SOPHONISBE
TRAGÉDIE en cinq actes

1774

Voltaire

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***

Épître dédicatoire à Monsieur le Duc de la Vallière Grand Fauconnier de France, chevalier des ordres du roi, etc., etc. §

Monsieur le duc,

Quoique les épîtres dédicatoires aient la réputation d’être aussi ennuyeuses qu’inutiles, souffrez pourtant que je vous offre la Sophonisbe de Mairet, corrigée par un amateur autrefois très connu. C’est votre bien que je vous rends. Tout ce qui regarde l’histoire du théâtre vous appartient, après l’honneur que vous avez fait à la littérature française de présider à l’histoire du théâtre la plus complète. Presque tous les sujets des pièces dont cette histoire parle ont été tirés de votre bibliothèque, la plus curieuse de l’Europe en ce genre. Le manuscrit de la pièce qui vous est dédiée vous manquait : il vient de M. Lantin, auteur de plusieurs poèmes singuliers qui n’ont pas été imprimés, mais que les littérateurs conservent dans leurs portefeuilles. 

J’ai commencé par mettre ce manuscrit parmi les vôtres. Personne ne jugera mieux que vous si l’auteur a rendu quelque service à la scène française en habillant la Sophonisbe de Mairet à la moderne.

Il était triste que l’ouvrage de Mairet, qui eut tant de réputation autrefois, fût absolument exclu du théâtre, et qu’il rebutât même tous les lecteurs, non seulement par les expressions surannées, et par les familiarités qui déshonoraient alors la scène, mais par quelques indécences que la pureté de notre théâtre rend aujourd’hui intolérables. Il faut toujours se souvenir que cette pièce, écrite longtemps avant le Cid, est la première qui apprit aux Français les règles de la tragédie, et qui mit le théâtre en honneur. 

Il est très remarquable qu’en France ainsi qu’en Italie l’art tragique ait commencé par une Sophonisbe. Le prélat Georgio Trissino, par le conseil de l’archevêque de Bénévent, voulant faire passer ce grand art de la Grèce chez ses compatriotes, choisit le sujet de Sophonisbe pour son coup d’essai plus de cent ans avant Mairet. Sa tragédie, ornée de choeurs, fut représentée à Vicenza dès l’an 1514, avec une magnificence digne du plus beau siècle de l’Italie. Notre émulation se borna, près de cinquante ans après, à la traduire en prose ; et quelle prose encore ! Vous avez, monseigneur, cette traduction faite par Mélin de Saint-Gelais. Nous n’étions dignes alors de rien traduire ni en prose ni en vers. Notre langue n’était pas formée ; elle ne le fut que par nos premiers académiciens ; et il n’y avait point d’académie encore quand Mairet travailla.

Dans cette barbarie, il commença par imiter les Italiens ; il conçut les préceptes qu’ils avaient tous suivis ; les unités de lieu, de temps, et d’action, furent scrupuleusement observées dans sa Sophonisbe. Elle fut composée dès l’an 1629, et jouée en 1633. Une faible aurore de bon goût commençait à naître. Les indignes bouffonneries dont l’Espagne et l’Angleterre salissaient souvent leur scène tragique furent proscrites par Mairet ; mais il ne put chasser je ne sais quelle familiarité comique, qui était d’autant plus à la mode alors que ce genre est plus facile, et qu’on a pour excuse de pouvoir dire : « Cela est naturel. » Ces naïvetés furent longtemps en possession du théâtre en France.

Vous trouverez dans la première édition du Cid, composée longtemps après la Sophonisbe, A de plus hauts partis ce beau fils doit prétendre ; et dans Cinna, Vous m’aviez bien promis des conseils d’une femme. Ainsi il ne faut pas s’étonner que le style de Mairet, qui nous choque tant aujourd’hui, ne révoltât personne de son temps.

Corneille surpassa Mairet en tout ; mais il ne le fit point oublier ; et même, quand il voulut traiter le sujet de Sophonisbe, le public donna la préférence à l’ancienne tragédie de Mairet. Vous avez souvent dit, monsieur le duc, la raison de cette préférence ; c’est qu’il y a un grand fonds d’intérêt dans la pièce de Mairet, et aucun dans celle de Corneille. La fin de l’ancienne Sophonisbe est surtout admirable ; c’est un coup de théâtre, et le plus beau qui fût alors. Je crois donc vous présenter un hommage digne de vous en ressuscitant la mère de toutes les tragédies françaises, hissée depuis quatre-vingts ans dans son tombeau.

Ce n’est pas que M. Lantin, en ranimant la Sophonisbe, lui ait laissé tous ses traits ; mais enfin le fond est entièrement conservé : on y voit l’ancien amour de Massinisse et de la veuve de Syphax ; la lettre écrite par cette Carthaginoise à Massinisse ; la douleur de Syphax, sa mort ; tout le caractère de Scipion, la même catastrophe, et surtout point d’épisode, point de rivale de Sophonisbe, point d’amour étranger dans la pièce.

Je ne sais pourquoi M. Lantin n’a pas laissé subsister ce vers qui était autrefois dans la bouche de toute la cour : Massinisse, en un jour, voit, aime, et se marie.

Il tient, à la vérité, de cette naïveté comique dont je vous ai parlé ; mais il est énergique, et il était consacré. On l’a retranché probablement parce qu’en effet il n’était pas vrai que Massinisse n’eût aimé Sophonisbe que le jour de la prise de Cirthe ; il l’avait aimée éperdument longtemps auparavant, et un amour d’un moment n’intéresse jamais : aussi c’est Scipion qui prononçait ce vers, et Scipion était mal informé.

Quoi qu’il en soit, c’est à vous, monsieur le duc, et à vos amis, à décider si cette première tragédie régulière qui ait paru sur le théâtre de France mérite d’y remonter encore. Elle fit les délices de cette illustre maison de Montmorency ; c’est dans son hôtel qu’elle fut faite ; c’est la première tragédie qui fut représentée devant Louis XIII. Messieurs les premiers gentilshommes de la chambre, qui dirigent les spectacles de la cour, peuvent protéger ce premier monument de la gloire littéraire de la France, et se faire un plaisir de voir nos ruines réparées.

Le cinquième acte est trop court ; mais le cinquième d’Athalie n’est pas beaucoup plus long ; et d’ailleurs peut-être vaut-il mieux avoir à se plaindre du peu que du trop. Peut-être la coutume de remplir tous les actes de trois à quatre cents vers entraîne-t-elle des langueurs et des inutilités.

Enfin, si on trouve qu’on puisse ajouter quelque ornement à cet ancien ouvrage, vous avez en France plus d’un génie naissant qui peut contribuer à décorer un monument respectable qui doit être cher à la nation.

La réparation qu’on y a faite est déjà fort ancienne elle-même, puisqu’il y a plus de cinquante ans que M. Lantin est mort.

Je ne garantis pas (tout éditeur que je suis) qu’il ait réussi dans tous les points ; je pourrais même prévoir qu’on lui reprochera de s’être trop écarté de son original ; mais je dois vous en laisser le jugement.

Comme M. Lantin a retouché la Sophonisbe de Mairet, on pourra retoucher celle de M. Lantin. La même plume qui a corrigé le Venceslas pourrait faire revivre aussi la Sophonisbe de Corneille, dont le fond est très inférieur à celle de Mairet, mais dont on pourrait tirer de grandes beautés.

Nous avons des jeunes gens qui font très bien des vers sur des sujets assez inutiles ; ne pourrait-on pas employer leurs talents à soutenir l’honneur du théâtre français, en corrigeant Agésilas, Attila, Suréna, Othon, Pulchérie, Pertharite, Oedipe, Médée, Don Sanche d’Aragon, la Toison d’or, Andromède, enfin tant de pièces de Corneille tombées dans un plus grand oubli que Sophonisbe, et qui ne furent jamais lues de personne après leur chute ? Il n’y a pas jusqu’à Théodore qui ne pût être retouchée avec succès, en retranchant la prostitution de cette héroïne dans un mauvais lieu. On pourrait même refaire quelques scènes de Pompée, de Sertorius, des Horaces, et en retrancher d’autres, comme on a retranché entièrement les rôles de Livie et de l’infante dans ses meilleures pièces. Ce serait à la fois rendre service à la mémoire de Corneille et à la scène française, qui reprendrait une nouvelle vie : cette entreprise serait digne de votre protection, et même de celle du ministère.

Nous avons plus d’une ancienne pièce qui, étant corrigée, pourrait aller à la postérité. J’ose croire que l’Astrate, de Quinault, le Scévole de du Ryer, l’Amour tyrannique de Scudéry, bien rétablis au théâtre, pourraient faire de prodigieux effets.

Le théâtre est, de tous les arts cultivés en France, celui qui, du consentement de tous les étrangers, fait le plus d’honneur à notre patrie. Les Italiens sont encore nos maîtres en musique, en peinture ; les Anglais en philosophie : mais dans l’art des Sophocles, nous n’avons point de rivaux. Il est donc essentiel de protéger les talents par lesquels les Français sont au-dessus de tous les peuples. Les sujets commencent à s’épuiser ; il faut donc remettre sur la scène tous ceux qui ont été manqués, et dont il est aisé de tirer un grand parti.

Je soumets, comme je le dois, à vos lumières ces réflexions que mon zèle patriotique m’a dictées.

J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.

PERSONNAGES §

  • SCIPION, consul.
  • LÉLIE, lieutenant de Scipion.
  • SYPHAX, roi de Numidie.
  • SOPHONISBE, fille d’Asdrubal, femme de Syphax.
  • MASSINISSE, roi d’une partie de la Numidie.
  • ACTOR, attaché à Syphax et à Sophonisbe.
  • ALAMAR, officier de Massinisse.
  • PHAEDIME, dame numide, attachée à Sophonisbe.
  • Soldats romains.
  • Soldats numides.
  • Licteurs.
La scène est à Cirthe, dans une salle du château, depuis le commencement jusqu’à la fin.

