ZAÏRE
TRAGÉDIE

1732

Voltaire

PERSONNAGES §

  • OROSMANE, Soudan de Jérusalem.
  • LUSIGNAN, Prince du sang des rois de Jérusalem.
  • ZAÏRE, esclave du Soudan.
  • FATIME, esclave du Soudan.
  • NÉTESTAN, chevalier français.
  • CHATILLON,chevalier français.
  • CORASMIN, officier du Soudan.
  • MÉLÉDOR, officier du Soudan.
  • UN ESCLAVE.
  • SUITE.
La scène est au sérail de Jérusalem.

ACTE I §

SCÈNE I. Zaïre, Fatime. §

FATIME

Je ne m’attendais pas, jeune et belle Zaïre,
Aux nouveaux sentiments que ce lieu vous inspire.
Quel espoir si flatteur, ou quels heureux destins
De vos jours ténébreux ont fait des jours sereins ?
5 La paix de votre coeur augmente avec vos charmes.
Cet éclat de vos yeux n’est plus terni de larmes ;
Vous ne les tournez plus vers ces heureux climats
Où ce brave français devait guider nos pas ;
Vous ne me parlez plus de ces belles contrées
10 Où d’un peuple poli les femmes adorées
Reçoivent cet encens que l’on doit à vos yeux,
Compagnes d’un époux et reines en tous lieux,
Libres sans déshonneur, et sages sans contrainte,
Et ne devant jamais leurs vertus à la crainte.
15 Ne soupirez-vous plus pour cette liberté ?
Le sérail d’un soudan, sa triste austérité,
Ce nom d’esclave enfin, n’ont-ils rien qui vous gêne ?
1
Préférez-vous Solyme aux rives de la Seine ?

ZAÏRE

On ne peut désirer ce qu’on ne connaît pas.
2
20 Sur les bords du Jourdain le ciel fixa nos pas.
Au sérail des soudans dès l’enfance enfermée,
Chaque jour ma raison s’y voit accoutumée.
Le reste de la terre, anéanti pour moi,
M’abandonne au soudan qui nous tient sous sa loi ;
25 Je ne connais que lui, sa gloire, sa puissance :
Vivre sous Orosmane est ma seule espérance,
Le reste est un vain songe.

FATIME

Avez-vous oublié
Ce généreux français dont la tendre amitié
Nous promit si souvent de rompre notre chaîne ?
30 Combien nous admirions son audace hautaine !
Quelle gloire il acquit dans ces tristes combats
Perdus par les chrétiens sous les murs de Damas !
Orosmane vainqueur, admirant son courage,
Le laissa sur sa foi partir de ce rivage.
35 Nous l’attendons encor ; sa générosité
Devait payer le prix de notre liberté :
N’en aurions-nous conçu qu’une vaine espérance ?

ZAÏRE

Peut-être sa promesse a passé sa puissance.
Depuis plus de deux ans il n’est point revenu.
40 Un étranger, Fatime, un captif inconnu,
Promet beaucoup, tient peu, permet à son courage
Des serments indiscrets pour sortir d’esclavage.
Il devait délivrer dix chevaliers chrétiens,
Venir rompre leurs fers, ou reprendre les siens :
45 J’admirai trop en lui cet inutile zèle ;
Il n’y faut plus penser.

FATIME

Mais s’il était fidèle,
S’il revenait enfin dégager ses serments,
Ne voudriez-vous pas. ?

ZAÏRE

Fatime, il n’est plus temps,
Tout est changé.

FATIME

Comment ? Que prétendez-vous dire ?

ZAÏRE

50 Va, c’est trop te celer le destin de Zaïre.
Le secret du soudan doit encor se cacher ;
Mais mon coeur dans le tien se plaît à s’épancher.
Depuis près de trois mois qu’avec d’autres captives
On te fit du Jourdain abandonner les rives,
55 Le ciel, pour terminer les malheurs de nos jours,
D’une main plus puissante a choisi le secours.
Ce superbe Orosmane.

FATIME

Eh bien ?

ZAÏRE

Ce soudan même,
Ce vainqueur des chrétiens. chère Fatime. Il m’aime.
Tu rougis. Je t’entends. Garde-toi de penser
60 Qu’à briguer ses soupirs je puisse m’abaisser ;
Que d’un maître absolu la superbe tendresse
M’offre l’honneur honteux du rang de sa maîtresse,
Et que j’essuie enfin l’outrage et le danger
Du malheureux éclat d’un amour passager.
65 Cette fierté qu’en nous soutient la modestie
Dans mon coeur à ce point ne s’est pas démentie.
Plutôt que jusque-là j’abaisse mon orgueil,
Je verrais sans pâlir les fers et le cercueil.
Je m’en vais t’étonner : son superbe courage
70 À mes faibles appas présente un pur hommage ;
Parmi tous ces objets à lui plaire empressés,
J’ai fixé ses regards à moi seule adressés ;
Et l’hymen, confondant leurs intrigues fatales,
Me soumettra bientôt son coeur et mes rivales.

FATIME

75 Vos appas, vos vertus, sont dignes de ce prix :
Mon coeur en est flatté plus qu’il n’en est surpris.
Que vos félicités, s’il se peut, soient parfaites !
Je me vois avec joie au rang de vos sujettes.

ZAÏRE

Sois toujours mon égale, et goûte mon bonheur :
80 Avec toi partagé, je sens mieux sa douceur.

FATIME

Hélas ! Puisse le ciel souffrir cet hyménée !
Puisse cette grandeur qui vous est destinée,
Qu’on nomme si souvent du faux nom de bonheur,
Ne point laisser de trouble au fond de votre coeur !
85 N’est-il point en secret de frein qui vous retienne ?
Ne vous souvient-il plus que vous fûtes chrétienne ?

ZAÏRE

Ah ! Que dis-tu ? Pourquoi rappeler mes ennuis ?
Chère Fatime, hélas ! Sais-je ce que je suis ?
Le Ciel m’a-t-il jamais permis de me connaître ?
90 Ne m’a-t-il pas caché le sang qui m’a fait naître ?

FATIME

Nérestan, qui naquit non loin de ce séjour,
Vous dit que d’un chrétien vous reçûtes le jour ;
Que dis-je ? Cette croix qui sur vous fut trouvée,
Parure de l’enfance, avec soin conservée,
95 Ce signe des chrétiens, que l’art dérobe aux yeux
Sous le brillant éclat d’un travail précieux,
Cette croix, dont cent fois mes soins vous ont parée,
Peut-être entre vos mains est-elle demeurée
Comme un gage secret de la fidélité
100 Que vous deviez au dieu que vous avez quitté.

ZAÏRE

Je n’ai point d’autre preuve, et mon coeur qui s’ignore
Peut-il admettre un dieu que mon amant abhorre ?
La coutume, la loi plia mes premiers ans
À la religion des heureux musulmans.
105 Je le vois trop : les soins qu’on prend de notre enfance
3
Forment nos sentiments, nos moeurs, notre créance.
4
J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
L’instruction fait tout, et la main de nos pères
110 Grave en nos faibles coeurs ces premiers caractères
Que l’exemple et le temps nous viennent retracer,
Et que peut-être en nous Dieu seul peut effacer.
Prisonnière en ces lieux, tu n’y fus renfermée
Que lorsque ta raison, par l’âge confirmée,
115 Pour éclairer ta foi te prêtait son flambeau :
Pour moi, des sarrasins esclave en mon berceau,
La foi de nos chrétiens me fut trop tard connue.
Contre elle cependant loin d’être prévenue,
Cette croix, je l’avoue, a souvent malgré moi
120 Saisi mon coeur surpris de respect et d’effroi :
J’osais l’invoquer même avant qu’en ma pensée
D’Orosmane en secret l’image fût tracée.
J’honore, je chéris ces charitables lois
Dont ici Nérestan me parla tant de fois ;
125 Ces lois qui, de la terre écartant les misères,
Des humains attendris font un peuple de frères ;
Obligés de s’aimer, sans doute ils sont heureux.

FATIME

Pourquoi donc aujourd’hui vous déclarer contre eux ?
À la loi musulmane à jamais asservie,
130 Vous allez des chrétiens devenir l’ennemie,
Vous allez épouser leur superbe vainqueur.

ZAÏRE

Eh ! Qui refuserait le présent de son coeur ?
De toute ma faiblesse il faut que je convienne :
Peut-être sans l’amour j’aurais été chrétienne,
135 Peut-être qu’à ta loi j’aurais sacrifié ;
Mais Orosmane m’aime, et j’ai tout oublié.
Je ne vois qu’Orosmane, et mon âme enivrée
Se remplit du bonheur de s’en voir adorée.
Mets-toi devant les yeux sa grâce, ses exploits ;
140 Songe à ce bras puissant, vainqueur de tant de rois,
À cet aimable front que la gloire environne ;
Je ne te parle point du sceptre qu’il me donne ;
Non, la reconnaissance est un faible retour,
Un tribut offensant, trop peu fait pour l’amour.
145 Mon coeur aime Orosmane, et non son diadème ;
Chère Fatime, en lui je n’aime que lui-même.
Peut-être j’en crois trop un penchant si flatteur ;
Mais si le ciel, sur lui déployant sa rigueur,
Aux fers que j’ai portés eût condamné sa vie,
150 Si le ciel sous mes lois eût rangé la Syrie,
Ou mon amour me trompe, ou Zaïre aujourd’hui
Pour l’élever à soi descendrait jusqu’à lui.

FATIME

On marche vers ces lieux ; sans doute c’est lui-même.

ZAÏRE

Mon coeur qui le prévient, m’annonce ce que j’aime.
155 Depuis deux jours, Fatime, absent de ce palais,
Enfin mon tendre amour le rend à mes souhaits.

SCÈNE II. Orosmane, Zaïre, Fatime. §

OROSMANE

Vertueuse Zaïre, avant que l’hyménée
Joigne à jamais nos coeurs et notre destinée,
J’ai cru sur mes projets, sur vous, sur mon amour,
160 Devoir en musulman vous parler sans détour.
Les soudans qu’à genoux cet univers contemple,
Leurs usages, leurs droits, ne sont point mon exemple ;
Je sais que notre loi, favorable aux plaisirs,
Ouvre un champ sans limite à nos vastes désirs ;
165 Que je puis, à mon gré prodiguant mes tendresses,
Recevoir à mes pieds l’encens de mes maîtresses,
Et tranquille au sérail dictant mes volontés,
Gouverner mon pays du sein des voluptés.
Mais la mollesse est douce, et sa suite est cruelle ;
170 Je vois autour de moi cent rois vaincus par elle ;
Je vois de Mahomet ces lâches successeurs,
Ces califes tremblants dans leurs tristes grandeurs,
Couchés sur les débris de l’autel et du trône,
Sous un nom sans pouvoir languir dans Babylone,
175 Eux qui seraient encor, ainsi que leurs aïeux,
Maîtres du monde entier, s’ils l’avaient été d’eux.
5 6
Bouillon leur arracha Solyme et la Syrie ;
Mais bientôt, pour punir une secte ennemie,
Dieu suscita le bras du puissant Saladin ;
180 Mon père, après sa mort, asservit le Jourdain ;
Et moi, faible héritier de sa grandeur nouvelle,
Maître encor incertain d’un état qui chancelle,
Je vois ces fiers chrétiens, de rapine altérés,
Des bords de l’occident vers nos bords attirés ;
185 Et lorsque la trompette et la voix de la guerre
7
Du Nil au Pont-Euxin font retentir la terre,
Je n’irai point, en proie à de lâches amours,
Aux langueurs d’un sérail abandonner mes jours.
J’atteste ici la gloire, et Zaïre, et ma flamme,
190 De ne choisir que vous pour maîtresse et pour femme,
De vivre votre ami, votre amant, votre époux,
De partager mon coeur entre la guerre et vous.
Ne croyez pas non plus que mon honneur confie
La vertu d’une épouse à ces monstres d’Asie,
195 Du sérail des soudans gardes injurieux,
Et des plaisirs d’un maître esclaves odieux.
Je sais vous estimer autant que je vous aime,
Et sur votre vertu me fier à vous-même.
Après un tel aveu, vous connaissez mon coeur ;
200 Vous sentez qu’en vous seule il a mis son bonheur.
Vous comprenez assez quelle amertume affreuse
Corromprait de mes jours la durée odieuse,
Si vous ne receviez les dons que je vous fais
Qu’avec ces sentiments que l’on doit aux bienfaits.
205 Je vous aime, Zaïre, et j’attends de votre âme
Un amour qui réponde à ma brûlante flamme.
Je l’avoûrai, mon coeur ne veut rien qu’ardemment ;
Je me croirais haï, d’être aimé faiblement.
De tous mes sentiments tel est le caractère.
210 Je veux avec excès vous aimer et vous plaire.
Si d’une égale amour votre coeur est épris,
Je viens vous épouser, mais c’est à ce seul prix ;
Et du noeud de l’hymen l’étreinte dangereuse
Me rend infortuné s’il ne vous rend heureuse.

