GENEVIÈVE OU L’INNOCENCE RECONNUE
TRAGÉDIE CHRÉTIENNE

M. DC. LXIX.

Par François d’Aure, Docteur en Théologie.

Extrait du Privilège du Roi. §

Par grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le premier jour de Mai 1666, signé par le Roi en son Conseil, GUITONNEAU. Il est permis à ESTIENNE LOYSON, marchant Libraire à Paris, d’imprimer, vendre et débiter une Tragédie Chrétienne, intitulée Geneviève ou l’Innocence Reconnue, durant le temps et espace de sept années, à commencer du jour qu’elle sera achevée d’imprimer ; avec défenses à tous Libraires ou autres, de quelque qualité et condition qu’ils soient, de contrefaire ledit Ouvrage, sans le consentement dudit Exposant, à peine de cinq cent livres d’amende, confiscation des Exemplaires contrefaits, et de tous dépends, dommages et intérêts ; ainsi qu’il est plus en long mentionnées lesdites Lettres, qui sont tenues pour bien et dûment signifiées en vertu du présent Extrait.

Achevé d’imprimer le 15. Juin 1669.
À PARIS, Chez ESTIENNE LOYSON, au Palais, à l’entrée de la Galerie des Prisonniers, au Nom de JÉSUS.

PRÉFACE. §

L’Innocence reconnue, est l’Histoire de sainte Geneviève de Brabant, dont les diverses aventures sont traitées amplement par Monsieur de Ceriziers, dans un Livre qu’il a fait sur ce sujet, et dont est tiré celui de cette Pièce. Il y a cinq Actes joués par huit Acteurs : savoir Sifroy mari de Geneviève Prince Palatin, Geneviève femme de Sifroy, Bénoni fils de Sifroy et de Geneviève, Golo favori de Sifroy, et son intendant, lesquels sont proprement les seuls dont il est question : les quatre autres servent sans l’intrigue de la pièce, et qui paraîtront sous les noms d’Orismond, Écuyer de Geneviève, Lisandre, Léris et Cléon, Gentilshommes de la Cour de Sifroy,

Le 1. Acte doit être dans une grande, vaste et sombre forêt, au milieu de laquelle coule un petit ruisseau, et que s’il se peut on entende quelques eaux descendre d’en haut. Il faut qu’il paraisse quelques rochers en perspective, au-dessus desquels il y ait un Château.

Le 2. Doit être dans la chambre du Comte, qui dormira sur un lit de salle en alcôve outre la garniture ordinaire de la Chambre d’un Seigneur, il faut que sur la table il y ait une petite caisse où l’on puisse y mettre des lettres.

Le 3. Doit être encore dans la Chambre du Comte comme au second.

Le 4. Doit être dans la forêt comme au premier, où toutefois il faut remarquer qu’il doit y avoir en un petit coin vers le ruisseau une petite motte de gazon en forme de siège.

Le 5. Doit être dans la forêt comme le premier et le quatrième.

ARGUMENT. §

Geneviève prend résolution de sortir du bois après sept ans de solitude, pour aller trouver son Sifroy dans son Château, et lui découvrir son Innocence. Mais Orismond son Écuyer la rencontre, qui lui donne un meilleur conseil, sur quoi elle écrit au Comte, lui faisant parler son ombre. Lisandre et Cléon arrivent là-dessus, qu’Orismond fait confidents de la lettre, sans leur rien découvrir de la vie de Geneviève. Eux ils lui racontent la mort d’Argine, et la façon dont elle enchanta le Comte pour lui persuader le crime de Geneviève.

ACTEURS §

  • SIFROY, Comte Palatin.
  • GENEVIÈVE, Femme de Sifroy.
  • BÉNONI, Fils de Sifroy et de Geneviève.
  • GOLO, Favori de Sifroy.
  • ORISMOND, Écuyer de Geneviève.
  • LISANDRE, Gentilhomme de la Cour de Sifroy.
  • CLÉON, Gentilhomme de la Cour de Sifroy.
  • LERIS, Gentilhomme de la Cour de Sifroy.
La Scène est dans une Forêt proche du Château du Comte Palatin de Trèves.

ACTE I §

SCÈNE I. Geneviève, Bénoni. §

GENEVIÈVE.

Quittons, cher Bénoni, des demeures si sombres.
Tirons ton innocence et ma foi de leurs ombres.

BÉNONI.

Mais dites-moi, Madame, où me conduisez-vous ?

GENEVIÈVE.

Hors de ces bois, mon fils, chercher un sort plus doux,
5 Qui me rendant l’honneur, rende à ton innocence,
Les droits avantageux d’une illustre naissance.

BÉNONI.

Où pourrons-nous trouver si nous quittons ces lieux,
Un sort qui soit plus doux et plus délicieux,
Puisque leur sainte horreur à l’innocence même
10 Mérite dans le Ciel le droit d’un diadème.

GENEVIÈVE.

Si Dieu par tant de maux est las de l’éprouver,
Sans perdre un si beau droit nous le pourrons trouver,
Et ce sort finissant notre longue misère,
Me peut rendre un époux et te donner un père.

BÉNONI.

15 Madame, excusez-moi, je ne le comprends pas,
Mon père pourrait-il être encore ici-bas ?
Et ne m’avez-vous pas appris dans mes prières
Qu’il demeurait là-haut au milieu des lumières.

GENEVIÈVE.

Il est vrai, mon mignon, qu’il en fait son palais,
20 Que c’est dans ce séjour d’innocence et de paix
Où ce dieu qui nous sert de Père en nos désastres
Prépare à ses enfants des trésors sur les Astres ;
Que c’est sur ces cristaux et ces voûtes d’azur,
Où les Astres brillants rendent un feu si pur,
25 Que ceux qui l’ont aimé marchant sur les étoiles
Contemplent ces beautés sans nuages et sans voiles.
Mais de tous les mortels étant père commun
Il laisse encore le sien sur la terre à chacun.

BÉNONI.

Vous me déclarez là des choses bien étranges,
30 Est-il quelqu’un au monde, hormis nous et nos Anges ?

GENEVIÈVE.

Oui, mon fils, il en est, et nos plus grands déserts
Ne sont qu’un petit coin de ce vaste Univers,
Ce n’est rien à l’égard du reste de la terre
Que le Ciel que tu vois sous sa rondeur resserre,
35 Et dont tous les vallons et les riches coteaux
Font ombre à des maisons, ou portent des châteaux ;
D’où l’on voit fourmiller de tous côtés des hommes
Qui vivent comme nous étant ce que nous sommes,
Et selon le chemin qu’un chacun a battu
40 Ayant suivi le vice ou suivi la vertu,
Reçoit après la mort de la prompte Justice,
Des prix pour la vertu, des peines pour le vice.
Cet aimable inconnu, dont tu portes le sang,
Parmi ceux que je dis, tiens un illustre rang.

BÉNONI.

45 Où demeure-t-il donc, et quel sort nous sépare ?

GENEVIÈVE.

Puisqu’il est temps, mon fils, que je te le déclare,
Et qu’un rayon du ciel a prévenu tes ans,
Pour ouvrir ton esprit à ces ressentiments,
Pour déplorer ton sort commence à te connaître ;
50 D’un père assez heureux, le Ciel t’avait fait naître,
Si prenant un soupçon funeste à mon honneur,
Lui-même n’eût détruit d’abord tout son bonheur.
Du plus noir des péchés il soupçonna ta mère,
Et te crut, mon cher fils, le fruit d’un adultère.

BÉNONI.

55 Je mérite donc bien de vivre misérable
Puisqu’en naissant je fis que l’on vous crut coupable.

GENEVIÈVE.

Mais puisque ma beauté te causa ce malheur,
Moi seule j’en devais ressentir la douleur.
Il nous condamna donc de perdre ici la vie,
60 De la mienne ta mort devait être suivie,
Si ceux dont notre sang devait souiller les mains
N’eussent pris dans ces bois des sentiments humains ;
Car voici, Bénoni, l’endroit où l’injustice
À ce jaloux soupçon eût fait le sacrifice,
65 Si ce sacré silence, et cette sainte horreur
Par un secret instinct n’eût charmé leur fureur,
Ces bourreaux un moment de mort nous pardonnèrent,
Mais à de longs tourments ils nous abandonnèrent,
Que dans ce triste état, en ces affreux déserts,
70 Sans secours que du Ciel j’ai du depuis soufferts.

BÉNONI.

Allons à leur auteur en faire le reproche,
Dites-moi seulement s’il demeure bien proche.

GENEVIÈVE.

Que trop, mon cher mignon, regarde seulement
Ce qui s’offre à tes yeux dans cet éloignement,
75 Y vois-tu ce Château qui sur une colline
Commande avec orgueil la campagne voisine.
C’est là que cet auteur de nos maux tient sa Cour,
Ce fut là que tu vis premièrement le jour.
C’est là que de nos maux je veux l’aller instruire,
80 Et c’est là qu’aujourd’hui je te veux reconduire.
Sortons donc, mon cher fils, de ces vastes forêts,
Où nos biens sont trop lents et nos maux trop secrets.
De cette solitude en souffrance féconde
Une seconde fois je te veux mettre au monde,
85 À ce père inconnu je te veux présenter
Pour gages de ma foi dont il osa douter.

BÉNONI.

Marchons donc au plutôt, mes pleurs et mes caresses,
Pour le persuader n’auront que trop d’adresses.

GENEVIÈVE.

Non, mon fils, ce dessein serait trop hasardeux,
90 Si sur la même route on nous voyait tous deux :
Il vaut mieux te cacher dans ce bois pour m’attendre,
Ayant sondé ce gué je viendrai te reprendre.

BÉNONI.

Quoi donc me voulez-vous abandonner ainsi ?

GENEVIÈVE.

Je laisse avecque toi tous mes amours ici ;
Elle le baise.
95 Je t’y viendrai quérir, ce baiser t’en assure ;
Cache-toi seulement dans cette grotte obscure.
Avant que le Soleil ait terminé le jour,
Je te promets, mon fils, d’être ici de retour.

BÉNONI.

Ah vous dois-je quitter ?

GENEVIÈVE.

Veux-tu donc que je reste ?

BÉNONI.

100 Non. Mais je crains pour vous cette maison funeste.

GENEVIÈVE.

Va, mon fils, ne crains rien.

BÉNONI.

Revenez dons bientôt.
Il se retire dans la forêt.

SCÈNE II. §

GENEVIÈVE, seule.

C’est en vos mains, Seigneur, que je mets ce dépôt,
Je le laisse en ces bois sous votre sainte garde,
Pendant qu’en ce Château pour lui je me hasarde,
105 Que si je dois périr, Arbitre de nos jours
Vous le pourrez sauver, par quelque autre secours,
Et vous, chers confidents de mes inquiétudes
Rochers, arbres, ruisseaux, aimables solitudes
Dont les charmes secrets en flattant ma douleur
110 N’ont fait que prolonger ma peine et mon malheur,
Puisqu’un si beau dessein m’a jusqu’ici conduite,
Pour me rendre à Sifroy souffrez que je vous quitte,
Et que pour voir la fin d’un si funeste sort,
J’aille chez lui chercher ou ma grâce ou ma mort.
115 Il est vrai, chers déserts, que je vous dois la vie
Qu’une jalouse humeur m’avait presque ravie,
Il est vrai, chers déserts, que je trouvai chez vous,
Ce que je n’avais pu dans l’esprit d’un Époux.
Vous permîtes au moins que je vous informasse
120 Et n’apprîtes mes maux que pour me faire grâce ;
Mais souffrez que je l’aille au moins désabuser,
De ce que l’Enfer seule a pu me supposer ;
Ah ! Que me dites-vous pas ces secrets reproches
Que me font là-dessus vos arbres et vos roches.
125 Hélas ! Me dites-vous, une seconde flamme
A déjà fait mourir la tienne dans son âme
Cieux ! Aurait-il été si traître à l’amitié,
Qu’il aura dû garder à sa chère moitié ?
Non, il aura voulu se conserver la gloire
130 D’avoir du moins été fidèle à ma mémoire.
Soupçons, craintes, désirs, que voulez-vous de moi,
Que dois-je me promettre ou craindre de Sifroy ?
Quoi qu’il en soit, cherchons chez lui notre refuge,
S’il n’est plus mon Époux, il doit être mon Juge.
135 Allons finir la vie en ces funestes tours
Où furent éclipsés les plus beaux de mes jours,
Ne pouvant autrement prouver mon innocence,
Je la puis hasarder pour sa propre défense ;
Mais hélas ! Mon Sifroy saura-t-il qui je suis,
140 Dans ce grand changement qu’ont causé mes ennuis ?
S’il ne me connaît plus, ce qui me défigure,
Lui fera de mes maux la naïve peinture,
Ces traits tout émoussés, ces yeux tout languissants,
Pour lui percer le coeur en seront plus puissants.
Elle va pour sortir, mais elle se tient seulement cachée derrière un arbre.

SCÈNE III. Geneviève, Orismond. §

ORISMOND.

145 Geneviève ?

GENEVIÈVE.

D’où vient cette voix qui m’appelle ?

ORISMOND.

Ma chère fille.

GENEVIÈVE.

Ô Dieu ! C’est ce vieillard fidèle
Dont le soin m’éleva pendant mes premiers ans.

ORISMOND.

Épargne les ennuis, qui depuis si longtemps
Me font en vain chercher en des lieux si funestes,
150 De ton corps déchiré les pitoyables restes,
Et me montre l’endroit qui nous cache tes os,
Pour leur rendre l’honneur avecque le repos ;
Ou si de cet honneur tu méprises la gloire,
Au moins dans mon esprit viens purger ta mémoire
155 Et me tirer du doute où ta mort m’a laissé
Que ton coeur n’ait été d’un sale amour blessé.

GENEVIÈVE.

Elle paraît et sort du lieu où elle s’était cachée.
Et bien pour me purger de cette calomnie
Je viens représenter mon innocente vie ;
Quoi, sur un faux rapport vous en avez douté ?

ORISMOND.

160 Ah ! Chère ombre, j’ai tort de l’avoir écouté.

GENEVIÈVE.

Quoique de ma beauté je ne suis plus qu’une ombre,
Je n’ai pas pour cela des morts accru le nombre.
Je vis, cher Orismond, et je garde à Sifroy
Dans ce corps survivant des marques de ma foi.

ORISMOND.

165 Vous vivez !

GENEVIÈVE.

Oui pourvu que Sifroy soit en vie.

ORISMOND.

Il vit dans le regret de vous l’avoir ravie.

GENEVIÈVE.

Il pense donc à moi ?

ORISMOND.

C’est de ce souvenir
Que son amour constant aime à s’entretenir ;
Jamais un autre objet n’a pu prendre sa place,
170 Jamais le sommeil même aucun trait n’en efface,
Il en fait son plaisir, il en fait son tourment,
Et cessant d’être époux il redevient amant.
Mais quel Dieu vous sauva d’une mort si certaine ?

GENEVIÈVE.

Celui dont l’équité n’approuvait pas ma peine.
175 Déjà deux assassins avaient le fer en main,
Pour immoler ici mon cher fils sur mon sein,
Quand touchés de mes pleurs et de mon innocence,
Ils eurent de l’horreur de cette violence,
Mais de peur qu’on ne vint à les en rechercher
180 Dans le fonds de ces bois ils nous firent cacher.

ORISMOND.

De quoi donc ces forêts du tout abandonnées
Ont-elles pu depuis vous nourrir sept années ?

GENEVIÈVE.

Il est vrai que d’abord j’eus beaucoup à souffrir,
Et je crus mille fois m’y voir bientôt mourir,
185 Il n’est point de rucher qui ne reçut mes plaintes,
Et qui n’en témoignât de sensibles atteintes.
Il n’est point de ruisseau que n’enflassent mes pleurs,
Et qui ne murmurât alors de mes malheurs,
La terre, les rochers, les buissons et les arbres,
190 Pour les éterniser m’y serviront de marbre.
Mais Dieu me fit bientôt changer de sentiment,
Faisant mon Paradis de mon bannissement.

ORISMOND.

N’ayant point d’entretien que des bêtes sauvages,
Se voir à tout moment exposée à leur rage,
195 N’entendre que leurs cris et que leurs hurlements,
Vraiment ce Paradis n’est pas des plus charmants.

GENEVIÈVE.

Vous faites bien valoir ce que la solitude
Aux âmes du commun paraît avoir de rude.
Mais vous ne savez pas les secrètes douceurs
200 Dont le Ciel prend plaisir d’y consoler les coeurs ;
La Mère du Sauveur, qui par mille merveilles
Fait ressentir partout ses bontés sans pareilles,
Vint m’assurer d’abord que ses aimables soins
Ne nous manqueraient pas dans nos plus grands besoins :
205 Et dès lors de ces soins un effet admirable
Fit voir qu’elle serait à nos maux favorable :
Comme je pensais voir mon pauvre fils mourir
N’étant plus en état de le pouvoir nourrir,
Une biche s’offrit pour être sa nourrice,
210 Et continue encor ce charitable office ;
Dans nos autres besoins les tigres et les ours
Nous vinrent présenter leurs innocents secours,
Et dès les froides nuits pour soulager nos peines
Ils viennent échauffer nos corps de leurs haleines ;
215 Les loups après avoir égorgé quelque agneau
Pour habiller mon fils, m’en présenter la peau ;
La terre à notre faim nous fournit ses racines
Et nous donne des fruits jusques sur les épines ;
Que dirai-je, Orismond, des célestes plaisirs
220 Dont Dieu par ses bontés a comblé nos désirs ?
Mais jusqu’à mes habits conservés par miracle
Me font de ses bontés un illustre spectacle.

ORISMOND.

Ah ! Que tout ce discours m’a doucement charmé,
Et que Dieu dans nos maux mérite d’être aimé.
225 Mais dites-moi comment et par quelle imposture,
Golo vous suscita cette sanglante injure ?

GENEVIÈVE.

Le traître par ma mort, secrète et sans éclat,
Crut étouffer enfin son étrange attentat.
Vous vous souvenez bien comme au bruit des alarmes
230 Que causèrent chez nous les Sarrasins en armes,
Le Comte se sevrant des premières douceurs,
Dont un nouvel hymen nourrissait nos deux coeurs,
Courut pour avoir part à la belle victoire,
Que Charles remporta sur les bords de la Loire,
235 Cet adieu me jetant dans de grandes douleurs
Il me laissa Golo pour essuyer mes pleurs :
1
Golo qui dès ce temps avait sa confidence,
De toute la maison avait seul l’intendance,
Cet homme n’omet rien pour s’en bien acquitter,
240 Il n’épargne aucun soin dont il put me flatter ;
Mais je ne sais comment cette malheureuse âme,
Jusqu’auprès de mes pleurs prit une injuste flamme.

ORISMOND.

Le perfide osa-t-il entretenir ses feux ?

GENEVIÈVE.

