SCÈNE I. L’Ambassadeur de France, Gertrude en deuil, Germaine. §
L’AMBASSADEUR tenant un papier.
1755 L’ayant lu dans ses pleurs qu’il n’a pu modérer,
Il me l’a mis en main pour le considérer :
Et de vrai, sans pleurer, s’il eût lu ce reproche,
Il n’eut point eu de cour s’il ne l’eût de roche.
GERTRUDE.
J’en ai ouï parler ; mais je ne l’ai pas vu.
L’AMBASSADEUR.
1760 Je vous le ferai voir, puisqu’il m’en a pourvu.
Il se lit bien qu’on voie à la lettre effacée,
La teinture de l’eau que ses yeux ont versée.
Le voici. Mais d’autant que pour faire passer
Cette humeur de tristesse il est allé chasser,
1765 Nous pouvons en repos à l’air de cette place,
Faire nos entretiens pendant qu’il fait sa chasse.
Je voudrais contenter ma curiosité,
Comme quoi ce papier fut écrit et porté,
Ayant appris de vous que cette Demoiselle
1770 En savait le secret, je le veux savoir d’elle.
GERTRUDE, à Germaine.
Cela s’adresse à vous.
GERMAINE.
Cela s’adresse à vous. Quitte pour répéter
Ce que je vous ai dit, je vais le contenter :
Aussi seule je puis raconter cette histoire,
J’ai fourni le papier, la plume et l’écritoire.
1775 Et j’eusse encor plus fait ; mais Madame voulut
Par force en se perdant procurer mon salut :
Car si pour son égard je me fusse aveuglée
Voulant la secourir, Golo m’eût étranglée.
L’AMBASSADEUR.
L’enragé ! Mais encor sachons par le menu
1780 L’honnête procédé que vous avez tenu.
GERMAINE.
Quand le Prince eut commis cet injuste supplice
De Madame, à Golo, surpris par la malice,
Et pour l’exécuter l’eût dépêché devant ;
Ma mère, sa Nourrice, en eut le premier vent
1785 Par son droit de Geôlière ; à l’abord de laquelle
(Sous le secret enjoint) j’appris cette nouvelle ;
Soit que ma mère alors en ce dessein pressé
D’un tel assassinat, sentît son cour blessé,
Soit qu’elle eût résolu (pour n’être point émue
1790 De ce funeste objet) en détourner la vue,
Elle m’ouvrit la Tour, et prit l’occasion
De me charger du port de sa provision.
J’entrai, et regardant cette pauvre accouchée
Qu’on allait égorger, je me sentir touchée
1795 D’un regret si pressant, que lui mettant en main
L’eau que je lui portais avec un peu de pain,
Et n’ayant en l’esprit que cette mort cruelle
D’elle et du beau Poupon qui suçait sa mamelle,
D’un mouvement soudain l’effort de mes douleurs
1800 Fit débonder mes yeux en deux torrents de pleurs.
Madame en me voyant à ce point désolée,
Par mon tremblement se sentit ébranlée,
Et voulut s’enquérir quel sujet m’obligeait
À cette affliction dont elle s’affligeait.
1805 Sa pitoyable voix derechef me fit fondre,
Et demeurer longtemps sans pouvoir lui répondre :
Mais toute la réponse que je lui fis,
Fut d’annoncer la mort et d’elle et de son fils.
L’AMBASSADEUR.
Quel effroi lui donna cette mort annoncée ?
1810 Elle en devait mourir de la seule pensée.
GERMAINE.
Au contraire, son cour me fit voir sa vertu,
S’affermissant aux coups dont il fut combattu,
Voici ce que j’ouïs de sa douce parole ;
Ma fille, il ne faut pas que mon bien vous désole ;
1815 Ce n’est pas d’aujourd’hui que je meurs sans mourir,
Reculant de mon bien, à faute d’y courir.
Tous mes maux finiront en un mal qui les ferme,
Et mes morts trouveront en cette mort leur terme.
Puis donc que tous mes maux et mes morts sont au point
1820 De voit bientôt leur fin, ne vous affligez point.
Les auteurs de ma mort m’exemptent du dommage
Que j’aurais à souffrir et mourir davantage ;
Si vous m’aimez, il faut que votre affection
Vous fasse réjouir de cette exemption.
1825 Pour soutenir l’honneur j’ai été combattu,
C’est en lui que je vis, c’est pour lui qu’on me tue.
Tout ce qui semblerait se devoir regretter,
C’est la mort d’un enfant qui commence à téter :
Mais Dieu l’a revêtu d’une vertu si mâle ;
1830 Lui donnant par ma main la grâce baptismale,
Que ce qu’il devait vaincre, alors il l’a vaincu,
Et depuis pour combattre il n’a que trop vécu.
Dieu ne me l’a prêté qu’afin de le lui rendre ;
Je le fais de bon cour, c’est à lui de le prendre :
1835 Il en est le vrai père, et fera, s’il lui plaît,
Qu’il recevra sa vie en lui ôtant mon lait.
Madame en ce discours qu’elle tint d’une haleine,
N’employait ses efforts qu’à me tirer de peine.
Mais lors me regardant d’un visage serein,
1840 Et jugeant à mes pleurs qu’elle parlait en vain ;
Vous m’aimez, me dit-elle ; et serait-il possible
Que ne m’aimassiez que d’un amour sensible ?
