LE CRI DE LA NATURE
COMÉDIE EN UN ACTE ET EN VERS

M. DCC. LXXI.

Par M. Armand, Privilégié du Roi, pour les Spectacles de Fontainebleau, suivant la Cour.

APPROBATION. §

J’ai lu, par ordre de Monseigneur le Chancelier, une Comédie en un Acte, intitulée le Cri de la Nature ; et je crois qu’on peut en permettre l’impression. À Paris, le 4 Avril 1771.

RÉMOND DE SAINTE-ALBINE.

À PARIS, Chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue Saint-Jacques, au-dessous de la Fontaine Saint-Benoît, au Temple du Goût.

Avis Nécessaire. §

Comme il est important, pour la réussite de cette Pièce, de ne pas y faire paraître un enfant véritable, qui, s’il venait à crier, ne pourrait que produire un très mauvais effet ; l’Auteur a fait faire exprès un buste d’enfant, dont la figure est aussi naturelle qu’intéressante. Les troupes de Province qui voudront jouer la pièce, pourront s’adresser, pour en avoir un, au Sieur Renaud, Peintre et Statuaire, demeurant à Paris, rue des Cordeliers, chez M. Bernard, Perruquier, au quatrième étage. Ledit buste, bien peint, et empaqueté dans une boîte, pour qu’il ne se gâte pas pendant les voyages, coûtera neuf francs. On aura la bonté d’affranchir les lettres, et de prévenir le Sieur Renaud, huit jours avant l’envoi.

PERSONNAGES. §

  • MONGEI.
  • MADAME MONGEI, son épouse.
  • MONSIEUR BONCOUR, Père de Madame Mongei.
  • MADAME GERVAIS, Maîtresse d’Hôtellerie.
  • SUZON, Fille de Madame Gervais.
  • VINCENT, Paysan, Amant de Suzon.
  • MARLOT, Valet de Monsieur Boncourt.
La Scène est dans un Village à quelques lieues de Paris.

SCÈNE PREMIÈRE. Madame Gervais, Suzon. §

Le théâtre représente le devant d’une Auberge de Village, avec l’enseigne de l’Écu de France. Madame Gervais et sa Fille sont assises sur un banc, qui est à côté de la porte. On doit supposer que c’est un Dimanche, et les acteurs et actrices être habillés en conséquence du costume de véritables Bourgeois de Village endimanchés. Suzon tient une brochure à la main.

MADAME GERVAIS.

Vous en parlez bien à votre aise,
Ma fille; mais je dois en savoir plus que vous:
Je ne suis point méchante, à Dieu ne plaise:
Cependant, je ne puis garder toujours chez nous,
5 Toute aimable à vos yeux qu’elle puisse paraître,
Cette Dame pour qui vous vous intéressez.
Les temps sont durs. C’est vous en dire assez.

SUZON.

Tenez, maman, je me trompe peut-être,
Mais j’espère qu’au premier jour
10 Nous reverrons ici son mari de retour
Avec quelqu’heureuse nouvelle.

MADAME GERVAIS.

C’est elle qui te met tout ça dans la cervelle ;
Mais avec tous ces beaux discours,
Ce mari devait être absent pendant huit jours ;
15 J’avais, sous cet espoir, reçu sa femme en garde.
Tu vois, à revenir, cependant, comme il tarde.
Depuis plus de trois mois qu’il est parti d’ici,
On n’en a tien appris ; j’ai pourtant, Dieu merci,
Du sort de cette Dame été si fort touchée,
20 Que chez nous elle est accouchée.
À la mère, à l’enfant je n’ai refusé rien ;
Comme elle t’a pris pour matrone,
Par amitié tu partages sa peine ;
Mais moi, quand j’avance mon bien,
25 Je veux savoir où le reprendre.

SUZON.

Vous n’aurez rien perdu, ma mère, pour attendre ;
J’en jurerais ; elle est femme d’honneur.

MADAME GERVAIS.

1
D’accord ; mais son mari peut être un affronteur.

SUZON.

En vérité, je ne saurais le croire.

MADAME GERVAIS.

30 Je le crois bien, toi qui lis des romans
Tu te laisses gagner par une belle histoire.
Mais moi qui ne lis point, aujourd’hui je prétends
Qu’elle sorte d’ici.

SUZON.

Ma mère, je vous prie,
Vous avez fait une bonne action,
35 Les recevant tous deux dans votre hôtellerie,
Trop de précipitation
Pourrait vous ravir l’avantage
D’achever un si bel ouvrage.
Vous en aurez, (j’en serais caution,)
40 Entière satisfaction.
Dans ces romans, qui ne vous plaisent guère,
Je trouve des leçons d’honneur, d’humanité ;
Que l’on doit soulager les gens dans la misère,
Et qu’enfin le malheur doit être respecté.

MADAME GERVAIS.

45 Les gens de notre état méritent qu’on les plaigne
Quand ils pensent ainsi ; l’on part sans dire adieu;
Et si jamais tu tiens ma place dans ce lieu,
On te verra réduite à mettre bas l’enseigne :
Chacun emportera ton bien.

SUZON.

50 Ceux qui me tromperont n’auront pas le moyen,
Sans doute, de payer, et j’aurai l’avantage
De goûter le plaisir qu’on a, quand on soulage
Les humains dans l’adversité.
Est-il rien de plus beau que l’hospitalité ?

MADAME GERVAIS.

55 Oui ; mais on se réduit, quand on n’est pas plus sage,
Au même état que ceux que l’on soulage.

SUZON.

J’ai toujours eu pitié du sort des malheureux;
S’il m’était réservé, j’aurais lieu de m’attendre
Que quelqu’âme sensible et tendre
60 Pourrait penser pour moi comme je fais pour eux.

MADAME GERVAIS.

Bon ! Compte là-dessus, tu feras bonne chère.
Mais je veux bien encor patienter,
Puisque cette Dame t’est chère,
Et ne la point inquiéter
65 Pendant deux ou trois jours. En cas qu’elle descende,
Préviens-la que j’attends du monde incessamment,
Et que j’aurai besoin de son appartement.
Qu’il ne faut pas qu’elle s’attende
Que je refuse gens qui me payeront bien,
70 Pour loger ceux qui ne me donnent rien.
Comme t’as de l’esprit, sur toi je me repose
Pour lui tourner ça gentiment ;
En douceur conte-lui la chose,
Par manière de compliment.
Elle sort.

SUZON, seule.

75 Je m’acquitterai mal d’un ordre si sévère ;
Mon coeur en est à tel point affligé,
Que je sacrifierais, je crois, tout ce que j’ai,
Pour adoucir le sort de ma pauvre commère.

SCÈNE II. Vincent, Suzon. §

VINCENT, sans voir Suzon.

La fortune arrive souvent,
80 Dit-on, quand le moins on l’appelle ;
Alle ressemble justement
2
Au chien de feu Jean de Nivelle.
Comme alle a bian des gens à contenter,
C’est ce qui fait qu’alle passe si vite :
85 Quand on est sage on en profite,
Pour peu qu’on puisse l’arrêter.
Que ma Suzon sera contente,
Alors qu’alle apprendra..... la velà justement,
Bonjour, Suzon.

SUZON.

Ah ! C’est donc toi, Vincent.

VINCENT.

90 J’arrivons de Paris.

SUZON.

J’étais impatiente,
Te voyant tarder si longtemps.

VINCENT.

C’est natural quand on aime les gens.
Mais la nouvelle que j’apporte,
Va nous dédommager assez
95 Des quatre jours que j’ons passé :
Sans nous voir.