Il fit plus, il osa me déclarer ses voeux,
245 Il fit parler d’abord parler les soupirs et les larmes,
Il fit ensuite agir et la fourbe et les charmes ;
Mais un des Officiers qu’il pensait suborner,
Pour un philtre amoureux qu’il me voulait donner,
M’ayant secrètement découvert cette flamme,
250 À nous perdre tous deux engagea cet infâme ;
Comme je l’en aimai sur tous mes Officiers,
Ce traître s’en piquât par des soupçons grossiers,
Fit croire que le fruit d’un hymen légitime,
Qui parut en ce temps, était celui d’un crime.
255 Ce fut sur ces soupçons, et sur ce faux rapport,
Que le Comte trompé consentit à ma mort.

ORISMOND.

Quoi sans vous écouter dedans votre défense,
Sans écouter l’amour, non plus que l’innocence !

GENEVIÈVE.

Sans blâmer son amour, accuse son erreur,
260 Ou plaignant ma disgrâce, excuse sa fureur.

ORISMOND.

Quoi vous sacrifier aux seuls avis d’un traître ?

GENEVIÈVE.

Bénoni commence à paraître et feint d’être surpris.
S’il fut mauvais époux, c’est qu’il fut trop bon maître.

SCÈNE IV. Geneviève, Orismond, Bénoni. §

ORISMOND.

Dieu ! Que vois-je, Madame, est-ce là votre fils ?

GENEVIÈVE.

C’est lui-même, Orismond, votre abord l’a surpris ;
265 Approchez, mon mignon ; dans ces bois où nous sommes,
Depuis qu’il se connaît il n’a vu que vous d’hommes.

ORISMOND.

Ah l’aimable innocent !

BÉNONI.

Madame, est-ce celui
Qui doit dans ce Château nous conduire aujourd’hui ?

GENEVIÈVE.

Non pas encor, mon fils.

BÉNONI.

Je me lassais d’attendre.

GENEVIÈVE.

270 T’avais-je pas promis de venir te reprendre ?

BÉNONI.

Il est vrai, mais au bruit confus de vos deux voix,
La curiosité m’a fait sortir du bois.
S’adressant à Orismond.
Il l’excusera bien.

ORISMOND.

Que l’esprit et la mine
Marquent sur lui de traits de sa noble origine.
275 Je l’excuse, mon fils, et je plains seulement
Le sort qui vous retient dans cet éloignement.

BÉNONI.

Si vous plaignez si fort notre longue misère,
Vous en pouvez tirer et le fils et la mère.
Conduisez seulement vers ce Château nos pas.

ORISMOND.

280 Si vous craignez la mort, ah n’en approchez pas,
Il y loge à l’entrée une bête sauvage.

BÉNONI.

En est-il dont je doive appréhender la rage ?
Ces bois n’en cachent point dans leur plus sombre horreur,
Dont ma voix n’ait calmé jusqu’ici la fureur.

ORISMOND.

285 Celle dont je vous parle est encore plus à craindre.

GENEVIÈVE.

Hé ! Que tant d’innocence et de maux sont à plaindre,
Que si tu le voyais, infortuné Sifroy,
Pourrais-tu bien le perdre et douter de ma foi ?

BÉNONI.

Mon père loge-là, je veux l’aller connaître.

ORISMOND.

290 D’un père si barbare hélas devais-tu naître ?
Savez-vous bien, mon fils, ce que vous demandez ?

BÉNONI.

Vous le savez bien mieux, Madame, répondez.

GENEVIÈVE.

Puisqu’il en a tant dit, il faut que je confesse,
Un dessein que j’ai pris de ma seule faiblesse,
295 Enfin sous tant de maux mon courage abattu,
Ne trouvant plus d’appuis sur sa propre vertu,
M’avait fait lâchement abandonner la place,
Pour chercher hors des bois ou ma mort ou ma grâce.
C’est là ce que j’allais moi-même demander,
300 À celui qui me doit l’un ou l’autre accorder.

ORISMOND.

Vous prenez à vos maux un dangereux remède,
Savez-vous que Golo de tous côtés l’obsède ?
Vous aurait-il manqué une seconde fois ?

GENEVIÈVE.

J’aurais trouvé la mort qui me suit dans ces bois.

BÉNONI.

305 Et vous m’eussiez laissé seul, à ces maux survivre ?

GENEVIÈVE.

Je t’avais enseigné le chemin de me suivre.

BÉNONI.

Vous nous engagiez donc tous deux dans ce trépas.

GENEVIÈVE.

Je t’avais laissé libre en ne t’y menant pas.

ORISMOND.

Ah ! Madame, quittez un dessein si funeste.

GENEVIÈVE.

310 Pour sortir de mes maux, c’est le seul qui me reste.

ORISMOND.

Je veux vous en donner un moyen bien plus doux.
Laissez-moi ménager l’esprit de votre Époux,
Et si j’y reconnais pour vous quelque assurance,
Vous lui ferez alors parler votre Innocence.

BÉNONI.

315 Rentrons dans nos déserts et fuyons ces maisons,
Madame, elles ne sont que de belles prisons ;
De ces Châteaux affreux fuyons les cruels hôtes,
Allons entretenir des Anges dans nos grottes,
Nous y vivons au moins avecque liberté,
320 Nous y goûtons les biens dans leur naïveté.
Le Ciel à découvert dans nos plus grands désastres,
Nous laisse entretenir commerce avec les Astres,
Vivons dans la douceur et la paix de ces lieux,
Qui nous font sur la terre une image des Cieux.

GENEVIÈVE.

325 J’approuve, mon cher fils, ce que le Ciel t’inspire ;
C’est du même côté que la Grâce m’attire.
Elle s’avance pour s’en aller.
Adieu donc, Orismond, auprès de cet Époux,
Fais tout ce que le Ciel t’inspirera pour nous ;
Nous allons cependant reprendre cette route.

ORISMOND.

330 De ma fidélité vous avez quelque doute ?

GENEVIÈVE.

Non certes, Orismond, mais c’est que je ressens,
Vers des lieux si sacrés des attraits trop puissants.
Aimable solitude où Dieu me tient captive,
Ne me recevez pas comme une fugitive,
335 Mais si lamais pour moi vous eûtes des appas,
Pour flatter mon retour ne les épargnez pas.
Et toi que j’aime plus que je ne crains ta haine,
Objet de mes regrets et cause de ma peine :
Sifroy, vis si tu peux content sans ta moitié
340 Et ne sens de mes maux pas même la pitié,
Pour éviter ma mort qui chez toi me menace
Je vais dans ces forêts chercher encore ma grâce,
Et je vais raconter à ces lieux pleins d’effroi
Ce que je n’ose pas confier à ta foi. .

ORISMOND.

345 Que ne choisissez-vous chez moi votre retraite ?

GENEVIÈVE.

Sept ans à celle-ci m’ont déjà toute faite.

ORISMOND.

Si j’ai quelque nouvelle à vous faire savoir,
Marquez-moi quelque endroit où je vous pourrai voir.

GENEVIÈVE.

Voyez-vous ce ruisseau qui sort de cette source,
350 Après que vous aurez longtemps suivi sa course,
Vous le verrez enfin coupé d’un grand rocher,
C’est dessus son sommet qu’il me faudra chercher.
Mais je veux, Orismond, vous laisser quelque gage,
Où Sifroy de mes maux puisse voir une image.

ORISMOND.

355 Comment ?

GENEVIÈVE.

Me pourriez-vous prêter quelque crayon,
Il lui donne un crayon.
Je vois dans mon esprit naître un petit rayon,
Qui des jours plus sereins semble à mon coeur promettre.

ORISMOND.

Quel dessein prenez-vous ?

GENEVIÈVE.

Tirant une lettre de sa poche et de son sein, qui est la dernière qu’elle reçut de Sifroy, et qu’elle avait toujours conservée, sur le dos de laquelle elle écrit la sienne avec un crayon.
Voyez-vous cette lettre ?
C’est la dernière, hélas ! Que m’écrivit Sifroy,
360 Et ce qui m’est resté des gages de sa foi,
Mais gages trop légers dont la seule écriture
Remet devant mes yeux combien il fut parjure,
Lorsque me promettant que bientôt de retour
Il viendrait recueillir le fruit de notre amour.
365 Je lui veux envoyer afin qu’elle le confonde,
Et que de mon amour son gage lui réponde,
Je veux que ce crayon pour aider mon dessein
Ajoute seulement quelques mots de ma main.

ORISMOND.

En quelle qualité lui pensez-vous écrire ?

GENEVIÈVE, s’allant seoir sur quelque petit siège qui doit être pratiqué, au coin de la Forêt comme une motte de terre.

Elle écrit sa lettre.
370 Celle que je prendrai ne me pourra pas nuire,
Je veux faire passer mon ombre seulement
Comme errante en ces bois faute de monument,
Et dans ce triste état lui demander justice
Du crime que Golo cacha dans mon supplice.

ORISMOND.

375 D’un dessein si bien pris Dieu sans doute est Auteur,
Et moi-même à Sifroy j’en veux être porteur,
Votre ombre éclaircira les regrets de son âme
Et donnera du jour et de l’air à sa flamme.

GENEVIÈVE.

Écoutez Orismond en quels termes j’écris,
380 Et jugez si Sifroy n’en sera pas surpris.
L’ombre de Geneviève à Sifroy.**** Elle lit sa lettre à Orismond.
Du fond de ces demeures sombres
Où j’erre encore parmi les ombres,
Souffre que mon esprit vienne jusqu’en ce lieu
Pour reprocher au tien cette sanglante injure
385 Qui me laisse sans sépulture ;
Et demander justice en te disant adieu.

ORISMOND.

Rien ne se peut de mieux, l’intrigue est bien conduite ;
À ce commencement accommodez la suite,
Tout le feu de Sifroy sans doute éclatera,
390 Et je ne sais pas où Golo l’évitera,
Elle continue d’écrire.
Mais ne l’oubliez pas, et contre son outrage
Faites un peu valoir ce rare témoignage :
Ses crimes ont été trop longtemps impunis.

GENEVIÈVE.

Écoutez-en la suite et comme je finis.
395 Il ne m’est resté qu’une chose
Dont le Ciel veut que je dispose
C’est mon coeur, cher Époux, qui fut toujours à toi.
Je t’en fais héritier même après mon supplice,
Et croirais faire une injustice
400 De souffrir que la mort l’enlevât à Sifroy.
Puisque chez toi mon innocence
N’a pu trouver autre défense,
Ces lignes te pourront convaincre de ma foi
Et te témoigneront que celui qui m’opprime
405 Ne m’a supposé ce grand crime
Que pour cacher le sien et s’en venger sur moi.

ORISMOND.

Que ne le nommez-vous ?

GENEVIÈVE.

Je veux exprès le taire,
Et que Sifroy lui-même explique ce mystère.

BÉNONI.

Vous ne lui dites rien du pauvre Bénoni.

GENEVIÈVE.

410 Ton sort, mon cher enfant, est au mien trop uni
En y parlant pour moi, je parle pour toi-même.

BÉNONI.

Vous lui pourriez au moins recommander qu’il m’aime.

GENEVIÈVE.

Ce sera, mon cher fils, pour la première fois.

ORISMOND.

Je ferai suppléer à ce défaut par ma voix.

BÉNONI.

415 Parlez-lui bien de moi.

GENEVIÈVE.

Le jour n’a plus qu’une heure,
Il est temps de chercher notre chère demeure,
Il faut que l’on fasse dans la forêt un petit bruit semblable à celui que font des hommes qui veulent se dégager des ronces qui les attachent en passant.
De peur de nous laisser surprendre par la nuit,
Car aussi bien j’entends en ce bois quelque bruit.

ORISMOND.

C’est le sage Lisandre, et Cléon, ce me semble,
420 Qui se plaignent souvent de votre mort ensemble,
Et qui pour la venger se sont offerts tous deux
D’exposer au combat un sang si généreux.

GENEVIÈVE.

Vous pourrez de l’écrit leur faire confidence
S’ils me peuvent servir avec coeur et prudence ;
425 Mais sans leur révéler le secret de ma mort.

BÉNONI.

Madame je les vois.

GENEVIÈVE.

Rentrons dans notre fort
Où l’ombre suit le jour.
2

SCÈNE V. §

ORISMOND, seul.

Ô Dieu que de merveilles
Ont surpris tout à coup mes yeux et mes oreilles !
Et que mes longs regrets depuis sept ans passés
430 D’un si court entretien sont bien récompensés,
Mais est-ce Geneviève ! Est-ce elle que j’ai vue !
Est-ce là ce cher fils dont le Ciel l’a pourvue,
Ô Dieu que cet écrit mais soyons plus discrets
Et ménageons un peu ces importants secrets.

SCÈNE VI. Orismond, Lisandre, Cléon. §

Ils entrent par un des côtés du Théâtre.

LISANDRE.

435 Vous allez voir, Cléon, l’action la plus noire…
Mais je veux qu’Orismond ait part à cette histoire.

ORISMOND.

Apercevant Orismond.
Ne l’interrompons point, ce vieillard chaque jour,
Vient faire en ces forêts sur le soir quelque tour ;
Pour découvrir l’endroit où l’Intendant infâme
440 Par deux de ses valets fit égorger Madame.

LISANDRE.

Engageons-le plutôt à venger son trépas.
En l’abordant.
Orismond, notre abord ne vous déplaira pas ?
Quoi tout seul et si tard dans cette Forêt sombre.

ORISMOND.

Il n’était pas trop tard pour y chercher une ombre.

LISANDRE.

445 Elle n’y fait plus d’ombre éclatant dans les Cieux.

ORISMOND.

Elle en fait quelquefois à l’abri de ces lieux,
Pour le moins en voici d’assez fraîches nouvelles
Leur montrant la lettre de Geneviève.
Dont je puis faire part à des yeux si fidèles.

CLÉON.

Orismond, qu’est ceci ? Ô Dieu c’est de la main.

ORISMOND.

450 La seule inscription exprime son dessein.

LISANDRE, lisant.

L’ombre de Geneviève à Sifroy ; quoi Madame ?

ORISMOND.

Oui, l’esprit bien heureux de cette sainte femme
Par la voix de son ombre errante en ces déserts,
Viens demander justice à Sifroy par ces vers.

CLÉON.

455 Quel prodige est ceci ?

ORISMOND.

Moi-même l’ai vue,
Et je l’ai sur sa mort longtemps entretenue,
J’ai su comme Golo s’en voulant faire aimer
Eut recours aux démons afin de la charmer,
Et je crois que ce fut par le même artifice
460 Que le Comte trompé fit hâter son supplice ?

CLÉON.

Ce soupçon, Orismond, pourrait bien être vrai,
Et voici là-dessus un secret que je sais ;
Vous connaissez tous deux cette fameuse Argine
Hôtesse de nos bois, mais juive d’origine,
465 Que ses prédictions et ses enchantements
Font estimer l’oracle et l’effroi de ce temps.
Sifroy la consulta d’abord touchant le crime
Qui lui mit la Princesse en si mauvais estime,
Moi seul parmi l’horreur d’une funeste nuit
470 L’accompagnai chez elle et sans suite et sans bruit.
Cette insigne sorcière après plusieurs mystères,
Marquant sur un miroir quelques vieux caractères,
Et murmurant dessus l’enfonça dans de l’eau ;
Ensuite à la lueur d’un funeste flambeau,
475 Y soufflant par trois fois elle fit voir au Comte
Le crime de Madame, et l’objet de sa honte.
Car d’abord un galant s’échappant de ses mains,
Un autre consentait à ses honteux desseins.

LISANDRE.

Que de fourbes, Cléon ! Ce que tu viens de dire,
480 M’apprend que cette mort a fait une martyre.
C’est cette même Argine, ô Dieu l’étrange sort !
Dont j’avais commencé de te conter la mort,
Et qui depuis une heure en la Forêt prochaine
A de tous ses forfaits reçu la juste peine.
485 Comme j’y passais seul, j’entends le bruit des coups,
Dont quatre hommes chargeaient une femme à genoux,
Chacun d’eux inconnu sous un habit fantasque
Se déguisait de plus le visage d’un masque,
Et faisait voltiger sur elle à tour de bras
490 L’étincelant acier d’un pesant coutelas.
Elle s’en défendant d’une main fort adroite
Parait à quelques coups avecque sa baguette,
Et réclamait en vain sous de terribles noms
Le secours trop tardif de ces traîtres démons.
495 Enfin de trois grands coups mortellement atteinte,
Et voyant de son sang la terre toute teinte ;
Elle n’en pouvait plus, quand au bruit de ma voix
Les quatre assassins s’enfuirent dans le bois,
Comme je les suivais, arrête, me dit-elle,
500 Ah ! Je mérite bien une mort si cruelle,
Je ne la souffre plus désormais à regret
Si je te puis encore déclarer un secret,
Cette mort est le prix que je reçois d’un traître
Que j’en sauvai jadis en trahissant son maître.
505 Passant, si tu connais le Palatin Sifroy,
Dis-lui ce que je vais confier à ta foi.
Que dans ce triste état Argine meurt contente
D’expier par sa mort celle d’une innocente,
Et que ce qu’il en vit à sa confusion,
510 De mon miroir trompeur fut une illusion ;
Elle meurt là-dessus, et quatre loups énormes
Qui sans doute cachaient des démons sous leurs formes,
Sortant d’un même pas de quatre divers forts
Sont venus devant moi en enlever le corps.
515 La Forêt en frémit, et tout le Ciel s’en trouble
Et moi vers le Château d’effroi le pas je double.
Voici la vérité de ce fatal miroir
Dont le charme forma le péché qu’il fit voir.

ORISMOND.

Après un si tragique et si beau témoignage
520 Comment Golo peut-il conjurer cet orage ?
Quoi pouvons-nous douter, s’il le faut déférer,
Et si contre ce traître il nous faut déclarer ?
Quoi ? Lorsqu’avecque le Ciel, l’Enfer jure sa perte.
N’osons-nous l’entreprendre encor à force ouverte,
525 Non, non, ne craignons plus de nous trop avancer,
Sur de si bons garants je veux bien commencer.

LISANDRE.

Commencez seulement Lisandre vous seconde,
Que voulez-vous de moi qui de mon coeur réponde ?

CLÉON.

Je serai le troisième, et dans ce beau dessein,
530 Je ne vous manquerai ni de coeur ni de main.
Mais pour ne point laisser refroidir l’entreprise
Prenons l’occasion dont Dieu nous favorise,
Et voyons au plutôt ce que de cet écrit
Le secret important fera sur son esprit.
535 Alors pour appuyer cette attaque première
Vous pourrez déclarer ce qu’a dit la sorcière.

ORISMOND.

Le dessein de la sorte est très bien concerté,
Et peut s’exécuter en toute sûreté :
Mais qui veux de vous deux se charger de la lettre.

LISANDRE.

540 Donnez-la-moi toujours, et j’ose vous promettre
Que je lui ferai voir avant la fin du jour.
Mais en voici le temps, hâtons notre retour.
Ils s’en vont.

ORISMOND.

De peur que d’un complot l’Intendant ne se doute,
Je retourne après vous, mais par une autre route.

