SCÈNE I. Le Duc d’Alençon, Coucy. §
LE DUC.
La victoire est à nous, vos soins l’ont assurée ;
Vos conseils ont guidé ma jeunesse égarée.
165 C’est vous dont l’esprit ferme et les yeux pénétrants
Veillaient pour ma défense en cent lieux différents.
Que n’ai-je, comme vous, ce tranquille courage,
Si froid dans le danger, si calme dans l’orage !
Coucy m’est nécessaire aux conseils, aux combats,
170 Et c’est à sa grande âme à diriger mon bras.
COUCY.
Prince, ce feu guerrier qu’en vous on voit paraître
Sera maître de tout quand vous en serez maître.
Vous l’avez su régler, et vous avez vaincu ;
Ayez dans tous les temps cette utile vertu ;
175 Qui sait se posséder peut commander au monde.
Pour moi, de qui le bras faiblement vous seconde,
Je connais mon devoir, et l’ai bien mal suivi ;
Dans l’ardeur du combat je vous ai peu servi ;
Nos guerriers sur vos pas marchaient à la victoire,
180 Et suivre les Bourbons, c’est voler à la gloire.
Ce chef des assaillants, sur nos remparts monté,
Par vos vaillantes mains trois fois précipité,
Sans doute au pied des murs exhalant sa furie,
A payé cet assaut des restes de sa vie.
LE DUC.
185 Quel est donc, cher ami, ce chef audacieux
Qui, cherchant le trépas, se cachait à nos yeux ?
Son casque était fermé : quel charme inconcevable
Même en le combattant le rendait respectable !
Est-ce l’unique effet de sa rare valeur
190 Qui m’en impose encore, et parle en sa faveur ?
Tandis que contre lui je mesurais mes armes,
J’ai senti malgré moi de nouvelles alarmes :
Un je ne sais quel trouble en moi s’est élevé,
Soit que ce triste amour dont je suis captivé,
195 Sur mes sens égarés répandant sa tendresse,
Jusqu’au sein des combats m’ait prêté sa faiblesse,
Qu’il ait voulu marquer toutes mes actions
De la noble douceur de ses impressions ;
Soit plutôt que la voix de ma triste patrie
200 Parle encore en secret au cour qui l’a trahie,
Ou que le trait fatal enfoncé dans mon cour
Corrompe en tous les temps ma gloire et mon bonheur.
COUCY.
Quant aux traits dont votre âme a senti la puissance,
Tous les conseils sont vains : agréez mon silence ;
205 Mais ce sang des Français que nos mains font couler,
Mais l’État, la patrie, il faut vous en parler.
Je prévois que bientôt cette guerre fatale,
Ces troubles intestins de la maison royale,
Ces tristes factions céderont au danger
210 D’abandonner la France aux mains de l’étranger.
Ses droits sont odieux, sa race est peu chérie ;
On hait l’usurpateur, on aime la patrie ;
Et le sang des Capets est toujours adoré.
Tôt ou tard il faudra que de ce tronc sacré
215 Les rameaux divisés et courbés par l’orage,
Plus unis et plus beaux, soient notre unique ombrage.
Vous, placé près du trône, à ce trône attaché,
Si les malheurs des temps vous en ont arraché,
À des noeuds étrangers s’il fallut vous résoudre,
220 L’intérêt les forma, l’honneur peut les dissoudre :
Tels sont mes sentiments, que je ne peux trahir.
LE DUC.
Quoi ! Toujours à mes yeux elle craint de s’offrir !
Quoi ! Lorsqu’à ses genoux soumettant ma fortune,
Me dérobant aux cris d’une foule importune,
225 Aux acclamations du soldat qui me suit,
Je cherchais auprès d’elle un bonheur qui me fuit,
Adélaïde encore évite ma présence ;
Elle insulte à ma flamme, à ma persévérance ;
Sa tranquille fierté, prodiguant ses rigueurs,
230 Jouit de ma faiblesse et rit de mes douleurs !
Oh ! Si je le croyais, si cet amour trop tendre...
COUCY.
Seigneur, à mon devoir il est temps de me rendre ;
Je vais en votre nom, par des soins assidus,
Honorer les vainqueurs, soulager les vaincus,
235 Calmer les différends des Anglais et des vôtres :
Voilà vos intérêts ; je n’en connais point d’autres.
LE DUC.
Tu ne m’écoutes pas, tu parles de devoir
Quand mon cour dans le tien répand son désespoir.
Va donc, remplis des soins dont je suis incapable :
240 Va, laisse un malheureux au dépit qui l’accable ;
Je rougis devant toi ; mais, sans me repentir,
Je chéris mes erreurs, et n’en veux point sortir.