SUZON.

Qu’est-ce donc ?

VINCENT.

Chose qui nous importe ;
Et doit nous conduire biantôt
À la noce tout d’un plein saut.

SUZON.

Bon, bon ! Nous avons eu vingt fois cette espérance,
100 Et jamais rien n’a réussi.

VINCENT.

Tatigué, pour cette fois-ci,
J’aurons une meilleure chance ;
J’avons en poche le moyen
De hâter notre mariage.
105 Mon parrain, à présent, je gage,
Va consentir à tout.

SUZON.

Je n’en crois rien.

VINCENT.

J’arnonce ! T’es ben incrédule!
Mais, quand t’aurais la tête d’une mule,
Ton coeur sera content, et tes yeux réjouis.
Il tire une bourse.
110 Tians, reluque bian cette bourse,
De notre bonheur c’est la source ;
Alle contiant, cent vingt-cinq Louis.

SUZON.

Hé ! Quand elle en contiendrait mille,
D’abord qu’elle n’est pas à moi,
115 Que m’importe ?

VINCENT.

Eh bian donc ! Sur ce point sois tranquille ;
Car personne n’a droit d’en disposer que toi.

SUZON.

Que moi ? Tu te moques sans doute.

VINCENT.

3
Ce n’est point un godan ; acoute :
Te souviant-il que j’ons tous deux, le mois passé,
120 Pris un billet de Loterie,
À quoi, depuis, tu n’as pus repensé ?

SUZON.

Hé bien ? Achève, je te prie ;
Ce billet a gagné ?

VINCENT.

Seulement mille écus.
Pour un commencement, c’est toujours bon à prendre,
125 Je sommes dans la veine, et devons nous attendre,
Qu’une seconde fois j’en aurons encor plus.

SUZON.

Pourquoi de cet argent veux-tu que je dispose ?
N’es-tu pas mon associé ?

VINCENT.

Je savons bian qu’à prendre à la rigueur la chose,
130 Il m’en reviant, de, franc jeu, la moitié.
Mais il s’agit de notre mariage ;
Mon parrain, qu’est.... révérence parler,
Le Procureux Fiscal de ce village,
De jour en jour ne fait que reculer.
4
135 Quand je parais fâché de ce qu’il lantiponne,
La belle raison qu’il me donne !
J’ons quatre arpents de tarre, et toi tu n’en as pas !
Faut donc user de rubrique en ce cas,
Et pisqu’on nous dit que la terre
140 Du genre humain est la commune mère,
T’es son enfant tout comme moi :
Il n’est pas juste donc que j’en aie pus que toi.
Or, cet argent rendra la chose égale ;
Faut que ta mère, et sans en sonner mot,
145 Prenne ces mille écus pour augmenter ta dot,
Qu’aux yeux de mon Parrain ensuite on les étale.
Un Voyageur m’a dit qu’il savait un pays,
Où le mari payait la dot de sa future :
Cette coutume-là me plaît, et je te jure
150 Que c’est de bian bon coeur que pour toi je la suis.

SUZON.

Par de tels sentiments, qui prouve sa tendresse,
À lieu d’espérer du retour ;
Mais avant d’écouter la voix de notre amour,
Celle de l’équité me presse
155 De te faire une objection
Touchant ta proposition.
N’avons-nous pas sujet de nous faire un scrupule,
Mon cher ami, de nous approprier,
Ainsi que nous faisons, cet argent en entier ?

VINCENT.

160 Si j’en avions un brin, ça serait ridicule:
J’achetons un billet ; il porte du profit,
Je le prenons : je crois que tout est dit ;
Et tout chacun en fait de même.
Fallait-il le laisser au marchand de billets,
165 À ton avis ? Je ne fis pas si niais.

SUZON.

Non : tu vas toujours à l’extrême ;
Mais, te souvient-il du sujet
Qui nous fit prendre ce billet ?

VINCENT.

Si je m’en souvians ? Tatiguenne !
170 Je l’avons pris à propos de l’enfant
Dont je sis le parrain, et dont t’es la marraine.
Pour voir si ce pauvre innocent
Nous rapporterait bonne aubaine,
J’avons pris pour devise, à l’Enfant nouveau né.

SUZON.

175 Par conséquent, c’est chose très certaine
Qu’il a part au billet.

VINCENT.

C’est fort mal raisonné,
Si tu veux bian me le permettre,
Pisque pour ce billet j’avons mis notre argent ;
Mais il n’a rian mis, cet enfant.

SUZON.

180 Le Ciel a mis pour lui ce qu’il pouvait y mettre,
Ce que nous demandions.

VINCENT.

Et quoi donc ?

SUZON.

Du bonheur.

VINCENT.

Tu crois donc que sans li j’aurions eu malencontre ?

SUZON.

Je t’ai toujours connu pour un garçon d’honneur,
Tu dois également l’être en cette rencontre :
185 Et la devise prouve enfin
Que l’enfant doit avoir le tiers de notre gain.

VINCENT.

Le tiers ? C’est mille francs ! Hé ! Qu’en a-t-il affaire ?
Sarvons-nous en toujours en attendant ;
Je l’y rendrons après, s’il deviant grand.

SUZON.

190 Tu ne songes pas que sa mère
Est dans le plus pressant besoin.
D’elle jusqu’à ce jour la mienne a pris grand soin ;
Mais du mari la longue absence
La fait à la fin murmurer.
195 J’ai fait, en vain, instance sur instance ;
Elle vient de me déclarer
Qu’elle ne peut la garder davantage
Sans argent.

VINCENT.

Ah ! Pargué, ce serait grand dommage;
Cette Dame est honnête, alle a de la biauté,
200 Alle ne se dit pas femme de qualité,
De plus, et ça pour elle m’intéresse:
Car, vois-tu ! Suzon, la noblesse
Ne soutiant ses grands airs fendants,
Qu’aux dépens du travail des pauvres paysans ;
205 Et si l’on proposait à ces biaux de la ville,
De défricher un champ, de le rendre fertile.
Ils prendraient ça pour un affront.
Le métier de cocher, que tous les jours ils font,
Leux paraît bian plus honorable ;
210 Dans un cabriolet, allant un train de diable,
D’éclabousser le peuple ils semblent s’applaudir.
Il vaudrait mieux, morguenne, apprendre à le nourrir.
N’avont-ils-pas des bras comme les nôtres ?
Un paresseux, s’il a le coeur humain,
215 Doit rougir de manger du pain
Gagné par la sueur des autres.
Mais en les nourrissant, ce que j’y vois de pis,
5
C’est pour eux le pain blanc, et pour nous le pain bis,
(Et par fois je n’en avons guère.)
220 Aussi je me souvians que défunt mon grand-père
Appelait la maison d’un riche fainéant,
Le tombeau d’un homme vivant.

SUZON.

Revenons à notre commère.

VINCENT.

Drès que c’est juste, il faut li porter sur le champ
225 Ce qui reviant à son enfant ;
Ou bian aimes-tu mieux que je payions ta mère ?

SUZON.

Mon cher ami, l’on doit, en obligeant quelqu’un,
Ménager sa délicatesse :
6
Cette Dame a le coeur au dessus du commun;
230 Ainsi, pour la servir, il faut user d’adresse.
Ces jours passés, quand tu fus à Paris,
Elle te donna des lumières,
Et te fit, devant moi, les plus vives prières
Pour trouver son mari.

VINCENT.

Je n’en ons rian appris.

