SCÈNE PREMIÈRE. Sénèque, Pauline, Le Centenier. §
SÉNÈQUE
Mon âme apprête-toi pour sortir toute entière
1420 De cette fragile matière
Dont le confus mélange est un voile à tes yeux :
Tu dois te réjouir du coup qui te menace,
Pensant te faire injure on te va faire grâce :
Si l’on te bannit de ces lieux
1425 En t’envoyant là-haut, c’est chez toi qu’on te chasse,
Ton origine vient des Cieux.
Nous avons assez vu le cours de la nature,
Sa riche et superbe structure,
Ses divers ornements et ses charmants attraits ;
1430 Elle a peu de beautés qui ne nous soient connues,
Il faut quitter la terre, et monter sur les nues,
Pour connaître d’autres secrets,
Il faut chercher du Ciel les belles avenues,
Et voir le Soleil de plus près.
1435 On ne trouve ici que des lois tyranniques,
D’où naissent des effets tragiques,
Et les Monstres y sont au-dessus des Héros ;
La vertu sous le joug y demeure asservie :
L’orgueil, l’ambition, l’avarice et l’envie
1440 Nous y troublent à tout propos ;
Mais là-haut dans l’état d’une meilleure vie
On goûte un éternel repos.
Principe de tout être où mon espoir se fonde ;
Esprit qui remplit tout le monde,
1445 Et de tant de bontés favorises les tiens,
Tu vois les cruautés de qui je suis la proie,
Et j’attends de toi seul mon repos et ma joie ;
Pauline entre.
Fais que je goûte de tes biens,
Et me tires bientôt afin que je te voie
1450 Du joug de ces pesants liens.
Mais ma chère moitié se dissout toute en larmes,
Tant mon prochain bonheur lui vient donner d’alarmes.
Faut-il pleurer Sabine, et faut-il s’étonner
An moment bienheureux qui nous doit couronner
1455 Quand nos pas glorieux imprimant la poussière,
Nous font trouver la palme au bout de la carrière ?
Le pilote battu par les flots irrités
Quand son vaisseau mal joint fait eau de tous côtés.
Errant sans gouvernail au gré de la tempête
1460 Qui tombe incessamment ou bruit dessus sa tête ;
A-t-il en quelque sorte à se plaindre du sort,
Si par un coup de vague il est mis dans le port ?
Le pèlerin lassé d’un pénible voyage
Aveuglé de la poudre, ou mouillé de l’orage :
1465 Se peut-il affliger avec quelque raison
Quand il touche du pied le seuil de sa maison ;
Pourquoi nous plaindrions-nous d’un sort digne d’envie,
La mort est le repos des travaux de la vie,
Et celui qui désire en allonger le cours
1470 Aime à gémir sans cesse, et soupirer toujours.
PAULINE
Quand une mort certaine est prête de le prendre,
Le sage, à mon avis, doit constamment l’attendre,
Puisque c’est un défaut que de s’inquiéter
À l’approche d’un mal qu’on ne peut éviter :
1475 Il faut absolument qu’une âme bien placée
S’apprête de partir quand elle en est pressée.
Mais aller de si loin rechercher le trépas,
Et l’appeler soi-même alors qu’il ne vient pas ;
C’est trouver des appas en une chose horrible,
1480 Et faire vanité d’un désespoir visible.
La nature inspirant un désir de repos
Ne nous enseigne rien qui ne soit à propos,
À tous les animaux elle a donné l’envie
D’éviter les périls pour conserver leur vie ;
1485 La vie est donc un bien dont nous devons user,
Sans l’exposer si fort, et sans le mépriser :
Il faut laisser agir les Cieux et la nature ;
Et vous savez, Seigneur, qu’en cette conjoncture
C’est avancer l’effet du fer, ou du poison,
1490 Que témoigner ainsi d’être l’ami de Pison.
SÉNÈQUE
En ces occasions faut-il qu’on abandonne
Son honneur et sa foi pour sauver sa personne ?
