fascination constante pour cet imaginaire âge d’or de la civilité »51. Trouvant dans les ouvrages de Somaize, comme nous l’avons vu, un terrain d’études privilégié où les « précieuses » étaient commodément désignées comme telles, ce sont les historiens de la littérature qui, en définitive, construisirent de manière durable ce mythe de la préciosité, dont les fondations avaient été posées au XVIIe siècle. Surtout analysée comme phénomène socio-culturel, celle-ci se constitue également peu à peu comme catégorie littéraire et esthétique : si René Bray finit par voir en elle une tentation constante et transhistorique de l’esprit et de l’art (faisant ainsi de la majorité des écrivains français des auteurs précieux, de Marivaux à Giraudoux en passant par Victor Hugo, Verlaine ou encore Mallarmé…), Antoine Adam et Roger Lathuillère réfutent et affirment la nécessité d’une périodisation précise52. Mais un tournant critique s’est opéré au début des années 1970, superposant peu à peu les notions de préciosité et de galanterie pour arriver progressivement à l’évacuation et la neutralisation de la première, finalement reconnue comme inopérante. Car, au terme de deux siècles d’« investigations » qui ont mené aux conclusions les plus contradictoires, les études les plus récentes tendent à récuser, de manière troublante, l’existence d’une telle société : ni mouvement précieux, ni cercles précieux, ni cabale précieuse n’auraient jamais existé, si ce n’est dans l’imaginaire des historiens de la littérature, un imaginaire forgé par la littérature classique, par des auteurs inventifs, habiles en dissimulations d’intentions et en substitutions de notions. À y regarder de près, il semble que l’histoire littéraire, engluée dans un fourvoiement persistant, soit tombée dans un piège, celui d’une mystification prête à témoigner pour nous de la force des inventions littéraires.
Roger Duchêne, dans son ouvrage intitulé Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes53, a ainsi montré comment les contemporains ont peu à peu fabriqué cette figure illusoire, tout en mettant en lumière les principales explications socio-culturelles de sa naissance. Tentons donc d’en retracer les principales étapes. Lorsque Molière écrit ses Précieuses ridicules, qui constituèrent selon toute vraisemblance l’unique source d’inspiration de Somaize, le terme précieuse est employé depuis longtemps « mais de façon parfaitement contradictoire », « plus souvent en bonne part qu’avec une dimension critique, satirique ou parodique »54. Avant la Fronde, il n’apparaît guère que sous sa forme adjectivale originelle et au sens propre, de surcroît de façon rare et isolée : sa valeur laudative ne sert qu’à complimenter, la plupart du temps dans les gazettes, les qualités des grandes dames « qui ont du prix » par leur naissance et par leur esprit. La substantivation qui s’établit progressivement et qui bénéficie déjà d’un sens moins vague, puisqu’elle suppose l’existence d’une sorte de femmes particulières dont il est louable de faire partie, restera donc durablement associée « à l’idée de noblesse, de jeunesse, de beauté et de fête »55, malgré ce que l’on pourrait croire. Tout au long de la décennie 1650, si des fictions mettent plus ou moins longuement en scène des précieuses, ces cartes, romans et autres avis parodiques ne citent d’ordinaire aucun nom et même les textes qui les évoquent sur le mode de la réalité ne précisent pas leur identité. Les gazettes restent ainsi les seules à désigner nommément une telle de « précieuse », généralement une grande dame de l’entourage de la reine : ces divers noms, épars, ne constituent qu’une « galerie de femmes aussi peu peuplée que disparate »56, qu’on ne saurait identifier à un groupe cohérent et qui se revendiquerait comme tel.
En littérature, la précieuse fait ses premières apparitions remarquées dans les carteries, genre ludique à la mode dans la littérature galante57 ; elle n’y est pourtant que la réplique de la coquette et de la galante, dont elle n’est parfois qu’un sous-genre et desquelles elle se distingue fort mal. On observe pourtant alors un changement notable dans l’emploi du mot, jusqu’alors utilisé pour désigner des femmes élégantes, cultivées et spirituelles : la Carte du Royaume des précieuses58 nous décrit ainsi un royaume peuplé de femmes façonnières, formant une coterie avec leur comportement et leur langage affectés. En rupture avec les textes précédents mais sans jamais employer le mot précieux ou précieuse dans le corps de son texte, la carte dénonce pour la première fois « l’existence d’un groupe de femmes anonymes et désagréables »59. Elle constitue en quelque sorte leur acte de naissance, autorisant René-Renaud de Sévigné, dans une lettre à Christine de France du 3 avril 1654, à laquelle il joint cette carte pour divertir la destinataire, à affirmer qu’il y a désormais « une nature de filles et de femmes à Paris que l’on nomme précieuses, qui ont un jargon et des mines avec un démanchement merveilleux ». Des idées négatives sur les précieuses commencent donc à être disséminées ici et là mais sans jamais s’intégrer à un ensemble cohérent et toujours en ordre dispersé. Les précieuses ne sont généralement mentionnées qu’en passant, rien de précis n’est jamais révélé sur leur identité ou sur leurs activités et l’on ne décide jamais réellement qui elles sont. Définitivement substantivé en 1654, l’emploi du mot n’est donc absolument pas fixé, il change de sens et de signe, est parfois péjoratif, parfois laudatif. De façon symptomatique, le caractère extrêmement fantaisiste de L’Avis au public pour l’établissement de la société précieuse, datant du 1er janvier 1655, un texte pris au sérieux par des historiens tels que Gustave Reynier ou Antoine Adam, nous invite au contraire à ne pas oublier la dimension ludique des textes qui prétendent parler des précieuses :
L’Avis au public n’est qu’un jeu, une parodie, qui possède l’une des caractéristiques majeures de la « littérature précieuse », ou plutôt de la littérature sur les précieuses : on y affirme l’existence de quelque chose dont on se moque sans qu’on puisse rien tirer de précis ni de décisif sur l’objet prétendu de cette moquerie.60
Pour le public, les précieuses sont certainement les femmes en vue de l’époque, celles qui font preuve d’esprit et de mondanité ; aucun consensus littéraire n’est en revanche établi sur la réalité que le mot est censé recouvrir. Le flou qui entoure cette catégorie de femmes récemment apparues constitue dès lors une aubaine pour les auteurs inventifs : le roman de l’abbé de Pure, La Précieuse ou le mystère de la ruelle61, dont la parution en quatre livres s’étend de 1656 à 1658, va ainsi y puiser sa matière. L’auteur s’y propose de partir à la recherche de la quintessence de la précieuse au gré des « ruelles » parisiennes (les salons galants) pour dissiper le mystère qui l’entoure. C’est la première fois que les précieuses sont longuement présentées au public et qu’elles sont véritablement le sujet d’une œuvre. En prenant la suite d’allusions aussi vagues et disparates, l’abbé de Pure, qui reste pendant deux ans « le seul spécialiste du phénomène qu’il prétend décrire »62, peut inventer à loisir. Il ancre ainsi définitivement la volonté de distinction comme élément unificateur de cette société de femmes qui se voient comme une élite et prétendent donner la première place à la vie de l’esprit, en s’arrogeant notamment le droit de juger des écrits qui leur parviennent, une usurpation bien entendue présentée comme ridicule. Par le biais de conversations animées, elles expriment leur refus du savoir traditionnel, celui qui est l’apanage des doctes et des livres, rejettent le pédantisme et se tournent vers une morale pratique, qui s’articule principalement autour des questions de l’amour et du mariage. L’attention au langage, qui deviendra pourtant une attitude fondamentale chez Molière et Somaize, n’y est évoquée que tardivement et brièvement, par le biais d’un personnage très secondaire, une précieuse attentive aux questions de vocabulaire, amenée comme objet de curiosité dans le salon de femmes qui avaient pourtant précédemment servi de modèles de précieuses. Malgré une apparence de reportage, l’auteur met clairement en garde contre une lecture trop sérieuse et systématique d’un roman qui est sans conteste une œuvre de fiction, nettement inscrite dans les perspectives de la littérature d’invention et du jeu parodique, mais qui est néanmoins pour lui l’occasion de soulever des questions de fond. Brouillant les pistes au fil des quatre tomes, l’abbé de Pure nous présente des visions multiples, kaléidoscopiques et divergentes des précieuses, dont le corps est un « composé du triage des ruelles et de tout ce qu’il y a de beau qui les fréquente »63, des femmes dont le propre, conclut-il, est justement d’être insaisissables. Il est en effet indispensable, pour que la figure des précieuses reste exploitable, de se refuser à une définition trop étroite. De fait, s’il attire définitivement l’attention sur le terme, il se refuse obstinément à le circonscrire, laissant les précieuses jouir de tout leur « mystère » :
Il décrit un mystère dont il n’entend pas donner la clé. C’est au lecteur de décider, au coup par coup, et à chaque instant de son roman, s’il se venge ou s’il s’amuse, s’il est sérieux ou s’il raille, s’il est hostile ou amusé par les femmes qu’il décrit, et parfois même, pourquoi pas ? admiratif devant leur audace… 64
La longueur de La Précieuse en est la preuve : l’abbé de Pure peut se targuer d’avoir trouvé un sujet aussi inépuisable qu’indéterminé. L’heure de la gloire littéraire a sonné pour les précieuses : « la grande année des précieuses »65, l’année 1659, s’ouvre sur la première attaque déclarée des précieuses, dans un portrait collectif dû à Mlle de Montpensier, la Grande Mademoiselle : ce groupe de femmes y est à nouveau présenté comme une nouveauté, mais cette fois indubitablement en mauvaise part, qualifié de « secte […] généralement désapprouvée de tout le monde et le sujet ordinaire de la raillerie »66. Recherchant une fausse distinction, « par mille façons inutiles », « vieilles et disgraciées », « elles ont une langue particulière, car à moins de les pratiquer, on ne les entend pas »67. Roger Duchêne souligne pourtant le fait qu’il ne s’agit là probablement que d’une attaque déguisée contre un ancien cercle d’amies reconnaissables68: on constate que le terme de précieuse commence à acquérir son statut d’étiquette aléatoire derrière laquelle on place des ennemis que l’on veut décrédibiliser. C’est ce portrait, qui contraste fortement avec celui dressé par l’abbé de Pure, qui va désormais donner le ton, désignant les précieuses comme objet de raillerie à la mode. Ainsi, la « mascarade » de La Déroute des Précieuses69 en fait à son tour, à la suite de Mlle de Montpensier, de « vieilles pucelles » laissées pour compte, « jansénistes de l’amour », dédaigneuses et façonnières. De son côté, Scarron, dans son Épître chagrine au maréchal d’Albret70, « réduit la préciosité ordinaire à une façon de parler et de prononcer jointe à un comportement maniéré »71, en somme à une forme de snobisme : une définition pour le moins lacunaire. Enfin, Le Cercle de Saint-Evremond, s’il est difficilement datable, pourrait avoir été produit durant la même période : ce texte reprend la comparaison avec les jansénistes et présente les précieuses comme des femmes argumentant avec une subtilité excessive sur des questions de théorie amoureuse et sur les nuances du langage et de la pensée. Il est troublant que ces textes, à l’exemple de ces deux derniers, ne se recoupent pas, voire se contredisent. L’évocation croissante des précieuses est loin de faire gagner leur image en netteté. Au contraire, de plus en plus simplificatrices, ces quelques attaques ne suffisent ni à les identifier ni à les définir clairement.
C’est là le panorama des apparitions les plus significatives des précieuses avant Molière. De 1654 à 1659, le phénomène reste donc tout de même limité et est loin de mobiliser l’attention : sans l’expression disproportionnée et incongrue du roman de l’abbé de Pure, elles n’apparaitraient que dans une douzaine de pages disparates qui nous présentent des précieuses pour le moins hétéroclites. Le mode satirique, contrairement à une idée reçue, ne s’y présente absolument pas comme le seul mode de leur évocation, même si les textes de 1659 se font nettement plus hostiles : « la critique reste plutôt rare et ludique que satirique » et « sans poser de problème de fond, elle ressortit au ricanement conventionnel des mâles devant les filles qui prétendent demeurer pucelles »72, transformant en précieuses toutes celles, présentées comme des snobs, qui n’ont pas été formées dans le moule traditionnel du mariage et ont été amenées à le redouter par une formation à la vie de l’esprit. Il s’agit donc d’un maigre corpus, relevant généralement de l’imaginaire à l’état pur, traçant la voie à de nouveaux ouvrages « que des plagiaires réaliseront plus tard, par jeu ou par désir d’inscrire leur propre succès dans celui des Précieuses ridicules »73. Car c’est précisément dans ce contexte d’indécidabilité que Molière écrit sa pièce, projetant ces mystérieuses femmes sous les feux de l’actualité et autorisant par son succès la floraison de publications parodiques sur le même thème. La Précieuse de l’abbé de Pure n’avait pas été suivie d’un effet de mode, elle ne représente qu’une œuvre évènementielle et épisodique dans l’histoire littéraire. Les Précieuses ridicules quant à elles, consacrent véritablement cette mode littéraire qui va durer plusieurs mois et faire naître un ensemble de textes qui s’écriront en corrélation les uns avec les autres, finissant par « donner à la préciosité une apparence de réalité sociale et linguistique »74, comme le soulignera dès l’année suivante Donneau de Visé dans la préface de sa Cocue imaginaire :
[Molière] a fait parler d’elles à ceux qui ne les connaissaient pas ; puisque (de la manière dont il l’a traitée) il a donné de l’éclat à une chose qui était dans l’obscurité, et dont l’on ne parlait que dans certaines ruelles.75
Les éloges du gazetier Loret76 témoignent de l’opinion générale à la réception des Précieuses ridicules de Molière, une perception trop facilement oubliée par la critique moderne et recouverte par les accusations de satire qui furent le fait de quelques détracteurs isolés : exploitation d’un « sujet chimérique », cette farce n’est alors perçue que comme une invention plaisante traitant de personnages trop éloignés de la réalité pour correspondre à une quelconque satire ou caricature. C’est que l’objectif visé, la galanterie du milieu de Foucquet (comme nous le verrons plus loin), était bien trop habilement masqué par une forte exagération et une double substitution. Dans la logique de la création littéraire, en continuité avec ses prédécesseurs, Molière invente à son tour ses propres précieuses, entreprenant de redessiner les limites d’une image littéraire floue, à un moment où tout le monde commence à croire qu’elles existent sans savoir ce qu’elles sont, « comptant pour attirer le public sur la curiosité récemment suscitée par une appellation vague et des activités prétendument mystérieuses »77. De tous les thèmes traités avant lui, il n’en retient que quelques idées simples, voire simplistes. La délicate question du mariage est ainsi expédiée, les jeunes filles étant punies d’avoir été si difficiles et, ne remettant pas profondément en cause l’institution conjugale, elles se contentent d’y poser des conditions préalables tirées d’un imaginaire romanesque. Elles confondent vie intellectuelle et littérature avec la fréquentation des poètes en vue et la pleine connaissance des nouvelles galantes ; ridiculement snobs, orgueilleuses et prêtes à tout pour être à la mode, elles admirent tout sans aucun esprit critique. Molière tire enfin la puissance de sa farce des éléments que l’on dénonçait chez les précieuses depuis leurs origines : leur jargon et leurs mines. Comprenant leur force théâtrale, il ne se contente pas de les décrire, il les montre. L’abrégé de la farce des précieuses78 souligne en effet la mise en œuvre d’un jeu de scène appuyé, exploitant toutes les ressources de costumes, de maquillages et de comportements (déhanchements et autres révérences) extravagants. Jouant sur des lieux communs liés à la volonté de distinction et de séduction hypocrite qu’on prêtait à ces femmes, Molière s’assurait un moyen de faire rire un public essentiellement masculin. Mais, ne se contentant pas de faire rire avec des mimiques, il fait du langage la matière principale de sa pièce, reprenant le thème du raffinement ridicule sur celui-ci. S’arrogeant tous les droits pour inventer une langue burlesque ne correspondant en rien à une quelconque réalité, il surenchérit dans la fantaisie verbale, qui participe elle aussi au climat de la farce. Le succès de la pièce imposera durablement cette image, bien plus forte que les précédentes, de laquelle Somaize, dans son intérêt bien compris, tirera son fonds de commerce.
S’il y a eu des précieuses, elles étaient disparates, et ce n’étaient pas, comme Cathos et Magdelon, des « pecques provinciales ». Leurs amis n’étaient pas comme Mascarille et Jodelet. Mais Molière a inventé d’elles une image forte et d’une grande cohérence théâtrale. (…) Une image forte, même quand elle est fausse, prend toujours aisément le dessus d’une image floue, même si celle-ci est plus vraie. Donneau de Visé a bien raison de voir dans le succès de Molière celui d’un homme qui sait manipuler son public. En transformant les femmes inquiétantes d’une prétendue cabale en personnages de farce, il a eu l’habileté d’en faire des êtres inoffensifs et rassurants. Quels qu’aient été leurs précédents « mystères », les précieuses naissent pour le public avec la pièce de Molière. C’est par ses yeux qu’on les verra désormais. En étant persuadé de leur réalité.79
Imposant triomphalement sa propre image des précieuses, Molière est imité, volé, plagié. Ainsi paraît sans privilège ni achevé d’imprimer, au début de l’année 1660, le Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses, au mépris du monopole dont devrait bénéficier la troupe qui représente toujours la pièce. L’auteur fut identifié comme étant Marie-Catherine Desjardins, une femme qui cherche à débuter sa carrière littéraire, qu’elle réussira sous le nom de Mme de Villedieu. Ce résumé infidèle, dont la préface semble aller dans le même sens que Somaize pour ce qui est des accusations de plagiat, participe d’une « campagne qui vise à déposséder l’auteur de son texte »80. Ajoutés à ceux de Somaize, ces textes entérinent la pauvreté de l’image des précieuses, « celle qui va s’imposer dans le public et jusqu’à nos jours : les précieuses sont des femmes romanesques qui se singularisent par un langage à part et qui refusent l’amour, ou du moins le compliquent au point de le rendre impossible »81. C’est bien une image réductrice qui nous est restée d’elles, faisant fi de la question du statut intellectuel qu’abordait pourtant longuement l’abbé de Pure et se bornant à des descriptions de comportements extérieurs. Tous les ouvrages qui suivront en resteront prisonniers.
Ainsi, les contemporains eux-mêmes se sont laissés tromper par la puissance de cette invention littéraire et ont fini par croire à l’existence des précieuses, ne relevant pas qu’il s’agissait là « de portraits faits à plaisir, de pures fictions, des fantômes de l’imagination masculine »82. Ou peut-être avaient-ils conscience de la substitution et se prêtaient-ils tout simplement au jeu, dans la logique de ce mode ludique sur lequel s’écrivait la littérature mondaine. En tous les cas, si des personnes réelles ont été désignées comme précieuses, vraies ou fausses, et reconnues comme telles par l’opinion, il ne s’agit là que d’affaires de représentations et non d’une réalité sociologique, encore moins d’une cabale. Le royaume imaginaire de la préciosité est un lieu rendu progressivement hostile, où chacun place ses ennemis mais où personne ne veut habiter. Laissons à Sorel, sage observateur du phénomène, le soin de conclure sur la question du statut des précieuses :
On a parlé des précieuses comme si c’était quelque nouvel ordre de femmes et de filles qui fussent plus les capables que les autres en leurs discours et en leur manière d’agir : mais nous n’en avons jamais vu aucune qui ait voulu avouer d’en être.83
Amalgames et substitutions : ridiculiser la galanterie, ses prétentions littéraires et ses subtilités sentimentales §
En critiquant la préciosité, cible imaginaire, Molière a en réalité la sagesse de désigner une cible autre que celles qu’il vise, bien réelles pour leur part, et dont les précieuses avaient toujours été une émanation plus ou moins évidente. Car derrière le ridicule des précieuses moliéresques se cache la peinture parodique d’une société galante en plein épanouissement, dont les traits les plus saillants présentent tout le potentiel d’une caricature savoureuse. En outre, sous les allusions multiples aux œuvres de Mlle de Scudéry, lesquelles ont brouillé les esprits de Cathos et de Magdelon, résonne la dénonciation d’un sentimentalisme excessif, tel qu’il s’incarne dans l’idéal de l’amour tendre.
À bien y regarder, la substitution de la galanterie à la préciosité dans Les Précieuses ridicules est évidente. Si Molière annonce en effet par son titre une caricature des précieuses, le terme précieux n’apparaît que deux fois dans sa pièce, et encore n’est-ce que dans la première scène84, après quoi la notion est totalement évincée du propos. Tout est fait pour nous indiquer qu’on nous parle de galanterie, sujet quasi-avoué de la pièce : Les Précieuses ridicules, comme le souligne Roger Duchêne, sont entièrement bâties sur une « substitution de personnages »85, dans un effet de glissement par rapport à leur titre et au programme qu’il annonce. Les personnages eux-mêmes se qualifient de galants, au même titre que les activités qu’ils pratiquent : on envoie ainsi aux précieuses un laquais qui se « pique de galanterie », on se livre à des propos et à des lectures du « dernier galant », on énonce les règles de la galanterie…86 Ce dont Molière se moque plaisamment à travers les défauts de ses précieuses, ce sont donc tous les ridicules en puissance d’une galanterie outrée. L’idéal galant et les conduites galantes, pratiques sociales bien réelles et reconnues, sont en fait racontés sur le mode de la mystification, sous couvert d’une prétendue préciosité ridicule, supercherie à laquelle se laissèrent prendre les contemporains, croyant en la nature « chimérique » d’un sujet proprement farcesque. La substitution était commode, elle permettait que les tenants de la galanterie ne se reconnaissent pas.
Cet idéal social édictait les règles d’un art de vivre et réglementait ainsi la façon de se tenir dans le monde, de s’habiller, de séduire les dames, de s’exprimer et de faire preuve de sa culture (en évitant notamment tout pédantisme). Il promouvait par-dessus tout l’enjouement en toutes choses et surtout dans la conversation, dont il faisait une activité essentielle, invitant à parler de tous les sujets de façon plaisante et agréable. En somme, c’était le parfait comportement au regard d’une société donnée, celle des mondains. Loin de correspondre à des stéréotypes théâtraux figés par la tradition comique, Mascarille et Jodelet ne sont pas de simples rustres déguisés en maîtres mais des « caricatures outrancières de la noblesse galante, créant ainsi une relation d’un type nouveau entre le théâtre et le monde »87. Ils parodient de façon extrême des habitudes déjà relevées par Sorel dans ses Lois de la Galanterie88, raffinant sur les habits et le langage, lisant des poèmes aux dames et pervertissant tous les codes de la civilité galante. Sorel avait mentionné la coquette, dont il faisait le pendant féminin du galant, sans en faire la description ; Molière la nomme quant à lui « précieuse ». Néanmoins, de la même façon que leurs homologues masculins, Cathos et Magdelon ne renvoient pas à des précieuses imaginaires mais sont bien elles aussi « une parodie des dames de la haute société galante »89, des dames qui recevaient effectivement dans leurs salons des nobles et des bourgeois(es) raffinés, élégants et cultivés avec lesquels elles s’entretenaient galamment sur la littérature et l’amour et se livraient à diverses formes d’art et de jeux poétiques. Sur le mode parodique, nos deux précieuses, ces modestes bourgeoises maladroites qui aspirent à s’intégrer parmi les grands noms de la société parisienne, rêvent de recevoir les auteurs à la mode et les honnêtes gens, aspirent à se conformer à un code amoureux maladroitement forgé à partir des romans galants les plus en vue, prétendent s’intéresser à la littérature et à la poésie et se croient capables de dominer le langage. Dans toutes ces prétentions, elles sont ridicules parce que maladroites, provinciales, peu éduquées ; elles visent pourtant un idéal social bien réel, quoique déformé.
Il ne faut pas pour autant voir dans ces personnages, comme Somaize a voulu le faire croire afin de mettre Molière en difficulté90, des satires de personnes réelles, d’autant que Molière forge ces figures imaginaires « à partir de sa culture littéraire et de son sens de la farce, non de ses talents si vantés d’observateur de la réalité »91. C’est principalement en se fondant sur Les lois de la galanterie, texte à travers lequel Sorel avait porté sur des usages galants attestés un regard critique et ironique, que Molière dresse ce tableau bouffon qui ne correspond à rien de réel, mais dont le comique s’enracine tout de même profondément dans son siècle, celui de la galanterie, dont la société est marquée par des affectations diverses, allant des tics de langage aux modes vestimentaires. Claude Bourqui a ainsi établi de façon certaine le texte de Sorel en tant qu’inspiration de Molière, en dressant la liste détaillée des similitudes et des parallèles entre les deux textes92 : on trouve ainsi présents chez Sorel, sous forme de préceptes, une grande part des comportements et des propos de Mascarille et de ses deux hôtesses, des personnages ainsi créés à partir de modèles déjà détournés par rapport à la réalité.93
Molière, en fait, n’a pas tant cherché à reproduire, en les caricaturant, les façons de faire des galants réels qu’à inventer, à partir d’un texte lui-même normatif et non descriptif, et déjà caricatural, des personnages hautement spectaculaires. C’est parce que le galant de Sorel est décrit comme le symbole d’une volonté d’ostentation que Molière y a tout de suite découvert la possibilité de le transformer en personnage de théâtre.94
En accord avec l’esthétique comique, les précieuses de Molière ne sont que des versions ridicules et théâtrales des dames de qualité. Visant surtout à faire rire, elles font fi du réalisme et ne sont, comme les capitans, les docteurs et les juges de théâtre95, que des « versions bouffonnes de types sociaux »96, non des satires. Ce sont certes certains usages de la haute société parisienne que Molière fait entrer dans la comédie sous une forme parodique, mais ce n’est que pour en dresser un tableau parfaitement bouffon. C’est ce qu’entend Molière par l’expression « satire honnête et permise »97 : « Loin de dénoncer les usages qu’elle transpose plaisamment sur la scène, la parodie repose au contraire sur une relation de complicité avec la partie mondaine du public »98. Georges Forestier explique ainsi le succès de la pièce par le rire de connivence qu’elle suscite chez un public mondain qui se reconnaît avec enthousiasme et de façon innovante sous ces traits comiques99. Roger Duchêne quant à lui prête à Molière un regard plus nettement critique, conjecturant que ce dernier, qui n’est pas encore véritablement adopté par les milieux culturels de Paris, cherche « à en forcer l’entrée par un petit scandale »100. Quoi qu’il en soit, sous l’apparence farcesque de la parodie se dessine tout de même la critique plus ou moins acerbe d’une société fondée sur les apparences. Ainsi, le dépit de Mascarille lors de son effeuillage forcé dans la scène finale résonnent-ils amèrement, aux côtés de diverses réflexions telles que celle de La Grange sur un siècle dans lequel l’esprit est à bon marché101.