SUZON.

235 C’est ce qu’il ne faut pas lui dire ;
Suis le conseil qu’ici l’honneur m’inspire.
C’est Dimanche aujourd’hui, tu ne vas pas aux champs ;
Il faut entrer chez elle, et, sans perdre de temps,
Lui dire qu’à Paris un hasard favorable
240 T’a fait rencontrer son époux,
Qu’il doit bientôt se rendre auprès de nous ;
Et brûle de rejoindre une femme adorable ;
Mais qu’étant obligé d’y demeurer encor,
Pour elle il t’a remis ces mille francs en or.

VINCENT.

245 Moi tenir un discours semblable !
Songe que ça m’engage à mentir comme un diable.

SUZON.

À mes yeux, comme aux tiens, le mensonge est affreux :
Mais pour sauver la vie à quelque malheureux,
Il peut être employé, du moins je l’imagine,
250 Ainsi que le poison l’est dans la médecine,
Avec adresse et grand ménagement.

VINCENT.

Tu te chargeras donc de tout le compliment,
Car de mentir je n’ons pas habitude ;
C’est pour moi peut-$etre un malheur,
255 Sans ça j’aurions été premier Clerc de l’Etude
De mon parrain le Procureur.

SUZON.

Elle doit être assurément chez elle :
Ne perdons point de temps, entrons-y promptement.
Le plaisir de porter une heureuse nouvelle
260 Reproche aux coeurs bien faits la perte d’un moment.
Ils sortent.

SCÈNE III. §

Le théâtre change et représente une chambre d’Auberge, assez proprement meublée, mais sans magnificence, et un cabinet dans le fond. Madame Mongei y paraît seule, assise devant une table, sur laquelle elle est appuyée, un berceau avec un enfant à côté d’elle.

MADAME MONGEI, seule.

Hé quoi! Ce penchant invincible,
Qui porte les coeurs à s’unir,
Ne nous l’as-tu donné que pour nous en punir,
Sage nature ? Non, la chose est impossible.
265 La chimère des préjugés,
Le sordide intérêt, le ridicule usage,
Ne furent jamais ton ouvrage ;
Ce sont des fers qu’entr’eux les hommes ont forgés,
Montrant son enfant.
Et dont voilà l’innocente victime.
270 Cher enfant, qu’as-tu fait pour être infortuné ?
Ta naissance n’est point un crime,
Et tu n’auras jamais à rougir d’être né.
Si ton aïeul inexorable,
De ton père et de moi n’approuva pas les noeuds,
275 En face des autels, un pouvoir respectable
Nous a-t-il moins unis tous deux ?
Tu vis à peine, et la mort te menace ;
Je dois, pour soutenir tes déplorables jours,
D’une main étrangère emprunter des secours
280 Qu’on m’accorde à titre de grâce,
Et que de tes parents tu ne peux espérer.
A croître nos malheurs tout semble conspirer ;
Tu n’as plus que moi sur la terre,
Et je n’y suis qu’un être abandonné de tous ;
285 Car je n’ose espérer que ton vertueux père
Respire encor, sans doute il serait près de nous :
Il ne nous trahit point, son âme m’est connue;
Je sais que son plus grand bonheur
Eût été de jouir d’une si chère vue ;
290 Mais il voulait fléchir un oncle en sa faveur ;
Nous nous sommes flattés d’une espérance vaine :
De douter de son sort il ne m’est plus permis ;
Il s’est livré lui-même, et j’en suis trop certaine,
Dans les mains de ses ennemis.

SCÈNE IV. Madame Mongei, Suzon, Vincent. §

VINCENT, bas à Suzon, en entrant.

295 Je voudrais t’obéir, Suzon, mais j’en enrage,
Je dis la vérité depuis plus de vingt ans;
Et tu veux tout d’un coup que je change d’usage ;
J’ai peine, pour mentir, à desserrer les dents.

SUZON, bas à Vincent.

Dis toujours oui, nigaud, pour te tirer d’affaire,
300 Et laisse-moi parler.

VINCENT.

C’est bien facile à faire.

SUZON, à Madame Mongei.

Je viens vous rapporter l’espoir et la gaieté,
Madame.

MADAME MONGEI.

Qu’est-ce donc ? Parlez, ma chère amie.

SUZON.

Ah ! Madame, ce nom, si je l’ai mérité,
Est le plus beau qu’on m’ait accordé de ma vie.
305 Mais un événement bien plus intéressant
Près de vous tous deux nous amène ;
Voici mon compère Vincent,
Qui revient de Paris.

VINCENT.

Oui, la chose est certaine ?
Par exemple, alle ne ment pas.

SUZON.

Bas à Vincent.
310 Te tairas-tu ? Je suis un peu dans l’embarras,
Je crains que tout-à-coup une nouvelle heureuse
Ne vous cause une joie un peu trop dangereuse...

MADAME MONGEI, vivement.

Ne craignez-rien, de grâce expliquez-vous
Vincent aurait-il vu, par bonheur, mon époux ?

SUZON.

315 Supposons qu’il l’ait vu.

VINCENT.

Oui.

MADAME MONGEI.

Ciel ! Puis-je le croire ?
Ah ! Mes enfants, vous flattez ma douleur,
Je le vois trop, par une douce erreur.

SUZON.

Si nous forgions à plaisir une histoire,
D’où lui viendraient, pour vous, ces mille francs en or ?

VINCENT, montrant des Louis d’or.

320 Oui, c’est çà qu’est du vrai.

SUZON.

Douteriez-vous encor.

MADAME MONGEI.

Je ne le puis ; mais mon trouble est extrême,
De ne le pas voir en ces lieux lui-même.
Avec inquiétude.
Peut-être sa santé....

SUZON, à Vincent.

L’en empêche ?... Dis...

VINCENT, embarrassé.

Oui...
On peut s’imaginer... que... ça pourrait bian être...

MADAME MONGEI.

325 Dieux ! Un rayon d’espoir m’a trop tôt ébloui ;
Votre embarras me fait assez connaître
Ce qui, depuis trois mois, le retient éloigné,
Sans quoi, par une lettre, il m’aurait témoigné
Qu’il souffre autant que moi d’une cruelle absence ;
330 Un seul mot de sa main eût banni mon souci.
Suzon fait signe à Vincent de parler.

VINCENT.

Dans peu vous varrez sa présence.
Montrant l’argent.
Vrai comme il m’a baillé ce que j’apporte ici.
À Suzon.
Tu vois combian je t’aime, et comme à ton école.
7
J’apprends à parler par bricole.

MADAME MONGEI.

335 Que vous dit-il ?

SUZON.

Qu’il est impatient
Que vous preniez au plutôt votre argent.

VINCENT.

Alle a raison ; et, quand on est comptable,
Il faut s’acquitter vite, et d’un air agriable.

MADAME MONGEI, prenant l’argent.

Je dois être sensible à ce bon procédé ;
340 Suzon, je sais qu’auprès de votre mère,
C’est à votre seule prière
Qu’un généreux asile ici m’est accordé ;
Permettez-moi d’être reconnaissante,
Autant qu’il est en mon pouvoir :
345 De grâce, daignez recevoir
Ces dix Louis que ma main vous présente.

SUZON.

Pour moi c’est le plus grand bonheur,
Si j’ai pu réussir à vous prouver mon zèle,
Et votre offre me fait une peine mortelle;
350 J’aime l’argent, mais encor plus l’honneur.

MADAME MONGEI.