Qui lâchement s’abaisse et manque d’amitié ;
En pensant se sauver perd plus de la moitié,
1495 Pour allonger ses jours il abrège sa gloire ;
Et pour garder son sang prodigue sa mémoire.
Tant de doctes leçons et de raisonnements
Qui pourraient affermir les plus mols sentiments ;
En cette occasion ne nous serviraient guères
1500 Si nous avions encor des faiblesses vulgaires,
Si nous étions sujets à nous épouvanter,
Et si nous redoutions ce qu’on peut souhaiter.
Je me vois sur le point que l’état de ma vie
Ne sera plus en butte aux noirs traits de l’envie,
1505 Qui me blâme en secret, et me nomme tout bas,
Complice d’un désordre où je ne trempe pas.
Les méchants m’accusaient avec trop d’injustice,
De maintenir Néron dans l’ordure du vice ;
De ce cruel affront je vais me ressentir,
1510 Et l’arrêt de ma mort s’en va les démentir.
Il sera malaisé désormais qu’on m’impute
D’être le confident de qui me persécute :
L’univers apprendra qu’on me blâmait à faux,
Et que je n’eus jamais de part à ces défauts.
1515 N’a-t-il pas à Burrus donné la récompense ?
De ses sages conseils, et de sa diligence ?
Que dirait-on de moi si j’étais conservé,
Je me dois ressentir de l’avoir élevé,
D’avoir soigneusement cultivé cette plante,
1520 Qui fut même à sa tige ingrate et malfaisante ;
Cette fleur dont le lustre est si fort abattu,
Et qu’on a vu corrompre au sein de la vertu ;
Mais quoi, le Centenier m’apporte des nouvelles
Qui me réjouiront, fussent-elles mortelles :
1525 Et bien, que veut César, dis-le nous hardiment ?
LE CENTENIER
Que Sénèque s’apprête à mourir promptement.
SÉNÈQUE
Ô doux commandement ! Ô faveur agréable ?
Nouvelle désirée autant que désirable ;
Il nous oblige fort de nous traiter ainsi,
1530 S’il veut que nous mourions nous le voulons aussi ;
Il sait donner à tout, et le prix et l’estime,
Il ne m’ordonne rien qui ne soit légitime.
LE CENTENIER
Il te laisse le choix pour certaine raison,
De la flamme, de l’eau, du fer ou du poison :
1535 Prends lequel tu voudras, choisis.
SÉNÈQUE
Prends lequel tu voudras, choisis. Le Ciel lui rende,
Il m’oblige beaucoup, cette faveur est grande,
Il faut exécuter cet équitable arrêt,
Et tu verras bientôt comme je suis tout prêt ;
Il frappe à sa porte.
Mais faut-il si soudain que je te satisfasse,
1540 Puis-je d’un testament consoler ma disgrâce ?
Puis-je adoucir d’un mot l’aigreur de mon trépas.
LE CENTENIER
Vois si tu veux mon ordre, il ne le porte pas.
SÉNÈQUE
Il jette ses tablettes.
Cessons donc de porter un meuble si fragile
Puisqu’il nous est à charge et nous est inutile ;
1545 Je serais étonné s’il m’eût été permis
De laisser en mourant du bien à mes amis ;
Il est tout à César, je n’en puis rien soustraire,
Je n’en suis seulement que le dépositaire.
En me le confiant, il ne s’est point déçu,
1550 Je lui rends tout entier comme je l’ai reçu.
Pauline, c’est pour toi que je voudrais écrire,
Mais ta fidèle amour de ce soin me retire
Suivant exactement l’ordre qu’on me prescrit,
Je ne pers pas beaucoup pour n’avoir rien écrit :
1555 J’ai par mes actions tracé dans ta mémoire
Assez heureusement l’image de ma gloire,
Ceux qui de ma vertu pourront encor douter
Pour en être éclaircis n’ont qu’à te consulter,
Il te souviendra bien qu’avec assez d’estime
1560 J’ai vécu près de toi sans reproche et sans crime ;
Il te souviendra bien de ma constante foi,
Et que prêt à partir je n’eus regret qu’à toi.
