SCÈNE I. Nérestan, Chatillon. §
CHATILLON
315 Ô brave Nérestan, chevalier généreux,
Vous qui brisez les fers de tant de malheureux,
Vous, sauveur des chrétiens qu’un dieu sauveur envoie,
Paraissez, montrez-vous, goûtez la douce joie
De voir nos compagnons, pleurants à vos genoux,
320 Baiser l’heureuse main qui nous délivre tous.
Aux portes du sérail en foule ils vous demandent ;
Ne privez point leurs yeux du héros qu’ils attendent,
Et qu’unis à jamais sous notre bienfaiteur.
NÉRESTAN
Illustre Chatillon, modérez cet honneur ;
325 J’ai rempli d’un français le devoir ordinaire,
J’ai fait ce qu’à ma place on vous aurait vu faire.
CHATILLON
Sans doute ; et tout chrétien, tout digne chevalier,
Pour sa religion se doit sacrifier,
Et la félicité des coeurs tels que les nôtres
330 Consiste à tout quitter pour le bonheur des autres.
Heureux à qui le ciel a donné le pouvoir
De remplir comme vous un si noble devoir !
Pour nous, tristes jouets du sort qui nous opprime,
Nous, malheureux français, esclaves dans Solyme,
335 Oubliés dans les fers, où longtemps sans secours
Le père d’Orosmane abandonna nos jours,
Jamais nos yeux sans vous ne reverraient la France.
NÉRESTAN
Dieu s’est servi de moi, seigneur ; sa providence
De ce jeune Orosmane a fléchi la rigueur.
340 Mais quel triste mélange altère ce bonheur !
Que de ce fier soudan la clémence odieuse
Répand sur ses bienfaits une amertume affreuse !
Dieu me voit et m’entend ; il sait si dans mon coeur
J’avais d’autres projets que ceux de sa grandeur.
345 Je faisais tout pour lui ; j’espérais de lui rendre
Une jeune beauté, qu’à l’âge le plus tendre
Le cruel Noradin fit esclave avec moi,
Lorsque les ennemis de notre auguste foi,
Baignant de notre sang la Syrie enivrée,
350 Surprirent Lusignan vaincu dans Césarée.
Du sérail des sultans sauvé par des chrétiens,
Remis depuis trois ans dans mes premiers liens,
Renvoyé dans Paris sur ma seule parole,
Seigneur, je me flattais, espérance frivole !
355 De ramener Zaïre à cette heureuse cour
Où Louis des vertus a fixé le séjour.
Déjà même la reine, à mon zèle propice,
Lui tendait de son trône une main protectrice.
Enfin lorsqu’elle touche au moment souhaité
360 Qui la tirait du sein de sa captivité,
On la retient. Que dis-je ?. Ah ! Zaïre elle-même,
Oubliant les chrétiens pour ce soudan qui l’aime.
N’y pensons plus. seigneur, un refus plus cruel
Vient m’accabler encor d’un déplaisir mortel ;
365 Des chrétiens malheureux l’espérance est trahie.
CHATILLON
Je vous offre pour eux ma liberté, ma vie ;
Disposez-en, seigneur, elle vous appartient.
NÉRESTAN
Seigneur, ce Lusignan qu’à Solyme on retient,
Ce dernier d’une race en héros si féconde,
370 Ce guerrier dont la gloire avait rempli le monde,
Ce héros malheureux, de Bouillon descendu,
Aux soupirs des chrétiens ne sera point rendu.
CHATILLON
Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine :
Quel indigne soldat voudrait briser sa chaîne,
375 Alors que dans les fers son chef est retenu ?
Lusignan comme à moi ne vous est pas connu.
Seigneur, remerciez ce ciel dont la clémence
A pour votre bonheur placé votre naissance
Longtemps après ces jours à jamais détestés,
380 Après ces jours de sang et de calamités,
Où je vis sous le joug de nos barbares maîtres
Tomber ces murs sacrés conquis par nos ancêtres.
Ciel ! Si vous aviez vu ce temple abandonné,
Du dieu que nous servons le tombeau profané,
385 Nos pères, nos enfants, nos filles et nos femmes,
Aux pieds de nos autels expirants dans les flammes.
Et notre dernier roi, courbé du faix des ans,
Massacré sans pitié sur ses fils expirants !
Lusignan, le dernier de cette auguste race,
390 Dans ces moments affreux ranimant notre audace,
Au milieu des débris des temples renversés,
Des vainqueurs, des vaincus, et des morts entassés,
Terrible, et d’une main reprenant cette épée
Dans le sang infidèle à tout moment trempée,
395 Et de l’autre à nos yeux montrant avec fierté
De notre sainte foi le signe redouté,
Criant à haute voix : "Français, soyez fidèles."