Parmi les usages galants, Les Précieuses ridicules prennent notamment pour sujet essentiel les mondanités littéraires, dont elles soulignent la vanité. Les sujets de moquerie qui ressortissent du domaine littéraire dans la pièce de Molière sont bien le reflet de pratiques culturelles mondaines. Car l’idéal social de la galanterie, véritable art de vivre, s’est traduit, à partir de Pellisson, par une esthétique particulière, largement promue par la cour de Fouquet, lequel, jouissant d’une influence croissante, tint à s’entourer du prestige de la littérature et de la culture et fit pour cela « appel aux forces littéraires qui s’étaient développées en marge de l’institution littéraire officielle de l’âge précédent »102. À la mort du poète Sarasin en 1654, la préface de l’édition posthume de ses œuvres avait été pour Pellisson l’occasion de théoriser l’esthétique galante, dans un texte où il se faisait l’historien du courant galant (notamment grâce à sa proximité avec Valentin Conrart et son amitié privilégiée avec Mlle de Scudéry)103. Au contraire de la « littérature précieuse » qui constitue un « introuvable corpus aux contours instables, toujours constitué de l’extérieur »104, la littérature galante, catégorie opératrice de classement bibliographique, existait bien aux yeux des contemporains et correspondait à la littérature des salons. Caractérisée par une porosité entre l’espace fictif de la narration et l’espace réel des salons et de la cour, déguisé dans un univers antique raffiné et habillé à la mode d’un univers urbain contemporain, la littérature galante ne se lit qu’en lien avec l’actualité, dans une sorte de parution-feuilleton dont sont emblématiques les romans de Mlle de Scudéry105. Le monde littéraire y est omniprésent (on y retrouve régulièrement les personae de Pellisson, Sarasin ou encore Scarron) et la teneur des conversations reflète celle des salons. Activité sociale, la littérature des salons, qui est celle des genres mineurs, s’élabore collectivement. Il s’agit là de mutations notables dans les phénomènes mondains et littéraires, qui ont été occultées par toute une tradition satirique106. Molière, lui-même immergé dans cette esthétique galante, trouve matière à parodie dans ces prétentions à la spontanéité, à la facilité et à l’accumulation quantitative, qui pervertissent quelque peu la qualité de la littérature. Mettant sur le même plan, dans l’esprit de ses précieux et précieuses, nouvelles mondaines et nouvelles littéraires, Molière nous montre à la fois ces activités mondaines, la vanité des petits genres (énumérés par Mascarille) et l’important danger de « l’influence de sots prestigieux sur un public mal formé »107 à travers le succès de Mascarille et Jodelet.
Ces énumérations des petits genres se recoupent avec la liste des galanteries contenue dans la Clélie, dans un passage qui prophétise l’avènement d’une littérature galante108. Dans la scène IX, où Molière ridiculise de manière indirecte les liens entre la littérature et le monde, Mlle de Scudéry, dont les romans sont à la mode (la parution feuilleton du Grand Cyrus et de la Clélie constitue le principal évènement littéraire de la décennie précédente), semble en effet être la principale cible ; ses œuvres sont d’ailleurs évoquées explicitement à plusieurs reprises dans la pièce109. Molière a ainsi involontairement contribué à l’affubler de l’étiquette de précieuse. Déformant ses discours, lesquels traduisent une extrême sensibilité aussi bien que de nombreuses qualités morales et théorisent le modèle d’un amour tendre, exclusif et chaste, Molière en présente une distorsion à travers les paroles de ses précieuses qui tirent de ces romans un idéal d’amour galant, une appellation que Mlle de Scudéry est la première à considérer comme la pire de ses contrefaçons ; un amalgame « support d’un programme comique qui amusait trop son public pour qu’il y prît garde »110.
Ainsi, l’invention littéraire de la préciosité, et a fortiori telle que Molière se l’approprie, est l’occasion de mettre en cause un univers intellectuel et social traversé par l’imaginaire romanesque et surtout d’interroger un idéal galant trop universellement admiré, comme le souligne très justement Delphine Denis :
Il faut sans doute débusquer aussi le sourd travail du mythe derrière la catégorie galante. Dans le sens positif qu’on lui connaît, celui de relations harmonieuses et policées entre hommes et femmes du monde, la galanterie résume un idéal trop irénique pour être entendu à la lettre. […] Par son statut constamment polémique, la préciosité à l’inverse rend visibles les limites de cette doxa culturelle, y introduit un jeu positif du soupçon, en inquiète l’apparent consensus.111
Décrédibiliser des débats sociétaux profonds §
Non content de caricaturer à outrance ses contemporains, Molière, en faisant des précieuses des personnages de farce, s’emploie aussi à attirer l’attention de l’ensemble du public sur des questions inquiétantes et parfois gênantes pour une société contemporaine profondément patriarcale. Car les précieuses se révèlent être l’incarnation de craintes que suscitent désormais quelques femmes soucieuses d’accéder à plus d’indépendance intellectuelle et sexuelle. Or, la vogue littéraire qui tend à décrédibiliser ces débats témoigne malgré elle de l’importance qu’ils avaient à l’époque, les ravivant contre le gré des auteurs de cet amas de textes parodiques :
Le succès des Précieuses ridicules et le phénomène littéraire qui l’a prolongé ont placé sous les feux de l’actualité un très ancien débat sur la place de la femme dans la société, son accès au savoir, son autonomie à l’égard de l’homme, sa capacité à décider du bel (et donc du bon) usage de la langue.112
Montrant que la galanterie correspond à l’« émergence d’un nouveau modèle culturel placé sous l’égide des femmes, accomplissement du long processus de "civilisation des mœurs" […], où la parole amoureuse et le souci de plaire façonnent "l’air galant" et instituent l’honnête homme dans ses vertus sociales »113, Delphine Denis propose de « voir en la préciosité non une catégorie, mais l’une des questions posées par le féminin […] dans et à la littérature. »114. Un idéal social qui s’offre par là-même à une analyse polémique pour les tenants d’un ordre masculin des valeurs, lesquels « voient dans ce "raffinement" le scandale d’un monde à l’envers, d’un affadissement du goût et des manières, d’une émasculation des viriles énergies et d’une dévaluation préjudiciable d’une littérature tombée en quenouilles »115. Le phénomène littéraire de la préciosité cristallise ainsi, sous une distance comique, les peurs que des évolutions sociétales provoquent chez les tenants d’un certain traditionalisme. Car les cercles mondains ont posé avec acuité des questions cruciales, non seulement sur la place des femmes dans la société mais aussi sur le droit à la créativité, sur la valeur et la validité des jugements critiques en matière de littérature. « À travers les bagatelles et colifichets galants s’ébauche ainsi, discrètement mais sûrement, une réflexion inédite sur l’utilité de la littérature et le statut du plaisir »116.
À l’intérieur du corpus sur les précieuses, si certains aspects de la satire des mœurs féminines s’inscrivent dans une longue tradition de gauloiseries, l’examen de leurs prétentions intellectuelles n’en émane pas moins d’un débat plus virulent et sérieux, dans lequel la cause des précieuses se confond avec celle de toutes les femmes. Si elles ne sont pas l’incarnation d’une cabale précise, les précieuses sont bien celle d’un état d’esprit contemporain. Chez l’abbé de Pure en particulier, elles se font ainsi l’écho de débats généraux sur la place des femmes : contestant leur sort, elles critiquent l’institution du mariage et s’en présentent comme les victimes (tout particulièrement à partir du troisième tome). Témoignant d’une prise de conscience générale, les écrits sur les précieuses mettent dans la bouche de ces dernières des considérations sur la violence du mariage, dont on trouve trace dans la réalité, constituant l’amorce d’une libération sexuelle à venir. Elles sont l’incarnation des thèmes que les défenseurs des femmes, aussi bien que les misogynes, avaient mis à la mode. Au-delà de ces questions sociétales souvent traitées légèrement à travers des gaillardises (on réduit souvent ces contestations « avant-gardistes » à une pruderie excessive et ridicule), la préciosité est surtout la lointaine conséquence d’une aspiration des femmes à plus d’indépendance culturelle. Une aspiration qui est, au milieu du XVIIe siècle, à la fois bien réelle et ancienne puisqu’elle remonte à la Renaissance (où elle naît de l’humanisme et de la Réforme), période depuis laquelle elle a progressivement gagné de l’ampleur, emportant alors une large partie de l’opinion, notamment dans l’élite sociale. Cessant de vouloir combler leur déficit d’éducation en cultivant coûte que coûte les belles lettres savantes, les femmes se sont tournées vers une nouvelle culture en plein développement depuis le début du siècle, une « culture d’origine orale, acquise pour et par la conversation, résolument moderne, centrée sur la poésie et le roman en langue vulgaire »117. Désormais aptes à partager une culture qui exige de moins en moins d’érudition, rien ne s’oppose plus à ce que les femmes participent à la vie intellectuelle ; ce qui explique l’avènement, au début du siècle, des salons, lieux privilégiés de la conversation et des divertissements littéraires (parmi lesquels on cite le plus souvent ceux de Mme de Rambouillet, de la Vicomtesse d’Auchy ou encore de Mme des Loges). Avec la prolifération de ces assemblées dans les années 1630, dont la littérature porte très tôt témoignage, et l’élargissement numéral et social de ces aspirations nouvelles, les railleries se font de plus en plus ironiques et sévères. La critique de la femme qui aspire à la vie intellectuelle s’est ainsi développée parallèlement à cette revendication, elle est un thème ancien aux effets toujours assurés, aussi ancien que la reconnaissance, depuis un siècle, par les rares tenants d’une opinion éclairée, du droit de la femme à accéder à la culture. Roger Duchêne affirme ainsi que le livre de l’abbé de Pure fait évènement, en plaçant sous le nom de précieuses imaginaires, simples « prétextes » qui lui servent à parler des femmes en général, « les aspirations au savoir, latentes ou déclarées, de toutes les femmes de la bonne société depuis un siècle »118, une revendication qui varie en puissance selon les précieuses décrites, certaines défendant farouchement ce droit, d’autres reconnaissant leur relative ignorance. Parallèlement à la critique de leurs maladresses et de leurs outrances, le roman de La Précieuse promeut une certaine reconnaissance du droit réclamé des femmes d’être des intellectuelles, allant jusqu’à les présenter comme le salut d’une littérature menacée par l’obscurantisme des pédants.
[L’abbé] peint l’état d’un goût féminin qui donne sa juste part à la culture moderne, fondée sur la lecture d’auteurs vivants, dont la plupart cultivent le ton galant. […] Plus que la culture des précieuses il décrit celle de toutes les femmes qui s’intéressaient à la vie de l’esprit – et des « cavaliers » qui s’étaient échappés de la férule des doctes. […] La seule et véritable opposition du volume est entre les tenants de la culture traditionnelle et des femmes qui représentent un bouillonnement culturel imparfait et parfois critiquable, mais prometteur.119
La position de Molière est sensiblement différente : sa farce, dont la perspective est évidemment le rire, balaye sciemment des débats d’importance en les ridiculisant et en amoindrissant leur portée, qu’il s’agisse de la question de la valeur des genres littéraires et de l’habilitation à en juger ou bien de l’accès à la création langagière. Les précieuses de Molière, n’ayant en effet retenu que le « moins bon » de l’esthétique galante (sa dimension de jeu, son goût pour les bagatelles…), confondant littérature et fréquentation des poètes, culture et connaissance des petites nouvelles galantes et étant dépourvues de tout esprit critique, transforment une véritable vague de fond en snobisme ridicule et présentent comme illégitimes ces prétentions féminines. Molière transfigure ainsi des débats et des thèmes que d’autres traitent sérieusement, à l’exemple de Boisrobert dans La Folle Gageure, une comédie de salon qui faisait d’ailleurs partie du répertoire de la troupe du Petit-Bourbon.
Mais surtout, les fantaisies verbales de Cathos et Magdelon sont le reflet d’une évolution réelle que Molière conteste en tant qu’écrivain. L’accusation de raffiner excessivement sur le langage n’est certes pas neuve, mais à l’époque de la vogue des précieuses elle correspond véritablement à la critique d’une licence langagière nouvelle avec laquelle « on se plaît désormais à trafiquer le langage » et à laquelle Sorel avait déjà accordé beaucoup d’attention120.
Derrière la satire, constante tout au long de la seconde moitié du siècle, des « mots à la mode » et des jargons de « cabales », se lit en creux une interrogation fondamentale sur les droits à l’énonciation, littéraire ou sociale, qui nourrit de sa force polémique les tentatives concurrentes de normalisation et de stabilisation du français.121
Un problème qui se recoupe là encore avec la question féminine : reposant sur un phénomène social dont le ressort est la volonté de distinction, cette créativité nouvelle est considérée comme l’usurpation par les femmes d’un pouvoir jusqu’alors masculin.
En fin de compte, la préciosité apparaît comme la contestation, par des femmes de la capitale, des idées établies sur le partage des rôles dans la vie culturelle […] symbolisée par leur révolte contre les pédants […] et manifestée dans leur volonté de conquérir le pouvoir intellectuel, qu’il s’agisse de régenter la langue, qu’elles souhaitent épurer et enrichir, ou de juger de la qualité littéraire des œuvres immédiatement contemporaines.122
Dévoiement et affadissement de l’image des précieuses chez Somaize §
Or, l’éventail de ces subtiles nuances tend à disparaître dans l’œuvre de Somaize, d’autant que c’est en s’emparant à son tour du sujet des précieuses qu’il fixe pour longtemps l’ambiguïté de leur statut. S’il est lui-même conscient de ne décrire que la réalité d’une société galante, il n’en tient pas moins un discours ambivalent censé servir le succès de ses publications, dont il dessert en réalité la qualité.
En accusant d’abord Molière de satire effrontée, il force ce dernier à adopter une position complexe et hésitante. C’est en se défendant contre les attaques de Somaize, qui lui reproche d’avoir « blessé tous ceux qu’il a voulu accuser »123, que Molière a lui-même fortement contribué à influer sur l’histoire des mentalités en affirmant qu’il ne faisait la satire que des « singes » de précieuses véritables124, suggérant par à-même l’existence de vraies précieuses, alors que son intention n’avait jamais été satirique. Les accusations de Somaize le contraignent ainsi à assumer une posture ambiguë selon laquelle ses précieuses sont à la fois la satire de celles qui « singent » maladroitement d’authentiques précieuses de qualité mais aussi des précieuses de théâtre, versions ridicules des dames de qualité. Les auteurs qui exploitent la figure des précieuses se perdent eux-mêmes dans ce flou ontologique, tentant de justifier leurs œuvres en les inscrivant dans le réel, se heurtant par là-même à des accusations de satire. Mais c’est bien Somaize qui, en prétendant montrer des précieuses véritables, non caricaturales, dévoie le statut littéraire de précieuses jusqu’ici largement perçues comme imaginaires. On l’a vu, avant Molière, elles n’apparaissent le plus souvent que dans des textes ludiques et parodiques et ne sont que des inventions qui recèlent les traits de femmes exécrées mais qui ne correspondent en rien à la réalité. Somaize opère quant à lui, à dessein et dans son propre intérêt, un glissement ontologique fallacieux, par ailleurs sans cesse mouvant, en tentant de les présenter comme une réalité pour le bien de ses publications. Prétendant mettre en scène les vraies précieuses, celles qui ne sont pas ridicules, il les instaure définitivement en tant que catégorie sociale, semant le trouble par des préfaces parfois incohérentes et douteuses, à l’exemple de celle des Véritables précieuses :
Mais c’est assez parler des précieuses ridicules, il est temps de dire un mot des vraies, et tout ce que j’en dirai, c’est seulement que je leur ai donné ce nom parce qu’elles parlent véritablement le langage qu’on attribue aux précieuses, et que je n’ai pas prétendu par ce titre parler de ces personnes illustres qui sont trop au-dessus de la satire pour faire soupçonner que l’on ait dessein de les y insérer.125
La préface d’« un des amis de l’auteur », introduction au Grand Dictionnaire des précieuses et probablement rédigée par Somaize lui-même, détaille ainsi les différentes catégories de précieuses, précieuses galantes et véritables précieuses, définies principalement par leur rapport à la culture et accessoirement par leur créativité verbale, dans une perspective quasi-sociologique126. De son côté, le projet encyclopédique se présente comme une étude pseudo-scientifique. « D’objets de risée, il les transforme en objets de savoir dans une étude complète » ; de personnages de farce elles deviennent « l’objet d’un inventaire relevant de la littérature galante »127.
Pourtant, lorsqu’il met en vers la pièce de Molière, Somaize se garde bien de revenir sur cette distinction équivoque entre vraies et fausses précieuses et ne se formalise pas de profiter du succès d’un texte dont il avait critiqué la démarche. En réalité, d’un texte à l’autre, notre auteur change de stratégie, tantôt posant l’existence des précieuses comme réelle, non sans une distance ludique difficilement discernable, tantôt les traitant comme des personnages imaginaires. Ainsi, s’il prétend dans ses deux dictionnaires n’être que le fidèle transcripteur de témoignages réels, Le Procès des précieuses qu’il écrit entre-temps, privé de toute valeur de témoignage, place quant à lui les précieuses dans la fiction, introduisant le doute sur la possibilité de trouver des précieuses réelles en ne présentant que des personnages de fausses précieuses et un faux professeur de langue précieuse (la versification, faite d’octosyllabes, caractéristiques du style burlesque, souligne en outre la volonté ludique). Néanmoins, Le Dialogue de deux précieuses sur les affaires de leur communauté affirme à son tour l’existence de précieuses véritables par l’indignation des deux personnages à se voir caricaturer dans de nombreux textes. En reprenant le débat des vraies et fausses précieuses (qu’il n’est pas le premier à ouvrir car c’est un thème qui permet de profiter toujours plus du succès des précieuses), au sein duquel il se met lui-même en constante contradiction, Somaize « ressent le besoin de réhabiliter celles dont il prétend établir un catalogue dans son dictionnaire à paraître ». Il doit justifier une entreprise bancale, le projet d’établir une galerie de portraits des précieuses ne pouvant pas reposer sur l’idée que les précieuses sont ridicules par nature. Il est ainsi contraint d’adopter des changements de posture et renonce d’ailleurs en conséquence à son projet annoncé de pompe funèbre des précieuses128, lequel aurait été écrit dans une veine parodique semblable à celle de L’Avis au public pour l’établissement de la société précieuse. Mais même au sein de son dictionnaire, dans lequel Somaize prétend modestement n’avoir rien inventé, la juxtaposition excessive produit un effet de grossissement tel qu’il contredit en lui-même les assertions de l’auteur en faussant toute tentative d’effet de réel. À force d’extrêmiser et de varier son discours, Somaize se dessert lui-même. Peut-être entend-il lui aussi décrire cette société sur un mode ludique, mais son dessein échoue à force de trop souligner la question du statut des précieuses.
Somaize se montre ici suffisamment sérieux pour qu’on croie à une étude quasi scientifique, suffisamment parodique et excessif pour qu’on en doute. Dès le titre de ce dernier grand ouvrage consacré aux précieuses, on se retrouve plongé dans l’ambiguïté qui a imprégné leur apparition, puis tout le roman de l’abbé de Pure. Quelle est, dans tout cela, la part du vrai et la part du jeu ? 129
Somaize a par ailleurs bien conscience de se jouer de son public et d’exploiter un sujet imaginaire dans la description duquel il ne s’appuie, au-delà de ses modèles littéraires, que sur la réalité d’une société galante ; une supercherie qu’il trahit souvent à travers son propre discours. Les amalgames entre préciosité et galanterie sont ainsi récurrents, à l’exemple de ces phrases extraites de la « préface d’un des amis de l’auteur » :
Car je me persuade que ceux qui ne sont pas adonnés à la galanterie, et qui n’ont pas l’esprit du monde, diront d’abord, en voyant les deux tomes de ce Dictionnaire, que cet ouvrage n’est pas assez sérieux pour avoir employé tant de papier.
[M. de Somaize a encore eu d’autres raisons] par lesquelles il était assuré de la réussite de ce livre, qui sont la quantité de galanteries qui se trouvent à la tête de chaque lettre, le nombre prodigieux d’incidents véritables qui se rencontrent dans les histoires de celles dont il parle, le désir que plusieurs auront de connaître l’élite des plus spirituelles personnes de France, et enfin la quantité de mots précieux que l’on y trouvera, avec le nom de ceux et de celles par qui ils ont été inventés, ce qui prouvera plus que tout ce que j’ai dit ci-dessus que le précieux n’est point une fable.
L’étonnant commentaire du gentilhomme Ballesdens dans l’extrait du privilège du roi témoigne quant à lui que les contemporains, au contraire des historiens de la littérature, ne s’y trompaient pas :
Ce dictionnaire historique des précieuses est un extrait fidèle de toutes les galanteries qui regardent cette matière dans les meilleurs romans du temps, et mérite d’être imprimé, afin qu’on connaisse les habitants et la langue du pays des alcôves et des ruelles.
Il est clair que Somaize et ses lecteurs avaient conscience que ce dictionnaire n’était somme toute qu’une description encyclopédique des salons mondains, un pays moins spécifiquement précieux que galant.
D’autre part, l’étude de toutes les nuances des différentes figures des précieuses ainsi que des débats sociologiques et des réalités historiques dont elles ont été l’incarnation est nécessaire pour prendre conscience de la pauvreté de l’entreprise de Somaize. Car si Molière, écrivant une pochade, avait déjà limité leur image, Somaize l’affaiblit définitivement, les privant de toute épaisseur ainsi que des enjeux dont elles pouvaient être les vecteurs. Pour Roger Duchêne, l’intérêt de son Grand Dictionnaire des précieuses ou la Clef de la langue des ruelles réside ainsi non pas « dans le détail de ces expressions [prétendument précieuses], créées sur le modèle des publications précédentes, mais dans un nouvel appauvrissement de l’image des précieuses »130. S’étant aperçu que le public avait surtout apprécié dans la pièce de Molière les incongruités d’un langage à part, Somaize, pour lui complaire, réduit la préciosité à une « perversion de l’expression », à une « volonté d’introduire dans le langage des manières de parler insolites et compliquées »131, la limitant à un jargon artificiel qui n’est même plus justifié par les aspirations de ses personnages. Sur le désir des femmes d’être initiées à la vie littéraire il passe très rapidement et ne dit pratiquement rien de leur envie d’être aimées autrement. Somaize n’en a probablement pas conscience, mais le sujet semble être à bout de souffle.
Avec une image aussi faible, si peu caractérisée, les précieuses sont à présent à la fois partout et nulle part. Le second dictionnaire, maintenant la fiction d’une enquête, en multiplie le nombre. Les expressions précieuses qu’il recense, dont aucune ne se recoupe plus avec celles du premier opus, sont puisées un peu partout, notamment dans des sources écrites qui n’ont absolument rien à voir avec une quelconque préciosité (Somaize va ainsi jusqu’à faire de Corneille un auteur précieux). Mêlant aphorismes, expressions populaires ou dans l’air du temps à des tournures littéraires qui deviennent amusantes une fois sorties de leur contexte et à des inventions de son cru, il accentue le phénomène par une accumulation outrée en ôtant beaucoup de leur « vérité » à ces expressions. Estompée à l’excès, la préciosité telle que Somaize la conçoit le porte désormais à faire flèche de tout bois. Censé constituer un répertoire alphabétique exhaustif des précieuses, parisiennes et provinciales, ce nouveau dictionnaire compte trois cent quatre-vingts quinze notices, plus d’un tiers des femmes citées n’étant connues que par ce qu’il en dit et cent quarante-quatre notices étant masculines : seulement une trentaine de précieuses avaient été, entre 1654 et 1659, nommément associées à l’épithète... N’hésitant pas à insérer dans sa liste des personnages morts, il fait naître le mythe de la préciosité à l’Hôtel de Rambouillet, du temps du poète Valère, où se développait l’art de vivre galant. Classées du point de vue de la qualité de leur savoir, Somaize invite en fait, à travers les portraits de femmes « exonérées de toute singularité dans les manières, indifférentes à la façon dont on les marie et à leur statut conjugal, dépourvues de tout ridicule dans leur langage »132, à confondre véritables précieuses et femmes savantes. « On les avait connues avides de se retrouver entre elles dans de petits groupes cultivant le secret ; on les retrouve exposées au grand jour sur la place publique »133. Somaize s’est transformé en peintre objectif et louangeur de femmes tout à fait « galantes » et « spirituelles », alors qu’il a tout fait pendant plus d’un an pour tirer parti du ridicule que Molière avait jeté sur de prétendues précieuses.
Puisque Molière, après quelques autres, avait dénoncé l’existence des précieuses, on n’a pas manqué de conclure qu’il devait y en avoir. Le succès de sa pièce garantissait leur omniprésence, tout le monde s’employa à en trouver et à les qualifier. Sous couleur d’en faire l’inventaire, Somaize les multiplia pour grossir son livre. Elles existèrent à force d’en parler.134
Génétique et esthétique du plagiat et de la transcription §
Résumés des pièces §
Action scénique des Véritables Précieuses §
La scène d’exposition nous présente une Iscarie impatiente de recevoir la visite de sa précieuse amie. Alors qu’elle enjoint sa suivante à l’aller quérir, Artemise arrive enfin (Scène I). Après un échange de compliments dûment marqué par une surenchère de tournures précieuses, Iscarie propose à son amie de lui faire partager la lecture d’un poulet qu’elle a récemment reçu et dont le style médiocre lui paraît être un merveilleux divertissement (Scène II). S’ensuit un interlude entre Isabelle et Beatrix, les suivantes respectives d’Iscarie et d’Artemise : la première se pose en adepte du langage recherché et spirituel de leurs maîtresses dont elle use à loisir, la seconde en accusatrice de son opacité et de son alambiquage excessif. Le débat est interrompu par l’arrivée de Flanquin (Scène III), « valet précieux » du Baron de la Taupinière (dont on a évoqué le nom dans la première scène). Venant s’enquérir auprès d’Isabelle de la disponibilité d’Iscarie à recevoir la visite de son maître, il témoigne à la suivante de son amour, en des termes toujours plus excessifs, (Scène IV). Retour aux deux amies qui commentent quant à elles la qualité des vers de l’« indigérable » poulet et les comparent à ceux d’un médiocre poème sur « les beaux yeux d’une belle » dont elles admirent la pompe (Scène V). Le Baron de la Taupinière fait alors son entrée, débitant à son tour quantité de compliments périphrastiques. Au détour de la conversation, alors qu’il s’enquiert de leurs fréquentations et se livre à des considérations sur la vie mondaine et le « plaisir » qu’il y a à faire figure dans le monde, il leur annonce que Flanquin doit amener un ami poète afin qu’il leur fasse la lecture de deux pièces de sa composition, à la plus grande joie de ses interlocutrices qui déclarent aimer « démesurément les poèmes dramatiques ». On discute évasivement d’une certaine Madame ****, dont on dresse un portrait des plus sévères (Scène VI). Le poète Picotin finit par faire une entrée remarquablement pompeuse. La compagnie lui demandant son sentiment sur les pièces jouées la saison précédente, il se fait l’écho de la théorie du plagiat de Molière concernant ses Précieuses. Picotin évoque également le Don Garcie de ce dernier, dont il déplore les incohérences dramaturgiques, avant de se livrer aux éloges dithyrambiques de récentes pièces qu’il passe en revue : seule exception, celle de la pièce représentée par les comédiens du Petit-Bourbon, desquels il dresse un portrait satirique. Vient ensuite le moment de passer à la lecture d’extraits de ses propres œuvres, une tragédie intitulée Lusse-tu-cru lapidé par les femmes, bientôt suivie d’un extrait de sa comédie, Les Noces de Pantagruel (Scène VII). L’arrivée de Monsieur de Greval, annoncée par Isabelle, interrompt cependant « l’apologie » du poète. Les deux précieuses excusent la bourgeoisie de leur voisin, malgré laquelle elles le déclarent être des plus fréquentables. À son plus grand étonnement cependant, Greval reconnaît immédiatement sous les traits du poète le valet de feu Monsieur Durier : contraint à avouer sa supercherie, celui-ci raconte alors son enrôlement dans la troupe de Gilles le Niais. Iscarie, outrée, se tourne vers le baron, attendant de lui une réponse à cette humiliation, seulement pour s’entendre dire qu’elle a été doublement dupée : le baron dévoile sa véritable identité. Il est Gilles le Niais et Flanquin lui aussi n’est autre qu’un de ses acolytes. Les comédiens sont chassés mais s’en vont avec supériorité (Scène VIII).