ZAÏRE

215 Vous, seigneur, malheureux ! Ah ! Si votre grand coeur
A sur mes sentiments pu fonder son bonheur,
S’il dépend en effet de mes flammes secrètes,
Quel mortel fut jamais plus heureux que vous l’êtes !
Ces noms chers et sacrés et d’amant et d’époux,
220 Ces noms nous sont communs, et j’ai par-dessus vous
Ce plaisir, si flatteur à ma tendresse extrême,
De tenir tout, seigneur, du bienfaiteur que j’aime,
De voir que ses bontés font seules mes destins,
D’être l’ouvrage heureux de ses augustes mains,
225 De révérer, d’aimer un héros que j’admire.
Oui, si parmi les coeurs soumis à votre empire
Vos yeux ont discerné les hommages du mien,
Si votre auguste choix.

SCÈNE III. Orosmane, Zaïre, Fatime, Corasmin. §

CORASMIN

Cet esclave chrétien
Qui sur sa foi, seigneur, a passé dans la France,
230 Revient au moment même, et demande audience.

FATIME

Ô ciel !

OROSMANE

Il peut entrer. Pourquoi ne vient-il pas ?

CORASMIN

Dans la première enceinte il arrête ses pas.
Seigneur, je n’ai pas cru qu’aux regards de son maître
Dans ces augustes lieux un chrétien pût paraître.

OROSMANE

235 Qu’il paraisse. En tous lieux, sans manquer de respect,
Chacun peut désormais jouir de mon aspect.
Je vois avec mépris ces maximes terribles
Qui font de tant de rois des tyrans invisibles.

SCÈNE IV. Orosmane, Zaïre, Fatime, Corasmin, Nérestan. §

NÉRESTAN

Respectable ennemi qu’estiment les chrétiens,
240 Je reviens dégager mes serments et les tiens :
J’ai satisfait à tout, c’est à toi d’y souscrire ;
Je te fais apporter la rançon de Zaïre,
Et celle de Fatime, et de dix chevaliers,
Dans les murs de Solyme illustres prisonniers.
245 Leur liberté, par moi trop longtemps retardée,
Quand je reparaîtrais leur dut être accordée.
Sultan, tiens ta parole ; ils ne sont plus à toi,
Et dès ce moment même ils sont libres par moi.
Mais, grâces à mes soins quand leur chaîne est brisée,
250 À t’en payer le prix ma fortune épuisée,
Je ne le cèle pas, m’ôte l’espoir heureux
De faire ici pour moi ce que je fais pour eux.
Une pauvreté noble est tout ce qui me reste.
J’arrache des chrétiens à leur prison funeste,
255 Je remplis mes serments, mon honneur, mon devoir,
Il me suffit : je viens me mettre en ton pouvoir ;
Je me rends prisonnier, et demeure en otage.

OROSMANE

Chrétien, je suis content de ton noble courage ;
Mais ton orgueil ici se serait-il flatté
260 D’effacer Orosmane en générosité ?
Reprends ta liberté, remporte tes richesses,
À l’or de ces rançons joins mes justes largesses :
Au lieu de dix chrétiens que je dus t’accorder,
Je t’en veux donner cent ; tu les peux demander.
265 Qu’ils aillent sur tes pas apprendre à ta patrie
Qu’il est quelques vertus au fond de la Syrie ;
Qu’ils jugent en partant qui méritait le mieux,
Des français ou de moi, l’empire de ces lieux.
Mais parmi ces chrétiens que ma bonté délivre,
270 Lusignan ne fut point réservé pour te suivre :
De ceux qu’on peut te rendre il est seul excepté ;
Son nom serait suspect à mon autorité.
Il est du sang français qui régnait à Solyme ;
On sait son droit au trône, et ce droit est un crime,
275 Du destin qui fait tout tel est l’arrêt cruel ;
Si j’eusse été vaincu, je serais criminel.
Lusignan dans les fers finira sa carrière,
Et jamais du soleil ne verra la lumière.
Je le plains ; mais pardonne à la nécessité
280 Ce reste de vengeance et de sévérité.
Pour Zaïre, crois-moi, sans que ton coeur s’offense,
Elle n’est pas d’un prix qui soit en ta puissance ;
Tes chevaliers français et tous leurs souverains
S’uniraient vainement pour l’ôter de mes mains.
285 Tu peux partir.

NÉRESTAN

Qu’entends-je ? Elle naquit chrétienne.
J’ai pour la délivrer ta parole et la sienne ;
Et quant à Lusignan, ce vieillard malheureux,
Pourrait-il. ?

OROSMANE

Je t’ai dit, chrétien, que je le veux.
J’honore ta vertu ; mais cette humeur altière,
290 Se faisant estimer, commence à me déplaire :
Sors, et que le soleil levé sur mes états
Demain près du jourdain ne te retrouve pas.
Nérestan sort.

FATIME

Ô dieu, secourez-nous !

OROSMANE

Et vous, allez, Zaïre,
Prenez dans le sérail un souverain empire ;
295 Commandez en sultane, et je vais ordonner
La pompe d’un hymen qui vous doit couronner.

SCÈNE V. Orosmane, Corasmin. §

OROSMANE

Corasmin, que veut donc cet esclave infidèle ?
Il soupirait. ses yeux se sont tournés vers elle ;
Les as-tu remarqués ?

CORASMIN

Que dites-vous, seigneur ?
300 De ce soupçon jaloux écoutez-vous l’erreur ?

OROSMANE

Moi, jaloux ! Qu’à ce point ma fierté s’avilisse ?
Que j’éprouve l’horreur de ce honteux supplice ?
Moi ! Que je puisse aimer comme l’on sait haïr ?
Quiconque est soupçonneux invite à le trahir.
305 Je vois à l’amour seul ma maîtresse asservie ;
Cher Corasmin, je l’aime avec idolâtrie :
Mon amour est plus fort, plus grand que mes bienfaits.
Je ne suis point jaloux. si je l’étais jamais.
Si mon coeur. Ah ! Chassons cette importune idée :
310 D’un plaisir pur et doux mon âme est possédée.
Va, fais tout préparer pour ces moments heureux
Qui vont joindre ma vie à l’objet de mes voeux.
Je vais donner une heure aux soins de mon empire,
Et le reste du jour sera tout à Zaïre.

ACTE II §

SCÈNE I. Nérestan, Chatillon. §

CHATILLON

315 Ô brave Nérestan, chevalier généreux,
Vous qui brisez les fers de tant de malheureux,
Vous, sauveur des chrétiens qu’un dieu sauveur envoie,
Paraissez, montrez-vous, goûtez la douce joie
De voir nos compagnons, pleurants à vos genoux,
320 Baiser l’heureuse main qui nous délivre tous.
Aux portes du sérail en foule ils vous demandent ;
Ne privez point leurs yeux du héros qu’ils attendent,
Et qu’unis à jamais sous notre bienfaiteur.

NÉRESTAN

Illustre Chatillon, modérez cet honneur ;
325 J’ai rempli d’un français le devoir ordinaire,
J’ai fait ce qu’à ma place on vous aurait vu faire.

CHATILLON

Sans doute ; et tout chrétien, tout digne chevalier,
Pour sa religion se doit sacrifier,
Et la félicité des coeurs tels que les nôtres
330 Consiste à tout quitter pour le bonheur des autres.
Heureux à qui le ciel a donné le pouvoir
De remplir comme vous un si noble devoir !
Pour nous, tristes jouets du sort qui nous opprime,
Nous, malheureux français, esclaves dans Solyme,
335 Oubliés dans les fers, où longtemps sans secours
Le père d’Orosmane abandonna nos jours,
Jamais nos yeux sans vous ne reverraient la France.

NÉRESTAN

Dieu s’est servi de moi, seigneur ; sa providence
De ce jeune Orosmane a fléchi la rigueur.
340 Mais quel triste mélange altère ce bonheur !
Que de ce fier soudan la clémence odieuse
Répand sur ses bienfaits une amertume affreuse !
Dieu me voit et m’entend ; il sait si dans mon coeur
J’avais d’autres projets que ceux de sa grandeur.
345 Je faisais tout pour lui ; j’espérais de lui rendre
Une jeune beauté, qu’à l’âge le plus tendre
Le cruel Noradin fit esclave avec moi,
Lorsque les ennemis de notre auguste foi,
Baignant de notre sang la Syrie enivrée,
350 Surprirent Lusignan vaincu dans Césarée.
Du sérail des sultans sauvé par des chrétiens,
Remis depuis trois ans dans mes premiers liens,
Renvoyé dans Paris sur ma seule parole,
Seigneur, je me flattais, espérance frivole !
355 De ramener Zaïre à cette heureuse cour
Où Louis des vertus a fixé le séjour.
Déjà même la reine, à mon zèle propice,
Lui tendait de son trône une main protectrice.
Enfin lorsqu’elle touche au moment souhaité
360 Qui la tirait du sein de sa captivité,
On la retient. Que dis-je ?. Ah ! Zaïre elle-même,
Oubliant les chrétiens pour ce soudan qui l’aime.
N’y pensons plus. seigneur, un refus plus cruel
Vient m’accabler encor d’un déplaisir mortel ;
365 Des chrétiens malheureux l’espérance est trahie.

CHATILLON

Je vous offre pour eux ma liberté, ma vie ;
Disposez-en, seigneur, elle vous appartient.

NÉRESTAN

Seigneur, ce Lusignan qu’à Solyme on retient,
Ce dernier d’une race en héros si féconde,
370 Ce guerrier dont la gloire avait rempli le monde,
Ce héros malheureux, de Bouillon descendu,
Aux soupirs des chrétiens ne sera point rendu.

CHATILLON

Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine :
Quel indigne soldat voudrait briser sa chaîne,
375 Alors que dans les fers son chef est retenu ?
Lusignan comme à moi ne vous est pas connu.
Seigneur, remerciez ce ciel dont la clémence
A pour votre bonheur placé votre naissance
Longtemps après ces jours à jamais détestés,
380 Après ces jours de sang et de calamités,
Où je vis sous le joug de nos barbares maîtres
Tomber ces murs sacrés conquis par nos ancêtres.
Ciel ! Si vous aviez vu ce temple abandonné,
Du dieu que nous servons le tombeau profané,
385 Nos pères, nos enfants, nos filles et nos femmes,
Aux pieds de nos autels expirants dans les flammes.
Et notre dernier roi, courbé du faix des ans,
Massacré sans pitié sur ses fils expirants !
Lusignan, le dernier de cette auguste race,
390 Dans ces moments affreux ranimant notre audace,
Au milieu des débris des temples renversés,
Des vainqueurs, des vaincus, et des morts entassés,
Terrible, et d’une main reprenant cette épée
Dans le sang infidèle à tout moment trempée,
395 Et de l’autre à nos yeux montrant avec fierté
De notre sainte foi le signe redouté,
Criant à haute voix : "Français, soyez fidèles."
Sans doute, en ce moment, le couvrant de ses ailes,
La vertu du Très-haut, qui nous sauve aujourd’hui,
400 Aplanissait sa route et marchait devant lui ;
Et des tristes chrétiens la foule délivrée
Vint porter avec nous ses pas dans Césarée :
Là par nos chevaliers, d’une commune voix,
Lusignan fut choisi pour nous donner des lois.
405 Ô mon cher Nérestan ! Dieu qui nous humilie,
N’a pas voulu sans doute, en cette courte vie,
Nous accorder le prix qu’il doit à la vertu ;
Vainement pour son nom nous avons combattu.
Ressouvenir affreux, dont l’horreur me dévore !
410 Jérusalem en cendre, hélas ! Fumait encore,
Lorsque dans notre asile attaqués et trahis,
Et livrés par un grec à nos fiers ennemis,
La flamme, dont brûla Sion désespérée,
S’étendit en fureur aux murs de Césarée :
415 Ce fut là le dernier de trente ans de revers ;
Là je vis Lusignan chargé d’indignes fers :
Insensible à sa chute, et grand dans ses misères,
Il n’était attendri que des maux de ses frères.
Seigneur, depuis ce temps, ce père des chrétiens
420 Resserré loin de nous, blanchi dans ses liens,
Gémit dans un cachot, privé de la lumière,
Oublié de l’Asie et de l’Europe entière.
Tel est son sort affreux ; et qui peut aujourd’hui,
Quand il souffre pour nous, se voir heureux sans lui ?

