LES LOIS DE MINOS
OU ASTÉRIE
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES

M. DCC. LXXIII.

Par M. DE VOLTAIRE

Chez VALADE, Libraire, rue Saint Jacques, vis-à-vis celles des Mathurins.

PERSONNAGES §

  • TEUCER, roi de Crète.
  • MÉRIONE, archonte.
  • DICTIME, archonte.
  • PHARÈS, grand sacrificateur.
  • AZÉMON, guerrier de Cydonie.
  • DATAME, guerrier de Cydonie.
  • ASTÉRIE, captive.
  • Un HÉRAUT.
  • PLUSIEURS GUERRIERS CYDONIENS
  • SUITE, etc.
La scène est à Gortine, ville de Crète.

ACTE I §

Le théâtre représente les portiques d’un temple, des tours sur les côtés, des cyprès sur le devant.

SCÈNE I. Teucer, Dictime. §

TEUCER

1
Quoi ! Toujours, cher ami, ces archontes, ces grands,
Feront parler les lois pour agir en tyrans !
Minos, qui fut cruel, a régné sans partage ;
Mais il ne m’a laissé qu’un pompeux esclavage,
5 Un titre, un vain éclat, le nom de majesté,
L’appareil du pouvoir, et nulle autorité.
J’ai prodigué mon sang, je règne, et l’on me brave.
Ma pitié, ma bonté pour cette jeune esclave
Semble dicter l’arrêt qui condamne ses jours ;
10 Si je l’avais proscrite elle aurait leur secours.
Tel est l’esprit des grands depuis que la naissance
A cessé de donner la suprême puissance :
Jaloux d’un vain honneur, mais qu’on peut partager,
Ils n’ont choisi des rois que pour les outrager.

DICTIME

15 Ce trône a ses périls ; je les connais sans doute ;
Je les ai vus de près ; je sais ce qu’il en coûte.
J’aimais Idoménée ; il mourut exilé
En pleurant sur un fils par lui-même immolé :
Par le sang de ce fils il crut plaire à la Crète ;
20 Mais comment subjuguer la fureur inquiète
De ce peuple inconstant, orageux, égaré,
Vive image des mers dont il est entouré ?
Ses flots sont élevés, mais c’est contre le trône ;
Une sombre tempête en tout temps l’environne,
25 Le sort vous a réduit à combattre à la fois
Les durs Cydoniens et vos jaloux Crétois,
Les uns dans les conseils, les autres par les armes ;
Et chaque instant pour vous redouble nos alarmes :
Hélas ! Des meilleurs rois c’est souvent le destin ;
30 Leurs pénibles travaux se succèdent sans fin :
Mais que votre pitié pour cette infortunée,
Par le cruel Pharès à mourir condamnée,
N’ait pas, à votre exemple, attendri tous les coeurs ;
Que ce saint homicide ait des approbateurs ;
35 Qu’on ait justifié cet usage exécrable ;
C’est là ce qui m’étonne, et cette horreur m’accable.

TEUCER

Que veux-tu ? Ces guerriers sous les armes blanchis,
Vieux superstitieux aux meurtres endurcis,
Destructeurs des remparts où l’on gardait Hélène,
40 Ont vu d’un oeil tranquille égorger Polixène.
Ils redoutaient Calchas ; ils tremblent à mes yeux
Sous un Calchas nouveau, plus implacable qu’eux.
Tel est l’aveuglement dont la Grèce est frappée :
Elle est encor barbare ; et de son sang trempée,
45 À des dieux destructeurs elle offre ses enfants :
Ses fables sont nos lois, ses dieux sont nos tyrans.
Thèbes, Mycène, Argos, vivront dans la mémoire ;
D’illustres attentats ont fait toute leur gloire.
La Grèce a des héros, mais injustes, cruels,
50 Insolents dans le crime, et tremblants aux autels.
Ce mélange odieux m’inspire trop de haine.
Je chéris la valeur, mais je la veux humaine.
Ce sceptre est un fardeau trop pesant pour mon bras
S’il le faut soutenir par des assassinats ;
55 Je suis né trop sensible : et mon âme attendrie
Se soulève aux dangers de la jeune Astérie ;
J’admire son courage, et je plains sa beauté.
Ami, je crains les dieux ; mais dans ma piété
Je croirais outrager leur suprême justice,
60 Si je pouvais offrir un pareil sacrifice.

DICTIME

On dit que de Cydon les belliqueux enfants
Du fond de leurs forêts viendront dans peu de temps
Racheter leurs captifs, et surtout cette fille
Que le sort des combats arrache à sa famille.
65 On peut traiter encore ; et peut-être qu’un jour
De la paix parmi nous le fortuné retour
Adoucirait nos moeurs, à mes yeux plus atroces
Que ces fiers ennemis qu’on nous peint si féroces.
Nos grecs sont bien trompés : je les crois glorieux
70 De cultiver les arts, et d’inventer des dieux ;
Cruellement séduits par leur propre imposture,
Ils ont trouvé des arts, et perdu la nature.
Ces durs Cydoniens dans leurs antres profonds
Sans autels et sans trône, errants et vagabonds,
75 Mais libres, mais vaillants, francs, généreux, fidèles,
Peut-être ont mérité d’être un jour nos modèles ;
La nature est leur règle, et nous la corrompons.

TEUCER

Quand leur chef paraîtra nous les écouterons ;
Les archontes et moi, selon nos lois antiques,
80 Donnerons audience à ces hommes rustiques :
Reçois-les, et surtout qu’ils puissent ignorer
Les sacrés attentats qu’on ose préparer.
Je ne te cèle point combien mon âme émue
De ces Cydoniens abhorre l’entrevue.
85 Je hais, je dois haïr ces sauvages guerriers,
De ma famille entière insolents meurtriers ;
J’ai peine à contenir cette horreur qu’ils m’inspirent :
Mais ils offrent la paix où tous mes voeux aspirent :
J’étoufferai la voix de mes ressentiments,
90 Je vaincrai mes chagrins, qui résistaient au temps :
Il en coûte à mon coeur, tu connais sa blessure :
Ils vont renouveler ma perte et mon injure.
Mais faut-il en punir un objet innocent ?
Livrerai-je Astérie à la mort qui l’attend ?
95 On vient. Puissent les dieux, que ma justice implore,
Ces dieux trop mal servis, ces dieux qu’on déshonore,
Inspirer la clémence, accorder à mes voeux
Une loi moins cruelle et moins indigne d’eux !

SCÈNE II. Teucer, Dictime ; le pontife Pharès avance avec le sacrificateur à sa droite : le roi est à sa gauche, accompagné des archontes de la Crète. §

PHARÈS, au roi et aux Archontes.

Prenez place, seigneurs, au temple de Gortine ;
100 Adorez et vengez la puissance divine.
Ils montent sur une estrade, et s’asseyent dans le même ordre. Pharès continue.
Prêtres de Jupiter, organes de ses lois,
Confidents de nos dieux, et vous, roi des crétois,
Vous, archontes vaillants, qui marchez à la guerre
Sous les drapeaux sacrés du maître du tonnerre,
105 Voici le jour de sang, ce jour si solennel,
Où je dois présenter aux marches de l’autel
L’holocauste attendu, que notre loi commande.
De sept ans en sept ans nous devons en offrande
Une jeune captive aux mânes des héros ;
110 Ainsi dans ses décrets nous l’ordonna Minos,
Quand lui-même il vengeait sur les enfants d’Égée
La majesté des dieux, et la mort d’Androgée.
Nos suffrages, Teucer, vous ont donné son rang :
Vous ne le tenez point des droits de votre sang ;
115 Nous vous avons choisi quand par Idoménée
L’île de Jupiter se vit abandonnée.
Soyez digne du trône où vous êtes monté ;
Soutenez de nos lois l’inflexible équité.
Jupiter veut le sang de la jeune captive
120 Qu’en nos derniers combats on prit sur cette rive.
On la croit de Cydon. Ces peuples odieux,
Ennemis de nos lois, et proscrits par nos dieux,
Des repaires sanglants de leurs antres sauvages,
Ont cent fois de la Crète infesté les rivages ;
125 Toujours en vain punis, ils ont toujours brisé
Le joug de l’esclavage à leur tête imposé.
Remplissez à la fin votre juste vengeance.
Une épouse, une fille à peine en son enfance,
Aux champs de Bérécinthe, en vos premiers combats,
130 Sous leurs toits embrasés mourantes dans vos bras,
Demandent à grands cris qu’on apaise leurs mânes.
Exterminez, grands dieux, tous ces peuples profanes !
Le vil sang d’une esclave, à nos autels versé,
Est d’un bien faible prix pour le ciel offensé.
135 C’est du moins un tribut que l’on doit à mon temple ;
Et la terre coupable a besoin d’un exemple.

TEUCER

Vrais soutiens de l’état, guerriers victorieux,
Favoris de la gloire, et vous, prêtres des dieux,
Dans cette longue guerre où la Crète est plongée,
140 J’ai perdu ma famille, et ce fer l’a vengée ;
Je pleure encor sa perte ; un coup aussi cruel
Saignera pour jamais dans ce coeur paternel.
J’ai dans les champs d’honneur immolé mes victimes ;
Le meurtre et le carnage alors sont légitimes ;
145 Nul ne m’enseignera ce que mon bras vengeur
Devait à ma famille, à l’état, à mon coeur :
Mais l’autel ruisselant du sang d’une étrangère
Peut-il servir la Crète, et consoler un père ?
Plût aux dieux que Minos, ce grand législateur,
150 De notre république auguste fondateur,
N’eût jamais commandé de pareils sacrifices !
L’homicide en effet rend-il les dieux propices ?
Avons-nous plus d’états, de trésors, et d’amis,
Depuis qu’Idoménée eut égorgé son fils ?
155 Guerriers, c’est par vos mains qu’aux feux vengeurs en proie,
J’ai vu tomber les murs de la superbe Troie,
Nous répandons le sang des malheureux mortels ;
Mais c’est dans les combats, et non point aux autels.
Songez que de Calchas et de la Grèce unie
160 Le ciel n’accepta point le sang d’Iphigénie.
Ah ! Si pour nous venger le glaive est dans nos mains,
Cruels aux champs de mars, ailleurs soyons humains ;
Ne peut-on voir la Crète heureuse et florissante
Que par l’assassinat d’une fille innocente ?
165 Les enfants de Cydon seront-ils plus soumis ?
Sans en être plus craints nous serons plus haïs.
Au souverain des dieux rendons un autre hommage :
Méritons ses bontés, mais par notre courage :
Vengeons-nous, combattons, qu’il seconde nos coups ;
170 Et vous, prêtres des dieux, faites des voeux pour nous,

PHARÈS

Nous les formons, ces voeux ; mais ils sont inutiles
Pour les esprits altiers et les coeurs indociles.
La loi parle, il suffit : vous n’êtes en effet
Que son premier organe et son premier sujet ;
175 C’est Jupiter qui règne : il veut qu’on obéisse ;
Et ce n’est pas à vous de juger sa justice.
S’il daigna devant Troie accorder un pardon
Au sang que dans l’Aulide offrait Agamemnon,
Quand il veut, il fait grâce : écoutez en silence
180 La voix de sa justice ou bien de sa clémence ;
Il commande à la terre, à la nature, au sort ;
Il tient entre ses mains la naissance et la mort.
Quel nouvel intérêt vous agite et vous presse ?
Nul de nous ne montra ces marques de faiblesse
185 Pour le dernier objet qui fut sacrifié ;
Nous ne connaissons point cette fausse pitié.
Vous voulez que Cydon cède au joug de la Crète ;
Portez celui des dieux dont je suis l’interprète :
Mais voici la victime.
On amène Astérie, couronnée de fleurs et enchaînée.