Je Je n’insisterai pas ; mais au moins tout m’engage
À payer au plutôt à Vincent son message;
Il est exact autant que diligent.

VINCENT, voulant prendre.

J’aime l’honneur, mais encor plus l’argent.

SUZON, l’arrétant.

355 Que vas-tu faire ?

VINCENT.

Moi ? Prendre ce qu’on me donne.

SUZON.

Ce Monsieur te l’a défendu,
Tu me l’as dit tantôt.

VINCENT, retirant sa main avec peine.

Crois-tu ?

SUZON.

Assurément, j’ai la mémoire bonne;
De plus, il t’a promis de te récompenser
360 Lui-même, à son retour.

VINCENT, comme par réflexion.

Ah ! Tu m’y fais penser.

MADAME MONGEI.

Je vois qu’une ame honnête, et qui connaît la peine ;
Mais dont les pouvoirs sont bornés,
Est bien souvent, pour les infortunés,
La ressource la plus certaine.
365 En faisant des heureux, tel qui suit son penchant ;
Et de bonne heure en sait contracter l’habitude,
Peut-il trouver de coeur assez méchant
Pour le payer d’ingratitude ?

VINCENT.

Je pensons assez comme vous :
370 Mais la plupart des hommes sont si fous ;
Qu’ils se faisont passer pour plus bizarres
Qu’ils ne sont en effet, et je ne comprends pas
Qu’on trouve, comme on dit, si grand nombre d’ingrats,
Quand je songe combien les généreux sont rares.

MADAME MONGEI.

375 Allez, mon cher Vincent, à Madame Gervais
Porter cette somme au plus vite ;
Non que je croie avec elle être quitte,
J’ai le coeur trop rempli de ses bontés.

VINCENT.

J’y vais.
Il sort.

SCÈNE V. Madame Mongei, Suzon. §

SUZON.

Permettez- moi, mon aimable commère,
380 D’oser vous demander, mais par bonne amitié,
Pourquoi vous envoyez une somme à ma mère,
Dont vous ne lui devez, au plus, que la moitié.

MADAME MONGEI.

Rien n’est plus juste ; en arrivant chez elle,
Votre mère a pu voir assez facilement
385 Que notre état n’était pas opulent.
Sa confiance en nous a pourtant été telle,
Que peu de jours après elle a permis
À mon époux de partir pour Paris ;
Elle m’a, pendant son absence,
390 Accordé des secours en m’avançant son bien ;
Puisque j’en ai maintenant la puissance,
Il est juste, à mon tour, que j’avance le mien.

SCÈNE VI. Suzon, Madame Mongei, Vincent, Mongei, qui arrive après Vincent. §

VINCENT.

Hé bian ! Une autre fois, morguenne !
Prendrez-vous de mes armanacs ?

MADAME MONGEI.

395 Comment ?

VINCENT.

Votre mari viant d’arriver là-bas ;
Le voici que je vous amène.

MONGEI, dans l’équipage d’un homme qui s’est sauvé de prison, sans épée, se jette dans les bras de sa femme.

C’est elle que je vois !

MADAME MONGEI.

Cher époux !

MONGEI.

Quel bonheur !

MADAME MONGEI.

Le Ciel m’accorde, enfin, sa plus douce faveur !

MONGEI.

Aux maux les plus cruels, depuis trois mois en proie,
400 Mon coeur, pressé par la douleur,
Se croyait désormais insensible à la joie ;
Mais dans tes bras je connais mon erreur.
Ciel !
Suzon, pendant ce temps, a été prendre l’enfant dans son berceau pour le montrer à son père, qui, jetant les yeux sur le berceau, et ne l’y voyant pas, paraît effrayé.

MADAME MONGEI.

Que dois-je penser de ton inquiétude ?

MONGEI.

Ah! Daigne me tirer de mon incertitude.
405 Oui..... je dois t’avouer.... que je suis inquiet
Suzon qui était derrière lui, lui présente son fils.
Du fruit !... Ah ! Je le vois, et je suis satisfait ;
Je goûte le plaisir d’être époux, d’être père :
Je n’ai plus rien à désirer.

MADAME MONGEI.

Pardonne, tendre époux, si j’ai pu différer
410 À te montrer une image si chère :
Le plaisir de te voir occupait tous mes sens ;
Songe que dans si peu d’instants
On ne peut voir changer sa destinée,
Sans que de si grands coups l’âme soit étonnée.
415 Tous les malheurs semblaient se réunir sur moi.
Mon bonheur est au comble en vivant près de toi.
C’est une existence nouvelle,
Qui maintenant anime tout mon coeur.

MONGEI.

Tu ne sais pas, sans doute, où va notre malheur:
420 La fortune à nos voeux est encor plus rebelle
Que lorsque je quittai ces lieux.
Cet enfant, le plus cher des trésors à nos yeux,
N’aura de nous reçu la vie
Que pour la voir de maux et de honte remplie.
425 Ce parent, sur lequel j’avais toujours compté,
Dont je croyais l’amitié si sincère,
Avait été déjà prévenu par ton père,
Lorsque chez lui je me suis présenté :
J’ai trop connu sa fatale prudence,
430 Et qu’il craignait d’irriter contre lui,
En nous accordant son appui,
Un homme dont partout on vante l’opulence.
En m’accablant de reproches honteux,
Il me déclara que ton père
435 N’approuverait jamais que, bravant sa colère,
L’hymen, sans son aveu, nous eût unis tous deux.
Vainement, pour notre défense,
Je rappelai qu’en des temps plus heureux
Ton père avait juré de couronner nos feux :
440 Du ton le plus sévère il m’imposa silence.
Je m’apprêtais à le quitter,
Lorsqu’inhumainement il me fit arrêter ;
Dans un affreux cachot, destiné pour le crime,
(Ayant voulu défendre en vain ma liberté,)
445 Presque mourant je fus jeté,
Des rigueurs de la loi prêt d’être la victime.
Au bout de quelques jours, il me vient assurer
Que de ma liberté je puis jouir encore :
Mais à quel prix ! Il faut lui déclarer
450 Où j’ai laissé l’épouse que j’adore.
Je m’écrie, à ces mots, transporté de fureur :
Homme cruel, né pour la perfidie,
Sans doute, par le tien, tu juges de mon coeur ;
Apprends que mon secret m’est plus cher que ma vie ;
455 Tu peux me la ravir, mais un indigne effroi
Ne perdra pas, du moins, mon épouse avec moi.

MADAME MONGEI.

Pour assouvir leur fureur inhumaine,
S’il m’eût été permis de partager ta peine,
Et de savoir le lieu de ta captivité,
460 Mon tendre coeur, bien loin d’en être épouvanté,
Eût réuni l’époux, et l’enfant et la mère.

VINCENT.

Je vous aurions, parguenne, empêché de le faire.
Il en est de la liberté,
Tout ainsi que de la santé ;
465 On la pard quand on veut, et rian n’est plus facile ;
Mais en est on privé, l’on ne peut assurer
Quand on pourra la retrouver.
Queu bonheur a donc pu vous retirer des pattes
De ce vilain parent ? Je ne le comprends pas.

MONGEI.

470 On trouve, dans tous les États,
Des coeurs compatissants, des âmes délicates.
Celui que l’on avait chargé
De m’apporter les besoins de la vie,
Parut un jour avoir l’âme attendrie
475 De l’état où j’étais plongé,
Et fut jusques à me promettre
Que si, me reposant sur sa fidélité,
Je lui voulais, pour toi, confier une lettre ;
Il te la ferait rendre en toute sûreté.