SCÈNE VII. §

ORISMOND, seul.

545 Juste Ciel, c’est ainsi qu’enfin la vérité
Sous les regards d’un Dieu sort de l’obscurité,
Et que malgré l’effort d’une injuste puissance
Elle fait de ses maux triompher l’innocence !
Après sept ans passés à la sanctifier,
550 Dieu s’en va la produire et se justifier,
Sous l’éclat de vos yeux, Seigneur, enfin le vice
Se veut faire un bandeau de sa propre malice,
Jusques parmi les morts, vos adorables soins
Lui suscitent enfin de terribles témoins.
555 Ah ! Golo, nous formons tous trois une tempête ;
Qui doit dans peu de temps éclater sur sa tête,
Et ce juste vainqueur, va montrer en son lieu
Que s’il sait tolérer, il sait punir en Dieu,
En vain opposes-tu l’Enfer avec ses charmes
560 Contre le Ciel vengeur ce sont de faibles armes ;
Une ombre contre toi va se faire un beau jour
Pour y voir triompher l’innocence et l’amour,
Et l’usage innocent d’innocents artifices,
Va bientôt dissiper tes plus noires malices.
Il s’en va.

I. ENTRE-ACTE. En Récits de Musique. §

ARGUMENT.
I - Une troupes d’Amours ayant appris que la Princesse avait été tuée dans la Forêt, y va pour lui dresser un tombeau, auquel ils se mettent à travailler.
II - Cependant ils vont demander le corps aux Nymphes, afin de le mettre en terre.
III - Un Écho leur fait entendre qu’elle vit encore dans cette même Forêt.
IV - Ce qui leur étant confirmé par d’autres voix, ils quittent le dessein de lui dresser un tombeau, et prendre celui de l’aller chercher en vie.
Troupe des Amours sans musique.

PREMIER AMOUR.

565 Ce fut en ce lieu, chers amours,
Qu’un supplice finit ses jours.

SECOND AMOUR.

Mais c’est par nos mains que la gloire
Y veut dresser à sa mémoire
Quelque superbe monument
570 Qui la pleure éternellement :
Et dont la fidèle structure
Venge son nom de cette injure,
Nous travaillons sur ce dessein.

TROISIÈME AMOUR.

3
Le premier et second amour, montrant le dessein d’une belle pyramide peinte sur une feuille de patron à parchemin.
Mais tout notre travail est vain
575 Si ce monument si superbe
Ne doit rien couvrir que de l’herbe,
Faisons plutôt tous nos efforts
Afin de recouvrer son corps.

QUATRIÈME AMOUR.

Volons partout à tire d’ailes,
580 Pour en avoir quelques nouvelles.

PREMIER AMOUR.

Lysis seul dont la belle voix
Plaît tant aux Nymphes de ces bois
Sans interrompre notre ouvrage
Leur pourra faire le message.

QUATRIÈME AMOUR.

585 Lysis, mais d’un ton discret,
Tâche d’en tirer le secret.

LYSIS en chantant, pendant que les autres travaillent à élever une pyramide.

Bois sacrés qui cachez le corps de Geneviève,
Et de sa triste mort, portez encor le deuil,
Souffrez que l’amour le retrouve
590 Pour lui rendre en ce lieu le respect du cercueil,
Chers déserts, c’est à tort que ce dessein vous blesse,
Et que de ce dépôt vous êtes si jaloux,
Il faut que notre soin lui dresse
Ce dernier monument qui lui manque chez vous.
Répétant ce dernier vers à trois reprises avec l’Écho.

LYSIS.

595 Ce dernier monument.

L’ÉCHO.

Ce dernier monument.

LYSIS.

Qui lui manque.

L’ÉCHO.

Qui lui manque.

LYSIS.

Chez vous.

L’ÉCHO.

600 Chez vous.

PREMIER AMOUR, sans musique.

Quelque Nymphe d’ici s’approche
Qui te répond de cette roche,
Mais qui tes paroles confond
Avec celles que tu réponds.

SECOND AMOUR.

605 Il faut l’interroger d’adresse
Pour en tirer réponse expresse,
Et recueillir sur chaque point,
Et ne le dissimuler point.

LYSIS, s’adresse à l’Écho en chantant.

Écho, dis-nous, je te prie
610 N’est-il rien ici resté ;
De l’innocente beauté
Que la mort nous a ravie ?

ÉCHO.

Vie.

LYSIS.

Quoi donc serait-elle au nombre
De ceux qui vivent encor,
615 Qui cacherait ce trésor
Dans une Forêt si sombre ?

ÉCHO.

Ombre.

LYSIS.

Cette incroyable nouvelle
Doit de ta part m’étonner :
Mais m’en voudrais-tu donner
620 Quelque témoin plus fidèle ?

ÉCHO.

Elle.

LYSIS.

Est-ce loin de cette roche
Qu’elle a choisi son séjour,
Dis ce secret à l’amour
Et n’en crains point de reproche.

ÉCHO.

Proche.

LYSIS.

625 Adieu donc.

ÉCHO.

Adieu donc.

LYSIS.

Adieu volage.

ÉCHO.

Adieu volage.

LYSIS.

Quoi tu te moques de moi.

ÉCHO.

630 Quoi tu te moques de moi.

LYSIS.

Si tu veux rire tais-toi.

ÉCHO.

Si tu veux rire tais-toi.

LYSIS.

N’en parlons plus davantage.

ÉCHO.

N’en parlons plus davantage.

LYSIS.

635 Causeuse adieu.

ÉCHO.

Causeur adieu.

LYSIS.

Adieu sans te voir.

ÉCHO.

Adieu sans te voir.

LYSIS.

Tais-toi sans me plus répondre.

ÉCHO.

640 Tais-toi sans me plus répondre.

LYSIS.

Ou je m’en vais te confondre.

ÉCHO.

Va te confondre.

LYSIS.

Après un espoir si doux.

ÉCHO.

Espoir doux.

LYSIS.

645 Je te fuis, adieu.

ÉCHO.

Fuis, adieu.

LYSIS.

Trompeuse, adieu.

ÉCHO.

Trompeur, adieu.

LYSIS.

Adieu voix trompeuse, adieu.

ÉCHO.

650 Adieu.

LYSIS.

4
Il passe du fond de la forêt avec des instruments, et chante en musique.
Cette voix ne me trompe pas,
Geneviève est encore vivante
Tant de vertus et tant d’appas
Ont pu sauver une innocente ;
655 Et malgré la rigueur de son injuste sort
Elle triomphe de la mort.
Lysis, chantant reprend seul.
Et malgré la rigueur de son injuste sort
Elle triomphe de la mort.

TOUS TROIS ENSEMBLE, savoir Lysis, l’Écho et la Basse soutenus d’instruments.

Sifroy, ne t’afflige donc plus
660 Ta Geneviève vit encore,
Les ombres de ces bois touffus
Cachent ce que ton coeur adore,
Et malgré la rigueur de son injuste sort
Elle triomphe de la mort.

LYSIS, reprend encore seul.

665 Et malgré la rigueur de son injuste sort
Elle triomphe de la mort.

PREMIER AMOUR, sans musique.

Puisque Geneviève est en vie
Malgré l’injuste jalousie ;
Sur le débris de son tombeau
670 Dressons quelque dessein nouveau,
Où d’une aventure si belle
La mémoire soit immortelle.

SECOND AMOUR.

Allons dans tous ces bois chercher
Quel endroit a pu la cacher.

TROISIÈME AMOUR.

675 Retirons la vertu des ombres
Où la tiennent ces forêts sombres.

ACTE II §

SCÈNE I. Lisandre, Cléon. §

Cléon, trouvant Lisandre, qui était entré dans la chambre du Comte par une autre porte, et qui cherchait si la cassette était ouverte et voyant qu’elle l’était il y mit la lettre.

CLÉON.

Que fait le Comte ?

LISANDRE.

Il prend un moment de repos.
Nous ne pouvions trouver un temps plus à propos,
Sa cassette est ouverte, il est aisé d’y mettre
680 Parmi d’autres écrits cette fatale lettre,
Comme il est curieux souvent de les revoir
Il ne manquera pas de s’en apercevoir.

CLÉON.

Mais n’y trouvez-vous pas quelque danger, Lisandre ?
Sur une vision c’est beaucoup entreprendre.

LISANDRE.

685 Quoi donc, vous chancelez déjà sur un dessein
Où vous avez promis et le coeur et la main ?

CLÉON.

Vous connaissez Golo, si par quelque artifice
Il sait qu’un de nous deux soit de ceci complice,
Vous savez son crédit, vous savez son pouvoir
690 Colle il s’en servira vous le pouvez prévoir.

LISANDRE.

C’est bien ce que pourra tout ce qu’il a d’adresse
Que de se retirer du piège qu’on lui dresse.
Et je m’en tiens si fort, que s’il y contredit,
Moi seul le soutiendrai contre tout son crédit.

CLÉON.

695 Contentons-nous d’agir sans toutefois paraître,
Servons à la façon qu’une ombre le veux être.

LISANDRE.

Ou selon le besoin qu’elle en a cette fois
Prêtons à son esprit et la main et la voix,
Si le Comte au besoin manque à son innocence
700 Nos armes serviront du moins à sa défense.
Et si pour la prouver tout autre droit est vain
Il en faudra venir aux preuves de la main
Pour un si beau sujet contre tant d’injustice
5
J’entrerai volontiers le premier dans la lice,
6
705 Assaille qui voudra. Je serai le tenant,
7
Et j’y présenterai cartel à tout venant.

CLÉON.

J’approuve les transports d’une ardeur si fidèle,
Et moi-même suis prêt à seconder ton zèle ;
Mais conduisons l’affaire avec dextérité,
710 Il n’en faut venir là qu’à toute extrémité.
Voyons auparavant ce que feront ces lignes,
Si d’un amour constant il donne quelques signes,
Nous pourrons appuyer ces premiers sentiments
Et souffler sur ce feu par nos ressentiments.
On entend quelqu’un qui vient.
715 J’entends quelqu’un qui vient, discourons d’autre chose.

SCÈNE II. Lisandre, Cléon, Léris. §

LERIS, allant pour ouvrir.

Le Comte est-il tout seul ?

CLÉON.

N’entrez pas il repose,
De crainte toutefois de troubler son sommeil
Ils sortent tous deux.
Nous vous laissons ici.

LÉRIS.

J’attendrai son réveil.
Mais je me trompe fort s’il me fait bien attendre.
720 L’amour et les soucis ont le repos bien tendre,
À peine a-t-il fermé les yeux pour sommeiller
Que leurs illusions le viennent réveiller.
Lisandre avec Cléon, comme je m’imagine,
Venaient l’entretenir sur le meurtre d’Argine.
725 Déjà sur quelques bruits qui sont de leur façon
On en jette tout bas sur Golo le soupçon.
Il les faut prévenir.

SCÈNE III. Sifroy, Léris. §

Sifroy est couché dans une alcôve où il est agité de quantité de rêveries.

SIFROY.

Ah !

LÉRIS.

Le Comte soupire.

SIFROY.

Ah !

LÉRIS.

Que veut-il.

SIFROY.

À moi !

LÉRIS.

Voyons ce qu’il désire.

SIFROY.

Léris tire un des rideaux de l’alcôve.
Golo ?

LÉRIS.

Seigneur, il dort, si c’est pourtant dormir
730 Sous ces rudes assauts, dont je le vois frémir ;
Hélas ! Qui pourrait voir quelles bizarreries,
Forment dans son esprit ces noires rêveries !
Tantôt il voit Drogan, qui tenant un flambeau
Vient conduire ses pas jusque sur son tombeau :
735 Tantôt il voit Madame encore toute sanglante,
Et tantôt à soi-même il la voit survivante :
Il croit qu’elle l’appelle au fond de la Forêt,
Pour empêcher l’éclat de son funeste arrêt.
Sommeil, à qui la nuit a cédé son empire,
740 Toi vers qui dans les maux chacun de nous soupire
Au moins pour un moment charme un peu les ennuis,
Qui lui causent déjà tant de mauvaises nuits.
Ou si tu ne veux pas te rendre plus propice,
Ne le tourmente plus avec tant de malice,
745 Il vaut mieux l’interrompre, en lui faisant du bruit.

SIFROY, se levant et courant vers Lévis.

Ah ! Chère ombre, où fuis-tu, Sifroy qui te poursuit !
Léris, appelle-la.

LÉRIS.

Seigneur.

SIFROY.

Je le commande.

LÉRIS.

Hé quoi ?

SIFROY.

Cours et lui dis que Sifroy la demande.

LÉRIS.

Que voulez-vous ?

SIFROY.

Faut-il le dire tant de fois.
750 Geneviève ?

LÉRIS.

Hé Seigneur !

SIFROY.

Elle fuit dans le bois.

LÉRIS.

Hélas vous savez bien !

SIFROY.

Parle, que veux-tu dire ?

LÉRIS.

Que Geneviève est morte !

SIFROY.

Et que Sifroy respire !
C’est ce que son esprit me vient de reprocher,
Et quand pour l’apaiser, je pensais m’approcher,
755 Il a tout aussitôt disparu de ma vue
Et m’a laissé percé de ce trait qui me tue.

LÉRIS.

Pourquoi tous ces transports pour un bien qui n’est plus ?

SIFROY.

Ils sont justes, Léris, quoiqu’ils soient superflus :
J’ai moi-même versé le sang de cette Belle,
760 En signant son trépas d’une main criminelle.
Silence ma raison ! Éclate ma douleur !
Tes transports sont trop doux pour ce coup de malheur,
Viens achever sur moi le sanglant sacrifice,
Mais pourquoi mon amour n’en fait-il pas l’office ?
765 C’est lui seul que la mort a le plus outragé,
Et la mienne devrait l’avoir déjà vengé.

LÉRIS.

Seigneur, considérez où la douleur vous porte ?

SIFROY.

Ah Léris ! Que n’est-elle encore un peu plus forte ?
Et pour punir sa mort par un juste trépas,
770 Que mon coeur ne fait-il ce que n’ose mon bras,
Et que ne la suit-il où son ombre m’appelle.

LÉRIS.

L’ombre d’une innocente est-elle si cruelle ?

SIFROY.

Prenant un portrait de Geneviève et se mettant à genoux devant elle.
Puisque mon mal ne peut autrement se guérir
Le regret de sa mort me doit faire mourir :
775 Et si je ne la puis survivre davantage,
Je ne dois expirer qu’adorant son image.
Approuve, cher objet, ta vengeance et ma mort,
Mais ces traits sont trop doux pour faire cet effort.
Restes de ma fureur, adorable relique
780 Vois l’honneur que je rends à ta beauté pudique
Dont l’aimable modèle est placé dans les Cieux,
Ne me reproche plus ton supplice à mes yeux,
Ou bien pour mieux venger ton divin exemplaire,
Anime tes couleurs d’une juste colère.
785 Sers-toi de tous ces traits pour me persécuter
Car c’est en cela seul que tu peux m’imiter.

SCÈNE IV. Sifroy, Léris, Golo. §

GOLO, le surprenant en cette posture.

Seigneur, que faites-vous ?

SIFROY, se levant brusquement.

Golo ? Dans son supplice,
Avons-nous bien gardé les formes de justice ?
N’eus-tu point trop de zèle, et moi trop de chaleur ?
790 Avait-on avéré son crime et mon malheur ?

GOLO.

De qui me parlez-vous ?

SIFROY.

Je parle de ma femme.

GOLO.

Tient-elle encor, Seigneur, ce rang dedans votre âme ?
Ne m’interrogez pas, interrogez les lois ;
Et voyez les tourments dont vous aviez le choix,
795 Et que méritaient bien de si sanglants outrages,
Si vous eussiez remis cette affaire aux suffrages.

SIFROY.

Mais qu’en pense le monde, et que dit-il de moi ?

GOLO.

Que votre amour devait rencontrer plus de foi.

SIFROY.

Quelle raison encor rend sa mort légitime ?

GOLO.

800 L’excès de votre amour et celui de son crime.

SIFROY.

Elle ne l’a pas fait, je connaissais son coeur.

GOLO.

L’amour pour le corrompre est un subtil trompeur.

SIFROY.

La seule piété régnait dans sa belle âme.

GOLO.

C’est souvent sous ce feu qu’il entretient sa flamme.
805 C’est un poison charmant, dont la malignité,
Sait se glisser partout avec subtilité,
Et comme il est auteur des ruses et des feintes
Il se fait un bandeau des choses les plus saintes.

SIFROY.

C’est lui qui dans mon coeur lui dresse des Autels,
810 Où je lui rends l’honneur qu’on doit aux immortels.

GOLO.

Son repentir a pu lui mériter sa grâce,
Sans que sur des Autels elle doive avoir place.
Les crimes les plus noirs seraient autorisés,
Si leurs auteurs étaient ainsi canonisés.

SIFROY.

815 N’appelle pas péché ce qui fut un désastre,
Qui sert à réchauffer l’éclat d’un si bel astre ;
Mais toi seul qui pouvais me retenir le bras
Devais-tu me pousser à signer son trépas ?

GOLO.

Quelque compassion que j’eusse alors pour elle,
820 Je craignais en ce point de vous être infidèle.

SIFROY.

Pourquoi te montres-tu si prompt à m’obéir ?
C’eût été m’obliger pour lors, que me trahir.

GOLO.

Au moins ne blâmez pas un zèle si sincère.

SIFROY.

Je te dis seulement ce que tu pouvais faire.

LÉRIS.

825 Mais pourquoi tant parler d’un si fâcheux sujet,
Souffrez que le sommeil efface cet objet :
Vous reposeriez mieux dans la chambre prochaine ?

SIFROY.

Quel remède peut-elle apporter à ma peine ?

LÉRIS.

Elle divertirait ce triste souvenir.

SIFROY.

830 Léris, je prends plaisir à m’en entretenir
Et ne me saurais voir séparé pour une heure
De celle-ci qui fut sa dernière demeure.
J’y revois, ce me semble, encor tous ses appas,
J’y vois avec respect les traces de ses pas,
835 Et son ombre y revient peindre dans ma pensée
L’aimable souvenir de notre amour passée.

GOLO.

Qui vous pourrait donc plaindre en vous voyant souffrir,
Si vous aimez encor ce qui vous fait mourir.
Entretenez toujours cette adorable idée
840 Dont un démon secret tient votre âme obsédée :
C’est le moyen d’aller rejoindre en peu de jours,
Celle dont vous savez les pudiques amours.

SIFROY.

Ah ! Ne me traite pas avec tant de rudesse !

GOLO.

Sept ans ont consumé ce que j’avais d’adresse,
845 Et vous vous obstinez à tout ce qui vous nuit.

SIFROY.

Que m’ordonnes-tu donc ?

GOLO.

Reposez cette nuit.

SIFROY.