SCÈNE III. Les précédents, Astérie. §

DICTIME

À son aspect, seigneur,
190 La pitié qui vous touche a pénétré mon coeur.
Que dans la Grèce encore il est de barbarie !
Que ma triste raison gémit sur ma patrie !

PHARÈS

Captive des crétois, remise entre mes mains,
Avant d’entendre ici l’arrêt de tes destins,
195 C’est à toi de parler, et de faire connaître
Quel est ton nom, ton rang, quels mortels t’ont fait naître.

ASTÉRIE

Je veux bien te répondre. Astérie est mon nom ;
Ma mère est au tombeau ; le vieillard Azémon,
Mon digne et tendre père, a, dès mon premier âge,
200 Dans mon coeur qu’il forma fait passer son courage.
De rang, je n’en ai point ; la fière égalité
Est notre heureux partage, et fait ma dignité.

PHARÈS

Sais-tu que Jupiter ordonne de ta vie ?

ASTÉRIE

Le Jupiter de Crète, aux yeux de ma patrie,
205 Est un fantôme vain que ton impiété
Fait servir de prétexte à ta férocité.

PHARÈS

Apprends que ton trépas, qu’on doit à tes blasphèmes,
Est déjà préparé par mes ordres suprêmes.

ASTÉRIE

Je le sais, de ma mort indigne et lâche auteur ;
210 Je le sais, inhumain, mais j’espère un vengeur.
Tous mes concitoyens sont justes et terribles ;
Tu les connais, tu sais s’ils furent invincibles.
Les foudres de ton dieu, par un aigle portés,
Ne te sauveront pas de leurs traits mérités :
215 Lui-même, s’il existe, et s’il régit la terre,
S’il naquit parmi vous, s’il lance le tonnerre,
Il saura bien sur toi, monstre de cruauté,
Venger son divin nom si longtemps insulté.
Puisse tout l’appareil de ton infâme fête,
220 Tes couteaux, ton bûcher, retomber sur ta tête !
Puisse le temple horrible où mon sang va couler,
Sur ma cendre, sur toi, sur les tiens s’écrouler !
Périsse ta mémoire ! Et s’il faut qu’elle dure,
Qu’elle soit en horreur à toute la nature !
225 Qu’on abhorre ton nom ! Qu’on déteste tes dieux !
Voilà mes voeux, mon culte, et mes derniers adieux.
Et toi, que l’on dit roi, toi, qui passes pour juste,
Toi, dont un peuple entier chérit l’empire auguste,
Et qui, du tribunal où les lois t’ont porté,
230 Sembles tourner sur moi des yeux d’humanité,
Plains-tu mon infortune en voulant mon supplice ?
Non, de mes assassins tu n’es pas le complice.

MÉRIONE, à Teucer.

On ne peut faire grâce, et votre autorité
Contre un usage antique, et partout respecté,
235 Opposerait, seigneur, une force impuissante.

TEUCER

Que je livre au trépas sa jeunesse innocente ! ...

MÉRIONE

Il faut du sang au peuple, et vous le connaissez ;
Ménagez ses abus, fussent-ils insensés.
La loi qui vous révolte est injuste peut-être ;
240 Mais en Crète elle est sainte, et vous n’êtes pas maître
De secouer un joug dont l’état est chargé.
Ton pouvoir a sa borne, et cède au préjugé.

TEUCER

Quand il est trop barbare, il faut qu’on l’abolisse.

MÉRIONE

Respectons plus Minos.

TEUCER

Aimons plus la justice.
245 Et pourquoi dans Minos voulez-vous révérer
Ce que dans Busiris on vous vit abhorrer ?
Oui, j’estime en Minos le guerrier politique ;
Mais je déteste en lui le maître tyrannique.
Il obtint dans la Crète un absolu pouvoir :
250 Je suis moins roi que lui, mais je crois mieux valoir ;
En un mot à mes yeux votre offrande est un crime.
À Dictime.
Viens, suis-moi.

PHARÈS

Pharès se lève, les sacrificateurs aussi, et descendent de l’estrade.
Qu’aux autels on traîne la victime.

TEUCER

Vous osez ! ...

SCÈNE IV. les précédents ; un héraut arrive, le caducée à la main. §

Le roi, les archontes, les sacrificateurs, sont debout.

Le HÉRAUT

De Cydon les nombreux députés
Ont marché vers nos murs, et s’y sont présentés.
255 De l’olivier sacré les branches pacifiques,
Symbole de concorde, ornent leurs mains rustiques :
Ils disent que leur chef est parti de Cydon,
Et qu’il vient des captifs apporter la rançon.

PHARÈS

Il n’est point de rançon, quand le ciel fait connaître
260 Qu’il demande à nos mains un sang dont il est maître.

TEUCER

La loi veut qu’on diffère, elle ne souffre pas
Que l’étendard de paix et celui du trépas
Étalent à nos yeux un coupable assemblage.
Aux droits des nations nous ferions trop d’outrage.
265 Nous devons distinguer (si nous avons des moeurs)
Le temps de la clémence et le temps des rigueurs :
C’est par là que le ciel, si l’on en croit nos sages,
Des malheureux humains attira les hommages ;
Ce ciel peut-être enfin lui veut sauver le jour.
270 Allez, qu’on la ramène en cette même tour
Que je tiens sous ma garde, et dont on l’a tirée
Pour être en holocauste à vos glaives livrée.
Sénat, vous apprendrez un jour à pardonner.

ASTÉRIE

Je te rends grâce, ô roi, si tu veux m’épargner ;
275 Mon supplice est injuste autant qu’épouvantable :
Et, quoique j’y portasse un front inaltérable,
Quoique aux lieux où le ciel a daigné me nourrir,
Nos premières leçons soient d’apprendre à mourir,
Le jour m’est cher... hélas ! Mais s’il faut que je meure,
280 C’est une cruauté que d’en différer l’heure.
On l’emmène.

TEUCER

Le conseil est rompu. Vous, braves combattants,
Croyez que de Cydon les farouches enfants
Pourront malaisément désarmer ma colère.
Si je vois en pitié cette jeune étrangère,
285 Le glaive que je porte est toujours suspendu
Sur ce peuple ennemi par qui j’ai tout perdu.
Je sais qu’on doit punir, comme on doit faire grâce,
Protéger la faiblesse, et réprimer l’audace :
Tels sont mes sentiments. Vous pouvez décider
290 Si j’ai droit à l’honneur d’oser vous commander,
Et si j’ai mérité ce trône qu’on m’envie.
Allez ; blâmez le roi, mais aimez la patrie ;
Servez-la ; mais surtout, si vous craignez les dieux,
Apprenez d’un monarque à les connaître mieux.

ACTE II §

SCÈNE I. Dictime, gardes ; Datame, les Cydoniens, dans le fond. §

DICTIME

295 Où sont ces députés envoyés à mon maître ?
Qu’on les fasse approcher... mais je les vois paraître,
Quel est celui de vous dont Datame est le nom ?

DATAME

C’est moi.

DICTIME

Quel est celui qui porte une rançon,
Et qui croit, par des dons aux Crétois inutiles,
300 Racheter des captifs enfermés dans nos villes ?...

DATAME

Nous ne rougissons pas de proposer la paix.
Je l’aime, je la veux, sans l’acheter jamais.
Le vieillard Azémon, que mon pays révère,
Qui m’instruisit à vaincre, et qui me sert de père,
305 S’est chargé, m’a-t-il dit, de mettre un digne prix
À nos concitoyens par les vôtres surpris.
Nous venons les tirer d’un infâme esclavage,
Nous venons pour traiter.

DICTIME

Est-il ici ?

DATAME

Son âge
A retardé sa course, et je puis, en son nom,
310 De la belle Astérie annoncer la rançon.
Du sommet des rochers qui divisent les nues
J’ai volé, j’ai franchi des routes inconnues,
Tandis que ce vieillard, qui nous suivra de près,
A percé les détours de nos vastes forêts ;
315 Par le fardeau des ans sa marche est ralentie.

DICTIME

Il apporte, dis-tu, la rançon d’Astérie ?

DATAME

Oui. J’ignore à ton roi ce qu’il peut présenter ;
Cydon ne produit rien qui puisse vous flatter.
Vous allez ravir l’or au sein de la Colchide ;
320 Le ciel nous a privés de ce métal perfide ;
Dans notre pauvreté que pouvons-nous offrir ?

DICTIME

Votre coeur et vos bras, dignes de nous servir.

DATAME

Il ne tiendra qu’à vous ; longtemps nos adversaires,
Si vous l’aviez voulu, nous aurions été frères.
325 Ne prétendez jamais parler en souverains ;
Remettez, dès ce jour, Astérie en nos mains.

DICTIME

Sais-tu quel est son sort ?