Action scénique des Précieuses ridicules §
La pièce s’ouvre sur l’indignation de La Grange et de Du Croisy vis-à-vis de l’accueil « farouche » que leur ont réservé les deux « pecques de Province » de chez lesquelles ils sortent tout juste. Pour obtenir réparation de cette injure par la vengeance, La Grange suggère de leur jouer un tour : il évoque à cette fin son laquais Mascarille, lequel se pique de galanterie. Le spectateur reste cependant dans l’attente du scénario précis de ce bon tour (Scène I), d’autant que La Grange est inopinément interrompu par l’arrivée de Gorgibus. Ce dernier, se rendant rapidement compte du mécontentement des deux prétendants, est renvoyé, pour toute explication, à un entretien avec sa nièce et à sa fille (Scène II). Questionnée par Gorgibus, Marotte lui indique que les deux jeunes filles sont dans leur cabinet, occupées à faire de la pommade pour les lèvres, des passe-temps et des dépenses que le bon bourgeois dénonce avec véhémence (Scène III). Cathos et Magdelon, interrogées par leur oncle et père, se plaignent du caractère « marchand » de la conduite des prétendants et lui expliquent leurs attentes concernant les prémisses du mariage : des étapes préalables dont elles ont développé le schéma d’après leurs lectures des romans à la mode. Gorgibus sort, outré et bien déterminé à les marier (Scène IV), laissant Cathos et Magdelon se désespérer de l’obscurité de son esprit et s’imaginer être de naissance plus noble (Scène V). Marotte leur annonce la venue du laquais du Marquis de Mascarille, s’exposant au passage à une leçon de vocabulaire précieux (Scène VI). Mascarille, qui fait alors une entrée remarquée sur scène en chaise à porteurs, se livre à un numéro farcesque, refusant de payer ses porteurs et les rossant allégrement (Scène VII), sur quoi Marotte vient l’informer de l’arrivée imminente de ses maîtresses (Scène VIII). Reçu dans leur chambre basse, Mascarille fait longuement démonstration de son caractère « enjoué », saluant ces dames, complimentant leur mérite et développant pour leur plus grand plaisir des métaphores usées. La conversation s’oriente sur Paris, centre du bon goût et de la galanterie, puis sur les visites respectives de chacun, forçant les jeunes filles à admettre leurs manques de liens dans le monde. Au gré de considérations diverses sur les nouvelles littéraires, Mascarille leur promet d’établir chez elles une « académie des beaux esprits ». Les jeunes filles ayant clamé leur amour des petites pièces galantes, il leur récite ensuite un impromptu de son cru : on s’extasie abondamment à propos ce madrigal dont on décortique les trouvailles et sur lequel Mascarille va jusqu’à pousser la chansonnette, tout en se vantant de ne jamais avoir appris la musique. Il offre ensuite de les mener à la Comédie, à condition qu’elles se montrent enthousiastes et se récrient dûment sur la pièce : c’est l’occasion d’une critique ironique des comédiens de la troupe royale. On admire alors comme il se doit les divers attributs vestimentaires du Marquis, canons et autres plumes (Scène IX). Sur ces entrefaites, Marotte annonce la visite du Vicomte de Jodelet, vieil ami du Marquis (Scène X). À son entrée, les deux compères se livrent à des effusions déplacées avant de se remémorer leurs souvenirs de guerre, occasion ponctuelle de bouffonnerie et d’indécence, puisque Mascarille pousse le vice jusqu’à offrir de faire tâter ses plaies. A défaut de mener promener ces dames en carrosse, on suggère finalement de donner un bal. Grisé par les flatteries des jeunes filles béates devant tant d’esprit, Mascarille se lance dans une tentative d’impromptu in praesentia, qui se solde par un cuisant échec. Arrivent les amies des jeunes filles, invitées pour combler la « solitude » de ce bal fortuit (Scène XI). Sur la cadence des violons, les deux fanfarons font démonstration de leurs piètres talents de danseurs (Scène XII), jusqu’à l’irruption de Du Croisy et La Grange qui se mettent à les rosser pour les punir, disent-ils, d’avoir fait les hommes d’importance, avant de ressortir aussi vite (Scène XIII). Cathos et Magdelon s’étonnent du sort de leurs deux prestigieux invités et les enjoignent à se défendre de l’affront qu’ils ont subi (Scène XIV). Les prétendants reviennent (probablement accompagnés de spadassins don la présence n’est pas spécifiée) et révèlent l’identité de leurs laquais en l’illustrant par un effeuillage de leurs vêtements illusoires, laissant les deux jeunes filles hébétées. Les violons réclament leur argent (Scène XV). Après leurs sorties, Gorgibus arrive, informé par La Grange et Du Croisy des évènements. Magdelon met Mascarille et Jodelet à la porte. Le faux marquis, dépité, déplore le culte mondain des vaines apparences (Scène XVI). Gorgibus bat les violons qui demandent à être payés, prie les jeunes filles d’aller se cacher si elles ne veulent subir le même sort et envoie au diable les petits amusements littéraires (Scène XVII).
Simplicité et simplification de l’intrigue farcesque au profit d’une esthétique picturale §
Avec leur acte et leur péripétie uniques, Les Véritables Précieuses aussi bien que Les Précieuses ridicules dont elles s’inspirent, quoique toutes deux publiées sous le nom de comédies, se présentent comme les héritières de la tradition farcesque, dont elles reprennent le principe dramatique le plus basique.
Précisons pourtant qu’à l’époque où Molière compose ses Précieuses ridicules, la farce souffre d’un discrédit général et est volontiers regardée comme un genre mineur marqué par la « saleté » et la « bassesse »135. Un climat d’animosité et de docte refus qui explique notamment que les ennemis de Molière s’emploient, dès ses premiers succès, à discréditer ses productions et son jeu en en faisant ceux d’un simple farceur de foire ; à commencer par Somaize, qui ouvre la voie à une pléthore de calomniateurs par ses commentaires fielleux déclinés dans ses préfaces et ses pièces136. Effectivement, après avoir connu leur âge d’or au début du siècle, époque féconde pour le théâtre populaire (notamment grâce à l’arrivée à Paris des Italiens), les représentations des farces étaient peu à peu tombées en désamour. A la veille du retour de Molière à Paris, le genre subsiste certes sur les places publiques et dans les foires, mais « édulcoré et abâtardi », « ayant perdu avec les grands farceurs des interprètes privilégiés »137. Molière, en province, n’avait pourtant jamais été coupé du genre. La troupe amène en effet avec elle, à son retour à Paris, des petits divertissements dont se servaient les troupes de campagne pour se distinguer les unes des autres, les faisant alors découvrir aux Parisiens. C’est véritablement Molière, obligé de publier sa « farce » si acclamée des Précieuses, qui transforme l’image du genre en le remettant à la mode. La seconde moitié du siècle verra ainsi se multiplier les publications de « petites comédies », dans lesquelles se spécialisent progressivement de nouveaux libraires. Puisqu’il imite une pièce que tout le monde encense, Somaize n’a plus à craindre, désormais, d’en écrire une du même acabit ni même d’en projeter la publication. Lorsqu’il fait publier ses Véritables précieuses, il profite ainsi de l’exceptionnel regain de considération dont jouit alors la farce.
De fait, la farce moliéresque poursuit une longue tradition, non pas parce que Molière est l’héritier des farceurs, comme on a voulu le présenter pour le discréditer, mais parce qu’il reprend à son compte l’héritage d’une écriture dramatique, avec ses principes internes propres, comme le démontre longuement Bernadette Rey-Flaud. Dans son ouvrage consacré à Molière et la farce, cette dernière définit le genre en ces termes : « véritable machine à rire », elle n’est dans son plus simple appareil que la « dramatisation d’un bon tour », « une tromperie en un acte » 138. C’est précisément dans la mise en action d’une ruse que la farce trouve son principe originel et structurel : il est certain que l’on trouve en elle, définie comme telle, le modèle dramatique des Précieuses ridicules, et par conséquent celui des Véritables précieuses. Là où une certaine forme du goût classique juge les pièces articulées autour d’une péripétie unique trop pauvres, aimant à faire rebondir l’action, veillant à ce que le dénouement aboutisse d’un nœud intriqué, Les Précieuses ridicules et Les Véritables précieuses ne comportent bien qu’une unique péripétie, laquelle se confond avec le dénouement. Ce « changement inopiné de l’action »139 y est le même dans les deux cas : c’est la révélation des véritables identités des hôtes, révélation tardive qui provoque aussitôt le dénouement et coïncide avec la fin de l’action140. Ce schéma structurel dépouillé est encore simplifié chez Somaize puisque le canevas « affront/ mystification/ révélation » se voit encore amputé de sa première séquence et se réduit à la simple trame de la révélation d’une supercherie plus ou moins immotivée.
Assimilables à une farce, du fait de la simplicité de leur trame dramatique, Les Précieuses s’en approchent aussi par le principe des masques qui les animent, développant à travers eux une veine franchement bouffonne. S’y retrouvent ainsi nombre de procédés farcesques éprouvés, au premier rang desquels figurent de redondantes bastonnades en règle, quelques gaillardises et autres « turlupinades ». Vêtu avec extravagance, aux côtés d’un Jodelet au visage enfariné, Mascarille apparaît bel et bien comme un travesti hypertrophié dont l’apparence témoigne dès l’abord « d’un désir de surenchère folle dans le sens de la charge burlesque »141. Molière s’inspire des lazzis du jeu des comédiens italiens « pour qui le comique ne dépend pas uniquement de la drôlerie du texte et introduit à son tour des jeux de scène exagérément et librement développés, d’une durée sans rapport avec le texte parlé »142. De là proviennent les jeux de scène dans les scènes de salutations, d’embrassades, d’attouchements des fausses cicatrices ou encore dans la scène du bal, des jeux scéniques dont l’importance dans l’économie de la représentation théâtrale a aujourd’hui tendance à nous échapper. Molière développe en outre, grâce à des personnages extravagants et façonniers, les jeux oraux typiques de la petite comédie italienne (lazzi et calembours, jeux de timbres et d’accents…), auxquels son sujet se prête particulièrement. En somme, à l’écrit, la pièce perd beaucoup de son comique. C’est donc finalement à une conception moderne de la farce, que Les Précieuses ridicules doivent la force de leur jeu scénique, sur lequel, de façon novatrice, elles reposent presque entièrement. Une dimension que Molière a soulignée en expliquant qu’« une grande partie des grâces, qu’on y a trouvées, dépendent de l’action, et du ton de voix »143.
Et pourtant, on déplore chez Somaize une certaine absence de ce sens théâtral, de cette « conscience scénique » qui permet à Molière de renouveler la tradition farcesque. Il convient en effet de nuancer cette analyse à la lecture de son « adaptation », dans laquelle de tels éléments tendent étonnamment à s’estomper. S’il reprend lui aussi le principe dramatique de la ruse, Somaize oriente en revanche la quasi-totalité des procédés comiques sur la mise en scène du langage précieux –mais non ses implications orales, se concentrant sur les effets de sens –, et exploite très peu les ressources visuelles du déguisement, pas plus que celles des mines et déhanchés qu’on aimait railler chez les précieuses. Des masques moins franchement bouffons donc, revêtus au contraire d’un voile de réalité : le déguisement précieux ne doit pas tant être ridicule que correspondre à une prétendue « véritable » réalité sociologique. Par conséquent, si le plaisir comique naît de l’arrachement des masques, il est d’autant moins fort que ces masques étaient moins visibles et que l’écart entre les deux est plus réduit. Nulle bastonnade non plus dans aucune de ces scènes, un lieu commun pourtant si efficace et accommodant dont le recours aurait été si évident dans une pièce aux dimensions farcesques. La réécriture de Somaize se caractérise incontestablement par un éloignement vis-à-vis de la dimension scénique si essentielle à la comédie de Molière. Peut-être Somaize, en l’élaborant, n’a-t-il jamais imaginé, voire jamais désiré, que sa pièce connaîtrait les honneurs de la représentation: celle-ci ne paraît effectivement nullement pensée dans cette perspective. Par rapport à celle dont elle s’inspire, elle ressort plus largement d’un théâtre écrit. L’intérêt y réside dans le texte, dans la juxtaposition d’expressions littérales, non dans la façon dont elles sont prononcées ni par qui – se débarrassant par la même occasion du souci de la moindre épaisseur « psychologique » des personnages. Certes l’usage des didascalies est alors peu répandu, mais l’absence au sein même du dialogue d’allusions soulignant d’éventuelles extravagances vestimentaires ou autres jeux de scène nous incite à penser que c’était là une préoccupation mineure dans l’esprit de Somaize ; sans compter que, contrairement à Molière, celui-ci n’est pas comédien et n’a de ce fait pas la même perception de l’écriture théâtrale. Là où Les précieuses de Molière perdent à être lues, celles de Somaize gagneraient peu à être jouées.
En tout cas, « ces effets énormes, déchaînant à coup sûr le rire du parterre »144, ne sont que la partie émergente de l’iceberg comique des Précieuses. La « nouvelle farce » inventée par Molière repose ainsi sur une dimension comique nouvelle. À une gestuelle farcesque classique, traditionnelle et conventionnelle, s’ajoute une gestuelle propre à Mascarille et Jodelet et leurs compagnes, une gestuelle inspirée du monde galant, des usages contemporains. Outre les pseudonymes farcesques de Mascarille, Jodelet et Gorgibus, le réel fait irruption à travers les noms des personnages, de même que ceux de Somaize s’inscrivent dans la réalité. Loin de se contenter de transposer les usages de la commedia dell arte, Molière nous offre au contraire un métissage avec « la parodie précise des mœurs contemporaines »145 ; non des parodies d’idées conventionnelles et poétiques mais d’usages, comme on l’a vu, réellement attestés dans la société du temps. Ouvrant la voie à la comédie de mœurs, dans laquelle Molière s’illustrera particulièrement, inspirée d’une réalité attentivement scrutée, l’intrigue des Précieuses, aussi bien ridicules que véritables, est provoquée par les travers « psychologiques » des protagonistes –quoique le lien de cause à effet entre travers comportementaux et mauvaise farce soit moins explicite chez Somaize et paraisse plus fortuit. Là où ses prédécesseurs greffaient sur un canevas ponctué de « scènes obligées » des personnages-emplois, Molière, (mal) imité par Somaize, conçoit un projet cohérent autour de personnages susceptibles de créer l’illusion du vivant, mettant le monde sur le théâtre.
Le résultat est un écartèlement, inouï jusqu’alors, entre le monde des hommes et le masque de théâtre qui révèle chez Molière, dès ce moment de sa carrière, une profonde maîtrise des processus de l’illusion théâtrale.146
Ainsi, on assiste dans ces pièces à des scènes banales, où le ton de conversation reste somme toute naturel et semblable à celui des cercles mondains, sans aucune rupture de ton majeure, malgré quelques couacs de la part des imposteurs. Précisons tout de même que l’illusion de réalité est largement mise en cause par la posture de Somaize vis-à-vis des précieuses qu’il présente, posées comme véritables quoiqu’usant d’un langage irréaliste et absolument non crédible. En outre, de tous les usages parodiques d’une société mondaine que déclinait Molière dans sa pièce, permettant au public de s’y reconnaître, Somaize ne retient que quelques rapides allusions (le Baron déclarant par exemple être venu en carrosse) et n’en développe que le goût des mondanités littéraires. Le monde parisien y est beaucoup moins franchement identifiable.
Des Précieuses ridicules aux Véritables précieuses : génétique d’un « plagiat » §
Imitation à peine déguisée des Précieuses ridicules, Les Véritables précieuses reprennent donc, on l’a vu, la structure simple du bon tour, héritée de la farce, impliquant la mise en œuvre d’un arsenal obligé de trompeurs et de trompés. Bien que la source d’inspiration soit évidente, trouvant dans la pièce de Molière un noyau fondateur, Somaize lui inflige un traitement sensiblement variable. La liste de personnages et le déroulement de la pièce y sont modifiés, affectés par des intentions d’écriture différentes et la nécessité d’éviter les accusations de plagiat ; un réagencement nécessaire du principe structurel de l’intrigue caractérisé par une nouvelle vague de simplification. Preuve en est, la réduction significative du nombre de scènes d’une pièce à l’autre : s’il y en avait dix-sept chez Molière (bien qu’un bon nombre ne soient que de très courtes scènes de transition), il n’y en a plus que huit chez Somaize. Ne comptant que cent soixante répliques, la pièce de Somaize est loin du gabarit de celle de Molière, avec ses trois cent huit répliques. Au lieu d’une douzaine de personnages, Somaize ne nous en présente que huit. L’intrigue est simplifiée, la pièce considérablement écourtée et, sans vouloir en tirer de conclusions hâtives, passablement appauvrie.
Pour comprendre comment Somaize construit sa pièce à partir de celle de Molière, il faut considérer le noyau qui constitue le point de départ de son écriture : deux précieuses doivent être abusées par des hommes déguisés en galants qui leur feront la cour, supercherie dont la révélation constitue à la fois l’unique péripétie et le dénouement de la pièce, laquelle doit surtout présenter au spectateur un panorama le plus vaste possible du « langage précieux » forgé par l’auteur. À partir de là, triant à la fois les thèmes et les personnages qu’il veut exploiter parmi ceux présentés par Molière, Somaize doit construire sa pièce en déroulant à l’envers le fil de son intrigue. Dans la construction de l’image de ces deux protagonistes abusées, deux amies « précieuses » (trop) sensibles aux vaines affectations, il retient surtout des bouffonneries moliéresques leurs incongruités langagières. Un centre d’intérêt dont la primordialité se voit commandée par la perspective de la rédaction de son Dictionnaire : c’est par conséquent principalement ce qu’il veut exploiter d’une image pourtant déjà considérablement appauvrie par Molière au regard de la complexité de la matière de La Précieuse de l’abbé de Pure. Oubliant d’autres motifs majeurs, Somaize compte essentiellement sur un comique de langage à travers lequel il puisse faire étalage d’un vocable précieux qu’il a étoffé à loisir à partir des expressions présentes chez Molière. Le fait qu’il place cet élément au cœur de sa pièce influe logiquement sur l’élaboration de l’intrigue, le portant à en élaguer considérablement le squelette. Si l’action est déjà pauvre chez Molière, elle l’est encore plus chez Somaize : il s’agit littéralement de nous montrer tout au plus des personnages en train de parler.
Par conséquent, la simplification initiale, la plus notable de toutes, est celle qui consiste à se débarrasser du thème du mariage, auquel le spectateur est introduit dès la première scène des Précieuses ridicules, où il est à la fois élément déclencheur de l’action et prétexte à des développements discursifs majeurs. Non tant occasion de réflexion sur la condition féminine, ce qui viendra plus tardivement dans les pièces de Molière, il est surtout présent, on l’a vu, pour critiquer l’influence de lectures trop sentimentalistes sur l’esprit des jeunes ingénues. La tirade finale de Gorgibus, qui conclut en envoyant au diable « Romans, Vers, Chansons, Sonnets, et Sonnettes, pernicieux amusements des esprits oisifs », « cause de leur folie », en est la preuve : avec la satire de la galanterie, la dimension critique à l’égard de l’imaginaire romanesque est un thème central dans la pièce. Mais il s’agit là pour Somaize et ses modestes intentions d’auteur de considérations qu’il n’est pas enclin à développer. Du désir des femmes d’être initiées à la vie littéraire, il ne garde que de brèves allusions dans une scène assez rapide et ne dit pratiquement rien de l’amour et du désir féminin d’être aimé autrement. S’apparentant à des débats qui dépassent de loin la portée de son œuvre, excédant les limites conceptuelles de précieuses dont l’image est considérablement étriquée et encombrant probablement l’auteur de personnages dans la bouche desquels il ne peut placer aucune expression précieuse, le thème du mariage est ainsi écarté de l’intrigue. Une fois supprimé ce motif, un personnage de l’ordre de celui de Gorgibus, qui se définit par sa volonté de marier sa fille et sa nièce à d’honnêtes bourgeois (par laquelle il se pose en tout premier déclencheur de l’intrigue), n’a plus de raison d’être. Avec sa disparition, le lien familial qui unissait les deux jeunes filles perd également de son sens : elles deviennent ainsi tout simplement amies, permettant au passage à Somaize de se distinguer un peu plus d’un modèle qui reste pourtant évident.
Mais surtout, avec l’évincement des deux prétendants, c’est toute la logique du « bon tour » qu’il faut recréer, trouver à la tromperie ses instigateurs, ses acteurs et des motifs valables. Les jeunes filles n’étant plus ni « ridicules » ni provinciales, puisque présentées comme des précieuses « véritables » quoique critiquables, rien ne justifie plus aux yeux des spectateurs qu’elles subissent une humiliation d’une telle violence (car le tour que jouent Du Croisy et La Grange est bien des plus « sanglants »). Cathos et Magdelon étaient punies pour leur orgueil et leur ignorance. Cette logique du ridicule humilié était encore étoffée par le motif de la vengeance : c’est bien pour se venger d’un affront qu’il leur a été fait que les deux « amants » donnent une leçon à ces deux « pecques » qui ignorent leur rang. Il s’agit donc pour Somaize, qui néglige toute dimension psychologique, de trouver une nouvelle motivation à l’imposture. Le thème de la comédie dans la comédie était déjà esquissé par la pièce de Molière. Jouant une farce dans la farce, les comédiens mettaient en scène, dans une mise en abyme subtile, les masques qu’ils représentaient traditionnellement et, à l’instar de Bernadette Rey-Flaud, on peut lire dans le désespoir final de Magdelon la traduction de « l’angoisse du comédien quand il s’aperçoit de son engagement dans ces jeux de rôles »147. Prenant au pied de la lettre le rôle de comédiens des deux valets bouffons agissant sur les ordres de leurs maîtres, Somaize littéralise la métaphore et engage quant à lui de véritables hommes de théâtre : de médiocres farceurs qui, ayant observé que le succès des pièces ne tient pas tant à la qualité de celles-ci qu’à « la brigue » de leurs auteurs148, ont décidé de s’infiltrer dans les salons précieux pour y promouvoir leurs productions. Au passage, l’introduction de comédiens parmi la liste des personnages est pour Somaize un thème fructueux, puisqu’il lui fournit l’occasion de répéter encore et toujours les piques envers les comédiens du Petit-Bourbon – et c’est peut-être dans la pensée de cette opportunité que réside la trouvaille de Somaize, possiblement suggérée par sa propre sournoiserie. En tout cas, non plus mus par un quelconque désir de vengeance, instigateurs et acteurs de la ruse vont se confondre. Picotin et Gilles le Niais sont désormais des contrefaçons calculées, non des personnages croyant à leur rôle. Les trompeurs n’agissent plus sur les ordres de quelqu’un mais sur leur propre initiative et dans leur propre intérêt, cherchant à accroître leur audience, non à donner une leçon. La supercherie perd par la même occasion de sa force « moralisante ». Iscarie et Artemise ne sont que des choix aléatoires parmi les victimes précieuses des comédiens, leur déroute est d’autant plus cruelle qu’elle est immotivée. Gilles le Niais témoigne certes, dans la scène finale, d’un certain mépris envers elles, mais c’est un dédain dont les motifs ne sont pas réellement explicités. Là où Mascarille tirait bien de sa mésaventure une morale, renvoyé à sa condition de valet, lui qui s’était prêté au jeu et avait fini par se croire lui-même un galant de plain-pied, Flanquin, dans sa superbe suffisance, s’octroie la réplique finale. Et, là où les jeunes filles se voyaient fustigées par leur tuteur Gorgibus, aucune morale conclusive ne leur est adressée chez Somaize, pas plus qu’elles ne la déduisent de leur mésaventure. Sur ce plan, Les Véritables précieuses s’apparentent plus modestement à la farce.
Il faut désormais insérer la raison de l’échec de la tromperie, pour mener à sa révélation. La supercherie telle qu’elle est conçue par Somaize n’a plus aucune raison de prendre fin ; dans l’intérêt de ses instigateurs elle doit au contraire perdurer. Seul le hasard, un procédé un peu faible dans la construction d’une intrigue, est pris en compte par Somaize. Créant de toutes pièces un personnage dont l’apparition est uniquement motivée par ce besoin, il fait entrer inopinément le voisin d’Iscarie, lequel, commodément, reconnaît Flanquin, ex-valet d’une de ses connaissances. Ce Monsieur Greval n’est pas la seule création de Somaize sur le plan du personnel dramatique. Chez Molière, le personnage de Gorgibus, lequel n’échappait pas aux ridicules du bon bourgeois qu’il était, constituait un contraste révélateur des ridicules de Cathos et Magdelon. Faisant sentir toute l’absurdité de leurs propos et de leur comportement, tout en s’offrant lui aussi comme personnage comique, il avait un rôle d’opposant qui manque désormais à l’intrigue de Somaize. C’est là qu’intervient le personnage de Beatrix, seconde suivante insérée à la liste, alors que celle de Molière n’en comptait qu’une. Avatar de Marotte et de son parler paysan, dénonçant précisément l’« obscurité » du langage des précieuses en retournant contre elles un grief dont Cathos et Magdelon usaient souvent elles-mêmes, elle s’oppose à Isabelle qui a quant à elle adopté les usages de ses maîtresses et s’en fait l’écho. Somaize brode ainsi sur le motif de la servante qui ne comprend pas le jargon des précieuses, en faisant une de leurs adversaires, ce qui lui permet ainsi d’insérer une scène de débat. C’est l’occasion pour Beatrix de débiter toutes les expressions qu’elle trouve absurdes et pour l’auteur de placer ainsi une grande partie de celles qu’il veut partager avec son lecteur. L’insertion d’un regard critique participe donc beaucoup moins que chez Molière à la logique dramatique, Beatrix n’avançant que peu d’arguments contre les manières de ses maîtresses et se contentant finalement de les répéter. L’ajout d’un valet sert le même objectif, celui de multiplier les personnages susceptibles d’utiliser le langage précieux. En outre, Flanquin, par ses interventions en aparté, prenant note des « grands mots » qui se disent, en souligne l’originalité.