NÉRESTAN

425 Ce bonheur, il est vrai, serait d’un coeur barbare.
Que je hais le destin qui de lui nous sépare !
Que vers lui vos discours m’ont sans peine entraîné !
Je connais ses malheurs, avec eux je suis né.
Sans un trouble nouveau je n’ai pu les entendre ;
430 Votre prison, la sienne, et Césarée en cendre,
Sont les premiers objets, sont les premiers revers,
Qui frappèrent mes yeux à peine encor ouverts.
Je sortais du berceau ; ces images sanglantes
Dans vos tristes récits me sont encor présentes.
435 Au milieu des chrétiens dans un temple immolés,
Quelques enfants, seigneur, avec moi rassemblés,
Arrachés par des mains de carnage fumantes
Aux bras ensanglantés de nos mères tremblantes,
Nous fûmes transportés dans ce palais des rois,
440 Dans ce même sérail, seigneur, où je vous vois.
Noradin m’éleva près de cette Zaïre,
Qui depuis. pardonnez si mon coeur en soupire,
Qui depuis, égarée en ce funeste lieu,
Pour un maître barbare abandonna son dieu.

CHATILLON

445 Telle est des musulmans la funeste prudence.
De leurs chrétiens captifs ils séduisent l’enfance,
Et je bénis le ciel propice à nos desseins,
Qui dans vos premiers ans vous sauva de leurs mains.
Mais, seigneur, après tout, cette Zaïre même,
450 Qui renonce aux chrétiens pour le soudan qui l’aime,
De son crédit au moins nous pourrait secourir :
Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?
M’en croirez-vous ? Le juste, aussi bien que le sage,
Du crime et du malheur sait tirer avantage.
455 Vous pourriez de Zaïre employer la faveur
À fléchir Orosmane, à toucher son grand coeur,
À nous rendre un héros que lui-même a dû plaindre,
Que sans doute il admire, et qui n’est plus à craindre.

NÉRESTAN

Mais ce même héros, pour briser ses liens,
460 Voudra-t-il qu’on s’abaisse à ces honteux moyens ?
Et quand il le voudrait, est-il en ma puissance
D’obtenir de Zaïre un moment d’audience ?
Croyez-vous qu’Orosmane y daigne consentir ?
Le sérail à ma voix pourra-t-il se rouvrir ?
465 Quand je pourrais enfin paraître devant elle,
Que faut-il espérer d’une femme infidèle,
À qui mon seul aspect doit tenir lieu d’affront,
Et qui lira sa honte écrite sur mon front ?
Seigneur, il est bien dur pour un coeur magnanime
470 D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime :
Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits font rougir.

CHATILLON

Songez à Lusignan, songez à le servir.

NÉRESTAN

Eh bien !. Mais quels chemins jusqu’à cette infidèle
Pourront. On vient à nous. Que vois-je ? Ô ciel !
475 C’est elle.

SCÈNE II. Zaïre, Chatillon, Nérestan. §

ZAÏRE, à Nérestan.

C’est vous, digne français, à qui je viens parler.
Le soudan le permet, cessez de vous troubler ;
Et rassurant mon coeur, qui tremble à votre approche,
Chassez de vos regards la plainte et le reproche.
Seigneur, nous nous craignons, nous rougissons tous deux ;
480 Je souhaite et je crains de rencontrer vos yeux.
L’un à l’autre attachés depuis notre naissance,
Une affreuse prison renferma notre enfance ;
Le sort nous accabla du poids des mêmes fers,
Que la tendre amitié nous rendait plus légers.
485 Il me fallut depuis gémir de votre absence ;
Le ciel porta vos pas aux rives de la France :
Prisonnier dans Solyme, enfin je vous revis ;
Un entretien plus libre alors m’était permis.
Esclave dans la foule, où j’étais confondue,
490 Aux regards du soudan je vivais inconnue.
Vous daignâtes bientôt, soit grandeur, soit pitié,
Soit plutôt digne effet d’une pure amitié,
Revoyant des français le glorieux empire,
Y chercher la rançon de la triste Zaïre :
495 Vous l’apportez : le ciel a trompé vos bienfaits ;
Loin de vous dans Solyme il m’arrête à jamais.
Mais quoi que ma fortune ait d’éclat et de charmes,
Je ne puis vous quitter sans répandre des larmes.
Toujours de vos bontés je vais m’entretenir,
500 Chérir de vos vertus le tendre souvenir,
Comme vous des humains soulager la misère,
Protéger les chrétiens, leur tenir lieu de mère ;
Vous me les rendez chers, et ces infortunés.

NÉRESTAN

Vous, les protéger ! Vous, qui les abandonnez !
505 Vous, qui des Lusignans foulant aux pieds la cendre.

ZAÏRE

Je la viens honorer, seigneur ; je viens vous rendre
Le dernier de ce sang, votre amour, votre espoir :
Oui, Lusignan est libre, et vous l’allez revoir.

CHATILLON

Ô ciel ! Nous reverrions notre appui, notre père !

NÉRESTAN

510 Les chrétiens vous devraient une tête si chère !

ZAÏRE

J’avais sans espérance osé la demander,
Le généreux soudan veut bien nous l’accorder :
On l’amène en ces lieux.

NÉRESTAN

Que mon âme est émue !

ZAÏRE

Mes larmes malgré moi me dérobent sa vue.
515 Ainsi que ce vieillard j’ai langui dans les fers ;
Qui ne sait compatir aux maux qu’on a soufferts ?

NÉRESTAN

Grand dieu ! Que de vertu dans une âme infidèle !

SCÈNE III. Zaïre, Lusignan, Chatillon, Nérestan, plusieurs esclaves chrétiens. §

LUSIGNAN

Du séjour du trépas quelle voix me rappelle ?
Suis-je avec des chrétiens ?. Guidez mes pas tremblants.
520 Mes maux m’ont affaibli plus encor que mes ans.
En s’asseyant.
Suis-je libre en effet ?

ZAÏRE

Oui, seigneur, oui, vous l’êtes.

CHATILLON

Vous vivez, vous calmez nos douleurs inquiètes.
Tous nos tristes chrétiens.

LUSIGNAN

Ô jour ! Ô douce voix !
Chatillon, c’est donc vous ? C’est vous que je revois !
525 Martyr, ainsi que moi, de la foi de nos pères,
Le dieu que nous servons finit-il nos misères ?
En quels lieux sommes-nous ? Aidez mes faibles yeux.

CHATILLON

C’est ici le palais qu’ont bâti vos aïeux ;
Du fils de Noradin c’est le séjour profane.

ZAÏRE

530 Le maître de ces lieux, le puissant Orosmane,
Sait connaître, seigneur, et chérir la vertu.
En montrant Nérestan.
Ce généreux français qui vous est inconnu,
Par la gloire amené des rives de la France,
Venait de dix chrétiens payer la délivrance ;
535 Le soudan, comme lui gouverné par l’honneur,
Croit en vous délivrant égaler son grand coeur.

LUSIGNAN

Des chevaliers français tel est le caractère,
Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère ;
Trop digne chevalier, quoi ! Vous passez les mers
540 Pour soulager nos maux, et pour briser nos fers ?
Ah ! Parlez, à qui dois-je un service si rare ?

NÉRESTAN

Mon nom est Nérestan ; le sort longtemps barbare,
Qui dans les fers ici me mit presque en naissant,
Me fit quitter bientôt l’empire du croissant :
545 À la cour de Louis guidé par mon courage,
De la guerre sous lui j’ai fait l’apprentissage ;
Ma fortune et mon rang sont un don de ce roi,
Si grand par sa valeur, et plus grand par sa foi.
Je le suivis, seigneur, au bord de la Charente,
550 Lorsque du fier anglais la valeur menaçante,
Cédant à nos efforts trop longtemps captivés,
Satisfit en tombant aux lys qu’ils ont bravés.
Venez, prince, et montrez au plus grand des monarques
De vos fers glorieux les vénérables marques ;
555 Paris va révérer le martyr de la croix,
Et la cour de Louis est l’asile des rois.

LUSIGNAN

Hélas ! De cette cour j’ai vu jadis la gloire.
Quand Philippe à Bovine enchaînait la victoire,
Je combattais, seigneur, avec Montmorenci,
560 Melun, D’Estaing, De Nesle, et ce fameux Couci.
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre :
Je vais au roi des rois demander aujourd’hui
Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui.
565 Vous, généreux témoins de mon heure dernière,
Tandis qu’il en est temps, écoutez ma prière,
Nérestan, Chatillon, et vous. de qui les pleurs
Dans ces moments si chers honorent mes malheurs,
Madame, ayez pitié du plus malheureux père,
570 Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère,
Qui répand devant vous des larmes que le temps
Ne peut encor tarir dans mes yeux expirants.
Une fille, trois fils, ma superbe espérance,
Me furent arrachés dès leur plus tendre enfance :
575 Ô mon cher Chatillon, tu dois t’en souvenir !

CHATILLON

De vos malheurs encor vous me voyez frémir.

LUSIGNAN

Prisonnier avec moi dans Césarée en flamme,
Tes yeux virent périr mes deux fils et ma femme.

CHATILLON

Mon bras chargé de fers ne les put secourir.

LUSIGNAN

580 Hélas ! Et j’étais père, et je ne pus mourir !
Veillez du haut des cieux, chers enfants que j’implore,
Sur mes autres enfants, s’ils sont vivants encore.
Mon dernier fils, ma fille, aux chaînes réservés,
Par de barbares mains pour servir conservés,
585 Loin d’un père accablé, furent portés ensemble
Dans ce même sérail où le ciel nous rassemble.

CHATILLON

Il est vrai ; dans l’horreur de ce péril nouveau,
Je tenais votre fille à peine en son berceau ;
Ne pouvant la sauver, seigneur, j’allais moi-même
590 Répandre sur son front l’eau sainte du baptême,
Lorsque les sarrasins, de carnage fumants,
Revinrent l’arracher à mes bras tout sanglants.
Votre plus jeune fils, à qui les destinées
Avaient à peine encor accordé quatre années,
595 Trop capable déjà de sentir son malheur,
Fut dans Jérusalem conduit avec sa soeur.

NÉRESTAN

De quel ressouvenir mon âme est déchirée !
À cet âge fatal j’étais dans Césarée ;
Et tout couvert de sang, et chargé de liens,
600 Je suivis en ces lieux la foule des chrétiens.

LUSIGNAN

Vous. Seigneur !. Ce sérail éleva votre enfance ?.
En les regardant.
Hélas ! De mes enfants auriez-vous connaissance ?
Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux.
Quel ornement, madame, étranger en ces lieux ?.
605 Depuis quand l’avez-vous ?

ZAÏRE

Depuis que je respire.
Seigneur. Eh quoi ! D’où vient que votre âme
Soupire ?

LUSIGNAN

Ah ! Daignez confier à mes tremblantes mains.
Elle lui donne la croix.

ZAÏRE

De quel trouble nouveau tous mes sens sont atteints !
Il l’approche de sa bouche en pleurant.
Seigneur, que faites-vous ?

LUSIGNAN

Ô ciel ! Ô providence !
610 Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance ;
Serait-il bien possible ? Oui, c’est elle. je vois
Ce présent qu’une épouse avait reçu de moi,
Et qui de mes enfants ornait toujours la tête,
Lorsque de leur naissance on célébrait la fête ;
615 Je revois. je succombe à mon saisissement.

ZAÏRE

Qu’entends-je ? Et quel soupçon m’agite en ce moment ?
Ah, seigneur !.

LUSIGNAN

Dans l’espoir dont j’entrevois les charmes,
Ne m’abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes !
Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous,
620 Parle, achève, ô mon Dieu ! Ce sont là de tes coups.
Quoi ! Madame, en vos mains elle était demeurée ?
Quoi ! Tous les deux captifs, et pris dans Césarée ?

ZAÏRE

Oui, seigneur.

NÉRESTAN

Se peut-il ?

LUSIGNAN

Leur parole, leurs traits
De leur mère en effet sont les vivants portraits.
625 Oui, grand Dieu, tu le veux, tu permets que je voie.
Dieu, ranime mes sens trop faibles pour ma joie !
Madame. Nérestan. Soutiens-moi, Chatillon.
Nérestan, si je dois nommer encor ce nom,
Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse
630 Du fer dont à mes yeux une main furieuse.

NÉRESTAN

Oui, seigneur, il est vrai.

LUSIGNAN

Dieu juste ! Heureux moments !

NÉRESTAN, se jetant à genoux.

Ah ! Seigneur ! Ah ! Zaïre !

LUSIGNAN

Approchez, mes enfants.

NÉRESTAN

Moi, votre fils !

ZAÏRE

Seigneur !

LUSIGNAN

Heureux jour qui m’éclaire !
Ma fille, mon cher fils ! Embrassez votre père.

CHATILLON

635 Que d’un bonheur si grand mon coeur se sent toucher !

LUSIGNAN

De vos bras, mes enfants, je ne puis m’arracher.
Je vous revois enfin, chère et triste famille,
Mon fils, digne héritier. vous. Hélas ! Vous ? Ma fille !
Dissipez mes soupçons, ôtez-moi cette horreur,
640 Ce trouble qui m’accable au comble du bonheur.
Toi qui seul as conduit sa fortune et la mienne,
Mon dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne ?
Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux !
Tu te tais ! Je t’entends ! Ô crime, ô justes cieux !