DATAME

Elle me fut ravie.
À peine ai-je touché cette terre ennemie,
J’arrive : je demande Astérie à ton roi,
330 À tes dieux, à ton peuple, à tout ce que je vois ;
Je viens ou la reprendre ou périr avec elle.
Une Hélène coupable, une illustre infidèle,
Arma dix ans vos grecs indignement séduits ;
Une cause plus juste ici nous a conduits ;
335 Nous vous redemandons la vertu la plus pure :
Rendez-moi mon seul bien ; réparez mon injure.
Tremblez de m’outrager ; nous avons tous promis
D’être jusqu’au tombeau vos plus grands ennemis ;
Nous mourrons dans les murs de vos cités en flammes,
340 Sur les corps expirants de vos fils, de vos femmes...
À Dictime.
Guerrier, qui que tu sois, c’est à toi de savoir
Ce que peut le courage armé du désespoir.
Tu nous connais : préviens le malheur de la Crète.

DICTIME

Nous savons réprimer cette audace indiscrète.
345 J’ai pitié de l’erreur qui paraît t’emporter.
Tu demandes la paix, et viens nous insulter !
Calme tes vains transports ; apprends, jeune barbare,
Que pour toi, pour les tiens, mon prince se déclare ;
Qu’il épargne souvent le sang qu’on veut verser ;
350 Qu’il punit à regret, qu’il sait récompenser ;
Qu’intrépide aux combats, clément dans la victoire,
Il préfère surtout la justice à la gloire ;
Mérite de lui plaire.

DATAME

Et quel est donc ce roi ?
S’il est grand, s’il est bon, que ne vient-il à moi ?
355 Que ne me parle-t-il ? ... la vertu persuade.
Je veux l’entretenir.

DICTIME

Le chef de l’ambassade
Doit paraître au sénat avec tes compagnons.
Il faut se conformer aux lois des nations.

DATAME

Est-ce ici son palais ?

DICTIME

Non ; ce vaste édifice
360 Est le temple où des dieux j’ai prié la justice
De détourner de nous les fléaux destructeurs,
D’éclairer les humains, de les rendre meilleurs.
Minos bâtit ces murs fameux dans tous les âges,
Et cent villes de Crète y portent leurs hommages.

DATAME

365 Qui ? Minos ? Ce grand fourbe, et ce roi si cruel ?
Lui, dont nous détestons et le trône et l’autel ;
Qui les teignit de sang ? Lui, dont la race impure
Par des amours affreux étonna la nature ?
Lui, qui du poids des fers nous voulut écraser,
370 Et qui donna des lois pour nous tyranniser ?
Lui, qui du plus pur sang que votre Grèce honore
Nourrit sept ans ce monstre appelé Minotaure ?
Lui, qu’enfin vous peignez, dans vos mensonges vains,
Au bord de l’Achéron jugeant tous les humains,
375 Et qui ne mérita, par ses fureurs impies,
Que d’éternels tourments sous les mains des furies ?
Parle : est-ce là ton sage ? Est-ce là ton héros ?
Crois-tu nous effrayer à ce nom de Minos ?
Oh ! Que la renommée est injuste et trompeuse !
380 Sa mémoire à la Grèce est encor précieuse ;
Ses lois et ses travaux sont par nous abhorrés.
On méprise en Cydon ce que vous adorez ;
On y voit en pitié les fables ridicules
Que l’imposture étale à vos peuples crédules.

DICTIME

385 Tout peuple a ses abus, et les nôtres sont grands ;
Mais nous avons un prince ennemi des tyrans,
Ami de l’équité, dont les lois salutaires
Aboliront bientôt tant de lois sanguinaires.
Prends confiance en lui, sois sûr de ses bienfaits :
390 Je jure par les dieux...

DATAME

Ne jure point ; promets...
Promets-nous que ton roi sera juste et sincère ;
Qu’il rendra dès ce jour Astérie à son père...
De ses autres bienfaits nous pouvons le quitter.
Nous n’avons rien à craindre et rien à souhaiter ;
395 La nature pour nous fut assez bienfaisante :
Aux creux de nos vallons sa main toute-puissante
A prodigué ses biens pour prix de nos travaux ;
Nous possédons les airs, et la terre, et les eaux ;
Que nous faut-il de plus ? Brillez dans vos cent villes
400 De l’éclat fastueux de vos arts inutiles ;
La culture des champs, la guerre, sont nos arts ;
L’enceinte des rochers a formé nos remparts :
Nous n’avons jamais eu, nous n’aurons point de maître.
Nous voulons des amis ; méritez-vous de l’être ?

DICTIME

405 Oui, Teucer en est digne ; oui, peut-être aujourd’hui,
En le connaissant mieux, vous combattrez pour lui.

DATAME

Nous !

DICTIME

Vous-même. Il est temps que nos haines finissent,
Que, pour leur intérêt, nos deux peuples s’unissent.
Je ne te réponds pas que ta dure fierté
410 Ne puisse de mon roi blesser la dignité ;
À sa suite.
Mais il l’estimera. Vous, allez ; qu’on prépare
Ce que les champs de Crète ont produit de plus rare ;
Qu’on traite avec respect ces guerriers généreux.
Ils sortent.
Puissent tous les Crétois penser un jour comme eux !
415 Que leur franchise est noble, ainsi que leur courage !
Le lion n’est point né pour souffrir l’esclavage :
Qu’ils soient nos alliés, et non pas nos sujets.
Leur mâle liberté peut servir nos projets.
J’aime mieux leur audace et leur candeur hautaine
420 Que les lois de la Crète, et tous les arts d’Athènes.

SCÈNE II. Teucer, Dictime, gardes. §

TEUCER

Il faut prendre un parti : ma triste nation
N’écoute que la voix de la sédition ;
Ce sénat orgueilleux contre moi se déclare ;
On affecte ce zèle implacable et barbare
425 Que toujours les méchants feignent de posséder,
À qui souvent les rois sont contraints de céder :
J’entends de mes rivaux la funeste industrie
Crier de tous côtés : religion, patrie !
Tout prêts à m’accuser d’avoir trahi l’État
430 Si je m’oppose encore à cet assassinat.
Le nuage grossit, et je vois la tempête
Qui, sans doute, à la fin tombera sur ma tête.

DICTIME

J’oserais proposer, dans ces extrémités,
De vous faire un appui des mêmes révoltés,
435 Des mêmes habitants de l’âpre Cydonie,
Dont nous pourrions guider l’impétueux génie :
Fiers ennemis d’un joug qu’ils ne peuvent subir,
Mais amis généreux, ils pourraient nous servir.
Il en est un surtout, dont l’âme noble et fière
440 Connaît l’humanité dans son audace altière :
Il a pris sur les siens, égaux par la valeur,
Ce secret ascendant que se donne un grand coeur ;
Et peu de nos Crétois ont connu l’avantage
D’atteindre à sa vertu, quoique dure et sauvage.
445 Si de pareils soldats pouvaient marcher sous vous,
On verrait tous ces grands si puissants, si jaloux
De votre autorité qu’ils osent méconnaître,
Porter le joug paisible, et chérir un bon maître.
Nous voulions asservir des peuples généreux :
450 Faisons mieux, gagnons-les ; c’est là régner sur eux.

TEUCER

Je le sais. Ce projet peut sans doute être utile ;
Mais il ouvre la porte à la guerre civile :
À ce remède affreux faut-il m’abandonner ?
Faut-il perdre l’état pour le mieux gouverner ?
455 Je veux sauver les jours d’une jeune barbare ;
Du sang des citoyens serai-je moins avare ?
Il le faut avouer, je suis bien malheureux !
N’ai-je donc des sujets que pour m’armer contre eux ?
Pilote environné d’un éternel orage,
460 Ne pourrai-je obtenir qu’un illustre naufrage ?
Ah ! Je ne suis pas roi si je ne fais le bien.

DICTIME

Quoi donc ! Contre les lois la vertu ne peut rien !
Le préjugé fait tout ! Pharès impitoyable
Maintiendra malgré vous cette loi détestable !
465 Il domine au Sénat ! On ne veut désormais
Ni d’offres de rançon, ni d’accord, ni de paix !

TEUCER

Quel que soit son pouvoir, et l’orgueil qui l’anime,
Va, le cruel du moins n’aura point sa victime ;
Va, dans ces mêmes lieux, profanés si longtemps,
470 J’arracherai leur proie à ces monstres sanglants.

DICTIME

Puissiez-vous accomplir cette sainte entreprise !

TEUCER

Il faut bien qu’à la fin le ciel la favorise.
Et lorsque les Crétois, un jour plus éclairés,
Auront enfin détruit ces attentats sacrés
475 (Car il faut les détruire, et j’en aurai la gloire),
Mon nom, respecté d’eux, vivra dans la mémoire.

DICTIME

La gloire vient trop tard, et c’est un triste sort.
Qui n’est de ses bienfaits payé qu’après la mort,
Obtînt-il des autels, est encor trop à plaindre.

TEUCER

480 Je connais, cher ami, tout ce que je dois craindre ;
Mais il faut bien me rendre à l’ascendant vainqueur
Qui parle en sa défense, et domine en mon coeur.
Gardes, qu’en ma présence à l’instant on conduise
Cette cydonienne, entre nos mains remise.
Les gardes sortent.
485 Je prétends lui parler avant que, dans ce jour,
On ose l’arracher du fond de cette tour,
Et la rendre au cruel armé pour son supplice,
Qui presse au nom des dieux ce sanglant sacrifice.
Demeure. La voici : sa jeunesse, ses traits,
490 Toucheraient tous les coeurs, hors celui de Pharès.

SCÈNE III. Teucer, Dictime, Astérie, gardes. §

ASTÉRIE

Que prétend-on de moi ? Quelle rigueur nouvelle,
Après votre promesse, à la mort me rappelle ?
Allume-t-on les feux qui m’étaient destinés ?
Ô roi ! Vous m’avez plainte, et vous m’abandonnez !

TEUCER

495 Non ; je veille sur vous, et le ciel me seconde.

ASTÉRIE

Pourquoi me tirez-vous de ma prison profonde ?

TEUCER

Pour vous rendre au climat qui vous donna le jour ;
Vous reverrez en paix votre premier séjour :
Malheureuse étrangère, et respectable fille,
500 Que la guerre arracha du sein de sa famille,
Souvenez-vous de moi loin de ces lieux cruels.
Soyez prête à partir... oubliez nos autels...
Une escorte fidèle aura soin de vous suivre.
Vivez... qui mieux que vous a mérité de vivre !

ASTÉRIE

505 Ah, Seigneur ! Ah, mon roi ! Je tombe à vos genoux ;
Tout mon coeur qui m’échappe a volé devant vous ;
Image des vrais dieux, qu’ici l’on déshonore,
Recevez mon encens : en vous je les adore.
Vous seul, vous m’arrachez aux monstres infernaux
510 Qui, me parlant en dieux, n’étaient que des bourreaux.
Malgré ma juste horreur de servir sous un maître,
Esclave auprès de vous, je me plairais à l’être.