Va, laisse-moi, te dis-je, à ma douleur profonde ;
Ce que j’aime me fuit, et je fuis tout le monde ;
245 Va, tu condamnes trop les transports de mon cour.
COUCY.
Non, je plains sa faiblesse, et j’en crains la fureur.
SCÈNE III. Le Duc de Nemours, Dangeste. §
NEMOURS.
Enfin, après trois ans, tu me revois, Dangeste !
260 Mais en quels lieux, ô ciel ! En quel état funeste !
DANGESTE.
Vos jours sont en péril, et ce sang agité...
NEMOURS.
Mes déplorables jours sont trop en sûreté ;
Ma blessure est légère, elle m’est insensible ;
Que celle de mon cour est profonde et terrible !
DANGESTE.
265 Rendez grâces au ciel de ce qu’il a permis
Que vous soyez tombé sous de tels ennemis,
Non sous le joug affreux d’une main étrangère.
NEMOURS.
Qu’il est dur bien souvent d’être aux mains de son frère !
DANGESTE.
Mais, ensemble élevés, dans des temps plus heureux,
270 La plus tendre amitié vous unissait tous deux.
NEMOURS.
Il m’aimait autrefois, c’est ainsi qu’on commence ;
Mais bientôt l’amitié s’envole avec l’enfance.
Ah ! Combien le cruel s’est éloigné de moi !
Infidèle à l’État, à la nature, au roi,
275 On dirait qu’il a pris d’une race étrangère
La farouche hauteur et le dur caractère !
Il ne sait pas encor ce qu’il me fait souffrir,
Et mon cour déchiré ne saurait le haïr.
DANGESTE.
Il ne soupçonne pas qu’il ait en sa puissance
280 Un frère infortuné qu’animait la vengeance.
NEMOURS.
Non, la vengeance, ami, n’entra point dans mon cour ;
Qu’un soin trop différent égara ma valeur !
Ah ! Parle : est-il bien vrai ce que la renommée
Annonçait dans la France à mon âme alarmée ;
285 Est-il vrai qu’un objet illustre, malheureux,
Un cour trop digne, hélas ! De captiver ses voux,
Adélaïde, enfin, le tient sous sa puissance ?
Qu’a-t-on dit ? Que sais-tu de leur intelligence ?
DANGESTE.
Prisonnier comme vous dans ces murs odieux,
290 Ces mystères secrets offenseraient mes yeux ;
Et tout ce que j’ai su... Mais je le vois paraître.
NEMOURS.
Ô honte ! Ô désespoir dont je ne suis pas maître !
SCÈNE IV. Le Duc d’Alençon, Nemours, Dangeste, Suite. §
LE DUC, à sa suite.
Après avoir montré cette rare valeur,
Peut-il rougir encor de m’avoir pour vainqueur ?
295 Il détourne la vue.
NEMOURS.
Il détourne la vue. Ô sort ! Ô jour funeste,
Qui de ma triste vie arrachera le reste !
En quelles mains, ô ciel, mon malheur m’a remis !
LE DUC.
Qu’entends-je, et quels accents ont frappé mes esprits !
NEMOURS.
M’as-tu pu méconnaître ?
LE DUC.
M’as-tu pu méconnaître ? Ah ! Nemours, ah ! Mon frère.
NEMOURS.
300 Ce nom jadis si cher, ce nom me désespère.
Je ne le suis que trop, ce frère infortuné,
Ton ennemi vaincu, ton captif enchaîné.
LE DUC.
Tu n’es plus que mon frère, et mon cour te pardonne ;
Mais, je te l’avouerai, ta cruauté m’étonne.
305 Si ton roi me poursuit, Nemours, était-ce à toi
À briguer, à remplir cet odieux emploi ?
Que t’ai-je fait ?
NEMOURS.
Que t’ai-je fait ? Tu fais le malheur de ma vie ;
Je voudrais qu’aujourd’hui ta main me l’eût ravie.
LE DUC.
De nos troubles civils quel effet malheureux !
NEMOURS.
310 Les troubles de mon cour sont encor plus affreux.
LE DUC.
J’eusse aimé contre un autre à montrer mon courage :
Hélas ! Que je te plains !
NEMOURS.
Hélas ! Que je te plains ! Je te plains davantage
De haïr ton pays, de trahir sans remords
Et le roi qui t’aimait, et le sang dont tu sors.
LE DUC.
315 Arrête, épargne-moi l’infâme nom de traître !
A cet indigne mot je m’oublierais peut-être.
Non, mon frère, jamais je n’ai moins mérité
Ce reproche odieux de l’infidélité.
Je suis près de donner à nos tristes provinces,
320 À la France sanglante, au reste de nos princes,
L’exemple auguste et saint de la réunion,
Après l’avoir donné de la division.
NEMOURS.
Toi ! tu pourrais...
LE DUC.