Sans doute, en ce moment, le couvrant de ses ailes,
La vertu du Très-haut, qui nous sauve aujourd’hui,
400 Aplanissait sa route et marchait devant lui ;
Et des tristes chrétiens la foule délivrée
Vint porter avec nous ses pas dans Césarée :
Là par nos chevaliers, d’une commune voix,
Lusignan fut choisi pour nous donner des lois.
405 Ô mon cher Nérestan ! Dieu qui nous humilie,
N’a pas voulu sans doute, en cette courte vie,
Nous accorder le prix qu’il doit à la vertu ;
Vainement pour son nom nous avons combattu.
Ressouvenir affreux, dont l’horreur me dévore !
410 Jérusalem en cendre, hélas ! Fumait encore,
Lorsque dans notre asile attaqués et trahis,
Et livrés par un grec à nos fiers ennemis,
La flamme, dont brûla Sion désespérée,
S’étendit en fureur aux murs de Césarée :
415 Ce fut là le dernier de trente ans de revers ;
Là je vis Lusignan chargé d’indignes fers :
Insensible à sa chute, et grand dans ses misères,
Il n’était attendri que des maux de ses frères.
Seigneur, depuis ce temps, ce père des chrétiens
420 Resserré loin de nous, blanchi dans ses liens,
Gémit dans un cachot, privé de la lumière,
Oublié de l’Asie et de l’Europe entière.
Tel est son sort affreux ; et qui peut aujourd’hui,
Quand il souffre pour nous, se voir heureux sans lui ?
NÉRESTAN
425 Ce bonheur, il est vrai, serait d’un coeur barbare.
Que je hais le destin qui de lui nous sépare !
Que vers lui vos discours m’ont sans peine entraîné !
Je connais ses malheurs, avec eux je suis né.
Sans un trouble nouveau je n’ai pu les entendre ;
430 Votre prison, la sienne, et Césarée en cendre,
Sont les premiers objets, sont les premiers revers,
Qui frappèrent mes yeux à peine encor ouverts.
Je sortais du berceau ; ces images sanglantes
Dans vos tristes récits me sont encor présentes.
435 Au milieu des chrétiens dans un temple immolés,
Quelques enfants, seigneur, avec moi rassemblés,
Arrachés par des mains de carnage fumantes
Aux bras ensanglantés de nos mères tremblantes,
Nous fûmes transportés dans ce palais des rois,
440 Dans ce même sérail, seigneur, où je vous vois.
Noradin m’éleva près de cette Zaïre,
Qui depuis. pardonnez si mon coeur en soupire,
Qui depuis, égarée en ce funeste lieu,
Pour un maître barbare abandonna son dieu.
CHATILLON
445 Telle est des musulmans la funeste prudence.
De leurs chrétiens captifs ils séduisent l’enfance,
Et je bénis le ciel propice à nos desseins,
Qui dans vos premiers ans vous sauva de leurs mains.
Mais, seigneur, après tout, cette Zaïre même,
450 Qui renonce aux chrétiens pour le soudan qui l’aime,
De son crédit au moins nous pourrait secourir :
Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?
M’en croirez-vous ? Le juste, aussi bien que le sage,
Du crime et du malheur sait tirer avantage.
455 Vous pourriez de Zaïre employer la faveur
À fléchir Orosmane, à toucher son grand coeur,
À nous rendre un héros que lui-même a dû plaindre,
Que sans doute il admire, et qui n’est plus à craindre.
NÉRESTAN
Mais ce même héros, pour briser ses liens,
460 Voudra-t-il qu’on s’abaisse à ces honteux moyens ?
Et quand il le voudrait, est-il en ma puissance
D’obtenir de Zaïre un moment d’audience ?
Croyez-vous qu’Orosmane y daigne consentir ?
Le sérail à ma voix pourra-t-il se rouvrir ?
465 Quand je pourrais enfin paraître devant elle,
Que faut-il espérer d’une femme infidèle,
À qui mon seul aspect doit tenir lieu d’affront,
Et qui lira sa honte écrite sur mon front ?
Seigneur, il est bien dur pour un coeur magnanime
470 D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime :
Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits font rougir.
CHATILLON
Songez à Lusignan, songez à le servir.
NÉRESTAN
Eh bien !. Mais quels chemins jusqu’à cette infidèle
Pourront. On vient à nous. Que vois-je ? Ô ciel !