ACTE I §

SCÈNE I. Syphax, une lettre à la main ; soldats. §

SYPHAX

Se peut-il qu’à ce point l’ingrate me trahisse ?
Sophonisbe ! Ma femme ! Écrire à Massinisse !
À l’ami des Romains ! Que dis-je ? À mon rival !
Au déserteur heureux du parti d’Annibal,
5 Qui me poursuit dans Cirthe, et qui bientôt peut-être
De mon trône usurpé sera l’indigne maître !
J’ai vécu trop longtemps. O vieillesse ! ô destins !
Ah ! Que nos derniers jours sont rarement sereins !
Que tout sert à ternir notre grandeur première !
10 Et qu’avec amertume on finit sa carrière !
A mes sujets lassés ma vie est un fardeau ;
On insulte à mon âge ; on ouvre mon tombeau.
Lâches, j’y descendrai, mais non pas sans vengeance.
Aux soldats.
Que la reine à l’instant paraisse en ma présence.
Il s’assied, et lit la lettre.
15 Qu’on l’amène, vous dis-je. Époux infortuné,
Vieux soldat qu’on trahit, monarque abandonné,
Quel fruit peux-tu tirer de ta fureur jalouse ?
Seras-tu moins à plaindre en perdant ton épouse ?
Cet objet criminel, à tes pieds immolé,
20 Raffermira-t-il mieux ton empire ébranlé ?
Dans la mort d’une femme est-il donc quelque gloire ?
Est-ce là tout l’honneur qui reste à ta mémoire ?
Venge-toi d’un rival, venge-toi des Romains ;
Ranime dans leur sang tes languissantes mains ;
25 Va finir sur la brèche un destin qui t’accable.
Qu’on te trahisse ou non, ta mort est honorable ;
Et l’on dira du moins, en respectant mon nom :
Il mourut en soldat des mains de Scipion.

SCÈNE II. Syphax, Sophonisbe, Phaedime. §

SOPHONISBE

Que voulez-vous, Syphax ? Et quelle tyrannie
30 Traîne ici votre épouse avec ignominie ?
Vos Numides tremblants, courageux contre moi,
Pour la première fois ont bien servi leur roi ;
A votre ordre suprême ils ont été dociles.
Peut-être sur nos murs ils seraient plus utiles ;
35 Mais vous les employez dans votre tribunal
A conduire à vos pieds la nièce d’Annibal !
Je conçois leur valeur, et je lui rends justice,
Quel est mon crime enfin ? Quel sera mon supplice ?

SYPHAX, lui donnant la lettre.

Connaissez votre seing : rougissez, et tremblez.

SOPHONISBE

40 Dans les malheurs communs qui nous ont désolés,
J’ai frémi, j’ai pleuré de voir la Numidie
Aux fiers brigands du Tibre en deux mois asservie.
Scipion, Massinisse, heureux dans les combats,
M’ont fait rougir, seigneur, mais je ne tremble pas.

SYPHAX

45 Perfide !

SOPHONISBE

Épargnez-moi cette injure odieuse,
Pour vous, pour votre femme également honteuse.
Nos murs sont assiégés ; vous n’avez plus d’appui,
Et le dernier assaut se prépare aujourd’hui.
J’écris à Massinisse en cette conjoncture,
50 Je rappelle à son coeur les droits de la nature,
Les noeuds trop oubliés du sang qui nous unit :
Seigneur, si vous l’osez, condamnez cet écrit.
Elle lit.
« Vous êtes de mon sang ; je vous fus longtemps chère,
Et vous persécutez vos parents malheureux.
55 Soyez digne de vous ; le brave est généreux :
Reprenez votre gloire et votre caractère... »
Syphax lui arrache la lettre.
Eh bien ! ai-je trahi mon peuple et mon époux ?
Est-il temps d’écouter des sentiments jaloux ?
Répondez : quel reproche avez-vous à me faire ?
60 La fortune, en tout temps à tous deux trop sévère,
A mis, pour mon malheur, ma lettre en votre main.
Quel en était le but ? quel était mon dessein ?
Pouvez-vous l’ignorer ? et faut-il vous l’apprendre ?
Si la ville aujourd’hui n’est pas réduite en cendre,
65 S’il est quelque ressource à nos calamités,
Sur ces murs tout sanglants je marche à vos côtés.
Aux yeux de Scipion, de Massinisse même,
Ma main joint des lauriers à votre diadème ;
Elle combat pour vous, et sur ce mur fatal
70 Elle arbore avec vous l’étendard d’Annibal :
Mais si jusqu’à la fin le ciel vous abandonne,
Si vous êtes vaincu, je veux qu’on vous pardonne.

SYPHAX

Qu’on me pardonne ! à moi ! De ce dernier affront
Votre indigne pitié voulait couvrir mon front !
75 Et, portant à ce point votre insultante audace,
C’est donc pour votre roi que vous demandez grâce ?
Allez, peut-être un jour vos funestes appas
L’imploreront pour vous, et ne l’obtiendront pas.
Massinisse, en tout temps mon fatal adversaire,
80 Et mon rival en tout ; se flatta de vous plaire ;
Il m’osa disputer mon trône et votre coeur :
C’est trahir notre hymen, votre foi, mon honneur,
Que de vous souvenir de son feu téméraire.
Vos soins injurieux redoublent ma colère ;
85 Et ce fatal aveu, dont je me sens confus,
A mes yeux indignés n’est qu’un crime de plus.

SOPHONISBE

Seigneur, je ne veux point, dans l’état où vous êtes,
Fatiguer vos chagrins de plaintes indiscrètes :
Mais vos maux sont les miens ; qu’ils puissent vous toucher.
90 Ce n’est pas mon époux qui doit me reprocher
De l’avoir préféré (non sans quelque courage)
Au vainqueur de l’Afrique, au vainqueur de Carthage,
D’avoir tout oublié pour suivre votre sort,
Et d’attendre avec vous l’esclavage ou la mort.
95 Massinisse m’aimait, et j’aimais ma patrie ;
Je vous donnai ma main, prenez encor ma vie.
Mais si je suis coupable en implorant pour vous
Le vainqueur irrité dont vous êtes jaloux,
Si j’ai voulu briser le joug qui vous accable,
100 Si je veux vous sauver, la faute est excusable.
Vous avez, croyez-moi, des soins plus importants.
Bannissez des soupçons, partage des amants,
Des coeurs efféminés, dont l’oisive mollesse
Ne connaît d’intérêts que ceux de leur tendresse :
105 Un soin bien différent nous occupe en ce jour ;
Il s’agit de la vie, et non pas de l’amour :
Il n’est pas fait pour nous. Écoutez : le temps presse ;
Tandis que vos soupçons accusent ma faiblesse,
Tandis que nous parlons, la mort est en ces lieux.

SYPHAX

110 Je vais donc la chercher ; je vais loin de vos yeux
Éteindre dans mon sang ma vie et mon outrage.
J’ai tout perdu ; les dieux m’ont laissé mon courage.
Cessez de prendre soin de la fin de mes jours.
Carthage m’a promis un plus noble secours ;
115 Je l’attends à toute heure, il peut venir encore :
Ce n’est pas mon rival qu’il faudra que j’implore.
Ne craignez rien pour moi, je sais sauver mes mains
Des fers de Massinisse, et des fers des Romains.
Sachez qu’un autre époux, et surtout un Numide,
120 Ne mourrait qu’en frappant le coeur d’une perfide.
Vous l’êtes ; j’ai des yeux : le fond de votre coeur,
Quoi que vous en disiez, était pour mon vainqueur.
Je n’ai point, Sophonisbe, exigé de votre âme
Les dehors affectés d’une inutile flamme ;
125 L’amour auprès de vous ne guida point mes pas ;
Je voulais un vrai zèle, et vous n’en avez pas.
Mais je sais mourir seul, j’y cours ; et cette épée
D’un sang que j’ai chéri ne sera point trempée.
Tremblez que les Romains, plus barbares que moi,
130 Ne recherchent sur vous le sang de votre roi.
Redoutez nos tyrans, et jusqu’à Massinisse ;
Si leurs bras sont armés, c’est pour votre supplice.
C’est le sang d’Annibal que leur haine poursuit ;
Ce jour est pour tous deux le dernier qui nous luit.
135 Je prodigue avec joie un vain reste de vie ;
Je péris glorieux, et vous mourrez punie :
Vous n’aurez, en tombant, que la honte et l’horreur
D’avoir prié pour moi mon superbe oppresseur.
Je cours aux murs sanglants que ses armes détruisent.
140 Laissez-moi : fuyez-moi ; vos remords me suffisent.

SOPHONISBE

Non, seigneur ; malgré vous je marche sur vos pas ;
Vous m’accablez en vain, je ne vous quitte pas,
Je cherche autant que vous une mort glorieuse ;
Vos malheureux soupçons la rendraient trop honteuse :
145 Je vous suis.

SYPHAX

Demeurez, je l’ordonne : je pars ;
Et Syphax en tombant ne veut point vos regards.

SCÈNE III. Sophonisbe, Phaedime. §

SOPHONISBE

Ah ! Phaedime !

PHAEDIME

Il vous laisse, et vous devez tout craindre.
Je vous vois tous les deux également à plaindre :
Mais Syphax est injuste.

SOPHONISBE

Il sort ; il a laissé
150 Dans ce coeur éperdu le trait qui l’a blessé.
J’ai cru, quand il parlait à sa femme éplorée,
Quand il nie présageait une mort assurée,
J’ai cru, je te l’avoue, entendre un dieu vengeur,
Dévoilant l’avenir, et lisant dans mon coeur,
155 Prononcer contre moi l’arrêt irrévocable
Qui dévoue au supplice une tête coupable.

PHAEDIME

Vous coupable ! Il l’était d’oublier aujourd’hui
Tout ce que Sophonisbe osa faire pour lui.

SOPHONISBE

J’ai tout fait. Cependant il m’a dit vrai, Phaedime ;
160 Dans les plis de mon âme il a cherché mon crime ;
Il l’a trouvé peut-être ; et ce triste entretien
Ne m’annonce que trop son désastre et le mien.

PHAEDIME

Son malheur l’aigrissait ; il vous rendra justice.
Sa haine contre Rome et contre Massinisse
165 Empoisonnait son coeur déjà trop soupçonneux :
Lui-même en rougira, s’il est moins malheureux.
Il voit la mort de près, et l’esprit le plus ferme
Peut se sentir troublé quand il touche à ce terme.
Mais si quelque succès secondait sa valeur,
170 Si du fier Scipion Syphax était vainqueur,
Vous verriez aisément son amitié renaître.
Il doit vous respecter, puisqu’il doit vous connaître.
Vos charmes sur son coeur ont été trop puissants :
Ils le seront toujours.

SOPHONISBE

Phaedime, il n’est plus temps.
175 Je vois de tous les deux la destinée affreuse :
Il s’avance au trépas ; je suis plus malheureuse.

PHAEDIME

Espérez.