ZAÏRE

645 Je ne puis vous tromper ; sous les lois d’Orosmane.
Punissez votre fille. elle était musulmane.

LUSIGNAN

Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi !
Ah, mon fils ! à ces mots j’eusse expiré sans toi.
Mon dieu ! J’ai combattu soixante ans pour ta gloire ;
650 J’ai vu tomber ton temple, et périr ta mémoire ;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t’imploraient pour mes tristes enfants ;
Et lorsque ma famille est par toi réunie,
Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !
655 Je suis bien malheureux. c’est ton père, c’est moi,
C’est ma seule prison qui t’a ravi ta foi.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines ;
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;
660 C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;
C’est le sang des martyrs. Ô fille encor trop chère !
Connais-tu ton destin ? Sais-tu quelle est ta mère ?
Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jour
Ce triste et dernier fruit d’un malheureux amour,
665 Je la vis massacrer par la main forcenée,
Par la main des brigands à qui tu t’es donnée ?
Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,
T’ouvrent leurs bras sanglants tendus du haut des cieux.
Ton dieu que tu trahis, ton dieu que tu blasphèmes,
670 Pour toi, pour l’univers, est mort en ces lieux mêmes,
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres ;
Tout annonce le dieu qu’ont vengé tes ancêtres.
675 Tourne les yeux, sa tombe est près de ce palais ;
C’est ici la montagne où lavant nos forfaits,
Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;
C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.
Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,
680 Tu n’y peux faire un pas, sans y trouver ton dieu,
Et tu n’y peux rester sans renier ton père,
Ton honneur qui te parle, et ton dieu qui t’éclaire.
Je te vois dans mes bras et pleurer et frémir ;
Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir ;
685 Je vois la vérité dans ton coeur descendue ;
Je retrouve ma fille après l’avoir perdue ;
Et je reprends ma gloire et ma félicité,
En dérobant mon sang à l’infidélité.

NÉRESTAN

Je revois donc ma soeur ?. et son âme.

ZAÏRE

Ah, mon père !
690 Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?

LUSIGNAN

M’ôter par un seul mot ma honte et mes ennuis,
Dire : je suis chrétienne.

ZAÏRE

Oui. seigneur. je le suis.

LUSIGNAN

Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire !

SCÈNE IV. Zaïre, Lusignan, Chatillon, Nérestan, Corasmin. §

CORASMIN

Madame, le soudan m’ordonne de vous dire
695 Qu’à l’instant de ces lieux il faut vous retirer,
Et de ces vils chrétiens surtout vous séparer.
Vous, français, suivez-moi ; de vous je dois répondre.

CHATILLON

Où sommes-nous, grand dieu ! Quel coup vient nous confondre !

LUSIGNAN

Notre courage, amis, doit ici s’animer.

ZAÏRE

700 Hélas ! Seigneur !

LUSIGNAN

Ô vous que je n’ose nommer,
Jurez-moi de garder un secret si funeste.

ZAÏRE

Je vous le jure.

LUSIGNAN

Allez ; le ciel fera le reste.

ACTE III §

SCÈNE I. Orosmane, Corasmin. §

OROSMANE

Vous étiez, Corasmin, trompé par vos alarmes ;
705 Non, Louis contre moi ne tourne point ses armes ;
Les français sont lassés de chercher désormais
Des climats que pour eux le destin n’a point faits ;
Ils n’abandonnent point leur fertile patrie
Pour languir aux déserts de l’aride Arabie,
710 Et venir arroser de leur sang odieux
Ces palmes que pour nous Dieu fait croître en ces lieux.
Ils couvrent de vaisseaux la mer de la Syrie.
Louis, des bords de Chypre, épouvante l’Asie,
Mais j’apprends que ce roi s’éloigne de nos ports ;
715 De la féconde égypte il menace les bords ;
J’en reçois à l’instant la première nouvelle.
Contre les mamelucs son courage l’appelle ;
Il cherche Mélédin, mon secret ennemi ;
Sur leurs divisions mon trône est affermi.
720 Je ne crains plus enfin l’égypte ni la France.
Nos communs ennemis cimentent ma puissance,
Et prodigues d’un sang qu’ils devraient ménager,
Prennent en s’immolant le soin de me venger.
Relâche ces chrétiens, ami, je les délivre ;
725 Je veux plaire à leur maître, et leur permets de vivre :
Je veux que sur la mer on les mène à leur roi,
Que Louis me connaisse, et respecte ma foi.
Mène-lui Lusignan ; dis-lui que je lui donne
Celui que la naissance allie à sa couronne,
730 Celui que par deux fois mon père avait vaincu,
Et qu’il tint enchaîné tandis qu’il a vécu.

CORASMIN

Son nom cher aux chrétiens.

OROSMANE

Son nom n’est point à craindre.

CORASMIN

Mais, seigneur, si Louis.

OROSMANE

Il n’est plus temps de feindre.
Zaïre l’a voulu, c’est assez : et mon coeur,
735 En donnant Lusignan, le donne à mon vainqueur.
Louis est peu pour moi, je fais tout pour Zaïre ;
Nul autre sur mon coeur n’aurait pris cet empire.
Je viens de l’affliger, c’est à moi d’adoucir
Le déplaisir mortel qu’elle a dû ressentir,
740 Quand, sur les faux avis des desseins de la France,
J’ai fait à ces chrétiens un peu de violence.
Que dis-je ? Ces moments perdus dans mon conseil,
Ont de ce grand hymen suspendu l’appareil :
D’une heure encor, ami, mon bonheur se diffère ;
745 Mais j’emploierai du moins ce temps à lui complaire.
Zaïre ici demande un secret entretien
Avec ce Nérestan, ce généreux chrétien.

CORASMIN

Et vous avez, seigneur, encor cette indulgence ?

OROSMANE

Ils ont été tous deux esclaves dans l’enfance,
750 Ils ont porté mes fers, ils ne se verront plus ;
Zaïre enfin de moi n’aura point un refus.
Je ne m’en défends point ; je foule aux pieds pour elle
Des rigueurs du sérail la contrainte cruelle.
J’ai méprisé ces lois dont l’âpre austérité
755 Fait d’une vertu triste une nécessité.
Je ne suis point formé du sang asiatique :
Né parmi les rochers au sein de la Taurique,
Des scythes mes aïeux je garde la fierté,
Leurs moeurs, leurs passions, leur générosité :
760 Je consens qu’en partant Nérestan la revoie :
Je veux que tous les coeurs soient heureux de ma joie.
Après ce peu d’instants volés à mon amour,
Tous ses moments, ami, sont à moi sans retour.
Va ; ce chrétien attend, et tu peux l’introduire.
765 Presse son entretien, obéis à Zaïre.

SCÈNE II. Corasmin, Nérestan. §

CORASMIN

En ces lieux un moment tu peux encor rester.
Zaïre à tes regards viendra se présenter.

SCÈNE III. §

NÉRESTAN, seul.

En quel état, ô ciel ! En quels lieux je la laisse !
Ô ma religion ! Ô mon père, ô tendresse !
770 Mais je la vois.

SCÈNE IV. Zaïre, Nérestan. §

NÉRESTAN

Ma soeur, je puis donc vous parler ?
Ah ! Dans quel temps le ciel nous voulut rassembler !
Vous ne reverrez plus un trop malheureux père.

ZAÏRE

Dieu ! Lusignan ?.

NÉRESTAN

Il touche à son heure dernière :
Sa joie en nous voyant, par de trop grands efforts,
775 De ses sens affaiblis a rompu les ressorts ;
Et cette émotion dont son âme est remplie,
A bientôt épuisé les sources de sa vie.
Mais, pour comble d’horreurs, à ces derniers moments,
Il doute de sa fille et de ses sentiments ;
780 Il meurt dans l’amertume, et son âme incertaine
Demande en soupirant si vous êtes chrétienne.

ZAÏRE

Quoi ! Je suis votre soeur, et vous pouvez penser
Qu’à mon sang, à ma loi, j’aille ici renoncer ?

NÉRESTAN

Ah, ma soeur ! Cette loi n’est pas la vôtre encore :
785 Le jour qui vous éclaire est pour vous à l’aurore ;
Vous n’avez point reçu ce gage précieux
Qui nous lave du crime, et nous ouvre les cieux.
Jurez par nos malheurs et par votre famille,
Par ces martyrs sacrés de qui vous êtes fille,
790 Que vous voulez ici recevoir aujourd’hui
Le sceau du dieu vivant qui nous attache à lui.

ZAÏRE

Oui, je jure en vos mains, par ce dieu que j’adore,
Par sa loi que je cherche, et que mon coeur ignore,
De vivre désormais sous cette sainte loi.
795 Mais, mon cher frère. Hélas ! Que veut-elle de moi ?
Que faut-il ?

NÉRESTAN

Détester l’empire de vos maîtres,
Servir, aimer ce dieu qu’ont aimé nos ancêtres,
Qui né près de ces murs est mort ici pour nous,
Qui nous a rassemblés, qui m’a conduit vers vous.
800 Est-ce à moi d’en parler ? Moins instruit que fidèle,
Je ne suis qu’un soldat, et je n’ai que du zèle.
Un pontife sacré viendra jusqu’en ces lieux
Vous apporter la vie, et dessiller vos yeux.
Songez à vos serments, et que l’eau du baptême
805 Ne vous apporte point la mort et l’anathème.
Obtenez qu’avec lui je puisse revenir.
Mais à quel titre, ô ciel, faut-il donc l’obtenir ?
À qui la demander dans ce sérail profane ?.
Vous, le sang de vingt rois, esclave d’Orosmane !
810 Parente de Louis, fille de Lusignan !
Vous, chrétienne et ma soeur, esclave d’un soudan !
Vous m’entendez. je n’ose en dire davantage.
Dieu, nous réserviez-vous à ce dernier outrage ?

ZAÏRE

Ah ! Cruel, poursuivez : vous ne connaissez pas
815 Mon secret, mes tourments, mes voeux, mes attentats.
Mon frère, ayez pitié d’une soeur égarée,
Qui brûle, qui gémit, qui meurt désespérée.
Je suis chrétienne, hélas !. J’attends avec ardeur
Cette eau sainte, cette eau qui peut guérir mon coeur.
820 Non, je ne serai point indigne de mon frère,
De mes aïeux, de moi, de mon malheureux père.
Mais parlez à Zaïre, et ne lui cachez rien.
Dites. Quelle est la loi de l’empire chrétien ?.
Quel est le châtiment pour une infortunée,
825 Qui loin de ses parents aux fers abandonnée,
Trouvant chez un barbare un généreux appui,
Aurait touché son âme, et s’unirait à lui ?

NÉRESTAN

Ô ciel ! Que dites-vous ? Ah ! La mort la plus prompte
Devrait.

ZAÏRE

C’en est assez, frappe, et préviens ta honte.

NÉRESTAN

830 Qui ? Vous ? Ma soeur !

ZAÏRE

C’est moi que je viens d’accuser.
Orosmane m’adore. et j’allais l’épouser.

NÉRESTAN

L’épouser ! Est-il vrai, ma soeur ? Est-ce vous-même ?
Vous, la fille des rois ?

ZAÏRE

Frappe, dis-je, je l’aime.

NÉRESTAN

Opprobre malheureux du sang dont vous sortez,
835 Vous demandez la mort, et vous la méritez :
Et si je n’écoutais que ta honte et ma gloire,
L’honneur de ma maison, mon père, sa mémoire,
Si la loi de ton dieu, que tu ne connais pas,
Si ma religion ne retenait mon bras,
840 J’irais dans ce palais, j’irais au moment même,
Immoler de ce fer un barbare qui t’aime,
De son indigne flanc le plonger dans le tien,
Et ne l’en retirer que pour percer le mien.
Ciel ! Tandis que Louis, l’exemple de la terre,
845 Au Nil épouvanté ne va porter la guerre
Que pour venir bientôt, frappant des coups plus sûrs,
Délivrer ton dieu même et lui rendre ces murs,
Zaïre cependant, ma soeur, son alliée,
Au tyran d’un sérail par l’hymen est liée !
850 Et je vais donc apprendre à Lusignan trahi
Qu’un tartare est le dieu que sa fille a choisi !
Dans ce moment affreux, hélas ! Ton père expire,
En demandant à Dieu le salut de Zaïre.

ZAÏRE

Arrête, mon cher frère. arrête, connais-moi ;
855 Peut-être que Zaïre est digne encor de toi.
Mon frère, épargne-moi cet horrible langage ;
Ton courroux, ton reproche est un plus grand outrage,
Plus sensible pour moi, plus dur que ce trépas
Que je te demandais et que je n’obtiens pas.
860 L’état où tu me vois accable ton courage ;
Tu souffres, je le vois : je souffre davantage.
Je voudrais que du ciel le barbare secours
De mon sang dans mon coeur eût arrêté le cours,
Le jour qu’empoisonné d’une flamme profane,
865 Ce pur sang des chrétiens brûla pour Orosmane,
Le jour que de ta soeur Orosmane charmé.
Pardonnez-moi, chrétiens, qui ne l’aurait aimé ?
Il faisait tout pour moi ; son coeur m’avait choisie ;
Je voyais sa fierté pour moi seule adoucie.
870 C’est lui qui des chrétiens a ranimé l’espoir,
C’est à lui que je dois le bonheur de te voir :
Pardonne ; ton courroux, mon père, ma tendresse,
Mes serments, mon devoir, mes remords, ma faiblesse,
Me servent de supplice, et ta soeur en ce jour
875 Meurt de son repentir plus que de son amour.