Toi ! tu pourrais... Ce jour, qui semble si funeste,
Des feux de la discorde éteindra ce qui reste.
NEMOURS.
325 Ce jour est trop horrible !
LE DUC.
Ce jour est trop horrible ! Il va combler mes voux.
LE DUC.
Comment ? Tout est changé, ton frère est trop heureux.
NEMOURS.
Je te crois ; on disait que d’un amour extrême,
Violent, effréné (car c’est ainsi qu’on aime),
Ton cour depuis trois mois s’occupait tout entier ?
LE DUC.
330 J’aime, oui, la renommée a pu le publier ;
Oui, j’aime avec fureur une telle alliance
Semblait pour mon bonheur attendre ta présence ;
Oui, mes ressentiments, mes droits, mes alliés,
Gloire, amis, ennemis, je mets tout à ses pieds.
À sa suite.
335 Allez, et dites-lui que deux malheureux frères,
Jetés par le destin dans des partis contraires,
Pour marcher désormais sous le même étendard,
De ses yeux souverains n’attendent qu’un regard.
À Nemours.
Ne blâme point l’amour où ton frère est en proie :
340 Pour me justifier, il suffit qu’on la voie.
NEMOURS.
À part.
Cruel !...
Au Duc.
Cruel !... Elle vous aime !
LE DUC.
Cruel !... Elle vous aime ! Elle le doit du moins.
Il n’était qu’un obstacle au succès de mes soins :
Il n’en est plus ; je veux que rien ne nous sépare.
NEMOURS, à part.
Quels effroyables coups le cruel me prépare !
Haut.
345 Écoute ! À ma douleur ne veux-tu qu’insulter ?
Me connais-tu ? Sais-tu ce que j’osais tenter ?
Dans ces funestes lieux sais-tu ce qui m’amène ?
LE DUC.
Oublions ces sujets de discorde et de haine ;
Et vous, mon frère, et vous, soyez ici témoin
350 Si l’excès de l’amour peut emporter plus loin !
Ce que votre reproche, ou bien votre prière,
Le généreux Coucy, le roi, la France entière,
Demanderaient ensemble, et qu’ils n’obtiendraient pas,
Soumis et subjugué, je l’offre à ses appas.
À Dangeste.
355 De l’ennemi des rois vous avez craint l’hommage.
Vous aimez, vous servez une cour qui m’outrage.
Eh bien ! il faut céder : vous disposez de moi.
Je n’ai plus d’alliés ; je suis à votre roi.
L’amour qui, malgré vous, nous a faits l’un pour l’autre,
360 Ne me laisse de choix, de parti que le vôtre ;
Vous, courez, mon cher frère ; allez de ce moment
Annoncer à la cour un si grand changement.
Soyez libre ; partez, et de mes sacrifices
Allez offrir au roi les heureuses prémices.
365 Puissé-je à ses genoux présenter aujourd’hui
Celle qui m’a dompté, qui me ramène à lui,
Qui d’un prince ennemi fait un sujet fidèle,
Changé par ses regards, et vertueux par elle !
NEMOURS, à part.
Il fait ce que je veux, et c’est pour m’accabler.
Haut.
370 Ô frère trop cruel !
LE DUC.
Ô frère trop cruel ! Qu’entends-je ?
NEMOURS.
Ô frère trop cruel ! Qu’entends-je ? Il faut parler.
LE DUC.
Que me voulez-vous dire ? Et pourquoi tant d’alarmes ?
Vous ne connaissez pas ses redoutables charmes.
NEMOURS.
Le ciel met entre nous un obstacle éternel.
LE DUC.
Entre nous... c’en est trop. Qui vous l’a dit, cruel ?
375 Mais de vous, en effet, était-elle ignorée ?
Ciel ! À quel piège affreux ma foi serait livrée !
Tremblez !
NEMOURS.
Tremblez ! Moi, que je tremble ! Ah ! J’ai trop dévoré
L’inexprimable horreur où toi seul m’as livré ;
J’ai forcé trop longtemps mes transports au silence ;
380 Connais-moi donc, barbare, et remplis ta vengeance !
Connais un désespoir à tes fureurs égal :
Frappe ! Voilà mon cour, et voilà ton rival !
LE DUC.
Toi, cruel ! Toi, Nemours !
NEMOURS.
Toi, cruel ! Toi, Nemours ! Oui, depuis deux années
L’amour le plus secret a joint nos destinées.
385 C’est toi dont les fureurs ont voulu m’arracher
Le seul bien sur la terre où j’ai pu m’attacher ;
Tu fais depuis trois mois les horreurs de ma vie ;
Les maux que j’éprouvais passaient ta jalousie.
Par tes égarements, juge de mes transports.