Si vous savez qu’aimer n’est que vouloir du bien,
Aimez-moi d’un égard raisonnable et chrétien.
1845 Quel bien me voudriez-vous, en voulant la durée
De la peine que j’ai si longtemps endurée ?
Elle court à sa fin que je dois supposer,
Pourquoi la voudriez-vous plus longtemps arrêter
Dieu m’en veut affranchir, en voulant que je meure.
L’AMBASSADEUR.
1850 Vous pleurez.
GERMAINE.
Vous pleurez. À ces mots, je pleurai et j’en pleure.
L’AMBASSADEUR.
J’avoue qu’il faudrait à ces mots de pitié,
Pour être sans regret, être sans amitié.
GERMAINE.
Enfin à ma retraite, et sur l’heure dernière
De recevoir l’Adieu de notre prisonnière :
1855 Germaine (me dit-elle) auriez-vous le loisir,
Sans vous incommoder, de me faire un plaisir ?
À quoi je répondis, toute mon envie,
Eût été de mourir pour lui sauver la vie.
Vivez (répartit-elle) en ayant la bonté
1860 De me faire un plaisir sans incommodité.
Voyez mon Cabinet, et vite sans mot dire
Portez-moi du papier et d’encre pour écrire.
Tous mes joyaux y sont, visitez et prenez ;
Mais avec diligence allez et revenez.
1865 J’y courus aussitôt, et sans être aperçue,
Ni toucher aux joyaux, me remis à sa vue
Et dès lors promptement à mes yeux, à mon su
Elle fit cet Écrit que vous avez reçu.
Et recourant encor, sans aucune aventure
1870 Je mis au Cabinet et l’encre et l’écriture,
Les posant à l’endroit où le tout s’est trouvé,
Et lui rendant la clef, par son ordre achevé.
J’eus le contentement de l’avoir obligée
Devant la même nuit qu’elle fut égorgée.
L’AMBASSADEUR.
1875 Vous devez sur l’égard de ce bon traitement,
En avoir le mérite et le contentement.
À Gertrude.
Qu’en dites-vous, Madame ?
GERTRUDE.
Qu’en dites-vous, Madame ? Hélas ! Qu’en puis-je dire :
Je pense à la Princesse, et la vois au martyre,
Admirant son courage à prêter le collet
1880 Au combat de l’honneur où ce beau sang couler.
Mais quel est son Écrit ?
L’AMBASSADEUR.
Mais quel est son Écrit ? Faisons-en l’ouverture.
Dans votre attention recevez ma lecture.
Il ouvre son papier, et lit l’Écrit.
GENEVIÈVE, à Sifroy.
Adieu, Sifroy, je vais mourir,
Puisque vous voulez que je meure ;
1885 Ma vie est lasse de courir,
Ayant atteint sa dernière heure ;
Ma mort comblera tous nos voux,
Vous la voulez et je la veux :
Et par mes misères finies
1890 Nos envieux seront punis
De voir que nos corps désunis
Nos volontés seront unies.
Pour ce chef on verra d’accord
Votre ordre et mon obéissance ;
1895 Vous voulez et je veux ma mort,
C’est à mon gré qu’on me l’avance :
Mais puisque votre esprit consent
À la mort d’un fils innocent,
Mon sentiment vous est contraire,
1900 Appréhendant votre remords,
Pour m’avoir fait souffrir deux morts :
L’une vous pouvant satisfaire.
L’Enfant qu’on fait si mal traiter
Par une étrange procédure,
1905 Fera quelque jour regretter
L’énormité de son injure.
Je vous plains en mon sang perdu,
Que le vôtre soit répandu,
Et que votre même disgrâce
1910 Que j’ai soufferte sans sujet,
À votre dam change d’objet,
Et s’étende sur votre race.
Je crains que le Juge Éternel
À qui toute chose est présente,
1915 Ne vous regarde en criminel,
Me regardant en innocente,
Puisqu’il punit votre soupçon
Par la mort de votre Enfançon ;
Et puisque votre humeur jalouse,
1920 Par ma mort à ce jour préfix,
Me privant d’Époux et de Fils,
Vous prive de Fils et d’épouse.
Si par un rapport suborneur
Vous soupçonniez de quelque chose
1925 Qui puisse choquer mon honneur,
C’est encor à quoi je m’oppose :
Il m’a toujours été si cher
Qu’on ne peut rien me reprocher
Qui puisse m’en avoir privée.
1930 Dans tout le temps que j’ai été
J’ai conservé ma chasteté,
Et meurs pour l’avoir conservée.
Dieu nous donne d’être offensés
Tous deux ensemble, et nous invite,
1935 Pour ça être récompensés,
De n’en pas perdre le mérite.
Pour jouir du prix de ce don,
Soutenons d’un entier pardon
Votre offense jointe à la mienne ;
1940 Montrant par ce digne soutien
Comme vous m’aimez en Chrétien,
Et comme je meurs en Chrétienne.
L’AMBASSADEUR.
Saurait-on s’exprimer en termes plus puissants
Quel jugement de femme à la fleur de ses ans.
SCÈNE II. Rodolphe, L’Ambassadeur, Gertrude, Germaine. §
RODOLPHE.
1945 Que Dieu est admirable, et que sa providence
Par des profonds ressorts se met en évidence.
L’AMBASSADEUR.
Que nous voulez-vous dire ?
RODOLPHE.
Que nous voulez-vous dire ? On n’avait pas cherché
Un Gibier excellent depuis longtemps caché ?