SUZON.

480 Vous fûtes bien charmé, je gage ;
De rencontrer cet homme généreux.

MONGEI.

Qui protège les malheureux,
D’un Dieu pour eux devient l’image.
J’écrivis en effet ; mais prêt à t’adresser
485 La lettre que pour toi je venais de tracer,
Un mouvement secret, que je ne pus comprendre,
Sembla tout bas me le défendre.
Puisqu’une noire trahison,
Me livrait aux rigueurs d’une affreuse prison,
490 J’appréhendai pour toi quelque injure nouvelle.
Cet homme, à me servir, parut trop empressé ;
Je crus, par son moyen, voir une main cruelle
T’arracher de l’asile où je t’avais laissé,
Pour te livrer à la fureur d’un père.
495 Peut-être lui faisais-je tort ;
Mais de ce que j’avais de plus cher sur la terre,
Je craignis en ses mains de confier le sort ;
Mon écrit en était le seul dépositaire,
Et la flamme, à ses yeux, dévora ce mystère.

VINCENT.

500 Vous avez pus d’esprit, tatigué ! que Vincent,
D’avoir appréhendé queuque mauvais négoce ;
Car j’avouerai tout bonnement,
8
Que j’aurions baillé dans la bosse.

MONGEI.

Bien loin d’être surpris d’une telle action :
505 Ce trait, dit-il, marque votre prudence,
Monsieur, et je conviens que ma profession,
Ne doit pas attirer beaucoup de confiance :
Mais je vous prouverai que dans de vils emplois
L’humanité se trouve quelquefois,
510 Et saurai vous forcer à me rendre justice,
Par un plus important service.
Il est en mon pouvoir, dans cette extrémité,
De vous rendre la liberté,
Ne craignez rien pour moi, je prendrai des mesures
515 Pour qu’on croie aisément que vous m’avez trompé,
Et que, malgré mes soins, vous êtes échappé :
Prenez, pour vous sauver, les routes les plus sûres.
Après ces mots, il conduisit mes pas,
Loin de l’affreux séjour, fait pour les scélérats.
520 J’ai couru vers ces lieux, malgré la nuit obscure,
Et n’ai pris, depuis hier, repos, ni nourriture,
Pour moins tarder à remplir en ce jour
Mes devoirs les plus saints, la nature et l’amour.

MADAME MONGEI.

Va, cher époux, si le sort nous opprime,
525 On ne nous peut, au moins, reprocher aucun crime :
Sans doute, il est encor des mortels généreux ;
Hé bien !... Soumettons-nous à travailler pour eux.
Nous possédions jadis des talents agréables,
Qui peuvent aujourd’hui nous être secourables.
530 On ne doit point rougir d’exercer les talents,
Lorsqu’on y réunit de nobles sentiments.
Le reste de l’argent, que tu m’as fait remettre.
Par Vincent, peut nous le permettre.

VINCENT, bas, à Suzon.

Bon ! Nous voilà dans un bel embarras !

SUZON, à Vincent.

535 Ah ! Je suis plus morte que vive.

VINCENT.

Tire-t’en comme tu pourras :
Je t’avertis que pour moi, je dérive.
Il se sauve.

SCÈNE VII. Mongei, Madame Mongei, Suzon. §

MONGEI, à Madame Mongei.

De ce que tu me dis j’ai lieu d’être étonné,
Je n’ai pas vu Vincent, et je n’ai rien donné.

MADAME MONGEI.

540 C’est à Vincent d’éclaircir ce mystère :
Suzon.... où donc est-il allé ?

SUZON.

Je vois qu’il n’est plus temps, Madame, de me taire ;
Malgré moi, tout est décelé.
Elle se jette sur les mains de Madame Mongei, les baise, et lui dit.
Me pardonnerez-vous, ô femme respectable,
545 Si d’un stratagème innocent,
J’ai cru devoir, avec Vincent,
Me servir, pour vous être aujourd’hui secourable ;
Je vous informerai d’où cet argent nous vient.
Croyez qu’à votre fils de droit il appartient,
550 Et cela ne dérange en rien notre fortune,
Qui, d’ailleurs, avec nous doit vous être commune.
Souvenez-vous que vous avez tantôt
Daigné m’appeler votre amie :
Je réclame ce titre, et ce n’est qu’un dépôt
555 Que par mes mains votre fils vous confie.
Lorsque le Ciel répand sur nous
Quelque faveur qui nous étonne,
C’est un ordre secret, sans doute, qu’il nous donne,
D’en faire part à ceux qui pensent comme vous.

MADAME MONGEI, l’embrassant.

560 Oui, ma chère Suzon, je me croirais coupable,
En refusant ce prêt noblement présenté ;
L’intérêt, ni la vanité
N’entrent pour rien dans une offre semblable.
Nous pouvons l’accepter de vous,
565 Comme un nouveau lien qui nous attache ensemble ;
Mais je t’avouerai, cher époux,
Que ton récit m’inquiète ; et je tremble
Que cette liberté, ce bien qu’on t’a rendu,
Ne soit un nouveau piège adroitement tendu,
570 Pour découvrir le lieu de ma retraite.
Ton geôlier m’est suspect, je ne le cèle pas;.
On peut, pendant la nuit, avoir suivi tes pas.
Mon âme ne sera pleinement satisfaite
Que lorsque nous serons éloignés de ces lieux.
575 Ta tête est en danger, et s’il fallait... Ah ! Dieux !
D’un noir pressentiment je ne puis me défendre...
Mais voici notre ami Vincent.

SCÈNE VIII. Mongei, Madame Mongei, Suzon, Vincent. §

VINCENT, accourant avec précipitation.

J’accours vite pour vous apprendre
Que vous êtes, je crois, dans un danger pressant.

MONGEI.

580 Comment ?

VINCENT.

J’ai peur que l’on ne vous poursuive.

MADAME MONGEI.

Ô Ciel !

VINCENT.

Dans la cuisine, en ce moment arrive,
Un vieux Monsieur, à cheveux blancs,
Qui s’informe de ceux qui sont logés céans.

MADAME MONGEI.

Je n’en doute point, c’est mon père !

SUZON.

585 Quel malheur !

VINCENT.

J’ai fait signe à Madame Gervais,
De ne vous pas nommer, que c’était un mystère :
Alle m’a fort bian compris ; mais
Ce Monsieur veut, dit-il, entrer dans cette chambre,
Attendant que son compagnon,
9
590 Qui m’a l’air d’un porte-guignon,
Car il s’est dit de la Justice un membre,
Ait été chez tous nos voisins,
Pour s’informer de vous.
Madame Mongei court pour prendre son enfant.

SUZON, l’arrêtant.

Laissez entre mes mains
Ce cher dépôt, j’en réponds sur ma vie.
595 Ses cris pourraient vous découvrir.
Ce petit cabinet, que je vais vous ouvrir,
Peut vous cacher tous deux.

MADAME MONGEI, abandonnant l’enfant avec peine.

Ah ! Songez, chère amie...,

SUZON.

J’entends monter, sauvez-vous promptement.
Ils vont se cacher dans le cabinet.

SCÈNE IX. Monsieur et Madame Mongei, Suzon, Vincent, Marlot. §

VINCENT.

C’est le Valet, gardez qu’il ne vous voie...
Marlot entre.
600 Il vous a vu.

MARLOT.

Sans doute. Ah ! Que je sens de joie
D’être entré le premier dans cet appartement !

MONGEI.

C’est mon geôlier, c’est Marlot.