NÉRESTAN

Je te blâme et te plains ; crois-moi, la providence
Ne te laissera point périr sans innocence :
Je te pardonne, hélas ! Ces combats odieux ;
Dieu ne t’a point prêté son bras victorieux.
880 Ce bras, qui rend la force aux plus faibles courages,
Soutiendra ce roseau plié par les orages.
Il ne souffrira pas qu’à son culte engagé,
Entre un barbare et lui ton coeur soit partagé.
Le baptême éteindra ces feux dont il soupire,
885 Et tu vivras fidèle, ou périras martyre.
Achève donc ici ton serment commencé :
Achève, et, dans l’horreur dont ton coeur est pressé,
Promets au roi Louis, à l’Europe, à ton père,
Au dieu qui déjà parle à ce coeur si sincère,
890 De ne point accomplir cet hymen odieux
Avant que le pontife ait éclairé tes yeux,
Avant qu’en ma présence il te fasse chrétienne,
Et que Dieu par ses mains t’adopte et te soutienne.
Le promets-tu, Zaïre ?.

ZAÏRE

Oui, je te le promets :
895 Rends-moi chrétienne et libre ; à tout je me soumets.
Va d’un père expirant, va fermer la paupière,
Va, je voudrais te suivre, et mourir la première.

NÉRESTAN

Je pars. Adieu, ma soeur, adieu : puisque mes voeux
Ne peuvent t’arracher à ce palais honteux,
900 Je reviendrai bientôt par un heureux baptême
T’arracher aux enfers, et te rendre à toi-même.

SCÈNE V. §

ZAÏRE, seule.

Me voilà seule, ô Dieu ! Que vais-je devenir ?
Dieu, commande à mon coeur de ne te point trahir !
Hélas ! Suis-je en effet ou française ou sultane ?
905 Fille de Lusignan, ou femme d’Orosmane ?
Suis-je amante ou chrétienne ? Ô serments que j’ai faits,
Mon père, mon pays, vous serez satisfaits.
Fatime ne vient point. Quoi ! Dans ce trouble extrême,
L’univers m’abandonne ! On me laisse à moi-même !
910 Mon coeur peut-il porter, seul et privé d’appui,
Le fardeau des devoirs qu’on m’impose aujourd’hui ?
À ta loi, Dieu puissant, oui, mon âme est rendue ;
Mais fais que mon amant s’éloigne de ma vue.
Cher amant ! Ce matin l’aurais-je pu prévoir,
915 Que je dusse aujourd’hui redouter de te voir ?
Moi qui, de tant de feux justement possédée,
N’avais d’autre bonheur, d’autre soin, d’autre idée,
Que de t’entretenir, d’écouter ton amour,
Te voir, te souhaiter, attendre ton retour !
920 Hélas ! Et je t’adore, et t’aimer est un crime !

SCÈNE VI. Zaïre, Orosmane. §

OROSMANE

Paraissez, tout est prêt, le beau feu qui m’anime
Ne souffre plus, madame, aucun retardement.
Les flambeaux de l’hymen brillent pour votre amant,
Les parfums de l’encens remplissent la mosquée ;
925 Du dieu de Mahomet la puissance invoquée
Confirme mes serments et préside à mes feux.
Mon peuple prosterné pour vous offre ses voeux.
Tout tombe à vos genoux ; vos superbes rivales
Qui disputaient mon coeur et marchaient vos égales,
930 Heureuses de vous suivre et de vous obéir,
Devant vos volontés vont apprendre à fléchir.
Le trône, les festins et la cérémonie,
Tout est prêt ; commencez le bonheur de ma vie.

ZAÏRE

Où suis-je ? Malheureuse ! Ô tendresse ! Ô douleur !

OROSMANE

935 Venez.

ZAÏRE

Où me cacher ?

OROSMANE

Que dites-vous ?
Seigneur !

OROSMANE

Donnez-moi votre main ; daignez, belle Zaïre.

ZAÏRE

Dieu de mon père, hélas ! Que pourrai-je lui dire ?

OROSMANE

Que j’aime à triompher de ce tendre embarras !
Qu’il redouble ma flamme et mon bonheur !.

ZAÏRE

Hélas !

OROSMANE

940 Ce trouble à mes désirs vous rend encor plus chère ;
D’une vertu modeste il est le caractère.
Digne et charmant objet de ma constante foi,
Venez, ne tardez plus.

ZAÏRE

Fatime, soutiens-moi.
Seigneur !

OROSMANE

Ô ciel ! Eh quoi ?

ZAÏRE

Seigneur, cet hyménée
945 Était un bien suprême à mon âme étonnée.
Je n’ai point recherché le trône et la grandeur.
Qu’un sentiment plus juste occupait tout mon coeur !
Hélas ! J’aurais voulu qu’à vos vertus unie,
Et méprisant pour vous les trônes de l’Asie,
950 Seule et dans un désert auprès de mon époux,
J’eusse pu sous mes pieds les fouler avec vous.
Mais. Seigneur. Ces chrétiens.

OROSMANE

Ces chrétiens. quoi ? Madame,
Qu’auraient donc de commun cette secte et ma flamme ?

ZAÏRE

955 Lusignan, ce vieillard accablé de douleurs,
Termine en ces moments sa vie et ses malheurs.

OROSMANE

Eh bien ! Quel intérêt si pressant et si tendre
À ce vieillard chrétien votre coeur peut-il prendre ?
Vous n’êtes point chrétienne ; élevée en ces lieux,
960 Vous suivez dès longtemps la foi de mes aïeux.
Un vieillard qui succombe au poids de ses années
Peut-il troubler ici vos belles destinées ?
Cette aimable pitié qu’il s’attire de vous,
Doit se perdre avec moi dans des moments si doux.

ZAÏRE

965 Seigneur, si vous m’aimez, si je vous étais chère.

OROSMANE

Si vous l’êtes, ah dieu !

ZAÏRE

Souffrez que l’on diffère.
Permettez que ces noeuds par vos mains assemblés.

OROSMANE

Que dites-vous ? Ô ciel ! Est-ce vous qui parlez,
Zaïre ?

ZAÏRE

Je ne puis soutenir sa colère.

OROSMANE

970 Zaïre !

ZAÏRE

Il m’est affreux, seigneur, de vous déplaire ;
Excusez ma douleur. non, j’oublie à la fois
Et tout ce que je suis, et tout ce que je dois.
Je ne puis soutenir cet aspect qui me tue.
Je ne puis. ah ! Souffrez que loin de votre vue,
975 Seigneur, j’aille cacher mes larmes, mes ennuis,
Mes voeux, mon désespoir, et l’horreur où je suis.
Elle sort.

SCÈNE VII. Orosmane, Corasmin. §

OROSMANE

Je demeure immobile, et ma langue glacée
Se refuse aux transports de mon âme offensée.
Est-ce à moi que l’on parle ? Ai-je bien entendu ?
980 Est-ce moi qu’elle fuit ? Ô ciel ! Et qu’ai-je vu ?
Corasmin, quel est donc ce changement extrême ?
Je la laisse échapper ! Je m’ignore moi-même.

CORASMIN

Vous seul causez son trouble, et vous vous en plaignez ;
Vous accusez, seigneur, un coeur où vous régnez.

OROSMANE

985 Mais pourquoi donc ces pleurs, ces regrets, cette fuite,
Cette douleur si sombre en ses regards écrite ?
Si c’était ce français !. quel soupçon ! Quelle horreur !
Quelle lumière affreuse a passé dans mon coeur !
Hélas ! Je repoussais ma juste défiance :
990 Un barbare, un esclave, aurait cette insolence ?
Cher ami, je verrais un coeur comme le mien
Réduit à redouter un esclave chrétien ?
Mais parle, tu pouvais observer son visage,
Tu pouvais de ses yeux entendre le langage ;
995 Ne me déguise rien, mes feux sont-ils trahis ?
Apprends-moi mon malheur. tu trembles. tu frémis.
C’en est assez.

CORASMIN

Je crains d’irriter vos alarmes.
Il est vrai que ses yeux ont versé quelques larmes ;
Mais, seigneur, après tout, je n’ai rien observé qui doive.

OROSMANE

1000 À cet affront je serais réservé ?
Non, si Zaïre, ami, m’avait fait cette offense,
Elle eût avec plus d’art trompé ma confiance.
Le déplaisir secret de son coeur agité,
Si ce coeur est perfide, aurait-il éclaté ?
1005 Écoute : garde-toi de soupçonner Zaïre.
Mais, dis-tu, ce français gémit, pleure, soupire :
Que m’importe après tout le sujet de ses pleurs ?
Qui sait si l’amour même entre dans ses douleurs ?
Et qu’ai-je à redouter d’un esclave infidèle,
1010 Qui demain pour jamais se va séparer d’elle ?

CORASMIN

N’avez-vous pas, seigneur, permis malgré nos lois,
Qu’il jouît de sa vue une seconde fois ?
Qu’il revînt en ces lieux ?

OROSMANE

Qu’il revînt ? Lui ! Ce traitre !
Qu’aux yeux de ma maîtresse il osât reparaître ?
1015 Oui, je le lui rendrais, mais mourant, mais puni,
Mais versant à ses yeux le sang qui m’a trahi ;
Déchiré devant elle, et ma main dégouttante
Confondrait dans son sang le sang de son amante.
Excuse les transports de ce coeur offensé ;
1020 Il est né violent, il aime, il est blessé.
Je connais mes fureurs, et je crains ma faiblesse ;
À des troubles honteux je sens que je m’abaisse.
Non, c’est trop sur Zaïre arrêter un soupçon ;
Non, son coeur n’est point fait pour une trahison.
1025 Mais ne crois pas non plus que le mien s’avilisse
À souffrir des rigueurs, à gémir d’un caprice,
À me plaindre, à reprendre, à redonner ma foi :
Les éclaircissements sont indignes de moi.
Il vaut mieux sur mes sens reprendre un juste empire ;
1030 Il vaut mieux oublier jusqu’au nom de Zaïre.
Allons, que le sérail soit fermé pour jamais ;
Que la terreur habite aux portes du palais ;
Que tout ressente ici le frein de l’esclavage.
Des rois de l’orient suivons l’antique usage
1035 On peut, pour son esclave oubliant sa fierté,
Laisser tomber sur elle un regard de bonté.
Mais il est trop honteux de craindre une maîtresse ;
Aux moeurs de l’occident laissons cette bassesse.
Ce sexe dangereux, qui veut tout asservir,
1040 S’il régne dans l’Europe, ici doit obéir.

ACTE IV §

SCÈNE I. Zaïre, Fatime. §

FATIME

Que je vous plains, madame, et que je vous admire !
C’est le dieu des chrétiens, c’est Dieu qui vous inspire ;
Il donnera la force à vos bras languissants
De briser des liens si chers et si puissants.

ZAÏRE

1045 Eh ! Pourrai-je achever ce fatal sacrifice ?

FATIME

Vous demandez sa grâce, il vous doit sa justice :
De votre coeur docile il doit prendre le soin.

ZAÏRE

Jamais de son appui je n’eus tant de besoin.

FATIME

Si vous ne voyez plus votre auguste famille,
1050 Le dieu que vous servez vous adopte pour fille ;
Vous êtes dans ses bras, il parle à votre coeur ;
Et quand ce saint pontife, organe du seigneur,
Ne pourrait aborder dans ce palais profane.

ZAÏRE

Ah ! J’ai porté la mort dans le sein d’Orosmane.
1055 J’ai pu désespérer le coeur de mon amant !
Quel outrage, Fatime, et quel affreux moment !
Mon dieu, vous l’ordonnez !. j’eusse été trop
Heureuse !

FATIME

Quoi ! Vous regretteriez cette chaîne honteuse !
Hasarder la victoire, ayant tant combattu !