27
Comme on chassait ailleurs ; enfin il a fait montre,
28
1950 Et la chasse a fini par son heureux rencontre.
L’AMBASSADEUR.
Je n’entends point ces mots.
RODOLPHE.
Je n’entends point ces mots. On a si bien couru,
Que ce Gibier couvert enfin nous a paru
On l’a pris, on le tient, la Princesse est trouvée.
RODOLPHE.
La ? Princesse est trouvée, et la chasse achevée.
L’AMBASSADEUR.
1955 Je ne vous comprends point. Quand les cruels efforts
Des animaux auraient épargné ce beau corps ;
Mais mort depuis sept ans d’une mort pitoyable,
Il n’aurait plus de trait qui le fît connaissable.
RODOLPHE.
Vous parlez d’un corps mort ; je parle d’un vivant,
1960 Aussi entier et beau qu’il fut par ci-devant.
L’AMBASSADEUR.
Mon Dieu que dites-vous ?
GERTRUDE.
Mon Dieu que dites-vous ? Qu’est cela ?
GERMAINE.
Mon Dieu que dites-vous ? Qu’est cela ? Quel prodige !
RODOLPHE.
Non non, il ne faut plus que sa mort nous afflige,
La diverse façon de la perdre et trouver,
Semble un prodige à voir, ou un songe à rêver :
1965 Le Ciel l’a fait savoir et regretter sa perte,
Et voici sa rencontre en notre chasse ouverte.
Par les abois des chiens les piqueurs séparés,
Abandonnent le Prince en des lieux égarés,
Où il trouve une Biche : il la court et s’engage
1970 De la poursuivre au trou d’une grotte sauvage
Où la bête s’avance, et le Prince au dehors
Jetant les yeux au fonds y reconnaît un corps
D’une femme vivante, auquel la chevelure
D’un beau poil étendu servait de couverture.
1975 Ravi de cet objet, voulant s’y transporter,
Il ouït une voix qui le fit arrêter :
Elle portait ces mots ; je vous suis inconnue,
Et me vois hors d’état de souffrir votre vue.
Vous me ferez plaisir si vous vous retirez,
1980 Pour chercher ailleurs ce que vous désirez.
Le ton de cette voix doucement prononcée
Réveilla son esprit, lui donnant la pensée
Que dans ces jours passés cet air accoutumé
Lui fut si gracieux qu’il en était charmé.
1985 Cela le fit résoudre à faire quelque approche
Pour mieux l’envisager à l’ombre de sa roche :
Mais elle le pria d’être moins curieux,
Ou lui prêter de quoi se couvrir à ses yeux,
À chacun de ses mots souffrant nouvelle attaque,
1990 Du désir de s’instruire il lui tend sa casaque,
Qu’elle jeta sur soi : et lors la passion
Du Prince s’informa de sa condition,
De ce qu’elle faisait, d’où elle était venue,
Qu’est-ce qui l’obligeait de loger toute nue
1995 Au fonds d’une Forêt, et l’avait fait cacher
Sous le rude couvert de cet affreux Rocher.
Je suis, répondit-elle, une femme souffrante,
La terre de Brabant m’a reçue naissante ;
J’eus un puissant époux, dont la crédulité
2000 Commettant injustice à ma fidélité,
M’a (sur de faux rapports sans m’ouïr) condamnée
À souffrir bien des maux, et d’être assassinée.
Pour l’exécution d’u si sanglant Arrêt,
On me fit, sans habits, entrer dans la Forêt,
2005 Où mes exécuteurs m’ayant accompagnée
Devinrent les auteurs de ma vie épargnée ;
Et depuis le moment qu’on me prit à merci,
J’ai compté sept Étés et sept Hivers ici.
L’AMBASSADEUR.
C’est elle.
GERTRUDE.
C’est elle. La voilà.
GERMAINE.
C’est elle. La voilà. Fallait-il davantage
2010 Pour en donner au Prince un plus clair témoignage ?
L’AMBASSADEUR.
Lui-même m’a conté qu’un tel trouble d’esprit
Lui survint à ces mots, tel remords le surprit
Aux faits mentionnés, que tremblant de faiblesse
Il ne connaissait plus ni soi ni la Princesse.
2015 Et comme il eût ainsi quelque temps chancelé,
Il se fit un effort, et s’étant rappelé ;
Encor (poursuivit-il) si cela ne vous fâche,
Dites-moi votre nom, afin que je le sache.
29
À cet interrogat (ainsi qu’il m’a conté)
2020 Elle essuya ses yeux, se tournant à côté :
Et puis, Monsieur, dit-elle, il est temps qu’on oublie
Ce nom dont la mémoire est du tout abolie.
Depuis sept ans passés dans ce clos resserré,
Avec ce pauvre corps ce nom fut enterré
30
2025 Sous un tourment si dur, une angoisse si griève,
Que j’ai peine à penser que je fus Geneviève.
GERMAINE.
Mon Dieu ! Hélas !
L’AMBASSADEUR.
Mon Dieu ! Hélas ! Hé bien ?
RODOLPHE.