MADAME MONGEI.

Quoi ! Ce traître ?

MONGEI.

Ah ! Si j’étais armé, je lui ferais connaître.
Qu’on ne me trahit pas impunément.

MARLOT.

Tout doux ;
605 Souvent le repentir suit de près le courroux ;
Et, quoique, contre moi, l’apparence soit forte,
Je ne suis pas un traître, où le diable m’emporte.
Rendez grâce à votre bonheur,
Qui me conduit ici pour vous tirer d’erreur.

VINCENT.

610 Par ainsi, d’un coquin vous n’avez que la meine ?

MARLOT.

Votre père, dans peu d’instants,
Va monter en ce lieu ; ne perdons point de temps.
Sachez qu’innocemment j’ai causé votre peine ;
Que le malin vieillard m’a trompé le premier ;
615 Que je suis son valet, qu’il m’a contraint à faire,
Quand vous étiez prisonnier dans sa terre.

LE PERSONNAGE DE GEOLIER.

C’était lui qui me faisait dire,
Sans le citer en rien, que vous pouviez écrire :
Je n’ai fait qu’obéir à ses commandements ;
620 Enfin, quand je vous ai donné la clef des champs...

MONGEI.

Quoi ! C’était lui ?...

MARLOT.

Oui ; mais j’ignorais qu’à la porte,
Ayant exécuté ce qu’il m’avait permis,
Un espion qu’il avait mis,
Devait, pendant la nuit, vous suivre, et faire en sorte
625 De découvrir le lieu que Madame habitait,
Où, sans doute, l’amour d’abord vous conduirait.
Quand je l’ai su j’ai tout mis en usage,
En le voyant partir, pour être du voyage.
Je n’épargnerai rien ici pour vous sauver...
630 Vous ne répondez rien, et vous semblez rêver....
Mais je saurai bannir un soupçon qui m’offense.
À l’instant, contre moi, de colère animé,
Vous aviez du regret de n’être point armé ;
Accordez-moi l’honneur de votre confiance,
635 Ou, si vous persistez à douter de ma foi,
Il tire son couteau de chasse, et le lui présente.
Contentez-vous, Monsieur, défaites-vous de moi.

MONGEI, l’embrassant.

Non : je me rends, et veux me fier à ton zèle.

BONCOUR, derrière le théâtre.

Marlot...

MARLOT.

Haut.
Monsieur... J’entends mon Maître qui m’appelle,
Vite, entrez dans le cabinet.
Monsieur et Madame Mongei entrent dans le cabinet, dont Suzon prend la clef.

VINCENT, à Suzon, pendant que Marlot va au devant de son Maître.

640 Je le crois honnête-homme, et je le dis tout net.
10
Mais, taisons-nous, velà le Daron qui s’avance.

SCÈNE X. Boncour, Marlot, Vincent, Suzon, tenant l’enfant, sur le derrière du Théâtre. §

BONCOUR.

Dans cet appartement, je serai mieux, je pense.
À Marlot.
Pourquoi m’as-tu quitté là-bas ?

MARLOT.

Vous me croyez un sot, mais je ne le suis pas
645 Autant que vous pensez. Il faut de la cervelle
Dans ces occasions. Vous causiez dans un coin
11
Avec l’Exempt; mais moi, toujours rempli de zèle,
Il l’envoie, ai-je dit, peut-être, chercher loin
Ce qu’il tient sous sa main.

VINCENT, bas, à Suzon.

Ah ! Quelle tricherie!
650 Après ça, fiez-vous aux gens !

MARLOT.

J’ai voulu visiter toute l’hôtellerie,
Pour vous montrer, par mes soins diligents,
L’intérêt que je prends au chagrin qu’on vous cause ;
Et s’ils étaient céans, j’en saurais quelque chose.

BONCOUR.

655 Je me fie à tes soins, sans réserve.

MARLOT.

Il le faut,
Et ma sincérité doit égaler la vôtre.
Quand on n’a rien de caché l’un pour l’autre,
Les médisants se trouvent en défaut.
Je veux vous mettre au point que, si, voulant me nuire,
660 Quelque ennemi venait vous dire,
"Pour vos deux fugitifs, Marlot vous a trompé;
Il prend leurs intérêts, et connaît leur retraite :
Les servir contre vous est tout ce qu’il projette,
Et par lui vous serez dupé ;"
665 Oui, quand je vous dirais moi-même,
Je vous trompe, Monsieur.... souvenez-vous-en bien ;
Il faut absolument que vous n’en croyiez rien.

BONCOUR.

Il s’assied dans un fauteuil.
J’y suis bien résolu.... Dans ma colère extrême,
La vengeance est mon seul espoir,
670 N’importe à qui je puisse la devoir.

MARLOT.

J’y prends un intérêt que je ne puis vous dire,
Monsieur ; et vous surprendre est le but où j’aspire.
Mais au moment de vous venger
D’une fille jadis si chère,
675 Songeant au triste état où vous l’allez plonger,
Sentez-vous remuer les entrailles de père ?

BONCOUR.

Ces tendres sentiments deviendraient superflus ;
C’en est fait, pour mon sang je ne la connais plus:
Oui, l’amour paternel est éteint dans mon âme.
680 Depuis un an, pour suivre un séducteur infâme,
Dans les horreurs elle m’a pu laisser :
Aux droits du sang on l’a vu renoncer.
Tout ingrat doit braver quiconque lui pardonne.
Et qui suit-elle, encor, lorsqu’elle m’abandonne !
685 Un homme sans appui, dont le sort malheureux
Ne lui laisse espérer qu’un avenir affreux.
Puis-je, d’ailleurs, approuver l’alliance
D’un roturier, sans bien ? Prendrais-tu sa défense ?

MARLOT.

Non, je n’entreprends point de le justifier.
690 Il a tort ; mais je crois, à parler sans finesse,
Que de tout arbre de noblesse
La racine est un roturier.

BONCOUR.

Qu’elle demeure, au moins, sous terre ensevelie.
En voyant ses rameaux, aisément on l’oublie.
695 Qu’attendre d’un mortel, aux travaux destiné ?
Nourri dans la bassesse, il meurt comme il est né.

VINCENT, s’approchant.

Excusez-moi, Monsieur, si j’ons la hardiesse,
Comme étant roturier, d’entrer dans l’entretien.
Je devons, il est vrai, respect à la noblesse ;
700 Mais ça ne conclut pas que je ne valons rien.
Les honnêtes gens et les traîtres
Sont de tous les États, et de tous les pays.
Je voyons, chaque jour, dans nos travaux champêtres,
Qu’un var ne ronge pas le coeur de tous les fruits.

BONCOUR.

705 Je dois en convenir, et je suis incapable,
Mes chers enfants, de vous humilier.
L’homme que la douleur accable
Peut bien, dans ses discours, quelquefois s’oublier.
Mon âge et mes chagrins me serviront d’excuse.

VINCENT.

710 Quand les grands ont queuque chagrin,
Les petits, d’ordinaire, en patissont un brin.
Je savons ça. C’est, si je ne m’abuse,
Comme quand le grand vent boute un clocher à bas ;
Les maisons d’alentour en sentont les éclats.
715 Partant, j’allons laisser Monsieur tranquille.

MARLOT, à Boncour.

Si par hasard ici je vous suis inutile,
Monsieur, j’irai là-bas, et je m’informerai
Finement de nos gens. Peut-être...

BONCOUR.

À la bonne heure ;
Mais pourvu que quelqu’un auprès de moi demeure.