TEUCER

Plus je l’entends parler, plus je suis attendri...
Est-il vrai qu’Azémon, ce père si chéri,
515 Qui, près de son tombeau, vous regrette et vous pleure,
Pour venir vous reprendre a quitté sa demeure ?

ASTÉRIE

On le dit. J’ignorais, au fond de ma prison,
Ce qui s’est pu passer dans ma triste maison.

TEUCER

Savez-vous que Datame, envoyé par un père,
520 Venait nous proposer un traité salutaire,
Et que des jours de paix pouvaient être accordés ?

ASTÉRIE

Datame ! Lui, seigneur ! Que vous me confondez !
Il serait dans les mains du Sénat de la Crète ?
Parmi mes assassins ?

TEUCER

Dans votre âme inquiète
525 J’ai porté, je le vois, de trop sensibles coups ;
Ne craignez rien pour lui. Serait-il votre époux ?
Vous serait-il promis ? Est-ce un parent, un frère ?
Parlez ; son amitié m’en deviendra plus chère ;
Plus on vous opprima, plus je veux vous servir.

ASTÉRIE

530 De quel ombre de joie, hélas ! Puis-je jouir ?
Qui vous porte à me tendre une main protectrice ?
Quels dieux en ma faveur ont parlé ?

TEUCER

La justice.

ASTÉRIE

Les flambeaux de l’hymen n’ont point brillé pour moi,
Seigneur ; Datame m’aime, et Datame a ma foi ;
535 Nos serments sont communs, et ce noeud vénérable
Est plus sacré pour nous, et plus inviolable
Que tout cet appareil formé dans vos états
Pour asservir des coeurs qui ne se donnent pas.
Le mien n’est plus à moi. Le généreux Datame
540 Allait me rendre heureuse en m’obtenant pour femme,
Quand vos lâches soldats, qui, dans les champs de Mars,
N’oseraient sur Datame arrêter leurs regards,
Ont ravi loin de lui des enfants sans défense,
Et devant vos autels ont traîné l’innocence :
545 Ce sont là les lauriers dont ils se sont couverts.
Un prêtre veut mon sang, et j’étais dans ses fers.

TEUCER

Ses fers !... ils sont brisés, n’en soyez point en doute ;
C’est pour lui qu’ils sont faits ; et, si le ciel m’écoute,
Il peut tomber un jour au pied de cet autel
550 Où sa main veut sur vous porter le coup mortel.
Je vous rendrai l’époux dont vous êtes privée,
Et pour qui du trépas les dieux vous ont sauvée ;
Il vous suivra bientôt : rentrez ; que cette tour,
De la captivité jusqu’ici le séjour,
555 Soit un rempart du moins contre la barbarie.
On vient. Ce sera peu d’assurer votre vie ;
J’abolirai nos lois, ou j’y perdrai le jour.

ASTÉRIE

Ah ! Que vous méritez, Seigneur, une autre Cour,
Des sujets plus humains, un culte moins barbare !

TEUCER

560 Allez : avec regret de vous je me sépare ;
Mais de tant d’attentats, de tant de cruauté,
Je dois venger mes dieux, vous, et l’humanité.

ASTÉRIE

Je vous crois, et de vous je ne puis moins attendre.

SCÈNE IV. Teucer, Dictime, Mérione. §

MÉRIONE

Seigneur, sans passion pourrez-vous bien m’entendre ?

TEUCER

565 Parlez.

MÉRIONE

Les factions ne me gouvernent pas,
Et vous savez assez que, dans nos grands débats,
Je ne me suis montré le fauteur ni l’esclave
Des sanglants préjugés d’un peuple qui vous brave.
Je voudrais, comme vous, exterminer l’erreur
570 Qui séduit sa faiblesse, et nourrit sa fureur.
Vous pensez arrêter d’une main courageuse
Un torrent débordé dans sa course orageuse ;
Il vous entraînera, je vous en averti.
Pharès a pour sa cause un violent parti,
575 Et d’autant plus puissant contre le diadème
Qu’il croit servir le ciel et vous venger vous-même.
"Quoi ! Dit-il, dans nos champs la fille de Teucer,
À son père arrachée, expira sous le fer ;
Et, du sang le plus vil indignement avare,
580 Teucer dénaturé respecte une barbare ! ...
Lui seul est inhumain, seul à la cruauté
Dans son coeur insensible il joint l’impiété ;
Il veut parler en roi quand Jupiter ordonne ;
L’encensoir du pontife offense sa couronne :
585 Il outrage à la fois la nature et le ciel,
Et contre tout l’Empire il se rend criminel... "
Il dit ; et vous jugez si ces accents terribles
Retentiront longtemps sur ces âmes flexibles,
Dont il peut exciter ou calmer les transports,
590 Et dont son bras puissant gouverne les ressorts.

TEUCER

Je vois qu’il vous gouverne, et qu’il sut vous séduire.
M’apportez-vous son ordre, et pensez-vous m’instruire ?

MÉRIONE

Je vous donne un conseil.

TEUCER

Je n’en ai pas besoin.

MÉRIONE

Il vous serait utile.

TEUCER

Épargnez-vous ce soin ;
595 Je sais prendre, sans vous, conseil de ma justice.

MÉRIONE

Elle peut sous vos pas creuser un précipice :
Tout noble, dans notre île, a le droit respecté
De s’opposer d’un mot à toute nouveauté.

TEUCER

Quel droit !

MÉRIONE

Notre pouvoir balance ainsi le vôtre ;
600 Chacun de nos égaux est un frein l’un à l’autre.

TEUCER

Oui, je le sais ; tout noble est tyran tour à tour.

MÉRIONE

De notre liberté condamnez-vous l’amour ?

TEUCER

Elle a toujours produit le public esclavage.

MÉRIONE

Nul de nous ne peut rien, s’il lui manque un suffrage.

TEUCER

605 La discorde éternelle est la loi des Crétois.
Seigneur, vous l’approuviez quand de vous on fit choix.

TEUCER

Je la blâmais dès lors ; enfin je la déteste :
Soyez sûr qu’à l’État elle sera funeste.

MÉRIONE

Au moins, jusqu’à ce jour, elle en fut le soutien :
610 Mais vous parlez en prince.

TEUCER

En homme, en citoyen ;
Et j’agis en guerrier quand mon honneur l’exige :
À ce dernier parti gardez qu’on ne m’oblige.

MÉRIONE

Vous pourriez hasarder, dans ces dissensions,
De véritables droits pour des prétentions...
615 Consultez mieux l’esprit de notre république.
Elle a trop consulté la licence anarchique.

MÉRIONE

Seigneur, entre elle et vous marchant d’un pas égal,
Autrefois votre ami, jamais votre rival,
Je vous parle en son nom.

TEUCER

Je réponds, Mérione,
620 Au nom de la nature, et pour l’honneur du trône.

MÉRIONE

Nos lois...

TEUCER

Laissez vos lois, elles me font horreur ;
Vous devriez rougir d’être leur protecteur.

MÉRIONE

Proposez une loi plus humaine et plus sainte ;
Mais ne l’imposez pas : Seigneur, point de contrainte ;
625 Vous révoltez les coeurs, il faut persuader.
La prudence et le temps pourront tout accorder.

TEUCER

Que le prudent me quitte, et le brave me suive.
Il est temps que je règne, et non pas que je vive.

MÉRIONE

Régnez ; mais redoutez les peuples et les grands.

TEUCER

630 Ils me redouteront. Sachez que je prétends
Être impunément juste, et vous apprendre à l’être.
Si vous ne m’imitez, respectez votre maître...
Et nous, allons, Dictime, assembler nos amis,
S’il en reste à des rois insultés et trahis.

ACTE III §

SCÈNE I. Datame, Cydoniens. §

DATAME

635 Pensent-ils m’éblouir par la pompe royale,
Par ce faste imposant que la richesse étale ?
Croit-on nous amollir ? Ces palais orgueilleux
Ont de leur appareil effarouché mes yeux ;
Ce fameux labyrinthe, où la Grèce raconte
640 Que Minos autrefois ensevelit sa honte,
N’est qu’un repaire obscur, un spectacle d’horreur ;
Ce temple, où Jupiter avec tant de splendeur
Est descendu, dit-on, du haut de l’empyrée,
N’est qu’un lieu de carnage à sa première entrée ;
645 Et les fronts de béliers égorgés et sanglants
Sont de ces murs sacrés les honteux ornements :
Ces nuages d’encens, qu’on prodigue à toute heure,
N’ont point purifié son infecte demeure.
Que tous ces monuments, si vantés, si chéris,
650 Quand on les voit de près, inspirent de mépris !

Un CYDONIEN

2
Cher Datame, est-il vrai qu’en ces pourpris funestes
On n’offre que du sang aux puissances célestes ?
Est-il vrai que ces grecs, en tous lieux renommés,
Ont immolé des grecs aux dieux qu’ils ont formés ?
655 La nature à ce point serait-elle égarée ?

DATAME

À des flots d’imposteurs on dit qu’elle est livrée,
Qu’elle n’est plus la même, et qu’elle a corrompu
Ce doux présent des dieux, l’instinct de la vertu :
C’est en nous qu’il réside, il soutient nos courages :
660 Nous n’avons point de temple en nos déserts sauvages ;
Mais nous servons le ciel, et ne l’outrageons pas
Par des voeux criminels et des assassinats.
Puissions-nous fuir bientôt cette terre cruelle,
Délivrer Astérie, et partir avec elle !

Le CYDONIEN

665 Rendons tous les captifs entre nos mains tombés,
Par notre pitié seule au glaive dérobés,
Esclave pour esclave ; et quittons la contrée
Où notre pauvreté, qui dut être honorée,
N’est, aux yeux des crétois, qu’un objet de dédain ;
670 Ils descendaient vers nous par un accueil hautain.
Leurs bontés m’indignaient. Regagnons nos asiles,
Fuyons leurs dieux, leurs moeurs, et leurs bruyantes villes.
Ils sont cruels et vains, polis et sans pitié.
La nature entre nous mit trop d’inimitié.