Mon Dieu ! Hélas ! Hé bien ? Ce nom l’eût achevé,
Si trouvant tout son bien il ne se fût trouvé
Celle qu’il voulut perdre, et tenait égarée,
2030 L’eût perdu si dès lors il ne l’eût recouvrée :
Mais d’un esprit confus, tout honteux, sans parler,
Il étendit ses bras et courut l’accoler ;
Et combattant son cour avec les seules armes
De regrets, de soupirs, de sanglots et de larmes,
2035 Il en reçut enfin cet accord complaisant,
D’oublier le passé pour jouir du présent.
Par cet oubli promis son esprit se conforte,
Et dans le même instant lui parut sur la porte
Un beau petit Garçon, qui pour tous ses habits
2040 Couvrait sa nudité d’une peau de brebis.
Ses deux petites mains se faisaient voir remplies
Des racines du Bois fraîchement recueillies :
Et criant sa Maman, lui montrait le butin,
Qu’il lui avait acquis au soin de ce matin :
2045 Car c’était seulement de ce repas champêtre,
Que la pauvre Maman avait lieu de se paître.
La Mère en souriant, découvrant ses beaux yeux,
Et jetant vers le Père un regard gracieux,
Lui fit apercevoir qu’au trait de son visage
2050 Dieu en avait béni leur chaste mariage.
La Nature parlant, il reçut par sa voix
Le fruit de son Palais recueilli dans son Bois.
Sentant son cour ardant d’une amoureuse braise,
Il y court, il le prend, il l’embrasse, il le baise :
2055 Et dans ses mouvements le tenant embrassé,
Lui paye l’intérêt des dettes du passé.
Maos cette liberté fit naître une contrainte,
En ces transports d’amour l’enfant tremblait de crainte,
Appelant sa Maman, laquelle s’occupa
2060 À l’instruire en riant, que c’était son Papa.
Mais quoiqu’elle sût dire à voix douce ou sévère,
N’obligea point le fils de connaître son Père :
Il répondit toujours d’un redit gracieux,
Par ces mots répétés : Notre Père est es cieux.
GERTRUDE.
2065 Ces termes sont le fruit d’une leçon chrétienne.
GERMAINE.
L’Enfant ne connaissait que la Maman pour sienne.
RODOLPHE.
Le Prince en ses bonheurs se résolvant encor
De nous en faire part, prit et mordit son Cor,
Qui nous le fit chercher à course nonpareille ;
2070 Et sa rencontre enfin m’apprit cette merveille.
J’eus encor le plaisir de la tendre façon
Dont la Biche allaitait son petit Nourrisson
Et vis de mes deux yeux une chose nouvelle,
Que la Biche et nos chiens se voyaient sans querelle.
L’AMBASSADEUR.
2075 Miracle sur miracle ! Après tant de tourments
Si longuement soufferts, adieu les traits charmants
Qui paraient autrefois cette belle Princesse.
RODOLPHE.
Elle est ce qu’elle était en sa verte jeunesse,
Et ne parut jamais avec tous ses joyaux
2080 Plus belle et plus merveille en ses jours nuptiaux.
L’AMBASSADEUR.
Que faisons-nous ici entendant ces merveilles,
Sans donner à nos yeux l’objet de nos oreilles ?
GERTRUDE.
Allons, Monsieur.
GERMAINE.
Allons, Monsieur. Allons.
RODOLPHE.
Allons, Monsieur. Allons. J’ai à vous requérir
De ne point vous hâter, on est allé quérir
2085 Les habits de Madame, et chacun s’évertue
D’y courir, et le Prince après l’avoir vêtue
Vous promet qu’en prenant un chemin raccourci
Il vous la fera voir en passant par ici.
L’AMBASSADEUR.
Je lui obéirai avec impatience.
RODOLPHE.
2090 Nous avons bientôt vu sa prompte diligence,
Les voici.
GERTRUDE.
Les voici. Mon cour tremble.
GERMAINE.
Les voici. Mon cour tremble. Et j’en suis hors de moi.
L’AMBASSADEUR.
C’est lui, je l’aperçois.
GERTRUDE.
C’est lui, je l’aperçois. C’est elle je la vois.
SCÈNE III. Geneviève, Sifroy, Gertrude, Germaine, l’Ambassadeur, Othon, Bénoni. §
GENEVIÈVE.
Pauvre homme !
SIFROY.
Pauvre homme ! Il m’a noirci.
GENEVIÈVE.
Pauvre homme ! Il m’a noirci. Son désastre me fâche.
SIFROY.
C’en est fait, par son sang j’ai dû laver ma tache.
2095 De mourir mille fois il m’a mis au hasard,
Et pour me laisser vivre il n’est mort que trop tard.
Voyant l’Ambassadeur.
Mais voici notre ami, voulez-vous qu’il vous voie ?
L’AMBASSADEUR, à Geneviève.
Madame, je me perds dans les excès de joie
Qui rendent aujourd’hui nos cours épanouis
2100 Des faits miraculeux que nous avons ouïs.
GERMAINE.
Ô Madame ! Ha, Madame !
GENEVIÈVE.
Ô Madame ! Ha, Madame ! À toute la semonce
De vos affections, je n’ai point de réponse.
Dieu m’avait écartée, et m’a fait revenir.
Pour l’un et l’autre état je n’ai qu’à le bénir.
L’AMBASSADEUR.
2105 Le Désert a fleuri, les lys avec les roses
Que vous en rapportez, font voir ses fleurs écloses.
Ce jour où nous sentons un bonheur ravissant,
Paraît comme l’effet d’un Soleil renaissant.
L’Hiver qui nous traitait d’une rigueur sévère,
2110 A fait place au quartier de notre primevère,
Que Dieu même assortit des bonheurs de l’Été,
Par ce fruit qui s’avance à sa maturité.
Cet illustre Enfançon qui fait voir en son âge
Les plus rares faveurs d’un chaste mariage,
2115 Vos Sujets les premiers ont le bien d’en jouir :
31
Mais pour vos Alliés, je viens me conjouir,
L’occasion est belle, et je sais que la France
32
Témoignera l’aveu de ma conjouissance.
GENEVIÈVE.
Monsieur, je suis honteuse, apprenant que je sois
2120 (Sans l’avoir mérité) dans le cour des Français :
Et vos civilités rendent plus fortunées
Les consolations que le Ciel m’a données.
SIFROY.
Monsieur, encor faut-il que vous sachiez combien
Dieu m’a voulu punir me rendant tout mon bien ;
33
2125 Mon épouse et mon Fils, par un rebut austère,
M’ont tous deux méconnu pour Époux et pour Père.
SIFROY.
Monsieur. Je vois mon tort qu’ils m’ont fait réparer,
Je les ai ignorés, ils ont dû m’ignorer :
Mais je béni le Ciel, que réparant nos pertes,
2130 Il daigne être content de nos peines souffertes.
GERTRUDE.
Quel transport !
GERMAINE.
Quel transport ! Quel bonheur !
OTHON, à Geneviève.
Quel transport ! Quel bonheur ! Madame, à mon avis
Celles que vous voyez ont tous leurs sens ravis ;
Considérés l’éclat de la joie qui brille
Aux yeux de cette Dame, et cette belle fille.
GENEVIÈVE.
2135 Vous m’avez fait plaisir ; qu’est-ce donc que je vois ?
Ces changements m’ôtaient et la vue et la voix.
N’est-ce pas ma Gertrude et ma pauvre Germaine.
GERTRUDE à genoux.
Ma Princesse.
GERMAINE à genoux.
Ma Princesse. Madame.
GENEVIÈVE.
Ma Princesse. Madame. Épargnez-moi la peine
De faire comme vous, pour vous mieux caresser.
2140 Levez-vous toutes deux, et venez m’embrasser.
À Gertrude.
Ma Gertrude, oublions nos douleurs supportées,
Reconnaissant celui qui nous a visitées.
J’ai su vos déplaisirs, les miens vous sont connus ;
Reprenons nos plaisirs, puisqu’ils sont revenus.
2145 Dieu qui fit et qui fait son jeu de notre joie,
Lui-même la ravit, lui-même la renvoie,
Accomplissant en nous ses desseins éternels
Dans l’égale faveur de ses soins paternels.
GERTRUDE.
Madame, dans l’état des Noces bien austères,
2150 J’ai souffert comme vous en vos jours solitaires.
Maintenant votre joie apaise mes douleurs,
Et ce jour de vos ris essuye tous mes pleurs.
GENEVIÈVE.
Je sais bien qu’on vous a très mal appariée,
Alors qu’à mon absence on vous a mariée.
2155 L’Époux qu’on vous donne n’était pas assorti
Des titres méritant un si noble parti.
SIFROY.
Il m’avait ébloui quand pour sa noire offense
D’elle (dans mes abus) j’en fis la récompense.
Je l’en ai délivrée, et puisqu’il est péri,
2160 Il faut qu’un Intendant soit encor son mari,
Vu d’un oil éclairé, vaillant, franc, et fidèle,
Étant digne de moi, comme aussi digne d’elle.
GERTRUDE.
Un mari, Monseigneur ! Faut-il faire un retour
À ce joug, et me voir deux maris en un jour ?
SIFROY.
2165 Celui dont maintenant vous êtes affranchie
Vous noircit par son deuil, je veux vous voir blanchie.
Les habits nuptiaux fourniront les couleurs
Qui doivent effacer l’objet de vos douleurs.
SIFROY.
Mon cour. Mon cher souci, je comprends vos pensées,
2170 C’est pour vous qu’aujourd’hui on fera deux fiancées.
SIFROY.
Monseigneur ! C’est assez, on sait ce que tu vaux,
Et ma chère moitié veut payer tes travaux.
GENEVIÈVE.
Madame. On pense à vous.
SIFROY à Othon.
Madame. On pense à vous. Germaine est toute émue
Quand on parle de toi, et rougit à ta vue.
BENONI.
2175 Maman, la Biche a faim, et m’abandonnera
Si elle n’a de l’herbe.
GENEVIÈVE.
Si elle n’a de l’herbe. On lui en donnera.
GENEVIÈVE.
Allons donc. Où aller ?
BENONI.
Allons donc. Où aller ? Revoir notre demeure,
Pour lui donner de l’herbe.
SIFROY.
Pour lui donner de l’herbe. On ira tout’astheure,
Mais loin des animaux hors de votre tombeau,
2180 Pour loger désormais en un logis plus beau.
GENEVIÈVE.
Maman. Mon fils.
BENONI.
Maman. Mon fils. Allons.
GERTRUDE.
Maman. Mon fils. Allons. Le gracieux caprice.
BENONI.
On me veut emmener, et m’ôter ma nourrice.
SIFROY.
Grand cas que mon enfant me reprochant toujours
L’abandon paternel et l’étrange secours,
2185 Étant chassé de moi et reçu de la Bête,
Me punit d’un rebut la paye de sa fête.
GENEVIÈVE.