Hé bien je veux pour toi me faire violence,
Et sortant de ce lieu te rendre obéissance.
Mais avant que sortir approche un peu, Léris,
850 Lis pour me consoler quelqu’un de ses écrits.
Léris va quérir une petite caisse qui sera sur la table.
Ce sont pour la plupart les chastes interprètes
Qui m’exprimaient l’ardeur de ses flammes discrètes,
Quand notre hymen prochain allumait ses désirs
Qui firent pour un temps nos innocents plaisirs.
Il tire quelques lettres de la caisse, et rencontre celle que Lisandre avait mise.
855 Mais d’où vient celle-ci, dont me surprend la vue,
Et que je n’avais pas jusqu’ici reconnue ?
C’est la dernière, hélas ! Qu’elle reçue de moi
Avant qu’on m’eût contraint d’en soupçonner la foi.
Elle l’a de ses pleurs presque toute effacée…
860 En voici cependant la réponse tracée :
Sans doute l’accident de son cruel trépas
Fut cause que pour lors je ne la reçus pas,
Lisez-la-moi, Léris.
Le Comte sied dans un fauteuil.

LÉRIS, lit la lettre.

L’ombre de Geneviève
À Sifroy.

SIFROY.

Lisez-vous, ou si c’est que je rêve,
Il se lève et arrache brusquement la lettre à Léris.
865 L’ombre de Geneviève ! Ah Dieu c’est de sa main !

GOLO.

C’est quelque fiction.

SIFROY.

Voyons-en le dessein.
Il la lui rend et se rassied.

LÉRIS.

Du fond de ces demeures sombres
Où j’erre encor parmi les ombres,
Souffre que mon esprit vienne jusqu’en ce lieu
870 Pour reprocher au tien cette sanglante injure
Qui me laisse sans sépulture
Et demander justice en te disant adieu.

SIFROY.

Ah Golo ! Qu’est ceci ? C’est son ombre elle-même
Qui se plaint justement de ma rigueur extrême,
875 Ah c’est elle, Léris, qui m’est venu revoir.

GOLO.

Hé bien il lui faut rendre au plutôt ce devoir.

SIFROY.

Il se lève.
Oui, mais elle demande en même temps justice
De sa cruelle mort dont tu me fis complice.
Il se rassied.
Ah ! S’il faut de mon sang pour vous rendre la paix,
880 Parlez mânes sacrées, vous serez satisfaits.
Approche-toi, Léris, et continue à lire,
Ce que de mon amour sa belle ombre désire.

GOLO.

C’est plutôt un démon qui par ses feints propos
Vient du fonds des Enfers troubler votre repos,
885 N’achevez point de lire un écrit si funeste.

SIFROY.

C’est son ombre elle-même, et j’en saurai le reste ;
Tu demandes justice, ah ! Je te la ferai,
Nomme le criminel, et je te l’immolerai.

LÉRIS, lit.

Il ne m’est resté qu’une chose
890 Dont le Ciel veut que je dispose,
C’est mon coeur, cher Époux, qui fut toujours à toi,
Je t’en fais héritier même après mon supplice
Et croirais faire une injustice.
De souffrir que la mort l’enlevât à Sifroy.

SIFROY.

895 Prodige de vertu ! Miracle de constance !
Golo peut-elle mieux prouver son innocence ?
Golo peut-elle mieux condamner ma rigueur,
Et m’accabler d’amour qu’en me léguant son coeur ?
Chère ombre, je l’accepte, et je veux en échange
Il se lève.
900 Que de ma cruauté mon propre amour te venge.
Je ne mérite pas de posséder ce bien,
Que la mort dans ses mains n’ait fait passer le mien.

GOLO.

Pourquoi vous condamner sans qu’elle vous accuse ;
Pourquoi la décharger sur une simple excuse ?
905 Il lui fallait prouver cette fidélité,
Dont sous des mots couverts elle fait vanité ;
Envoyez-lui, Seigneur, ces funestes messages
Qui d’un crime avéré font de fausses images.

SIFROY.

Il arrache encore une fois la lettre des mains de Léris, et lit lui-même.
Vous n’y gagnerez rien, je lirai jusqu’au bout,
910 Pour voir ce qu’elle veut et pour accomplir tout.
Puisque chez toi mon innocence,
N’a pu trouver d’autre défense,
Ces lignes te pourront convaincre de ma foi ;
Et te témoigneront que celui qui m’opprime
915 Ne m’a supposé ce grand crime
Que pour cacher le sien et s’en venger sur moi.
Là-dessus il regarde Golo d’un oeil fier et farouche la lettre en main, et puis il relit ces trois derniers vers d’un ton fort grave.
Et te témoigneront que celui qui m’opprime
Ne m’a supposé ce grand crime
Que pour cacher le sien et s’en venger sur moi.
920 Que veut dire ceci ; de qui me parle-t-elle
Golo ?

GOLO.

Seigneur ?

SIFROY.

Me fus-tu bien fidèle,
Car enfin, c’est de toi qu’elle parle ou de moi :
Mais qui lui supposa ce crime ? Ce fut toi.
Parle donc, qu’en dis-tu ?

GOLO.

Seigneur, qu’elle s’explique.

SIFROY.

925 C’est tout ce qu’elle écrit.

GOLO.

Si cette fin me pique
Au moins n’a-t-elle osé si clairement mentir.
Et ces termes couverts montrent son repentir.

SIFROY.

C’est donc toi qu’elle accuse ?

GOLO.

Oui, Seigneur, je confesse
Que c’est sans doute à moi que cette fin s’adresse,
930 Mais au lieu de me faire un crime de mes soins
Que ne répondait-elle à plus de vingt témoins.

SIFROY.

Pour me cacher le tien, cette excuse est frivole,
Je crois plus son esprit que ta simple parole ;
Et puis ce seul écrit la peut justifier.

GOLO.

935 Quoi pour être innocente il ne faut que nier ?

SIFROY.

Pour perdre la vertu, que ne peut l’imposture ?

GOLO.

Si son péché parut, blâmez-en la nature,
Blâmez tous les témoins qui disent l’avoir vue,
Blâmez vos propres yeux qui vous ont convaincu ?
940 Là-dessus ai-je tort de l’avoir soupçonnée ?
Et vous, avez-vous tort de l’avoir condamnée ?

SIFROY.

Cesse de l’accuser, et lui réponds un peu.

GOLO.

Pour le faire il ne faut qu’un simple désaveu.

SIFROY.

Ta honte cherche en vain les ombres du silence.

GOLO.

945 Je vous ferais rougie de ma propre innocence.

SIFROY.

Quel crime voulais-tu cacher dedans sa mort ?

GOLO.

Celui dont vingt témoins vous ont fait le rapport.

SIFROY.

Elle parle du tien, n’en accuse point d’autre.

GOLO.

J’en sauvai mon honneur pour conserver le vôtre.

SIFROY.

950 Parle plus clairement.

GOLO.

Seigneur, je suis honteux
De découvrir encor ses impudiques feux.
Mais puisque vous voulez apprendre de ma bouche
Ce qui dans cette intrigue innocemment me touche.
Vous souvenez-vous bien du miroir enchanté,
955 Où son péché secret vous fut représenté ?

SIFROY.

Pourquoi me rappeler cette funeste image,
Dont l’Enfer se servit pour allumer ma rage ?

GOLO.

C’est pour vous expliquer ce qu’il cachait pour lors,
Vous y vîtes celui qui malgré ses efforts
960 Suivant du chaste Hébreu la généreuse fuite
Frustra par sa vertu son infâme poursuite ;
Le reconnûtes-vous ?

SIFROY.

Je le pris lors pour toi.

GOLO.

Aussi fût-ce par là que j’en sauvai ma foi.
Car vous savez, Seigneur, que pendant votre absence
965 Le feu qui dans son coeur s’éprit en ma présence,
Jeta dans son esprit un tel aveuglement
Qu’elle voulut en moi pratiquer un Amant,
Et ce seul désespoir d’en embraser mon âme,
Détourna sur Drogan sa malheureuse flamme ;
970 Ce pauvre homme ébloui…

SIFROY.

Traitre n’achève pas
De rendre criminels de si divins appas
Et de défigurer un objet que j’adore.

GOLO.

C’est pour vous détromper si vous l’aimez encore.

SIFROY.

Je suis donc plus heureux dans mon aveuglement.
975 Et j’en veux moins savoir pour l’aimer constamment.
Adieu, retire-toi.

SCÈNE V. §

GOLO, seul.

Quel nouveau coup de foudre
Où ce nuage en finira-t-il se dissoudre ?
Si les morts contre moi viennent se déclarer.
À leurs funestes coups comment puis-je parer ?
980 En vain pour mon repos j’en fais croître le nombre
Si le Ciel pour me perdre a suscité cette ombre.
Mais qui jamais de nous ouït dire qu’un esprit
Adressât aux vivants ses plaintes par écrit ;
Mais ne serait-ce point quelque tour de Lisandre,
985 Et ne m’y suis-je point par trop laissé surprendre.
Ah ! Pour me rassurer ce soupçon est trop vain
C’est d’elle qu’est l’écrit, j’en reconnais la main ;
Les plaintes qu’elle y fait, y sont trop légitimes,
Et pour cacher sa mort j’ai commis trop de crimes,
990 Ah ! Belle ombre, il est vrai, je l’ai bien mérité,
Mais pardonnez mon crime à la nécessité :
Par mon injuste amour ayant acquis ta haine
Je ne peux autrement en éviter la peine ;
Et l’amour qui trahit jusque-là son devoir,
995 Ne peut s’en dégager que par son désespoir.
Si du premier péché ta beauté fut complice,
Je peux bien du second apaiser ta justice ;
Je ne prévins ma mort par ce coup furieux
Que parce que j’en lus l’arrêt dedans tes yeux.
1000 Je reconnais pourtant que ton ombre adorable
Veut faire un pénitent plutôt qu’un misérable,
Puisque de son droit même elle craint d’abuser,
Fait qu’elle se défend au lieu de m’accuser.
Ah ! Si mon repentir peut mériter sa grâce
1005 Déjà dedans mon coeur tout ce crime il efface :
Ne viens plus en ces lieux y poursuivre ma mort ?
Mais que dis-je, hé pourquoi m’épouvanter si fort ?
À tout ce qu’elle écrit ma réponse est fort bonne,
Et ce crime après tout tombe sur sa personne ;
1010 Qu’elle écrive de moi tout ce qu’elle voudra
Le miroir enchanté toujours la confondra.
J’ai déjà dissipé de plus fâcheux ombrages,
J’ai déjà conjuré de plus fâcheux orages.
Si je ne combats plus que contre des esprits,
1015 Je saurai le moyen d’en étouffer les cris.
Mais allons consulter la nuit sur cette affaire,
Voyons jusqu’où Sifroy portera sa colère.
Une heure de sommeil l’en fera revenir,
Et je n’ai qu’à partir si je l’en veux punir.
1020 Tous ceux qui de mon crime avaient la connaissance
Me gardent par leur mort un éternel silence.
Après ces coups d’essai aurais-je encor du coeur
S’il fallait aujourd’hui qu’une ombre me fit peur ?
Il sort.

II. ENTRE-ACTE. En Ballet. §

ARGUMENT.
I – La nuit ayant donné entrée au sommeil dans la chambre de Sifroy.
II – Comme il pensait s’en rendre le maître.
III. – Les soucis l’en viennent chasser, mais il trouve moyen de les endormir.
IV. – Leur repos est troublé par l’ombre de Geneviève, qui vient demander un tombeau, elle les éveille pour lui en dresser un, où ils la mettent avec cérémonie.
V. – Le sommeil les surprenant dans cette action, les jette tous quatre dans le même tombeau.
VI. - Mais Phosphore l’ayant ouvert de ses rayons, en fait sortir au lieu de l’ombre qui y avait été mise, la représentation de Geneviève vivante ; et au lieu de quatre Soucis, quatre petits amours, qui vont porter à Sifroy l’espérance de la revoir bientôt en vie.

LA NUIT DU SOMMEIL.

Récit en musique.
Toi sous qui tout fléchit dans mon paisible Empire,
1025 Sommeil, viens te saisir de ces lieux d’où tu fuis,
Et pour en bannir les ennuis,
Rappelle ici l’objet pour qui Sifroy soupire.
Des plus vifs de tes traits anime quelque songe
Qui lui fasse revoir l’éclat de tes appas,
1030 Pour ne pleurer plus son trépas
Fais-lui voir que ta soeur n’en a fait qu’un mensonge.

ACTE III §

SCÈNE I. Sifroy, Léris. §

SIFROY.

Jamais je n’entendis de plus étrange histoire,
Ni des siècles passés, ni de notre mémoire ;
Mais qu’en est-il ?

LÉRIS.

Le bruit n’en est que trop certain,
1035 Dans son fameux repaire on l’a cherchée en vain,
On n’en a pu trouver que la trace sanglante,
Et toute la maison de son sang découlante :
On a vu le débris de tous les instruments
Dont elle se servait, pour ses enchantements ;
1040 Ses grands miroirs cassés, ses liqueurs renversées,
Ses serpents étouffés, ses herbes dispersées.
De ces enchantements, c’est là toujours la fin,
Et c’est des enchanteurs le funeste destin.

SIFROY.

Qu’elle méritait bien une fin si tragique
1045 Pour les cruels effets de son pouvoir magique !
Plût à Dieu que jamais je ne l’eusse éprouvé,
Hélas ! Que mon amour s’en serait mieux trouvé.
Mais ne rappelons point de si sombres pensées
Qu’un plus doux enchanteur doit avoir effacées
1050 Si ce sommeil, Léris, de ses sombres vapeurs
Ne fait pas des portraits qui soient toujours trompeurs ;
Mais si de notre sort et de nos aventures
Il nous fait quelquefois de naïves peintures,
Ah ! Que le mien s’accorde avecque mes désirs !

LÉRIS.

1055 A-t-il si tôt charmé de si longs déplaisirs ?

SIFROY.

Oui, Léris, car il m’a derechef fait paraître
L’ombre dont je reçus hier au soir une lettre,
Laquelle m’a flatté d’un esprit si charmant
Que je n’y puis penser qu’avec ravissement :
1060 Et j’en suis tout rempli d’une secrète joie.

LÉRIS.

Quand elle vient ainsi, c’est le Ciel qui l’envoie,
Mais que porte ce songe, et quel est cet espoir
Que vous a pu donner celle qu’il a fait voir.

SIFROY.

Elle n’a plus paru comme une ombre plaintive,
1065 Mais jamais sa beauté ne me sembla plus vive,
Lorsqu’elle m’appela des yeux et de la voix,
Pour l’aller secourir d’un monstre dans le bois ?

LÉRIS.

Notre esprit en dormant nous donne ainsi le change,
Et joint le faux au vrai par un confus mélange ;
1070 Car comment pourrait-il dans un amas confus
Vous faire voir vivant un objet qui n’est plus.

SIFROY.

Ne l’examine point ; mais c’est sous ce présage
Qu’à la chasse aujourd’hui dans nos bois je m’engage,
Je veux que tout mon monde y vienne avecque moi,
1075 Et me montre en cela son adresse et sa foi.
Nous n’y manquerons pas d’y faire bonne prise.

LÉRIS.

Ce présage ne peut qu’il ne nous favorise,
Mais lors que tout le monde a part à ce bonheur,
Voulez-vous que Golo souffre le déshonneur
1080 De se voir éloigné ?

SIFROY.

Je lui dis en colère.

LÉRIS.

Par respect toutefois à votre ordre il défère :
Et s’il n’eut craint d’aigrir un amour en courroux,
Lui-même il fut venu prendre congé de vous.
Mais il m’en a chargé, vous priant de vous dire
1085 Que puisqu’il n’avait pu vous servir sans se nuire,
Qu’il n’avait qu’un regret de vous laisser périr
Dedans cette langueur qu’il n’avait pu guérir.

SIFROY.

Ces sentiments me sont de son coeur un bon gage ;
Mais si je fus trop prompt, il le fut davantage :
1090 Devait-il sur un mot se résoudre à partir,
Croit-il que mon amour y puisse consentir ?
Non, certes, et je ne puis avoir pour lui de haine
De mes plus forts soupçons je ne sens que la peine,
Mais mon mal veut quelqu’un qui le sache flatter,
1095 Et lui par ses discours ne fait que l’irriter ;
Et puis, mon cher Léris, Geneviève l’accuse,
Et le dernier écrit rend mon âme confuse.
Mais avec tout cela je ne le puis haïr,
Et quand je l’entreprends, mon coeur me vient trahir.
1100 Dis-lui donc que je veux qu’avecque nous il vienne,
Ou bien que mon amour doutera de la sienne.

LÉRIS.

Seigneur, c’est l’accabler, cette insigne faveur
Va lui rendre sans doute et la vie et le coeur.

SCÈNE II. §

SIFROY, seul.

Mais pourquoi m’abuser moi-même par des songes
1105 Qui me déguisent mon malheur ;
Sommeil m’as-tu fait voir sans user de mensonge
Geneviève vivante autre part qu’en mon coeur ?
Hélas ! En flattant ma douleur,
Sais-tu dans quel maux tu me plonges
1110 Tu ne me fais revoir ces innocents appas
Que pour me reprocher son injuste trépas.
C’est en vain toutefois, et mon âme insensée
N’ose se figurer sa mort.
Geneviève y revit et se tient offensée
1115 Aussitôt que mon coeur s’afflige de son sort
Son ombre me dit que j’ai tort
De m’en former cette pensée.
Et croire que la mort l’ait fait subir les lois,
C’est la faire mourir une seconde fois.
1120 Au moins conservons en cette vivante idée
Qui peut entretenir mes feux
Ce fantôme charmant dont mon âme est aidée
Sera l’idole auquel j’adresserai mes voeux.
Je m’estime encore trop heureux
1125 De l’avoir jamais possédée.
La mort quoiqu’inhumaine en admirant ma foi
En voudra partager les restes avec moi.
C’est dans le seul espoir de ce que mon génie
M’a cette nuit présenté
1130 Qu’à la chasse aujourd’hui mon amour me convie
Et qu’il me fait courir après cette beauté.
Bêtes vivez en sûreté
Je n’en veux point à votre vie,
Geneviève est la proie, ou bien plutôt la prise
1135 D’une chasse où Sifroy sera lui-même pris.

SCÈNE III. Sifroy, Lisandre, Cléon. §

CLÉON.

Quoi, Seigneur, vous voilà déjà prêt pour la chasse,
Souffrez que le repos ce matin vous délasse ;
Après avoir passé tant de funestes nuits
Le sommeil a-t-il fait trêve avec vos ennuis ?

SIFROY.

1140 C’est le sommeil qui vient de m’ordonner lui-même
Un remède si prompt à ma douleur extrême,
C’est sur ces visions et ces avis secrets
Que je veux aujourd’hui chasser dans nos Forêts.

LISANDRE.

La résolution en est un peu bien prompte ?

SIFROY.

1145 En voici la raison qu’il faut que je vous conte,
Sans doute vous allez tous deux vous en moquer,
Mais je ne puis moi-même à mon bonheur manquer !
Écoutez-donc : au temps que notre fantaisie
Des vapeurs de la nuit enfin se purifie,
1150 Et que l’aube du jour avec ses premiers traits
Dissipant ses humeurs rend nos songes plus vrais,
Rêvant que je chassais dans la forêt prochaine,
Je me suis trouvé seul auprès d’une fontaine,
Aussitôt un enfant brillant comme le jour
1155 S’est fait voir en l’état qu’on nous dépeint l’Amour,
À peine a-t-il paru dedans des lieux si sombres,
Que son flambeau d’abord en a chassé les ombres ;
Puis me prenant la main m’a mené dans des bois
Que Geneviève, ô Dieux ! Animait de sa voix,
1160 J’eusse voulu pour lors qu’il m’eût prêté ses ailes
Pour rencontrer plutôt ce miracle des Belles,
Mais craignant d’y trouver le lieu de son trépas
Afin de l’arrêter je modérais mes pas.
Nous étions arrivés jusqu’auprès d’une roche
1165 Où je vis Geneviève qui en était tout proche,
Même qu’elle y courait afin de se sauver,
D’un furieux Dragon qui voulait l’enlever.
J’ai pris en même temps les armes de mon guide,
Et couru sur les pas de ce monstre homicide ;
1170 Mais comme j’étais prêt de lui percer le flanc,
Épargne, a-t-elle dit, un si malheureux sang.
Ce monstre n’a rien fait que par ta jalousie,
Et sans toi sa fureur n’eût rien pu sur ma vie ;
Mais puisque Dieu plus juste en empêche la fin,
1175 Laisse-le qu’il vomisse autre part son venin,
Excuse sa fureur, puisque je te pardonne
Et reprends ta moitié que le Ciel te redonne :
Là-dessus mon réveil enlevant ces portraits,
N’en a pu cependant effacer tous les traits ;
1180 Ils demeurent empreints jusqu’au fond de mon âme,
Et toute ma douleur s’y convertit en flamme.
Sur un songe si beau puis-je me dispenser,
D’aller courir nos bois pour ce monstre en chasser ?

LISANDRE.

La peinture, Seigneur, me semble bien confuse,
1185 Et ce n’est qu’une erreur dont l’amour vous abuse.
Pensez-vous que le Ciel vous rende désormais,
Celle de qui l’esprit repose dans la paix ?

SIFROY.

Mais que ne puis-je pas désormais m’en promettre
Depuis que j’ai reçu de son ombre une lettre ?

LISANDRE.

1190 Quelle lettre ?

CLÉON.

Est-ce encore quelque autre vision ?

SIFROY.

Vous connaissez sa main, lisez l’inscription.
Il leur montre le texte de Geneviève.

LISANDRE, lit tout bas.

L’ombre de Geneviève !

SIFROY.

Examiner ses plaintes,
Et vous reconnaîtrez que ce ne sont pas feintes.
Ils lisent.

CLÉON.

Lisandre lit toujours.
Ah, Seigneur ! Pouvez-vous ne lui pas accorder
1195 La justice et le droit qu’elle vient demander ?

SIFROY.

Lisez tout.

LISANDRE.

Ah ! Seigneur quel marbre ou quel rocher
De ce dernier présent ne se pourrait toucher ?

CLÉON.

Hélas ! Que dites-vous d’un respect si profond ?

SIFROY.

Il me ravit, Cléon, autant qu’il me confond.

CLÉON.

1200 Et vous doutez encor de celui qui l’opprime ?

SIFROY.

Sur quoi le pourriez-vous convaincre de ce crime ?

CLÉON.

Sur l’étrange façon dont il est accusé.

SIFROY.

Mais vous ne savez pas comme il s’est excusé.

CLÉON.

Quel crime cachait-il dans la mort de Madame ?

SIFROY.

1205 D’avoir été l’objet de son injuste flamme.

CLÉON.

De quoi se vengeait-il en la privant du jour ?

SIFROY.

D’avoir innocemment allumé son amour.

LISANDRE.

Vraiment pour s’excuser cet artifice est rare,
Mais puisque contre lui cette ombre se déclare ;
1210 Seigneur, je veux y perdre et la vie et l’honneur,
Si cet homme cruel ne fut un suborneur.

SIFROY.

Hélas ! Tu n’en sais pas tout le secret Lisandre,
Cléon sans un serment aurait pu te l’apprendre ;
Et l’on ne m’a rien dit que l’on ne m’ait fait voir,
1215 Dans les expressions d’un fidèle miroir.

LISANDRE.

Et vous n’avez rien vu dans le miroir d’Argine,
Dont je ne sache mieux que Cléon l’origine.

SIFROY.

D’où le peux-tu savoir, et qui t’en a tant dit ?

LISANDRE.

De celle qui sur vous trouve tant de crédit.
1220 Et qui vous sût cacher par ce noir artifice
Le crime de Golo dont il était complice.

SIFROY.

Son miroir me fit voir comme il s’en échappa.

LISANDRE.

Mais sa langue m’a dit comme elle vous trompa :
C’est d’elle que je sais tout ce cruel mystère.

SIFROY.

1225 Ah ! Si tu le savais, devais-tu me le taire ?

LISANDRE.

Je ne l’appris, Seigneur, qu’au moment de sa mort.

SIFROY.

Comment t’y trouvas-tu ? On m’a fait le rapport,
Que ses propres démons l’ont tuée cette infâme,
Qu’ils en ont enlevé le corps avecque l’âme.

LISANDRE.

1230 Je ne sais pas au vrai quels furent ces démons,
Mais Golo pourrait bien vous en donner les noms.
Moi seul sans me servir des armes de l’Église,
À quatre qu’ils étaient je fis bien lâcher prise,
Au point que chacun d’eux à grands coups assommait
1235 Celle qui lors en vain ses démons réclamait :
Comme je poursuivais cette troupe cruelle,
D’une voix languissante, arrête, me dit-elle,
Viens avant que la mort me le puisse arracher ;
Découvrir un secret qu’on veut par-là cacher,
1240 Cette mort est le prix que je reçois d’un traître
Que j’en sauvai moi-même en trahissant son Maître ;
Mais passant de ma part, vois le Comte Sifroy,
Dis-lui ce que vais confier à ta foi.
Que dans ce triste état Argine meurt contente,
1245 D’expier par sa mort celle d’une innocente :
Et que ce qu’il en vit à sa confusion
De mon miroir trompeur fut une illusion.
Là-dessus un soupir lui tranchant la parole,
Jusqu’au fonds des Enfers sa noire âme s’envole,
1250 Quatre loups monstrueux accoururent dès lors,
Et vers son vieil repaire entraînèrent le corps ;
Du crime de Madame, enfin voilà l’histoire,
Et l’honneur que l’on rend à sa sainte mémoire.

SIFROY.

Le Ciel eût-il permis que pour me décevoir
1255 L’Enfer sur l’innocence eût eu tant de pouvoir ?

LISANDRE.

Le Ciel permet souvent que ces noirs sortilèges
Aux esprits curieux servent enfin de pièges.

SIFROY.

Cléon même le vit, et le crut comme moi ;
Lui dois-je maintenant ajouter plus de foi.

CLÉON.

1260 Nos derniers sentiments sont les plus véritables.

SIFROY.

Un dernier désespoir les peut rendre coupables.

CLÉON.

La conscience alors cherche à se décharger.

SIFROY.

Quelque fois sur un autre afin de s’en venger :
Car quoi qu’elle t’ait dit, quoi que tu m’en rapportes,
1265 Ces preuves contre lui ne sont pas assez fortes ;
Celle qui m’a trompé peut bien t’avoir déçu,
Et ton simple rapport ne peut être reçu

LISANDRE.

Il faudra donc, Seigneur, qu’une innocente vie
Soit éternellement de ce soupçon flétrie,
1270 Et croirez-vous plutôt celui qui la noircit,
Que les rayons si purs dont le Ciel l’éclaircit,
Quoi vous croirez plutôt Geneviève coupable,
Que croire que Golo d’un crime soit capable.

SIFROY.

Nous examinerons ce point plus à loisir ;
1275 Mais enfin laisse-moi goûter quelque plaisir,
Et souffre ce matin que celui de la chasse
D’un et d’autre côté ces noirs soupçons efface,
Laisse-moi me flatter de ce doux sentiment,
Qui m’y fait espérer quelque éclaircissement ;
1280 Allons, ne pensons plus qu’à faire bonne guerre
Aux bêtes que nos bois dedans leurs forêts resserre.
J’avais mandé Golo, qui se doit rendre ici,
Vous l’attendrez tous deux pour l’engager aussi.
Il sort.

SCÈNE IV. Lisandre, Cléon. §

LISANDRE.

Cet homme l’a charmé ! Quoi sur un léger songe,
1285 Dont lui-même en son coeur reconnaît le mensonge,
Il ne peut presque plus écouter aujourd’hui
Ce qu’au soir précédent il avait cru de lui.

CLÉON.

Oui, ce songe sans doute est l’effet de ses charmes.
Jamais il n’eût sitôt essuyé tant de larmes,
1290 Ni flatté tant d’ennuis d’un si doux sentiment,
Sans le pouvoir secret de quelque enchantement.

LISANDRE.

Mais il faut à la fin que le nuage crève ;
Qu’il condamne Golo ou bien sa Geneviève.

CLÉON.

Ce perfide abusant de son esprit jaloux,
1295 Le pourrait bien enfin faire crever sur nous.
Et nous nous engageons dans un péril extrême
Si son ombre paraît et ne parle elle-même.

SCÈNE V. Cléon, Lisandre, Orismond. §

LISANDRE.

Orismond, vous venez ici fort à propos.

ORISMOND.

Golo me suit de près, disons en peu de mots ;
1300 Et bien que dit le Comte à l’adieu de Madame
Et quelle impression a-t-il fait sur son âme ?

LISANDRE.

La première lecture y fit hier un grand feu,
Mais il n’en paraît point aujourd’hui que fort peu,
Il la pleure pourtant, il croit son innocence,
1305 Il en plaint le malheur, il en prend la défense,
Mais lorsque nous pensions pousser l’affaire à bout,
Un songe intervenu vient de renverser tout.

ORISMOND.

Avez-vous déclaré ce que vous dit Argine ?

LISANDRE.

Je l’ai fait.

ORISMOND.

Qu’en dit-il ?

LISANDRE.

Pour moi je m’imagine
1310 Qu’il doute sur ce point de ma fidélité,
Et je n’ose assurer qu’il m’ait même écouté,
Il est si fort charmé d’un songe qui l’obsède,
Il le croit à ses maux un si certain remède,
Qu’il pense y retrouver tout ce qu’il a perdu,
1315 Et de ce vain espoir son esprit confondu,
Ne veut plus qu’on lui parle aujourd’hui d’autre chose,
Et presse qu’à la chasse un chacun se dispose,
Dont le songe charmant lui promet un succès
Qui doit mettre bientôt son bonheur dans l’excès.

ORISMOND.

1320 Au moins vous a-t-il dit ce que ce songe porte ?

LISANDRE.

Il lui feint qu’aujourd’hui Madame n’est plus morte ;
Et que l’amour l’invite à l’aller secourir,
Dans un bois où l’on veut la faire encor mourir :
C’est cette illusion qui l’engage à la chasse.

ORISMOND.

1325 Qui ferait dans ce bois voir son ombre en sa place ?

LISANDRE.

Qu’il le ferait heureux, et qu’un mot de sa part,
Perdrait bientôt Golo sans nous mettre au hasard.

ORISMOND.

S’il ne tient qu’à cela, pourvu que l’on m’assure
Que Sifroy recevra cette ombre sans injure,
1330 Je lui procurerai le bonheur de la voir.

LISANDRE.

Orismond avez-vous sur elle ce pouvoir ?
De la part de Sifroy je vous donne assurance
De respect et de foi, d’amour et de croyance.

CLÉON.

Et vous ne craignez rien de son vieil enchanteur ?

LISANDRE.

1335 Si cette ombre une fois lui parle coeur à coeur,
Est-il enchantement que son esprit ne rompe.

CLÉON.

Si ce fantôme aussi dans le besoin nous trompe,
S’il ne paraît point lorsqu’il l’invoquera,
Voyez en quel soupçon le Prince rentrera.

ORISMOND.

1340 J’assure du succès, et j’en puis bien répondre,
Je n’entreprendrai rien qui vous puisse confondre,
Pourvu que vous fassiez ce que j’ordonnerai,
Et conduisiez le Comte où je vous marquerai.

LISANDRE.

En quel lieu que ce soit je m’offre à l’y conduire,
1345 Pourvu qu’à ces désirs cet espoir puisse luire.

CLÉON.

Vous vous souvenez bien tous deux encore du lieu,
Où je mis en vos mains sa lettre et son adieu,
Vous y remarquerez un rocher escarpé
Dont un ruisseau d’argent en deux bras est coupé,
1350 Ce sera sur la cime, et dans ses grottes sombres
Que je vous ferai voir la plus belle des ombres,
Je m’en vais le premier m’y rendre de ce pas,
Vous m’attendrai au pied si je n’y parais pas,
Adieu, voici Golo.

CLÉON.

Prenez votre avantage,
1355 Cachez-lui ce péril où ce complot l’engage.
Ils sortent tous deux.

SCÈNE VI. Lisandre, Golo. §

LISANDRE, lui allant à la rencontre.

Le Comte n’attendait qu’après vous pour partir.

GOLO, d’un oeil fier pendant toute la scène.

Vous pouviez aisément sans moi le divertir.

LISANDRE.

Un agréable songe a charmé sa colère.

GOLO.

J’en détournerai bien le sujet qu’on espère.

LISANDRE.

1360 Ce songe ne saurait vous faire bien grand tort.

GOLO.

Ni ceux qui font parler une ombre après sa mort.

LISANDRE.

C’est être en sûreté de ne craindre qu’une ombre.

GOLO.

Quelques-uns pourraient bien en augmenter le nombre.

LISANDRE.

Sa lettre, à mon avis, n’est qu’une illusion.

GOLO.

1365 Je saurai le secret de cette vision.

LISANDRE.

Tout ce qu’elle produit n’est qu’un peu de fumée.

GOLO.

Dont quelques-uns voudraient noircir ma renommée.

LISANDRE.

Qui serait si méchant que de vous décrier ?

GOLO.

Ceux même dont j’ai dû le moins me défier.

LISANDRE.

1370 Pour le moins je n’ai point de part en cette offense.

GOLO.

Votre coeur sur ce point vous dit ce que j’en pense.

LISANDRE.

Vous ne m’en sauriez pas reprocher un effet.

GOLO.

Ce sont pièces de Cour dont je me suis défait.

LISANDRE.

Vous n’avez pas encor grand sujet de vous plaindre.

GOLO.

1375 Je l’aurais si j’avais des rivaux plus à craindre.

LISANDRE.

Vous êtes assuré toujours de son amour.

GOLO.

Et de plus je sais bien, que chacun a son tour.

LISANDRE.

Vous demeurez toujours au-dessus de la roue.

GOLO.

Et de là je vois mieux les pièces qu’on me joue.

LISANDRE.

1380 Et vous les regardez de là sans vous troubler.

GOLO.

Et je mesure ceux que je veux accabler.

LISANDRE.

Dans un si haut pouvoir rien ne peut plus vous nuire.

GOLO.

De tous mes ennemis vous n’êtes pas le pire.

LISANDRE.

Je puis vous assurer que j’ai le coeur trop bon,
1385 Pour un crime si bas comme la trahison ;
Et toutes les faveurs que vous fera le Comte
Ne font point mon tourment, ne faisant point ma honte ;
De plus s’il les fallait partager avec vous,
Je ne serais jamais de votre part jaloux.

GOLO.

1390 Comme mes ennemis n’ont rien dont je m’étonne,
Aussi n’ont-ils rien fait que je ne leur pardonne.

LISANDRE.

J’aurais avec Cléon rompu cette partie,
Si son amour pouvait en être divertie.
On joue du cor derrière le Théâtre,
1395 comme pour assembler les chiens.

GOLO.

Peut-être que moi seul j’y pourrai plus encor.

LISANDRE.

Il fait donc vous hâter, j’entends déjà son cor.

III. ENTRE-ACTE. En récits de Musique. §

ARGUMENT.
I – Geneviève ayant passé doucement la nuit dans sa Grotte, est félicitée à son réveil d’un concert de Musique que lui font les Anges qui la servent dans une profonde extase.
II – Pendant laquelle un des Amours qui la cherchaient étant survenu, et l’ayant reçue en cet état, croit qu’elle va mourir, et court pour lui prêter secours.
III. – Mais les Anges lui défendant d’en approcher, ils lui commandent de lui amener Sifroy qui chasse déjà dans la Forêt.
IV. – Pendant qu’il y court, les Anges éveillent Geneviève de son sommeil extatique pour la disposer à le recevoir.

LE CHOEUR DES ANGES, dans une nuée toute éclatante.

Récits en Musique.
Geneviève, goûtez dans cette douce extase
Les effets du beau feu dont votre coeur s’embrase ;
1400 Que ce sommeil mystérieux
Que le Ciel vous envoie.
Ayant tari les pleurs qui coulaient de vos yeux
Abîme votre esprit dans des sources de joie.
Divin ravissement, agréable langueur,
1405 Ne lui dérobez pas, mais changez-lui le coeur.
Geneviève ? Sifroy n’a rien de comparable
Aux charmes innocents d’un objet adorable.
Ne pleurez donc plus cet Époux,
Puisqu’il vous abandonne ;
1410 Mais embrassez celui dont les traits sont si doux,
Que de vos plus grands maux il fait votre couronne.
Divin ravissement, agréable langueur,
Ne lui dérobez pas, mais changez-lui le coeur.
L’Amour qui cherchait Geneviève au fonds de la Forêt.
Récit.
Ayant commencé en chantant et voyant Geneviève en la Grotte sur son petit lit comme en extase, appuyée sur une main.
J’entends ici des voix qui marquent sa demeure,
1415 Ô Dieu je l’aperçois mourante en ce rocher !

UNE VOIX DU CHOEUR.

Arrête.

L’AMOUR.

Quelle voix me défend d’approcher ?

LE CHOEUR.

Arrête ?

L’AMOUR.

Faut-il qu’elle meure
Sans que je l’en puisse empêcher.

UNE VOIX DU CHOEUR.

Amour, cette mort est trop belle,
1420 Pour ne l’en laisser pas mourir.

L’AMOUR.

Au moins permettez-moi de mourir avec elle
Si je ne la puis secourir.

LE CHOEUR.

Amour cette mort est trop belle,
Pour ne l’en laisser pas mourir.

L’AMOUR.

1425 Encore un coup souffrez que je meurs avec elle,
Si je ne la puis autrement secourir.

UNE VOIX DU CHOEUR.

Profane, arrête-toi, cet état fait sa vie,
C’est de l’amour divin que lui vient ce transport.

LE CHOEUR.

Ses traits avec vos voix ont fait l’aimable effort
1430 Dont cette belle âme ravie
Reçoit une si douce mort.