475 C’est elle.
SCÈNE II. Zaïre, Chatillon, Nérestan. §
ZAÏRE, à Nérestan.
C’est elle. C’est vous, digne français, à qui je viens parler.
Le soudan le permet, cessez de vous troubler ;
Et rassurant mon coeur, qui tremble à votre approche,
Chassez de vos regards la plainte et le reproche.
Seigneur, nous nous craignons, nous rougissons tous deux ;
480 Je souhaite et je crains de rencontrer vos yeux.
L’un à l’autre attachés depuis notre naissance,
Une affreuse prison renferma notre enfance ;
Le sort nous accabla du poids des mêmes fers,
Que la tendre amitié nous rendait plus légers.
485 Il me fallut depuis gémir de votre absence ;
Le ciel porta vos pas aux rives de la France :
Prisonnier dans Solyme, enfin je vous revis ;
Un entretien plus libre alors m’était permis.
Esclave dans la foule, où j’étais confondue,
490 Aux regards du soudan je vivais inconnue.
Vous daignâtes bientôt, soit grandeur, soit pitié,
Soit plutôt digne effet d’une pure amitié,
Revoyant des français le glorieux empire,
Y chercher la rançon de la triste Zaïre :
495 Vous l’apportez : le ciel a trompé vos bienfaits ;
Loin de vous dans Solyme il m’arrête à jamais.
Mais quoi que ma fortune ait d’éclat et de charmes,
Je ne puis vous quitter sans répandre des larmes.
Toujours de vos bontés je vais m’entretenir,
500 Chérir de vos vertus le tendre souvenir,
Comme vous des humains soulager la misère,
Protéger les chrétiens, leur tenir lieu de mère ;
Vous me les rendez chers, et ces infortunés.
NÉRESTAN
Vous, les protéger ! Vous, qui les abandonnez !
505 Vous, qui des Lusignans foulant aux pieds la cendre.
ZAÏRE
Je la viens honorer, seigneur ; je viens vous rendre
Le dernier de ce sang, votre amour, votre espoir :
Oui, Lusignan est libre, et vous l’allez revoir.
CHATILLON
Ô ciel ! Nous reverrions notre appui, notre père !
NÉRESTAN
510 Les chrétiens vous devraient une tête si chère !
ZAÏRE
J’avais sans espérance osé la demander,
Le généreux soudan veut bien nous l’accorder :
On l’amène en ces lieux.
NÉRESTAN
On l’amène en ces lieux. Que mon âme est émue !
ZAÏRE
Mes larmes malgré moi me dérobent sa vue.
515 Ainsi que ce vieillard j’ai langui dans les fers ;
Qui ne sait compatir aux maux qu’on a soufferts ?
NÉRESTAN
Grand dieu ! Que de vertu dans une âme infidèle !
SCÈNE III. Zaïre, Lusignan, Chatillon, Nérestan, plusieurs esclaves chrétiens. §
LUSIGNAN
Du séjour du trépas quelle voix me rappelle ?
Suis-je avec des chrétiens ?. Guidez mes pas tremblants.
520 Mes maux m’ont affaibli plus encor que mes ans.
En s’asseyant.
Suis-je libre en effet ?
ZAÏRE
Suis-je libre en effet ? Oui, seigneur, oui, vous l’êtes.
CHATILLON
Vous vivez, vous calmez nos douleurs inquiètes.
Tous nos tristes chrétiens.
LUSIGNAN
Tous nos tristes chrétiens. Ô jour ! Ô douce voix !
Chatillon, c’est donc vous ? C’est vous que je revois !
525 Martyr, ainsi que moi, de la foi de nos pères,
Le dieu que nous servons finit-il nos misères ?
En quels lieux sommes-nous ? Aidez mes faibles yeux.
CHATILLON
C’est ici le palais qu’ont bâti vos aïeux ;
Du fils de Noradin c’est le séjour profane.
ZAÏRE
530 Le maître de ces lieux, le puissant Orosmane,
Sait connaître, seigneur, et chérir la vertu.
En montrant Nérestan.
Ce généreux français qui vous est inconnu,
Par la gloire amené des rives de la France,
Venait de dix chrétiens payer la délivrance ;
535 Le soudan, comme lui gouverné par l’honneur,
Croit en vous délivrant égaler son grand coeur.
LUSIGNAN
Des chevaliers français tel est le caractère,
Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère ;
Trop digne chevalier, quoi ! Vous passez les mers
540 Pour soulager nos maux, et pour briser nos fers ?
Ah ! Parlez, à qui dois-je un service si rare ?