PAULINE
Moi je m’en souviendrai ? Je veux qu’on se souvienne
Qu’il ne fut point d’amour comparable à la mienne :
1565 En vous suivant partout je veux montrer à tous :
Si vous viviez en moi, que je vivais en vous.
SÉNÈQUE
Ne précipite point le cours de tes années.
PAULINE
En la fin de Sénèque elles seront bornées,
Rien n’aura le pouvoir de rompre un noeud si beau,
1570 Nous n’avons eu qu’un lit, nous n’aurons qu’un tombeau.
SÉNÈQUE
Ah ! Ne meurs point si tôt.
PAULINE
Ah ! Ne meurs point si tôt. Je ne saurais plus vivre.
SÉNÈQUE
Vis pour me contenter.
PAULINE
Vis pour me contenter. Je mourrai pour vous suivre.
SÉNÈQUE
N’aurais-je plus sur toi de pouvoir absolu ?
PAULINE
Le conseil en est pris, c’est un point résolu.
SÉNÈQUE
1575 Ô rare piété ! Ta constance fidèle,
Remporte sur Sénèque une palme immortelle :
Sans doute nos neveux auront droit de douter,
Si méritant beaucoup, j’ai pu te mériter ;
Comme de ta beauté tout ton sexe eut envie,
1580 Il deviendra jaloux de la fin de ta vie ;
L’effet est trop brillant de cette sainte amour,
Elle me va faire ombre en se mettant au jour,
Je ne puis te celer qu’un si beau trait me blesse ;
La force de ton âme a causé ma faiblesse,
1585 Ta rare piété me touche tendrement,
Il m’échappe des pleurs dans ce ressentiment.
C’est pourquoi si Pauline à partir se dispose,
Qu’auparavant sa foi m’assure d’une chose,
C’est qu’ayant pris de moi ce glorieux poignard
1590 Elle ira, s’il lui plaît, s’en servir autre part :
Car sans quelque faiblesse indigne et mal séante,
Je ne pourrais jamais voir Pauline mourante :
Sans doute cet objet me ferait murmurer,
Et ne me servirait qu’à me déshonorer.
PAULINE
1595 Seigneur, permettez-moi.
SÉNÈQUE
Seigneur, permettez-moi. Non, il faut que l’on cède.
PAULINE
Que je fasse l’essai de ce dernier remède :
J’aurais trop de bonheur si vous me permettiez
D’en goûter la première, et mourir à vos pieds.
SÉNÈQUE
C’est en vain, c’est en vain ta demande m’outrage,
1600 Et c’est perdre le temps qu’en parler davantage.
PAULINE
Seigneur, j’y consens donc, mais non sans déplaisir.
LE CENTENIER
On ne nous a donné que fort peu de loisir,
Hâte un événement que César veut apprendre.
SÉNÈQUE
Je suis trop criminel de l’avoir fait attendre,
1605 Demandons-lui pardon de ce retardement ;
Embrassons-nous, Pauline, et mourons promptement.
LE CENTENIER
Entre donc là-dedans, celui qui nous envoie
S’avance à la tribune, et je crains qu’il te voie
En sa mauvaise humeur, nous n’en serions pas mieux
1610 Si ton visage encor s’offrait devant ses yeux.
SCÈNE II. Néron, Sabine, Sévinus, Rufus, des Gardes. §
NÉRON
Ô Dieux ! Que d’ennemis ! L’effroi qui m’environne
Sur mon front palissant fait trembler ma couronne :
Serons-nous assez forts pour en venir à bout,
Peut-on à tant de gens faire tête partout ?
1615 Le bras de Tigillin, et l’esprit de Sabine
Pourront-ils renverser cette grande machine ?