Malgré ces divergences, entre réductions et ajouts, la pièce de Somaize fait montre d’un parallélisme certain avec celle de Molière, une symétrie structurelle à laquelle viennent s’ajouter d’évidentes parentés thématiques. Non content d’en reproduire le schéma d’intrigue, l’acte y est de la même façon organisé autour d’une scène centrale, disproportionnellement longue, où hôtesses et invités se livrent à de semblables considérations littéraires et mondaines149. De même que Molière retenait l’entrée de Jodelet, Somaize, retardant l’arrivée annoncée du poète jusqu’à la scène VII, construit lui aussi sa pièce de façon graduelle, jusqu’à la désillusion finale des précieuses. Les personnages du baron et de Picotin ne sont qu’une évidente transposition du vicomte et du marquis, même s’ils semblent avoir perdu au passage leur apparence outrancièrement bouffonne. Ils tiennent ainsi aux jeunes femmes les mêmes discours élogieux et entretiennent les mêmes thèmes conversationnels, dont celui de leurs fréquentations. C’est surtout le thème des mondanités littéraires et de leur mauvaise appréciation par une audience peu qualifiée qui est ici retenu et développé. À la déclamation du risible impromptu de Mascarille répond ainsi la lecture de plus longs extraits de textes dramatiques, non moins bouffons. Toute subtilité disparaissant de l’écriture de ces morceaux choisis, Somaize y fait une démonstration abusivement comique d’équivoques (à l’exemple de la conclusion très gaillarde de La Mort de Lusse-tu-cru lapidé par les femmes : « je ne sais pas où, / Pour pouvoir me fourrer je puis trouver un trou ») et d’impropriétés langagières (telles que l’incompatibilité entre « âme » et « calcinée » dès les premiers vers des Noces de Pantagruel). Ce que Somaize ajoute en revanche dans cette conversation littéraire, c’est un rapport précis de l’actualité culturelle, motivé par son goût pour les propos polémiques. Le discours du poète, interrogé par l’assemblée, a ainsi valeur de témoignage, nous renseignant sur quelques pièces étroitement contemporaines et sur leurs auteurs, en même temps qu’il nous permet encore de juger de l’inimitié et de la malveillance de Somaize envers Molière et sa troupe.
Déboires d’une transcription §
Si jamais traduction fut une trahison, c’est bien celle de Somaize : le malheureux a trouvé le moyen, en rimant cette prose souple et ferme, d’une facture si simple et si large, d’en tirer les vers les plus lourds et les plus plats, les plus pénibles et les plus ternes.150
Mettre en vers une pièce en prose n’est point un usage surprenant au XVIIe siècle. Le « grand goût », comme dira Voltaire, exige alors que la pièce, comique ou tragique, soit versifiée. Ce n’est pas que l’on ne connaisse quelques tragédies et un plus grand nombre de comédies qui soient en prose mais, comme le démontre Jacques Scherer, elles ne le sont que faute de pouvoir être en vers, et non de parti pris :
On ne croit pas, avant La Motte, que la pièce de théâtre doive être en prose ; on se borne à tolérer qu’elle le soit, mais on préfère le vers. Il n’y a pas d’esthétique de la pièce de théâtre en prose à l’époque classique.151
Par conséquent, de nombreuses pièces en prose connaissent le même sort que celle de Molière, leurs auteurs faisant parfois appel à de meilleurs versificateurs pour en améliorer la facture et la rendre ainsi plus conforme au goût des contemporains, avant de mettre leur œuvre sous presse. La pièce de Molière n’était quant à elle nullement écrite en vue de la publication, c’était un petit divertissement de seconde partie de soirée : contraint de la publier à contretemps, Molière n’a pas le temps de la versifier. Somaize, toujours opportuniste, y voit une occasion d’associer son nom à celui de Molière, en prétendant modestement en améliorer l’œuvre. Pourtant, il en a conscience, la prose des Précieuses s’offre difficilement à la versification. Les expressions si particulières et figées qu’elle recèle, spécifiques à un « langage précieux » artificiel et façonnier, ne sauraient souffrir d’être modifiées, malmenées et désarticulées par les exigences de la prosodie. Passant outre, Somaize s’en dédouane, et fait au contraire de cette difficulté la justification de la médiocrité de sa mise en vers, anticipant d’éventuelles critiques :
Aussi ne veux-je pas les louer, et bien loin de le faire, je dis ingénieusement que ce n’est en bien des endroits, que de la prose rimée, qu’on y trouvera plusieurs vers sans repos et dont la cadence est fort rude ; mais le Lecteur verra aisément que ce n’est qu’aux endroits où j’ai voulu conserver mot à mot le sens de la prose, et lorsque je les ai trouvés tous faits. L’on y verra encore des vers dont le sens est lié et qui sont enchaînés les uns avec les autres comme de pauvres forçats, et d’autres enfin dont les rimes n’ont pas toujours la richesse qu’on leur pourrait donner. 152
Et de poursuivre plus loin :
Je dirai quoi que sans dessein de me défendre, que j’aurais eu bien plus de facilité de traduire une pièce de toute autre langue en vers Français, que d’y mettre une prose faite en ma propre langue ; dans toute autre j’aurais assez fait de rendre les pensées de mon Auteur. Les termes auraient été à ma discrétion et tout aurait presque dépendu de mon choix ; mais ici pour rendre la chose fidèlement, je n’ai pas seulement été contraint de mettre les pensées, il m’a fallu mettre aussi les mêmes termes ; que si j’ai ajouté ou diminué selon que les rimes m’y ont obligé, je n’ai rien à répondre à cela, sinon que pour les rendre comme elles seraient, il fallait les laisser en prose ; peut-être qu’au sentiment de plusieurs j’aurais mieux fait que de les mettre en rimes, peut-être aussi qu’au jugement de ceux qui aiment les vers j’aurais fort bien réussi. Tout cela est douteux153.
Tant de précautions indiquent bien une certaine conscience de la fragilité de son entreprise, laquelle est sans conteste loin de resplendir par le brillant de ses vers. Des vers qui, de fait, s’apparentent généralement à une simple « prose rimée », comme le souligne si justement leur artisan : une grande majorité des expressions, voire des phrases entières, sont ainsi reprises telles quelles. On retrouve effectivement régulièrement le calque exacte de la pièce de Molière dans les vers de Somaize, à l’instar de ces répliques de Magdelon à la scène IX, reprises mot à mot : « C’est là savoir le fin des choses, le grand fin, / Le fin du fin » (v.743-744), et plus loin « Furieusement bien / C’est Perdrigeon tout pur » (v.827-828). Ce ne sont là que deux exemples parmi d’innombrables cas.
Pour autant, la transcription du texte en vers nécessite évidemment des modifications, et principalement des ajouts, commandés par les contraintes de la rime. On constate ainsi l’insertion obligée de propositions nouvelles au sein des phrases, aussi bien que ceux de vers entiers intégrés aux répliques et intégralement forgés par Somaize. La version versifiée gagne de ce fait significativement en longueur : le texte s’augmente au passage d’environ trois mille mots154. Ce sont là des allongements qui restent cependant mineurs et ponctuels et ne dénaturent que très rarement le texte. N’influant nullement sur le sens, ces « béquilles » le répètent au contraire, redisent les vers qui les précèdent ou les suivent et sont souvent à l’origine d’une certaine impression de redondance. Somaize, veillant à ne pas s’éloigner du sens lorsqu’il étoffe les répliques, en reste tellement esclave qu’il propose bien souvent les mêmes idées sous différentes formes. Renchérissant ainsi parfois sur une prose déjà redondante parce qu’hyperbolique, étant celle de personnages maladroits dans leur extravagance, la versification de Somaize s’enfle fastidieusement, à l’image d’une telle réplique : « Et du galant et du bien tourné », allongé en « Mais du grand, / Du bien tourné, du fin, même du plus galant » (v. 1034-1035). Somaize renchérit parfois sur des tournures grammaticalement simples, bien qu’inhabituelles, lesquelles deviennent « indigestes », selon des termes propres à Iscarie155. Par exemple, à la scène XI, le simple « que je suis aise de te rencontrer » donne ainsi « Que tous mes sens émus / Marquent bien le plaisir, que j’ai de ta rencontre ». De nombreux passages illustrent un allongement fréquent des répliques, inutile pour le sens, à l’origine d’une certaine lourdeur dans le dialogue. En témoignent la transposition de cette fanfaronnade de Mascarille dans la neuvième scène :
Je puis me vanter au moins qu’ils ont un grand quartier plus que tous ceux qu’on fait. | Par ma foi je me plais, à vous ouïr parler. / Je trouve que leur air, n’a rien que d’admirable, / Et je puis me vanter, qu’il n’est rien de semblable, / Qu’avec raison, j’en suis tout à fait satisfait, / Puisqu’ils ont un quartier, plus que tous ceux qu’on fait. |
Ou encore celle de ce compliment de Magdelon, toujours à la scène IX :
La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l’enfant gâté. | C’est pour ne pas avoir beaucoup d’inquiétude, Et nous persuader, que la nature aussi Vous a vraiment traité, Monsieur, jusques ici, Comme une vraie mère, un peu passionnée, Et ce génie ardent, dont je suis étonnée, Vous fait bien remarquer, pour son enfant gâté. |
Les comblements de Somaize ne dérogent pourtant pas à la logique de la pièce qu’il retranscrit. Évitant l’écueil du contresens et puisant à la source du pseudo langage précieux, Somaize se montre sensible à la question du vocable à choisir pour ne pas trahir l’entreprise de Molière. De cette façon, si la prosodie l’empêche de reproduire mot à mot l’unité lexicale « une furieuse plaie », il la remplace par « une effroyable plaie », en ayant recours à un mot du même calibre, ou encore en inversant les rôles grammaticaux pour conserver les sèmes, à l’exemple de cette phrase de Magdelon : sa forme prosaïque donnait « J’ai une délicatesse furieuse pour tout ce que je porte », Somaize la décline en « Que je suis délicate, et furieusement / pour tout ce qui me sert en mon habillement » (v.863-864). Lorsque le texte perdrait à se voir amputé d’un terme, Somaize tente parfois de le transférer. « Voyez-vous pas qu’il faut le surcroît d’un fauteuil ? » devient ainsi : « Ne voyez-vous pas bien ? Surcroît de compagnie, / Et qu’il faut un fauteuil ». Enfin, lorsque la prosodie l’exige, Somaize ajoute de courtes répliques inexistantes chez son modèle. On compte finalement dans sa version dix-sept de ces répliques supplémentaires156. En voici deux exemples :
Molière | Somaize | |
Scène XI | Mascarille : Sais-tu bien que le Duc m’est venu voir ce matin, et m’a voulu mener à la campagne, courir un cerf, avec lui ? Magdelon : Voici nos amies, qui viennent. |
Mascarille : Ah Dieu ! J’en suis confus, / Quoi l’aller voir si peu ? Mais faut que je te conte / Que le Duc ce matin m’est venu voir Vicomte, / Et m’a voulu mener courir avecque lui / Le Cerf à la campagne. Jodelet : Et tu l’as éconduit ? Mascarille : Quoi donc ? Magdelon : Messieurs, voici nos amies qui viennent. Mascarille : Nous sommes obligés aux peines qu’elles prennent. |
Scène XIV | Magdelon : Que veut donc dire ceci ? Jodelet : C’est une gageure. Cathos : Quoi ? vous laisser battre de la sorte ! |
Magdelon : Que viens-je donc de voir ? Mascarille : Une gageure. Magdelon : Non, / Ou vous vous plaisez fort à sentir le bâton. Cathos : Vous laisser devant nous battre de cette sorte. |
Ces deux cas illustrent à la fois la transparence du calque que Somaize applique à certaines répliques, aussi bien que les légères modifications qu’il est forcé d’apporter au texte.
Néanmoins, force est de remarquer que quelques variations altèrent légèrement le sens et la portée du texte. La consternation finale de Magdelon se voit ainsi quelque peu atténuée, son « J’en crève de dépit » étant transformé en un faible « j’en suis toute saisie » (v.1133). Surtout, au-delà des redondances qui altèrent le style, Somaize est parfois contraint à des tournures alambiquées qui obscurcissent encore une prose déjà compliquée. Au vers 675, le « tout ce que je fais a l’air cavalier » de Mascarille est par exemple complexifié par une tournure négative exclusive : « Je ne fais rien du tout, qui n’ait l’air cavalier ». De même, son déjà original « Je ne sais si je me trompe mais vous avez la mine d’avoir fait quelques comédies » est maladroitement et obscurément transposé en « Je ne vous dirai pas du tout si je devine, mais je me trompe fort ou vous avez la mine, de quelque comédie avoir fait le tissu » (v.797- 799).
Par ailleurs, la rime forçant parfois Somaize à ajouter des morceaux de phrases, à les démembrer ou à en modifier l’ordre interne, la qualité du texte, et surtout son intention comique, en est parfois affectée. Un constat qui pousse Pierre Lerat à déplorer, dans sa thèse, le manque de sens théâtral de Somaize157, soulignant ainsi le fait que ce dernier affaiblit parfois l’efficacité dramatique des « turlupinades », ces bons mots destinés à railler l’interlocuteur qui se ridiculise en les prononçant et qui ne valent que par leur situation stratégique dans le dialogue, où elles doivent être mises en valeur par une position privilégiée. Devant concilier la fidélité au contenu et le respect de l’alexandrin, Somaize ne parvient pas toujours à sauvegarder les effets comiques de son modèle. Pierre Lerat prend ainsi pour exemple la dernière réplique de Gorgibus, dans laquelle Molière garde pour une fin d’énumération la dernière pointe (« sonnettes »), laquelle naît de l’accumulation elle-même, juste avant la malédiction finale158. « Le plagiaire besogneux néglige l’essentiel », c’est-à-dire l’enchaînement : le calembour polémique y perd toute sa verve, bien que le sens, c’est-à-dire la raillerie des lectures des précieuses, soit conservé. La « rencontre » est manquée.
Enfin, Somaize est parfois contraint à se séparer de certaines expressions typiquement galantes. Disparaissent ainsi par exemple des mots à la mode tels que particulier (« c’est mon talent particulier » devenant au vers 641 simplement « c’est là mon talent ») et le substantif inclémences, ou encore le caractéristique groupe nominal « la libéralité de vos louanges », transformé simplement en « votre injuste louange (v. 500), ou bien encore la construction donner dans le doux de votre flatterie, arrangée en « donner de notre sérieux / Dedans un compliment » (v.502-503). Parallèlement, Somaize insère ses propres tics de langage : en témoignent les deux occurrences de « stupidité », dont les deux jeunes filles accablent Gorgibus, totalement absente du texte de Molière, ou encore la démultiplication du terme vulgaire et de ses dérivés, présents rien moins que huit fois contre seulement deux fois chez Molière. Notons que Somaize est assez habile et sournois pour placer au vers 600, dans la liste énumérative des nouvelles littéraires desquelles tout un chacun doit se tenir informé, une discrète allusion aux accusations dont il accable Molière, au sein de son propre texte : « la pièce de cet autre est un public larcin ». La versification de Somaize mentionne enfin des didascalies dont l’état du texte en prose publié par Molière en janvier 1660 ne gardait pas trace, soit que Somaize se remémore le jeu des comédiens lors des représentations auxquelles il aurait assisté, soit qu’il s’appuie sur des textes tels que celui de L’Abrégé de Mme Desjardins. Des didascalies qui se recoupent avec celles indiquées par la réédition des œuvres de Molière en 1682 et nous renseignent ainsi commodément sur le jeu des comédiens, notamment sur le jeu de scènes appuyé dans la scène où les deux compères font montre de leurs blessures de guerre. Un comique de geste qui est essentiel et qui fait toute la saveur de la scène, le texte ne prenant sens qu’en fonction des gesticulations.
Le parler précieux : analyse d’une « fiction linguistique » §
« Beatrix : Dites-moi donc quelle langue est-ce là que parlent nos Maîtresses. Ma foi je n’entends point ce jargon et s’il faut qu’elles continuent à parler de la sorte, elles seront contraintes de nous donner un Maître pour apprendre ce langage et de nous remettre à l’abc. »159
Rappelons une évidence : la matière principale du théâtre est le langage. Molière en a bien conscience lorsqu’écrivant ses Précieuses ridicules il choisit de développer le motif d’un parler précieux jargonnant et obscur, un motif dont on trouvait déjà trace dans la littérature sur les précieuses depuis ses origines mais toujours rapidement évoqué, comme en passant. Somaize, à sa suite, en fait l’élément fondateur et central de sa propre pièce puis, finalement, de sa carrière littéraire. Mettant dans la bouche de ses personnages un langage d’une obscurité telle qu’il nécessite une traduction en notes, même pour son lecteur contemporain, il forge une langue qui n’a rien de réel et convoque à la fois ses talents de plagiaire et de littérateur. Avec les œuvres de l’abbé de Pure et de Molière, la pièce de Somaize et ses deux dictionnaires marquent effectivement l’apogée de la production satirique consacrée à la prétendue langue des précieuses, une langue fictive qui n’en trouve pas moins ses racines dans les habitudes et les innovations langagières d’une époque attentive au matériau de la langue. Il s’agit donc d’en étudier les principes créateurs, les caractéristiques linguistiques et la part de réalité et de fiction qui la fondent.
Miroir déformant d’un langage galant novateur §
Jamais il n’y eut une telle licence comme celle qu’on a prise depuis quelques années ; les mots ne se font plus insensiblement, mais tout exprès et par profusion.160
Dès leurs premières apparitions, les « précieuses » ont attiré l’attention par leur parler façonnier et affecté, une dimension qui a progressivement pris de l’ampleur chez ceux qui commentaient ou mettaient en scène cette mystérieuse société. Or, une fois la figure de la précieuse réinterprétée comme un mythe critique significatif des représentations caricaturales du monde galant, on s’aperçoit que le prétendu langage précieux est lui aussi fondé sur une déformation comique d’usages galants attestés, dont la nouveauté frappait certains contemporains attentifs aux faits de langue.
Le XVIIe siècle aurait en effet « opéré des évolutions radicales dans notre idiome »161, comme l’a, le premier, mis en exergue Émile Faguet à travers ses divers travaux d’histoire littéraire. Attestant une importance nouvelle de l’expression aux dépens de l’idée, le siècle voit, à terme, naître la figure de l’homme de lettres, de l’auteur, qui prend alors la place de celle du penseur162. Les salons mondains, et a fortiori les femmes qui les fréquentent et les animent, à qui le manque d’éducation refusait jusqu’alors l’accès aux arcanes de la création langagière réservées aux doctes les plus capables, s’emparent du langage et le modèlent à leur goût. On l’a vu, derrière les absurdités langagières de Cathos et Magdelon se dessine bien la critique d’une licence nouvelle avec laquelle les habitués des salons mondains se plaisent à éprouver les limites de la langue et que contestent en tant qu’écrivains ceux qui s’en moquent. Chez Molière aussi bien que chez Somaize, toutes ces tournures, plus extravagantes les unes que les autres et dont l’accumulation force à rire, recèlent donc en vérité, une fois la part d’exagération évacuée, une certaine exactitude historique et témoignent de phénomènes linguistiques contemporains. Des évolutions notables dont on retrouve la trace dans la littérature galante et les traités des grammairiens, à une période où les femmes raffinées réfléchissent véritablement sur la langue et se l’approprient (allant jusqu’à en réformer l’orthographe pour la rendre plus accessible163), au risque de raffiner à l’extrême et de tendre à l’obscurité. En témoignent les mots ironiques de La Bruyère à la fin du siècle :
L’on a vu, il n’y a pas longtemps, un cercle de personnes des deux sexes, liées ensemble par la conversation et par un commerce d’esprit. Ils laissaient au vulgaire l’art de parler d’une manière intelligible ; une chose dite entre eux peu clairement en entraînait une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissait par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements : par tout ce qu’ils appelaient délicatesse, sentiments, tour et finesse d’expression, ils étaient enfin parvenus à n’être plus entendus et à ne s’entendre pas eux-mêmes.164
Citons brièvement les traits les plus saillants de cette « réforme » mondaine de la langue, dont la littérature se fait le diffuseur efficace, afin de mieux apprécier combien la caricature s’ancre dans la réalité et de mieux prendre la mesure de la dynamique de création dans les œuvres de Somaize. Ces différentes préoccupations et cette volonté de raffinement se traduisent principalement sur le plan linguistique par un goût prononcé pour le néologisme ou l’activation de sens nouveaux de termes déjà répandus (généralement remotivés dans des emplois métaphoriques qui finissent par passer dans l’usage). Les mondains sont tout autant friands de tournures hyperboliques et emphatiques, qui comprennent notamment en leur sein tout ce qui se peut trouver de mots plus longs que la moyenne (et tout particulièrement les volumineux adverbes en –ment) ainsi que toutes sortes de locutions superlatives. Ils mettent également à la mode des locutions nouvelles reposant, comme le démontre très longuement Roger Lathuillère, sur des inversions des rôles grammaticaux, avec une tendance très nette à la substantivation, afin de mieux mettre en valeur l’essence des objets et les divers caractères165. Un certain amour de l’abstraction s’y décèle également, une abstraction souvent amplifiée par des pluriels qui visent à signifier par leur indéfinition les multiples nuances d’une réalité inépuisable et souvent indicible. Enfin, dans un processus d’épuration de la langue, on blâme les termes obscènes, trop réalistes ou populaires. En somme, comme le résume Roger Lathuillère, c’est une société soucieuse d’ornements et de pureté, avide de style et d’innovations :
La préciosité [c’est-à-dire la mondanité] a aimé la noblesse ; elle a haï le burlesque et les trivialités. (…) D’un côté, elle est attirée par le purisme, soucieuse de délicatesse et de bon usage ; de l’autre, elle vise à l’expression riche, à une langue brillante, à un style orné. Dans un cas, (…) elle proscrit les mots vieux, provinciaux, techniques, bas, déshonnêtes ou réalistes. Mais, dans l’autre, elle est tentée par les créations, les néologismes ou les figures nouvelles. Elle veut lutter contre une certaine mode de la pauvreté, fondamentalement opposée à ses principes essentiels et à toute son esthétique.166
Tous ces traits seront présents, sous forme caricaturale, dans le langage des Précieuses ridicules et des Véritables précieuses – lesquelles doivent beaucoup aux premières –, dont ils constituent l’inspiration et le fondement. Ces phénomènes authentiques dans le langage mondain ne sont pas la preuve de l’établissement d’une langue cabalistique mais seulement la trace d’évolutions plus ou moins nettes et indépendantes, parfois timides, diffusées par les productions littéraires, dont les traits les plus marquants servent de base à qui veut faire la parodie d’un langage jugé excessivement raffiné ou simplement perçu comme portant en germe un comique de mots prometteur. Si de nombreuses locutions se recoupent entre ces pièces parodiques et les pièces galantes, c’est parce qu’en témoins des habitudes contemporaines, Molière et Somaize créent une langue qui ne repose que sur des effets d’accentuation, d’accumulation, d’exagération et d’emplois déplacés et incongrus d’expressions attestées dans les salons mondains et à la Cour. C’est là tout l’intérêt que trouve Delphine Denis à étudier de près la supercherie linguistique de Somaize :
Par-delà les évidentes manipulations, les déformations caricaturales, la supercherie de Somaize s’avère exemplaire d’une démarche constante de la réflexion des contemporains sur le bel usage et la créativité néologique, qui ne sépare jamais l’examen des « façons de parler » de leurs lieux d’inscription, croisant ainsi inextricablement la question des pratiques discursives de la mondanité triomphante –mais contestée – avec celle des modèles littéraires du « meilleur style ».167
Synthèse burlesque des tics galants : les ressorts de la fiction linguistique §
Si les affectations galantes sont bien réelles et déjà relevées par certains auteurs, à qui la perspective critique impose d’en rester aux formulations attestées, la visée comique exige de Somaize qu’il crée de toutes pièces ce langage précieux qui n’existe pas plus que « l’institution précieuse » dont on s’amusait à clamer l’existence – telle était du moins la position initiale de Molière, auquel Somaize emprunte une grande partie de ses expressions ou s’inspire de leurs procédés. À partir des tics galants et d’un lexique en vogue recensés par Sorel, mis en situation par l’abbé de Pure puis caricaturés par Molière, Somaize se livre à son tour à un jeu de démultiplication, d’exagération et d’accumulation, renchérissant sur les inventions de son modèle, utilisant les mêmes ressorts, mais certainement avec moins de subtilité. Précisons que la caricature est évidemment plus difficilement appréciable pour nous que pour les contemporains, pour qui elle était nécessairement plus nette, et que la distance temporelle nous empêche souvent de distinguer énumérations plaisantes mais réalistes, accumulations caricaturales et inventions d’auteurs passées dans l’usage. Enfin, même s’il est clair que les tics de langage contemporains sont à l’origine du langage fictif de Somaize, il est difficile de savoir si celui-ci puise davantage dans la réalité ou chez son prédécesseur Molière, tout comme il sera malaisé de discerner dans les relevés d’expressions à la mode que fera Sorel en 1671 s’il s’inspire lui aussi davantage des incongruités de Magdelon, Cathos, Mascarille, Jodelet et leurs congénères que d’une réalité objective168.
La substantivation : déclinaisons d’une innovation grammaticale §
La fiction du langage précieux s’incarne d’abord grammaticalement dans un goût constant pour les adjectifs substantivés, caractéristiques des mondanités littéraires et dont témoignent des auteurs aussi divers que Balzac, Corneille, Mlle de Scudéry ou encore l’abbé de Pure, chez qui les substantifs, prenant la place de l’adjectif et du verbe, visent à « exprimer avec force l’essence des êtres et des choses dont, par le même biais, ils tentent de percer le mystère et de dire la réalité fondamentale »169.
Le procédé sert ainsi en premier lieu, dans la logique des mondains, « à dégager le trait fondamental d’un caractère en le mettant au premier plan »170 : c’est ainsi que sont nées, dans les portraits, les personnages de la coquette, de la prude ou encore de la précieuse et que sont citées, par les héroïnes de l’abbé de Pure, des habiles en ruelle, des fières et des sévères, des ridicules et des pédants171. Surenchère dans la qualification, l’adjectif substantivé va jusqu’à se voir associer à un qualificatif épithète (un téméraire vindicatif, une belle chagrine, etc.). Dans le même esprit, Les Véritables précieuses font à partir de la galanterie d’un homme « un galant de plein pied » (sc.II) et évoquent « la sévérité des capables » (sc. V). Magdelon ne procédait pas autrement lorsqu’elle désignait un laquais par le substantif « un nécessaire » (sc.VI), une manie qu’Iscarie copie en interpelant sa suivante par les termes « Ma commune » (sc.VI). De même que lorsqu’un homme d’affaire devient « un inquiet » (sc.VI), la qualité essentielle de la personne, réductrice et ironique, sert à former le substantif qui la désigne. Ne s’appliquant pas qu’à des animés, le procédé est également à l’origine de nombreuses périphrases forgées à partir d’une qualité essentielle de l’objet, à l’exemple de « l’invisible » (le vent), de la « belle mouvante » (la main) et de « la friponne » (la jupe du dessous)172.
D’autre part, c’est aussi l’abstraction que servent à désigner les adjectifs et les participes substantivés. Ainsi, dans La Prétieuse, un personnage prétend que « dans la conversation, le vif, le prompt, l’ardent sans doute, est le suprême agréable »173. Associé à un complément déterminatif (le profond de l’âme chez Voiture par exemple, ou encore le fort des adversités chez Corneille174), ces constructions mettent là encore l’accent sur une qualité essentielle en lui donnant une existence indépendante. C’est ainsi que l’on retrouvait dans la bouche de Magdelon la même forme d’accumulation que chez l’abbé de Pure (« pousser le doux, le tendre et le passionné », sc. IV), dont la transcription chez Somaize devient « pousser le rude » et donne lieu à des tournures encore plus incongrues, qu’illustrent le compliment d’Isabelle à Flanquin à la scène IV (« Vous êtes aujourd’hui sus votre grand fécond ») et celui d’Iscarie à la scène II (« Je vous trouve dans votre bel aimable »).