SOPHONISBE

J’ai perdu mes États, mon repos,
L’estime d’un époux, et l’amour d’un héros.
Je suis déjà captive ; et dans ce jour peut-être
180 Il faut tendre les mains aux fers d’un nouveau maître,
Et recevoir des lois d’un amant indigné,
Qui m’eût rendue heureuse, et que j’ai dédaigné.
Quand ce fier Massinisse, oppresseur de Carthage,
Me présentait dans Cirthe un séduisant hommage,
185 Tu sais que j’étouffai, dans mon secret ennui,
L’intérêt et le sang qui me parlaient pour lui.
Te dirai-je encor plus ? j’étouffai l’amour même ;
Je soutins contre moi l’honneur du diadème ;
Je demeurai fidèle à mon père Asdrubal,
190 A Carthage, à Syphax, aux destins d’Annibal,
L’amour fuit de mon âme aux cris de ma patrie.
D’un amant irrité je bravai la furie :
Un front cicatrisé par la guerre et le temps
Effarouchait en vain mon coeur et mes beaux ans ;
195 Puisqu’il détestait Rome, il eut la préférence.
Massinisse revient, armé de la vengeance ;
Il entre en nos États, la victoire le suit ;
Aidé de Scipion, son bras a tout détruit :
Dans Cirthe ensanglantée un faible mur nous reste.
200 A quels dieux recourir dans ce péril funeste ?
Était-ce un si grand crime, était-il si honteux
D’avoir cru Massinisse et noble et généreux ;
D’avoir pour mon époux imploré sa clémence ?
Dans mon illusion j’avais quelque espérance ;
205 Ma prière et mes pleurs auraient pu le flatter ;
Mais il ne saura pas ce que j’osai tenter ;
Et, pour unique fruit d’un soin trop magnanime,
Mon époux me condamne, et mon amant m’opprime :
Tous deux sont contre moi, tous deux règlent mon sort ;
210 Et je n’attends ici que l’opprobre ou la mort.

SCÈNE IV. Sophonisbe, Phaedime, Actor. §

ACTOR

Reine, dans ce moment le secours de Carthage
Sous nos remparts sanglants s’est ouvert un passage ;
On est aux mains. Ces lieux qui retenaient vos pas
Sont trop près du carnage, et du champ des combats.
215 Le roi, couvert de sang, m’ordonne de vous dire
Que loin de ce palais vous vous laissiez conduire.
J’obéis.

SOPHONISBE

Je vous suis, Actor. Vous lui direz
Que ses ordres pour moi seront toujours sacrés ;
Mais que, dans les moments où le combat s’engage,
220 M’éloigner du danger c’est trop me faire outrage.
Dieux ! par quel sort cruel ai-je à craindre en un jour
Massinisse et Syphax, les Romains et l’amour ?
Ils m’ont tous entraînée au fond de cet abîme ;
Ils ont tous fait ma perte, et frappé leur victime.

ACTE II §

SCÈNE I. Sophonisbe, Phaedime. §

PHAEDIME

225 Quel tumulte effroyable au loin se fait entendre ?
Quels feux sont allumés ? la ville est-elle en cendre ?
Ceux qui veillaient sur vous se sont tous écartés.
Dans ces salons déserts, ouverts de tous côtés,
Il ne vous reste plus que des femmes tremblantes,
230 Au pied de ces autels avec moi gémissantes ;
Nous rappelons en vain par nos cris, par nos pleurs,
Des dieux qui sont passés dans le camp des vainqueurs.

SOPHONISBE

Leurs plaintes, leurs douleurs, cette effrayante image,
Ont effrayé mes sens, ont troublé mon courage :
235 Phaedime, ce moment m’accable ainsi que toi.
Le sang que vingt héros ont transmis jusqu’à moi
Aujourd’hui dégénère en mes veines glacées ;
Le désordre et la crainte agitent mes pensées.
J’ai voulu pénétrer dans ces sombres détours
240 Qui, du pied du palais, conduisent à nos tours :
Tout est fermé pour moi. Je marchais égarée ;
L’ombre de mon époux à mes yeux s’est montrée
Pâle, sanglante, horrible, et l’air plus furieux
Que lorsque son courroux m’outrageait à tes yeux.
245 Est-ce une illusion sur mes sens répandue ?
Est-ce la main des dieux sur ma tête étendue,
Un présage, un arrêt des enfers et du sort ?
Syphax en ce moment est-il vivant ou mort ?
J’ai fui d’un pas tremblant, éperdue, éplorée :
250 Je ne sais où j’étais quand je t’ai rencontrée ;
Je ne sais où je vais. Tout m’alarme et me nuit.
Et je crois voir encor un dieu qui me poursuit.
Que veux-tu, dieu cruel ? Euménide implacable,
Frappe, voilà mon coeur ; il n’était point coupable ;
255 Tu n’y peux découvrir qu’un malheureux amour,
Vaincu dès sa naissance, et banni sans retour :
Je n’offensai jamais l’hymen et la nature.
Grand dieu ! tu peux frapper ; va, ta victime est pure.

PHAEDIME

Ah ! nous allons du ciel savoir les volontés.
260 Déjà d’un bruit nouveau, dans ces murs désertés,
Jusqu’à notre prison les voûtes retentissent,
Et sur leurs gonds d’airain les portes en mugissent...
On entre, on vient à vous : je reconnais Actor.

SCÈNE II. Sophonisbe, Phaedime, Actor. §

SOPHONISBE

Ministre de mon roi, qui vous amène encor ?
265 Qu’a-t-on fait ? que deviens-je ? et qu’allez-vous m’apprendre ?

ACTOR

Le dernier des malheurs.

SOPHONISBE

Ah ! je m’y dois attendre.

ACTOR

Par l’ordre de Syphax, à l’abri de ces tours,
A peine en sûreté j’avais mis vos beaux jours,
Et j’avais refermé la barrière sacrée
270 Par qui de ce palais la ville est séparée ;
J’ai revolé soudain vers ce roi malheureux,
Digne d’un meilleur sort, et digne de vos voeux ;
Son courage, aussi grand qu’il était inutile,
D’un effort passager soutient son bras débile.
275 Sur la brèche à la fin, de cent coups renversé,
Dans ces débris sanglants, il tombe terrassé :
Il meurt.

SOPHONISBE

Ah ! je devais, plus que lui poursuivie,
Tomber à ses côtés, ainsi que ma patrie :
Il ne l’a pas voulu.

ACTOR

Si dans un tel malheur
280 Quelque soulagement reste à notre douleur,
Daignez apprendre au moins combien, dans sa victoire,
Le jeune Massinisse a mérité de gloire.
Qui croirait qu’un héros si fier, si redouté,
Dont l’Afrique éprouva le courage emporté,
285 Et dont l’esprit superbe a tant de violence,
Dans l’horreur du combat aurait tant de clémence ?
A peine il s’est vu maître, il nous a pardonné ;
De blessés, de mourants, de morts environné,
Il a donné soudain, de sa main triomphante,
290 Le signal de la paix au sein de l’épouvante.
Le carnage et la mort s’arrêtent à sa voix ;
Le peuple, encor tremblant, lui demande des lois ;
Tant le coeur des humains change avec la fortune !

SOPHONISBE

Le ciel semble adoucir la misère commune,
295 Puisqu’au moins le pouvoir est remis dans les mains
D’un prince de ma race, et non pas des Romains.

ACTOR

Le juste et premier soin de l’heureux Massinisse
Est d’apaiser les dieux par un prompt sacrifice,
De dresser un bûcher à votre auguste époux.
300 Il garde jusqu’ici le silence sur vous :
Mais dès que j’ai paru, madame, en sa présence,
Il s’est ressouvenu qu’autrefois son enfance
Fut remise en mes mains, dans ces murs, dans ces lieux,
Où ce prince aujourd’hui rentre en victorieux.
305 Il m’a fait appeler ; et, respectant mon zèle,
Au malheureux Syphax en tous les temps fidèle,
Il m’a comblé d’honneurs. « Ayez, dit-il, pour moi
Cette même amitié qui servit votre roi. »
Enfin, à Syphax même il a donné des larmes ;
310 Il justifie en tout le succès de ses armes ;
Il répand des bienfaits, s’il fit des malheureux.

SOPHONISBE

Plus Massinisse est grand, plus mon sort est affreux.
Quoi ! les Carthaginois, que je crus invincibles,
Sous les chefs de ma race à Rome si terribles,
315 Qui jusqu’au Capitole avaient porté leurs pas,
Ont paru devant Cirthe, et ne la sauvent pas !

ACTOR

Scipion combattait : ils ne sont plus...

SOPHONISBE

Carthage !
Tu seras, comme moi, réduite à l’esclavage ;
Nous périrons ensemble. O Cirthe ! ô mon époux !
320 Afrique, Asie, Europe, immolés avec nous,
Le sort des Scipion est donc de tout détruire !

ACTOR

Annibal vit encore.

SOPHONISBE

Ah ! tout sert à me nuire ;
Annibal est trop loin : je suis esclave.

ACTOR

Ô dieux !
Fléchissez Massinisse... Il avance en ces lieux ;
325 Il vient suivi des siens ; il vous cherche peut-être.

SOPHONISBE

Mes yeux, mes tristes yeux ne verront point un maître !
Ils pleureront Syphax, et nos murs abattus,
Et ma gloire passée, et tous mes dieux vaincus.

MASSINISSE, arrivant.

Sophonisbe me fuit.

SOPHONISBE, sortant.

Je dois fuir Massinisse.

SCÈNE III. Massinisse, Alamar, un des chefs numides, Actor, guerriers numides. §

MASSINISSE

330 Il est juste, après tout, que son coeur me haïsse.
Elle m’a cru barbare. Eh ! le suis-je, grands dieux !
Devais-je être en effet si coupable à ses yeux ?
Actor, vous que je vois, dans ce moment prospère,
Avec les yeux d’un fils qui retrouve son père,
335 Je vous prends à témoin si l’inhumanité
A souillé ma victoire et ma félicité ;
Si, triste imitateur des vengeances romaines,
J’ai parlé de tributs, de triomphes, de chaînes.
Des guerriers généreux, par la mort épargnés,
340 Comme de vils troupeaux à mon char enchaînés,
A des dieux teints de sang offerts en sacrifice,
Sont-ils dans les cachots gardés pour le supplice ?
Je viens dans mon pays, et j’y reprends mon bien
En soldat, en monarque, et plus en citoyen.
345 Je ramène avec moi la liberté numide.
D’où vient que Sophonisbe, orgueilleuse ou timide,
Refusant seule ici d’accueillir un vainqueur,
Craint toujours Massinisse, et fuit avec horreur ?
Suis-je un Romain ?

ACTOR

Seigneur, on la verra, sans doute,
350 Révérer avec nous la main qu’elle redoute ;
Mais vous savez assez tout ce qu’elle a perdu.
Le sang de son époux fut par vous répandu ;
Et, n’osant regarder son vainqueur et son juge,
Aux pieds des immortels elle cherche un refuge.