ZAÏRE

1060 Victoire infortunée ! Inhumaine vertu !
Non, tu ne connais pas ce que je sacrifie.
Cet amour si puissant, ce charme de ma vie,
Dont j’espérais, hélas ! Tant de félicité,
Dans toute son ardeur n’avait point éclaté.
1065 Fatime, j’offre à Dieu mes blessures cruelles ;
Je mouille devant lui de larmes criminelles
Ces lieux où tu m’as dit qu’il choisit son séjour ;
Je lui crie en pleurant : ôte-moi mon amour,
Arrache-moi mes voeux, remplis-moi de toi-même ;
1070 Mais, Fatime, à l’instant les traits de ce que j’aime,
Ces traits chers et charmants, que toujours je revois,
Se montrent dans mon âme entre le ciel et moi.
Eh bien ! Race des rois, dont le ciel me fit naître,
Père, mère, chrétiens, vous mon Dieu, vous mon maître,
1075 Vous qui de mon amant me privez aujourd’hui,
Terminez donc mes jours, qui ne sont plus pour lui !
Que j’expire innocente, et qu’une main si chère
De ces yeux qu’il aimait ferme au moins la paupière !
Ah ! Que fait Orosmane ? Il ne s’informe pas
1080 Si j’attends loin de lui la vie ou le trépas ;
Il me fuit, il me laisse, et je n’y peux survivre.

FATIME

Quoi ! Vous, fille des rois que vous prétendez suivre.
Vous dans les bras d’un dieu, votre éternel appui. ?

ZAÏRE

Eh ! Pourquoi mon amant n’est-il pas né pour lui ?
1085 Orosmane est-il fait pour être sa victime ?
Dieu pourrait-il haïr un coeur si magnanime ?
Généreux, bienfaisant, juste, plein de vertus,
S’il était né chrétien, que serait-il de plus ?
Et plût à Dieu du moins que ce saint interprète,
1090 Ce ministre sacré que mon âme souhaite,
Du trouble où tu me vois vînt bientôt me tirer !
Je ne sais, mais enfin j’ose encor espérer
Que ce Dieu, dont cent fois on m’a peint la clémence,
Ne réprouverait point une telle alliance :
1095 Peut-être, de Zaïre en secret adoré,
Il pardonne aux combats de ce coeur déchiré ;
Peut-être, en me laissant au trône de Syrie,
Il soutiendrait par moi les chrétiens de l’Asie.
Fatime, tu le sais, ce puissant Saladin,
1100 Qui ravit à mon sang l’empire du Jourdain,
Qui fit comme Orosmane admirer sa clémence,
Au sein d’une chrétienne il avait pris naissance.

FATIME

Ah ! Ne voyez-vous pas que pour vous consoler.

ZAÏRE

Laisse-moi, je vois tout, je meurs sans m’aveugler :
1105 Je vois que mon pays, mon sang, tout me condamne ;
Que je suis Lusignan, que j’adore Orosman e ;
Que mes voeux, que mes jours à ses jours sont liés.
Je voudrais quelquefois me jeter à ses pieds,
De tout ce que je suis faire un aveu sincère.

FATIME

1110 Songez que cet aveu peut perdre votre frère,
Expose les chrétiens, qui n’ont que vous d’appui,
Et va trahir le dieu qui vous rappelle à lui.

ZAÏRE

Ah ! Si tu connaissais le grand coeur d’Orosmane !

FATIME

Il est le protecteur de la loi musulmane,
1115 Et plus il vous adore, et moins il peut souffrir
Qu’on vous ose annoncer un dieu qu’il doit haïr.
Le pontife à vos yeux en secret va se rendre,
Et vous avez promis.

ZAÏRE

Eh bien ! Il faut l’attendre.
J’ai promis, j’ai juré de garder ce secret.
1120 Hélas ! Qu’à mon amant je le tais à regret !
Et, pour comble d’horreur, je ne suis plus aimée.

SCÈNE II. Orosmane, Zaïre. §

OROSMANE

Madame, il fut un temps où mon âme charmée,
Écoutant sans rougir des sentiments trop chers,
Se fit une vertu de languir dans vos fers.
1125 Je croyais être aimé, madame, et votre maître,
Soupirant à vos pieds, devait s’attendre à l’être :
Vous ne m’entendrez point, amant faible et jaloux,
En reproches honteux éclater contre vous.
Cruellement blessé, mais trop fier pour me plaindre,
1130 Trop généreux, trop grand pour m’abaisser à feindre,
Je viens vous déclarer que le plus froid mépris
De vos caprices vains sera le digne prix.
Ne vous préparez point à tromper ma tendresse,
À chercher des raisons dont la flatteuse adresse,
1135 À mes yeux éblouis colorant vos refus,
Vous ramène un amant qui ne vous connaît plus,
Et qui craignant surtout qu’à rougir on l’expose,
D’un refus outrageant veut ignorer la cause.
Madame, c’en est fait, une autre va monter
1140 Au rang que mon amour vous daignait présenter ;
Une autre aura des yeux, et va du moins connaître
De quel prix mon amour et ma main devaient être.
Il pourra m’en coûter : mais mon coeur s’y résout.
Apprenez qu’Orosmane est capable de tout ;
1145 Que j’aime mieux vous perdre, et, loin de votre vue,
Mourir désespéré de vous avoir perdue,
Que de vous posséder, s’il faut qu’à votre foi
Il en coûte un soupir qui ne soit pas pour moi.
Allez, mes yeux jamais ne reverront vos charmes.

ZAÏRE

1150 Tu m’as donc tout ravi, Dieu témoin de mes larmes !
Tu veux commander seul à mes sens éperdus.
Eh bien ! Puisqu’il est vrai que vous ne m’aimez plus,
Seigneur.

OROSMANE

Il est trop vrai que l’honneur me l’ordonne,
Que je vous adorai, que je vous abandonne,
1155 Que je renonce à vous, que vous le désirez,
Que sous une autre loi. Zaïre, vous pleurez ?

ZAÏRE

Ah ! Seigneur ! Ah ! Du moins, gardez de jamais croire
Que du rang d’un soudan je regrette la gloire ;
Je sais qu’il faut vous perdre, et mon sort l’a voulu :
1160 Mais, seigneur, mais mon coeur ne vous est pas connu :
Me punisse à jamais le ciel qui me condamne,
Si je regrette rien que le coeur d’Orosmane !

OROSMANE

Zaïre, vous m’aimez !

ZAÏRE

Dieu ! Si je l’aime, hélas !

OROSMANE

Quel caprice étonnant que je ne conçois pas !
1165 Vous m’aimez ? Eh ! Pourquoi vous forcez-vous, cruelle,
À déchirer le coeur d’un amant si fidèle ?
Je me connaissais mal ; oui, dans mon désespoir,
J’avais cru sur moi-même avoir plus de pouvoir.
Va, mon coeur est bien loin d’un pouvoir si funeste.
1170 Zaïre, que jamais la vengeance céleste
Ne donne à ton amant, enchaîné sous ta loi,
La force d’oublier l’amour qu’il a pour toi !
Qui, moi ? Que sur mon trône une autre fût placée !
Non, je n’en eus jamais la fatale pensée.
1175 Pardonne à mon courroux, à mes sens interdits,
Ces dédains affectés, et si bien démentis ;
C’est le seul déplaisir que jamais dans ta vie,
Le ciel aura voulu que ta tendresse essuie,
Je t’aimerai toujours. mais d’où vient que ton coeur
1180 En partageant mes feux, différait mon bonheur ?
Parle, était-ce un caprice ? Est-ce crainte d’un maître,
D’un soudan, qui pour toi veut renoncer à l’être ?
Serait-ce un artifice ? épargne-toi ce soin ;
L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin :
1185 Qu’il ne souille jamais le saint noeud qui nous lie !
L’art le plus innocent tient de la perfidie :
Je n’en connus jamais, et mes sens déchirés,
Pleins d’un amour si vrai.

ZAÏRE

Vous me désespérez.
Vous m’êtes cher sans doute, et ma tendresse extrême
1190 Est le comble des maux pour ce coeur qui vous aime.

OROSMANE

Ô ciel ! Expliquez-vous. Quoi ! Toujours me troubler ?
Se peut-il ?.

ZAÏRE

Dieu puissant, que ne puis-je parler ?

OROSMANE

Quel étrange secret me cachez-vous, Zaïre ?
Est-il quelque chrétien qui contre moi conspire ?
1195 Me trahit-on ? Parlez.

ZAÏRE

Eh ! Peut-on vous trahir ?
Seigneur, entre eux et vous vous me verriez courir :
On ne vous trahit point, pour vous rien n’est à craindre ;
Mon malheur est pour moi, je suis la seule à plaindre.

OROSMANE

Vous à plaindre ! Grand dieu !

ZAÏRE

Souffrez qu’à vos genoux
1200 Je demande en tremblant une grâce de vous.

OROSMANE

Une grâce ! Ordonnez et demandez ma vie.

ZAÏRE

Plût au ciel qu’à vos jours la mienne fût unie !
Orosmane. seigneur. permettez qu’aujourd’hui,
Seule, loin de vous-même, et toute à mon ennui,
1205 D’un oeil plus recueilli contemplant ma fortune,
Je cache à votre oreille une plainte importune.
Demain tous mes secrets vous seront révélés.

OROSMANE

De quelle inquiétude, ô ciel, vous m’accablez !
Pouvez-vous. ?

ZAÏRE

Si pour moi l’amour vous parle encore,
1210 Ne me refusez pas la grâce que j’implore.

OROSMANE

Eh bien ! Il faut vouloir tout ce que vous voulez ;
J’y consens ; il en coûte à mes sens désolés.
Allez ; souvenez-vous que je vous sacrifie
Les moments les plus beaux, les plus chers de ma vie.
1215 En me parlant ainsi, vous me percez le coeur.

OROSMANE

Eh bien ! Vous me quittez, Zaïre ?

ZAÏRE

Hélas ! Seigneur.

SCÈNE III. Orosmane, Corasmin. §

OROSMANE

Ah ! C’est trop tôt chercher ce solitaire asile,
C’est trop tôt abuser de ma bonté facile ;
Et plus j’y pense, ami, moins je puis concevoir
1220 Le sujet si caché de tant de désespoir.
Quoi donc ! Par ma tendresse élevée à l’empire,
Dans le sein du bonheur que son âme désire,
Près d’un amant qu’elle aime, et qui brûle à ses pieds,
Ses yeux, remplis d’amour, de larmes sont noyés !
1225 Je suis bien indigné de voir tant de caprices :
Mais moi-même, après tout, eus-je moins d’injustices ?
Ai-je été moins coupable à ses yeux offensés ?
Est-ce à moi de me plaindre ? On m’aime, c’est assez ;
Il me faut expier par un peu d’indulgence
1230 De mes transports jaloux l’injurieuse offense.
Je me rends. Je le vois, son coeur est sans détours ;
La nature naïve anime ses discours :
Elle est dans l’âge heureux où règne l’innocence ;
À sa sincérité je dois ma confiance.
1235 Elle m’aime, sans doute ; oui, j’ai lu devant toi,
Dans ses yeux attendris, l’amour qu’elle a pour moi ;
Et son âme, éprouvant cette ardeur qui me touche,
Vingt fois pour me le dire a volé sur sa bouche.
Qui peut avoir un coeur assez traître, assez bas,
1240 Pour montrer tant d’amour et ne le sentir pas ?

SCÈNE IV. Orosmane, Corasmin, Mélédor. §

MÉLÉDOR

Cette lettre, seigneur, à Zaïre adressée,
Par vos gardes saisie. et dans mes mains laissée.

OROSMANE

Donne. qui la portait ?. donne.

MÉLÉDOR

Un de ces chrétiens
Dont vos bontés, seigneur, ont brisé les liens :
1245 Au sérail en secret il allait s’introduire ;
On l’a mis dans les fers.

OROSMANE

Hélas ! Que vais-je lire ?
Laisse-nous. je frémis.

SCÈNE V. Orosmane, Corasmin. §

CORASMIN

Cette lettre, seigneur,
Pourra vous éclaircir, et calmer votre coeur.

OROSMANE

Ah ! Lisons ; ma main tremble, et mon âme étonnée
1250 Prévoit que ce billet contient ma destinée.
Lisons. " chère Zaïre, il est temps de nous voir :
Il est vers la mosquée une secrète issue,
Où vous pouvez sans bruit, et sans être aperçue,
Tromper vos surveillants, et remplir notre espoir :
1255 Il faut tout hasarder ; vous connaissez mon zèle :
Je vous attends ; je meurs si vous n’êtes fidèle. "
Eh bien ! Cher Corasmin, que dis-tu ?

CORASMIN

Moi, seigneur ?
Je suis épouvanté de ce comble d’horreur.

OROSMANE

Tu vois comme on me traite.

CORASMIN

Ô trahison horrible !
1260 Seigneur, à cet affront vous êtes insensible ?
Vous dont le coeur tantôt, sur un simple soupçon,
D’une douleur si vive a reçu le poison ?
Ah ! Sans doute l’horreur d’une action si noire
Vous guérit d’un amour qui blessait votre gloire.

OROSMANE

1265 Cours chez elle à l’instant, va, vole, Corasmin :
Montre lui cet écrit. qu’elle tremble. et soudain
De cent coups de poignard que l’infidèle meure !
Mais avant de frapper. ah ! Cher ami, demeure ;
Demeure, il n’est pas temps. Je veux que ce chrétien
1270 Devant elle amené. non. je ne veux plus rien.
Je me meurs. je succombe à l’excès de ma rage.