Enfin, comme Molière, Somaize a également mis à profit parmi les tics galants le recours fréquent aux substantifs abstraits aux dépens de l’adjectif qualificatif, relevant toujours de la même logique de caractérisation essentielle. Comme de nombreuses expressions de La Prétieuse en témoignaient (on y parlait de l’ardeur des désirs, de la vivacité des réparties, du brillant de la pensée ou encore de la promptitude de l’esprit175), on assiste alors à une inversion du rôle grammatical des deux éléments : l’adjectif qualificatif se faisant substantif, le qualifiant devient alors qualifié. Au lieu de parler d’une voix délicate, on parlera plutôt de la délicatesse d’une voix, de la solitude d’un bal, d’une indigence de rubans, de la libéralité des louanges176 et, chez Somaize, de l’élévation ou de l’épaisseur d’un esprit, de l’élégance d’un style, de la volupté de l’amour et de la gratitude de termes de ruelles177.
Hardiesses lexicales… §
En second lieu, il ressort à travers le discours des contemporains que ces derniers sont surtout frappés par des raffinements stylistiques, c’est-à-dire autant d’expressions nouvelles, d’alliances de mots inattendues, d’emplois et d’extensions de sens jusqu’alors inconnus : ces procédés plaisent tout particulièrement à Somaize et participent dans son langage précieux de la création de phrases alambiquées, lesquelles témoignent d’une prédisposition toute particulière pour la périphrase.
Si l’utilisation consciente de « mots à la mode », des mots que les contemporains ont souvent relevés en tant que tels178, saturait le texte de Molière, ils sont en nettement moins grande concentration chez Somaize179. Peut-être cette restriction révèle-t-elle chez lui un déficit de culture littéraire par rapport à son modèle ; toujours est-il qu’il privilégie les créations de toutes pièces. On trouve néanmoins dans son œuvre quelques traces d’expressions en vogue, à l’exemple d’une phrase d’Artemise à la scène II (« il sait tout à fait l’air de la ruelle »), à l’origine de laquelle se trouve la mode des locutions autour du mot air, qui se voyaient démultiplier dans Les Précieuses ridicules180. La locution récente de pousser les beaux sentiments, particulièrement appréciée mais souvent moquée et elle aussi déjà adoptée par les précieuses moliéresques, devient chez Somaize « pousser le dernier rude » (sc. II), dans une surenchère d’incongruité. En comparant avec les listes dressées par les contemporains tels que le père Bouhours et Charles Sorel, on remarque plusieurs autres recoupements avec le lexique convoqué par Somaize : ainsi, la vogue du mot antipode (présent chez Molière) se traduit par l’usage étonnant de la locution prépositive « à l’opposite », aux côtés de laquelle on trouve également des locutions adverbiales récentes ou particulièrement en vogue telles que « car enfin » et « en vérité »181, des locutions verbales comme « donner dans » et « demeurer d’accord », le goût pour « l’esprit » et le « raisonnable » et enfin les apostrophes de type « ma chère » (dont on recense pas moins de sept occurrences) et « ma toute aimable ». Commencer une proposition par « pour moi », en soulignant l’importance du point de vue personnel, est également caractéristique des façons de parler attribuées aux « précieuses » : la pièce en donne quatre exemples différents. Ce sont là les principales traces d’un lexique à la mode. Somaize emprunte plus à la langue mondaine ses constructions et un état d’esprit langagier que des exemples précis. Il s’inspire ainsi, sur un plan lexicologique, de la vogue des dérivés par adjonction d’affixes : des constructions qui correspondent à un goût pour les mots longs, « dont le volume syllabique et la masse sonore donnent de l’ampleur à la phrase, volontiers ampoulée »182. Dans cette veine se situe les substantifs formés avec le suffixe –ment183, omniprésents dans la pièce, à l’exemple des suivants : emportement, quittement, branlements, divertissements, empressement, remerciements, commandement, sentiment (lequel est récurrent), assaisonnement, écoulement, étonnement… Autant de « mots à longue queue » dont Beatrix juge l’usage excessif184. Enfin, Somaize explore en profondeur le goût pour les tournures novatrices et hardies qu’il n’hésite pas à accumuler. Molière proposait entre autres donner le bal, être en commodité de, être en confusion ; Sorel citera accuser juste et faire figure ; Somaize innove avec prendre figure, être en pouvoir de, régler une posture, faire des dépenses en beaux discours, lire à pleine bouche, articuler sa voix, exciter son fier contre quelqu’un, dauber sérieusement, pâtir du contrecoup d’un quittement, etc., etc. Par ailleurs, Somaize prend note de ce que Molière régalait son public de néologismes divers tels qu’obscénité, incontestable ou encore enthousiasmer. Le raffinement sur le langage passe en effet par la création de mots incongrus qui « font des tours dans l’oreille »185 : une frénésie créatrice qui là encore recoupe le goût pour les longs mots, qu’ils soient forgés à l’aide d’affixes ou qu’ils soient empruntés à des langages scientifiques ou spécialisés. Les tournures négatives (très nombreuses parce que surenchérissant dans le superlatif elles se montrent plus suggestives que le positif) sont d’abord l’occasion de fournir des composés avec le préfixe négatif in- (inintelligible, inconcevable, inconsidéré). D’autre part, les contemporains apprécient particulièrement les termes formés avec le préfixe dé- ou des-186, sur la base duquel Somaize forge les néologismes désembarraser et de dévulgariser, auxquels s’ajoutent d’incongrues dérivations de substantifs (alcoviste, encapuciner, encendrer, enfrangé, alambiquer187) ou de verbes (partialisés et digérable). Somaize reprend à Molière le verbe enthousiasmer qu’il substantive et qui se joint à d’autres mots non pas nouveaux mais empruntés au vocable théologique (expectation, canonisé). Il fait en effet entrer dans la langue des précieuses des termes spécifiques provenant d’idiomes spécialisés dont il élargit le sens. Ainsi, l’emploi figuré du barbarisme stupeficier s’inspire de stupéfier, verbe spécifiquement médical qui désigne l’engourdissement d’une partie du corps et qui ne gagnera que progressivement le sens d’étonnement extraordinaire. Enfin, la philosophie fournit métempsychose et réflexion188.
…et surenchères stylistiques §
Par ailleurs, caricaturant un langage qui rechigne au vulgaire, à la facilité et à la banalité, Somaize a principalement recours à d’innombrables périphrases qui amplifient la phrase en même temps qu’elles complexifient plus ou moins gratuitement le discours. La quasi-intégralité des tirades de Beatrix à la scène III, véritables catalogues de périphrases, est ainsi fondée sur la critique de cette habitude néfaste qui obscurcit le discours. Ainsi, aux fameuses périphrases moliéresques (le conseiller des grâces et les commodités de la conversation189) répondent chez Somaize les trônes de la ruelle et le peintre de la dernière fidélité, auxquels succèdent entre autres les taches avantageuses (les mouches), le bouillon des deux sœurs (le lavement), le Bâtard d’Hippocrate (le médecin), les bras du vieil rêveur ou l’empire de Morphée (le sommeil), les chers souffrants (les pieds), l’élément combustible (le feu), les nécessités méridionales (le dîner), l’instrument de la curiosité (le masque), l’urinal virginal (le pot de chambre), l’écoulement de nez (le rhume) ou encore l’ameublement de bouche (les dents), etc. La liste exhaustive serait longue. Si elles se déclinent majoritairement sur un mode nominal, les périphrases viennent parfois étayer la locution verbale : ainsi de « perdre son sérieux » pour rire, ou encore de « dauber sérieusement » pour railler. En outre, notons que, tout comme les pluriels abstraits (les contentements qu’espère un amant par exemple), la périphrase peut avoir une valeur euphémique, signifiant par exemple le refus des précieuses à parler de sexe (« Si vous ne souffrez que je goûte avec vous la volupté de l’amour permis », sc. IV).
Enfin, la langue galante aime remotiver le sens de certains termes, parfois anciens, par des emplois métaphoriques et les tournures en vogue s’éloignent de plus en plus de leurs acceptions concrètes. Ainsi s’impose particulièrement dans le siècle l’emploi figuré de briller et brillant (au sens de briller dans la conversation) et ses corollaires clartés et lumières au sens de lumières de l’esprit190, dont le dernier se retrouve chez Somaize et donne lieu à deux métaphores liées à l’image de l’obscurité de l’esprit191, largement inspirées du dialogue moliéresque. On retrouve également chez Somaize, comme chez son modèle, le motif des métaphores saugrenues « fondées sur le heurt du propre et du figuré », « de l’animé et de l’inanimé » et « sur le choc des registres au sein de métaphores filées »192. Ainsi, parmi les métaphores les plus hardies figurent notamment les suivantes : « faire bouillonner le bénin cerveau de mon maître » (sc. IV), « le temps a déjà marqué deux pas depuis que je vous attends » (sc. II), « dire […] qu’il est monté des incertitudes à la gorge » (sc. III), « elle a un œuf caché sous la cendre » (sc. VI), « un bain intérieur me serait fort utile » (sc. IV) ou encore « l’on y en pourrait trouver aussi dont la neige du visage se fond » et « qui vous servent de mouche » (sc.VI). Notons que notre auteur aime mêler à la littérarité de la figure métaphorique un registre (bassement) corporel (« faire faire diète à mes yeux de leurs astres tutélaires », sc. IV) ou pire encore, bourgeois (« Vous avez dix mil livres de rentes en fonds d’esprit, qu’aucun créancier ne peut saisir ni arrêter », sc. VI). D’ailleurs, de la même façon que Molière déshéroïsait la métaphore amoureuse sur les yeux des jeunes filles, Somaize brode jusqu’à l’absurde celle, si chère à ses contemporains, de la « flamme » qui consume le cœur amoureux (« Il faut que je lui fasse connaître qu’elle m’encapucine l’âme et qu’elle m’encendre le Cœur », sc. IV) et mêle au compliment amoureux des termes de culture (« L’amour a terriblement deffriché votre cœur » (sc. IV).
Modalité hyperbolique §
Enfin, pour avoir une vision panoramique du langage des précieuses, il faut en évoquer la dimension ultra-hyperbolique, ultra-augmentative, amplifiant les habitudes de gens « pour lesquels l’exagération et le superlatif, dans le compliment comme dans la critique, sont à la base du discours quotidien »193. On l’a vu, le goût des longues phrases et des longs mots, incarné notamment dans la création de périphrases et de néologismes étonnants, s’intègre à la dimension augmentative du langage galant-précieux. En conséquence, les longs substantifs composés et les mots tels que superfluité et finesser sont relayés par des adverbes volumineux en -ment, dont l’emploi systématique remplit souvent une double fonction par leur valeur intensive et dont on trouve toute une déclinaison dans Les Véritables précieuses : merveilleusement, aimablement, avantageusement, scientifiquement (lequel constitue par ailleurs un néologisme), délicatement194, plaisamment, sérieusement, entièrement, démesurément, aucunement, profondément et extrêmement (également présent sous la forme de extrêmement peu). N’oublions pas l’incroyable emphibologétiquement de Picotin, forgé à partir de la figure grammaticale équivoque de l’amphibologie195. On attribue tout particulièrement aux précieuses l’emploi d’intensifs tels que furieux, effroyable, terrible, horrible et leurs dérivés, mais ils s’avèrent finalement plus représentés dans les Précieuses ridicules que dans les Véritables précieuses, dans lesquelles on ne recense qu’une furieuse impatience et un désordre terrible, une occurrence de furieusement et une autre de terriblement196.
Ce sont là des termes qui vont de pair avec des expressions exagérées (au « fin du fin » de Magdelon répond par exemple l’« effroi des effrois » d’Iscarie), des tournures grammaticales emphatiques et des locutions superlatives –les précieuses, à l’image des héroïnes de Mlle de Scudéry et de celles de l’abbé de Pure, exprimant toujours les choses à leur suprême degré. Somaize a tout particulièrement retenu la caricature des formes de superlatifs en dernier initiée par Molière. Ainsi, si l’on en trouvait quatre exemples dans Les Précieuses ridicules, il n’y en a pas moins de huit dans Les Véritables précieuses :« pousser le dernier rude » ; « un peintre de la dernière fidélité » ; « un gant du dernier fendu » ; « le dernier emportement » ; « du dernier obligeant » ; « de la dernière impossibilité » ; « du dernier inintelligible » et « la dernière démangeaison ». Comme le remarque Roger Lathuillière, le langage galant utilise rarement le superlatif absolu mais se sert du comparatif ou du superlatif relatif, dans lequel le référent tend vers l’infini (c’est-à-dire, « le plus…du monde », ou « qui fut jamais »)197. Somaize nous en fournit l’exemple suivant : « je suis la personne du monde la plus impatiente » (sc. I). On constate également une récurrente renonciation à exprimer l’indicible, un trait du discours que Roger Lathuillère analyse comme une manière de faire pressentir l’inexprimable et un « aveu d’impuissance devant l’inépuisable richesse de la réalité »198 : Somaize le met en scène à deux reprises, Artemise « [demeurant] muette d’étonnement » à la scène VIII et Iscarie se trouvant dans l’incapacité de trouver des « paroles assez énergiques pour rendre des grâces conformes à une obligation qui est dans un degré superlatif » (sc VI), formulant au passage explicitement l’obsession du superlatif, réitérée par Flanquin à la scène IV (« Mon estime est trop superlative à votre égard pour ne pas transiger avec vous d’une vérité constante »). On remarque également l’omniprésence de l’adverbe intensif trop (« votre louange se distancie trop de notre mérite » ; « c’est nous mettre trop avant dans le rang favori de votre pensée et nous sommes trop sensibles à la gratitude de vos termes de ruelles »), ainsi que celle de l’adverbe tout (« tout à fait » ; « une vérité toute pure » ; « tout vous est licite », etc.).
Si ces différentes caractéristiques linguistiques n’ont rien de comique en soi et sont puisées dans les habitudes des gens du monde, c’est bien leur juxtaposition incongrue qui crée le farcesque, l’ironie naissant de l’accumulation et de l’exagération. Ainsi, lorsque Molière fait dire à Cathos que sa cousine « donne dans le vrai de la chose » (sc. IV), il mobilise une locution verbale elle-même récente et hardie dans une construction toujours plus innovante, l’associant non à un complément ordinaire mais à un adjectif substantivé, représentant une idée abstraite et de surcroît suivi d’un complément partitif. Comme lui, fidèle à sa prédisposition pour exploiter à outrance des idées simplificatrices, Somaize surenchérit et invente à l’excès à partir d’observations authentiques et avérées. Il cumule ainsi, dans l’élaboration d’une même expression, locutions verbales innovantes, structures superlatives et substantivations (à l’exemple de « pousser le dernier rude ») ou démultiplie ses inventions au sein d’une même réplique. Les exemples seraient à trouver à chaque nouvelle page ; contentons-nous d’illustrer cette saturation par l’une des répliques d’Iscarie dans la deuxième scène, à laquelle répond une surenchère de tournures incongrues de la part d’Artemise :
Iscarie
Je crois que vous avez dessein de faire bien des assauts d’appas, je vous trouve dans votre bel aimable, l’invisible n’a pas encore gâté l’économie de votre tête, vous ne fûtes jamais mieux sous les armes que vous êtes, que vos taches avantageuses sont bien placées, que vos grâces donnent d’éclat à votre col et que les ténèbres qui environnent votre tête relèvent bien la blancheur de ce beau tout.
Artemise
Ah ! ma chère, vous faites trop de dépenses en beaux discours pour me dauber sérieusement ; mais n’importe, tout vous est licite et l’empire que vous avez sur mon esprit fait que je n’excite pas mon fier contre vous.
En outre, les procédés propres à la nature de catalogue du Dictionnaire, à la rédaction duquel Somaize se consacre parallèlement, influent sur sa manière de présenter le discours précieux dans Les Véritables précieuses, participant ainsi de l’accentuation de la caricature. Ainsi, on retrouve dans la pièce les symptômes de l’« effet-dictionnaire » pointés du doigt par Delphine Denis, qui se réduisent principalement à un processus de « dépeçage et de décontextualisation, qui revient à exposer au rire du lecteur des "phrases" artificiellement obtenues par une suite d’opération de réduction »199. Disparaissent notamment les commentaires méta-linguistiques qui adoucissent dans le discours mondain les audaces néologiques (si j’ose le dire ainsi, pour parler ainsi, etc.). Comme le souligne Delphine Denis à propos du Dictionnaire des précieuses, dans une observation valable pour l’analyse de l’écriture dramatique des Véritables précieuses, c’est l’effet de surprise que privilégie Somaize.
Le discours-source, littéraire ou conversationnel, se voit ainsi converti en langue, par le jeu factice de la reformulation paraphrastique : l’équivalence, initialement construite à des fins communicationnelles (production d’un effet littéraire, ou trace d’un ethos ingénieux en conversation), est alors réduite à la fiction d’une pure traduction synonymique. C’est cet ensemble de manipulations caricaturales, bien attesté dans la tradition polémique, qui constitue ici ce qu’on pourrait nommer l’« effet-dictionnaire ». Qu’à la lecture s’ajoute, par le simple fait de la succession linéaire, l’inévitable impression d’entassement et de condensation, et l’on aura la mesure – et les limites – de la réussite comique de l’entreprise de Somaize, ainsi que de l’invraisemblance de son « lexique français-précieux ».200
Intertextualité lexicale §
Pour l’élaboration du lexique de son second dictionnaire, Somaize puisera dans des sources littéraires diverses, allant de Voiture à Corneille. Ce n’est pas encore le cas lorsqu’il rédige le premier, pour l’écriture duquel sa récente pièce fournit un véritable « stock » lexical devant déjà beaucoup aux œuvres de ses prédécesseurs.
Sorel avait en effet fourni à ses lecteurs, dès 1644 dans ses Lois de la galanterie et surtout dans la version augmentée de 1658, une liste d’expressions en vogue, dont Molière avait su s’inspirer et qui recoupe bien souvent le Dictionnaire de Somaize : ainsi par exemple de la locution faire figure, ou encore des différents modes d’expression du haut degré : adverbes en –ment comme furieusement, épouvantablement, terriblement, emploi hyperbolique de l’adjectif dernier, etc.201 Molière a su tirer de ces relevés de quoi épaissir sa caricature. Quant à Somaize, on l’a vu, c’est bien plus les procédés et les logiques de création linguistique que des expressions littérales qu’il reprend à son modèle. Ainsi, s’il puise chez Molière çà et là l’idée de quelques mots et tournures en vogue, quelques locutions ponctuelles, ses expressions les plus hardies sont totalement originales et semblent émerger de son propre imaginaire. Parmi les créations propres à Molière, on n’en retrouve très nettement que deux dans Les Véritables précieuses : celle consistant à comparer Paris à un « Bureau », ces plaques tournantes du commerce, et l’image relative à l’épaisseur de l’esprit, laquelle n’est pas tant propre à l’imaginaire moliéresque qu’à celui de son époque. En revanche, lorsqu’il doit s’adonner au recensement des expressions prétendument précieuses qu’il fera figurer dans son Dictionnaire, Somaize puise désormais à loisir chez Molière. Sur les deux cent trente-sept entrées de cette première édition du Dictionnaire des précieuses, trente-deux sont ouvertement et quasiment littéralement empruntées à la prose des Précieuses ridicules202. Mais surtout, faisant flèche de tout bois, Somaize y met encore davantage ses propres créations à profit : quatre-vingt-sept tournures explicitées dans le dictionnaire sont directement tirées du texte des Véritable précieuses. Ces multiples réutilisations et recoupements, trop précis pour être aléatoires, sont en eux-mêmes la preuve que ce soi-disant jargon précieux n’est que pure invention, celle de Somaize, perçue comme une sorte d’opportunité commerciale et forgée à partir de quelques bases disparates parmi lesquelles la plus importante est la source moliéresque.