MASSINISSE

355 Ils l’ont mal défendue ; et, pour vous dire plus,
Ils l’ont mal inspirée, alors que ses refus,
Ses outrages honteux au sang de Massinisse,
Sous ses pas égarés creusaient ce précipice :
Elle y tombe : elle en doit accuser son erreur.
360 Ah ! c’est bien malgré moi qu’elle a fait son malheur.
Allez ; et dites-lui qu’il est peu de prudence
A dédaigner un maître, à braver sa puissance.
Je veux qu’elle paraisse en ce même moment ;
Mon aspect odieux sera son châtiment :
365 Je n’en prendrai point d’autre ; et sa fierté farouche
S’humiliera du moins, puisque rien ne la touche.
Actor s’en va.

SCÈNE IV. Massinisse, Alamar, guerriers numides. §

MASSINISSE

Eh bien ! nobles guerriers, chers appuis de mes droits,
Cirthe est-elle tranquille ? A-t-on suivi mes lois ?
Un seul des citoyens aurait-il à se plaindre ?

ALAMAR

370 Sous votre loi, seigneur, ils n’auraient rien à craindre
Mais on craint les Romains, ces cruels conquérants,
De tant de nations ces illustres tyrans,
Descendants prétendus du grand dieu de la guerre,
Qui pensent être nés pour asservir la terre.
375 On dit que Scipion veut s’arroger le prix
De tant d’heureux travaux par vos mains entrepris ;
Qu’il veut seul commander.

MASSINISSE

Qui ? lui ! dans mon partage !
Dans Cirthe, mon pays, mon premier héritage !
Lui, mon ami, mon guide, et qui m’a tout promis !

ALAMAR

380 Lorsque Rome a parlé, les rois n’ont plus d’amis.

MASSINISSE

Nous verrons : j’ai vaincu, je suis dans mon empire,
Je règne ; et je suis las, puisqu’il faut vous le dire,
Des hauteurs d’un sénat qui croit me protéger,
Sur son fier tribunal assis pour me juger
385 C’en est trop.

ALAMAR

Cependant nous devons vous apprendre
Qu’au milieu des débris, des remparts mis en cendre,
Au lieu même où Syphax est mort en combattant,
Nous avons retrouvé ce billet tout sanglant,
Qui peut-être aujourd’hui fut écrit pour vous-même.

MASSINISSE

390 Donnez.
Il lit.
Ah ! qu’ai-je lu ? ciel ! ô surprise extrême !
Sophonisbe à ma gloire enfin se confiait !
A fléchir son amant sa fierté se pliait !
Elle a connu mon âme, elle a vaincu la sienne ;
Ses yeux se sont ouverts ; et sa fatale haine,
395 Que je vis si longtemps contre moi s’obstiner,
Me croyait assez grand pour savoir pardonner !
Épouse de Syphax, tu m’as rendu justice ;
Ta lettre a mis le comble à mon destin propice ;
Ta main ceignait mon front de ce laurier nouveau :
400 Romains, vous n’avez point de triomphe plus beau...
Courons vers Sophonisbe. .. Ah ! je la vois paraître.

SCÈNE V. Sophonisbe, Massinisse, Phaedime, gardes. §

SOPHONISBE

Si le sort eût voulu qu’un Romain fut mon maître,
Si j’eusse été réduite en un tel abandon
Qu’il m’eût fallu prier Lélie ou Scipion,
405 La veuve d’un monarque, à sa gloire fidèle,
Aurait choisi cent fois la mort la plus cruelle,
Plutôt que de forcer ma bouche à le fléchir.
Seigneur, à vos genoux je tombe sans rougir.
(Massinisse l’empêche de se jeter à genoux.)
410 Ne me retenez point, et laissez mon courage
S’honorer de vous rendre un légitime hommage ;
Non pas à vos succès, non pas à la terreur
Qui marchait devant vous, que suivait la fureur,
Et qui vous a donné cette grande victoire ;
415 Mais au coeur généreux, si digne de sa gloire,
Qui, de ses ennemis respectant la vertu,
A plaint son rival même, a fait ce qu’il a dû ;
Du malheureux Syphax a recueilli la cendre,
Qui partage les pleurs que sa main fait répandre,
420 Qui soumet les vaincus à force de bienfaits,
Et dont j’aurais voulu ne me plaindre jamais.

MASSINISSE

C’est vous, auguste reine, en tout temps révérée,
Qui m’avez du devoir tracé la loi sacrée ;
Et je conserverai jusqu’au dernier moment
425 De vos nobles leçons ce digne monument.
La lettre que tantôt vous m’avez adressée,
Par la faveur des dieux sur la brèche laissée,
Remise en mon pouvoir, est plus chère à mon coeur
Que le bandeau des rois, et le nom de vainqueur.

SOPHONISBE

430 Quoi, seigneur ! jusqu’à vous ma lettre est parvenue !
Et par tant de bontés vous m’aviez prévenue !

MASSINISSE

J’ai voulu désarmer votre injuste courroux.

SOPHONISBE

Je n’ai plus qu’une grâce a prétendre de vous.

MASSINISSE

Parlez.

SOPHONISBE

Je la demande au nom de ma patrie,
435 Du sang de mon époux, qui s’élève et qui crie,
De votre honneur surtout, et des rois nos aïeux,
Qui parlent par ma voix, et vivent dans nous deux.
Jurez-moi seulement de ne jamais permettre
Qu’au pouvoir des Romains on ose me remettre.

MASSINISSE

440 Qui ? vous en leur pouvoir ! et d’un pareil affront
Vous auriez soupçonné qu’on pût couvrir mon front !
Je commande dans Cirthe ; et c’est assez vous dire
Que les Romains sur vous n’ont point ici d’empire.

SOPHONISBE

En vous le demandant je n’en ai point douté.

MASSINISSE

445 Je sais qu’ils sont jaloux de leur autorité ;
Mais ils n’auront jamais l’audace téméraire
D’outrager un ami qui leur est nécessaire.
Allez ; ne croyez pas qu’ils puissent m’avilir :
Je saurai les braver, si j’ai su les servir.
450 Ils vous respecteront ; vos frayeurs sont injustes.
Vous avez attesté tous ces mânes augustes,
Tous ces rois dont le sang, dans nos veines transmis,
S’indigna si longtemps de nous voir ennemis ;
Je les prends à témoin, et c’est pour vous apprendre
455 Que j’ai pu, comme vous, mériter d’en descendre.
La nièce d’Annibal, et la veuve d’un roi,
N’est captive en ces lieux des Romains ni de moi.
Je sais qu’un tel opprobre, un si barbare usage,
Est consacré dans Rome, et commun dans Carthage.
460 Il finirait pour vous, si je l’avais suivi.
Le sang dont vous sortez n’aura jamais servi :
Ce front n’était formé que pour le diadème.
Gardez dans ce palais l’honneur du rang suprême :
Ne pensez pas surtout qu’en ces tristes moments
465 Mon coeur laisse éclater ses premiers sentiments ;
Je n’en rappelle point la déplorable histoire :
Je sais trop respecter vos malheurs et ma gloire,
Et même cet amour par vous trop dédaigné.
Je règne dans ces murs où vous avez régné ;
470 Les trésors de Syphax y sont en ma puissance ;
Je vous les rends, madame, et voilà ma vengeance.
Ne regardez en moi qu’un vainqueur à vos pieds ;
Sophonisbe, il suffit que vous me connaissiez.
Vous me rendrez justice, et c’est ma récompense.
475 A mes nouveaux sujets je cours en diligence
Leur annoncer un bien qu’ils semblent demander,
Et que déjà leur maître eût dû leur accorder :
Ils vont renouveler leur hommage à leur reine ;
Sophonisbe en tous lieux est toujours souveraine.

SCÈNE VI. Sophonisbe, Phaedime. §

SOPHONISBE

480 Je demeure interdite. Un si grand changement
A saisi mes esprits d’un long étonnement.
Que je l’ai mal connu !... Faut-il qu’un si grand homme
Ait détruit mon pays, et qu’il ait servi Rome ?
Tous mes sens sont ravis, mais ils sont effrayés ;
485 Scipion dans nos murs, Massinisse à mes pieds,
Sophonisbe, en un jour, captive et triomphante,
L’ombre de mon époux terrible et menaçante,
Le comble des horreurs et des prospérités,
Les fers, le diadème, à mes yeux présentés,
490 Ce rapide torrent de fortunes contraires
Me laisse encor douter de mes destins prospères.

PHAEDIME

Ah ! croyez-en du moins le pouvoir de vos yeux.
S’il respecte dans vous le nom de vos aïeux,
S’il dépose à vos pieds l’orgueil de sa conquête,
495 Et les lauriers sanglants qui couronnent sa tête,
Peut-être un seul regard a plus fait sur son coeur
Que toutes les vertus, l’alliance, et l’honneur.
Mais ces vertus enfin, que dans Cirthe on admire,
Qui sur tous les esprits lui donnent tant d’empire,
500 Autorisent les feux que vous vous reprochiez :
La gloire qui le suit les a justifiés.
Non, ce n’est pas assez que, dans Cirthe étonnée,
Vous viviez sous le nom de reine détrônée,
Qu’on vous laisse un vain titre, et qu’un bandeau royal
505 D’un front chargé d’ennui soit l’ornement fatal :
La pitié peut donner ces honneurs inutiles,
D’un malheur véritable amusements stériles ;
L’amour ira plus loin ; j’ose vous en flatter :
Syphax est au tombeau...

SOPHONISBE

Cesse de m’insulter ;
510 Ne me présente point ce qui me déshonore :
Tu parles à sa veuve, et son sang fume encore.

PHAEDIME

Songez qu’au rang des rois vous pouvez remonter :
L’ombre de votre époux s’en peut-elle irriter ?

SOPHONISBE

Ma gloire s’en irrite ; il faut t’ouvrir mon âme.
515 J’ai repoussé les traits de ma funeste flamme ;
Oui, ce feu, si longtemps dans mon sein renfermé,
S’est avec violence aujourd’hui rallumé.
Peut-être on m’aime encore, et j’oserais le croire :
Je pourrais me flatter d’une telle victoire ;
520 Je pourrais, à mon joug attachant mon vainqueur,
Arracher aux Romains l’appui de leur grandeur :
Ma flamme déclarée et si longtemps secrète,
Ma fierté, ma vengeance à la fin satisfaite,
Massinisse en mes bras, seraient d’un plus grand prix
525 Que l’empire du monde aux Romains tant promis.
Mais je vais, s’il se peut, t’étonner davantage :
Malgré l’illusion d’un si cher avantage,
Malgré l’amour enfin dont je ressens les coups,
Massinisse jamais ne sera mon époux.