NÉRESTAN
Mon nom est Nérestan ; le sort longtemps barbare,
Qui dans les fers ici me mit presque en naissant,
Me fit quitter bientôt l’empire du croissant :
545 À la cour de Louis guidé par mon courage,
De la guerre sous lui j’ai fait l’apprentissage ;
Ma fortune et mon rang sont un don de ce roi,
Si grand par sa valeur, et plus grand par sa foi.
Je le suivis, seigneur, au bord de la Charente,
550 Lorsque du fier anglais la valeur menaçante,
Cédant à nos efforts trop longtemps captivés,
Satisfit en tombant aux lys qu’ils ont bravés.
Venez, prince, et montrez au plus grand des monarques
De vos fers glorieux les vénérables marques ;
555 Paris va révérer le martyr de la croix,
Et la cour de Louis est l’asile des rois.
LUSIGNAN
Hélas ! De cette cour j’ai vu jadis la gloire.
Quand Philippe à Bovine enchaînait la victoire,
Je combattais, seigneur, avec Montmorenci,
560 Melun, D’Estaing, De Nesle, et ce fameux Couci.
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre :
Je vais au roi des rois demander aujourd’hui
Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui.
565 Vous, généreux témoins de mon heure dernière,
Tandis qu’il en est temps, écoutez ma prière,
Nérestan, Chatillon, et vous. de qui les pleurs
Dans ces moments si chers honorent mes malheurs,
Madame, ayez pitié du plus malheureux père,
570 Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère,
Qui répand devant vous des larmes que le temps
Ne peut encor tarir dans mes yeux expirants.
Une fille, trois fils, ma superbe espérance,
Me furent arrachés dès leur plus tendre enfance :
575 Ô mon cher Chatillon, tu dois t’en souvenir !
CHATILLON
De vos malheurs encor vous me voyez frémir.
LUSIGNAN
Prisonnier avec moi dans Césarée en flamme,
Tes yeux virent périr mes deux fils et ma femme.
CHATILLON
Mon bras chargé de fers ne les put secourir.
LUSIGNAN
580 Hélas ! Et j’étais père, et je ne pus mourir !
Veillez du haut des cieux, chers enfants que j’implore,
Sur mes autres enfants, s’ils sont vivants encore.
Mon dernier fils, ma fille, aux chaînes réservés,
Par de barbares mains pour servir conservés,
585 Loin d’un père accablé, furent portés ensemble
Dans ce même sérail où le ciel nous rassemble.
CHATILLON
Il est vrai ; dans l’horreur de ce péril nouveau,
Je tenais votre fille à peine en son berceau ;
Ne pouvant la sauver, seigneur, j’allais moi-même
590 Répandre sur son front l’eau sainte du baptême,
Lorsque les sarrasins, de carnage fumants,
Revinrent l’arracher à mes bras tout sanglants.
Votre plus jeune fils, à qui les destinées
Avaient à peine encor accordé quatre années,
595 Trop capable déjà de sentir son malheur,
Fut dans Jérusalem conduit avec sa soeur.
NÉRESTAN
De quel ressouvenir mon âme est déchirée !
À cet âge fatal j’étais dans Césarée ;
Et tout couvert de sang, et chargé de liens,
600 Je suivis en ces lieux la foule des chrétiens.
LUSIGNAN
Vous. Seigneur !. Ce sérail éleva votre enfance ?.
En les regardant.
Hélas ! De mes enfants auriez-vous connaissance ?
Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux.
Quel ornement, madame, étranger en ces lieux ?.
605 Depuis quand l’avez-vous ?
ZAÏRE
Depuis quand l’avez-vous ? Depuis que je respire.
Seigneur. Eh quoi ! D’où vient que votre âme
Soupire ?
LUSIGNAN
Soupire ? Ah ! Daignez confier à mes tremblantes mains.
Elle lui donne la croix.
ZAÏRE
De quel trouble nouveau tous mes sens sont atteints !
Il l’approche de sa bouche en pleurant.
Seigneur, que faites-vous ?
LUSIGNAN
Seigneur, que faites-vous ? Ô ciel ! Ô providence !
610 Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance ;
Serait-il bien possible ? Oui, c’est elle. je vois
Ce présent qu’une épouse avait reçu de moi,
Et qui de mes enfants ornait toujours la tête,
Lorsque de leur naissance on célébrait la fête ;
615 Je revois. je succombe à mon saisissement.
ZAÏRE
Qu’entends-je ? Et quel soupçon m’agite en ce moment ?