Comparaisons lexicographiques §
Recoupements lexicaux entre la pièce de Somaize et son Dictionnaire §
Les Véritables Précieuses | Le Grand Dictionnaire des Précieuses 203(1660) |
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« Je suis en humeur de pousser le dernier rude contre vous » (p.[3], sc.II).204 | Je me suis mis en colère contre mademoiselle une telle : J’ai poussé le dernier rude contre mademoiselle une telle. |
« Le temps a déjà marqué deux pas depuis que je vous attends » (p.[3], sc.II). | Il y a deux heures que nous sommes ici : Le temps de quatre postes s’est déjà passé depuis que nous sommes ici. |
« C’est un Galant de plein pied qui s’explique sans aucune incertitude » (p.[4], sc.II). | S’expliquer sans hésiter : S’expliquer sans incertitudes. |
« Je vous trouve dans votre bel aimable » (p.[5], sc.II). | Être belle : Être dans son bel aimable. |
« L’invisible n’a pas encore gâté l’économie de votre tête » (p.[5], sc.II). | Le vent n’a point défrisé vos cheveux : L’invisible n’a point gâté l’économie de votre tête. |
« Vous ne fûtes jamais mieux sous les armes que vous êtes » (p.[5], sc.II). | Vous êtes tout à fait bien habillée : Vous êtes tout à fait bien sous les armes. |
« Vos taches avantageuses sont bien placées » (p.[5], sc.II). | Des mouches : Des taches avantageuses. |
« Que vos grâces donnent d’éclat à votre col » (p.[5], sc.II). | Des perles : Des grâces. |
« Que les ténèbres qui environnent votre tête relèvent bien la blancheur de ce beau tout » (p.[6], sc.II). | Des coiffes noires : Des ténèbres. |
« Vous faites trop de dépense en beaux discours » (p.[6], sc.II). | Vous dites de belles choses : Vous faites dépense en beaux discours. |
« Vous faites trop de dépense en beaux discours pour me dauber sérieusement » (p.[6], sc.II). | Railler : Dauber sérieusement. |
« L’empire que vous avez sur mon esprit fait que je n’excite pas mon fier contre vous » (p.[6], sc.II). | Ne vous mettez pas en colère contre moi : N’excitez pas votre fier contre moi. / Etre en colère contre quelqu’un : Avoir du fier contre quelqu’un. |
« Je vous ferai voir un innocent que l’on m’a envoyé » (p.[6], sc.II). | Un poulet : Un innocent. |
« Nommer un lavement le bouillon des deux sœurs » (p.[11], sc.III). | Un lavement : Un agrément ou le bouillon des deux sœurs. |
« Qu’un Médecin est un Bâtard d’Hippocrate » (p.[12], sc.III). | Un médecin : Un bâtard d’Hippocrate. |
« A nous tirer des bras du vieil rêveur, ou plutôt de l’empire de Morphée » (p.[12], sc.III). | Le lit : Le vieil rêveur ou l’empire de Morphée. |
« Que de nommer les pieds, les chers souffrants » (p.[12], sc.III). / « La lenteur de mes chers souffrants » (p.[24], sc.IV). | Les pieds : Les chers souffrants. |
« [Que de nommer] le boire le cher nécessaire » (p.[12], sc.III). | Le boire : Le cher nécessaire. |
« Est-ce qu’il ne serait pas mieux dit, soufflez ce feu ? que, excitez cet élément combustible ? » (p.[12], sc.III). | De grâce, soufflez ce feu : De grâce, excitez cet élément combustible. |
« Apportez le soutien de la vie » (p.[13], sc.III). | Le pain : Le soutien de la vie. |
« Voilà une garde nécessaire » (p.[13], sc.III). | Une maison : Une garde nécessaire. |
« Le pot de chambre que vous nommez l’urinal virginal » (p.[13], sc.III). | Le pot de chambre : L’urinal virginal |
« De nommer les dents un ameublement de la bouche » (p.[14], sc.III). | Les dents : L’ameublement de bouche. |
« De dire […] qu’il est monté des incertitudes à la gorge » (p.[14], sc.III). | J’ai balancé cinq ou six fois avant que de faire cela : Il m’est passé cinq ou six incertitudes à la gorge avant que de faire cela. |
« Non plus que de dire qu’une femme a des absences de raison » (p.[14], sc.III). | Cette femme est jeune : Cette femme a des absences de raison. |
« D’appeler des traîtres, les paravents » (p.[15], sc.III). | De grâce, ôtez-moi ces paravents : De grâces, délivrez-moi de ces traîtres. |
« [D’appeler] le miroir un peintre de la dernière fidélité » (p.[15], sc. III). | Le miroir : Le conseiller des grâces ou le peintre de la dernière fidélité, le singe de la nature, le caméléon. |
« [D’appeler] un éventail un zéphyr » (p.[15], sc. III). | Ma suivante, allez quérir mon éventail dans mon cabinet : Ma commune, allez quérir mon zéphyr dans mon précieux. / Un éventail : Un zéphyr. |
« [D’appeler] une porte la fidèle gardienne » (p.[15], sc. III). | Une porte : Une fidèle gardienne. |
« Un bain intérieur me serait fort utile » (p.[20], sc. IV). | Un verre d’eau : Un bain intérieur. |
« Si vous ne souffrez que je goûte avec vous la volupté de l’amour permis » (p.[21], sc.IV). | Être en couches : Sentir les contrecoups de l’amour permis. |
« Toujours, cette jupe modeste m’empêchera de contempler la friponne » (p.[22], sc. IV). | La jupe de dessus : La modeste./ La seconde jupe : La friponne. |
« Vous êtes aujourd’hui sus votre grand fécond » (p.[22], sc. IV). | Être en humeur de dire de belles choses : Être sur son grand fécond. |
« Mon cœur est enfrangé de mouvements » (p.[22], sc. IV). | Mon cœur est plein de troubles : J’ai le cœur enfrangé de mouvements. |
« L’amour a terriblement deffriché votre cœur » (p.[23], sc. IV). | L’amour a bien attendri mon cœur : L’amour a terriblement défriché mon cœur. |
« Que j’applique la réflexion de ma bouche sur cette belle mouvante » (p.[22], sc. IV). | Une belle main : Une belle mouvante. |
« Ouffe une de vos sangsues m’a piqué » (p.[22], sc. IV). | Je voudrais bien avoir des épingles : Je voudrais bien avoir des sangsues. |
« Je pâtiray beaucoup par le contrecoup de ce quittement » (p.[24], sc. IV). | Votre sortie me fera beaucoup pâtir : Je pâtirai beaucoup par le contrecoup de votre quittement. |
« Il faut que je vous avoue que les bras m’en tombent » (p.[25], sc. V). | Je suis surprise de cela : Je suis si surprise de cela que les bras m’en tombent. |
« Il est bien difficile de ne pas visiter souvent l’extrait de l’esprit humain » (p.[30], sc.VI). | Mademoiselle une telle a beaucoup d’esprit : Mademoiselle une telle est un extrait de l’esprit humain. |
« Votre louange se distancie trop de notre mérite pour hasarder le paquet sérieux » (p.[31], sc.VI). | Le compliment : Le paquet sérieux. |
« Ma commune » (p.[31], sc.VI). | Une suivante : Une commune. |
« Fournissez nous ici les trônes de la ruelle » (p.[32], sc.VI). | Les fauteuils : Les trônes de la ruelle. |
« Monsieur, prenez figure, s’il vous plaît » (p.[32], sc.VI). | Seyez-vous, monsieur, s’il vous plaît : Prenez figure, monsieur, s’il vous plaît. |
« Avez-vous grande foule d’Alcovistes chez vous ? » (p.[32], sc.VI). | Des galants : Des alcôvistes. |
« Même des femmes de la petite vertu » (p.[32], sc.VI). | Être galante : Être de la petite vertu. |
« Quoique nous ayons quelques diseuses de pas vrai » (p.[33], sc.VI). | Vous êtes une grande menteuse : Vous êtes une grande diseuse de pas vrai. |
« Nous n’avons point de ces diseuses d’inutilités » (p.[33], sc.VI). | Vous dites bien des paroles superflues : Vous dites bien des inutilités. |
« Sans doute quantité de celles qui vous viennent voir vous servent de mouche » (p.[33], sc.VI). | La plupart de celles qui vous voient sont moins belles que vous : La plupart de celles qui vous voient vous servent de mouches. |
« et l’on y en pourrait trouver aussi dont la neige du visage se fond » (p.[33], sc.VI). | Mademoiselle une telle commence à vieillir : La neige du visage de mademoiselle une telle commence à se fondre. |
« Il est vrai que l’on y en pourrait trouver qui lustrent leur visage » (p.[33], sc.VI). | Se farder : Lustrer son visage. |
« Il y a grand plaisir à faire figure dans le monde » (p.[34], sc.VI). | Être estimé : Faire figure dans le monde. |
« Vous avez dix mil livres de rentes en fonds d’esprit, qu’aucun créancier ne peut saisir ni arrêter » (p.[34], sc.VI). | Avoir beaucoup d’esprit : Avoir dix mille livres de rente en fonds d’esprit qu’aucun créancier ne peut saisir ni arrêter. |
« Après avoir donné à nature les nécessités méridionales » (p.[35], sc.VI). | Nous allons dîner : Nous allons prendre les nécessités méridionales ou Nous allons donner à la nature son tribut accoutumé. |
« C’est une personne qui a des lumières éloignées » (p.[36], sc.VI). | Vous avez des connaissances, mais bien confuses : Vous avez des lumières éloignées. |
« Je tiens qu’elle a l’âme mal demeurée » (p.[36], sc.VI). | N’avoir point d’esprit : Avoir l’âme mal demeurée. |
« Il y a quantité de gens qui tiennent qu’elle a un œuf caché sous la cendre » (p.[36], sc.VI). | Avoir de l’esprit et n’en avoir point la clé : Avoir un œuf caché sous la cendre. |
« Elle a les miroirs de l’âme fort doux » (p.[37], sc.VI). | Les yeux : Les miroirs de l’âme. |
« [Elle a] la bouche bien façonnée » (p.[37], sc.VI). | Vous avez la bouche belle : Vous avez la bouche bien façonnée. |
« Elle est d’une vertu sévère » (p.[37], sc.VI). | On n’obtient rien de vous : Vous êtes d’une vertu sévère. |
« Elle articule bien sa voix » (p.[37], sc.VI). | Vous chantez tout à fait bien : Vous articulez tout à fait bien votre voix. |
« Ce qui est de plus fâcheux c’est qu’elle est unie à un inquiet » (p.[37], sc.VI). | Un homme d’affaire : Un inquiet. |
« Et qu’elle est de la petite portion » (p.[37], sc.VI). | Avoir peu de bien : Être de la petite portion. |
« Je ne l’ai jamais vue qu’avec l’instrument de la curiosité sur le visage » (p.[37], sc.VI). | Un masque : Le rempart du beau teint ou l’instrument de la curiosité. |
« Elle ressent à présent les contrecoups de la volupté permise » (p.[38], sc.VI). | Être en couches : Sentir les contrecoups de l’amour permis. |
« J’ai ordonné qu’on l’amena dans mes quatre corniches tirées par deux de mes pluches » (p.[37], sc.VI). | Un carrosse : L’assemblage de quatre corniches / Des chevaux : Des pluches. |
« Le troisième élément qui tombe sur l’éminence des grés » (p.[38], sc.VI). | Il pleut : Le troisième élément tombe. / La superficie des pavés : L’éminence des grés. |
« On fait parler le muet, sans doute le voici » (p.[39], sc.VI). | On heurte à la porte : On fait parler le muet. / Le heurtoir : Le muet. |
« Je ne les pus entendre parce que je ne pouvais régler aucune posture » (p.[43], sc.VII). | Être pressé : Ne pouvoir régler aucune posture. |
« Vous les lisez à pleine bouche » (p.[62], sc.VII). | Vous lisez gravement : Vous lisez à pleine bouche. |
« Sans mon écoulement de nez je les aurais lu d’un ton bien plus fortifié » (p.[62], sc.VII). | Je suis grandement enrhumé : J’ai un grand écoulement de nez. |
« Ne vous éloignez pas de la portée de ma voix » (p.[64], sc.VIII). | Demeurez avec moi : Ne vous éloignez pas de la portée de ma voix. |
« Si vous ne sortez j’enverrai quérir un mauvais ange des criminels » (p.[70], sc.VIII). | Un sergent : L’ange du Châtelet ou le mauvais ange des criminels. |
« Rendez vite votre discours complet » (p.[14], sc. III). | Achevez votre discours : rendez votre discours complet. |
« Il faut que je lui fasse connaître qu’elle m’encapucine l’âme et qu’elle m’encendre le cœur » (p.[19], sc. IV). | Vous me témoignez une grande affection : Vous m’encendrez et m’encapucinez le cœur. |
« Ces diseuses d’inutilités, qui ignorent la force des mots et le friand du goût » (p.[33], sc.VI). | Cette personne connaît bien toutes les belles choses : Cette personne connaît bien la force des mots et le friand du goût. |
« Quelle pauvreté ma chère, il n’y a pas une chose raisonnable là-dedans ! » (p.[25], sc.V). | Ah ! ma chère, je n’ai rien vu de beau aujourd’hui : Quelle pauvreté ! ma chère, je n’ai pas vu une chose raisonnable aujourd’hui. |
« Je sais que vous faites les choses juste aimablement » (p.[31], sc.VI). | Vous faites les choses tout à fait bien : Vous faites les choses juste aimablement. |
« Faut-il ! qu’un gant du dernier fendu & me fasse un si outrageant obstacle » (p.[23], sc.IV). | Un gant coupé : Un gant du dernier fendu. |
« C’est nous mettre trop avant dans le rang favori de votre pensée » (p.[30], sc.VI). | Sans mentir, vous m’estimez trop : Sans mentir, je suis trop avant dans le rang favori de votre pensée. |
« J'ay pourtant remarqué un défaut en lui qui m’a pensé faire perdre mon sérieux » (p.[4], sc.II). | Rire : Perdre son sérieux. |
« C'est quelque chose de bien satisfaisant de pouvoir fendre la presse & de faire quelque nombre parmi les gens canonisez dans les ruelles » (p.[18], sc. IV). | Avoir de la réputation : Fendre la presse et faire nombre dans le monde. |
« Nous sommes trop sensibles à la gratitude de vos termes de ruelles » (p.[31], sc.VI). | Les termes des précieuses : Les termes des ruelles. |
« Avez-vous grande foule d’Alcovistes chez vous ? qui préside ? qui est de quartier ? » (p.[32], sc.VI). | Qui est-ce qui vous vient souvent voir ? : Qui est-ce qui préside, qui est de quartier chez vous ? |
« Vous affectez aussi de dire des mots à longue queue » (p.[9], sc. III). | Vous dites bien des grands mots : Vous dites bien des mots à longue queue. |
« Que vos yeux vinssent servir de supplément au Soleil » (p.[20], sc. IV). | La chandelle : Le supplément du soleil ou l’ardent. |
« Je trouve ces vers-là tout à fait épais » (p.[62], sc. VII). | Ces vers-là sont tout à fait rudes : Ces vers-là sont tout à fait épais. |
Recoupements lexicaux entre la pièce de Molière et la première édition du Dictionnaire de Somaize §
Les Précieuses ridicules (Molière) | Les Précieuses ridicules nouvellement mises en vers | Le Grand dictionnaire des Précieuses (1660) |
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« Mon Dieu, ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! » (sc. V). | « Que ton père a la forme avant dans la matière » (v.297, sc. V). | Vous avez l’âme matérielle : Vous avez la forme enfoncée dans la matière. | |||||
« Elle [cette odeur] est tout à fait de qualité » (sc. IX). | Cette odeur est tout à fait bonne : Cette odeur est tout à fait de qualité. | ||||||
« Et quelle estime, mon père, voulez-vous que nous fassions du procédé irrégulier de ces gens-là ? » (sc. IV). | « De ces sortes de gens de qui le procédé est irrégulier » (v.92-93, sc.IV). | Ces gens-là ne font pas les choses comme il faut : Ces gens-là ont un procédé tout à fait irrégulier. | |||||
« Ah mon père, ce que vous dites là est du dernier bourgeois » (sc.IV). | « Ce que vous avez dit, est du dernier bourgeois » (v.108, sc. IV) | Les choses que vous dites sont fort communes : Les choses que vous dites sont du dernier bourgeois. | |||||
« En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose » (sc.IV). | « Qu'elle vient de donner dans le vrai de la chose » (v.194, sc.IV). | Il faut avouer que vous dites les choses comme il faut : Il faut avouer que vous donnez dans le vrai de la chose. | |||||
« Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie » (sc.IV). | « Avoir avec cela, la jambe toute unie » (v.216, sc.IV). | N’avoir point de canons : Avoir la jambe tout unie. | |||||
« Que j’allasse imprimer mes souliers en boue ? » (sc.VII). | « Que j’imprimasse mes souliers en la boue » (v.456-457, sc.VII). | Crotter ses souliers : Imprimer ses souliers en boue. | |||||
« Votre complaisance pousse, un peu trop avant, la libéralité de ses louanges, et nous n’avons garde, ma cousine, et moi, de donner de notre sérieux, dans le doux de votre flatterie. » (sc.IX). | « Nous ne donnerons pas, de notre sérieux, /Dedans un compliment, qu’on ne peut faire mieux » (v.502-503, sc.IX). | Nous ne saurions répondre à la douceur de votre compliment : Nous ne saurions donner de notre sérieux dans le doux de votre flatterie. | |||||
« Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue, et du mauvais temps. » (sc.IX). | « Il est vray que la chaise/ Est un retranchement, où l’on est à son aise, / Un propice instrument, pour les honnêtes gens, / Un merveilleux abri, contre le mauvais temps » (v.545-48). | La chaise empêche que l’on ne se crotte : La chaise est un admirable retranchement contre les insultes de la boue et du mauvais temps. | |||||
« Que son intelligence est épaisse » (sc.V). | « Qu'il a l’intelligence espaisse, qu’il est dur » (v.298, sc.V). | Concevoir mal les choses : Avoir l’intelligence épaisse. | |||||
« Et a la mine de danser proprement » (sc.XII). | « Et la mine je crois, / De danser proprement » (v.1062-1063, sc.XII). | Il danse bien : Il danse proprement. | |||||
« Nous avons été jusqu’ici, dans un jeûne effroyable de divertissements » (sc.IX). | « Par un sort incroyable/ Nous avons demeuré dans un jeûne effroyable/ De divertissement » (v.758-760, sc.IX). | Je ne me suis point divertie jusques ici : J’ai été jusques ici dans un jeûne effroyable de divertissement. | |||||
« Je vois bien que c’est un Amilcar » (sc.IX). | « Il efface Amilcar, tant il y a d’agrément » (v.523, sc.IX). | Etre enjoué : Etre un Amilcar. | |||||
« Venir en visite amoureuse avec (…) une tête irrégulière en cheveux » (sc.IV). | « La tête de cheveux, tout à fait dégarnie, / Toute irrégulière » (v.217, sc.IV). | Ces personnes-là ne sont point frisées : Ces personnes-là ont la tête irrégulière en cheveux. | |||||
« Pousser le doux, le tendre, et le passionné » (sc.IV). | « Il sache bien pousser, & le doux & le tendre » (v.138, sc.IV). | Conter fleurette : Pousser le dernier doux. | |||||
« Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ? » (sc.IV). | « Et qui sont incongrus dans la galanterie » (v.198, sc.IV). | Ils ne savent pas du tout la galanterie : Ils sont tout à fait incongrus en galanterie. | |||||
« Vous allez faire pic, repic et capot, tout ce qu’il y a de galant dans Paris » (sc.IX). | « Par là, les plus galants, seront bientôt battus, / Vous allez faire pic, repic, & capot même, / Tout ce que dans Paris, l’on chérit & l’on aime » (v. 495-497, sc.IX). | Vous allez surpasser tout ce qu’il y a de plus galant dans Paris : Vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de plus galant dans Paris. | |||||
« Que vous semble de ma petite-oie ? la trouvez-vous congruante à l’habit ? » (sc.IX). | « Ma petite oye est-elle à l’habit congruante ? » (v.825, sc.IX). | Ma garniture vient-elle bien à mon habit ? : Ma garniture est-elle congruente à mon habit ? | |||||
« J’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait » (sc.IV). | « Pour moi, j’ai mal au cœur, et me sens inquiète, / De la vision seule, où leur discours me jette » (v.189-190, sc.IV). | Les choses que vous m’avez dites me donnent une idée ridicule : Les choses que vous m’avez dites me font une vision ridicule. | |||||
« Voilà un nécessaire qui demande » (sc.VI). | « Un nécessaire est là » (v.318, sc.VI). | Un laquais : Un nécessaire ou un fidèle. | |||||
« Vous devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses » (sc.IV). | « Pour vous désabrutir, il vous faudrait un peu, / Apprendre ce que c’est, que le bel air des choses » (v.112-113, sc.IV) | Il ne sait pas du tout la manière de faire les choses : Il ne sait pas du tout le bel air des choses. | |||||
« Je n’ai jamais respiré une odeur mieux conditionnée » (sc.IX). | « Je n’ai point respiré, depuis que je suis née, / D'odeur, qui me parût mieux conditionnée » (v.845-846, sc.IX). | Je n’ai jamais senti une meilleure odeur : Je n’ai jamais respiré d’odeur mieux conditionnée. | |||||
« Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? » (sc.IV). | « Et qu’on ne trouve point dans toute leur personne/ Ce je ne sais quel charme, & qui dès l’abord donne/ Par un air attirant, & de condition/ De quantité de gens, fort bonne opinion » (v.208-211, sc.IV). | Ces personnes-là n’ont point cet air qui plaît : Ces personnes-là n’ont point cet air qui donne bonne opinion des gens. | |||||
« Venir en visite amoureuse avec (…) un chapeau désarmé de plumes » (sc.IV). | « Avecque des chapeaux de plumes désarmés » (v.214, sc.IV). | N’avoir point de plumes à son chapeau : Avoir son chapeau désarmé de plumes. | |||||
« Et nous faites venir ces Messieurs, et ces Dames d’ici près, pour peupler la solitude de notre bal » (sc.XI). | « Pour peupler avecque tous les leurs/ De notre bal si prompt, la triste solitude » (v.999-1000, sc.XI). | Peupler un bal : Remplir la solitude d’un bal ou remplir ses vides. | |||||
« Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie » (sc.IX). | « Le centre du bon gout » (v.538, sc.IX). | Paris : Le centre de la belle galanterie. | |||||
« Un habit qui souffre une indigence de rubans ! » (sc. IV) | « & des habits enfin, Qui ressemblent à ceux de quelque vrai gredin, / Et souffrent de rubans une extrême indigence » (v.218-220, sc. IV). |
Leurs habits n’ont pas assez de rubans : Leurs habits souffrent indigence de rubans. | |||||
« Vite, voiturez-nous ici les commodités de la conversation » (sc. IX). | « Voiturez nous ici, vite, petit garçon, Les commodités de la conversation » (v. 506-507, sc. IX). |
Les sièges : Les commodités de la conversation. | |||||
« Attachez un peu sur ces gants la réflexion de votre odorat » (sc. IX). | « Mais de votre odorat, / Que la réflexion dessus ces gants s’attache » (v.840-841, sc. IX). | Sentez un peu ces gants-là : Attachez un peu la réflexion de votre odorat sur ces gants-là ; | |||||
« Il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé » (sc. IV). | « Il n’est rien de plus marchand qu’un procédé pareil » (v.188, sc. IV) | Le procédé de ces messieurs est tout à fait vulgaire : Le procédé de ces messieurs est tout à fait marchand. | |||||
« Apprenez, sotte, à vous énoncer moins vulgairement. Dites : "Voilà un nécessaire qui demande ; si vous êtes en commodité d’être visibles » (sc.VI). | « Un nécessaire est là, qui demande instamment Si vous ne pourriez pas être présentement/ En commodité d’être visibles » (v.318-320, sc.VI) |
Dites-moi, s’il vous plaît, si l’on peut voir madame : Dites-moi, s’il vous plaît, si Madame est en commodité d’être visible. | |||||
« Ces Messieurs ont eu fantaisie de nous donner les âmes des pieds » (sc.XII). | « Ces Messieurs ayant eu dessein de nous donner/ Chez nous l’âme des pieds » (v.1057-1048, sc. XII). | Les violons : L’âme des pieds. | |||||
Expressions communes à la pièce de Somaize et à son second dictionnaire §
Les Véritables Précieuses | Le Grand Dictionnaire des précieuses, historique, poétique, géographique etc. (1661) |
« C’est une âme du premier ordre » (p.[64], sc. VIII). |
Une grande âme : Une âme du premier ordre, et véritablement souveraine. (De Bélisandre [Balzac]). |
« Quand les filles et les garçons ont donné dans l’amour permis, qui est selon les langage de vos Précieuses le mariage » (p.[13], sc. III). | Se marier : Donner dans l’amour permis. (De Néophise [Mme de Nouveau].) |
« Je crois que vous avez dessein de faire bien des assauts d’appas » (p.[5], sc. II). |
Vos yeux peuvent disputer avec ceux de Philis : Vos yeux peuvent faire assauts d’appas avec ceux de Philis. (De Léonce [Lignières], dans ses Portraits.) |
« C’est un Galant de plain-pied » (p.[4], sc. II). |
Cet homme entre à toute heure chez Sylvie, et la voit en quelque état qu’elle soit, et on ne lui demande jamais où il va ni ce qu’il veut : Cet homme entre chez Sylvie sans prélude, et est pour elle un galant de plain-pied. |
Expressions uniquement relevées dans Les Véritables Précieuses §
« Ce n’est point un esprit de marguillier » (p.[64], sc. VIII). |
« Celles-là sont graves par leur antiquité » (p. [33], sc.VI). |
« Les troupes auxiliaires de leur esprit soutiennent assez leurs ambiguïtés d’appas » (p. [33], sc.VI). |
Être « de la vieille roche » (p. [32], sc.VI) ou « de la petite portion » (p. [37], sc. VI). |
« Exercer l’avidité de [son] oreille » (p. [26], sc. V). |
« Exercer [son] Saturne » (p. [26], sc. V). |
« Dire les choses congrüment » (p. [4], sc. II). |
« Faire la révérence en point d’Hongrie » (p. [4], sc. II). |
« Faire changer l’assiette [d’une] âme » (p. [7], sc. II). |
« Les bras m’en tombent » (p. [25], sc. V). |
Expressions de Molière réutilisées par Somaize dans Les Véritables précieuses et dans le Dictionnaire §
Les Précieuses ridicules (Molière) | Les Précieuses ridicules nouvellement mises en vers | Les Véritables Précieuses | Le Grand dictionnaire des Précieuses (1660) |
« Que son intelligence est épaisse » (sc. V) | « Qu'il a l’intelligence épaisse » ,(v.298, sc. V) | « Vous tirer de l’erreur où vous a précipité l’épaisseur de votre esprit » (p.[11]) | Concevoir mal les choses : Avoir l’intelligence épaisse. |
« Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie » (sc. IX) | « Tout le monde est d’accord, qu’il est rempli d’appas, / Que c’est le grand Bureau, de toutes les merveilles » (v.536-537, sc. IX) | « Vous possédez entièrement le vent du Bureau » (p.[31], sc.VI) | Il faudrait n’avoir point de raison pour ne pas confesser que toutes les bonnes choses abondent dans Paris : Il faudrait être l’antipode de la raison pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles et le centre du bon goût. |
Note sur la présente édition §
Les précieuses ridicules, comédie nouvellement mises en vers, n’ont connu qu’une seule édition. Le texte des Précieuses ridicules a quant à lui été réédité en septembre 1660 (Les Veritables Pretieuses, comédie, Seconde édition reveuë, corrigée et augmentée d’un dialogue des deux Pretieuses, sur les affaires de leur communauté, Jean Ribou). Le texte présenté est établi à partir de la première édition. Les variantes dénombrées dans le texte de la seconde édition sont indiquées en notes. Le Dialogue ajouté à la seconde édition est reproduit en Appendice.
Description physique des exemplaires §
- – Les Veritables pretieuses. Comédie, in-12°, XII-71-I pages. Volume conservé à la Bibliothèque Carré d’Art (Nîmes, France), sous la cote B301896101_008344_45_01.
Le volume se présente comme suit :
[I] : Page de titre
[II] : Verso blanc
[III-VI] : Épître à Mgr Henri Louis Habert (par J. Ribou)
[VII-XI] : Préface
[XII] : Personnages
[1-71] : Pièce
[I] : Extrait du Privilège
La page de titre se présente comme suit :
LES / VERTIABLES / PRETIEUSES. / COMEDIE. / [Fleuron du libraire] / [mention manuscrite : 12 β] / A PARIS, / Chez Jean Ribou sur le Quay / des Augustins, à l’Image S. Louis. / [Filet] / M. DC. LX. / Avec Privilege du Roy.
- – Les Pretieuses ridicules, comédie représentée au Petit Bourbon, nouvellement mises en vers, in-12°, XXXIX-115-I pages. Volume conservé à la Bibliothèque Nationale de France, Rés.Yf-3748.
Le volume se présente comme suit :
[I] : Page de titre
[II] : Verso blanc
[III-XV] : Épître à Mademoiselle Marie de Mancini
[XVI-XXVI] : Préface
[XXVII-XXVI] : Élégie à Mademoiselle Marie de Mancini
[XXXVII-XXXVIII] : Au Lecteur
[XXXIX] : Les Personnages
[1-115] : Pièce
[I] : Extrait du Privilège
La page de titre se présente comme suit :
LES / PRETIEUSES / RIDICULES / COMEDIE. / REPRESENTE’E / au Petit Bourbon. / NOUVELLEMENT / mises en Vers / [Fleuron du libraire] / A PARIS, / Chez Jean Ribou, sur le / Quay des Augustins à / l’Image S. Louis. / [Filet] / M. DC. LX. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.
Établissement du texte §
Nous avons reporté la pagination originale entre crochets à droite ou au milieu du texte en prose, de même que les signatures, qui indiquent chaque début de cahier. En revanche, nous n’avons pas retranscrit la réclame, dont la pratique consiste à annoncer en bas de page, à la fin de chaque cahier, le premier mot du cahier suivant, entre crochets.
Pour une meilleure compréhension du texte et pour en faciliter la lecture, certaines modifications d’usage ont été apportées. Ainsi, conformément à l’usage moderne, la distinction typographique entre j et v consonnes a été systématiquement appliquée, quand le texte classique ne connaît que i et u voyelles. Nous avons rétabli la graphie s, marqué par ƒ, ainsi que la graphie ss lorsqu’elle était marquée par le β (pour donner un exemple, la didascalie de la p.[82] des Précieuses ridicules donnait « il s’aβit »). Nous avons également supprimé le tilde qui était employé pour marquer la nasalisation d’une voyelle, que nous avons dénasalisé en un groupe voyelle + consonne.
Néanmoins, nous avons conservé la ligature & et avons choisi de ne pas homogénéiser le nombre de points de suspension. Nous avons également respecté l’orthographe originale, étant entendu que, l’orthographe classique n’étant pas fixée, celle-ci peut varier d’une occurrence à l’autre. L’accentuation ne suit pas les règles du français moderne et peut être elle aussi variable. Nous avons respecté toute accentuation figurant dans le texte original, excepté lorsque la présence ou l’absence d’un accent diacritique étaient fautives et empêchaient par exemple de distinguer l’adverbe « ou » de la conjonction de coordination « où », ou encore « à » préposition de « a » auxiliaire.
Nous n’avons pas jugé nécessaire de rétablir le tiret, généralement absent, dans les formes grammaticales inversées du type verbe-sujet ou dans les formes impératives où le verbe est suivi d’un complément.
Nous avons respecté la ponctuation originale, qui peut paraître surprenante au lecteur moderne.
Nous avons mis les didascalies entre parenthèses en conservant l’italique.
Nous avons corrigé les coquilles orthographiques et grammaticales détaillées ci-après, ainsi que ce que nous avons estimé être des coquilles de ponctuation.
Dans Les Véritables Précieuses §
En marge de son texte, Somaize a lui-même rédigé des notes de vocabulaire afin d’éclaircir certains termes de son langage précieux. Nous avons regroupé celles-ci entre parenthèses, à la fin de chaque tirade concernée.
Nous avons comparé le texte avec celui de la seconde édition. Les variations graphiques et typographiques y sont extrêmement nombreuses (notamment les ajouts ou retraits de majuscules à des noms communs, ou les ajouts de tirets dans des locutions telles que « luy-mesme » ou « ceux-cy ») ; s’y ajoutent bon nombre de variations orthographiques. Toutes ces variations n’étant que le fait des habitudes particulières de l’imprimeur, nous n’en avons pas effectué le relevé systématique. En revanche, nous avons indiqué dans les notes de bas de page les variations de ponctuation, celles-ci pouvant être plus significatives, ainsi que les variations du texte théâtral.
Dans tous les cas où la ponctuation était hésitante dans le texte de la première édition et qu’elle variait conformément à nos attentes dans la seconde édition, nous avons appliqué ces corrections. Ainsi des phrases suivantes :
- – p.[13] : voila une maison que, de dire / voila une maison, que de dire
- – p.[32] : Avez-vous grande foule d’Alcovistesk chez vous ! qui preside ! qui est de quartier ! / Avez-vous grande foule d’Alcovistesk chez vous ? qui preside ? qui est de quartier ?
- – p.[66] : de la Force dit, Gilles le niais / de la Force, dit Gilles le niais
Nous avons également modifié la ponctuation dans les cas suivants :
- – p.[25] : Quelle ! pauvreté ma chere, il n’y a pas une chose raisonnable là dedans. / Quelle pauvreté ma chere, il n’y a pas une chose raisonnable là dedans !
- – p.[53] : encor ! les y a t’il fait entrer pour rien. / encor les y a t’il fait entrer pour rien !
- – p.[3] : He ! comment s’appelle-t’il ce Marquis, / He ! comment s’appelle-t’il ce Marquis ?
Plusieurs répliques commencent par des minuscules. Dans la mesure où la seconde édition rectifiait cette particularité, nous ne l’avons pas conservée. Ces corrections se sont ainsi appliquées aux débuts des phrases suivantes :
- – p.[2] : je vais vous obéir
- – p.[4] : il s’appelle
- – p.[5] : ce que vous dites
- – p.[23] : n’auroit-il pas
- – p.[31] : plaist-il
- – p.[39] : on fait parler
- – p.[51] : il est vray que
En revanche, nous avons respecté les alinéas éventuels, afin d’être le plus fidèle possible à la mise en page originale.