DATAME

675 Ah ! Surtout de leurs mains reprenons Astérie.
Pourriez-vous reparaître aux yeux de la patrie
Sans lui rendre aujourd’hui son plus bel ornement ?
Son père est attendu de moment en moment :
En vain je la demande aux peuples de la Crète ;
680 Aucun n’a satisfait ma douleur inquiète,
Aucun n’a mis le calme en mon coeur éperdu ;
Par des pleurs qu’il cachait un seul m’a répondu.
Que veulent, cher ami, ce silence et ces larmes ?
Je voulais à Teucer apporter mes alarmes ;
685 Mais on m’a fait sentir que, grâces à leurs lois,
Des hommes tels que nous n’approchent point les rois :
Nous sommes leurs égaux dans les champs de Bellone :
Qui peut donc avoir mis entre nous et leur trône
Cet immense intervalle, et ravir aux mortels
690 Leur dignité première et leurs droits naturels ?
Il ne fallait qu’un mot, la paix était jurée ;
Je voyais Astérie à son époux livrée ;
On payait sa rançon, non du brillant amas
Des métaux précieux que je ne connais pas,
695 Mais des moissons, des fruits, des trésors véritables,
Qu’arrachent à nos champs nos mains infatigables :
Nous rendions nos captifs ; Astérie avec nous
Revolait à Cydon dans les bras d’un époux.
Faut-il partir sans elle, et venir la reprendre
700 Dans des ruisseaux de sang et des monceaux de cendre ?

SCÈNE II. Les précédents ; un cydonien, arrivant. §

Le CYDONIEN

Ah ! Savez-vous le crime ? ...

DATAME

Ô ciel ! Que me dis-tu ?
Quel désespoir est peint sur ton front abattu ?
Parle, parle.

Le CYDONIEN

Astérie...

DATAME

Eh bien ?

Le CYDONIEN

Cet édifice,
Ce lieu qu’on nomme temple est prêt pour son supplice.

DATAME

705 Pour Astérie !

Le CYDONIEN

Apprends que, dans ce même jour,
En cette même enceinte, en cet affreux séjour,
De je ne sais quels grands la horde forcenée
Aux bûchers dévorants l’a déjà condamnée :
Ils apaisent ainsi Jupiter offensé.

DATAME

710 Elle est morte !

Le premier CYDONIEN

Ah ! Grand dieu !

Le second CYDONIEN

L’arrêt est prononcé ;
On doit l’exécuter dans ce temple barbare :
Voilà, chers compagnons, la paix qu’on nous prépare !
Sous un couteau perfide, et qu’ils ont consacré,
Son sang, offert aux dieux, va couler à leur gré,
715 Et dans un ordre auguste ils livrent à la flamme
Ces restes précieux adorés par Datame.

DATAME

Je me meurs.
Il tombe entre les bras d’un cydonien.

Le premier CYDONIEN

Peut-on croire un tel excès d’horreurs ?

Un CYDONIEN

Il en est encore un bien cruel à nos coeurs,
Celui d’être en ces lieux réduits à l’impuissance
720 D’assouvir sur eux tous notre juste vengeance,
De frapper ces tyrans de leurs couteaux sacrés,
De noyer dans leur sang ces monstres révérés.

DATAME, revenant à lui.

Qui ? Moi ! Je ne pourrais, ô ma chère Astérie,
Mourir sur les bourreaux qui t’arrachent la vie ! ...
725 Je le pourrai sans doute... ô mes braves amis,
Montrez ces sentiments que vous m’avez promis :
Périssez avec moi. Marchons.
On entend une voix d’une des tours.

VOIX de la tour.

Datame, arrête !

DATAME

Ciel ! ... d’où part cette voix ? Quels dieux ont sur ma tête
Fait au loin dans les airs retentir ces accents ?
730 Est-ce une illusion qui vient troubler mes sens ?

La même VOIX.

Datame !...

DATAME

C’est la voix d’Astérie elle-même !
Ciel ! Qui la fis pour moi, dieu vengeur, dieu suprême !
Ombre chère et terrible à mon coeur désolé,
Est-ce du sein des morts qu’Astérie a parlé ?

Un CYDONIEN

735 Je me trompe, ou du fond de cette tour antique
Sa voix faible et mourante à son amant s’explique.

DATAME

Je n’entends plus ici la fille d’Azémon ;
Serait-ce là sa tombe ? Est-ce là sa prison ?
Les crétois auraient-ils inventé l’une et l’autre ?

Le CYDONIEN

740 Quelle horrible surprise est égale à la nôtre !

DATAME

Des prisons ! Est-ce ainsi que ces adroits tyrans
Ont bâti, pour régner, les tombeaux des vivants ?

Un CYDONIEN

N’aurons-nous point de traits, d’armes, et de machines !
Ne pourrons-nous marcher sur leurs vastes ruines ?
Datame avance vers la tour.
745 Quel nouveau bruit s’entend ? Astérie ! Ah ! Grands dieux !
C’est elle, je la vois, elle marche en ces lieux...
Mes amis, elle marche à l’affreux sacrifice ;
Et voilà les soldats armés pour son supplice.
Elle en est entourée.
On voit dans l’enfoncement Astérie entourée de la garde que le roi Teucer lui avait donnée. Datame continue.
Allons, c’est à ses pieds
750 Qu’il faut, en la vengeant, mourir sacrifiés.

SCÈNE III. Les Cydoniens, Dictime. §

DICTIME

Où pensez-vous aller ? Et qu’est-ce que vous faites ?
Quel transport vous égare, aveugles que vous êtes ?
Dans leur course rapide ils ne m’écoutent pas.
Ah ! Que de cette esclave ils suivent donc les pas ;
755 Qu’ils s’écartent surtout de ces autels horribles,
Dressés par la vengeance à des dieux inflexibles ;
Qu’ils sortent de la Crète. Ils n’ont vu parmi nous
Que de justes sujets d’un éternel courroux :
Ils nous détesteront ; mais ils rendront justice
760 À la main qui dérobe Astérie au supplice ;
Ils aimeront mon roi dans leurs affreux déserts...
Mais de quels cris soudains retentissent les airs !
Je me trompe, ou de loin j’entends le bruit des armes.
Que ce jour est funeste, et fait pour les alarmes !
765 Ah ! Nos moeurs, et nos lois, et nos rites affreux,
Ne pouvaient nous donner que des jours malheureux !
Revolons vers le roi.

SCÈNE IV. Teucer, Dictime. §

TEUCER

Demeure, cher Dictime,
Demeure. Il n’est plus temps de sauver la victime ;
Tous mes soins sont trahis ; ma raison, ma bonté,
770 Ont en vain combattu contre la cruauté ;
En vain, bravant des lois la triste barbarie,
Au sein de ses foyers je rendais Astérie ;
L’humanité plaintive, implorant mes secours,
Du fer déjà levé défendait ses beaux jours ;
775 Mon coeur s’abandonnait à cette pure joie
D’arracher aux tyrans leur innocente proie :
Datame a tout détruit.

DICTIME

Comment ? Quels attentats ?

TEUCER

Ah ! Les sauvages moeurs ne s’adoucissent pas !
Datame...

DICTIME

Quelle est donc sa fatale imprudence !

TEUCER

780 Il payera de sa tête une telle insolence.
Lui, s’attaquer à moi ! Tandis que ma bonté
Ne veillait, ne s’armait que pour sa sûreté ;
Lorsque déjà ma garde, à mon ordre attentive,
Allait loin de ce temple enlever la captive,
785 Suivi de tous les siens il fond sur mes soldats.
Quel est donc ce complot que je ne connais pas ?
Étaient-ils contre moi tous deux d’intelligence ?
Était-ce là le prix qu’on dût à ma clémence ?
J’y cours ; le téméraire, en sa fougue emporté,
790 Ose lever sur moi son bras ensanglanté :
Je le presse, il succombe, il est pris avec elle.
Ils périront : voilà tout le fruit de mon zèle ;
Je faisais deux ingrats. Il est trop dangereux
De vouloir quelquefois sauver des malheureux.
795 J’avais trop de bonté pour un peuple farouche
Qu’aucun frein ne retient, qu’aucun respect ne touche,
Et dont je dois surtout à jamais me venger.
Où ma compassion m’allait-elle engager !
Je trahissais mon sang, je risquais ma couronne ;
800 Et pour qui ?

DICTIME

Je me rends, et je les abandonne.
Si leur faute est commune, ils doivent l’expier ;
S’ils sont tous deux ingrats, il les faut oublier.

TEUCER

Ce n’est pas sans regret ; mais la raison l’ordonne.

DICTIME

L’inflexible équité, la majesté du trône,
805 Ces parvis tout sanglants, ces autels profanés,
Votre intérêt, la loi, tout les a condamnés.

TEUCER

D’Astérie en secret la grâce, la jeunesse,
Peut-être malgré moi, me touche et m’intéresse ;
Mais je ne dois penser qu’à servir mon pays ;
810 Ces sauvages humains sont mes vrais ennemis.
Oui, je réprouve encore une loi trop sévère :
Mais il est des mortels dont le dur caractère,
Insensible aux bienfaits, intraitable, ombrageux,
Exige un bras d’airain toujours levé sur eux.
815 D’ailleurs ai-je un ami dont la main téméraire
S’armât pour un barbare et pour une étrangère ?
Ils ont voulu périr, c’en est fait ; mais du moins
Que mes yeux de leur mort ne soient pas les témoins.

SCÈNE V. Teucer, Dictime, un héraut. §

TEUCER

Que sont-ils devenus ?

Le HÉRAUT

Leur fureur inouïe
820 D’un trépas mérité sera bientôt suivie :
Tout le peuple à grands cris presse leur châtiment :
Le sénat indigné s’assemble en ce moment.
Ils périront tous deux dans la demeure sainte
Dont ils ont profané la redoutable enceinte.

TEUCER

825 Ainsi l’on va conduire Astérie au trépas.

Le HÉRAUT

Rien ne peut la sauver.

TEUCER

Je lui tendais les bras ;
Ma pitié me trompait sur cette infortunée :
Ils ont fait, malgré moi, leur noire destinée.
L’arrêt est-il porté ?

Le HÉRAUT

Seigneur, on doit d’abord
830 Livrer sur nos autels Astérie à la mort ;
Bientôt tout sera prêt pour ce grand sacrifice ;
On réserve Datame aux horreurs du supplice :
On ne veut point sans vous juger son attentat ;
Et la seule Astérie occupe le sénat.

TEUCER

835 C’est Datame, en effet, c’est lui seul qui l’immole ;
Mes efforts étaient vains, et ma bonté frivole.
Revolons aux combats ; c’est mon premier devoir,
C’est là qu’est ma grandeur, c’est là qu’est mon pouvoir :
Mon autorité faible est ici désarmée :
840 J’ai ma voix au sénat, mais je règne à l’armée.

Le HÉRAUT

Le père d’Astérie, accablé par les ans,
Les yeux baignés de pleurs, arrive à pas pesants,
Se soutenant à peine, et d’une voix tremblante
Dit qu’il apporte ici pour sa fille innocente
845 Une juste rançon dont il peut se flatter
Que votre coeur humain pourra se contenter.

TEUCER

Quelle simplicité dans ces mortels agrestes !
Ce vieillard a choisi des moments bien funestes ;
De quel trompeur espoir son coeur s’est-il flatté ?
850 Je ne le verrai point : il n’est plus de traité.

Le HÉRAUT

Il a, si je l’en crois, des présents à vous faire
Qui vous étonneront.

TEUCER

Trop infortuné père !
Je ne puis rien pour lui. Dérobez à ses yeux
Du sang qu’on va verser le spectacle odieux.

Le HÉRAUT

855 Il insiste ; il nous dit qu’au bout de sa carrière
Ses yeux se fermeraient sans peine à la lumière
S’il pouvait à vos pieds se jeter un moment.
Il demandait Datame avec empressement.

TEUCER

Malheureux !

DICTIME

Accordons, seigneur, à sa vieillesse
860 Ce vain soulagement qu’exige sa faiblesse.

TEUCER

Ah ! Quand mes yeux ont vu, dans l’horreur des combats,
Mon épouse et ma fille expirer dans mes bras,
Les consolations, dans ce moment terrible,
Ne descendirent point dans mon âme sensible ;
865 Je n’en avais cherché que dans mes vains projets
D’éclairer les humains, d’adoucir mes sujets,
Et de civiliser l’agreste Cydonie :
Du ciel qui conduit tout la sagesse infinie
Réserve, je le vois, pour de plus heureux temps
870 Le jour trop différé de ces grands changements.
Le monde avec lenteur marche vers la sagesse,
Et la nuit des erreurs est encor sur la Grèce.
Que je vous porte envie, ô rois trop fortunés,
Vous qui faites le bien dès que vous l’ordonnez !
875 Rien ne peut captiver votre main bienfaisante,
Vous n’avez qu’à parler, et la terre est contente.

ACTE IV §

SCÈNE I. Le vieillard Azémon, accompagné d’un esclave qui lui donne la main. §

AZÉMON

Quoi ! Nul ne vient à moi dans ces lieux solitaires !
Je ne retrouve point mes compagnons, mes frères !
Ces portiques fameux, où j’ai cru que les rois
880 Se montraient en tout temps à leurs heureux crétois,
Et daignaient rassurer l’étranger en alarmes,
Ne laissaient voir au loin que des soldats en armes ;
Un silence profond règne sur ces remparts :
Je laisse errer en vain mes avides regards ;
885 Datame, qui devait dans cette cour sanglante
Précéder d’un vieillard la marche faible et lente,
Datame devant moi ne s’est point présenté ;
On n’offre aucun asile à ma caducité.
Il n’en est pas ainsi dans notre Cydonie ;
890 Mais l’hospitalité loin des cours est bannie.
Ô mes concitoyens, simples et généreux,
Dont le coeur est sensible autant que valeureux,
Que pourrez-vous penser quand vous saurez l’outrage
Dont la fierté crétoise a pu flétrir mon âge !
895 Ah ! Si le roi savait ce qui m’amène ici,
Qu’il se repentirait de me traiter ainsi !
Une route pénible et la triste vieillesse
De mes sens fatigués accablent la faiblesse.
Il s’assied.
Goûtons sous ces cyprès un moment de repos :
900 Le ciel bien rarement l’accorde à nos travaux.

SCÈNE II. Azémon, sur le devant ; Teucer, dans le fond, précédé du héraut. §

AZÉMON, au héraut.

Irai-je donc mourir aux lieux qui m’ont vu naître
Sans avoir dans la Crète entretenu ton maître !

Le HÉRAUT

Étranger malheureux, je t’annonce mon roi ;
Il vient avec bonté : parle, rassure-toi.

AZÉMON

905 Va, puisqu’à ma prière il daigne condescendre,
Qu’il rende grâce aux dieux de me voir, de m’entendre.

TEUCER

Eh bien ! Que prétends-tu, vieillard infortuné ?
Quel démon destructeur, à ta perte obstiné,
Te force à déserter ton pays, ta famille,
910 Pour être ici témoin du malheur de ta fille ?

AZÉMON, s’étant levé.

Si ton coeur est humain, si tu veux m’écouter,
Si le bonheur public a de quoi te flatter,
Elle n’est point à plaindre, et, grâces à mon zèle,
Un heureux avenir se déploiera pour elle ;
915 Je viens la racheter.

TEUCER

Apprends que désormais
Il n’est plus de rançon, plus d’espoir, plus de paix.
Quitte ce lieu terrible ; une âme paternelle
Ne doit point habiter cette terre cruelle.

AZÉMON

Va, crains que je ne parte.

TEUCER

Ainsi donc de son sort
920 Tu seras le témoin ! Tes yeux verront sa mort !

AZÉMON

Elle ne mourra point. Datame a pu t’instruire
Du dessein qui m’amène et qui dut le conduire.

TEUCER

Datame de ta fille a causé le trépas.
Loin de l’affreux bûcher précipite tes pas ;
925 Retourne, malheureux, retourne en ta patrie ;
Achève en gémissant les restes de ta vie.
La mienne est plus cruelle ; et, tout roi que je suis,
Les dieux m’ont éprouvé par de plus grands ennuis :
Ton peuple a massacré ma fille avec sa mère ;
930 Tu ressens comme moi la douleur d’être père.
Va, quiconque a vécu dut apprendre à souffrir ;
On voit mourir les siens avant que de mourir.
Pour toi, pour ton pays, Astérie est perdue ;
Sa mort par mes bontés fut en vain suspendue ;
935 La guerre recommence, et rien ne peut tarir
Les nouveaux flots de sang déjà prêts à courir.

AZÉMON

Je pleurerais sur toi plus que sur ma patrie,
Si tu laissais trancher les beaux jours d’Astérie.
Elle vivra, crois-moi ; j’ai des gages certains
940 Qui toucheraient les coeurs de tous ses assassins.

TEUCER

Ah ! Père infortuné ! Quelle erreur te transporte !

AZÉMON

Quand tu contempleras la rançon que j’apporte,
Sois sûr que ces trésors à tes yeux présentés
Ne mériteront pas d’en être rebutés ;
945 Ceux qu’Achille reçut du souverain de Troie
N’égalaient pas les dons que mon pays t’envoie.
Cesse de t’abuser ; remporte tes présents.
Puissent les dieux plus doux consoler tes vieux ans !
Mon père, à tes foyers j’aurai soin qu’on te guide.

SCÈNE III. Teucer, Dictime, Azémon, le héraut, gardes. §

DICTIME

950 Ah ! Quittez les parvis de ce temple homicide,
Seigneur ; du sacrifice on fait tous les apprêts :
Ce spectacle est horrible, et la mort est trop près.
Le seul aspect des rois, ailleurs si favorable,
Porte partout la vie, et fait grâce au coupable :
955 Vous ne verriez ici qu’un appareil de mort ;
D’un barbare étranger on va trancher le sort.
Mais vous savez quel sang d’abord on sacrifie ;
Quel zèle a préparé cet holocauste impie.
Comme on est aveuglé ! Mes raisons ni mes pleurs
960 N’ont pu de notre loi suspendre les rigueurs.
Le peuple, impatient de cette mort cruelle,
L’attend comme une fête auguste et solennelle ;
L’autel de Jupiter est orné de festons ;
On y porte à l’envi son encens et ses dons.
965 Vous entendrez bientôt la fatale trompette :
À ce lugubre son, qui trois fois se répète,
Sous le fer consacré la victime à genoux...
Pour la dernière fois, seigneur, retirons-nous,
Ne souillons point nos yeux d’un culte abominable.

TEUCER

970 Hélas ! Je pleure encor ce vieillard vénérable,
Va, surtout qu’on ait soin de ses malheureux jours,
Dont la douleur bientôt va terminer le cours :
Il est père, et je plains ce sacré caractère.

AZÉMON

Je te plains encor plus... et cependant j’espère.

TEUCER

975 Fuis, malheureux, te dis-je.

AZÉMON, l’arrêtant.

Avant de me quitter
Écoute encore un mot : tu vas donc présenter
D’Astérie à tes dieux les entrailles fumantes ?
De tes prêtres crétois les mains toutes sanglantes
Vont chercher l’avenir dans son sein déchiré !
980 Et tu permets ce crime ?

TEUCER

Il m’a désespéré,
Il m’accable d’effroi ; je le hais, je l’abhorre ;
J’ai cru le prévenir, je le voudrais encore :
Hélas ! Je prenais soin de ses jours innocents ;
Je rendais Astérie à ses tristes parents.
985 Je sens quelle est ta perte et ta douleur amère...
C’en est fait.

AZÉMON

Tu voulais la remettre à son père ?
Va, tu la lui rendras.
Deux Cydoniens apportent une cassette couverte de lames d’or. Azémon continue.
Enfin donc en ces lieux
On apporte à tes pieds ces dons dignes des dieux.

TEUCER

Que vois-je !

AZÉMON

Ils ont jadis embelli tes demeures,
990 Ils t’ont appartenu... tu gémis et tu pleures ! ...
Ils sont pour Astérie ; il faut les conserver :
Tremble, malheureux roi, tremble de t’en priver.
Astérie est le prix qu’il est temps que j’obtienne.
Elle n’est point ma fille... apprends qu’elle est la tienne.

TEUCER

995 Ô ciel !

DICTIME

Ô providence !

AZÉMON

Oui, reçois de ma main
Ces gages, ces écrits, témoins de son destin,
Il tire de la cassette un écrit qu’il donne à Teucer, qui l’examine en tremblant.
3
Ce pyrope éclatant qui brilla sur sa mère,
Quand le sort des combats, à nous deux si contraire,
T’enleva ton épouse, et qu’il la fit périr ;
1000 Voilà cette rançon que je venais t’offrir ;
Je te l’avais bien dit, elle est plus précieuse
Que tous les vains trésors de ta cour somptueuse.

TEUCER, s’écriant.

Ma fille !

DICTIME

Justes dieux !

TEUCER, embrassant Azémon.

Ah ! Mon libérateur
Mon père ! Mon ami ! Mon seul consolateur !

AZÉMON

1005 De la nuit du tombeau mes mains l’avaient sauvée,
Comme un gage de paix je l’avais élevée ;
Je l’ai vu croître en grâce, en beautés, en vertus :
Je te la rends ; les dieux ne la demandent plus.

TEUCER, à Dictime.

Ma fille ! ... allons, suis-moi.

DICTIME

Quels moments !

TEUCER

Ah ! Peut-être
1010 On l’entraîne à l’autel ! Et déjà le grand-prêtre...
Gardes qui me suivez, secondez votre roi...
On entend la trompette.
Ouvrez-vous, temple horrible ! Ah ! Qu’est-ce que je vois ?
Ma fille !

PHARÈS

Qu’elle meure !

TEUCER

Arrête ! Qu’elle vive !

AZÉMON

Astérie !

PHARÈS, à Teucer.

Oses-tu délivrer ma captive ?

TEUCER

1015 Misérable ! Oses-tu lever ce bras cruel ? ...
Dieux ! Bénissez les mains qui brisent votre autel ;
C’était l’autel du crime.
Il renverse l’autel et tout l’appareil du sacrifice.

PHARÈS

Ah ! Ton audace impie,
Sacrilège tyran, sera bientôt punie.

ASTÉRIE, à Teucer.

Sauveur de l’innocence, auguste protecteur,
1020 Est-ce vous dont le bras équitable et vengeur
De mes jours malheureux a renoué la trame ?
Ah ! Si vous les sauvez, sauvez ceux de Datame ;
Étendez jusqu’à lui vos secours bienfaisants.
Je ne suis qu’une esclave.

DICTIME

Ô bienheureux moments !

TEUCER

1025 Vous esclave ! ô mon sang ! Sang des rois ! Fille chère !
Ma fille ! Ce vieillard t’a rendue à ton père.

ASTÉRIE

Qui ? Moi !

TEUCER

Mêle tes pleurs aux pleurs que je répands ;
Goûte un destin nouveau dans mes embrassements ;
Image de ta mère, à mes vieux ans rendue,
1030 Joins ton âme étonnée à mon âme éperdue.

ASTÉRIE

Ô mon roi !

TEUCER

Dis mon père... il n’est point d’autre nom.

ASTÉRIE

Hélas ! Est-il bien vrai, généreux Azémon ?

AZÉMON

J’en atteste les dieux.

TEUCER

Tout est connu.

ASTÉRIE

Mon père !

TEUCER, à ses gardes.

Qu’on délivre Datame en ce moment prospère...
1035 Vous, écoutez.

ASTÉRIE

Ô ciel, ô destins inouïs !
Oui, si je suis à vous, Datame est votre fils ;
Je vois, je reconnais, votre âme paternelle.

DICTIME

Seigneur, voyez déjà la faction cruelle
Dans le fond de ce temple environner Pharès :
1040 Déjà de la vengeance ils font tous les apprêts ;
On court de tous côtés ; des troupes fanatiques
Vont, le fer dans les mains, inonder ces portiques.
Regardez Mérione, on marche autour de lui ;
Tout votre ami qu’il est, il paraît leur appui.
1045 Est-ce là ce héros que j’ai vu devant Troie ?
Quelle fureur aveugle à mes yeux se déploie ?
L’inflexible Pharès a-t-il dans tous les coeurs
Des poisons de son âme allumé les ardeurs ?
Il n’entendit jamais la voix de la nature ;
1050 Il va vous accuser de fraude, d’imposture.
Datame, en sa puissance, et de ses fers chargé,
A reçu son arrêt, et doit être égorgé.

ASTÉRIE

Datame ! Ah ! Prévenez le plus grand de ses crimes.

TEUCER

Va, ni lui ni ses dieux n’auront plus de victimes ;
1055 Va, l’on ne verra plus de pareils attentats.

DICTIME

Tranquille il frapperait votre fille en vos bras ;
Et le peuple à genoux, témoin de son supplice,
Des dieux dans son trépas bénirait la justice.

TEUCER

Quand il saura quel sang sa main voulut verser,
1060 Le barbare, crois-moi, n’osera m’offenser.
Quoi que Datame ait fait, je veux qu’on le révère.
Tout prend dans ce moment un nouveau caractère :
Je ferai respecter les droits des nations.

DICTIME

Ne vous attendez pas, dans ces émotions,
1065 Que l’orgueil de Pharès s’abaisse à vous complaire :
Il atteste les lois, mais il prétend les faire.

TEUCER

Il y va de sa vie, et j’aurais de ma main,
Dans ce temple, à l’autel, immolé l’inhumain
Si le respect des dieux n’eût vaincu ma colère.
1070 Je n’étais point armé contre le sanctuaire ;
Mais tu verras qu’enfin je sais être obéi.
S’il ne me rend Datame, il en sera puni,
Dût sous l’autel sanglant tomber mon trône en cendre.
À Astérie.
Je cours y donner ordre, et vous pouvez m’attendre.

ASTÉRIE

1075 Seigneur !... Sauvez Datame... Approuvez notre amour :
Mon sort est en tout temps de vous devoir le jour.

TEUCER, au héraut.

Prends soin de ce vieillard qui lui servit de père
Sur les sauvages bords d’une terre étrangère ;
Veille sur elle.

AZÉMON

Ô roi ! Ce n’est qu’en ton pays
1080 Que ton coeur paternel aura des ennemis...
Teucer sort avec Dictime et ses gardes.
Ô toi, divinité qui régis la nature,
Tu n’as pas foudroyé cette demeure impure,
Qu’on ose nommer temple, et qu’avec tant d’horreur
Du sang des nations on souille en ton honneur !
1085 C’est en ces lieux de mort, en ce repaire infâme,
Qu’on allait immoler Astérie et Datame !
Providence éternelle, as-tu veillé sur eux ?
Leur as-tu préparé des destins moins affreux ?
Nous n’avons point d’autels où le faible t’implore :
1090 Dans nos bois, dans nos champs, je te vois, je t’adore ;
Ton temple est, comme toi, dans l’univers entier :
Je n’ai rien à t’offrir, rien à sacrifier ;
C’est toi qui donnes tout. Ciel ! Protège une vie
Qu’à celle de Datame, hélas ! J’avais unie.

ASTÉRIE

1095 S’il nous faut périr tous, si tel est notre sort,
Nous savons, vous et moi, comme on brave la mort ;
Vous me l’avez appris, vous gouvernez mon âme ;
Et je mourrai du moins entre vous et Datame.

ACTE V §

SCÈNE I.Teucer, Azémon, Mérione, le héraut, suite. §

TEUCER, au héraut.

Allez, dites-leur bien que, dans leur arrogance,
1100 Trop longtemps pour faiblesse ils ont pris ma clémence ;
Que de leurs attentats mon courage est lassé ;
Que cet autel affreux, par mes mains renversé,
Est mon plus digne exploit et mon plus grand trophée ;
Que de leurs factions enfin l’hydre étouffée,
1105 Sur mon trône avili, sur ma triste maison,
Ne distillera plus les flots de son poison ;
Il faut changer de lois, il faut avoir un maître.
Le héraut sort. À Mérione.
Et vous, qui ne savez ce que vous devez être,
Vous qui, toujours douteux entre Pharès et moi,
1110 Vous êtes cru trop grand pour servir votre roi,
Prétendez-vous encore, orgueilleux Mérione,
Que vous pouvez abattre ou soutenir mon trône ?
Ce roi dont vous osez vous montrer si jaloux,
Pour vaincre et pour régner n’a pas besoin de vous ;
1115 Votre audace aujourd’hui doit être détrompée.
Ou pour ou contre moi tirez enfin l’épée :
Il faut, dans le moment, les armes à la main,
Me combattre, ou marcher sous votre souverain.

MÉRIONE

S’il faut servir vos droits, ceux de votre famille,
1120 Ceux qu’un retour heureux accorde à votre fille,
Je vous offre mon bras, mes trésors, et mon sang :
Mais si vous abusez de ce suprême rang
Pour fouler à vos pieds les lois de la patrie,
Je la défends, seigneur, au péril de ma vie.
1125 Père et monarque heureux, vous avez résolu
D’usurper malgré nous un empire absolu,
De courber sous le joug de la grandeur suprême
Les ministres des dieux, et les grands, et moi-même ;
Des vils Cydoniens vous osez vous servir
1130 Pour opprimer la Crète, et pour nous asservir ;
Mais, de quelque grand nom qu’en ces lieux on vous nomme
Sachez que tout l’état l’emporte sur un homme.

TEUCER

Tout l’état est dans moi... fier et perfide ami,
Je ne vous connais plus que pour mon ennemi :
1135 Courez à vos tyrans.

MÉRIONE

Vous le voulez ?

TEUCER

J’espère
Vous punir tous ensemble. Oui, marchez, téméraire ;
Oui, combattez sous eux, je n’en suis point jaloux ;
Je les méprise assez pour les joindre avec vous.
Mérione sort. À Azémon.
Et toi, cher étranger, toi, dont l’âme héroïque
1140 M’a forcé, malgré moi, d’aimer ta république ;
Toi, sans qui j’eusse été, dans ma triste grandeur,
Un exemple éclatant d’un éternel malheur ;
Toi, par qui je suis père, attends sous ces ombrages
Ou le comble ou la fin de mes sanglants outrages :
1145 Va ! Tu me reverras mort ou victorieux.
Il sort.

AZÉMON

Ah ! Tu deviens mon roi... rendez-moi, justes dieux,
Avec mes premiers ans, la force de le suivre !
Que ce héros triomphe, ou je cesse de vivre !
Datame et tous les siens, dans ces lieux rassemblés,
1150 N’y seraient-ils venus que pour être immolés ?
Que devient Astérie ? ... ah ! Mes douleurs nouvelles
Me font encor verser des larmes paternelles.

SCÈNE II. Astérie, Azémon, gardes. §

ASTÉRIE

Ciel ! Où porter mes pas ? Et quel sera mon sort ?

AZÉMON

Garde-toi d’avancer vers les champs de la mort.
1155 Ma fille ! De ce nom mon amitié t’appelle,
Digne sang d’un vrai roi, fuis l’enceinte cruelle,
Fuis le temple exécrable où les couteaux levés
Allaient trancher les jours que j’avais conservés.
Tremble.