Ah, seigneur !.
LUSIGNAN
Ah, seigneur !. Dans l’espoir dont j’entrevois les charmes,
Ne m’abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes !
Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous,
620 Parle, achève, ô mon Dieu ! Ce sont là de tes coups.
Quoi ! Madame, en vos mains elle était demeurée ?
Quoi ! Tous les deux captifs, et pris dans Césarée ?
NÉRESTAN
Oui, seigneur. Se peut-il ?
LUSIGNAN
Oui, seigneur. Se peut-il ? Leur parole, leurs traits
De leur mère en effet sont les vivants portraits.
625 Oui, grand Dieu, tu le veux, tu permets que je voie.
Dieu, ranime mes sens trop faibles pour ma joie !
Madame. Nérestan. Soutiens-moi, Chatillon.
Nérestan, si je dois nommer encor ce nom,
Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse
630 Du fer dont à mes yeux une main furieuse.
NÉRESTAN
Oui, seigneur, il est vrai.
LUSIGNAN
Oui, seigneur, il est vrai. Dieu juste ! Heureux moments !
NÉRESTAN, se jetant à genoux.
Ah ! Seigneur ! Ah ! Zaïre !
LUSIGNAN
Ah ! Seigneur ! Ah ! Zaïre ! Approchez, mes enfants.
NÉRESTAN
Moi, votre fils !
ZAÏRE
Moi, votre fils ! Seigneur !
LUSIGNAN
Moi, votre fils ! Seigneur ! Heureux jour qui m’éclaire !
Ma fille, mon cher fils ! Embrassez votre père.
CHATILLON
635 Que d’un bonheur si grand mon coeur se sent toucher !
LUSIGNAN
De vos bras, mes enfants, je ne puis m’arracher.
Je vous revois enfin, chère et triste famille,
Mon fils, digne héritier. vous. Hélas ! Vous ? Ma fille !
Dissipez mes soupçons, ôtez-moi cette horreur,
640 Ce trouble qui m’accable au comble du bonheur.
Toi qui seul as conduit sa fortune et la mienne,
Mon dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne ?
Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux !
Tu te tais ! Je t’entends ! Ô crime, ô justes cieux !
ZAÏRE
645 Je ne puis vous tromper ; sous les lois d’Orosmane.
Punissez votre fille. elle était musulmane.
LUSIGNAN
Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi !
Ah, mon fils ! à ces mots j’eusse expiré sans toi.
Mon dieu ! J’ai combattu soixante ans pour ta gloire ;
650 J’ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire ;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t’imploraient pour mes tristes enfants ;
Et lorsque ma famille est par toi réunie,
Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !
655 Je suis bien malheureux. c’est ton père, c’est moi,
C’est ma seule prison qui t’a ravi ta foi.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines ;
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;
660 C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;
C’est le sang des martyrs. Ô fille encor trop chère !
Connais-tu ton destin ? Sais-tu quelle est ta mère ?
Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jour
Ce triste et dernier fruit d’un malheureux amour,
665 Je la vis massacrer par la main forcenée,
Par la main des brigands à qui tu t’es donnée ?
Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,
T’ouvrent leurs bras sanglants tendus du haut des cieux.
Ton dieu que tu trahis, ton dieu que tu blasphèmes,
670 Pour toi, pour l’univers, est mort en ces lieux mêmes,
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres ;
Tout annonce le dieu qu’ont vengé tes ancêtres.
675 Tourne les yeux, sa tombe est près de ce palais ;
C’est ici la montagne où lavant nos forfaits,
Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;
C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.
Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,
680 Tu n’y peux faire un pas, sans y trouver ton dieu,
Et tu n’y peux rester sans renier ton père,
Ton honneur qui te parle, et ton dieu qui t’éclaire.
Je te vois dans mes bras et pleurer et frémir ;
Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir ;
685 Je vois la vérité dans ton coeur descendue ;
Je retrouve ma fille après l’avoir perdue ;
Et je reprends ma gloire et ma félicité,
En dérobant mon sang à l’infidélité.
NÉRESTAN
Je revois donc ma soeur ?. et son âme.
ZAÏRE
Je revois donc ma soeur ?. et son âme. Ah, mon père !
690 Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?
LUSIGNAN
M’ôter par un seul mot ma honte et mes ennuis,
Dire : je suis chrétienne.
ZAÏRE
Dire : je suis chrétienne. Oui. seigneur. je le suis.
LUSIGNAN
Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire !