SCÈNE I. Oedipe, Jocaste. §
OEDIPE
895 Non, quoi que vous disiez, mon âme inquiétée
De soupçons importuns n’est pas moins agitée.
Le grand-prêtre me gêne, et, prêt à l’excuser,
Je commence en secret moi-même à m’accuser.
Sur tout ce qu’il m’a dit, plein d’une horreur extrême,
900 Je me suis en secret interrogé moi-même ;
Et mille événements de mon âme effacés
Se sont offerts en foule à mes esprits glacés.
Le passé m’interdit, et le présent m’accable ;
Je lis dans l’avenir un sort épouvantable
905 Et le crime partout semble suivre mes pas.
JOCASTE.
Eh quoi ! votre vertu ne vous rassure pas !
N’êtes-vous pas enfin sûr de votre innocence ?
OEDIPE
On est plus criminel quelquefois qu’on ne pense.
JOCASTE.
Ah ! d’un prêtre indiscret dédaignant les fureurs,
910 Cessez de l’excuser par ces lâches terreurs.
OEDIPE
Au nom du grand Laïus et du courroux céleste,
Quand Laïus entreprit ce voyage funeste,
Avait-il près de lui des gardes, des soldats ?
JOCASTE.
Je vous l’ai déjà dit, un seul suivait ses pas.
OEDIPE
915 Un seul homme ?
JOCASTE.
Un seul homme ? Ce roi, plus grand que sa fortune,
Dédaignait comme vous une pompe importune ;
On ne voyait jamais marcher devant son char
D’un bataillon nombreux le fastueux rempart ;
Au milieu des sujets soumis à sa puissance,
920 Comme il était sans crainte, il marchait sans défense ;
Par l’amour de son peuple il se croyait gardé.
OEDIPE
Ô héros ! par le ciel aux mortels accordé,
Des véritables rois exemple auguste et rare !
Oedipe a-t-il sur toi porté sa main barbare ?
925 Dépeignez-moi du moins ce prince malheureux.
JOCASTE.
Puisque vous rappelez un souvenir fâcheux,
Malgré le froid des ans, dans sa mâle vieillesse,
Ses yeux brillaient encor du feu de la jeunesse ;
Son front cicatrisé sous ses cheveux blanchis
930 Imprimait le respect aux mortels interdits ;
Et si j’ose, Seigneur, dire ce que j’en pense,
Laïus eut avec vous assez de ressemblance ;
Et je m’applaudissais de retrouver en vous,
Ainsi que les vertus, les traits de mon époux.
935 Seigneur, qu’a ce discours qui doive vous surprendre ?
OEDIPE
J’entrevois des malheurs que je ne puis comprendre
Je crains que par les dieux le pontife inspiré
Sur mes destins affreux ne soit trop éclairé.
Moi, j’aurais massacré !... Dieux ! serait-il possible ?
JOCASTE.
940 Cet organe des dieux est-il donc infaillible ?
Un ministère saint les attache aux autels ;
Ils approchent des dieux, mais ils sont des mortels ;
Pensez-vous qu’en effet, au gré de leur demande,
Du vol de leurs oiseaux la vérité dépende ?
945 Que sous un fer sacré des taureaux gémissants
Dévoilent l’avenir à leurs regards perçants,
Et que de leurs festons ces victimes ornées
Des humains dans leurs flancs portent les destinées ?
Non, non chercher ainsi l’obscure vérité,
950 C’est usurper les droits de la Divinité.
Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.
OEDIPE
Ah dieux ! s’il était vrai, quel serait mon bonheur !
JOCASTE.
Seigneur, il est trop vrai ; croyez-en ma douleur.
955 Comme vous autrefois pour eux préoccupée,
Hélas ! pour mon malheur je suis bien détrompée,
Et le ciel me punit d’avoir trop écouté
D’un oracle imposteur la fausse obscurité.
Il m’en coûta mon fils. Oracles que j’abhorre !
960 Sans vos ordres, sans vous, mon fils vivrait encore.
OEDIPE
Votre fils ! par quel coup l’avez-vous donc perdu ?
Quel oracle sur vous les dieux ont-ils rendu ?
JOCASTE.