PHAEDIME

530 Pourquoi le refuser ? pourquoi, si son courage
Vous présentait un sceptre au lieu de l’esclavage,
Si de l’Afrique entière il faisait la grandeur,
Si, du sang de nos rois relevant la splendeur,
Si, du sang d’Annibal...

SCÈNE VII. Sophonisbe, Phaedime, Actor.  §

ACTOR

Reine, il faut vous apprendre
535 Qu’un insolent Romain vient ici de se rendre ;
On le nomme Lélie, et le bruit se répand
Qu’il est de Scipion le premier lieutenant :
Sa suite avec mépris nous insulte et nous brave ;
Des Romains, disent-ils, Sophonisbe est l’esclave ;
540 Leur fierté nous vantait je ne sais quel sénat,
Des préteurs, des tribuns, l’honneur du consulat,
La majesté de Rome : et, sans plus les entendre,
Je reviens à vos pieds périr ou vous défendre.

SOPHONISBE

Brave et fidèle ami, je compte sur ta foi,
545 Sur les serments sacrés de notre nouveau roi ;
Sur moi-même, en un mot : Carthage m’a fait naître ;
Je mourrai digne d’elle, et sans trône, et sans maître.

ACTOR

Que de maux à la fois accumulés sur nous !

SOPHONISBE

Actor, quand il le faut, je sais les braver tous.
550 Syphax à ses côtés, au milieu du carnage,
Aurait vu Sophonisbe égaler son courage.
De ces Romains du moins j’égalerai l’orgueil,
Et je les défierai du bord de mon cercueil.

ACTE III §

SCÈNE I. Lélie, Massinisse, assis, soldats romains, soldats numides dans l’enfoncement, divisés en deux troupes. §

LÉLIE

Votre âme impatiente était trop alarmée
555 Des bruits qu’a répandus l’aveugle renommée.
Qu’importe un vain discours du soldat répété
Dans le sein de l’ivresse et de l’oisiveté ?
Laissons parler le peuple ; il ne peut rien connaître :
Il veut percer en vain les secrets de son maître ;
560 Et ceux de Scipion, dans son sein retenus,
Seigneur, avant le temps ne sont jamais connus.

MASSINISSE

Quelquefois un bruit sourd annonce un grand orage ;
Tout aveugle qu’il est, le peuple le présage ;
Rien n’est à dédaigner : les publiques rumeurs
565 Souvent aux souverains annoncent leurs malheurs.
Je veux approfondir ces discours qu’on méprise.
Expliquez-vous, Lélie, avec cette franchise
Qu’attendent ma conduite et ma sincérité.
Les Romains autrefois aimaient la vérité :
570 Leur austère vertu, peut-être un peu farouche,
Laissait leur coeur altier d’accord avec leur bouche.
Auraient-ils aujourd’hui l’art de dissimuler ?
Après avoir vaincu n’oseriez-vous parler ?
Que pensez-vous, du moins, que Scipion prétende ?

LÉLIE

575 Scipion ne fait rien que Rome ne commande,
Rien qui ne soit prescrit par nos communs traités ;
La justice et la loi règlent ses volontés.
Rome l’a revêtu de son pouvoir suprême ;
Il viendra dans ces lieux vous apprendre lui-même
580 Ce qu’il faut entreprendre ou qu’on peut différer ;
Sur vos grands intérêts vous pourrez conférer.
Il vous annoncera ses projets sur l’Afrique.
Vous savez qu’Annibal est déjà vers Utique ;
Qu’il fuit l’aigle romaine, et que, dans son pays,
585 De ses Carthaginois ramenant les débris,
Il vient de Scipion défier la fortune.
Cette guerre nouvelle à vous deux est commune.
Nous marcherons ensemble à de nouveaux combats.

MASSINISSE

De la reine, seigneur, vous ne me parlez pas

LÉLIE

590 Je parle d’Annibal ; Sophonisbe est sa nièce :
C’est vous en dire assez.

MASSINISSE, en se levant.

Écoutez ; le temps presse :
Je veux une réponse, et savoir à l’instant
Si sur mes prisonniers votre pouvoir s’étend.

LÉLIE

Lieutenant du consul, je n’ai point sa puissance ;
595 Mais si vous demandez, seigneur, ce que je pense
Sur le sort des vaincus, sur la loi du combat,
Je crois que leur destin n’appartient qu’au sénat.

MASSINISSE

Au sénat ! Et qui suis-je ?

LÉLIE

Un allié, sans doute,
Un roi digne de nous, qu’on aime et qu’on écoute,
600 Que Rome favorise, et qui doit accorder
Tout ce que ce sénat a droit de demander.
Il se lève.
C’est au seul Scipion de faire le partage ;
Il récompensera votre noble courage,
Seigneur, et c’est à vous de recevoir ses lois,
605 Puisqu’il est notre chef, et qu’il commande aux rois.

MASSINISSE

Je l’ignorais, Lélie, et ma condescendance
N’avait point reconnu tant de prééminence ;
Je pensais être égal à ce grand citoyen ;
Et j’ai cru que mon nom pouvait valoir le sien :
610 Je ne m’attendais pas qu’il s’expliquât en maître.
J’ai d’autres intérêts, et plus pressants peut-être,
Que ceux de disputer du rang des souverains,
Et d’opposer l’orgueil à l’orgueil des Romains.
Répondez ; ose-t-il disposer de la reine ?

LÉLIE

615 Il le doit.

MASSINISSE

Lui !... Mon coeur ne se contient qu’à peine.

LÉLIE

C’est un droit reconnu qu’il nous faut maintenir ;
Tout le sang d’Annibal nous doit appartenir.
Vous qui dans les combats brûliez de le répandre,
Quel étrange intérêt pourriez-vous bien y prendre,
620 Vous, de sa race entière éternel ennemi,
Vous, du peuple romain le vengeur et l’ami ?

MASSINISSE

L’intérêt de mon sang, celui de la justice,
Et l’horreur que je sens d’un pareil sacrifice.
J’entrevois les projets qu’il me cache avec soin ;
625 Mais son ambition pourrait aller trop loin.

LÉLIE

Seigneur, elle se borne à servir sa patrie.

MASSINISSE

Dites mieux, à flatter l’infâme barbarie
D’un peuple qu’Annibal écrasa sous ses pieds.
Si Rome existe encor, c’est par ses alliés :
630 Mes secours l’ont sauvée ; et, dès qu’elle respire,
Sur les rois, sur moi-même elle affecte l’empire ;
Elle se fait un jeu, dans ses murs fortunés,
De prodiguer l’outrage à des fronts couronnés ;
Elle met à ce prix sa faveur passagère :
635 Scipion qui m’aima se dément pour lui plaire ;
Il me trahit.

LÉLIE

Seigneur, qui vous a donc changé ?
Quoi ! vous seriez trahi quand vous seriez vengé !
J’ignore si la reine, en triomphe menée,
Au char de Scipion doit paraître enchaînée ;
640 Mais en perdrions-nous votre utile amitié ?
C’est pour une captive avoir trop de pitié.

MASSINISSE

Que je la plaigne ou non, je veux qu’on la respecte.
La foi romaine enfin me devient trop suspecte.
De ma protection tout Numide honoré,
645 En quelque rang qu’il soit, doit vous être sacré :
Et vous insulteriez une femme, une reine !
Vous oseriez charger de votre indigne chaîne
Les mains, les mêmes mains que je viens d’affranchir !

LÉLIE

Parlez à Scipion, vous pourrez le fléchir.

MASSINISSE

650 Le fléchir ! apprenez qu’il est une autre voie
De priver les Romains de leur injuste proie.
Il est des droits plus saints : Sophonisbe aujourd’hui,
Seigneur, ne dépendra ni de vous ni de lui ;
Je l’espère du moins.

LÉLIE

Tout ce que je puis dire,
655 C’est que nous soutiendrons les droits de notre empire ;
Et vous ne voudrez pas, par des caprices vains,
Vous priver des bontés qu’ont pour vous les Romains.
Croyez-moi, le sénat ne fait point d’injustices ;
Il a d’un digne prix reconnu vos services,
660 Il vous chérit encor, mais craignez qu’un refus
Ne vous attire ici des ordres absolus.
Il sort avec les soldats romains.

SCÈNE II. Massimisse, Alamar ; les soldats numides restent au fond de la scène. §

MASSINISSE

Des ordres ! vous, Romains ! ingrats, dont ma vaillance
A fait tous les succès, et nourri l’insolence :
Des fers à Sophonisbe ! Et ces mots inouïs
665 A peine prononcés n’ont pas été punis !
Aide-moi, Sophonisbe, à venger ton injure ;
Règne, l’honneur l’ordonne, et l’amour t’en conjure ;
Règne pour être libre, et commande avec moi...
Va, Massinisse enfin sera digne de toi.
670 Des fers ! ah ! que je vais réparer cet outrage !
Que j’étais insensé de combattre Carthage !
À sa suite.
Approchez, mes amis ; parlez, braves guerriers ;
Verrez-vous dans vos mains flétrir tant de lauriers ?
Vous avez entendu ce discours téméraire.

ALAMAR

675 Nous en avons rougi de honte et de colère.
Le joug de ces ingrats ne peut plus se porter ;
Sur leur superbe tête il faut le rejeter.

MASSINISSE

Rome hait tous les rois, et les croit tyranniques ;
Ah ! les plus grands tyrans ce sont les républiques ;
680 Rome est la plus cruelle.

ALAMAR

Il est juste, il est temps
D’abattre pour jamais l’orgueil de ses enfants.
L’alliance avec eux n’était que passagère ;
La haine est éternelle.

MASSINISSE

Aveugle en ma colère, :
Contre mon propre sang j’ai pu les soutenir !
685 Si je les ai sauvés, songeons à les punir.
Me seconderez-vous ?

ALAMAR

Nous sommes prêts, sans doute ;
Il n’est rien avec vous qu’un Numide redoute.
Les Romains ont plus d’art, et non plus de valeur ;
Ils savent mieux tromper, et c’est là leur grandeur ;
690 Mais nous savons au moins combattre comme eux-mêmes :
Commandez, annoncez vos volontés suprêmes ;
Ce fameux Scipion n’est pas plus craint de nous
Que ce faible Syphax abattu sous nos coups.

MASSINISSE

Écoutez ; Annibal est déjà dans l’Afrique ;
695 La nouvelle en est sûre, il marche vers Utique :
Pourrions-nous jusqu’à lui nous frayer des chemins ?

ALAMAR

Nous vous en tracerons dans le sang des Romains.