Nous avons ajouté l’accent diacritique sur où relatif (p.[11], non corrigé dans la 2nde éd. ; p.[60]), sur là adverbe (p.[25], idem), et sur à préposition (épître : « a tous les avantages »). Nous l’avons supprimé sur a auxiliaire (p.[50] : « il y en à »).
Nous avons corrigé les coquilles suivantes :
- – p.[23] : je m’oublie / j’oublie
- – p.[23] : ma/ m’a
- – p.[24] : je partiray / je pastiray
- – p.[26] : une fois-si / une fois si
- – p.[31] : justes / juste
- – p.[33] : ARTEMISES
- – p.[33] : la force des mots le friand du goust / la force des mots et le friand du goust
- – p.[38] : quatres/ quatre
- – p.[38] : dégré / des grés
- – p.[40] : en doctrinant / endoctrinant
- – p.[40] : Hhypocrenne / Hypocrenne
- – p.[44] : des / dés
- – p.[48] : pubique / publique
- – p.[49] : vueille / veuille
- – p.[58] : à heurtée / aheurtée
- – p.[59] : ce qui fait / ce qu’il fait
- – p.[61] : reijmbe / rejimbe
- – p.[61] : excitent/ excite
- – p.[62] : ARATEMISE
- – p.[63] : SCENE. / SCENE VIII.
- – p.[63] : MONSIEUR, GREVAL
- – p.[66] : util / utile
- – p.[67] : brigues / brigue
- – p.[70] : bieu / bien
- – p.[70] : jaimais / jamais
Nous avons rétabli l’apostrophe dans certaines formes interrogatives (p.[3] : « s’appelle-til » ; p.[11] : « A-ton ») ainsi qu’entre certains substantifs et leurs déterminants (p.[8] : « labc » ; p.[13] : « lurinal »).
Nous avons rectifié les erreurs et confusions grammaticales suivantes :
Correction des accords fautifs : épître (ordinaire / ordinaires) ; p.[6] (beau / beaux) ; p.[9] (folles / folle, non corrigé dans la seconde édition) ; p.[38] (tirée / tirées).
Confusion entre le pronom réfléchi se et le démonstratif ce : p.[44] et [45] (« se sont » au lieu de « ce sont ») ; p.[49] et [64] (« se soit » au lieu de « ce soit »). Ces erreurs ne sont pas corrigées dans la seconde édition.
Confusion entre quelle et qu’elle : p.[14] et p.[19] dans la note r (« quelle » au lieu de « qu’elle ») ; p.[28] et p.[55] (« qu’elle » au lieu de « quelle »).
Confusion entre le démonstratif et le possessif : p.[45] (« ces Prétieuses » au lieu de « ses » ; p.[62] (« ses sortes de choses » au lieu de « ces » ; p.[21] « ses remèdes » au lieu de « ces » ; p.[50] (« ces pieces » au lieu de « ses »).
Confusion entre dont et donc : p. [53] (« il ne brigue dont point »).
Accord fautif du pronom leur : préface (« je leurs ay donné ») ; p.[45] (« qui leurs font faire »). Non corrigés dans la seconde édition.
Accord fautif du verbe dans la conjugaison du pronom on : p.[42] ( « l’on ne m’entends ») ; p.[45] (« on les représentent »). Non corrigés dans la seconde édition.
A la page [32], nous avons remplacé « ISABELE » par « ISCARIE » devant la première réplique. De même à la p.[56], devant la réplique « Cela stupeficie mon ame », le personnage d’Isabelle n’étant pas censé être présent sur scène. Enfin, à la p.[23], nous avons inversé les noms d’Isabelle et de Flanquin devant les deux premières répliques.
Pour une meilleure compréhension, nous avons rétabli l’orthographe commune des mots suivants, confondus avec des homonymes : à la p.[9] (« maux à longue queue » et « maux graves », là où il fallait comprendre « mots ») et à la p.[47] (« conte » pour « compte »). Cette orthographe était conservée dans la seconde édition.
Nous avons également homogénéisé l’orthographe du prénom Isabelle, qui apparaissait régulièrement sous la forme « Isabele ».
Dans Les Précieuses ridicules nouvellement mises en vers §
Nous avons suivi la leçon de cette unique édition.
Nous avons tenu compte des errata signalées dans la Note au Lecteur : ainsi, nous avons remplacé les vers 73 et 74 (« Il le faut avouer, je croy que ces pendardes / Me veulent ruïner, avecque leurs pommades ; ») par les suivants : « Ces pendardes enfin, faut que je le confesse / Me veulent ruiner en pommadant sans cesse ». Le v. 36, qui donnait initialement « à ne pas s’eslever », a été corrigé en « à ne se plus loüer » et le v.112 (« vous devriez un peu »), en « il vous faudroit un peu ». Le v. 648 (« qui seront mieux reliez que tous ceux du commun » a été remplacé par « qui seront reliez mieux que ceux du commun ». Enfin, au v.553, nous avons remplacé « bien » par « bien tost ».
Pour ce qui est des coquilles d’impression, nous avons effectué les rectifications suivantes :
- – Préface : aissement / aisement
- – Préface : lon / l’on
- – Préface : plû / plût
- – Préface : peuse / peusse
- – Préface : grosir / grossir
- – Avis au lecteur : s’ensoit / s’en soit
- – Elégie, v.68 : j’ay tachay / j’ay taché
- – Elégie, v.81 : vaine / veine
- – Elégie, v.89 : loins / loin
- – Personnages : servantes / servante
- – v.5 : sçandalisé / scandalisé
- – v.15 : baisler / bâiller
- – v.25 : je connoist / je connois
- – v. 46 : Lamé / L’ame
- – v.49 : Hebien / He bien
- – v.86 : se semblent / me semblent
- – v.102 : d’eust / deust
- – v.104 : ne marque-il / ne marque-t-il
- – v.222 : d’ajustment / d’ajustement
- – v.245 : plaine / pleine
- – v.265 : lés / les
- – v.286 : qu’en ten-je / qu’enten-je
- – v.471 : est tu / es tu
- – v. 489 : en toux lieux / en tous lieux
- – v.525 : nulle artifice / nul artifice
- – v.548 : merveillelleux / merveilleux
- – v.609 : scruple / scrupule
- – v.609 : aüouëray / avouëray
- – v.612 : qu’atrain / quatrain
- – v.634 : habilles / habiles
- – v.662 : touhe / touche
- – v.720 : j’amais / jamais
- – v.727 : qui fait / qu’il fait
- – v.732 : meurs / meurt
- – v.764 : pactions / actions
- – v.771 : moy / foy
- – v.812 : il sont / ils sont
- – v.877 : ma-maniere / manière
- – v.894 : joie / joye
- – v.898 : estres / estre
- – v.916 : qui la boufit / qui l’a boufit
- – v.957 : l’une / lune
- – v.969 : je leus / je l’eus
- – v.982 : dicy / d’icy
- – v.999 : Dicy / D’icy
- – v.1023 : & Teniez / & teniez
- – v.1106 : ό / ô
- – Didascalie, p.[45] : ajustée / ajusté
Nous avons ajouté l’accent diacritique sur où relatif (préface ; v. 41 ; v. 66), ainsi que sur l’adverbe de lieu là (préface ; v. 575 ; v. 609 ; v. 673 ; v. 965 ; v. 976) et l’avons supprimé sur ou conjonction (v.293). Nous avons également rétabli les apostrophes dans les occurrences suivantes : « levenement » et « lardeur » (élégie) ; « l estat » (v.1128) ; « l Histoire » (v.562).
Nous avons rectifié les erreurs et confusions grammaticales suivantes :
- – Oubli de l’apostrophe entre le pronom et l’auxiliaire dans l’épître (« ma semblé » ; « ma fait résoudre »), dans la préface (« il ma falu ») et au v.1042 (« ma voulu mener »).
- – Accord fautif du pronom leur : épître (« qui leurs estoient destinez ») ; v.35 (« nous leurs devons jouer ») ; v.620 (« leurs donneront ») ; v.979 (« leurs donnerions ») ; v.1107 (« leurs donnent »).
- – Confusion entre dont et donc : élégie (« osons dont ») ; v.721 (« comment dont ») ; v.968 (« tatez dont ») ; v.1082 (« Que viens-je dont de voir ») ; v.1164 (« puis dont »).
- – Confusion entre le pronom réfléchi se et le démonstratif ce : préface (« se seroit » au lieu de « ce seroit ») ; avis au lecteur (« ce trouvant » au lieu de « se trouvant ») ; v.974 et v.685 (« se sont » au lieu de « ce sont ») ; v.663 et v. 1109 (« se sera » au lieu de « ce sera ») ; v. 808 (« se seront » au lieu de « ce seront »).
- – Confusion entre le démonstratif et le possessif : p.[35] (didascalie : « ces porteurs » au lieu de « ses » porteurs) ; v.1060 (« ces pieds » au lieu de « ses pieds »).
- – Oubli de l’accord ou accord injustifié du déterminant possessif leur : épître (« leur victoires ») ; élégie (« leurs force ») ; v.231 (« leur chausses »).
- – Confusion entre la conjonction de coordination ny et la négation alliée au pronom adverbial : élégie (« pour ny perdre pas ») ; v.576 (« l’on ny trouvât »).
- – Confusion entre si et s’y : préface (« ceux qui ne si divertiront ») ; v.476 (« l’on si prend »). Au vers 937, nous avons également corrigé « cy je m’en souviens » en rétablissant la conjonction « si ».
- – Confusion entre la conjonction de coordination et et l’interjection eh : v.1018 (« Et ! ») ; v.533 (« Et bien »).
- – Confusion entre quelle et qu’elle : élégie (« quelle a seule formé ») ; v.194 (« quelle vient ») ; v.1145 (« quelle est sanglante »).
Aux vers 525 et 530, nous avons rectifié l’orthographe communément admise de « dessein », au lieu de « dessin », pour une meilleure compréhension.
Concernant la ponctuation, nous avons apporté les modifications suivantes :
- – Elégie, v.91 : ajout d’une virgule à la fin du vers (grandeur,)
- – Préface : qu’ils croyent meriter ; / qu’ils croyent meriter,
- – v.10 : Ont-ils esté receus avec plus d’arrogance : / Ont-ils esté receus avec plus d’arrogance ?
- – v.54 : Avez vous resolu d’entrer ; dans ma famille, / Avez vous resolu d’entrer dans ma famille,
- – v. 246 : Oüy-t’on jamais nommer ? Magdelon & Cathos, / Oüy-t’on jamais nommer, Magdelon & Cathos ?
- – v.291 : Et que l’on fasse enfin, ce que j’ay resolu / Et que l’on fasse enfin, ce que j’ay resolu.
- – v.515 : & les oster d’arçons. / & les oster d’arçons,
- – v. 558 : il est plein de tendresse / il est plein de tendresse,
- – v.683 : Ouy ce oh, oh, ne peut pas estre mieux ? / Ouy ce oh, oh, ne peut pas estre mieux !
- – v. 691 : Mais n’admirez vous pas ! / Mais n’admirez vous pas :
- – v.693 : Dedans cette façon, je n’y prenois pas garde, (ajout de la virgule finale)
- – v.694 : Elle est fort naturelle, & de plus fort mignarde, (ajout de la virgule finale)
- – v.759 : De divertissement.. / De divertissement.
- – v.797 : Je ne vous diray pas du tout, si je devine / Je ne vous diray pas du tout si je devine,
- – v.856 : Sçavez-vous que le brin ? me couste un Louis d’or. / Sçavez-vous que le brin me couste un Louis d’or ?
- – v.913-914 : Ne voyez-vous pas bien ? surcroist de compagnie, Et qu’il faut un fauteuil. / Ne voyez-vous pas bien surcroist de compagnie, Et qu’il faut un fauteuil ?
- – v.997 : & vous prenez aussi la peine ? /& vous prenez aussi la peine
- – v.1107 : appas ? / appas !
- – v. 1122 : Et qui plus justement dût jamais s’enporter. / Et qui plus justement dût jamais s’enporter ?
- – v. 1181 : ajout d’une virgule à la fin.
- – v. 1158 : Marquis, / Marquis !
La présence de la virgule nous est apparue être une coquille dans les vers suivants :
- – v. 895 : Baise, moi donc encore
- – v. 921 : sçavez, vous bien mes Dames ?
- – v. 567 : Nous vous aurons, la derniere obligation, / Nous vous aurons la derniere obligation,
- – v.651 : Au libraire, importun / Au libraire importun,
Les vers 328 et 331 étaient faux. Afin d’y rectifier le compte des syllabes, nous avons remplacé « Le Marquis de Mascarille » par « Marquis de Mascarille » et « jusques icy » par « jusqu’icy ».
Enfin, nous avons corrigé une erreur de pagination à la page [90], qui portait le numéro [60].
Lorsque le sens d’un mot diffère du sens actuel, un astérisque renvoie le lecteur au lexique, commun aux deux oeuvres, pour une définition de ce mot en usage au XVIIe siècle et un renvoi aux différentes occurrences dans le texte. Les notes de bas de page viennent éclaircir le texte pour une meilleure compréhension linguistique et historique. Nous y avons indiqué entre parenthèses les différents outils de travail convoqués, référencés dans la bibliographie.
LES VÉRITABLES PRÉTIEUSES. COMEDIE. §
[EPISTRE.]
A MONSEIGNEUR, MESSIRE HENRY LOUIS HABERT, Chevalier, Comte du Mesny Habert, Seigneur de Monmort, la Brosse, le Peray, le Fargis, & autres lieux, Conseiller du Roy en tous ses Conseils, & Maistre des Requestes ordinaires de son Hostel, &c.205 §
Monseigneur,
Je n’étaleray point icy la grandeur de vostre Naissance*, ny les services considerables que vous avez rendus, & que vous rendez tous les jours à l’Estat. [p. IV] Je ne diray point que quelque éclat dont vous soyez environné, & que quelques Illustres que soient vos Charges, elles en tirent plus de vous, qu’elles ne vous en donnent. Ce n’est pas à moy206d’entreprendre un Panegerique207, où le merite surpasse de bien loin la plus haute Idée que l’on s’en puisse former : Vous vous devez à vous-mesme toute vostre gloire, & il vous appartient seul de faire quelque chose à vostre avantage, & pour moy, bien que j’aye assez d’ardeur pour souhaitter de dire quelque chose à vostre loüange, je n’ay pas assez de temerité pour l’entreprendre : je seray trop heureux si je puis contribuër quelque chose à vostre divertissement, & si la lecture de ces Vraies Pretieuses208, que je vous offre peut vous délasser un moment de vos penibles & continuelles occupations. Je [ă iij] [p. V ] sçay bien qu’à considerer cet Ouvrage sortant de mes mains, il perd quelque chose de son prix, & que le nom de son Autheur pourroit, par la reputation qu’il s’est acquise, vous le rendre plus considerable209 ; Mais je ne veux rien devoir à autruy, où il s’agit de vous estre obligé : Ouy, Monseigneur, je prefere l’honneur de vous estre redevable à vous seul de la protection que je vous demande pour cette Comedie, à tous les avantages que je pourrois avoir de vous offrir un Livre qui meriteroit & par luy, & par le nom de celuy qui l’auroit fait, l’aveu* d’une personne Illustre, comme vous ; car au moins, vous jugerez qu’un zele* tout pur m’a fait oser ce que j’entreprends, & que qui cherche à vous divertir, cherchera tousjours avecque tout l’empressement possi-/ [p. VI] /-ble les moyens de meriter la qualité qu’il prend avec vostre permission,
Monseigneur,
De vostre tres-humble, tres-obeïssant, & tres-fidelle serviteur Jean Ribou.
Preface. §
[p. VII]Depuis que la modestie, & l’insolence sont deux contraires, on ne les a jamais veuës mieux unies qu’a fait dans la Preface l’Autheur pretendu des Pretieuses Ridicules : Car210 si nous examinons ses paroles, il semble qu’il soit assez modeste pour craindre de faire mestre son nom sous la presse, cependant il cache sous cette fausse vertu tout ce que l’insolence a de plus effronté, & met sur le theatre une [p. VIII] Satyre, qui quoy que sous des images crotesques ne laisse pas de blaisser tous ceux qu’il a voulu accuser ; il fait plus de Critique211, il s’erige en Juge, & condamne à la berne les Singes, sans voir qu’il prononce un Arrest contre luy en le prononçant contre eux, puis qu’il est certain qu’il est Singe en tout ce qu’il fait, & que non seulement il a copié les Pretieuses de Monsieur l’Abbé de Pure, joüées par les Italiens ; Mais encore qu’il a imité par une singerie, dont il est seul capable212 le Medecin volant, [p. IX ] & plusieurs autres pieces des mesmes Italiens qu’il n’imite pas seulement en ce qu’ils ont joüé sur leur theatre ; mais encor en leurs postures, contrefaisant sans cesse sur le sien & Trivelin & Scaramouche ; mais qu’atendre d’un homme qui tire toute sa gloire des Mémoires de Gillot-Gorgeu, qu’il a acheptez de sa veufve, & dont il s’adopte tous les Ouvrages.
Mais c’est assez parler des Pretieuses Ridicules, il est temps de dire un mot des Vrayes, & tout ce que j’en diray, c’est seulement [p. X] que je leur ay donné ce Nom, parce qu’elles parlent veritablement le langage qu’on attribuë aux Pretieuses, & que je n’ay pas pretendu par ce titre parler de ces personnes Illustres qui sont trop au dessus de la Satyre pour faire soupçonner que l’on ait dessein de les y inserer :213 J'ay encore eu d’autres raisons de les nommer ainsi ; qui n’estant connuës de personne ne sçauroient estre condamnées, que si l’on m’accuse de condamner la Satyre, & pourtant d’en composer214 je ne m’en defen-/ [p. XI] /-deray pas icy, puis qu’elle est tousjours permise contre ceux qui font profession de l’exposer en public.
Il ne peut plus rester qu’un scrupule dans l’esprit du Lecteur : Sçavoir, pourquoy je fais que mes Acteurs parlent tantost en insencez, & tantost en gens tout à fait raisonnables ; Mais qui examinera bien les Personnages qu’ils representent, discernera aisement que ce qu’ils disent de juste, c’est seulement par oüy dire, & qu’en ce qu’ils disent d’eux-mesmes ils ne démentent point leurs caracteres. [p. XII]
Personnages. §
[Acte I] §
SCENE PREMIERE. §
Iscarie.
Que l’attente d’Artemise, me cause de chagrin*, je suis la personne du monde la plus impatiente. Allez luy dire que je suis dans le dernier217emportement* de ne la point voir218. [p. 2]
SCENE II. §
Iscarie220.
Vrayment ma chere221 je suis en humeur de pousser* le dernier rude222a contre vous, vous n’avez guere d’exactitude dans vos promesses, le temps a desja marqué deux pasb depuis que je vous attends.
(a De me mettre en colère ; b Deux heures.)
Artemise.
Ah ! ma chere il faut que vous sçachiez qu’un certain Marquis223, m’est venu voir.
Iscarie.
He ! comment s’appelle-t’il ce Marquis ? [p. 4]
Artemise.
Il s’appelle le Marquis de Mazarcantara, il sçait tout à fait l’air* de la ruëlle224, c’est un Galand225 de plein piedc qui s’explicque sans aucune incertitude,d226 & je n’ay jamais veu d’homme qui dise les choses plus congrüment227. J'ay pourtant remarqué un deffaut en luy qui m’a pensé fairee perdre mon serieux228.
(c Bien fait ; d Hesiter ; e Rire)
Iscarie.
Hé quel ?
Iscarie.
Ah ! ma chere, il ressemble donc au Marquis de Mascarille.
Artemise.
Ce que vous dites, est une verité toute pure.230
Iscarie.
Je croy que vous avez dessein* de faire bien des assauts d’appas*,f je vous trouve dans vostre bel aymable,g l’invisible n’a pas encore gasté l’æconomie de vostre teste,h vous ne fustes jamais mieux sous les armesi que vous estes, que vos tasches advantageuses sont bien placées,k que vos graces donnent d’esclat [p. 6] à vostre col*l & que les tenebresm qui environnent vostre teste relevent bien la blancheur de ce beau tout.
(f Des conquestes ; g Belle ; h Le vent n’a point desfrisé vos cheveux ; i Habillée ; k Vos mouches 231 ; l Vos perles ; m Coiffes)
Artemise.
Ah ! ma chere, vous faites trop de despence en beaux discoursn pour me dauber232 serieusement ;º mais n’importe tout vous est licite & l’empire* que vous avez sur mon esprit fait que je n’excite pas mon fier contre vous.p
(n Dites trop de belles choses.; o Pour me railler ; p Que je ne me mets pas en colere.)
Iscarie.
Ce que vous me dites là est du dernier obligeant* ; mais si vous voulez que je vous donne un quart d’heure de divertissement, entrons dans mon cabinet je vous feray voir un innocentq [p. 7] que l’on m’a envoyé ; dont l’encombrement du stil233, est capable de faire changer l’assiette de vostre ame234.
(q Poulet235)
SCENE III. §
Beatrix.
Dites moy donc ; quelle langue est-ce que parlent nos Maistresses ; ma foy je n’entends* point ce jargon & s’il faut qu’elles continuënt à parler de la sorte, elles seront contraintes de nous donner un Maistre pour apprendre ce langage236 & de nous remettre à l’abc.
Isabelle.
Que vous [p. 9] avez peu de lumiere & que vostre esprit est opaque237. Est-il possible ! que vous ayez demeuré si long-temps chez une Pretieuse238 & que vous n’ayez pas encore pris aucune teinture* de l’elegance de leur stile.
Beatrix.
Vous estes donc aussi folle qu’elles à ce que je voy, & vous affectez aussi de dire des mots à longue queuë239.
Isabelle.
Ah ! pleust à Dieu que je pusse estre l’inventrice, comme je ne suis que l’echo de ces mots graves & empoullez qui par un sens misterieux* estallent la vraye & pure signification des choses240. [p. 10]
Beatrix.
He ! bien puisque vous avez cette pensée, l’envie me prend de disputer* contre vous : aussi bien puisque ce langage n’est inventé que par la fantaisie de certaines femmes241, une femme peut bien disputer contre sans que cela paroisse extraordinaire, & pour vous monstrer qu’il n’y a rien de plus extravagant que cette façon de parler, je m’en vais vous dire de certains mots que j’ay retenus qui choquent tout à fait nostre langue naturelle242.
Isabelle.
Vostre engagement est inconsideré ; mais j’ay assez d’indulgence pour vous tirer de [p. 11] l’erreur où vous a precipité l’espaisseur de vostre esprit243.
Beatrix.
Bon244, je suis ravie que vous ayés des indulgences chés vous, j’avais fait dessein* d’en aller querir à Rome ; mais vous m’espargnez cette peine245.
Isabelle.
Voila une superfluité246 dite à contre-temps, venez à vostre dispute* & n’alambiquez point mon esprit de fadaises247.
Beatrix.
Sça248 dites moy ! s’il y a rien de plus ridicule que de nommer un lavement249 le boüillon des deux sœurs. A-t’on jamais ouy dire qu’un Me-/ [p. 12] /decin est un Bastard d’Hypocrate250 : Voyla bien honorer la Medecine ma foy & c’est là le moyen d’encourager ces Messieurs les Medecins à nous tirer des bras du vieil resveur, ou plustost de l’Empire de Morphée251, ou pour mieux m’expliquer du lict, à qui vos sçavantes ont donné ces noms. C'est encore assez bien debutter* que de nommer les pieds, les chers souffrans, le boire252 le cher necessaire & d’appeller le potage l’union des deux Elemens. A quoy bon !253 toutes ces obscuritez, & pourquoy dire en quatre mots ce que nous disons en deux. Est-ce qu’il ne seroit pas mieux dit, soufflez ce feu ? que, excitez cet Element combustible ? donnez moy du pain que, apportez le [B 13] soutien de la vie, voyla une maison, que de dire voyla une garde necessaire, & seriez vous bien assez opiniastre pour me vouloir soustenir que le pot de chambre que vous nommez l’urinal virginal254, l’est encorre, quand les filles & les garçons ont donné dans l’amour permis, qui est selon le langage de vos Pretieuses le mariage.
Beatrix.
Il n’est pas encorre temps de m’interompre & je n’ay pas encorre finy. [p. 14]
Isabelle.
Poursuivez donc & rendez viste vostre discours complet.
Beatrix.
Je vous dis encor, que quoy que vous puissiez dire, qu’il n’y a rien de plus insupportable que de nommer les dents un ameublement de bouche & de dire, pour faire voir que l’on a long-temps balancé* à faire une chose, qu’il est monté des incertitudes à la gorge. Dites moy ! un peu256, y a-t’il aucun sens à cela, non plus que de dire qu’une femme a des absences de raison pour explicquer qu’elle est jeune, & dites moy enfin s’il y a rien [p. 15] de plus extravagant que d’appeller des traistres, les Paravants, le Miroir257 un Peintre de la dernierre fidellité, un Esvantail un Zephir258, & une Porte la fidelle gardienne. Si par hazard un Jaloux qui auroit fermé une porte sus sa femme & en auroit la clef, estoit trompé par un Galand qui en auroit une fausse, doit-il ! venant à sçavoir la chose appeller encorre259 la porte la fidelle gardienne. Je pourois vous en dire encor quantité ; mais je mesprise si fort cette façon de parler que je ne m’en sçaurois donner la peine260.
Beatrix.
Quoy ! le valet du Baron de la Taupiniere, qui vous fait les doux yeux, est donc aussi de ce nombre. Vraiment il merite qu’on l’escoute & c’est une chose assez divertissante à mon avis, que d’entendre un valet parler pretieux. [p. 17]
SCENE IV. §
Flanquin.
Ah ! ma chere, ma toute aymable, que je suis heureux de vous voir.
Isabelle.
Qui t’ameine icy.
Flanquin.
Je viens sçavoir si vostre Maistresse est en pouvoir de recevoir visite. [p. 18]
Isabelle.
Je m’en vais m’en instruire & dans peu ma responce desembarassera262 ton ame de cette affaire.
Flanquin.
Il faut avoüer, que la methode* de s’exprimer dont on se sert maintenant est une chose qui sert merveilleusement à nous distinguer du commun, & est tout à fait desgagée de la matierre, & à dire le vray, c’est quelque chose de bien satisfaisant de pouvoir fendre la presse263 & de faire quelque nombre parmy les gens canonisez dans les ruëlles.
Beatrix.
Tirez moy d’erreur : [p. 19] ce que vous me venez de dire, n’est-ce point un compliment que vostre maistre a composé pour dire en quelque ruëlle264 & dont vous avez leu le broüillon.
Flanquin.
Je vois bien que vous n’estes pas encorre instruitte de ce que je vaux, & que la pauvreté de mes habits vous fait juger à mon desaventage de celle de mes pensées ; (Isabelle rentre), mais je vous depersuaderay une autre fois. Voicy l’anthousiasme de mes yeux, l’aymant de mon Coeur, en un mot mon unique265 ; il faut que je lui fasse connoistre* qu’elle m’encapucine266 l’ame & qu’elle m’encendre le Coeur.r [p. 20]
(r Qu’elle m’enflame*.)