Apprenez, apprenez, dans ce péril extrême,
Ce que j’aurais voulu me cacher à moi-même ;
965 Et d’un oracle faux ne vous alarmez plus.
Seigneur, vous le savez, j’eus un fils de Laïus.
Sur le sort de mon fils ma tendresse inquiète
Consulta de nos dieux la fameuse interprète.
Quelle fureur, hélas ! de vouloir arracher
970 Des secrets que le sort a voulu nous cacher !
Mais enfin j’étais mère, et pleine de faiblesse ;
Je me jetai craintive aux pieds de la prêtresse :
Voici ses propres mots, j’ai dû les retenir :
Pardonnez si je tremble à ce seul souvenir.
975 " Ton fils tuera son père, et ce fils sacrilège,
Inceste et parricide... " O dieux ! achèverai-je ?
OEDIPE
Eh bien ! Madame ?
JOCASTE.
Eh bien ! Madame ? Enfin, Seigneur, on me prédit
Que mon fils, que ce monstre entrerait dans mon lit :
Que je le recevrais, moi, Seigneur, moi sa mère,
980 Dégouttant dans mes bras du meurtre de son père ;
Et que, tous deux unis par ces liens affreux,
Je donnerais des fils à mon fils malheureux.
Vous vous troublez, Seigneur, à ce récit funeste ;
Vous craignez de m’entendre et d’écouter le reste.
OEDIPE
985 Ah ! Madame, achevez : dites, que fîtes-vous
De cet enfant, l’objet du céleste courroux ?
JOCASTE.
Je crus les dieux, Seigneur ; et, saintement cruelle,
J’étouffai pour mon fils mon amour maternelle.
En vain de cet amour l’impérieuse voix
990 S’opposait à nos dieux, et condamnait leurs lois ;
Il fallut dérober cette tendre victime
Au fatal ascendant qui l’entraînait au crime,
Et, pensant triompher des horreurs de son sort,
J’ordonnai par pitié qu’on lui donnât la mort.
995 Ô pitié criminelle autant que malheureuse !
Ô d’un oracle faux obscurité trompeuse !
Quel fruit me revient-il de mes barbares soins
Mon malheureux époux n’en expira pas moins ;
Dans le cours triomphant de ses destins prospères
1000 Il fut assassiné par des mains étrangères :
Ce ne fut point son fils qui lui porta ces coups ;
Et j’ai perdu mon fils sans sauver mon époux !
Que cet exemple affreux puisse au moins vous instruire !
Bannissez cet effroi qu’un prêtre vous inspire ;
1005 Profitez de ma faute, et calmez vos esprits.
OEDIPE
Après le grand secret que vous m’avez appris,
Il est juste à mon tour que ma reconnaissance
Fasse de mes destins l’horrible confidence.
Lorsque vous aurez su, par ce triste entretien,
1010 Le rapport effrayant de votre sort au mien,
Peut-être, ainsi que moi, frémirez-vous de crainte.
Le destin m’a fait naître au trône de Corinthe :
Cependant de Corinthe et du trône éloigné,
Je vois avec horreur les lieux où je suis né.
1015 Un jour, ce jour affreux, présent à ma pensée,
Jette encor la terreur dans mon âme glacée ;
Pour la première fois, par un don solennel,
Mes mains jeunes encor enrichissaient l’autel :
Du temple tout à coup les combles s’entrouvrirent ;
1020 De traits affreux de sang les marbres se couvrirent ;
De l’autel ébranlé par de longs tremblements
Une invisible main repoussait mes présents ;
Et les vents, au milieu de la foudre éclatante,
Portèrent jusqu’à moi cette voix effrayante :
1025 " Ne viens plus des lieux saints souiller la pureté ;
Du nombre des vivants les dieux t’ont rejeté ;
Ils ne reçoivent point tes offrandes impies ;
Va porter tes présents aux autels des furies ;
Conjure leurs serpents prêts à te déchirer ;
1030 Va, ce sont là les dieux que tu dois implorer. "
Tandis qu’à la frayeur j’abandonnais mon âme,
Cette voix m’annonça, le croirez-vous, Madame ?
Tout l’assemblage affreux des forfaits inouïs
Dont le ciel autrefois menaça votre fils,
1035 Me dit que je serais l’assassin de mon père.
OEDIPE
Ah dieux ! Que je serais le mari de ma mère.
JOCASTE.