CORASMIN

On ne reçut jamais un si sanglant outrage.

OROSMANE

Le voilà donc connu ce secret plein d’horreur !
Ce secret qui pesait à son infâme coeur !
1275 Sous le voile emprunté d’une crainte ingénue,
Elle veut quelque temps se soustraire à ma vue
Je me fais cet effort, je la laisse sortir :
Elle part en pleurant. et c’est pour me trahir.
Quoi, Zaïre !

CORASMIN

Tout sert à redoubler son crime.
1280 Seigneur, n’en soyez pas l’innocente victime ;
Et de vos sentiments rappelant la grandeur.

OROSMANE

C’est là ce Nérestan, ce héros plein d’honneur,
Ce chrétien si vanté, qui remplissait Solyme
De ce faste imposant de sa vertu sublime !
1285 Je l’admirais moi-même, et mon coeur combattu
S’indignait qu’un chrétien m’égalât en vertu.
Ah ! Qu’il va me payer sa fourbe abominable !
Mais Zaïre, Zaïre est cent fois plus coupable :
Une esclave chrétienne, et que j’ai pu laisser
1290 Dans les plus vils emplois languir sans l’abaisser !
Une esclave ! Elle sait ce que j’ai fait pour elle !
Ah ! Malheureux !

CORASMIN

Seigneur, si vous souffrez mon zèle,
Si, parmi les horreurs qui doivent vous troubler,
Vous vouliez.

OROSMANE

Oui, je veux la voir et lui parler.
1295 Allez, volez, esclave, et m’amenez Zaïre.

CORASMIN

Hélas ! En cet état que pourrez-vous lui dire ?

OROSMANE

Je ne sais, cher ami, mais je prétends la voir.

CORASMIN

Ah ! Seigneur, vous allez, dans votre désespoir,
Vous plaindre, menacer, faire couler ses larmes.
1300 Vos bontés contre vous lui donneront des armes,
Et votre coeur séduit, malgré tous vos soupçons,
Pour la justifier cherchera des raisons.
M’en croirez-vous ? Cachez cette lettre à sa vue,
Prenez pour la lui rendre une main inconnue ;
1305 Par là, malgré la fraude et les déguisements,
Vos yeux démêleront ses secrets sentiments,
Et des plis de son coeur verront tout l’artifice.

OROSMANE

Penses-tu qu’en effet Zaïre me trahisse ?
Allons, quoiqu’il en soit, je vais tenter mon sort,
1310 Et pousser la vertu jusqu’au dernier effort.
Je veux voir à quel point une femme hardie
Saura de son côté pousser la perfidie.

CORASMIN

Seigneur, je crains pour vous ce funeste entretien ;
Un coeur tel que le vôtre.

OROSMANE

Ah ! N’en redoute rien.
1315 À son exemple, hélas ! Ce coeur ne saurait feindre :
Mais j’ai la fermeté de savoir me contraindre :
Oui, puisqu’elle m’abaisse à connaître un rival.
Tiens, reçois ce billet à tous trois si fatal ;
Va, choisis pour le rendre un esclave fidèle,
1320 Mets en de sûres mains cette lettre cruelle :
Va, cours. je ferai plus, j’éviterai ses yeux ;
Qu’elle n’approche pas. c’est elle, justes cieux !

SCÈNE VI. Orosmane, Zaïre, Corasmin. §

ZAÏRE

Seigneur, vous m’étonnez ; quelle raison soudaine,
Quel ordre si pressant près de vous me ramène ?

OROSMANE

1325 Eh bien ! Madame, il faut que vous m’éclaircissiez :
Cet ordre est important plus que vous ne croyez ;
Je me suis consulté. Malheureux l’un par l’autre,
Il faut régler d’un mot et mon sort et le vôtre.
Peut-être qu’en effet ce que j’ai fait pour vous,
1330 Mon orgueil oublié, mon sceptre à vos genoux,
Mes bienfaits, mon respect, mes soins, ma confiance,
Ont arraché de vous quelque reconnaissance.
Votre coeur, par un maître attaqué chaque jour,
Vaincu par mes bienfaits, crut l’être par l’amour.
1335 Dans votre âme avec vous il est temps que je lise ;
Il faut que ses replis s’ouvrent à ma franchise :
Jugez-vous ; répondez avec la vérité
Que vous devez au moins à ma sincérité.
Si de quelque autre amour l’invincible puissance
1340 L’emporte sur mes soins, ou même les balance,
Il faut me l’avouer, et dans ce même instant,
Ta grâce est dans mon coeur ; prononce, elle t’attend ;
Sacrifie à ma foi l’insolent qui t’adore :
Songe que je te vois, que je te parle encore,
1345 Que ma foudre à ta voix pourra se détourner,
Que c’est le seul moment où je peux pardonner.

ZAÏRE

Vous, seigneur ! Vous osez me tenir ce langage ?
Vous, cruel ! Apprenez que ce coeur qu’on outrage,
Et que par tant d’horreurs le ciel veut éprouver,
1350 S’il ne vous aimait pas, est né pour vous braver.
Je ne crains rien ici que ma funeste flamme ;
N’imputez qu’à ce feu qui brûle encor mon âme,
N’imputez qu’à l’amour que je dois oublier,
La honte où je descends de me justifier.
1355 J’ignore si le ciel, qui m’a toujours trahie,
A destiné pour vous ma malheureuse vie.
Quoiqu’il puisse arriver, je jure par l’honneur,
Qui non moins que l’amour est gravé dans mon coeur,
Je jure que Zaïre, à soi-même rendue,
1360 Des rois les plus puissants détesterait la vue ;
Que tout autre, après vous, me serait odieux.
Voulez-vous plus savoir, et me connaître mieux ?
Voulez-vous que ce coeur à l’amertume en proie,
Ce coeur désespéré devant vous se déploie ?
1365 Sachez donc qu’en secret il pensait malgré lui
Tout ce que devant vous il déclare aujourd’hui ;
Qu’il soupirait pour vous avant que vos tendresses
Vinssent justifier mes naissantes faiblesses ;
Qu’il prévint vos bienfaits, qu’il brûlait à vos pieds,
1370 Qu’il vous aimait enfin lorsque vous m’ignoriez ;
Qu’il n’eut jamais que vous, n’aura que vous pour maître :
J’en atteste le ciel, que j’offense peut-être ;
Et si j’ai mérité son éternel courroux,
Si mon coeur fut coupable, ingrat, c’était pour vous.

OROSMANE

1375 Quoi ! Des plus tendres feux sa bouche encor m’assure !
Quel excès de noirceur ! Zaïre !. ah, la parjure !
Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main !

ZAÏRE

Que dites-vous ? Quel trouble agite votre sein ?

OROSMANE

Je ne suis point troublé. Vous m’aimez ?

ZAÏRE

Votre bouche
1380 Peut-elle me parler avec ce ton farouche
D’un feu si tendrement déclaré chaque jour ?
Vous me glacez de crainte en me parlant d’amour.

OROSMANE

Vous m’aimez ?

ZAÏRE

Vous pouvez douter de ma tendresse !
Mais encor une fois quelle fureur vous presse ?
1385 Quels regards effrayants vous me lancez, hélas !
Vous doutez de mon coeur ?

OROSMANE

Non je n’en doute pas.
Qu’on la remène.

ZAÏRE

Allez, rentrez, madame.

SCÈNE VII. Orosmane, Corasmin. §

OROSMANE

Ami, sa perfidie
Au comble de l’horreur ne s’est pas démentie ;
Tranquille dans le crime, et fausse avec douceur,
1390 Elle a jusques au bout soutenu sa noirceur.
As-tu trouvé l’esclave ? As-tu servi ma rage ?
Connaîtrai-je à la fois son crime et mon outrage ?

CORASMIN

Oui, je viens d’obéir ; mais vous ne pouvez pas
Soupirer désormais pour ses traîtres appas :
1395 Vous la verrez sans doute avec indifférence,
Sans que le repentir succède à la vengeance,
Sans que l’amour sur vous en repousse les traits.

OROSMANE

Corasmin, je l’adore encor plus que jamais.

CORASMIN

Vous ? Ô ciel, vous ?

OROSMANE

Je vois un rayon d’espérance.
1400 Cet odieux chrétien, l’élève de la France,
Est jeune, impatient, léger, présomptueux ;
Il peut croire aisément ses téméraires voeux :
Son amour indiscret et plein de confiance,
Aura de ses soupirs hasardé l’insolence :
1405 Un regard de Zaïre aura pu l’aveugler ;
Sans doute il est aisé de s’en laisser troubler.
Il croit qu’il est aimé, c’est lui seul qui m’offense ;
Peut-être ils ne sont point tous deux d’intelligence.
Zaïre n’a point vu ce billet criminel,
1410 Et j’en croyais trop tôt mon déplaisir mortel.
Corasmin, écoutez. dès que la nuit plus sombre
Aux crimes des mortels viendra prêter son ombre,
Sitôt que ce chrétien chargé de mes bienfaits,
Nérestan, paraîtra sous les murs du palais,
1415 Ayez soin qu’à l’instant la garde le saisisse ;
Qu’on prépare pour lui le plus honteux supplice,
Et que chargé de fers il me soit présenté.
Laissez surtout, laissez Zaïre en liberté.
Tu vois mon coeur, tu vois à quel excès je l’aime !
1420 Ma fureur est plus grande, et j’en tremble moi-même.
J’ai honte des douleurs où je me suis plongé ;
Mais malheur aux ingrats qui m’auront outragé !

ACTE V §

SCÈNE I. Orosmane, Corasmin, un esclave. §

OROSMANE

On l’a fait avertir, l’ingrate va paraître.
Songe que dans tes mains est le sort de ton maître ;
1425 Donne-lui le billet de ce traître chrétien ;
Rends-moi compte de tout, examine-la bien :
Porte-moi sa réponse. On approche. c’est elle.
À Corasmin.
Viens, d’un malheureux prince ami tendre et fidèle,
Viens m’aider à cacher ma rage et mes ennuis.

SCÈNE II. Zaïre, Fatime, l’esclave. §

ZAÏRE

1430 Eh ! Qui peut me parler dans l’état où je suis ?
À tant d’horreurs, hélas ! Qui pourra me soustraire ?
Le sérail est fermé ! Dieu ! Si c’était mon frère !
Si la main de ce dieu, pour soutenir ma foi.
Par des chemins cachés le conduisait vers moi !
1435 Quel esclave inconnu se présente à ma vue ?

L’Esclave

Cette lettre en secret à mes mains parvenue,
Pourra vous assurer de ma fidélité.

ZAÏRE à l’eclave

Donne.
Elle lit.

FATIME, à part, pendant que Zaïre lit.

Dieu tout-puissant, éclate en ta bonté ;
Fais descendre ta grâce en ce séjour profane,
1440 Arrache ma princesse au barbare Orosmane !

ZAÏRE à Fatime.

Je voudrais te parler.

FATIME à l’eclave

Allez, retirez-vous ;
On vous rappellera, soyez prêt ; laissez-nous.

SCÈNE III. Zaïre, Fatime. §

ZAÏRE

Lis ce billet : hélas ! Dis-moi ce qu’il faut faire ;
Je voudrais obéir aux ordres de mon frère.

FATIME

1445 Dites plutôt, madame, aux ordres éternels
D’un dieu qui vous demande aux pieds de ses autels.
Ce n’est point Nérestan, c’est Dieu qui vous appelle.

ZAÏRE

Je le sais, à sa voix je ne suis point rebelle,
J’en ai fait le serment ; mais puis-je m’engager,
1450 Moi, les chrétiens, mon frère, en un si grand danger ?

FATIME

Ce n’est point leur danger dont vous êtes troublée ;
Votre amour parle seul à votre âme ébranlée.
Je connais votre coeur : il penserait comme eux,
Il hasarderait tout, s’il n’était amoureux.
1455 Ah ! Connaissez du moins l’erreur qui vous engage.
Vous tremblez d’offenser l’amant qui vous outrage.
Quoi ! Ne voyez-vous pas toutes ses cruautés,
Et l’âme d’un tartare à travers ses bontés ?
Ce tigre, encor farouche au sein de sa tendresse,
1460 Même en vous adorant menaçait sa maîtresse.
Et votre coeur encor ne s’en peut détacher !
Vous soupirez pour lui !

ZAÏRE

Qu’ai-je à lui reprocher ?
C’est moi qui l’offensais, moi qu’en cette journée
Il a vu souhaiter ce fatal hyménée ;
1465 Le trône était tout prêt, le temple était paré,
Mon amant m’adorait, et j’ai tout différé.
Moi qui devais ici trembler sous sa puissance,
J’ai de ses sentiments bravé la violence ;
J’ai soumis son amour, il fait ce que je veux,
1470 Il m’a sacrifié ses transports amoureux.