UNE VOIX DU CHOEUR.

Va dire à Sifroy qu’il se lasse
8
À courre les cerfs de ce bois
Qu’il peut sous ce rocher faire meilleur chasse,
1435 Et que la proie est aux abois.

L’AMOUR.

Célestes chantres, je vous prie,
Cependant ne l’éveillez pas,
Qu’il ne se trouve ici pour lui rendre la vie
Au sortir d’un si long trépas.

LE CHOEUR.

1440 Geneviève, il est temps que nous rompions les charmes,
Qui dans ce doux sommeil ont abîmé vos larmes,
Ouvrez les yeux pour voir Sifroy,
Que le Ciel veut vous rendre.
Ou plutôt attendez avec la même foi,
1445 Que cet heureux chasseur vienne ici vous reprendre,
Divin ravissement, agréable langueur,
Faites place à Sifroy maintenant dans son coeur.

ACTE IV §

SCÈNE I. §

GENEVIÈVE, seule revenant de son extase.

Ô Dieu ! Sacrés repos dont mon âme est charmée,
Ah ! Dans quelles douceurs m’avez-vous abîmée :
1450 Célestes visions ! Agréables appas !
Que puis-je voir d’aimable en ne vous voyant pas ;
Brillant écoulements des sources de lumière,
Vives effusions de sa beauté première !
Si pour jouir de vous il faut fermer les yeux
1455 Qu’ai-je à vous sur la terre ou même dans les Cieux.
Soleil dans quelque éclat que tu sortes de l’onde
Et de quelque beauté que tu pares le monde ;
Tu ne me fais rien voir en ramenant le jour,
Qui vaille cet objet où j’ai mis mon amour,
1460 Et toutes les beautés que découvre sa course
Comme tous tes rayons viennent de cette source,
Cher objet de mon coeur vos appas sont trop doux,
Pour pleurer désormais la perte d’un époux ;
9
Et le moindre moment de vos saintes délices
1465 M’ôtent le souvenir de mes plus longs supplices.
Mais une grâce encor ? Et faites que Sifroy
En plaignant mon malheur, n’accuse plus ma foi.
Et vous qui renaissant dissipez les nuages,
Soleil, de son esprit écartez ses ombrages,
1470 Ou vous plutôt de qui j’attends cette faveur,
Vierge sainte, agissez pour moi dedans son coeur
Et faites qu’il connaisse mon innocente plainte
Que mon amour lui fait par une lettre feinte,
Qu’il sache l’imposture et la malignité
1475 Qui supposa ce crime à ma pudicité ;
Mais permettez encor que je vous importune
Pour cet enfant qui suit dans ces bois ma fortune,
Après ma longue mort qui va bientôt finir,
Hélas ! Cet innocent que doit-il devenir ?
1480 Pardonnez à ses pleurs, qui malgré ma constance
Semblent craindre pour eux dessous votre assistance,
Non, bon, je m’en remets à ces aimables soins
Qui ne doivent jamais manquer à nos besoins
Comme vous lui servez depuis sept ans de mère,
1485 Vous lui gardez encor bien plus que je n’espère.

SCÈNE II. Geneviève, Bénoni. §

BÉNONI, revenant tout épouvanté et hors d’haleine.

Madame ?

GENEVIÈVE.

Et bien mon fils ?

BÉNONI.

Madame sauvons-nous.

GENEVIÈVE.

Pourquoi, mon cher enfant ?

BÉNONI.

Ah bon Dieu !

GENEVIÈVE.

Qu’avez-vous ?
Quel monstre vous fait peur ?

BÉNONI.

Quand j’y pense j’en tremble.
J’ai vu…

GENEVIÈVE.

Quoi Bénoni ?

BÉNONI.

Plusieurs hommes ensemble.

GENEVIÈVE.

1490 N’est-ce pas ce vieillard ?

BÉNONI.

Non, Madame, ils sont trois.

GENEVIÈVE.

Ce seront des brigands qui courent dans ces bois.
Cachons-nous, mon cher fils, derrière cette roche.

BÉNONI.

Fuyons encor plus loin, j’entends que l’on approche.
Ils se cachent.

SCÈNE III. Sifroy, Lisandre, Cléon. §

SIFROY.

Personne ne paraît non plus sur ce rocher,
1495 Votre homme prend plaisir à s’y faire chercher,
Mais pourquoi m’abuser ? Ce bien que j’en espère
Peut-il être l’effet d’un infâme mystère.
Ses démons peuvent-ils faire voir en ces lieux,
Celle que ses vertus ont mises dans les Cieux ?

LISANDRE.

1500 Quoi qu’il en soit, Seigneur, j’ose bien vous promettre
Qu’elle-même y viendra vous expliquer sa lettre ;
Préparez seulement vos yeux et vos esprits
À cette vision dont ils seront surpris,
Et ne lui faites pas cette sanglante injure
1505 De soupçonner encor son ombre d’imposture ?

SIFROY.

Les serments les plus saints l’en pourront assurer,
Pour l’écouter ici et pour n’en plus douter.

LISANDRE.

Contre qui que ce soit vous lui ferez justice ?

SIFROY.

Quiconque de sa mort se trouvera complice,
1510 Peut bien assurément s’attendre de souffrir.
Les plus cruels tourments dont on puisse mourir,
Et si pour l’apaiser il faut jusqu’à ma vie,
À ses mânes sacrés mon coeur se sacrifie.
Que ne produis-tu donc celui dont le pouvoir
1515 Par ses charmes puissants nous la doit faire voir ?

LISANDRE.

Il devait le premier en cet endroit se rendre.

SIFROY.

Tu vois bien toutefois comme il nous fait attendre
Sans doute qu’il a peur de se mettre au hasard,
De perdre auprès de moi son crédit et son art.

CLÉON.

1520 Déjà de son pouvoir vous avez quelques gages,
Et vous a déjà fait de sa part des messages :
Car ce fut par ses mains que vous vint ce papier,
Qu’avec tant de respect vous en reçûtes hier.

SIFROY.

Pourquoi tarde-t-il donc ?

CLÉON.

Votre chasse sans doute
1525 Pour n’être découvert l’a fait changer de route.

SIFROY.

Remontez à cheval et rentrez dans le bois,
Pour le chercher partout des yeux et de la voix.

CLÉON.

Vous laisserons-nous seul ?

SIFROY.

J’y suis en assurance,
Et j’en goûterai mieux cette douce espérance.

SCÈNE IV. §

SIFROY, seul.

1530 Retraite de la nuit, pitoyables Forêts,
Si je puis maintenant vous dire mes secrets,
Sans dire que vos bois s’embrasent de ma flamme,
Écoutez ces secrets qui déchirent mon âme ;
Et soulagez un peu le plus funeste amour,
1535 Qui depuis son Empire ait vu naître le jour.
Geneviève a fini le beau cours de sa vie,
Et ce fut dans ces bois qu’elle lui fut ravie,
Forêt si vous savez le lieu de son trépas
Pour flatter ma douleur conduisez-y mes pas.
1540 Son ombre chaque nuit m’invite à venir rendre
De si justes devoirs à ses illustres cendres.
Si vous en conservez quelque relique encor,
Découvrez-moi le lieu d’un si juste trésor ;
Et toi qui dans l’horreur de ces demeures sombres,
1545 Sans l’honneur du sépulcre erre parmi les ombres ;
Le désir de te voir m’a des miens séparé,
Et pour te rencontrer je me suis égaré.
Une si sainte horreur dans ces bois m’environne,
Fait que je ne crains plus que ton abord m’étonne.
1550 Et puis quand je devrais pâmer à cet abord,
Puis-je trouver ailleurs une plus belle mort ?
Mais hélas ! Je vois bien que je n’en suis pas digne,
Pour espérer de toi cette faveur insigne.
Mais du moins puisque tant d’infortunés amants
1555 Ont pu trouver ici la fin de leurs tourments,
Faites qu’à ce moment les bêtes les plus fières,
Pour m’arracher le coeur sortent de leurs tanières ;
Poussez quelque torrent enflé de cent ruisseaux
Qui pour laver mon sang, m’abîme dans ses eaux,
1560 Ou bien pour signaler un si juste supplice
Montrez-moi sur ces rocs quelque affreux précipice.
Mais quel aveuglement me porte à ce discours ?
Faut-il pour me punir emprunter du secours ?
Les rochers, ces torrents et ces bêtes sauvages,
1565 Auront-ils plus de zèle à venger ses outrages ?
Non, il m’en faut punir, l’amour pour ce dessein
Doit me mettre lui seul des armes à la main.
Mettant la main à l’épée.
Voici, mânes sacrés, de quoi, vous satisfaire,
Si le sang criminel d’un mari vous peut plaire,
1570 Aussi bien fallait-il un sang plus précieux,
Que celui qui devait se répandre en ces lieux :
Et Golo n’était pas pour vous une victime.
Qui put par sa valeur satisfaire à ce crime,
Voyez, mânes sacrés, un plus illustre effort,
1575 Que va faire l’amour pour venger votre mort ;
Et de ce même endroit d’où sortira mon âme
Voyant couler ensemble et le sang et la flamme,
Recevez ce dépôt que vous rend mon amour,
Qui pour vous aller joindre abandonne le jour.
1580 Mourons…
En se penchant sur la pointe de son épée.

SCÈNE V. Sifroy, Orismond. §

ORISMOND.

Il vient du fonds de la Forêt, et sans connaître Sifroy jette sa canne sur son épée, et la fait tomber.
Ah malheureux arrête ! Quelle rage
À ce funeste coup anime ton courage ?

SIFROY.

Passant, qui que tu sois ! Ah ne m’empêche pas,
Au lieu de retenir pousse plutôt mon bras ?

ORISMOND.

Que de ton désespoir je me rende complice !

SIFROY.

1585 Ou bien plutôt prend part à ce beau sacrifice.

ORISMOND.

Il le reconnaît.
Ah ! Seigneur, est-ce vous ? Quel aveugle transport,
Vous fait ici courir à cette indigne mort,
Hélas ! Sur le penchant de ces sombres abîmes
Où d’éternels tourments Dieu punit ces grands crimes,
1590 Désavouez de coeur ce funeste dessein,
Qui vous faisait plonger ce dard dans votre sein.

SIFROY.

C’est donc vous, Orismond, quel Ange tutélaire
Accompagne vos pas dans ce bois solitaire,
Ah vous m’aurez fermé ces abîmes d’horreur,
1595 Où me précipitait mon aveugle fureur,
Mais hélas vous savez l’aventure tragique
Que tout mon désespoir à peine vous explique,
En perdant Geneviève, ah je devais périr,
Que dis-je, l’ayant fait injustement mourir.

ORISMOND.

1600 Vous reconnaissez donc qu’elle était innocente ?

SIFROY.

C’est ce qui me console autant qu’il me tourmente.

ORISMOND.

Et vous n’ignorez pas l’auteur de tous ses maux ?

SIFROY.

Et je connais combien ses rapports furent faux.

ORISMOND.

Ah ! Deviez-vous jamais l’estimer criminelle ?

SIFROY.

1605 Un miroir enchanté me la fit croire telle.

ORISMOND.

Un seul rayon d’amour le pouvait éclaircir.

SIFROY.

Son flambeau ne servait pour lors qu’à la noircir.
Et les sombres vapeurs qu’il jetait dans mon âme
Au lieu de l’éclaircir en étouffait la flamme.

ORISMOND.

1610 Mais ne pouviez-vous pas pour le moins en douter ?
Et sur ces faux rapports la voir et l’écouter.

SIFROY.

Je voulais épargner ma honte et son supplice.

ORISMOND.

Reconnaissez-vous donc à la fin l’artifice,
Que fit jouer celui dont la témérité
1615 N’ayant pu rien gagner sur sa pudicité,
Passant d’un tel amour dans une injuste haine,
Pour se mettre à couvert précipita sa peine.

SIFROY.

Je n’ose en soupçonner un attentat si noir,
C’est trop peu de le dire il le faut faire voir,
1620 Et c’est ce que je cherche en cette Forêt sombre
D’entendre là-dessus les plaintes de son ombre,
Car puisque je ne veux te rien dissimuler,
Un des miens m’a promis de la faire parler.

ORISMOND.

Je le sais bien, Seigneur, c’est de moi que Lisandre
1625 Vous a pu sur ce point quelque secret apprendre.
Mais vous ne devez pas espérer ce bonheur,
Que vous n’ayez promis de venger son honneur.

SIFROY.

Le promettre, Orismond, ah c’est trop peu, j’en jure,
Et je le veux venger comme ma propre injure.
1630 Mais quoi serait-il vrai que Golo l’eût osé,
Et qu’il eût à sa foi son crime supposé ?

ORISMOND.

Si vous ne voulez pas m’en craindre par avance
Son ombre vous pourra mettre au jour cette offense,
Et l’on peut au besoin tous deux les confronter.

SIFROY.

1635 Traître, aurais-tu bien pu jusque-là m’affronter ?
Mais quoi si tu voulais commettre une injustice,
Ne le pouvais-tu pas sans m’en rendre complice ?
Fallait-il malheureux couvrir ta cruauté
D’un prétexte de zèle et de fidélité.
1640 Fallait-il l’opprimer par une calomnie
Qui confondait ton crime avec ton infamie ;
Et m’obliger encor à punir ses refus.
Ô rage…

ORISMOND.

Ces transports, Seigneur, sont superflus,
La raison seule a droit d’en prendre la vengeance.

SIFROY.

1645 J’ai moi-même, Orismond, condamné l’innocence !
Ah ! Terre pour cacher mon criminel malheur,
Abîme dans ton sein ma honte et ma douleur,
Ou s’il n’est point pour moi de tombeau sur la terre,
Ah Cieux ! Consumez-moi d’un éclat de tonnerre.

ORISMOND.

1650 Seigneur, encore un coup modérez vos transports.

SIFROY.

Orismond, viens plutôt seconder leurs efforts,
Pour venger ta maîtresse et pour me satisfaire,
Toi-même anime-toi d’une juste colère,
Que n’aides-tu mon bras à me percer ce coeur ?

ORISMOND.

1655 Réserve pour Golo cette injuste fureur,
Et pour le faire mieux apprenez tous ses crimes.

SIFROY.

Je vous perdrai toujours, innocentes victimes,
Chers et cruels objets que me demandez-vous,
S’il faut la mort d’un père ou celle d’un époux
1660 La voici, partagez entre vous deux mon âme,
Voyez-la déchirer à cette double flamme.

ORISMOND.

Ce n’est pas contre vous qu’elle se doit tourner
Pour en punir l’auteur, il vous faut pardonner.

SIFROY.

Fais donc, cher Orismond, que cette ombre paraisse
1665 Et que le criminel au plutôt se connaisse.

ORISMOND.

Pendant que je m’en vais l’invoquer ici-bas,
Du haut de ce rocher ne vous éloignez pas,
Ou pour nous retrouver, ne passez point le cerne
Que mon âme vous marque autour de la caverne ;
1670 Observez bien de là quand elle montera.
Et vous lui répondrez lorsqu’elle parlera.
On entend Golo qui met et anime ses chiens, étant en défaut.

SIFROY.

Remarquez-vous le bruit que j’entends ici proche ?

ORISMOND.

Oui, certes et quelqu’un monte sur cette roche.

SIFROY.

Ah ! Que n’est-ce, Orismond, celle qui dans ce lieu
1675 S’immole tous les jours par sa souffrance à Dieu
Et parmi les douleurs de ses saints exercices
Goûte du paradis les plus pures délices.

ORISMOND.

Elle vous marquerait distinctement l’endroit
Où d’un si bel esprit la belle ombre paraît,
1680 Car c’est assurément le roc inaccessible
Sur qui l’ombre se rend le plus souvent visible.

SIFROY.

Nous l’espérons en vain, je les vois approcher,
C’est le traître Golo qui vient pour me chercher
Orismond à tes yeux.

ORISMOND.

Seigneur, qu’allez-vous faire ?

SIFROY.

1685 L’immoler sur le champ à ma juste colère.

ORISMOND.

Gardez-vous bien, Seigneur, de profaner ces lieux,
Par un coup indiscret d’un zèle furieux.
Attendez un moment que son ombre en ordonne,
Ne la punissez point qu’elle ne vous pardonne.

SIFROY.

1690 Il faut donc m’échapper, car je ne pourrais pas
Tenir à son abord ni mon coeur ni mon bras.

ORISMOND.

Allez retirez-vous, il vous pourrait surprendre ?
Dès qu’ils seront passés, venez ici vous rendre.
Il sort.

SCÈNE VI. Golo, Léris, Orismond. §

LÉRIS.

J’ai sans doute entendu sur ce rocher sa voix.

GOLO.

1695 Que serait devenu son cheval dans ce bois,
Car il n’a pu monter ici sans en descendre.

LÉRIS, apercevant Orismond.

Golo ? C’est Orismond que nous venons d’entendre,

GOLO.

Que fait ce vieil rêveur dans ses sombres déserts
N’est-il pas le porteur de ces écrits secrets,
1700 Ne serait-ce point lui qui dans ces lieux si sombres,
Viendrait entretenir commerce avec les ombres,
Orismond, quel dessein vous tient tout seul ici,
Abordant Orismond.
Et quoi n’êtes-vous pas de cette chasse aussi ?

ORISMOND.

Je laisse les plaisirs d’un si rude exercice
1705 À ceux à qui le sort e l’âge est plus propice ;
Et dans l’affliction et l’état où je suis
Je viens seul en ce bois promener mes ennuis.

GOLO.

Vous n’avez donc pas vu passer ici le Comte.

ORISMOND.

Par quel lieu voulez-vous qu’un Cavalier y monte ?

GOLO.

1710 Nous pensions avoir ouï sa voix sur ce rocher.

ORISMOND.

C’est le silence seul que l’on y doit chercher.

GOLO.

Mais parmi le silence et cette pais profonde,
N’entretenez-vous point ces gens de l’autre monde ?

ORISMOND.

Je dépêche souvent vers eux de mes soupirs,
1715 Qui leur vont expliquer mes voeux et mes désirs.

GOLO.

Ces subtils messagers n’ont-ils point quelque adresse
Pour savoir ce que fait l’ombre de la Comtesse.

ORISMOND.

Hélas si vous savez le lieu de son trépas,
Pour enterrer son corps ne me le cachez pas.

GOLO.

1720 Son ombre en ces Forêts aura pu vous le dire.

ORISMOND.

Mon coeur après ce bien depuis sept ans soupire,
Mais en vain tous ces bois pour cela j’ai couru.

GOLO.

Son ombre ne vous a jamais ici paru ?

LÉRIS.

Vous en avez reçu pour le moins une lettre ?

ORISMOND.

1725 Si j’en avais reçu, je les ferais paraître.
Mais si vous ne voulez soulager ma douleur,
Ah ne vous moquez pas d’un si sanglant malheur ;
Je veux qu’elle ait failli, plus sa faute fut grande,
Plus de compassion sa peine vous demande.

GOLO.