Où suis-je ? Quel démon en unissant nos coeurs,
Cher prince, a pu dans nous rassembler tant d’horreurs ?
OEDIPE
Il n’est pas encor temps de répandre des larmes ;
1040 Vous apprendrez bientôt d’autres sujets d’alarmes.
Écoutez-moi, Madame, et vous allez trembler. Du sein de ma patrie il fallut m’exiler.
Je craignis que ma main, malgré moi criminelle,
Aux destins ennemis ne fût un jour fidèle ;
Et, suspect à moi-même, à moi-même odieux,
1045 Ma vertu n’osa point lutter contre les dieux.
Je m’arrachai des bras d’une mère éplorée ;
Je partis, je courus de contrée en contrée ;
Je déguisai partout ma naissance et mon nom :
Un ami de mes pas fut le seul compagnon.
1050 Dans plus d’une aventure, en ce fatal voyage,
Le dieu qui me guidait seconda mon courage :
Heureux si j’avais pu, dans l’un de ces combats,
Prévenir mon destin par un noble trépas !
Mais je suis réservé sans doute au parricide.
1055 Enfin je me souviens qu’aux champs de la Phocide
(Et je ne conçois pas par quel enchantement
J’oubliais jusqu’ici ce grand événement ;
La main des dieux sur moi si longtemps suspendue.
Semble ôter le bandeau qu’ils mettaient sur ma vue),
1060 Dans un chemin étroit je trouvai deux guerriers
Sur un char éclatant que traînaient deux coursiers ;
Il fallut disputer, dans cet étroit passage,
Des vains honneurs du pas le frivole avantage.
J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang
1065 Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang.
Inconnu, dans le sein d’une terre étrangère,
Je me croyais encore au trône de mon père ;
Et tous ceux qu’à mes yeux le sort venait offrir
Me semblaient mes sujets, et faits pour m’obéir
1070 Je marche donc vers eux, et ma main furieuse
Arrête des coursiers la fougue impétueuse ;
Loin du char à l’instant ces guerriers élancés
Avec fureur sur moi fondent à coups pressés.
La victoire entre nous ne fut point incertaine
1075 Dieux puissants, je ne sais si c’est faveur ou haine,
Mais sans doute pour moi contre eux vous combattiez ;
Et l’un et l’autre enfin tombèrent à mes pieds.
L’un d’eux, il m’en souvient, déjà glacé par l’âge,
Couché sur la poussière, observait mon visage ;
1080 Il me tendit les bras, il voulut me parler ;
De ses yeux expirants je vis des pleurs couler ;
Moi-même en le perçant, je sentis dans mon âme,
Tout vainqueur que j’étais... Vous frémissez, Madame.
JOCASTE.
Seigneur, voici Phorbas ; on le conduit ici.
OEDIPE
1085 Hélas ! mon doute affreux va donc être éclairci !
SCÈNE II. Oedipe, Jocaste, Phorbas, suite. §
OEDIPE
Viens, malheureux vieillard, viens, approche... A sa vue
D’un trouble renaissant je sens mon âme émue ;
Un confus souvenir vient encor m’affliger
Je tremble de le voir et de l’interroger.
PHORBAS.
1090 Eh bien ! est-ce aujourd’hui qu’il faut que je périsse ?
Grande reine, avez-vous ordonné mon supplice ?
Vous ne fûtes jamais injuste que pour moi.
JOCASTE.
Rassurez-vous, Phorbas, et répondez au roi.
JOCASTE.
Au roi ! C’est devant lui que je vous fais paraître.
PHORBAS.
1095 Ô dieux ! Laïus est mort, et vous êtes mon maître !
Vous, Seigneur ?
OEDIPE
Vous, Seigneur ? Épargnons les discours superflus :
Tu fus le seul témoin du meurtre de Laïus ;
Tu fus blessé, dit-on, en voulant le défendre.
PHORBAS.
Seigneur, Laïus est mort, laissez en paix sa cendre ;
1100 N’insultez pas du moins au malheureux destin
D’un fidèle sujet blessé de votre main.
OEDIPE
Je t’ai blessé ? qui, moi ?
PHORBAS.