Allons. Patientez, je ne vous quitte pas,
La Biche est avec nous, qui nous suit pas à pas.
SCÈNE IV. Clotilde, Geneviève, Sifroy, Bénoni, Othon, Gertrude, Germaine. §
CLOTILDE aux pieds de Geneviève.
Madame.
GENEVIÈVE, en la relevant.
Madame. Ma Clotilde.
CLOTILDE.
Madame. Ma Clotilde. Il ne m’est plus possible
2190 De contenir mes sens en un bien si sensible.
Je suis hors de moi à ces jours refleuris,
Par l’heureux changement de nos larmes en ris.
Béni soit ce grand Bois, et béni soit ses Chênes,
Dont l’ombre a modéré la rigueur de vos peines.
2195 Bénite soit la Grotte et l’étroit logement
Qui vous a pu donner quelque soulagement.
Bénis soient les buissons, les halliers, les épines
Qui n’ont rien attenté sur vos beautés divines.
Bénite soit la Biche et son lait savoureux,
2200 Qui d’un beau Nourrisson rend notre Prince heureux.
Béni soit qui changeant votre vie en une autre,
Mit la sienne en danger pour épargner la vôtre.
Mais surtout du plein fonds de nos affections,
Béni soit Dieu l’auteur des bénédictions
2205 Qui vous ayant conduit par des diverses voies
Pour nous faire sentir plus fortement nos joies,
Vous éloigna de nous, et vous fait revenir
Dans un comble de biens dont il veut nous bénir.
GENEVIÈVE.
C’est ainsi que le cour se fait voir au langage
2210 Que la vraie amitié rend un vrai témoignage.
Le Ciel m’est toujours doux, et toujours bienfaisant,
Soit dans mon mal passé, soit dans mon plein présent.
SIFROY.
Que fait donc notre Henry ?
GENEVIÈVE.
Que fait donc notre Henry ? Vous m’avez devancée,
Nous concourions tous deux à la même pensée.
2215 Qu’est-ce qu’il fait ?
CLOTILDE.
Qu’est-ce qu’il fait ? Madame, Henry fait son devoir
À mettre ordre au Palais pour vous y recevoir.
SIFROY.
Je l’ai fait (à ces fins) devant notre arrivée,
Y ramener le train de ma chasse achevée.
CLOTILDE, présentant une bague.
C’est de lui, Monseigneur, que j’ai eu l’ordre exprès
2220 De dire qu’un garçon cuisinant des apprêts,
Au ventre d’un poisson a trouvé cette bague.
SIFROY, prenant la bague.
Au ventre d’un poisson ? Ce garçon extravague.
GENEVIÈVE.
Il n’extravague point, je le pense et je crois,
Un poisson l’a reçu et gardé mieux que moi.
GENEVIÈVE.
Comment ? Laissons cela, sans nous rompre la tête
Sur une question à troubler cette fête.
Il suffise que Dieu voulant nous faire voir
L’excès de sa bonté, l’étende à son pouvoir.
Rendez-moi ce joyau pour couronner ma joie.
SIFROY, le donnant.
2230 Le voilà.
GENEVIÈVE.
Le voilà. Sachons donc à quoi Henry s’emploie.
CLOTILDE.
Il prend un soin extrême à faire et commander,
Et tous les habitants s’empressent à l’aider,
Avec les cris publics et les voix d’allégresse
Des voux passionnés à revoir leur Princesse.
2235 Je m’y suis employée, et comme il achevait
Il m’a fait avancer, disant qu’il me suivait.
SIFROY.
Je l’aime tendrement, c’est un homme à tout faire.
Vaillant, sage, discret, désireux de me plaire.
GENEVIÈVE.
Je tiens de lui ma vie.
SIFROY.
Je tiens de lui ma vie. Et c’est un accident
2240 Qui m’oblige surtout d’en faire un Intendant,
Ma Gertrude.
GENEVIÈVE, à Gertrude.
Ma Gertrude. Ma fille, en ce fait qui vous touche
Je vois bien qu’on attend qu’un mot de votre bouche.
C’est à ce brave Époux qu’on voudrait vous fiancer,
Tant pour vous maintenir que le récompenser.
GERTRUDE.
Çà. Monseigneur, Madame il serait inutile
À tant d’offres d’honneur de me rendre incivile.
Je suis entre vos mains ; mais voyez, s’il vous plaît,
Mon habit.
SIFROY.
Mon habit. Cet habit est messéant et laid
À ce jour où je veux effacer la mémoire
2250 Que me rappellerait une couleur si noire.
SIFROY.
Monseigneur. Il suffit, cet habit dévêtu
Épargnera ma joie avec votre vertu.
GERTRUDE.
Mais au moins, Monseigneur, ne faisons pas la faute
De vouloir composer, ou de compter sans l’hôte.
SIFROY.
2255 Je réponds pour Henry. J’aurais bien le crédit
De lui faire agréer tout ce que j’aurais dit ;
Mais il n’est pas besoin que mon crédit s’empresse
Pour lui faire vouloir une telle Maîtresse.
Je ne suis pas aussi votre persécuteur,
2260 Lorsque je vous présente un pareil serviteur.
Je vous donne les biens et l’État de ce traître,
Henry est ce qu’il fut et mérite de l’être.
GERTRUDE.
Ces dons sont excessifs, et même accompagnés
De la tendre amitié que vous nous témoignez.