Isabelle.
Ton maistre viendra quand il luy plaira.
Flanquin.
Ah mon ange ! que vous avez bien fait de rapporter en ce lieu le merite qui s’en estoit esloigné, que nous avions besoin dans l’opacité de cette salle, que vos yeux vinssent servir de supplement au Soleil : non que leurs chaleurs ne reduisent mon corps à une secheresse qui m’apprend qu’un bain interieur me seroit fort utille267.
Beatrix.
La plaisante façon de demander à boire. [p. 21]
Flanquin.
Ouy, un bain interieur ou l’agrement donné entre les deux sœurs,s peuvent maintenant empescher la metempsicose268 de mon ame, qui va bientost s’emanciper de sa demeure, si l’on ne la secourt par l’un de ces remedes, ou si vous ne souffrez* que je gouste avec vous la volupté de l’amour permis.t
(s Lavement. ; t du Mariage.)
Isabelle.
Voyez ! ma compagne, qu’il a bien succé269 tout ce que la Carte de Cocquetterie luy a pû dogmatiser* de tendresse270.
Flanquin.
Quoy ; point de quartier ny de treve,271 tou-/ [p. 22] /sjours, cette juppe modeste m’empeschera de contempler la friponne.u
(u Cette juppe de dessus m’empeschera de voir celle de dessous)
Beatrix.
Ce n’est pas une petite joye de voir un valet pretieux faire l’amour*272.
Isabelle.
Vraiment vous estes aujourd’huy sus vostre grand fecond273.
Flanquin.
Il est vray, je n’en finesseray274 point avec vous, mon estime est trop superlative à vostre esgard pour ne pas transiger avec vous d’une verité constante, qui est,275 que mon cœur est enfrangé de mouvemens.x [p. 23]
(x Plein de troubles.)
Isabelle.
Il faut tomber d’accord, que l’amour a terriblement deffriché y vostre cœur.
(y Attendri)
Flanquin.
N'auroit il point deffriché le vostre, mais que j’aplique la reflexion de ma bouche sur cette belle mouvante.z Ah Dieu, faut-il ! qu’un gand du dernier fendu & me fasse un si outrageant obstacle276. Ouffe277 une de vos sensuës m’a picqué extremement peu.
(z Main ; & Couppé)
Beatrix.
La drosle de sensuë qu’une épingle. [p. 24]
Flanquin.
Mais j’oublie à l’opposite278 de vos appas* que la lenteur de mes chers souffrans279, peut faire boüilloner280 le benin cerveau de mon Maistre. Je m’en vais donc faire faire diette à mes yeux de leurs astres tutelaires281.
Isabelle.
Je pastiray beaucoup par le contrecoup de ce quittement282.ª
(a La rigueur de ce quittement.)
Beatrix.
Adieu beau Pretieux.
SCENE V. §
Artemise. (tenant un papier à la main.)284
Quelle pauvreté ma chere, il n’y a pas une chose raisonnable là dedans !
Iscarie.
Ah ! pour moy, c’est l’effroy des effrois, & il faut que je vous avoüe que les bras m’en tombent.b Quoy ! Scander cinq ou six Stances* sans y trouver un mot de pom-/ [p. 26] /peuse mesure*.
(b Que j’en suis fort surprise)
Artemise.
Il est vray que cela n’est point digerable285, & sus tout la penultiesme ou avant derniere Stance de cet insuportable portrait ne fournit rien à l’oreille qui puisse exercer son avidité. 286 Voyez plutost encore une fois si cela n’est pas du dernier inintelligible.
Iscarie. (prenant le papier.)
Je me serois contentée du chagrin* de la premiere lecture ; mais pour vous je veux bien faire ce passe avant287, aussi bien à quoy tuërions-nous nostre Saturne c288 dans l’expectation289 que nous faisons icy du Baron de la Taupiniere290. [p. 27]
(c Temps)
Artemise.
Lisez donc.
Iscarie. (lit.)
Peut-on voir des vers plus indigestes, & ne connoist* on pas bien à les voir que la severité des capables* n’y a pas passé, & que ce petit vers [p. 28] qui menace de la fin pourroit seul gaster le plus bel ouvrage, Ah ! ne m’avouërez-vous pas que ceux-cy qui dépeignent le langage des beaux yeux d’une belle, ont toute une autre pompe.
Pour moy, je suis pour ces [p. 29] sortes de vers qui s’esloignent du vulgaire* ; mais nous contemplerons le reste à loisir : car voicy Monsieur le Baron294. [p. 30]
SCENE VI. §
le Baron (les salüant.)
Vous aurez sujet, mes Dames, de trouver mon procedé audacieux ; mais il est bien difficile de ne pas visiter souvent l’extrait295 de l’esprit humain.d
(d L’Abregé.)
Iscarie.
Ah ! Monsieur, c’est nous mettre trop avant dans le rang favory de vostre pensée, & nous som-/ [p. 31] /mes trop sensibles à la gratitude de vos termes de ruelles296.
le Baron.
Ce n’est pas d’aujourd’huy que je sçais que vous faites les choses juste aimablement,e que vous possedez entierement le vent du Bureau297, & que devant vous les plus beaux esprits ne sçauroient faire feu298.
(e Bien)
Artemise.
Vostre loüange se distancie trop de nostre merite, pour hazarder* le paquet serieuxf contre vous.
(f Les compliments.)
Iscarie.
Ma commune,g
(g Suivante.)
Isabelle.
Plaist-il, Madame, [p. 32]
Iscarie.
Fournissez nous icy les throsnes de la ruelle.h
(h Fauteüils)
Artemise.
Monsieur, prenez figure,i s’il vous plaist.
(i Assisez-vous)
le Baron.
Avez-vous grande foule d’Alcovistesk chez vous ? qui preside ? qui est de quartier299 ?
(k De galands.)
Isabelle.
Nous en avons plusieurs, & de la vieille roche300,l mesme des femmes de la petite vertu ;m & quoy [p. 33] que nous ayons quelques diseuses de pas vray,n nous n’avons point de ces diseuses d’inutilitez, o qui ignorent la force des mots et le friand du goust.
(l Et de nobles. ; m Galantes ; n Menteuses ; o Paroles superfluës.)
le Baron.
Sans doute quantité de celles qui vous viennent voir, vous servent de mouche301,p & l’on y en pourroit trouver aussi dont la neige du visage se fond302.q
(p Sont moins belles que vous. ; q De vieilles.)
Artemise.
Il est vray que l’on y en pourroit trouver qui lustrent leur visager ; mais outre que celles-là sont graves par leur antiquité*, les trouppes auxiliaires de leur esprit soûtiennent assez leurs ambiguitez d’appas*.303
(r Qui se fardent.)
le Baron.
Il faut avoüer, [p. 34] mes Dames, qu’il y a grand plaisir à faire figure dans le monde.s
(s A estre estimé.)
Iscarie.
Vous l’y faites sans doute* bien avantageusement, puis que vous avez dix mil livres de rente en fonds d’esprit, qu’aucun creancier ne peut saisir ny arrester.t
(t Puisque vous avez beaucoup d’esprit)
le Baron.
De grace, arrestez-là ce discours obligeant* : car je me verrois reduit dans l’incapacité de vous répondre ; mais j’oubliois à304 vous dire qu’un de mes amis m’a amené ce matin un certain Poëte nouveau qui fait des vers scientifiquement305 bien, & comme il avoit deux pieces à me li-/ [p. 35] /re, je luy ay promis de l’écouter, apres avoir donné à nature les necessitez meridionnalles.u Flanquin le doit conduire icy des qu’il sera venu, afin que nous prenions ensemble les extasiens306 divertissemens de cette lecture307.
(u Disner*.)
Iscarie.
Ma chere, & moy, aimons si demesurement les Poësmes Dramatiques, que nous ne trouvons point de paroles assez energiques pour vous rendre des graces conformes à une obligation* qui est dans un degré superlatif.308
le Baron.
Ce discours continuë à me faire voir la magnifique élevation de vostre esprit. [p. 36] Mais à propos, je fus il y a quelque temps chez Madame **** que dites-vous d’elle !309
Iscarie.
Pour moy je tiens* qu’elle a l’ame mal demeurée.y
(y Qu’elle n’a point d’esprit.)
le Baron.
Et moy je ne sçay qu’en croire, il y a quantité de gens qui tiennent* qu’elle a un œuf caché sous la cendre.z
(z Qu’elle a de l’esprit mais qu’elle n’en a pas la clef.)
Artemise.
Si vos sentimens [p. D 37] sont partialisez311 là dessus312 vous devez au moins avouër qu’elle a les miroirs de l’ame fort doux,& la bouche bien façonnée, ª qu’elle est d’une vertu severe,b & qu’elle articule bien sa voix.c
(& Les yeux. ; a Belle. ; b Que l’on obtient rien d’elle. ; c Qu’elle chante bien.)
Iscarie.
Mais, ce qui est de plus fascheux c’est qu’elle est unie à un inquiet,d & qu’elle est de la petite portion.e
(d Un homme d’affaire. ; e Peu de bien.)
le Baron.
Je voudrois bien la voir icy ; car je ne l’ay jamais veuë qu’avec l’instrument de la curiosité sur le visage.f
(f Un masque.)
Iscarie.
C'est une chose qui est de la derniere impossi-/ [p. 38] /bilité, car elle ressent à present les contrecoups de la volupté permise.g
(g En couche313)
le Baron.
Mais, il me semble que nostre Poëte devroit estre icy, puis que j’ay ordonné qu’on l’amena dans mes quatre corniches tirées par deux de mes pluches314.h
(h Mon carosse tiré par deux de mes chevaux)
Artemise.
Vous n’avez pas mal fait, car le troisiesme Elementi qui tombe sur l’eminence des grés315,k l’auroit fait d’un illustre un Poëte crotté316.
(i La pluie ; k Les pavez)
Iscarie.
Ce Poëte n’est donc pas Normand puis qu’il n’a point de Carosse. [p. 39]
le Baron (entendant heurter.)
On fait parler le muët,l sans doute le voicy. Ouy c’est luy mesme que Flanquin ameine. [p. 40]
(l On heurte.)
SCENE VII. §
le Poete.
Ah ! vrayment Monsieur, je feray chanter à ma Callioppe317 en vers bien montez, & d’une veine bien guindée318, les remerciemens que je vous dois de l’heureuse & inesperée connoissance que vous me pro-/ [p. 41] /curez de ces deux divinitez charmeresses dont les beaux yeux vont esclairer mon esprit & embraser mon uranie319, d’un feu plus devorant, que n’est celuy de ce mont si renommé dans la Sicile, où le vieux Boiteux tenoit jadis sa forge320, & bien plus endoctrinant321 que celuy qu’Appollon inspire aux neuf sœurs.
Iscarie.
On connoist* bien !322 Monsieur, que vous avez à commandement l’eau d’Hypocrenne, & que vous estes le frere aisné des neuf sœurs.
Artemise.
Je vous l’avoüeray, je n’ay jamais ouy de stile plus pompeux* & qui fasse plus de [p. 42] tours dans l’oreille que le vostre.
le Poete.
Je sçais parler emphibologetiquement323 : le langage des Dieux m’est ordinaire, & je ne me plains point quand on me dit que l’on ne m’entend* pas ; car c’est signe que je parle en oracle.
Flanquin. (se mettant en un coin.)
Moy, je m’en vais me mettre icy pour faire inventaire des grands mots qui se diront. Sça, n’en laissons point passer qu’ils ne soient enregistrez sur nos Tablettes324 & joüons bien nostre rolle325. [p. 43]
le Baron.
Dites nous donc un peu !326 Monsieur au net, vostre sentiment sur les pieces qui se sont joüées depuis peu de temps ; car j’en ay fort peu veu : mesme je fus l’autre jour aux Pretieuses de Bourbon327 ; mais je ne les pûs entendre* parce que je ne pouvois reigler aucune posture.m
(m J’estois trop pressé.)
Flanquin328.
Bon, en voyla un.
le Poete.
Pour ce qui est des Pretieuses, comme ce n’est qu’un Ouvrage en Prose, je vous diray mon sentiment en peu de mots329. Premierement il faut que vous sçachiez qu’el-/ [p. 44] /le est plus aagée330 de trois ans que l’on ne pense, & que dés ce temps-là les Comediens Italiens, y gagnerent dix mil escus331, & cela sans faire courre le billet, comme les Bourbonnois en ont amené la coustume332.
le Baron.
Le bruit* commun m’a desja donné quelque legere connoissance de cela ; mais Mascarille333 pourtant soûtient n’avoir imité en rien celle des Italiens.
le Poete.
Ah ! que dites-vous là, c’est la mesme chose, ce sont deux valets tout de mesme qui se deguisent pour plaire à deux femmes, & que leurs Maistres battent à la fin : il y a seu-/ [p. 45] /lement cette petite difference, que dans la premiere les valets le font à l’inceu de leurs Maistres, & que dans la derniere, ce sont eux qui leur font faire. Je ne pûs m’empescher de luy en dire mon sentiment chez un Marquis de mes amis, qui loge au quartier du Louvre où il la leut avec son Dom Garcie, avant que l’on la joüât.
Iscarie.
Ce que vous nous dites est furieusement334 incroyable ; car il me souvient bien que dans ses Pretieuses, il improuve* ceux qui lisent leurs pieces avant qu’on les represente, & par là vous me diriez qu’il s’est tourné luy-mesme en ridicule335. [p. 46]
le Poete.
Il est vray que je n’aurois pas pensé qu’il eust brigué* comme il fait ; mais je sçay de bonne part qu’il a tiré des Limbes son despit amoureux336 à force de coups de chapeau, & d’offrir les loges à deux pistolles337.
le Baron.
C'est assez parler de sa methode*, & puis que vous avez oüy* lire son Dom Garcie, dites-nous un peu ce que c’est !
le Poete.
Ma foy si nous consultons son dessein* il a pretendu faire une piece serieuse ; mais si nous en consultons le sens commun, c’est [p. 47] une fort meschante* Comedie ; car l’on y compte plus d’incidens* que dans son Estourdy338.
le Baron.
Mais, Monsieur,....
Artemise.
Ah ! c’est trop d’interruptions, brisons là 339 nos interrogations, & sçachons au long de Monsieur, son sentiment sur toutes les pieces que l’on a joüées cet hyver340.
le Baron.
Volontiers.
le Poete.
Je veux bien mes Dames, vous obeïr en cette rencontre*, & malgré cette animosité que le destin* du Parnasse341 a semé entre les Poëtes, je les vois trop au dessous de moy pour apprehender aucunement de vous estre suspect en parlant d’eux342. Je vous diray donc en quel ordre il les faut mettre & le cas qu’il en faut faire. Il y en a de certains qui ne meritent pas d’estre mentionnez dans le Catalogue des Illustres, pour n’estre venus au monde qu’incognito, n’y avoir paru qu’en passant, & avoir fait naufrage avant que d’avoir esté en pleine mer. Il y en a d’autres aussi dont la voix publique parle assez sans que j’en dise mot, [E 49] & parmy les Dramatiques343 dont est question, Corneille, l’aisné tient seul cette place. Il n’en va pas tout à fait de mesme de son cadet344, & quoy que ce soit une Divinité parmy les Comediens, les encens qu’on luy donne ne sont pas si generaux que ceux de son frere : ne croyez pourtant pas que j’en veuille dire du mal, au contraire, je tiens que c’est celuy de tous les Autheurs qui pense plus profondement, & sans doute* l’envie avouëra elle-mesme que son Stilicon est tout à fait beau. Nous avons encor veu cet hyver le Federic345 qui a fort reüssi, & c’est sans doute avec quelque raison, puis qu’il ne part rien de la veine de son Autheur, qui ne soit plein de feu, témoin sa Clotilde, où la boutade346 est bien [p. 50] exprimée. Ces deux pieces ont esté accompagnées de la Stratonice347 dont le stile est tout different, l’Autheur de cette piece ne s’attachant qu’à faire des vers tendres, où il reüssit fort bien348, quoy que je ne me sois engagé qu’à vous parler des Autheurs dont l’on a joüé les pieces cet hyver ; Je ne me puis empescher349 de vous dire que le theatre a perdu l’illustre Abbé de Bois-Robert350, qui par generosité s’en est retiré luy-mesme, de peur que ses pieces n’étouffassent celles des fameux Autheurs qui se sont remis au Theatre depuis peu351. Il y en a encor un dont je n’ay point parlé, qui joint l’espée à la plume ; il sçait faire des vers mieux qu’Homere, & se bat aussi bien qu’Alexandre. On a joüé cet hyver [p. 51] au Petit Bourbon une piece de luy nommée Zenobie352.
Artemise.
Il est vray que j’ay oüy* dire qu’il y avoit de fort beaux vers.
le Poete.
Comment de beaux vers ! Nos plus grands Autheurs en metteroient moins dans une douzaine qu’il n’y en a dans celle-là. On y remarquoit pourtant un grand deffaut.
Iscarie.
He ! quel deffaut !
le Baron.
Ah ! je sçay quel est ce deffaut mieux [p. 52] que personne, & un de mes amis le dit plaisamment à son Autheur, il fut jusques chez luy le trouver, luy ne le connoissant point, luy demanda ce qu’il souhaittoit ; mais il fut bien surpris quand il entendit* qu’on avoit trouvé un grand deffaut dans sa piece, qui n’estoit inconnu à personne.
Iscarie.
Ah ! ne nous tenez plus en langueur, dites-le nous viste.
le Baron.
Ce deffaut est en un mot, que les Comediens ne joüoient rien qui vaille, & qu’ils ne sont bons à rien qu’à joüer la farce353. [p. 53]
le Poete.
Il est tout vray que si l’hostel de bourgogne eût joüé cette piece, elle eust extremement reüssi ; car c’est un merveilleux assaisonnement à une piece que les bons comediens, & tels malgré toute la fortune de leur nom, tels malgré la force de leur brigue* ne reüssiroient pas comme ils font, si l’on joüoit leurs pieces à bourbon.
Artemise.
Quoy ! Monsieur, il ne brigue* donc point du tout.
le Poete.
Point du tout, & il n’a jamais leu sa piece qu’à deux de ses amis, encor ! les y a t’il fait [p. 54] entrer pour rien354.
le Baron.
Mais, Monsieur, c’est assez parler des autres, & je croy que ces Dames sont dans une furieuse impatience d’entendre la lecture de vos pieces, & qu’elles sont desja assez persuadées de vostre merite, pour vous promettre avec moy ; mesme sans les entendre, d’y applaudir de la belle maniere, quand on les representera.
Iscarie.
le Poete.
Je vous diray donc pour entrer d’abord* en matiere que j’ay fait deux pieces de [p. 55] stile differend, car l’une est une Tragedie nommée, la mort de lusse-tu-cru.356
Artemise.
Le sujet est bien du temps.
Iscarie.
Mais quelle en est la catastrophe*, car c’est là la pierre d’achoppement357 des Tragedies.
le Poete.
Je le fais lapider par les femmes358.
le Baron.
Ah ! mes Dames qu’il a bien rencontré*, qu’elle est bien imaginée ! qu’il s’est bien devulgarisé359 ! Ah ! cela me [p. 56] met dans la dernierre demangeson360 de sçavoir le nom de vostre comedie.
le Poete.
Je l’intitulle, les nopces de pantagruel.
le Baron.
Il ne s’est point desmenty*, ce titre est incomparable.
Iscarie.
Cela stupeficie mon ame361.
Artemise.
Pour moy, cela m’enleve jusques au troisiesme ciel362.
le Poete.
Je m’en vais donc commancer. [p. 57]
LA MORT DE LUSSE-TU-CRU LAPIDÉ PAR LES Femmes. TRAGEDIE. ACTE I. SCENE PREMIERE. §
Lusse-tu-cru.
le Baron.
Ah ! Monsieur, arrestez [p. 59] & donnez-nous le loisir de nous extasier sur la magnificence de vos signifiantes* expressions.
Iscarie.
Il faut avouër que ces vers tonnent369 delicatement bien.
le Poete.
Ils parlent un peu contre le sexe, mais dans mon pantagruel, je le justifie* comme il faut.
Artemise.
Ah ! que j’ay d’empressement d’oüir* ce qu’il fait pour nous,
le Baron.
Je croy que vous [p. 60] avez raison ; car aussi bien il faut avoir plus de temps pour lire une piece serieuse.
le Poete.
He ! bien, je commence sans façonner*. pantagruel, entre avec un confident & dit,
le Baron.
Calcinée, que ce mot est emphatique372.
Le Confident.
Pantagruel.
Iscarie.
Ah ! laissez moy admirer ces similitudes*, je trouve ces vers là tout à fait espais.n
(n Empoullez.)
le Poete.
He ! de grace ne m’interrompez point ; ces sortes de choses veulent de larges polmons380, & pour les faire paroistre il ne faut pas s’arrester au milieu.
Artemise.
Ah ! vous les lisez à pleineº bouche.
(o Gravement.)
le Poete.
Sans mon escoulement de nezp je les aurois leus d’un ton bien plus fortifié.
(p Mon rhusme.)
SCENE VIII. §
Isabelle.
Madame, voila Monsieur de Greval382 qui vient.
Iscarie.
Il peut entrer.
le Poete (en se levant.)
Ah ! qu’il vient mal à [p. 64] propos383 empescher mon Apologie d’éclatter : car j’en suis à cet endroit.
Iscarie.
Monsieur, vous pourrez poursuivre, bien que ce soit un Bourgeois, il n’est point façonnier, & ce n’est point un esprit de Marguillier384.q
(q Sombre & vulgaire*)
Artemise.
C'est une ame du premier ordre.r
(r Grande ame.)
Flanquin. (à part.)385
Je n’oublieray pas ceux cy.
Iscarie. (à sa suivante.)
Ne vous éloignez pas de la portée de ma voix.s [p. 65]
(s Ne vous en allez pas.)
Greval.
Mes Dames que faites vous donc de cet honneste homme386 icy.
le Poete. (à part.)
Tout est gasté.
Flanquin. (à part.)
La mesche est découverte387.
Iscarie.(monstrant le Baron.)
C'est un grand Poëte, que Monsieur nous a amené, & qui nous a charmé des beaux vers qu’il nous a recitez.
Greval.
Vous voulez m’en donner388, c’est le valet de feu Monsieur Durier, je l’ay veu cent fois chez luy. [p. 66]
le Poete.
Ma foy, puis que vous me connoissez si bien,389 je vais vous dire la verité de la chose, mon Maistre estant mort, je me trouvé fort embarassé de ma personne, parce que je me trouvois fort gueux*, & que je n’avois gagné à son service que la methode de faire des vers cocy, cocy390, le sieur de la Force, dit Gilles le Niais, voyant que je ne sçavois où donner de la teste, & que je luy pouvois estre utile dans sa troupe391, me pria d’y entrer : j’y resistay d’abord ne voulant point passer pour un Farceur392 ; mais il me representa* que toutes les personnes les plus illustres de Paris, alloient tous les jours voir la farce au Petit Bourbon, & me persuada [p. 67] si bien, que les siennes estoient aussi honnestes* que plusieurs de celles que Mascarille a faites, que je me laissay vaincre, & que j’entray dans sa troupe. Quelque temps apres voyant que Bourbon, nous ostoit tous nos chalans, il fit dessein* de jouër dans un lieu fermé, de me faire composer quelques Comedies, de mettre de bonnes Farces au bout, & d’y prendre de l’argent de mesme que les autres, & comme il sçavoit que le succez des Pieces ne dépendoit pas tant de leur bonté, que de la brigue de leurs Autheurs ; il a trouvé le moyen de m’introduire dans les Compagnies393, & il y a desja plus de deux cens personnes qui sont infatuez de mes Pieces. [p. 68]
Iscarie.
Et quoy ! Monsieur, souffrez*-vous sans l’assommer qu’un coquin vous jouë* de la sorte ; car enfin c’est vous qui avez esté le premier duppé.
le Baron.
Dites, dites, plustost qu’il n’y a que vous seulles, & pour vous le persuader apprenez que je suis la Force, dit Gilles le Niais en mon nom de theatre, que je vous ay rendu trois ou quatre visites pour connoistre vostre humeur, & qu’ayant veu que vous estiez faciles à decevoir*, nous nous sommes enquis mon camarade & moy, de la reputation de tous les Autheurs, de leurs pieces nouvelles394. Nous avons appris [p. 69] quelques mots pretieux, & nous sommes apres demeurez d’accord qu’il viendroit icy quand je serois avec vous, qu’il liroit ses pieces395, & que j’admirerois tout, pour vous faire donner dans le panneau396. Flanquin, que voila avecque moy, & qui est de nostre troupe a bien joüé aussi son rolle, & en contrefaisant le pretieux a bien sceu dupper la suivante.
Artemise.
Je demeure muëtte d’estonnement.
Greval.
Ce trait est hardy, & s’il estoit arrivé à quelques autres qu’à vous j’en rirois de bon cœur.
Iscarie.
Un Farceur chez moy, Ah ! si vous ne fuyez..... [p. 70]
le Baron.
Nous craignons peu vos menaces, & nous sommes tous trois bien resolus de nous defendre397 si l’on nous attaque, sçachez donc avant que je sorte, que puis que Mascarille vous rend visite, vous devez bien me souffrir*, que s’il s’est acquis par ses Farces la reputation d’avoir de l’esprit, que j’en fais aussi bien que luy sans l’aide des Italiens, & qu’enfin si la veufve de Guilotgorju398, mon Maistre & le sien, ne luy eust vendu les Memoires de son mary, ces Farces ne luy eussent jamais donné tant de gloire.
Iscarie.
Ah ! je me lasse de vous entendre*399, & si vous ne sortez j’envoyeray querir un mauvais ange des criminels.t [p. 71]
(t Un Sergent.)
le Baron.
Puis que mon rolle est achevé, il faut bien que je sorte. Allons mes compagnons. Adieu, mes Dames.
Extrait du Privilege du Roy. §
Par grace & Privilege du Roy, donné à Paris le 12. Janvier 1660. Signé, par le Roy en son Conseil, Renouard Il est permis à Jean Ribou Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer une Comedie intitulée Les Veritables Pretieuses, pendant le temps & espace de sept ans entiers à compter du jour qu’elle sera imprimée : Et defenses à tous autres de l’imprimer sans la permission dudit Ribou, sur les peines portées par lesdites Lettres qui sont en vertu du present Extrait tenuës pour bien & deuëment signifiées.402
Achevée d’imprimer le septiéme Janvier 1660.
Les Exemplaires ont esté fournis.
Lexique des Véritables Prétieuses §
Bibliographie §
Sources §
Textes de (ou attribués à) Somaize §
Textes contemporains §
Instruments de travail §
Dictionnaires §
Rhétorique, Grammaire, ponctuation, versification §
Histoire du livre §
Bibliographies §
Sites web §
- - Cesar, Calendrier Électronique des Spectacles sous l’Ancien Régime : http://cesar.org.uk
- - Gallica, Bibliothèque numérique de la BNF : www.gallica.bnf.fr
- - Google Books : www.books.google.fr
- - Moliere 21 : www.moliere.paris-sorbonne.fr
- - Théâtreclassique : www.theatre-classique.fr