MASSINISSE

Enlevons Sophonisbe ; arrachons cette proie
Aux brigands insolents qu’un sénat nous envoie ;
700 Effaçons dans leur sang le crime trop honteux,
Et le malheur, surtout, d’avoir vaincu pour eux.
Annibal n’est pas loin ; croyez que ce grand homme
Peut encore une fois se montrer devant Rome :
Mais à nos fiers tyrans fermons-en le retour ;
705 Que ces bords africains, que ce sanglant séjour,
Deviennent, par vos mains, le tombeau de ces traîtres,
Qui, sous le nom d’amis, sont nos barbares maîtres.
La nuit approche ; allez, je viendrai vous guider ;
Les vaincus enhardis pourront nous seconder.
710 Vous savez en ces lieux combien Rome est haïe,
Et tout homme est soldat contre la tyrannie(24).
Préparez les esprits irrités et jaloux ;
Sans leur rien découvrir enflammez leur courroux :
Aux premiers coups portés, aux premières alarmes,
715 Au nom de Sophonisbe, ils voleront aux armes ;
Nos maîtres prétendus, plongés dans le sommeil,
Verront entre mes mains la mort à leur réveil.

ALAMAR

Si l’on ne prévient pas cette grande entreprise,
Le succès en est sûr, et tout nous favorise :
720 Nous suivons Massinisse ; et ces tyrans surpris
Vont payer de leur sang leur superbe mépris.

MASSINISSE

Revolez à mon camp, je vous joins dans une heure ;
J’arrache Sophonisbe à sa triste demeure :
Je marche à votre tête ; et, s’il vous faut périr,
725 Mes amis, j’ai su vaincre, et je saurai mourir.

SCÈNE III. Sophonisbe, Massinisse. §

SOPHONISBE

Seigneur, en tous les temps par le ciel poursuivie,
Je n’attends que de vous le destin de ma vie.
Victorieux dans Cirthe, et mon libérateur,
Contre ces fiers Romains deux fois mon protecteur,
730 Vous avez, d’un seul mot, écarté les orages
Qui m’entouraient encore après tant de naufrages ;
Et, dans ce grand reflux des horreurs de mon sort,
Dans ce jour étonnant de clémence et de mort,
Par vous seul confondue, et par vous rassurée,
735 J’ai cru que d’un héros la promesse sacrée,
Ce généreux appui, le seul qui m’est resté,
Me servirait d’égide, et serait respecté :
Je ne m’attendais pas qu’on flétrît votre ouvrage,
Qu’on osât prononcer le nom de l’esclavage,
740 Et que je dusse encore ; après tant de tourments,
Après tous vos bienfaits, réclamer vos serments.

MASSINISSE

Ne les réclamez point ; ils étaient inutiles,
Je n’en eus pas besoin : vous aurez des asiles
Que l’orgueil des Romains ne pourra violer ;
745 Et ce n’est pas à vous désormais de trembler.
Il m’appartenait peu de parler d’hyménée
Dans ce même palais, dans la même journée
Où le sort a voulu que le sang d’un époux,
Répandu par les miens, rejaillît jusqu’à vous.
750 Mais la nécessité rompt toutes les barrières ;
Tout se tait à sa voix ; ses lois sont les premières.
La cendre de Syphax ne peut vous accuser ;
Vous n’avez qu’un parti, celui de m’épouser ;
Du pied de nos autels au trône remontée,
755 Sur les bords africains chérie et redoutée,
Le diadème au front, marchez à mon côté :
Votre sceptre et mon bras sont votre sûreté.

SOPHONISBE

Ah ! que m’avez-vous dit ? Sophonisbe éperdue
Doit dévoiler enfin son âme à votre vue :
760 J’étais votre ennemie, et l’ai toujours été,
Seigneur, je vous ai fui, je vous ai rebuté ;
Syphax obtint mon choix, sans consulter son âge ;
Je n’acceptai sa main que pour vous faire outrage ;
J’encourageai les miens à poursuivre vos jours :
765 Mais connaissez mon coeur, il vous aima toujours.

MASSINISSE

Est-il possible ! ô dieux ! vous, dont l’âme inhumaine
Fut chez les Africains célèbre par la haine,
Vous m’aimiez, Sophonisbe ! et dans ses déplaisirs,
Massinisse accablé vous coûtait des soupirs !

SOPHONISBE

770 Oui, nièce d’Annibal, j’ai dû haïr, sans doute,
L’ami de Scipion, quelque effort qu’il m’en coûte ;
Je le voulus en vain : c’est à vous de juger
Si le seul des humains qui veut me protéger,
Quand il revient à moi, quand son noble courage
775 Peut sauver Sophonisbe, Annibal, et Carthage,
En m’arrachant des fers et du sein de l’horreur,
En me donnant son trône, en me gardant son coeur,
Peut rallumer en moi les feux qu’il y fit naître,
Et dont tout mon courroux fut à peine le maître.
780 D’un bonheur inouï vous venez me flatter ;
Vous m’offrez votre main, je ne puis l’accepter.

MASSINISSE

Vous ! quels dieux ennemis à vos bontés s’opposent ?

SOPHONISBE

Les dieux qui de mon sort en tous les temps disposent,
Les dieux qui d’Annibal ont reçu les serments
785 Quand au pied des autels, en ses plus jeunes ans,
Il jurait aux Romains une haine immortelle :
Ce serment est le mien, je lui serai fidèle ;
Je meurs sans être à vous.

MASSINISSE

Sophonisbe, arrêtez :
Connaissez qui je suis, et qui vous insultez :
790 C’est ce même serment qui devant vous m’amène ;
Et ma haine pour Rome égale votre haine.

SOPHONISBE

Vous, seigneur ! vous pourriez enfin vous repentir
De vous être abaissé jusques à la servir ?

MASSINISSE

Je me repens de tout, puisque je vous adore ;
795 Je ne vois plus que vous, si vous m’aimez encore.
J’apporte à cet autel, en vous donnant la main,
L’horreur que Massinisse a pour le nom romain ;
Plus irrité que vous, et plus qu’Annibal même,
Oui, je déteste Rome autant que je vous aime.

SOPHONISBE

800 Massinisse !

MASSINISSE

Écoutez ; vous n’avez qu’un instant ;
Vos fers sont préparés... un trône vous attend.
Scipion va venir... Carthage vous appelle ;
Et si vous balancez, c’est un crime envers elle.
Suivez-moi, tout le veut... Dieux justes, protégez
805 L’hymen où je l’entraîne, et soyons tous vengés !

SOPHONISBE

Eh bien ! à ce seul prix j’accepte la couronne ;
La veuve de Syphax à son vengeur se donne :
Oui, Carthage l’emporte. O mes dieux souverains,
Vous m’unissez à lui pour punir les Romains !

MASSINISSE

810 Honteusement ici soumis à leur puissance,
Cherchons en d’autres lieux la gloire et la vengeance.
Les Romains sont dans Cirthe, ils y donnent des lois ;
Un consul y commande, et l’on tremble à sa voix.
Sachez que sous leurs pas je vais ouvrir l’abîme
815 Où doit s’ensevelir l’orgueil qui nous opprime ;
Scipion va tomber dans le piège fatal.
La gloire et le bonheur sont au camp d’Annibal.
Dès que l’astre du jour aura cessé de luire,
Parmi des flots de sang ma main va vous conduire :
820 La veuve de Syphax, en fuyant ses tyrans,
Doit marcher avec moi sur leurs corps expirants ;
Il n’est point d’autre route, et nous allons la prendre.

SOPHONISBE

Dans le camp d’Annibal enfin j’irai me rendre ;
C’est là qu’est ma patrie, et mon trône, et ma cour :
825 Là je puis sans rougir écouter votre amour :
Mais comment m’assurer...

MASSINISSE

La plus juste espérance
Flatte d’un prompt succès ma flamme et ma vengeance.
Je crains peu les Romains, et, prêt à les frapper,
J’ai honte seulement de descendre à tromper.

SOPHONISBE

830 Ils savent mieux que vous cet art de l’Italie.

SCÈNE IV. Sophonisbe, Massinisse, Phaedime. §

PHAEDIME

Seigneur, cet étranger, ce superbe Lélie,
Et qui dans ce palais parlait si hautement,
Accompagné des siens, arrive en ce moment.
Il veut que, sans tarder, à vous-même on l’annonce ;
835 Il dit que d’un consul il porte la réponse.

MASSINISSE

Il suffit... qu’il m’attende, et que, sans nous braver,
Aux pieds de Sophonisbe il vienne ici tomber.

ACTE IV §

SCÈNE I. Lélie, Romains. §

LÉLIE, à ses centurions.

Allez, observez tout ; les plus légers soupçons
Dans de pareils moments sont de fortes raisons.
840 Sophonisbe en ces lieux peut faire des perfides ;
Scipion dans la ville enferme les Numides.
À un autre.
C’est à vous de garder le palais et la tour,
Tandis que, n’écoutant qu’un imprudent amour,
Massinisse, occupé du vain noeud qui l’engage,
845 D’un moment précieux nous laisse l’avantage.
À tous.
Vous avez désarmé sans peine et sans effort
Le peu de ses soldats répandus dans ce fort,
Et déjà, trop puni par sa propre faiblesse,
Il ne sait pas encor le péril qui le presse.
850 Au moindre mouvement qu’on vienne m’avertir
Qu’aucun ne puisse entrer, qu’aucun n ose sortir :
Surtout de vos soldats contenez la licence ;
Respectez ce palais ; que nulle violence
Ne souille sous mes yeux l’honneur du nom romain.
855 Le sort de Massinisse est tout en notre main.
On craignait que ce prince, aveugle en sa colère,
N’eût tramé contre nous un complot téméraire ;
Mais, de son amitié gardant le souvenir,
Scipion le prévient sans vouloir le punir.
860 Soyez prêts, c’est assez ; cette âme impétueuse
Verra de ses desseins la suite infructueuse,
Et dans quelques moments tout doit être éclairci...
Vous, gardez cette porte ; et vous, veillez ici.
(Les licteurs restent un peu cachés dans le fond.)

SCÈNE II. Massinisse, Lélie, Licteurs. §

MASSINISSE

Eh bien ! de Scipion ministre respectable,
865 Venez-vous m’annoncer son ordre irrévocable ?

LÉLIE

J’annonce du sénat les décrets souverains,
Que le consul de Rome a remis en mes mains.
Pouvez-vous écouter ce que je dois vous dire ?
Vous paraissez troublé !

MASSINISSE

Je suis prêt à souscrire
870 Aux projets des Romains, que vous me présentez,
Si par l’équité seule ils ont été dictés,
Et s’ils n’outragent point ma gloire et ma couronne.
Parlez ; quel est le prix que le sénat me donne ?