ASTÉRIE

Qui ? Moi, trembler ! Vous, qui m’avez conduite,
1160 Ce n’était pas ainsi que vous m’aviez instruite.
Le roi, Datame, et vous, vous êtes en danger ;
C’est moi seule, c’est moi qui dois le partager.

AZÉMON

Ton père le défend.

ASTÉRIE

Mon devoir me l’ordonne.

AZÉMON

Sans armes et sans force, hélas ! Tout m’abandonne.
1165 Aux combats autrefois ces lieux m’ont vu courir :
Va, nous ne pouvons rien.

ASTÉRIE, voulant sortir.

Ne puis-je pas mourir ?

AZÉMON, se mettant au-devant d’elle.

Tu n’en fus que trop près.

ASTÉRIE

Cette mort que j’ai vue
Sans doute était horrible à mon âme abattue :
Inutile au héros qui vivait dans mon coeur,
1170 J’expirais en victime et tombais sans honneur ;
La mort avec Datame est du moins généreuse :
La gloire adoucira ma destinée affreuse.
Les filles de Cydon, toujours dignes de vous,
Suivent dans les combats leurs parents, leurs époux,
1175 Et quand la main des dieux me donne un roi pour père,
Quand je connais mon sang, faut-il qu’il dégénère ?
Les plaintes, les regrets et les pleurs sont perdus.
Reprenez avec moi vos antiques vertus,
Et, s’il en est besoin, raffermissez mon âme.
1180 J’ai honte de pleurer sans secourir Datame.

SCÈNE III. Les précédents, Datame. §

DATAME

Il apporte à tes pieds sa joie et sa douleur.

ASTÉRIE

Que dis-tu ?

AZÉMON

Quoi ! Mon fils ?

ASTÉRIE

Teucer n’est pas vainqueur ?

DATAME

Il l’est, n’en doutez pas ; je suis le seul à plaindre.

ASTÉRIE

Vous vivrez tous les deux : qu’aurais-je encore à craindre ?
1185 Ô ciel ! Ô providence ! Enfin triomphe aussi
De tous ces dieux affreux que l’on adore ici !

DATAME

Il avait à combattre, en ce jour mémorable,
Des tyrans de l’état le parti redoutable,
Les archontes, Pharès, un peuple furieux,
1190 Qui, trahissant ton père, a cru servir ses dieux.
Nous entendions leurs cris, tels que sur nos rivages
Les sifflements des vents appellent les orages ;
Et nous étions réduits au désespoir honteux
De ne pouvoir mourir en combattant contre eux.
1195 Teucer a pénétré dans la prison profonde
Où, cachés aux rayons du grand astre du monde,
On nous avait chargés du poids honteux des fers,
Pour être avec toi-même en sacrifice offerts,
Ainsi que leurs agneaux, leurs béliers, leurs génisses,
1200 Dont le sang, disent-ils, plaît à leurs dieux propices ;
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Il nous arme à l’instant. Je reprends mon carquois,
Mes dards, mes javelots, dont ma main tant de fois
Moissonna dans nos champs leur troupe fugitive.
Bientôt de ces crétois une foule craintive
1205 Fuit, et laisse un champ libre au héros que je sers.
La foudre est moins rapide en traversant les airs.
Il vole à ce grand chef, à ce fier Mérione ;
Il l’abat à ses pieds : aux fers on l’abandonne ;
On l’enchaîne à mes yeux. Ceux qui, le glaive en main,
1210 Couraient pour le venger, l’accompagnent soudain :
Je les vois, sous mes coups, roulant dans la poussière.
Tout couvert de leur sang, je vole au sanctuaire,
À cette enceinte horrible et si chère aux crétois,
Où de leur Jupiter les détestables lois
1215 Avaient proscrit ta tête en holocauste offerte ;
Où, des voiles de mort indignement couverte,
On t’a vue à genoux, le front ceint d’un bandeau,
Prête à verser ton sang sous les coups d’un bourreau :
Ce bourreau sacrilège était Pharès lui-même ;
1220 Il conservait encor l’autorité suprême
Qu’un délire sacré lui donna si longtemps
Sur les serfs odieux de ce temple habitants.
Ils l’entouraient en foule, ardents à le défendre,
Appelant Jupiter qui ne peut les entendre,
1225 Et poussant jusqu’au ciel des hurlements affreux.
Je les écarte tous ; je vole au milieu d’eux ;
Je l’atteins, je le perce ; il tombe, et je m’écrie :
"Barbare, je t’immole à ma chère Astérie !"
De ma juste vengeance et d’amour transporté,
1230 J’ai traîné jusqu’à toi son corps ensanglanté :
Tu peux le voir, tu peux jouir de ta victime ;
Tandis que tous les siens, étonnés de leur crime,
Sont tombés en silence, et saisis de terreur,
Le front dans la poussière, aux pieds de leur vainqueur.

AZÉMON

1235 Mon fils ! Je meurs content.

ASTÉRIE

Ô nouvelle patrie !
Ce jour est donc pour moi le plus beau de ma vie !
Cher amant ! Cher époux !

DATAME

J’ai ton coeur, j’ai ta foi ;
Mais ce jour de ta gloire est horrible pour moi.

ASTÉRIE

Est-il quelque danger que mon amant redoute ?
1240 Non, Datame est heureux.

DATAME

Je l’eusse été sans doute,
Lorsque, dans nos forêts et parmi nos égaux,
Ton grand coeur attendri donnait à mes travaux
Sur cent autres guerriers la noble préférence ;
Quand ta main fut le prix de ma persévérance,
1245 Je me croyais à toi : la fille d’Azémon
Pouvait avec plaisir s’honorer de mon nom.
Tu le sais, digne ami, ta bonté paternelle
Encourageait l’amour qui m’enflamma pour elle.

AZÉMON

Et je dois l’approuver encor plus que jamais.

ASTÉRIE

1250 Tes exploits, mon estime, et tes nouveaux bienfaits,
Seraient-ils un obstacle au succès de ta flamme ?
Qui, dans le monde entier, peut m’ôter à Datame ?

DATAME

Au sortir du combat, à ton père, à ton roi,
J’ai demandé ta main, j’ai réclamé ta foi,
1255 Non pas comme le prix de mon faible service,
Mais comme un bien sacré fondé sur la justice,
Un bien qui m’appartient, puisque tu l’as promis ;
Sanglant, environné de morts et d’ennemis,
Je vivais, je mourais pour la seule Astérie.

ASTÉRIE

1260 Eh bien ! Est-il en Crète une âme assez hardie
Pour t’oser disputer le prix de ton amour ?

DATAME

Ceux qu’on appelle grands dans cette étrange cour,
Et qui semblent prétendre à cet honneur insigne,
Déclarent qu’un soldat ne peut en être digne...
1265 S’ils osaient devant moi...

AZÉMON

Respectable soldat,
Astérie est ta femme, ou Teucer est ingrat.

ASTÉRIE

Il ne peut l’être.

DATAME

On dit que, dans cette contrée,
La majesté des rois serait déshonorée.
Je ne m’attendais pas que d’un pareil affront,
1270 Dans les champs de la Crète, on pût couvrir mon front.

ASTÉRIE

Il fait rougir le mien.

DATAME

La main d’une princesse
Ne peut favoriser qu’un prince de la Grèce.
Voilà leurs lois, leurs moeurs.

ASTÉRIE

Elles sont à mes yeux
Ce que la Crète entière a de plus odieux.
1275 De ces fameuses lois, qu’on vante avec étude,
La première, en ces lieux, serait l’ingratitude !...
La loi qui m’immolait à leurs dieux en fureur
Ne fut pas plus injuste et n’eut pas plus d’horreur.
Je respecte mon père, et je me sens peut-être
1280 Digne du sang des rois où j’ai puisé mon être ;
Je l’aime : il m’a deux fois ici donné le jour ;
Mais je jure par lui, par toi, par mon amour,
Que, s’il tentait la foi que ce coeur t’a donnée,
Si du plus grand des rois il m’offrait l’hyménée,
1285 Je lui préférerais Datame et mes déserts :
Datame est mon seul bien dans ce vaste univers.
Je foulerais aux pieds trône, sceptre, couronne.
Datame est plus qu’un roi.

SCÈNE IV. Les précédents, Teucer ; Mérione, enchaîné ; Cydoniens, soldats, peuple. §

TEUCER

Ton père te le donne ;
Il est à toi. Nos lois se taisent devant lui.

ASTÉRIE

1290 Ah ! Vous seul êtes juste.

TEUCER

Oui, tout change aujourd’hui ;
Oui, je détruis en tout l’antique barbarie :
Commençons tous les trois une nouvelle vie.
Qu’Azémon soit témoin de vos noeuds éternels ;
Ma main va les former à de nouveaux autels.
1295 Soldats, livrez ce temple aux fureurs de la flamme :
On voit le temple en feu, et une partie qui tombe dans le fond du théâtre.
Pour mon digne héritier reconnaissez Datame ;
Reconnaissez ma fille, et servez-nous tous trois
Sous de plus justes dieux, sous de plus saintes lois.
À Astérie.
Le peuple, en apprenant de qui vous êtes née,
1300 En détestant la loi qui vous a condamnée,
Éperdu, consterné, rentre dans son devoir,
Abandonne à son prince un suprême pouvoir...
À Mérione.
Vis, mais pour me servir, superbe Mérione :
Ton maître t’a vaincu, ton maître te pardonne.
1305 La cabale et l’envie avaient pu t’éblouir ;
Et ton seul châtiment sera de m’obéir...
Braves Cydoniens, goûtez des jours prospères ;
Libres ainsi que moi, ne soyez que mes frères :
Aimez les lois, les arts ; ils vous rendront heureux...
1310 Honte du genre humain, sacrifices affreux,
Périsse pour jamais votre indigne mémoire,
Et qu’aucun monument n’en conserve l’histoire ! ...
Nobles, soyez soumis, et gardez vos honneurs...
Prêtres, et grands, et peuple, adoucissez vos moeurs ;
1315 Servez Dieu désormais dans un plus digne temple,
Et que la Grèce instruite imite votre exemple.

DATAME

Demi-dieu sur la terre, ô grand homme ! Ô grand roi !
Règne, règne à jamais sur mon peuple et sur moi.
Je ne méritais pas le trône où l’on m’appelle ;
1320 Mais j’adore Astérie, et me crois digne d’elle.