390 Nous puisâmes tous deux dans ce sang dont je sors
L’excès des passions qui dévorent une âme ;
La nature à tous deux fit un cour tout de flamme ;
Mon frère est mon rival, et je l’ai combattu ;
J’ai fait taire le sang, peut-être la vertu ;
395 Furieux, aveuglé, plus jaloux que toi-même,
J’ai couru, j’ai volé, pour t’ôter ce que j’aime.
Rien ne m’a retenu ni tes superbes tours,
Ni le peu de soldats que j’avais pour secours,
Ni le lieu, ni le temps, ni surtout ton courage
400 Je n’ai vu que ma flamme, et ton feu qui m’outrage.
Je ne te dirai point que, sans ce même amour,
J’aurais, pour te servir, voulu perdre le jour ;
Que, si tu succombais à tes destins contraires,
Tu trouverais en moi le plus tendre des frères ;
405 Que Nemours, qui t’aimait, eût immolé pour toi
Tout dans le monde entier, tout, hors elle et mon roi.
Je ne veux point en lâche apaiser ta vengeance :
Je suis ton ennemi, je suis en ta puissance ;
L’amour fut dans mon cour plus fort que l’amitié ;
410 Sois cruel comme moi, punis-moi sans pitié ;
Aussi bien, tu ne peux t’assurer ta conquête,
Tu ne peux l’épouser, qu’aux dépens de ma tête.
A la face des cieux je lui donne ma foi ;
Je te fais de nos voux le témoin malgré toi.
415 Frappe, et qu’après ce coup ta cruauté jalouse
Traîne au pied des autels ta sour et mon épouse !
Frappe, dis-je : oses-tu ?
LE DUC.
Frappe, dis-je : oses-tu ? Traître ! C’en est assez.
Qu’on l’ôte de mes yeux : soldats, obéissez !
SCÈNE VI. Nemours, Coucy. §
COUCY.
Le seriez-vous, Seigneur ? Auriez-vous démenti
430 Le sang de ces héros dont vous êtes sorti ?
Auriez-vous violé, par cette lâche injure,
Et les droits de la guerre et ceux de la nature ?
Un prince à cet excès pourrait-il s’oublier ?
NEMOURS.
Non ; mais suis-je réduit à me justifier ?
435 Coucy, ce peuple est juste, il t’apprend à connaître
Que mon frère est rebelle, et que Charle est son maître.
COUCY.
Écoutez ; ce serait le comble de mes voux
De pouvoir aujourd’hui vous réunir tous deux ;
Je vois avec regret la France désolée,
440 A nos dissensions la nature immolée,
Sur nos communs débris l’Anglais trop élevé,
Menaçant cet État par nous-même énervé.
Si vous avez un cour digne de votre race,
Faites au bien public servir votre disgrâce ;
445 Rapprochez les partis ; unissez-vous à moi
Pour calmer votre frère et fléchir votre roi,
Pour éteindre le feu de nos guerres civiles.
NEMOURS.
Ne vous en flattez pas : vos soins sont inutiles.
Si la discorde seule avait armé mon bras,
450 Si la guerre et la haine avaient conduit mes pas,
Vous pourriez espérer de réunir deux frères
L’un de l’autre écartés dans des partis contraires ;
Un obstacle plus grand s’oppose à ce retour.
COUCY.
Et quel est-il, seigneur ?
NEMOURS.
Et quel est-il, seigneur ? Ah ! Reconnais l’amour ;
455 Reconnais la fureur qui de nous deux s’empare,
Qui m’a fait téméraire, et qui le rend barbare.
COUCY.
Ciel ! Faut-il voir ainsi, par des caprices vains,
Anéantir le fruit des plus nobles desseins ;
L’amour subjuguer tout, ses cruelles faiblesses
460 Du sang qui se révolte étouffer les tendresses,
Des frères se haïr, et naître en tous climats
Des passions des grands le malheur des États !
Prince, de vos amours laissons là le mystère.
Je vous plains tous les deux, mais je sers votre frère ;
465 Je vais le seconder, je vais me joindre à lui
Contre un peuple insolent, qui se fait votre appui.
Le plus pressant danger est celui qui m’appelle ;
Je vois qu’il peut avoir une fin bien cruelle ;
Je vois les passions plus puissantes que moi,
470 Et l’amour seul ici me fait frémir d’effroi.
Mais le prince m’attend ; je vous laisse, et j’y vole ;
Soyez mon prisonnier, mais sur votre parole ;
Elle me suffira.
NEMOURS.
Elle me suffira. Je vous la donne.
COUCY.
Elle me suffira. Je vous la donne. Et moi,
Je voudrais de ce pas porter la sienne au roi ;
475 Je voudrais cimenter, dans l’ardeur de lui plaire,
Du sang de nos tyrans une union si chère ;
Mais ces fiers ennemis sont bien moins dangereux
Que ce fatal amour qui vous perdra tous deux.