LÉLIE

Le trône de Syphax déjà vous est rendu ;
875 C’est pour le conquérir que l’on a combattu ;
À vos nouveaux États, à votre Numidie,
Pour vous favoriser, on joint la Mazénie :
Ainsi, dans tous les temps et de guerre et de paix,
Rome à ses alliés prodigue ses bienfaits.
880 On vous a déjà dit que Cirthe, Hippone, Utique,
Tout, jusqu’au mont Atlas, est à la république.
Décidez maintenant si vous voulez demain
De Scipion vainqueur accomplir le dessein,
De l’Afrique avec lui soumettre le rivage,
885 Et, fidèle allié, camper devant Carthage.

MASSINISSE

Carthage ! Oubliez-vous qu’Annibal la défend,
Que sur votre chemin ce héros vous attend ?
Craignez d’y retrouver Trasimène et Trébie.

LÉLIE

La fortune a changé : l’Afrique est asservie.
890 Choisissez de nous suivre, ou de rompre avec nous.

MASSINISSE, à part.

Puis-je encore un moment retenir mon courroux !

LÉLIE

Vous voyez vos devoirs et tous vos avantages.
De Rome maintenant connaissez les usages :
Elle élève les rois, et sait les renverser ;
895 Au pied du Capitole ils viennent s’abaisser.
La veuve de Syphax était notre ennemie :
Dans un sang odieux elle a reçu la vie ;
Et son seul châtiment sera de voir nos dieux,
Et d’apprendre dans Rome à nous connaître mieux.

MASSINISSE

900 Téméraire ! arrêtez... Sophonisbe est ma femme ;
Tremblez de m’outrager.

LÉLIE

Je connais votre flamme ;
Je la respecte peu lorsque dans vos États
Vous-même devant moi ne vous respectez pas :
Sachez que Sophonisbe, à nos chaînes livrée,
905 De ce titre d’épouse en vain s’est honorée,
Qu’un prétexte de plus ne peut nous éblouir,
Que j’ai donné mon ordre, et qu’il faut obéir.

MASSINISSE

Ah ! c’en est trop enfin : cet excès d’insolence
Pour la dernière fois tente ma patience.
910 (Mettant la main à son épée.)
Traître ! Ôte-moi la vie, ou meurs de cette main.

LÉLIE

Prince, si je n’étais qu’un citoyen romain,
Un tribun de l’armée, un guerrier ordinaire,
Vous me verriez bientôt prêt à vous satisfaire ;
915 Lélie avec plaisir recevrait cet honneur :
Mais, député de Rome et de mon empereur,
Commandant en ces lieux, tout ce que je dois faire
C’est d’arrêter d’un mot votre vaine colère...
Romains, qu’on m’en réponde.
Les licteurs entourent Massinisse, et le désarment.

MASSINISSE

Ah ! Lâche !... Mes soldats
920 Me laissent sans défense !

LÉLIE

Ils ne paraîtront pas ;
Ils sont, ainsi que vous, tombés en ma puissance.
Vous avez abusé de notre confiance :
Quels que soient vos desseins, ils sont tous prévenus ;
Et nous vous épargnons des malheurs superflus.
925 Si vous voulez de Rome obtenir quelque grâce,
Scipion va venir, il n’est rien que n’efface
A ses yeux indulgents un juste repentir.
Rentrez dans le devoir dont vous osiez sortir.
On vous rendra, seigneur, vos soldats et vos armes,
930 Quand sur votre conduite on aura moins d’alarmes,
Et quand vous cesserez de préférer en vain
Une Carthaginoise à l’empire romain.
Vous avez combattu sous nous avec courage ;
Mais on est quelquefois imprudent à vôtre âge.

SCÈNE III. §

MASSINISSE

935 Tu survis, Massinisse, à de pareils affronts !
Ce sont là ces Romains, juges des nations,
Qui voulaient faire au monde adorer leur puissance,
Et des dieux, disaient-ils, imiter la clémence !
Fourbes dans leurs traités, cruels dans leurs exploits,
940 Déprédateurs du peuple, et fiers tyrans des rois !
Je me repens, sans doute, et c’est de vivre encore
Sans pouvoir me baigner dans leur sang que j’abhorre.
Scipion prévient tout ; soit prudence ou bonheur,
Son étonnant génie en tout temps est vainqueur.
945 Sous les pas des Romains la tombe était ouverte ;
Je vengeais Sophonisbe, et j’ai causé sa perte.
Je n’ai pas su tromper, j’en recueille le fruit ;
Dans l’art des trahisons j’étais trop mal instruit.
Roi, vainqueur et captif, outragé, sans vengeance,
950 Victime de l’amour et de mon imprudence,
Mon coeur fut trop ouvert. Ah ! tu l’avais prévu,
Sophonisbe ; en effet, ma candeur m’a perdu.
Ô ciel ! c’est Scipion ! c’est Rome tout entière !

SCÈNE IV. Scipion, Massinisse, Licteurs. §

Scipion. tient un rouleau à la main.

MASSINISSE

Venez-vous insulter à mon heure dernière ?
955 Dans l’abîme où je suis venez-vous m’enfoncer ;
Marcher sur mes débris ?

SCIPION

Je viens vous embrasser.
J’ai su votre faiblesse, et j’en ai craint la suite.
Vous devez pardonner si de votre conduite
Ma vigilance heureuse a conçu des soupçons ;
960 Plus d’une fois l’Afrique a vu des trahisons.
La nièce d’Annibal, à votre coeur trop chère,
M’a forcé malgré moi de me montrer sévère.
Du nom de votre ami je fus toujours jaloux,
Mais je me dois à Rome, et beaucoup plus qu’à vous.
965 Je n’ai point démêlé les intrigues secrètes
Que pouvaient préparer vos fureurs inquiètes,
Et de tout prévenir je me suis contenté.
Mais, à quelque attentat que l’on vous ait porté,
Voulez-vous maintenant écouter la justice,
970 Et rendre à Scipion le coeur de Massinisse ?
Je ne demande rien que la foi des traités ;
Vous les avez toujours sans réserve attestés :
Les voici ; c’est par vous qu’à moi-même promise
Sophonisbe en mon camp devait être remise.
975 Lisez. Voilà mon nom ; et voilà votre seing.
Il les lui montre.
En est-ce assez ? Vos yeux s’ouvriront-ils enfin ?
Avez-vous contre moi quelque droit légitime ?
Vous plaindrez-vous toujours que Rome vous opprime ?

MASSINISSE

Oui. Quand, dans la fureur de mes ressentiments,
980 Je fis entre vos mains ces malheureux serments,
Je voulais me venger d’une reine ennemie
De mon coeur irrité je la croyais haïe ;
Vos yeux furent témoins de mes jaloux transports ;
Ils étaient imprudents ; mais vous m’aimiez alors :
985 Je vous confiai tout, ma colère et ma flamme.
J’ai revu Sophonisbe, et j’ai connu son âme ;
Tout est changé ; mon coeur est rentré dans ses droits ;
La veuve de Syphax a mérité mon choix.
Elle est reine, elle est digne encor d’un plus grand titre.
990 De son sort et du mien j’étais le seul arbitre ;
Je devais l’être au moins ; je l’aime, c’est assez ;
Sophonisbe est ma femme, et vous la ravissez !

SCIPION

Elle n’est point à vous, elle est notre captive ;
La loi des nations pour jamais vous en prive ;
995 Rome ne peut changer ses résolutions
Au gré de vos erreurs et de vos passions.
Je ne veux point ici vous parler de moi-même ;
Mais jeune comme vous, et dans un rang suprême,
Vous savez si mon coeur a jamais succombé
1000 A ce piège fatal où vous êtes tombé.
Soyez digne de vous, vous pouvez encor l’être.

MASSINISSE

Il est vrai qu’en Espagne, où vous régnez en maître,
Le soin de contenir un peuple effarouché,
La gloire, l’intérêt, seigneur,. vous ont touché ;
1005 Vous n’enlevâtes point une femme éplorée,
De l’amant qu’elle aimait justement adorée :
Pourquoi démentez-vous pour un infortuné
Cet exemple éclatant que. vous avez donné ?
L’Espagnol vous bénit, mais je vous dois ma haine ;
1010 Vous lui rendez sa femme, et m’arrachez la mienne.

SCIPION

A vos plaintes, seigneur, à tant d’emportements,
Je ne réponds qu’un mot, remplissez vos serments.

MASSINISSE

Ah ! ne me parlez plus d’un serment téméraire
Qu’ont dicté le dépit et l’amour en colère ;
1015 Il fut trop démenti dans mon coeur ulcéré.

SCIPION

Les dieux l’ont entendu : tout serment est sacré.

MASSINISSE

Consul, il me suffit ; j’avais cru vous connaître,
Je m’étais bien trompé : mais vous êtes le maître.
Ces dieux, dont vous savez interpréter la loi,
1020 Aidés de Scipion, sont trop forts contre moi.
Je sais que mon épouse à Rome fut promise ;
Voulez-vous en effet qu’à Rome on la conduise ?

SCIPION

Je le veux, puisque ainsi le sénat l’a voulu,
Que vous-même avec moi vous l’aviez résolu.
1025 Ne vous figurez pas qu’un appareil frivole,
Une marche pompeuse aux murs du Capitole,
Et d’un peuple inconstant la faveur et l’amour
Que le destin nous donne et nous ôte en un jour,
Soient un charme si grand pour mon âme éblouie ;
1030 De soins plus importants croyez qu’elle est remplie :
Mais quand Rome a parlé, j’obéis à sa loi.
Secondez mon devoir, et revenez à moi ;
Rendez à votre ami la première tendresse
Dont le noeud respectable unit notre jeunesse ;
1035 Compagnons dans la guerre, et rivaux en vertu,
Sous les mêmes drapeaux nous avons combattu :
Nous rougirions tous deux qu’au sein de la victoire
Une femme, une esclave, eût flétri tant de gloire ;
Réunissons deux coeurs qu’elle avait divisés :
1040 Oubliez vos liens ; l’honneur les a brisés(26) :

MASSINISSE

L’honneur ! Quoi, vous osez !... Mais je ne puis prétendre,
Quand je suis désarmé, que vous vouliez m’entendre.
Je vous ai déjà dit que vous seriez content ;
Ma femme subira le destin qui l’attend.
1045 Un roi doit obéir quand un consul ordonne.
Sophonisbe ! oui, seigneur, enfin je l’abandonne(27) :
Je ne veux que la voir pour la dernière fois ;
Après cet entretien, j’attends ici vos lois.

SCIPION

N’attendez qu’un ami, si vous êtes fidèle.