Je t’ai blessé ? qui, moi ? Contentez votre envie ;
Achevez de m’ôter une importune vie ;
Seigneur, que votre bras, que les dieux ont trompé,
1105 Verse un reste de sang qui vous est échappé ;
Et puisqu’il vous souvient de ce sentier funeste
Où mon roi...
OEDIPE
Où mon roi... Malheureux ! épargne-moi le reste ;
J’ai tout fait, je le vois, c’en est assez.
Ô dieux ! Enfin après quatre ans vous dessillez mes yeux.
JOCASTE.
1110 Hélas ! il est donc vrai !
OEDIPE
Hélas ! il est donc vrai ! Quoi ! c’est toi que ma rage
Attaqua vers Daulis en cet étroit passage !
Oui, c’est toi : vainement je cherche à m’abuser ;
Tout parle contre moi, tout sert à m’accuser ;
Et mon oeil étonné ne peut te méconnaître.
PHORBAS.
1115 Il est vrai, sous vos coups j’ai vu tomber mon maître ;
Vous avez fait le crime, et j’en fus soupçonné ;
J’ai vécu dans les fers, et vous avez régné.
OEDIPE
Va, bientôt à mon tour je me rendrai justice ;
Va, laisse-moi du moins le soin de mon supplice :
1120 Laisse-moi, sauve-moi de l’affront douloureux
De voir un innocent que j’ai fait malheureux.
SCÈNE III. Oedipe, Jocaste. §
OEDIPE
Jocaste... car enfin la fortune jalouse
M’interdit à jamais le tendre nom d’épouse ;
Vous voyez mes forfaits : libre de votre foi,
1125 Frappez, délivrez-vous de l’horreur d’être à moi.
OEDIPE
Hélas ! Prenez ce fer, instrument de ma rage ;
Qu’il vous serve aujourd’hui pour un plus juste usage ;
Plongez-le dans mon sein.
JOCASTE.
Plongez-le dans mon sein. Que faites-vous, Seigneur ?
Arrêtez ; modérez cette aveugle douleur ;
1130 Vivez.
OEDIPE
Vivez. Quelle pitié pour moi vous intéresse ?
Je dois mourir.
JOCASTE.
Je dois mourir. Vivez, c’est moi qui vous en presse ;
Écoutez ma prière.
OEDIPE
Écoutez ma prière. Ah ! je n’écoute rien ;
J’ai tué votre époux.
JOCASTE.
J’ai tué votre époux. Mais vous êtes le mien.
OEDIPE
Je le suis par le crime.
JOCASTE.
Je le suis par le crime. Il est involontaire.
OEDIPE
1135 N’importe, il est commis.
JOCASTE.
N’importe, il est commis. Ô comble de misère !
OEDIPE
Ô trop funeste hymen ! ô feux jadis si doux !
JOCASTE.
Ils ne sont point éteints ; vous êtes mon époux.
OEDIPE
Non, je ne le suis plus ; et ma main ennemie
N’a que trop bien rompu le saint noeud qui nous lie.
1140 Je remplis ces climats du malheur qui me suit.
Redoutez-moi, craignez le dieu qui me poursuit ;
Ma timide vertu ne sert qu’à me confondre,
Et de moi désormais je ne puis plus répondre.
Peut-être de ce dieu partageant le courroux,
1145 L’horreur de mon destin s’étendrait jusqu’à vous :
Ayez du moins pitié de tant d’antres victimes
Frappez, ne craignez rien, vous m’épargnez des crimes.
JOCASTE.
Ne vous accusez point d’un destin si cruel
Vous êtes malheureux, et non pas criminel
1150 Dans ce fatal combat que Daulis vous vit rendre,
Vous ignoriez quel sang vos mains allaient répandre :
Et, sans trop rappeler cet affreux souvenir,
Je ne puis que me plaindre, et non pas vous punir.
Vivez...
OEDIPE
Vivez... Moi, que je vive ! Il faut que je vous fuie.
1155 Hélas ! où traînerai-je une mourante vie ?
Sur quels bords malheureux, en quels tristes climats,
Ensevelir l’horreur qui s’attache à mes pas ?
Irai-je, errant encore, et me fuyant moi-même,
Mériter par le meurtre un nouveau diadème ?
1160 Irai-je dans Corinthe, où mon triste destin
A des crimes plus grands réserve encor ma main ?
Corinthe ! que jamais ta détestable rive...