FATIME

Ce malheureux amour dont votre âme est blessée,
Peut-il en ce moment remplir votre pensée ?

ZAÏRE

Ah ! Fatime, tout sert à me désespérer :
Je sais que du sérail rien ne peut me tirer ;
1475 Je voudrais des chrétiens voir l’heureuse contrée,
Quitter ce lieu funeste à mon âme égarée ;
Et je sens qu’à l’instant, prompte à me démentir,
Je fais des voeux secrets pour n’en jamais sortir.
Quel état ! Quel tourment ! Non, mon âme inquiète
1480 Ne sait ce qu’elle doit, ni ce qu’elle souhaite ;
Une terreur affreuse est tout ce que je sens.
Dieu ! Détourne de moi ces noirs pressentiments ;
Prends soin de nos chrétiens, et veille sur mon frère ;
Prends soin, du haut des cieux, d’une tête si chère !
1485 Oui, je le vais trouver, je lui vais obéir :
Mais dès que de Solyme il aura pu partir,
Par son absence alors à parler enhardie,
J’apprends à mon amant le secret de ma vie :
Je lui dirai le culte où mon coeur est lié ;
1490 Il lira dans ce coeur, il en aura pitié :
Mais, dussé-je au supplice être ici condamnée,
Je ne trahirai point le sang dont je suis née.
Va, tu peux amener mon cher frère en ces lieux.
Rappelle cet esclave.

SCÈNE IV. §

ZAÏRE, seule.

Ô dieu de mes aïeux !
1495 Dieu de tous mes parents, de mon malheureux père,
Que ta main me conduise, et que ton oeil m’éclaire ?

SCÈNE V. Zaïre, l’esclave. §

ZAÏRE

Allez dire au chrétien qui marche sur vos pas
Que mon coeur aujourd’hui ne le trahira pas,
Que Fatime en ces lieux va bientôt l’introduire.
À part.
1500 Allons, rassure-toi, malheureuse Zaïre !

SCÈNE VI. Orosmane, Corasmin, l’esclave. §

OROSMANE

Que ces moments, grand dieu, sont lents pour mafureur !
À l’esclave.
Eh bien ! Que t’a-t-on dit ? Réponds, parle.

L’Esclave

Seigneur,
On n’a jamais senti de si vives alarmes.
Elle a pâli, tremblé, ses yeux versaient des larmes ;
1505 Elle m’a fait sortir, elle m’a rappelé,
Et d’une voix tremblante, et d’un coeur tout troublé,
Près de ces lieux, seigneur, elle a promis d’attendre
Celui qui cette nuit à ses yeux doit se rendre.

OROSMANE

À l’esclave.
Allez, il me suffit.
À Corasmin.
Ôte-toi de mes yeux ;
1510 Laissez-moi ; tout mortel me devient odieux.
Laisse-moi seul, te dis-je, à ma fureur extrême.
Je hais le monde entier, je m’abhorre moi-même.

SCÈNE VII. §

OROSMANE, seul.

Où suis-je ? Ô ciel ! Où suis-je ? Où porté-je mes voeux ?
Zaïre, Nérestan. couple ingrat, couple affreux !
1515 Traîtres, arrachez-moi ce jour que je respire,
Ce jour souillé par vous !. misérable Zaïre,
Tu ne jouiras pas. Corasmin, revenez.

SCÈNE VIII. Orosmane, Corasmin. §

OROSMANE

Ah ! Trop cruel ami, quoi, vous m’abandonnez !
Venez : a-t-il paru, ce rival, ce coupable ?

CORASMIN

1520 Rien ne paraît encor.

OROSMANE

Ô nuit ! Nuit effroyable !
Peux-tu prêter ton voile à de pareils forfaits ?
Zaïre !. L’infidèle !. après tant de bienfaits !
J’aurais d’un oeil serein, d’un front inaltérable,
Contemplé de mon rang la chute épouvantable ;
1525 J’aurais su, dans l’horreur de la captivité,
Conserver mon courage et ma tranquillité ;
Mais me voir à ce point trompé par ce que j’aime !

CORASMIN

Eh ! Que prétendez-vous dans cette horreur extrême ?
Quel est votre dessein ?

OROSMANE, revenant un moment de son égarement .

N’entends-tu pas des cris ?

CORASMIN

1530 Seigneur.

OROSMANE, plus troublé.

Un bruit affreux a frappé mes esprits.
On vient.

CORASMIN

Non, jusqu’ici nul mortel ne s’avance ;
Le sérail est plongé dans un profond silence ;
Tout dort ; tout est tranquille ; et l’ombre de la nuit.

OROSMANE

Hélas ! Le crime veille, et son horreur me suit.
1535 À ce coupable excès porter la hardiesse !
Tu ne connaissais pas mon coeur et ma tendresse,
Combien je t’adorais ! Quels feux ! Ah ! Corasmin !
Un seul de ses regards aurait fait mon destin ;
Je ne puis être heureux ni souffrir que par elle.
1540 Prends pitié de ma rage. Oui, cours. ah ! La cruelle !

CORASMIN

Est-ce vous qui pleurez ? Vous, Orosmane ? Ô cieux !

OROSMANE

Voilà les premiers pleurs qui coulent de mes yeux.
Tu vois mon sort, tu vois la honte où je me livre ;
Mais ces pleurs sont cruels, et la mort va les suivre :
1545 Plains Zaïre, plains moi ; l’heure approche, ces pleurs
Du sang qui va couler sont les avant-coureurs.

CORASMIN

Ah ! Je tremble pour vous !

OROSMANE

Frémis de mes souffrances,
Frémis de mon amour, frémis de mes vengeances,
Approche, viens ; j’entends. je ne me trompe pas.

CORASMIN

1550 Sous les murs du palais quelqu’un porte ses pas.

OROSMANE

Va saisir Nérestan, va, dis-je, qu’on l’enchaîne,
Que tout chargé de fers à mes yeux on l’entraîne.

SCÈNE IX. Orosmane, Zaïre et Fatime, marchant pendant la nuit dans l’enfoncement du théâtre. §

ZAÏRE

Viens, Fatime.

OROSMANE

Qu’entends-je ! Est-ce là cette voix
Dont les sons enchanteurs m’ont séduit tant de fois ?
1555 Cette voix qui trahit un feu si légitime ?
Cette voix infidèle, et l’organe du crime ?
Perfide !. vengeons-nous. quoi ! C’est elle !
Ô destin !
Il tire son poignard.
Zaïre ! Ah dieu !. ce fer échappe de ma main.

ZAÏRE, à Fatime.

C’est ici le chemin : viens, soutiens mon courage.

FATIME

1560 Il va venir.

OROSMANE

Ce mot me rend toute ma rage.

ZAÏRE

Je marche en frissonnant ; mon coeur est éperdu.
Est-ce vous, Nérestan, que j’ai tant attendu ?
Orosmane, courant à Zaïre .
C’est moi que tu trahis ; tombe à mes pieds, parjure !

ZAÏRE, tombant dans la coulisse.

Je me meurs, ô mon Dieu !

OROSMANE

J’ai vengé mon injure.
1565 Ôtons-nous de ces lieux. je ne puis. qu’ai-je fait ?
Rien que de juste. allons, j’ai puni son forfait.
Ah ! Voici son amant que mon destin m’envoie,
Pour remplir ma vengeance et ma cruelle joie.

SCÈNE X. Orosmane, Zaïre, Nérestan, Corasmin, Fatime, esclaves. §

OROSMANE

Approche, malheureux, qui viens de m’arracher,
1570 De m’ôter pour jamais ce qui me fut si cher ;
Méprisable ennemi, qui fais encor paraître
L’audace d’un héros avec l’âme d’un traître :
Tu m’imposais ici pour me déshonorer.
Va, le prix en est prêt, tu peux t’y préparer.
1575 Tes maux vont égaler les maux où tu m’exposes,
Et ton ingratitude, et l’horreur que tu causes.
Avez-vous ordonné son supplice ?

CORASMIN

Oui, seigneur.

OROSMANE

Il commence déjà dans le fond de ton coeur.
Tes yeux cherchent partout, et demandent encore
1580 La perfide qui t’aime, et qui me déshonore.
Regarde, elle est ici.

NÉRESTAN

Que dis-tu ? Quelle erreur ?.

OROSMANE

Regarde-la, te dis-je.

NÉRESTAN

Ah ! Que vois-je ! Ah ! Ma soeur !
Zaïre. elle n’est plus ! Ah ! Monstre ! Ah ! Jour horrible !

OROSMANE

Sa soeur ! Qu’ai-je entendu ? Dieu, serait-il possible ?

NÉRESTAN

1585 Barbare, il est trop vrai : viens épuiser mon flanc
Du reste infortuné de cet auguste sang.
Lusignan, ce vieillard, fut son malheureux père ;
Il venait dans mes bras d’achever sa misère,
Et d’un père expiré j’apportais en ces lieux
1590 La volonté dernière et les derniers adieux ;
Je venais dans un coeur trop faible et trop sensible
Rappeler des chrétiens le culte incorruptible.
Hélas ! Elle offensait notre dieu, notre loi ;
Et ce dieu la punit d’avoir brûlé pour toi.

OROSMANE

1595 Zaïre. elle m’aimait ? Est-il bien vrai, Fatime ?
Sa soeur ?. j’étais aimé ?
Il tombe dans un fauteuil.

FATIME

Cruel ! Voilà son crime.
Tigre altéré de sang, tu viens de massacrer
Celle qui malgré soi constante à t’adorer,
Se flattait, espérait que le dieu de ses pères
1600 Recevrait le tribut de ses larmes sincères,
Qu’il verrait en pitié cet amour malheureux,
Que peut-être il voudrait vous réunir tous deux.
Hélas ! À cet excès son coeur l’avait trompée ;
De cet espoir trop tendre elle était occupée ;
1605 Tu balançais son dieu dans son coeur alarmé.

OROSMANE, se relevant.

Tu m’en as dit assez. Ô ciel ! J’étais aimé !
Va, je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

NÉRESTAN

Cruel ! Qu’attends-tu donc pour assouvir ta rage ?
Il ne reste que moi de ce sang glorieux
1610 Dont ton père et ton bras ont inondé ces lieux ;
Rejoins un malheureux à sa triste famille,
Au héros dont tu viens d’assassiner la fille.
Tes tourments sont-ils prêts ? Je puis braver tes coups ;
Tu m’as fait éprouver le plus cruel de tous.
1615 Mais la soif de mon sang, qui toujours te dévore,
Permet-elle à l’honneur de te parler encore ?
En m’arrachant le jour, souviens-toi des chrétiens
Dont tu m’avais juré de briser les liens ;
Dans sa férocité, ton coeur impitoyable
1620 De ce trait généreux serait-il bien capable ?
Parle, à ce prix encor je bénis mon trépas.

OROSMANE, allant vers le corps de Zaïre.

Zaïre !

CORASMIN

Hélas ! Seigneur, où portez-vous vos pas ?
Rentrez, trop de douleur de votre âme s’empare ;
Souffrez que Nérestan.

NÉRESTAN

Qu’ordonnes-tu, barbare ?

OROSMANE, après une longue pause.

1625 Qu’on détache ses fers. écoutez, Corasmin,
Que tous ses compagnons soient délivrés soudain.
Aux malheureux chrétiens prodiguez mes largesses ;
Comblés de mes bienfaits, chargés de mes richesses,
8
Jusqu’au port de Joppé vous conduirez leurs pas.

CORASMIN

1630 Mais, seigneur.

OROSMANE

Obéis, et ne réplique pas ;
Vole, et ne trahis point la volonté suprême
D’un soudan qui commande, et d’un ami qui t’aime :
Va, ne perds point de temps, sors, obéis.
À Nérestan.
Et toi,
Guerrier infortuné, mais moins encor que moi,
1635 Quitte ces lieux sanglants ; remporte en ta patrie,
Cet objet que ma rage a privé de la vie.
Ton roi, tous tes chrétiens, apprenant tes malheurs,
N’en parleront jamais sans répandre des pleurs :
Mais, si la vérité par toi se fait connaître,
1640 En détestant mon crime, on me plaindra peut-être.
Porte aux tiens ce poignard, que mon bras égaré,
A plongé dans un sein qui dut m’être sacré ;
Dis-leur que j’ai donné la mort la plus affreuse
À la plus digne femme, à la plus vertueuse
1645 Dont le ciel ait formé les innocents appas ;
Dis-leur qu’à ses genoux j’avais mis mes états ;
Dis-leur que dans son sang cette main s’est plongée ;
Dis que je l’adorais, et que je l’ai vengée.
Aux siens.
Respectez ce héros, et conduisez ses pas.
Il se tue.

NÉRESTAN

1650 Guide-moi, Dieu puissant ! Je ne me connais pas.
Faut-il qu’à t’admirer ta fureur me contraigne,
Et que dans mon malheur ce soit moi qui te plaigne ?