Quand même quelque Dieu viendrait me le jurer
À peine mon esprit s’en pourrait assurer.
SABINE
Quoique le mal soit grand, raffermis ton courage ;
1620 Nous avons avancé la moitié de l’ouvrage,
Tes ennemis connus sont pris ou dépêchés,
Mais il faut découvrir tous ceux qui sont cachés.
Le médecin savant et plein d’expérience
Doit du mal dont il traite avoir la connaissance ;
1625 C’est sur ce fondement qu’il peut avec raison
Aux corps in tempérés rendre la guérison :
Nous savons une part de la trame funeste,
Et pour notre assurance il faut savoir le reste.
NÉRON
Possible Épicaris le pourra révéler,
1630 Il faut que Sévinus l’oblige de parler.
SABINE
Sévinus, c’est ici que tu feras paraître
Si ton zèle répond aux bontés de ton Maître ;
D’un Empereur clément qui sait tout pardonner,
Et qui pour cet effort te va beaucoup donner.
1635 Si tu peux en ce fait agir de bonne sorte,
Jamais tes créanciers n’assiégeront ta porte :
Jamais mortel encor dans le rang que tu tiens
Ne s’est vu jusqu’ici comblé de tant de biens.
Ôte-nous seulement cette épine importune,
1640 Je suis la caution de ta bonne fortune.
SÉVINUS
Madame ; vous verrez comme je m’y prendrai,
Ce sont des vérités que je lui maintiendrai,
Et quoiqu’elle témoigne une si grande audace,
Qu’elle ne peut jamais me dénier en face.
SABINE
1645 Il serait à propos de lui persuader
Qu’elle garde un secret dangereux à garder,
Qu’elle ne gagne rien que la mort à se taire,
Qu’une confession lui serait salutaire :
Enfin, qu’à ton exemple, elle peut sans erreur
1650 Perdre tous ses amis pour sauver l’Empereur.
La voici qui paraît en triomphe portée.
NÉRON
Des gens trop curieux l’ont un peu mal traitée.
SCÈNE III. Néron, Épicaris, Sévinus, Sabine. §
NÉRON
Connais-tu de l’État les sages défenseurs ?
ÉPICARIS
J’en connais beaucoup mieux les cruels oppresseurs.
NÉRON
1655 Sévinus, adoucis cet animal farouche
Qui n’a que du poison et du fiel dans la bouche.
SÉVINUS
Épicaris, c’est trop t’exposer aux tourments,
Tu dois te départir de ces déguisements ;
C’est s’obstiner en vain la chose est découverte ;
1660 Le Ciel des conjurés a résolu la perte,
Cet excès de courage et de fidélité
Ne s’y peut opposer q’avec impiété.
Les amis de César ont suborné les nôtres ;
Les uns m’ont dénoncé, j’ai dénoncé les autres,
1665 Et ce digne Empereur mu de compassion,
A daigné faire grâce à ma confession :
Si tu veux recevoir les mêmes bénéfices,
Révèle promptement tous les autres complices :
Tu peux voir au pardon le chemin tout battu,
1670 Tu n’as rien qu’à parler.
ÉPICARIS
Tu n’as rien qu’à parler. Que me demandes-tu ?
SÉVINUS
Tous ceux que tu connais de cette intelligence.
ÉPICARIS
Moi ? Je ne connais rien que ta seule imprudence :
Et si visiblement tu la fais éclater,
Qu’il n’est pas de besoin de la manifester.
SÉVINUS
1675 Ce trait n’est imprudent qu’à ton sens indocile :
L’imprudence est nuisible, et cet acte est utile,
C’est de ce seul aveu que dépend ton bonheur.
ÉPICARIS
Ma vie en dépend bien, mais non pas mon honneur.
SÉVINUS
C’est flatter ton esprit d’une erreur sans seconde,
1680 Car de quoi sert l’honneur quand on est plus au monde.
ÉPICARIS
Nos esprits ne sont pas d’un sentiment pareil.