1730 Conservez-en pour vous ces belles passions :
Mais ne vous chargez pas de ces commissions,
Autrement, Orismond, ici je vous dénonce
Que vous en porterez vous-même la réponse !

LÉRIS.

Laissons-le là-dessus rêver tout à loisir,
1735 Et suivons cependant notre innocent plaisir.

SCÈNE VII. §

ORISMOND, seul.

Tu n’iras pas bien loin, ton âme meurtrière
Vois déjà de bien près le bout de sa carrière,
Et ce juste vengeur des injustes desseins,
Réserve contre toi bien plus que tu ne crains :
1740 Il permet à la fin que ton bonheur se rompe,
Que ton pouvoir t’aveugle et ta faveur se trompe ;
L’ombre qui t’a fait peur sous un si faible état,
T’accablera bientôt de son vivant éclat.
Mais parmi ce bonheur je crains que ce perfide,
1745 Ne la rencontre ici sous sa main homicide.
Ah j’ai tort de le craindre, et celui dont l’amour
L’a voulu conserver pour ce bienheureux jour,
Doit bientôt en ces bois faire à son innocence
Un triomphe éclatant de sa reconnaissance.
1750 Que ce lieu pour le faire était avantageux
Si j’eusse pu moi seul les y trouver tous deux,
Car sans doute voici la grotte qu’elle habite,
Et que le Ciel souvent de ses faveurs visite.
Que ne s’y trouvait-elle, ô Dieu ! Lorsque Sifroy,
1755 Lui donnait de son sang pour preuve de sa foi.
Hélas en l’empêchant de sortir de la vie,
Elle l’eût bien puni de l’en avoir bannie ;
En arrachant le dard à son persécuteur
D’un plus aimable trait elle eût percé son coeur.
1760 Mais peut-être, mon Dieu, que votre providence
Veut encore par ses maux éprouver sa constance,
Ou vous avez un temps leur bonheur différé,
Pour punir son Sifroy d’avoir désespéré.
Quoi qu’il soit, Seigneur, si votre amour l’ordonne ;
1765 Ils en pourront tous deux embellir leur couronne,
Ou si vous les voulez à la fin soulager
Vous pourrez bien sans moi ce bonheur partager.
Il sort.

IV. ENTRE-ACTE. En Ballet. §

ARGUMENT.
I – Saturne qui représente la tristesse aussi bien que le temps, s’étant saisit des coeurs de Geneviève et de Sifroy, cherchait un lieu propre pour les dévorer.
II – Le Génie de l’innocence fait tout ce qu’il peut pour les retirer de ses mains, mais il n’en fut pas venu à bout.
III. – Si quatre petits Amours que Diane menait à la chasse, ayant fait cette découverte, ne lui eussent enlevé sa proie.
IV. – Le démon de la calomnie vient pour les arracher à ces amours, mais ils s’en défendent. Si bien qu’après lui avoir fait souffrir une partie des tourments qu’il méritait, ils le relancent dans les Enfers, et se mettent à rejoindre ces coeurs.
V. – De quoi les Nymphes des bois leur applaudissent.

TROUPE DES NYMPHES, cachée dans la Forêt.

Récit.
Triomphez, aimables chasseurs,
Du recouvrement de ces coeurs,
1770 Qu’avait surpris la calomnie,
La prise était digne de vous,
Et ce détestable génie
Ne devait céder qu’à vos coups.
Faites qu’une sainte amitié
1775 Joigne si bien chaque moitié,
Qu’aucun sort plus ne les sépare,
Ce travail est digne de vous,
Il faut qu’un chef-d’oeuvre si rare
Ne s’achève que par vos coups.

ACTE V §

SCÈNE I. §

SIFROY, seul.

1780 Enfin je me vois seul, et je n’ai que mon ombre,
Qui me suit à regret dedans un lieu si sombre.
Magnifique Palais, toute votre beauté
N’a rien de comparable à cette obscurité ;
Que sert votre appareil de dais et de balustres,
1785 Qu’à rendre bien souvent nos peines plus illustres ?
Que fait ce faux éclat de vos félicités,
Qu’un charme dont nos sens demeurent enchantés ?
Ah ! Mille fois heureux, qui dans la solitude,
Fuyant des vains honneurs la vaine servitude,
1790 Et rompant tout à coup la chaîne des péchés
Où les autres mortels se trouvent attachés,
Y vient par ses regrets et par sa pénitence,
Chercher en soupirant sa première innocence.
Adieu monde trompeur ! Je romps ici les fers
1795 Qui m’ont presque accablé depuis que je te sers.
Il cherche s’il ne trouvera point quelque coulant d’eau, et en découvrant un, il prend une coquille sur le bord et boit.
Mais ce discours au lieu de soulager mes peines,
Met la soif sur ma langue et le feu dans mes veines ;
Cette source fournit un remède à mon mal,
Dans l’humide trésor de son petit canal.
1800 Ah Dieu ! Qu’on goûte mieux dans cette eau toute pure,
Les biens dont l’innocence honorait la nature,
Puisque même l’excès de ses contentements
N’a rien dont la douceur puisse enivrer nos sens.
Mais les froides vapeurs que sa fraîcheur excite
1805 Se joignant au doux bruit dont ce ruisseau m’invite
M’obligent à fermer pour un moment les yeux,
Et jouir en dormant du repos de ces lieux ;
Il se couche dans une caverne qui paraît au fonds du Théâtre sur le bord d’un ruisseau.
J’y pourrai cependant plus doucement attendre
Le fidèle Orismond que j’y devais reprendre.

SCÈNE II. §

GENEVIÈVE, seule.

Fuyant Golo, qu’elle avait vu dans la Forêt et qui cherchait Sifroy.
1810 Hélas je suis perdue ! Il n’est point de rocher
Dont la plus sombre horreur me puisse bien cacher,
Golo cherche en ces bois les restes de ma vie,
Qu’il pensait, le méchant, m’avoir déjà ravie.
Moi-même j’en suis cause, et ma lettre me perd,
1815 Sans doute qu’Orismond s’en est trop découvert.
Mon dieu, si vos secrets qui sont mes destinées
Devaient sitôt borner le cours de mes années,
Ah ! Ne pouvais-je pas espérer, cher Sifroy,
Un traitement plus doux pour répondre à ma foi.
1820 Vierge secourez-moi, dans ce malheur extrême
Ou pour le moins sauvez la moitié de moi-même,
Ce petit innocent qui sans craindre le sort,
Court peut-être lui-même au-devant de la mort :
Il me le faut chercher dans la Forêt prochaine.
1825 Mais qu’est-ce que je vois couché sur la fontaine ?
Est-ce Sifroy qui dort lui-même dans ces lieux,
Serait-ce bien l’objet si aimable à mes yeux ?

SCÈNE III. Sifroy dormant, Geneviève. §

GENEVIÈVE.

Vous ne me trompez pas, les instincts de mon âme
S’accordent trop bien avec vous ;
1830 Et cette douce ardeur qui réveille ma flamme,
Ne peut venir que d’un Époux :
C’est mon cher Sifroy qui me donne
Cette amoureuse émotion,
Et déjà mon coeur m’abandonne,
1835 Pour porter dans le sien la même passion.
Il n’est point aujourd’hui de vertu si sauvage
Qui ne dût approuver mes feux,
Et cet objet a droit d’engager mon courage
À lui rendre les premiers voeux ;
1840 Toute ma contrainte est frivole
Je n’ai plus d’empire sur moi,
Mon coeur me trahit et s’envole
Pour s’aller joindre enfin à celui de Sifroy.
Mais hélas qui t’a dit que Sifroy soit lui-même
1845 Qu’il n’ait non plus changé que toi
Et d’où peux-tu juger que maintenant il t’aime,
Ayant pu condamner ta foi.
Dieu que de toutes parts ma peine
Est bien égale à mes amours
1850 Puisque je dois craindre la haine
De celui dont je puis espérer du secours.
N’importe, éveillons-le avant que Golo vienne,
S’il faut mourir dans ces Forêts
Je ne veux point souffrir d’autre main que la sienne,
1855 Pour exécuter ses arrêts.
Mais n’est-ce pas être coupable
Que de le vouloir si cruel,
Et penser qu’il en soit capable
N’est-ce pas mériter qu’il soit tel ?
1860 Pour ne l’éveiller pas qu’avec quelque assurance
D’un secret innocent, faisons l’expérience ;
Pendant qu’il dort ainsi penché sur ce ruisseau
Elle prend sa main et la trempe dans les eaux du petit ruisseau.
Je vais l’interroger, trempant sa main dans l’eau.
Sifroy ? Mon cher Sifroy ?

SIFROY.

Que me veux-tu, chère ombre ?

GENEVIÈVE.

1865 Il répond ! Que fais-tu dans cette Forêt sombre ?

SIFROY.

Je t’y cherche.

GENEVIÈVE.

Quoi donc reconnais-tu ma voix ?

SIFROY.

Hélas toutes les nuits je l’entends dans ce bois.

GENEVIÈVE.

Quel dessein t’y conduit ?

SIFROY.

D’y faire pénitence.

GENEVIÈVE.

De quoi ?

SIFROY.

De mon erreur et de ton innocence.

GENEVIÈVE.

1870 Tu la reconnais donc ?

SIFROY.

Il est vrai.

GENEVIÈVE.

Si les Cieux
M’allaient hors du sommeil présenter à tes yeux ?

SIFROY.

Dès que je vois le jour son image s’efface.

GENEVIÈVE.

Mais encor, s’ils voulaient te faire cette grâce ?

SIFROY.

Que je serais heureux !

GENEVIÈVE.

Croirai-je son sommeil ?
1875 Et puis-je sur ce gage avancer son réveil ;
Elle le quitte et retire sa main hors de l’eau.
La crainte de Golo ne permet plus d’attendre,
Mais elle me défend aussi de l’entreprendre,
Et lorsque contre lui j’ai besoin de Sifroy,
Que sais-je si son coeur est moins à lui qu’à moi ?
1880 Tu doutes Geneviève ? Ah pourvu qu’il te voie
De tous les sentiments ne crains plus que la joie ?
C’est pour ce seul sujet qu’il te faut ménager
De peur que ton accès ne le mette en danger ;
Cachons-nous pour un temps, le voici qu’il s’éveille,
1885 À ses premiers discours prêtons un peu l’oreille.
Elle se cache derrière un arbre.

SCÈNE IV. §

SIFROY, s’éveillant.

Me fuiras-tu toujours quand je pense te voir,
Ne me parleras-tu que pour me décevoir.
En se levant.
Ombres en quel endroit cachez-vous le modèle
Dont celles du sommeil font l’image si belle !
1890 Mais vous plutôt, mon Dieu, dissipez ces portraits
Par le lustre éclatant de vos divins attraits
Que rien que cet objet n’ait plus pour moi de charmes ;
Qu’il allume mes feux pour essuyer mes larmes :
Et puisque maintenant Geneviève est à vous,
1895 Faites qu’elle y rejoigne encore son Époux ?
Que mon bonheur est lent, et qu’Orismond diffère.
Allons à sa rencontre ?

SCÈNE V. Geneviève, Sifroy. §

GENEVIÈVE.

Elle feint de ne le pas connaître.
Où va ce téméraire ?
Après avoir manqué de respect pour ce lieu,
Et troublé le repos des servantes de Dieu

SIFROY.

1900 Ne reconnaissant pas Geneviève.
C’est celle assurément qui loge en cette roche ;
Mais mon abord l’offense, évitons son reproche.

GENEVIÈVE.

Arrête ? Je saurai quel dessein t’y conduit ?
Ou quel est l’attentat pour qui l’on te poursuit.

SIFROY.

1905 Tous mes persécuteurs sont dans ma conscience,
Elle me pousse ici pour faire pénitence.

GENEVIÈVE.

De quel crime ?

SIFROY.

D’avoir sur un méchant rapport
Abandonné ma femme et mon fils à la mort.
Et signant le trépas d’une main criminelle
1910 D’avoir du même trait d’une plume infidèle,
Effacé de mon coeur la nature et l’amour.

GENEVIÈVE.

Après ces attentats, tu vois encor le jour !

SIFROY.

Hélas ! C’est le sujet dont ma douleur s’irrite.

GENEVIÈVE.

Pleurez, pleurez, Sifroy, le sujet le mérite.

SIFROY.

1915 Ô Dieu !

GENEVIÈVE.

Quel accident nouveau vous a surpris ?

SIFROY.

Je vous cachais mon nom, d’où l’avez-vous appris.

GENEVIÈVE.

Il n’est point de secrets cachés à l’innocence,
C’est une des faveurs dont dieu la récompense.
Dans l’ombre des Forêts un seul de ses rayons,
1920 Du monde quoiqu’absent nous tracent des crayons.
Mais je veux toutefois de vous savoir le reste,
Et tous les accidents d’une mort si funeste.

SIFROY.

Sept étés ont déjà coulé depuis ce temps.

GENEVIÈVE.

Excusez si ce mot m’a surprise : sept ans !
1925 C’est le nombre à peu près, si j’ai bonne mémoire,
Qu’arriva dans ces bois une semblable histoire,
Deux brigands sans respect de rang ni de beauté
Y traînaient une Dame avec indignité.

SIFROY.

Hélas ! Que fîtes-vous à ce triste spectacle ?

GENEVIÈVE.

1930 Je ne la pouvais pas sauver sans un miracle ;
Ces bourreaux toutefois touchés de ma pitié,
Ne purent achever leur dessein qu’à moitié ;
Car l’ayant dans ces bois laissée à demi-morte.
Elle s’encourageant fut encor assez forte
1935 Pour venir jusqu’ici le long de ce ruisseau,
Y chercher pour son fils et pour elle un tombeau.

SIFROY.

Je ne m’étonne plus de l’instinct qui m’attire,
Vers ces lieux consacrés du sang d’une martyre.
C’est son aimable esprit qui tourne ici ses pas,
1940 Pour venir honorer le lieu de son trépas.
Chers autres, reprenez les restes de ma vie,
Dont déjà vous m’avez une moitié ravie,
Et souffrez, bois sacrés, que mon dernier soupir,
Y rejoigne la mienne avec repentir.

GENEVIÈVE.

1945 Votre mort en ces lieux serait pour lui déplaire.

SIFROY.

Ses mânes de mon sang se pourront satisfaire.
À quel autre dessein viennent-ils chaque nuit,
Me montrer cet endroit où le Ciel m’a conduit ?

GENEVIÈVE.

Il est vrai que souvent dans cette solitude,
1950 Je vois errer son ombre avec inquiétude.
Souvent elle me suit en haut de ce rocher,
Et quand je m’y retire, elle s’y vient cacher ;
Que dis-je regardant dans ces flots mon visage,
Souvent parmi mes traits j’aperçois son image,
1955 Je ne dis pas un mot qu’elle ne die aussi,
Et ses moindres regrets me donnent du souci.

SIFROY.

Serais-je assez heureux que de la voir paraître.

GENEVIÈVE.

Oui bien si vous l’étiez assez pour la connaître.

SIFROY.

Ah ! J’en ai tous les traits bien gravés dans mon coeur ?

GENEVIÈVE.

1960 Une si longue mort change bien de couleur.

SIFROY.

Quoi que sur son visage aient effacé les Parques,
L’amour ingénieux m’en donnera des marques.

GENEVIÈVE.

Il faut dire ces deux vers dans un geste d’Amazone.
Afin qu’à son abord vous les distinguiez mieux,
1965 Voyez-en par avance un portrait dans mes yeux !

SIFROY.

Ah !
Surpris et tombant en défaillance d’abord qu’il la reconnaît et Geneviève courant pour le soutenir, le reçoit entre ses bras.

GENEVIÈVE.

Qu’avez-vous ?

SIFROY.

Je meurs !

GENEVIÈVE.

Mon cher Sifroy, courage,
Vous éblouissez-vous à sa première image ?

SIFROY.

Ah Cieux, où sommes-nous ! Geneviève est-ce toi ?
De quel oeil peux-tu voir maintenant ton Sifroy :
1970 Ou de quel oeil peut-il supposer ta présence,
Convaincu de son crime et de ton innocence ?
Si malgré ma rigueur tu vois encor ce jour,
Ah ! Pardonne un péché que causa mon amour ?
Ou si parmi les morts je vois errer ton ombre,
1975 Souffre que ma douleur en augmente le nombre ?
Il se soutient lui-même, et se relève d’entre les bras de Geneviève.

GENEVIÈVE.

Non, le Ciel m’a fait grâce, et cassant tes arrêts,
Il t’a su ménager ma vie en ces Forêts.

SIFROY.

Tu vis donc ? Ah ma mort en est plus légitime,
Et Dieu ne te sauve que pour punir mon crime.

GENEVIÈVE.

1980 Ce fut pour l’empêcher.

SIFROY.

Geneviève, dis mieux ?
C’est pour le reprocher tout entier à mes yeux ;
Quoi malgré ma fureur, malgré ma jalousie,
Ces affreuses forêts t’ont conservé la vie ?
Et ta vertu trouva chez elle plus de foi,
1985 Qu’un si fidèle amour n’en rencontra chez moi ?
Après cela comment peux-tu souffrir ma vue ?

GENEVIÈVE.

Mon unique malheur vint de l’avoir perdue,
Elle me rend la vie…

SIFROY.

Et par un juste sort,
Ton respect à son tour me condamne à la mort ;
1990 Je suis le criminel, je dois prendre ta place.

GENEVIÈVE.

Non, puisque mon amour et le Ciel te font grâce
C’est pour toi que je vis.

SIFROY.

Mais tu ne le dois pas !
J’en ai perdu le droit en signant ton trépas,
Et tu n’es plus à moi depuis ce coup funeste !

GENEVIÈVE.

1995 Dieu te l’a conservé, voulant bien que je reste.
Et comme sa sagesse a fait voir ton erreur,
Et me sauva la vie, il t’a gardé mon coeur :
Rien n’a pu me l’ôter, et je dois te le rendre,
L’ordre même du Ciel t’oblige à le reprendre.

SIFROY.

2000 Je ne mérite plus de posséder ce bien.

GENEVIÈVE.

Mais moi j’ai toujours droit de demander le tien ?

SIFROY.

Au moins pour châtiment ordonne que ton âme,
Reçoive mes devoirs sans allumer sa flamme,
Et que pour me punir d’avoir aimé si peu,
2005 Elle ne sente rien de l’ardeur de mon feu.

GENEVIÈVE.

Ce châtiment subtil tomberait sur moi-même,
Plutôt pour t’accabler, souffre encor que je t’aime ;
Si ton crime effacé te rend un peu honteux,
Je veux que cette honte augmente par mes feux.

SIFROY.

2010 Aimer un criminel, c’est se rendre coupable.

GENEVIÈVE.

En faire un innocent, c’est être charitable.

SIFROY.

Ordonne pour le moins quelque autre châtiment ?

GENEVIÈVE.

Endure mon amour puisqu’il fait ton tourment ?

SIFROY.

Ce tourment est trop beau pour en faire un supplice !

GENEVIÈVE.