SIFROY.
2265 Henry m’a fait un bien que j’ai toujours en vue :
Mais en parlant du Loup, on le tient par la queue,
Le voici.
SCÈNE V. Sifroy, Henry, Geneviève, Gertrude, Germaine, Othon, Rodolphe, Clotilde, Bénoni, l’Ambassadeur. §
SIFROY, à Henry.
Le voici. Est-ce fait ? Quel ordre y as-tu mis ?
HENRY.
Le meilleur que j’ai pu, et le temps m’a permis.
Du succès de ce jour les nouvelles reçues
2270 Font que les Habitants bondissent par les rues,
Tous prêts et résolus de faire un digne accueil
À leur Phonix naissant, et tiré du cercueil.
C’est de ce nom d’honneur que Madame est traitée,
Et qu’elle leur paraît comme ressuscitée.
2275 Les Clairons, les Tambours, les Flûtes, les Hautbois
Viennent la recevoir sur l’entrée du Bois,
Où vous rencontrerez votre illustre équipage,
Pour faire un renouveau de votre mariage.
SIFROY.
Nous verrons à ton compte un petit Paradis :
2280 Mais reconnais-tu bien le Phonix que tu dis ?
Regarde, ouvre les yeux ; Vois-tu bien cette Dame.
Lui montrant Geneviève.
La reconnais-tu bien ?
HENRY.
La reconnais-tu bien ? Monseigneur, je réclame
L’effet de ses bontés, que je dois requérir :
Elle a lieu de me perdre, et me faire périr.
Se jetant à genoux.
2285 Vous le pouvez, Madame ; et quand je vous contemple,
Au tort que je vous ai je veux servir d’exemple
Aux pauvres malheureux qui sont moins circonspects
À vous considérer et rendre leurs respects.
Je suis digne de mort : mais s’il faut que je fasse
2290 Quelque devoir afin d’obtenir votre grâce,
Je suis prêt d’obéir, ordonnez comme il faut
Que ma vie ou ma mort répare mon défaut.
GENEVIÈVE.
Me connaissez-vous bien ?
HENRY.
Me connaissez-vous bien ? J’aurais mauvaise vue :
Je ne crois pas jamais vous avoir méconnue.
2295 Ce n’est pas mon défaut, mon tort fut de m’offrir
Aux cruautés d’autrui, pour vous faire souffrir :
Et que vous connaissant, je fus si téméraire
Que d’avoir compromis le soin de vous défaire.
J’assurerai pourtant l’avoir fait seulement
2300 Pour vous faire éviter un pire traitement.
Madame, il est tout vrai, j’ai feint d’avoir l’envie
De vous donner la mort, pour vous sauver la vie.
Je ne dis pas pourtant de n’avoir mérité
De payer le défaut de ma témérité.
GENEVIÈVE.
2305 Et vous connaissez-vous ?
HENRY.
Et vous connaissez-vous ? Très bien, et je m’ordonne
À moi-même la mort, si vous n’êtes trop bonne.
GENEVIÈVE.
Faut-il que nos attraits nous donnent des rebuts ?
Il est temps, mon Henry, de guérir vos abus,
Vous n’avez pas encor les sciences parfaites
2310 Pour savoir qui je suis, ni même qui vous êtes.
Quoique votre Maîtresse, et vous mon Serviteur,
Je suis votre obligée, et vous mon bienfaiteur.
À Sifroy.
Faites-lui des leçons (mon cour) parlez en maître,
Que me reconnaissant il sache se connaître.
2315 Il est si peu savant, que même à son insu
Il nous a fait du bien sans en avoir reçu.
SIFROY.
Çà, mon bon Serviteur ; viens-çà que je t’embrasse ;
C’est par toi que j’ai fait ma ravissante chasse.
Ne meurs pas ignorant, apprends auparavant
2320 Que mon épouse vit, que mon Fils est vivant,
Et que leur vie de la mienne est suivie,
D’autant que par leur mort j’eusse perdu ma vie.
De te faire mourir, serais-je bien humain,
Après m’avoir reçu trois vies de ta main.
2325 Pour te récompenser je suis dans l’impuissance,
J’y ferai mes efforts, et suffit que j’y pense.
Ma chère épouse et moi te donnons cependant,
Tous les biens et l’état du perfide Intendant.
Pour tes fidélités, tes vertus, tes mérites,
2330 Ces satisfactions ne sont que trop petites.
HENRY.
Je ne sais si je rêve, au prix de ce bienfait
Je me connais bien moins que je n’ai jamais fait.
Tous ses biens, Monseigneur ?
SIFROY.
Tous ses biens, Monseigneur ? Oui, et le plus insigne
De ses biens, et duquel il fut le plus indigne,
2335 Que tu ne comprends pas (qu’on ne peut mériter)
Est celui dont le Ciel te veut faire héritier.
Connais-tu cette Dame ? Est-elle assez charmante
Lui montrant Gertrude.
Pour te faire vouloir qu’elle soit ton Amante ?
Comme aussi l’obliger d’un pareil traitement,
2340 Que d’un tel Serviteur elle fasse un Amant.
Ne crains point, j’ai rendu ses beautés délivrées
De l’indigne sujet de ses tristes livrées.
Son deuil est achevé, j’ai fait l’amour pour toi,
Et l’ai persuadée à te donner sa foi.
2345 Qu’en dis-tu, la voilà ? Je te l’ai réservée ;
Tu la devais chercher, et je te l’ai trouvée.