SÉVINUS
Tu ne ferais point mal de suivre mon conseil.
ÉPICARIS
Qui suivrait le conseil d’une âme si timide
Pour aller à la gloire aurait un mauvais guide.
SÉVINUS
1685 Mais toi fille obstinée en résistant si fort,
Tu tiens bien le chemin pour aller à la mort ?
Sais-tu bien que Pison s’est fait ouvrir les veines
Pour soustraire sa vie à mille justes peines
Que Scaurus de César a senti le courroux
1690 Et que Lateranus est mort de milles coups ?
Que Voluse est péri d’une façon tragique
Pour expier son crime ?
ÉPICARIS
Pour expier son crime ? Ou pour la République.
SÉVINUS
Et que Flave et Rufus ont hâté leur trépas.
ÉPICARIS
Comme eux Brutus est mort, mais son nom ne l’est pas.
SÉVINUS
1695 Lucain qui fut toujours digne de ton estime,
Nomme tous ses amis qui trempent dans le crime ?
Des tourments préparés redoutant la rigueur.
ÉPICARIS
Ce trait fait assez voir qu’il n’eut jamais mon coeur.
SÉVINUS
Ne ferme point la bouche alors qu’on te convie
1700 De parler librement pour conserver ta vie :
Implore les bontés que je viens d’éprouver,
Et te sers de la planche offerte à te sauver.
ÉPICARIS
Ô le honteux conseil ! Pour éviter l’orage
À tant de gens de bien, faire faire naufrage ?
1705 Je ne trahirai point des coeurs généreux ;
Ils s’exposent pour nous, je veux mourir pour eux.
NÉRON
Tu connais donc des gens dont la cruelle envie
Fait encore dessein d’attenter sur ma vie ?
ÉPICARIS
Oui je sais le dessein de cent hommes d’honneur
1710 Qui fondent sur ta mort leur souverain bonheur :
J’en sais des plus hardis et des plus grands de Rome
Mais je mourrai cent fois avant que je les nomme.
NÉRON
Prends-tu quelque plaisir à te faire gêner ?
ÉPICARIS
Beaucoup moins qu’un Tyran n’en goûte à l’ordonner.
SABINE
1715 L’impudente, la terre est-elle bien capable
De porter un moment ce Monstre insupportable ?
ÉPICARIS
Elle peut sans horreur porter Épicaris ;
Puisqu’elle porte bien la femme aux trois maris.
SABINE
Ta langue pour ce mot sera bientôt coupée ;
ÉPICARIS
1720 Que devrait-on couper à Sabine Poppée ?
SABINE
Quand tu n’aurais vomi que ce mot seulement,
Tu mourras de cent morts par mon commandement.
ÉPICARIS
Ces matières de peur sont ce que je dédaigne :
Menace-moi plutôt de vivre sous ton règne.
1725 Aucun autre malheur ne me saurait troubler ;
Et c’est la seule peur qui me ferait trembler.
NÉRON
6
Ô nouvelle Alecton que l’Enfer a vomie !
Qui t’a donné sujet d’être mon ennemie ?
Qui de ta cruauté me rend ainsi l’objet ?
ÉPICARIS
1730 Tu veux donc le savoir : en voici le sujet :
Je t’aimais autrefois, quand ton front hypocrite
Se couvrait faussement des couleurs du mérite :
Lorsque ta main feignait de faire un grand effort
Pour écrire ton seing sous un arrêt de mort :
1735 Quand ton esprit brutal, cachant sa véhémence,
Pratiquait la justice, exerçait la clémence,
Et pour mieux t’affermir en ton autorité,
Montrait de la sagesse et de la piété.
Mais depuis que tu cours où la fureur te guide,
1740 Que tu te rends cruel, ingrat, et parricide,
Que tu rôdes la nuit, et que tu tiens à jeu
Les titres de voleur et ceux de boutefeu ;
Je te hais comme un Monstre abîmé dans le crime ;
Et trouve que ta mort est un coup légitime.