2015 C’est à toi de subir les lois de ma justice.

SIFROY.

Au moins raconte-moi les morts que mille fois,
Il t’a fallu souffrir dans l’horreur de ces bois,
Ce funeste récit de ta longue misère
Pourra bien me punir autant que ma colère ;
2020 Et malgré tes bontés afin de me punir,
Ta douleur s’armera de ce ressouvenir.

GENEVIÈVE.

Sifroy, ne pensons plus à ces peines passées
Que le bonheur présent doit avoir effacées,
Et n’ajoutons plus rein à nos anciens malheurs
2025 Qu’un général oubli de mes longues douleurs ;
Jouis de la faveur que le Ciel te redonne,
Et ne m’afflige plus lorsque je te pardonne.

SIFROY.

Mais las ! Qu’est devenu l’innocent malheureux,
Qui fut le premier fruit de nos plus chastes voeux.

GENEVIÈVE.

2030 Qu’il m’a coûté de pleurs !

SIFROY.

Quoi n’a-t-il pu survivre ?

GENEVIÈVE.

Hélas ! Combien de fois fus-je prête à le suivre,
Mais ces bois t’ont gardé cet aimable dépôt,
Lequel repassera sans doute ici bientôt.

SIFROY.

Il vit donc ce cher fils ?

GENEVIÈVE.

Aussi bien que moi-même.

SIFROY.

2035 Dieu, que de toutes parts mon bonheur est extrême.

GENEVIÈVE.

Tu pourras reconnaître en le voyant, Sifroy,
Dans les traits de son corps les marques de ma foi.

SIFROY.

Pardonne à mon erreur de l’avoir soupçonnée,
Pardonne à mon amour de l’avoir condamnée.

GENEVIÈVE.

2040 Tu n’as plus là-dessus rien à me demander,
Et je n’ai sur ce point plus rien à t’accorder.
Tu ne condamnais pas Geneviève fidèle,
Ta sentence tombait sur une criminelle.
Tu ne fus donc jamais au vrai mon ennemi,
2045 Et jamais contre moi tu n’agis qu’à demi.

SIFROY.

Il est vrai que mon coeur n’en fut jamais complice
Et que pour le surprendre on usa d’artifice ;
Tous les plus noirs démons y furent employés
Les charmes les plus forts y furent déployés,
2050 Mais contre ces démons et contre tous leurs charmes,
Mon amour opposait d’assez puissantes armes.
Si le traître Golo continuant son jeu,
D’une sombre vapeur n’eût étouffé mon feu.

GENEVIÈVE.

N’y pensons plus, Sifroy, mais réparons les pertes
2055 Que depuis si longtemps nos deux coeurs ont souffertes,
Et reprenons le cours des innocents plaisirs
Qu’avaient interrompu nos pleurs et nos soupirs ;
Vivez et jouissez, puisque je suis contente,
Du beau fruit que l’amour par mes mains vous présente,
2060 S’il faut quelque victime à me sacrifier,
Golo pourra tout seul cette faute expier.

SIFROY.

Puisque vous l’ordonnez, j’en suis content, Madame ;
Mon coeur va rallumer la vie à votre flamme
Et comme il ne doit plus vivre que sous vos lois,
2065 C’est lui seul qui me fait consentir à ce choix ;
Je suis, je le confesse, indigne de la vie,
Mais si votre bonté désormais m’y convie,
Je veux en recevoir l’arrêt à vos genoux.
Il va pour se jeter à ses genoux mais elle le relève aussitôt.

GENEVIÈVE.

Reprenez en mon coeur la place d’un époux,
2070 Et songez maintenant vous pardonnant vous-même,
D’épargner la douceur de celle qui vous aime.

SIFROY.

Permettez seulement qu’acceptant ce pardon,
Je baise au moins la main de qui me vient ce don ;
Il lui baise la main.
Et qu’un amour discret combattu de la crainte,
2075 Reçoive avec respect cet honneur d’une sainte.

GENEVIÈVE.

Elle lui fait le même, pendant quoi Bénoni arrive qui se glisse doucement le long de la Forêt et vient gagner le côté de Geneviève et passe en même temps entre elle et Sifroy.
J’approuve, cher Sifroy, cette discrétion,
Et je rends la pareille à ton affection,
Mais lorsque je reçois ce gage de la tienne,
Voici Dieu qui t’en rend un plus beau de la mienne.

SCÈNE VI. Sifroy, Geneviève, Bénoni. §

SIFROY.

2080 Ah le pauvre innocent saura-t-il qui je suis ?

BÉNONI.

Au moins le coeur me dit que je suis votre fils.

SIFROY.

Il ne te trompe pas, et le mien t’en assure
Ah ! Madame j’en crois la voix et la nature,
Mon cher fils, à quel maux t’avais-je abandonné
2085 Toi qu’un si chaste amour m’avait si tôt donné,
Il l’embrasse.
Viens t’en naître aujourd’hui dans le sein de ton père,
Viens y boire l’oubli de ta longue misère.

BÉNONI.

Ah ! Monsieur, quel malheur nous séparait de vous ;
Pouviez-vous si longtemps vivre content sans nous ?

SIFROY.

2090 Ah je ne vivais pas.

BÉNONI.

Vous demeuriez si proche ?

SIFROY.

Ne perce pas mon coeur d’un si sanglant reproche ?
Il l’embrasse encore.
Que ce premier moment de mes embrassements
Efface, mon cher fils, tes peines de sept ans.

BÉNONI.

Pensez-vous que sitôt je perde la mémoire,
2095 D’un temps qui me mérite une éternelle gloire ?

SIFROY.

Que l’esprit, aussi bien que le coeur en est bon ;
Comment l’appellerai-je, apprenez-moi son nom ?

GENEVIÈVE.

Je lui donne celui que m’apprit ma misère,
Comme il fut le sujet du danger de sa mère,
2100 Je le nomme d’un nom sortable à mon malheur,
De Bénoni, qui dit l’enfant de ma douleur.

SIFROY.

Le Ciel nous le rendant par cette aimable joie,
Nommons-le notre Isaac, l’enfant de notre joie.

BÉNONI.

Non, je suis Bénoni, mais Monsieur, dites-moi,
2105 N’est-ce pas votre nom que celui de Sifroy ?

SIFROY.

Hélas ! D’où le sait-il ?

GENEVIÈVE.

Moi-même je l’admire.

BÉNONI.

Oui dea, c’était celui que vous n’osiez me dire.
Pendant que les échos de ces vastes Forêts,
Le redisant partout trahissaient vos secrets.

SIFROY.

2110 Qu’elle en avait raison ?

BÉNONI.

Montrant Geneviève.
Sachez que ses tristesses
M’ont bien causé des pleurs !

SIFROY.

Reviens par mes caresses
Je les veux essuyer.

BÉNONI.

Sachez que mille fois,
Elle fut sans mes soins morte dedans ces bois.

SIFROY.

Je t’en suis obligé, mais les peines passées,
2115 Par plus grandes faveurs seront récompensées.
Un bien n’est pas si doux dans un bonheur égal
Comme lorsqu’il succède aux sentiments du mal.
Vous qui dans le débris d’un si triste naufrage,
Prenant Bénoni par la main, le présente à Geneviève.
2120 M’avez de votre amour conservé ce beau gage,
Jouissez-en, Madame, et recueillez ces fruits,
Qu’ont ici cultivé vos soins et vos ennuis.

GENEVIÈVE.

Geneviève le lui rend.
J’en ai sept ans entiers recueilli les prémices,
C’est à vous maintenant d’en goûter les délices.

SIFROY.

2125 Plus je te considère, et plus je vois de traits,
Où la nature a mis en un nos deux portraits.

GENEVIÈVE.

Vous le connaîtrez bien en ceux de son courage,
Et comme sa vertu ne tient rien du sauvage.

SCÈNE VII. Sifroy, Geneviève, Bénoni, Orismond, Lisandre, Cléon. §

LISANDRE.

Bien surpris de voir Sifroy avec une femme et enfant.
2130 Cléon où sommes-nous ? Et que vois-je, Orismond ?

ORISMOND.

Vous voyez que l’effet à mes discours répond.

CLÉON.

Est-ce une illusion ?

LISANDRE.

Cléon, est-ce Madame ?

CLÉON.

Sans doute c’est l’esprit de cette sainte femme.

GENEVIÈVE.

Approchez-vous, Messieurs, et n’ayez point de peur ;
2135 Non, non, je ne suis pas un fantôme trompeur
Reconnaissez en moi, votre ancienne maîtresse.

CLÉON.

S’adressant à Sifroy qui est étonné de les voir ainsi surpris.
Seigneur, est-ce Madame ?

LISANDRE.

Est-ce vous ma Princesse ?

GENEVIÈVE.

Moi-même.

LISANDRE.

Et vous vivez ?

GENEVIÈVE.

En croyez-vous vos yeux ?

LISANDRE.

Considérant Bénoni, qui est étonné de voir tant de monde, et qui va tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre mais le plus souvent vers Orismond.
Et quel est cet enfant avec vous en ces lieux ?

GENEVIÈVE.

2140 Ne m’interrogez pas, consultez son visage,
Voyez-y de Sifroy la naturelle image.

CLÉON.

Seigneur, quel sort vous rend et la mère et le fils.
Ah ! Qu’Orismond nous a ravissamment surpris ;
Et qu’il pouvait bien plus qu’il n’osait nous promettre.

LISANDRE.

2145 C’est de lui-même aussi que vous en vint la lettre.

SIFROY.

Orismond qui savait ma faute et mon regret,
Devais-tu me cacher si longtemps ce secret ;
Mais sachant ses malheurs avec son innocence,
Devais-tu la laisser souffrir par ton silence ?

ORISMOND.

2150 Seigneur, si j’ai failli de vous l’avoir caché
Je n’ai pas persisté longtemps dans mon péché ;
Ce fut hier seulement au temps que les étoiles
Allument leurs flambeaux et mettent bas leurs voiles,
Que ne cherchant qu’une ombre en l’horreur de ces bois,
2155 Je vis ce cher objet pour la première fois.
Mais je fus si surpris de ce bonheur extrême,
Que j’eus besoin de temps pour m’en croire moi-même.
Je voulais ce matin ménager votre coeur.
Pour lui faire goûter la joie avec douceur ;
2160 Mais le Ciel plus hardi prévenant ma prudence,
M’a de votre entrevue ôté la confidence ;
Jouissez-en, Seigneur, mais contre un suborneur,
Vengez son innocence et vengez votre honneur.
Golo crie et appelle ses chiens.
Je l’entends qui approche.

SIFROY.

Ah permettez, Madame,
2165 Que j’immole à vos pieds cette malheureuse âme
Et que du crime auquel il m’a fait consentir,
Je montre en vous vengeant un juste repentir

GENEVIÈVE.

Il le m »rite bien, mais souffrez une chose,
Qu’aucun autre que moi de Golo ne dispose,
2170 Que ce soit de mon choix et de mon jugement,
Que dépende aujourd’hui sa peine et son tourment.
Ce qu’il doit endurer moi seule le puis dire,
Et puis seule égaler sa peine à mon martyre,
Et tout autre qu’à moi d’un si lâche ennemi,
2175 Ne pourrait quoi qu’il fît me venger qu’à demi
Je veux dans ses tourments vous laisser un exemple
Qu’avec étonnement tout le monde contemple,
En êtes-vous d’accord, l’approuvez-vous, Sifroy ?

SIFROY.

Madame, vous avez le même droit sur moi.

GENEVIÈVE.

2180 Vous y consentez donc, à l’abord de ce traître,
De vos ressentiments soyez un peu le maître,
Et vous ressouvenez toujours de notre accord,
En me laissant venger et son crime et ma mort.

SCÈNE VIII. Sifroy, Geneviève, Bénoni, Orismond, Lisandre, Cléon, Golo, Léris. §

Golo, pâlit, rougit, avance, recule, et comme il s’en allait fuyant et disant deux ou trois paroles, quand le Comte le prit par la main brusquement pour le faire approcher, sur [quoi] ces acteurs mettent l’épée à la main pour courir sur Golo et le poignarder, mais Geneviève les retient le petit Bénoni se cache auprès de sa maman, et lui prend la main, tout tremblant de peur, et puis il badine autour de leurs épées faisant semblant d’en prendre quelqu’une, qu’on lui refuse, lui faisant signe du doigt qu’il ne faut pas toucher là. Il se jette à genoux.

GOLO.

Que vois-je ici, Léris ?

SIFROY.

Traître, dis que t’en semble ?
2185 La reconnais-tu bien ?

GOLO.

Ô Cieux !

SIFROY.

La main te tremble ?
Viens çà, cette beauté n’a-t-elle plus de quoi,
Te prendre par les yeux, et débaucher ta foi.

GOLO.

Où suis-je ?

SIFROY.

Son aspect t’est-il encor funeste.
Brûle-t-elle ton coeur de ce peu qu’il lui reste ?

GOLO.

2190 Nous sommes enchantés.

SIFROY.

Oui, traître je le fus,
Lorsque tu l’accusas, et lorsque je te crus ;
Mais Dieu découvre enfin ce crime véritable
Que tu pensais cacher, en me rendant coupable.

GOLO.

Ô rage ! Ô désespoir ! Seigneur, qu’est-il besoin
2195 D’une plus forte preuve, ou d’un autre témoin ?
Je l’avoue, il est vrai que mon âme insensée,
Osa lui découvrir son amour déréglée ;
Mais j’y fus suborné par ses divins appas.

SIFROY.

S’ils étaient innocents ne les accuse pas :
2200 Quoi traître fallait-il après ce grand outrage,
Faire de ses refus un triomphe à ta rage ?
Si les chastes appas t’étaient contagieux,
Tu devais par respect en détourner les yeux.

GENEVIÈVE.

Mais vous vous oubliez déjà de votre office ;
2205 Moi seule de Golo me dois faire justice.

SIFROY.

Pourquoi tant différer ?

GENEVIÈVE.

J’y veux plus d’appareil.
Pour chercher à son crime un supplice pareil.

SIFROY.

C’est dans ces bois sacrés, complices de vos peines.
Que je veux que mes chiens ouvrent toutes ses veines,
2210 Pour expier les maux que vous avez soufferts.

GENEVIÈVE.

Un sang si criminel souillerait ces déserts.

SIFROY.

Si vous ne prononcez, je préviens la sentence.

GENEVIÈVE.

Puisque vous m’en pressez avec tant d’insistance,
Jurez-moi derechef qu’on exécutera
2215 Tout ce qu’envers Golo ma voix ordonnera.

SIFROY.

Je le jure, et le Ciel moi-même me punisse
Si de mes propres mains je ne vous fais justice.

GENEVIÈVE.

Souvenez-vous-en donc ? Et ne vous pressez pas,
D’abréger ses tourments, avançant son trépas.
S’adressant à Golo.
2220 Tremble donc à ma voix, ingrat, perfide, infâme,
Je te donne à choisir du fer ou de la flamme ;
Des tourments que la peur te met devant les yeux,
Déclare-moi celui que tu mérites le mieux.

GOLO.

Pour un crime si grand toute peine est petite.
2225 Il n’en est point qui puisse égaler son mérite.

GENEVIÈVE.

Voici donc celle enfin, que m’inspire en ce lieu,
Et le commandement et l’exemple d’un Dieu.
Au nom de ce Sauveur, Golo, je te fais grâce ;
Ma beauté fit ton crime, et ma bonté l’efface,
Sifroy rougit et pâlit de fureur à ces paroles.
2230 Et ne veux pour punir ta lâche cruauté
Te donner pour tourment que cette impunité.

SIFROY.

Hors de lui.
Qu’un si noir attentat échappe à ma justice !

GENEVIÈVE.

Que ma seule bonté punisse sa malice.

SIFROY.

Qu’il vive ayant tâché de vous faire périr !

GENEVIÈVE.

2235 Qu’il vive dans l’horreur de ne pouvoir mourir.

SIFROY.

Que je ne venge pas cette sanglante injure !

GENEVIÈVE.

Que vous m’obéissiez de peur d’être parjure.

SIFROY.

Que pour vous obéir je trahisse mon coeur !

GENEVIÈVE.

Que de ces sentiments vous vous rendiez vainqueur.

SIFROY.

2240 Je n’y puis consentir, Madame, j’en appelle !

GENEVIÈVE.

Vous ne le pouvez pas, sans vous rendre infidèle,
Car c’est du sang d’un Dieu qu’est signé son arrêt.

SIFROY.

Vous lui pouvez céder votre propre intérêt ;
Mais quel droit avez-vous de remettre une offense
2245 Qui blesse mon honneur plus que votre innocence ?

GENEVIÈVE.

C’est l’exemple qu’un Dieu nous en donne à tous deux,
Qui doit jusqu’en ton coeur porter ces mêmes feux ;
Éteins dans son amour l’ardeur de ta colère,
Si tu veux l’imiter et si tu lui veux plaire.
2250 Le soin de le punir doit désormais céder,
Au plaisir de me voir et de me posséder.

SIFROY.

Je n’y puis résister, cette grâce est trop forte ;
Votre exemple, Seigneur, et son amour l’emporte,
Et puisqu’il faut céder, je cède à la vertu,
2255 Contre laquelle en vain j’ai longtemps combattu.
S’adressant à Golo.
Va traîner dans ces bois ta misérable vie,
Et dans notre disgrâce et dans notre infamie.

GOLO.

Ah ! Madame, souffrez qu’au sortir de la mort,
Adorant vos bontés je regrette mon sort
2260 En me rendant ce bien lorsque j’en suis indigne,
C’est rendre seulement ma peine plus insigne.
Laissez, laissez agir un si juste courroux ;
Permettre que Sifroy m’immole à vos genoux.
Empêcher seulement un jour votre mémoire
2265 De détester l’auteur d’une action si noire.

GENEVIÈVE.

Comme en vain ton orgueil attaqua ma beauté,
En vain ton désespoir veut vaincre ma bonté.
Va donc, n’interromps plus le cours de nos délices,
Je me remets sur toi de tes autres supplices.
2270 Qu’on le fasse conduire en toute sûreté,
Vous, Cléon, empêchez qu’il ne soit mal traité.
Cléon le lève et le conduit.

SCÈNE IX. Sifroy, Geneviève, Bénoni, Orismond, Lisandre, Léris. §

LISANDRE.

Tous vos chevaux sont proches au bas de cette roche,
Il est temps d’en sortir, déjà midi s’approche.

SIFROY.

Prenant Geneviève par la main.
Sortons donc au plutôt de l’ombre de ce lieu
2275 Où je veux consacrer un temple à notre Dieu.

GENEVIÈVE.

En s’en allant.
Nous viendrons visiter souvent cet ermitage.

BÉNONI.

S’adressant à Lisandre et à Léris, ce bagage est le chapeau, la canne, et le mouchoir de Golo qu’il y a oubliés.
Vous autres emportez tout ce petit bagage.
Après quoi il faut que les violons jouent, jusques à ce qu’un acteur vienne remercier la compagnie.