SUZON.

720 Avec bien du plaisir, Monsieur, j’y resterai.

BONCOUR.

Ce sera m’obliger ; je crains la solitude,
Elle ajoute toujours à mon inquiétude.
Suzon s’assied, avec l’enfant dans ses bras.

MARLOT, bas, à Vincent.

Nous ne gagnerions rien à le contrarier ;
Mais, malgré ce qu’il dit, il adore sa fille :
12
725 Il faut qu’avec l’hôtesse un moment je babille ;
Pour jouer au bonhomme un tour de mon métier.
Il sort avec Vincent.

SCÈNE XI. Boncour, Suzon. §

BONCOUR, se lève de son fauteuil.

Dans ce logis êtes-vous étrangère,
Ma belle enfant ?

SUZON.

Non, Monsieur ; la maison,
Depuis trois ans, appartient à ma mère.

BONCOUR.

730 Et quel est votre nom ?

SUZON.

Je m’appelle Suzon,
Pour vous servir, si j’en étais capable.

BONCOUR.

Vous tenez dans vos bras un enfant bien aimable.

SUZON.

Trouvez-vous cela tout de bon ?

BONCOUR.

Oui : de quel sexe est-il ?

SUZON.

735 Monsieur, c’est un garçon.

BONCOUR.

Vous êtes sa mère, sans doute ?

SUZON, troublée.

Monsieur... il... m’appartient.

BONCOUR.

Hé quoi ! Vous rougissez !
Je ne puis exprimer le plaisir que je goûte
À voir ce bel enfant.

SUZON.

Ah ! Vous me ravissez!
740 Si vous saviez... combien je l’aime !

BONCOUR.

L’homme qui, dans l’instant, était auprès de vous,
Est donc son père et votre époux ?

SUZON.

Vous le dites.

BONCOUR.

J’aurais une douleur extrême,
S’il arrivait quelque accident,
745 Je vous l’avoue, à cet enfant.
Ayez-en soin, sa vue a pour moi tant de charmes,
Que je ne sais d’où vient qu’en le voyant,
Je me sens ému jusqu’aux larmes.

SUZON.

Vous en avez aussi, Monsieur, apparemment !

BONCOUR.

750 Hélas ! Je n’avais qu’une fille,
Qui faisait mon espoir et toute ma famille :
Je l’ai perdue, elle n’est plus pour moi !

SUZON, en riant.

À sa place, prenez le mien.

BONCOUR, sérieusement.

De bonne foi,
Me le donneriez-vous ?

SUZON, prenant aussl l’air sérieux.

De grand coeur ; car j’espère,
755 Si vous lui faisiez cet honneur,
Qu’il pourrait faire le bonheur
Un jour de son père et sa mère.

BONCOUR.

Peut-être votre époux, en supposant le cas,
S’opposerait...

SUZON, riant.

Lui, Monsieur ? Au contraire,
760 À cet égard, vous pouvez faire
Comme si je n’en avais pas.

SCÈNE XII. Boncour, Suzon, Vincent. §

VINCENT, se parlant à lui-meme.

Ils complotont là-bas queuque nouvelle histoire,
Qui ne me plaît pas trop; ils voulont faire accroire...

BONCOUR, voyant Vincent.

Ah ! Mon ami, vous venez à propos.
765 Il s’agit d’un heureux que nous souhaitons faire ;
Votre femme y consent, mais il est nécessaire...

VINCENT, étonné.

Mais, ce n’est pas ma femme...

SUZON, bas.

Écoute, quatre mots.

BONCOUR, continuant.

Je sais que son aveu ne peut rien sans le vôtre.
Si vous me l’accordez, mon dessein à l’instant
770 Est d’assurer un sort brillant à votre enfant.

VINCENT, encore plus surpris.

À mon enfant ! Parguenne, en voici bian d’une autre !

BONCOUR.

Il paraît bien surpris.

VINCENT.

Qui ne le serait pas ?
Bas à Suzon.
Quoi ! Je me sauve de là-bas,
Pour ne pas mentir, et...

SUZON, à Boncour.

Souffrez, je vous conjure,
775 Monsieur, que je lui parle un moment à l’écart ;
Il y consentira.

BONCOUR, pendant que Suzon parle à Vincent.

Je l’avouerai sans fard,
J’admire dans nos coeurs l’effet de la nature.
Un pauvre paysan ne saurait consentir
Qu’on le prive d’un fils destiné pour la peine,
780 Et dont il voit la fortune certaine ;
Mais nos cruels enfants se pressent de sortir
De nos bras paternels, et leur première envie,
Dès leur adolescence, est de prendre l’essor.
Ce n’est qu’à des ingrats que nous donnons la vie,
785 Et qui, presque toujours, avancent notre mort.

SUZON, s’approchant de Boncour.

Il y consent, Monsieur, l’affaire est décidée.

VINCENT.

Oui, ça vaut fait, j’en sis d’accord :
Je nous serions rendu plutôt à votre idée;
13
Mais je n’entendions pas tout ce mic-mac d’abord :
790 L’enfant vous appartiant... Mais qu’en voulais-vous faire ?
Il faut que ses parents appreniont ça de vous,
Et qu’il soit plus heureux qu’il ne serait cheux nous.

BONCOUR.

Me cédez-vous sur lui vos droits de père ?

VINCENT.

Oh ! Pargué, tant qu’il vous plaira.
795 J’en aurions trente comme ça,
Qu’ils seriont à votre sarvice,
Et je ne croirions pas les pouvoir mieux placer ;
Je connoissons nos gens.

BONCOUR.

D’un pareil sacrifice
Je saurai vous récompenser.

VINCENT.

800 Ah ! Vous vous bouteriez en frais pour peu de chose ;
Car, dans le vrai, vous ne nous devais rien.

BONCOUR.

Apprenez que je me propose
De l’adopter pour fils, de lui donner mon bien,
Pour punir une fille ingrate,
805 Qu’un lâche suborneur entraîna loin de moi.
Elle a, sans mon aveu, disposé de sa foi,
Et d’attendrir mon coeur, peut-être encor se flatte.
Mais j’atteste le Ciel, et l’Univers entier,
Que cet enfant sera mon unique héritier.

SUZON.

810 Nous comptons sur votre parole.

BONCOUR.

J’engage mon honneur de n’y jamais manquer.

SCÈNE XIII. Madame Gervais, Boncour, Suzon, Vincent, Marlot. §

MARLOT.

Ma peine heureusement n’a pas été frivole.

BONCOUR.

Sais-tu quelque nouvelle ?

MARLOT.

Avant de m’expliquer,
Daignez m’instruire, au vrai, de l’état de votre âme.
815 Votre fille, Monsieur, cet objet tant aimé,
Votre coeur sans retour pour elle est-il fermé ?

BONCOUR.

Sans doute, et pour toujours : qu’on m’approuve ou me blâme,
Je ne veux écouter que mon ressentiment.

MARLOT.

Quoi ! Vous ne sentez pas le moindre mouvement ?...

BONCOUR.

820 Non, que celui de voir ma colère assouvie.

MARLOT.

Vous voulez la punir ?

BONCOUR.

Je le veux, je le dois.

MADAME GERVAIS.

Elle est plus heureuse cent fois,
En ce cas-là, d’avoir perdu la vie.

BONCOUR, avec saisissement.

Ah ! Que m’apprenez-vous ?

MARLOT, à part.

Le grand coup est frappé.

BONCOUR, tombant dans un fauteuil.