NÉRON
1745 Ah ! C’est trop ! Qu’on la livre aux bourreaux inhumains.
ÉPICARIS
C’est un oeuvre où Néron peut donc mettre les mains.
NÉRON
Entraînez-la soldats ; vite , et qu’on la déchire.
ÉPICARIS
Possible que ton sort quelque jour sera pire.
NÉRON
Méchante, on t’apprendra comme il faut discourir.
ÉPICARIS
1750 Tyran, je t’apprendrai que je sais bien mourir.
NÉRON
Qu’on la fasse mourir du plus cruel supplice.
ÉPICARIS
Rien ne doit t’empêcher de faire ton office.
NÉRON
Ô le Monstre exécrable, et qu’il est endurci !
SABINE
L’oncle de son amant l’instruit sans doute ainsi,
1755 Sénèque a fabriqué cette haine mortelle,
C’est un grand artisan.
NÉRON
C’est un grand artisan. Qu’il meurt aussi bien qu’elle.
SABINE
Puisqu’il ne t’a failli que deux fois seulement,
Attends de ses projets quelque autre événement :
Quoi ? Ferais-tu sitôt par des pensers timides
1760 Périr un si grand Maître en l’art des parricides ?
Garde bien de choquer ce docte Précepteur :
C’est un homme de bien, c’est un si bon flatteur ;
N’eût-il que ce talent il ne faut pas qu’il meure.
NÉRON
Il flattera la Parque avant qu’il soit une heure.
1765 Silvanus est passé dans son appartement
Pour lui faire en deux mots mon dernier compliment.
7
SCÈNE IV. Sabine, Le Centenier, Néron. §
SABINE
Voici le Centenier, hé bien ?
LE CENTENIER
Voici le Centenier, hé bien ? La chose est faite.
SABINE
Quoi ! Nous ne verrons plus cette peste de cour ?
LE CENTENIER
Je ne l’ai point laissé qu’il n’ait perdu le jour.
SABINE
1770 Qu’a dit en te voyant cet honneur de Cordoue
Que Rome admire tant, que tout le monde loue ?
LE CENTENIER
Mes ordres exprimés lui donnant à choisir
De tout genre de mort conforme à son désir ;
Ce vieillard misérable a montré quelque joie
1775 D’y pouvoir arriver par une douce voie,
Et déjà présentant comme la chose irait,
Il avait préparé tout ce qu’il désirait
Sa femme en a senti toute la violence ;
Pauline est à ses pieds tomber en défaillance :
1780 Et dans les mouvements d’un si sensible ennui
A fait tous ses efforts pour mourir devant lui.
À peine, en lui parlant, a-t-il pu s’en défendre ;
À peine de ses bras a-t-il pu se déprendre :
Mais enfin connaissant que l’ordre était pressé,
1785 De ce fâcheux obstacle il s’est débarrassé.
Nous sommes avec lui passés dans une chambre
Où l’air qu’on respirait n’était rien qu’esprit d’ambre ;
Ce n’étaient en ce lieu qu’ornement précieux
Dont l’éclat magnifique éblouissait les yeux ;
1790 Que meubles d’Orient, chefs-d’oeuvre d’une adresse
Où l’art débat le prix avecque la richesse ;
Que miroirs enrichis et d’extrême grandeur.
SABINE
C’est mourir dans la pompe et dans la bonne odeur.
LE CENTENIER
Un vaste bassin d’or, où des eaux odorantes
1795 Ornaient de leur parfum mille pierres brillantes,
N’y faisait éclater une valeur sans prix
Que pour y recevoir son sang et ses esprits.
Un de ses affranchis, Ministre de l’étuve,
L’a fait asseoir ensuite, à mi-corps dans la cuve ;
1800 Et retroussant ses bras au grand éclat du jour,
A passé promptement le rasoir à l’entour.