SCÈNE V. §

MASSINISSE

1050 Un ami ! jusque-là ma fortune cruelle
De mes jours détestés déshonore la fin !
Il me flétrit du nom de l’ami d’un Romain !
Je n’ai que Sophonisbe, elle seule me reste ;
Il le sait, il insulte à mon état funeste ;
1055 Sa cruauté tranquille, avec dérision,
Affectait de descendre à la compassion !
Il a su mon projet, et, ne pouvant le craindre,
Il feint de l’ignorer, et même de me plaindre ;
Il feint de dédaigner ce misérable honneur
1060 De traîner une femme au char de son vainqueur ;
Il n’aspire en effet qu’à cette gloire infâme :
Il jouit de ma honte : et peut-être en son âme
Il pense à m’y traîner avec le même éclat,
Comme un roi révolté jugé par le sénat.

SCÈNE VI. Massinisse, Sophonisbe. §

MASSINISSE

1065 Eh bien ! connaissez-vous quelle horreur vous opprime,
D’où nous sommes tombés, dans quel affreux abîme
Un jour, un seul moment nous a tous deux conduits ?
De notre heureux hymen ce sont les premiers fruits.
Savez-vous des Romains la barbare insolence,
1070 Et qu’il nous faut enfin tout souffrir sans vengeance ?

SOPHONISBE

Nous n’avons qu’un recours : le fer ou le poison.

MASSINISSE

Nous sommes désarmés ; ces murs sont ma prison.
Scipion vivrait-il si j’avais eu des armes ?

SOPHONISBE

Ah ! cherchons les moyens de finir tant d’alarmes.
1075 Trop de honte nous suit, et c’est trop de revers.
J’ai deux fois aujourd’hui passé du trône aux fers.
Je ne puis me venger de mes indignes maîtres ;
Je ne puis me baigner dans le sang de ces traîtres ;
Arrache-moi la vie, et meurs auprès de moi ;
1080 Sophonisbe deux fois sera libre par toi.

MASSINISSE

Tu le veux ?

SOPHONISBE

Tu le dois.

MASSINISSE

Je frémis, je t’admire.

SOPHONISBE

Je te devrai ma mort, je te devais l’empire ;
J’aurai reçu de toi tous mes biens en un jour.

MASSINISSE

Quels biens ! ah ! Sophonisbe !

SOPHONISBE

Objet de mon amour !
1085 Âme tendre ! âme noble ! expie avec courage
Le crime que tu fis en combattant Carthage.
Sauve-moi.

MASSINISSE

Par ta mort ?

SOPHONISBE

Sans doute. Aimes-tu mieux
Me voir avec opprobre arracher de ces lieux ?
Roi soumis aux Romains, et mari d’une esclave,
1090 Aimes-tu mieux servir le tyran qui te brave ;
Me voir sacrifiée à son ambition ?
Écrasons, en mourant, l’orgueil de Scipion.

MASSINISSE

Va, sors : je vois de loin des Romains qui m’épient ;
De tous les malheureux ces monstres se défient.
1095 Va, nous nous rejoindrons.

SOPHONISBE

Arbitre de mon sort,
Souviens-toi de ma gloire : adieu, jusqu’à ma mort.
Elle sort.

SCÈNE VII. §

MASSINISSE

Dieux des Carthaginois ! vous à qui je m’immole
Dieux que j’avais trahis pour ceux du Capitole !
Vous que ma femme implore, et qui l’abandonnez,
1100 Donnerez-vous la force à mes sens forcenés,
À cette main tremblante, à mon âme égarée,
De me souiller du sang d’une épouse adorée ?

ACTE V §

SCÈNE I. Lélie, Scipion, Romains. §

SCIPION

Amis, la fermeté jointe avec la clémence
Peut enfin subjuguer sa fatale inconstance.
1105 Je vois dans ce Numide un coursier indompté
Que son maître réprime après l’avoir flatté ;
Tour à tour on ménage, on dompte son caprice ;
Il marche en écumant, mais il nous rend service.
Massinisse a senti qu’il doit porter ce frein
1110 Dont sa fureur s’indigne, et qu’il secoue en vain ;
Que je suis en effet maître de son armée ;
Qu’enfin Rome commande à l’Afrique alarmée ;
Que nous pouvons d’un mot le perdre ou le sauver.
Pensez-vous qu’il s’obstine encore à nous braver ?
1115 Il est temps qu’il choisisse entre Rome et Carthage ;
Point de milieu pour lui, le trône ou l’esclavage :
Il s’est soumis à tout ; ses serments l’ont lié :
Il a vu de quel prix était mon amitié.
La reine l’égarait ; mais Rome est la plus forte :
1120 L’amour parle un moment ; mais l’intérêt l’emporte :
Il doit rendre aux Romains Sophonisbe aujourd’hui.

LÉLIE

Pouvez-vous y compter ? Vous fiez-vous à lui ?

SCIPION

Il ne peut empêcher qu’on l’enlève à sa vue.
Je voulais à son âme, encor tout éperdue,
1125 Épargner un affront trop dur, trop douloureux ;
Il me faisait pitié. Tout prince malheureux
Doit être ménagé, fût-ce Annibal lui-même.

LÉLIE

Je crains son désespoir ; il est Numide, il aime.
Surtout de Sophonisbe il faut vous assurer.
1130 Ce triomphe éclatant, qui va se préparer,
Plus que vous ne pensez vous devient nécessaire
Pour imposer aux grands, pour charmer le vulgaire,
Pour captiver un peuple inquiet et jaloux,
Ennemi des grands noms, et peut-être de vous.
1135 La veuve de Syphax à votre char traînée
Fera taire l’envie à vous nuire obstinée ;
Et le vieux Fabius, et le jaloux Caton,
Se cacheront dans l’ombre en voyant Scipion.

SCÈNE II. Scipion, Lélie, Phaedime.  §

PHAEDIME

Sophonisbe, seigneur, à vos ordres soumise,
1140 Par le roi Massinisse entre vos mains remise,
Va bientôt, à vos pieds déposant sa douleur,
Reconnaître dans vous son maître et son vainqueur ;
Elle est prête à partir.

SCIPION

Que Sophonisbe apprenne
Qu’à Rome, en ma maison, toujours servie en reine,
1145 Elle n’y recevra que les soins, les honneurs,
Que l’on doit à son rang, et même à ses malheurs :
Le Tibre avec respect verra sur son rivage
Le noble rejeton des héros de Carthage.
Phaedime sort.
À un tribun.
Vous, jusques à ma flotte ayez soin de guider
1150 Et la reine et les siens, qu’il vous faudra garder.

SCÈNE III. Scipion, Lélie, Massinisse, Licteurs.  §

SCIPION

Le roi vient je le plains ; un si grand sacrifice
Doit lui coûter sans doute. Approchez, Massinisse ;
Ne vous repentez pas de votre fermeté.

MASSINISSE, troublé et chancelant.

Il m’en faut en effet.

SCIPION

Votre coeur s’est dompté.

MASSINISSE

1155 La victime par vous si longtemps désirée
S’est offerte elle-même : elle vous est livrée.
Scipion, j’ai plus fait que je n’avais promis ;
Tout est prêt.

SCIPION

La raison vous rend à vos amis.
Vous revenez à moi : pardonnez à Lélie
1160 Cette sévérité dans mon coeur démentie :
L’intérêt de l’État exigeait nos rigueurs ;
Rome y fera bientôt succéder ses faveurs.
Il tend la main à Massinisse, qui recule.
Point de ressentiment ; goûtez l’honneur suprême
D’avoir réparé tout en vous domptant vous-même.

MASSINISSE

1165 Épargnez-vous, seigneur, un vain remercîment :
Il m’en coûte assez cher en cet affreux moment.

SCIPION

Vous pleurez !

MASSINISSE

Qui ? moi ! non.

SCIPION

Ce regret qui vous presse
N’est aux yeux d’un ami qu’un reste de faiblesse
Que votre âme subjugue, et que vous oublierez.

MASSINISSE

1170 Si vous avez un coeur vous vous en souviendrez.

SCIPION

Sophonisbe à mes yeux sans crainte peut paraître :
J’aurais de son destin voulu vous laisser maître ;
Mais Rome la demande : il faut, loin de ces lieux...
On ouvre la porte ; Sophonisbe paraît étendue sur une banquette, un poignard enfoncé dans le sein.

MASSINISSE

Tiens, la voilà, perfide ! elle est devant tes yeux ;
1175 La connais-tu ?

SCIPION

Cruel !

SOPHONISBE, à Massinisse penché vers elle.

Viens, que ta main chérie
Achève de m’ôter ce fardeau de la vie.
Digne époux, je meurs libre, et je meurs dans tes bras.

MASSINISSE

Je vous la rends, Romains, elle est à vous.

SCIPION

Hélas !
Malheureux ! qu’as-tu fait ?

MASSINISSE

Ses volontés, les miennes.
1180 Sur ses bras tout sanglants viens essayer tes chaînes :
Approche : où sont tes fers ?

LÉLIE

Ô spectacle d’horreur !

MASSINISSE, à Scipion.

Tu recules d’effroi ! Que devient ton grand coeur ?
Il se met entre Sophonisbe et les Romains.
Monstres, qui par mes mains avez commis mon crime,
Allez au Capitole offrir votre victime :
1185 Montrez à votre peuple, autour d’elle empressé,
Ce coeur, ce noble coeur que vous avez percé.
Détestables Romains, si les dieux qui m’entendent
Accordent les faveurs que les mourants demandent ;
Si, devançant le temps, le grand voile du sort
1190 Se lève à nos regards au moment de là mort,
Je vois dans l’avenir Sophonisbe vengée,
Et Rome qu’on immole à la terre outragée ;
Je vois dans votre sang vos temples renversés,
Ces temples qu’Annibal a du moins menacés ;
1195 Tous ces fiers descendants des Nérons, des Camilles,
Aux fers des étrangers tendant des bras serviles ;
Ton Capitole en cendre, et tes dieux pleins d’effroi
Détruits par des tyrans moins funestes que toi.
Avant que Rome tombe au gré de ma furie,
1200 Va mourir oublié, chassé de ta patrie.
Je meurs, mais dans la mienne, et c’est en te bravant ;
Le poison que j’ai pris dans ce fatal moment
Me délivre à la fois d’un tyran et d’un traître.
Je meurs chéri des miens, qui vengeront leur maître :
1205 Va, je ne veux pas même un tombeau de tes mains.

LÉLIE

Que tous deux sont à plaindre !

SCIPION

Ils sont morts en Romains.
Grands dieux ! puissé-je un jour, ayant dompté Carthage,
Quitter Rome et la vie avec même courage !