825 Je n’y survivrai pas, si la chose est certaine.

MADAME GERVAIS.

Je n’ai pas cru, Monsieur, vous faire de la peine,
Et tout innocemment ça nous est échappé.
Excusez, s’il vous plaît.

BONCOUR, tirant son mouchoir.

Ô Ciel ! Quel coup de foudre!
Je ne la verrai plus !

MADAME MONGEI, sortant un peu du cabinet.

Je ne puis me résoudre
830 À le laisser plus longtemps dans l’erreur.

MARLOT, la faisant rentrer.

Il n’est pas temps.

BONCOUR, l’ayant entendu.

Comment ?

MARLOT, feignant de pleurer.

Oui, de votre douleur
Il n’est pas temps d’augmenter l’amertume,
En vous contant le triste événement
Qui l’a mise au tombeau.

BONCOUR.

Point de ménagement :
835 Que dans le désespoir mon âme se consume.
Oui, redoublez le coup dont vous m’avez blessé.
L’on ne doit voir en moi qu’un vieillard insensé,
Qui, par ambition, a trahi sa promesse.
De Mongei mon épouse approuvait la tendresse ;
840 Avec sa fille elle voulait l’unir :
Elle me fit jurer, à son dernier soupir,
Quoi qu’il pût arriver, de le choisir pour gendre.
Par des malheurs, depuis, ayant perdu ses biens,
Qu’il eût pu recouvrer par le secours des miens,
845 J’oubliai mes serments, et j’osai lui défendre
De se flatter jamais de l’hymen projeté.
D’un autre amant, qui me fut présenté,
(Dont la haute fortune égalait la naissance,)
L’ambition me fit désirer l’alliance.
850 De ma fille à mes pieds je méprisai les pleurs,
J’abusai d’un pouvoir qu’à présent je déteste ;
Et, le jour pris pour cet hymen funeste,
Sa fuite, qu’on m’apprit, redoubla mes fureurs.

MADAME GERVAIS.

Ah ! Pour elle, Monsieur, le coup le plus sensible
855 Fut dans l’instant qu’on lui dit qu’en prison
Son pauvre époux était, par trahison.
À cette nouvelle terrible,
Elle se lamenta d’une telle façon,
Qu’elle accoucha céans d’un beau garçon,
860 Qui nous est demeuré pour gage ;
Car, peu d’instants après, elle plia bagage.

BONCOUR, se levant avec vivacité.

Que dites-vous ? Un fils d’elle vous est resté ?
Ah ! De grâce, que je le voie.

SUZON, lui présentant l’enfant.

C’est un consolateur que le Ciel vous envoie ;
865 L’enfant que dans l’instant vous avez adopté,
N’en doutez pas, Monsieur, est votre fils lui-même;
J’ai cru pouvoir user de stratagème,
En vous laissant quelque temps dans l’erreur.
Quoi ! Ce titre si doux serait-il inutile?
870 On voit en lui vos traits, vos bras sont son asile,
Et votre sang fait palpiter son coeur.
S’il était quelque âme assez dure
Pour avoir contre lui quelque mauvais dessein,
Il devrait n’avoir pas de retraite plus sûre,
875 Qu’en se jetant dans votre sein.
Ici Monsieur Boncour regarde l’enfant un moment, puis s’en détourne.

VINCENT.

Vous n’osez devant nous li marquer de tendresse ?
Méconnaître son sang, est-ce un trait de noblesse ?
Hé bian ! morgué, je sommes son parrain ;
Rian ne li manquera, tant que j’aurons du pain.
880 Est-ce sa faute, à li, s’il n’est pas genti-zomme ?
Tenez, s’il en vaut moins, je veux bian qu’on m’assomme :
J’en ferons un gentil garçon.
Il saura travailler ; la Providence est bonne.
Quand il faut accomplir ce qu’alle nous ordonne,
885 Tout noble peut cheux nous venir prendre leçon.
Boncour, avec le plus grand attendrissement.
Mon courroux est vaincu, la nature l’emporte ;
Mon âme n’est point assez sorte,
Pour résister à des coups si puissants.
890 Allez chercher Mongei ; courez, mes chers enfants.
Du passé, dans mon coeur, le souvenir s’efface ;
Le fruit de son erreur vient d’obtenir sa grâce.

SCÈNE XIV ET DERNIÈRE. Les Acteurs précédents, et Mongei. §

MONGEI, sortant du cabinet, et se jetant à ses pieds.

Vous le voyez à vos genoux :
Il ne vous a jamais rendu haine pour haine ;
895 Et même, en éprouvant votre injuste courroux,
Sa tendresse pour vous n’était pas incertaine.

BONCOUR.

Me pardonneras-tu, dis-moi,
Les maux que t’a causé mon injuste colère ;
Et la perte, sur-tout, d’une épouse si chère,
900 Que je regrette autant et plus que toi ?
Ici Marlot amène Madame Mongei à côté de son père ; elle prend la place de son mari, sans que Boncour s’en aperçoive, et il continue à parler.
Par ma sévérité j’ai causé sa disgrâce :
Reproche-moi sans cesse une injuste rigueur,
Qui me prive de la douceur
De l’embrasser ainsi que je t’embrasse.
Il croit embrasser Mongei, et embrasse sa fille.

MADAME MONGEI.

905 Ne vous reprochez rien, elle est entre vos bras.

BONCOUR, avec la plus grande joie.

Que vois-je ? Hé quoi ! Mes yeux ne me trompent-ils pas ?
Le Ciel daigne me rendre une fille chérie ;
Tous mes désirs sont satisfaits.

VINCENT, à Suzon.

Sans avoir dit, pourtant, un mot de menterie,
910 J’ons eu part, comme un autre, à cet heureux succès.

MADAME MONGEI.

Vous oubliez mes torts ? Tant de bonté m’accable,
Mais pour les réparer....

BONCOUR.

Va, je suis seul coupable.
Je vois en vous l’appui de mes vieux ans ;
Le Ciel à tout conduit sans doute.
915 Il n’appartient qu’à lui de remplir tous mes sens
Du plaisir parfait que je goûte.

MADAME GERVAIS.

Oui, Monsieur a raison, le Ciel a tout conduit ;
Et de bon coeur je lui rends grâce,
De ce que c’est chez moi que tout cela se passe.

MADAME MONGEI.

920 Ah ! Mon père, il est bon que vous soyez instruit
Que ces coeurs généreux ont eu la confiance
De soutenir notre existence.
Je vous dirai, de plus, que Suzon et Vincent...

VINCENT, l’interrompant.

Parlons d’un point bian plus intéressant.
925 Songez que votre époux, morguenne,
A jeûné pendant sa prison ;
Qu’il reviant de Paris ici tout d’une haleine,
Et qu’il doit, comme de raison,
Avoir grand besoin de repaître.
930 J’ons trop bon appétit pour ne pas m’y connaître.
Entrez donc, s’il vous plaît, dans la salle à manger.
C’est-là qu’en déjeunant, tout pourra s’arranger.
On ne s’accorde, ce me semble,
Jamais si bian, que quand on trinque ensemble.

BONCOUR, à Vincent.

935 Des obligations que nous vous avons tous,
En vain, par ce conseil, vous voulez nous distraire.
Je sens trop ce que je dois faire
Pour d’aussi dignes gens que vous.
Que mon exemple serve à vous faire connaître
940 Qu’on ne punit jamais ses enfants, sans effort.
Quelque ressentiment que l’on fasse paraître,
Le cri de la Nature est toujours le plus fort.