Ses amis ont pâli voyant ouvrir ses veines
Qui d’une froide humeur étaient à demi pleines ;
Mais ce grand Philosophe à mourir disposé,
1805 A vu courir son sang d’un esprit reposé.
Ne s’est non plus ému durant cette aventure
Que si d’un jour de fête il eût vu la peinture.
Amis, leur a-t-il dit, ne vous affligez pas ;
La vertu vous défend de pleurer mon trépas :
1810 Vous n’y trouverez rien d’indigne d’une vie
Dont les plus grands du monde ont conçu de l’envie ;
Je meurs ; mais c’est sans crime ainsi que sans remords
Que du rang des vivants je passe au rang des morts.
C’est un certain tribut qu’il faut bien que je rende,
1815 La nature le veut, et Néron le commande :
Tous deux forment des lois qu’on ne peut violer,
Et leurs arrêts sont tels qu’on n’en peut appeler.
J’en subis la rigueur sans horreur et sans crainte ;
Ma volonté docile embrasse la contrainte.
1820 Par la douce faveur d’un sommeil que j’attends
Bientôt César et moi serons tous deux contents
Lui de s’être défait d’un vieillard inutile,
Moi de m’être rendu dans un heureux asile,
Où nulle oppression ne se fait endurer
1825 Où jamais l’innocent n’a lieu de soupirer,
Où pour tout intérêt l’esprit est insensible
Et franc de passion, goûte un repos paisible.
SABINE
Il a cru par ces mots se mettre au rang des Dieux.
NÉRON
Ah ! Laissons-le achever.
LE CENTENIER
Ah ! Laissons-le achever. Alors levant les yeux,
1830 Il a dit en poussant sa voix faible et tremblante ;
Dans le creux de sa main prenant de l’eau sanglante,
Qu’il peine à la jeter en l’air à sa hauteur ;
Voici ce que je t’offre ô Dieu libérateur.
Dieu, dont le nouveau bruit à mon âme ravie,
1835 Dieu, qui n’es rien qu’amour, esprit, lumière et vie,
Dieu de l’homme de Tarse, ou je mets mon espoir :
Mon âme vient de toi, veuille la recevoir.
À peine a-t-il fini cet étrange langage,
Qu’une pâleur mortelle a couvert son visage :
1840 Il a fermé les yeux d’un mouvement pareil
À ceux qu’on voit tomber abattus de sommeil ;
Et le voyant saisi d’une glace mortelle,
Je suis venu soudain t’en dire la nouvelle.
SABINE
César, à ce récit tu parais tout changé :
1845 Qu’as-tu donc, dis-le nous.
NÉRON
Qu’as-tu donc, dis-le nous. Je ne sais ce que j’ai.
Tous mes sens sont troublés, et mon âme inquiète
Ne peut plus se remettre en sa première assiette :
Je brûle de colère et frissonne d’effroi ;
Je forcène, j’enrage, et je ne sais pourquoi
1850 Une Érine infernale à mes yeux se présente;
Un fantôme sanglant me presse et m’épouvante.
Ne vois-je pas venir des bourreaux inhumains
Qui tiennent des serpents et des fouets en leurs mains ?
Je ne sais qui me tient en cette horreur extrême
1855 Que je ne m’abandonne à me perdre moi-même.
Qui hâtera ma mort ? Où sont les Conjurés
J’y suis mieux résolu qu’ils n’y sont préparés
Que celui qui soupire après mes funérailles,
Me déchire le sein, me perce les entrailles,
1860 Et rende ses souhaits accomplis de tout point.
SABINE
Que veut dire Seigneur.
NÉRON
Que veut dire Seigneur. Ah ! Ne parle point.
Éloigne-toi d’ici ; fuis promptement, Sabine,
De peur que ma colère éclate à ta ruine :
Ô Ciel ! Qui me veux mal et que je veux braver,
1865 Des pièges que tu tends on ne se peut sauver :
Tu prépares pour moi quelque éclat de tonnerre,
Mais avant, je perdrai la moitié de la terre.