Hé biens, tu ne dis mot ?
HENRY.
Hé biens, tu ne dis mot ? J’ai bien de quoi rêver,
Et ne sais pourquoi vous voulez m’éprouver.
GERTRUDE.
Et je ne sais pourquoi je vous suis méprisée.
HENRY.
2350 Madame, je veux bien vous servir de risée.
N’est-ce pas me railler, qu’imputer à mépris
Le respect dont je prise un trésor hors de prix ?
Je me tais par honneur ; que saurais-je répondre
Aux propositions qu’on fait pour me confondre ?
GENEVIÈVE.
2355 Henry croit qu’on l’abuse, ou bien qu’en vérité
On lui offre un parti qu’il n’a pas mérité.
SIFROY.
Parle donc, mon Henry ; Fais-toi quelque contrainte
Pour voir si ce qu’on dit est chose vraie ou feinte.
HENRY.
Monseigneur, je ne puis, craignant d’être confus,
2360 À faire une recherche, et souffrir un refus.
GENEVIÈVE.
Il n’est pas sans amour, mais le respect l’arrête,
Il faut que la douceur prévienne sa requête.
Ma Gertrude, avancez, faites le premier pas.
GERTRUDE.
Je voudrais bien Henry ; mais il ne me veut pas.
HENRY.
2365 Vous, Madame ? Dieu sait que je n’en veux point d’autre.
GERTRUDE.
Dieu sait pareillement que je veux être vôtre.
HENRY.
Que je reçois ces mots d’un cour épanoui.
Vous voulez être mienne ; Où suis-je, qu’ai-je ouï ?
Ô mon Dieu ! Mon Seigneur ; Madame, ma Maîtresse
2370 Je ne sais où je suis, je me perds d’allégresse.
SIFROY.
Jouissez, chers Amants, par vos fidélités
Des biens d’un déloyal que vous seuls méritez.
HENRY.
Puis-je prendre un baiser sur cette main céleste.
SIFROY.
C’est assez : ci-après nous parlerons du reste.
GENEVIÈVE.
2375 Encor n’est-ce pas tout.
SIFROY.
Encor n’est-ce pas tout. Mon cour, je vous entends,
Tous nos bons Serviteurs doivent être contents.
La fortune d’Henry tient Othon en haleine,
Je vois ses yeux dressés sur sa chère Germaine.
Des services de l’un j’en ai été ravi,
2380 Et l’autre en vous servant m’a dignement servi.
Çà (cher Othon) tu vois Germaine ici présente,
Sachons si ce parti te rit et te contente.
OTHON.
Monseigneur, ce parti m’a toujours contenté :
Mais il ne m’a pas ri comme j’ai souhaité.
2385 Depuis notre retour tout ce que j’ai pu dire
Pour chatouiller son cour, ne l’a jamais fait rire.
Je l’ai toujours vu froide en des certains soupçons,
Quoi que j’aie opposé mes feux à ses glaçons.
GENEVIÈVE.
Germaine, oyez l’époux que le Ciel vous destine.
GERMAINE.
2390 Madame, je ne suis qu’une pauvre orpheline,
Othon est trop puissant, il ne veut point de moi.
OTHON.
Daignez me recevoir comme je vous reçois.
À me donner la main que rien ne vous retienne :
Tenez-moi pour tout vôtre, et soyez toute mienne.
SIFROY.
2395 Répondez, ma Germaine, Othon que je chéris
Vous parle tout riant, rendez-lui quelques ris.
Que tout rie aujourd’hui, ouvrez votre poitrine,
Et ne me dites plus d’être pauvre orpheline.
Parlez d’autre façon, et dites le non mot,
2400 Je suis assez puissant pour faire votre dot.
Je le ferai si haut, et d’un tel avantage,
Qu’Othon ne peut prétendre un plus haut mariage.
GENEVIÈVE.
Parlez, ma fille.
GERMAINE.
Parlez, ma fille. Hélas ! Que dirais-je après vous ?
Je veux, puisqu’il vous plaît, qu’Othon soit mon époux.
2405 Ses biens et mes défauts m’ont toujours empêchée
De croire que de cour il m’eusse recherchée :
Mais je vois d’un esprit tous nos cours animés,
Qu’il m’aime, que je l’aime, et que vous nous aimez.
OTHON.
Je reçois, Monseigneur, l’effet de vos largesses.
SIFROY.
2410 Ce n’est qu’en attendant celui de mes promesses.
GENEVIÈVE.
Mais Rodolphe et Clotilde ont l’esprit en suspens,
Pour savoir de quels biens ils soient participants.
RODOLPHE.
Madame, c’est de vous. Votre seule présence
Nous suffit, pour combler toute notre espérance.
2415 Vous êtes notre part.
SIFROY.
Vous êtes notre part. Et sa rencontre aussi
Comblant tous mes désirs, me met hors de souci :
Mais étant votre part, il faut que je vous montre
Que nous avons tous trois fait la même rencontre.
Demandez seulement, et je suis disposé
2420 De n’avoir jamais rien qui vous soit refusé.
Je veux que nous entrions en même jouissance
De l’état que le Ciel a mis en ma puissance ;
Et c’est de la façon qu’en ce trésor exquis
Que nous trouvons tous trois, nous aurons tout acquis.
2425 Çà mes chers Serviteurs, je ne veux plus qu’on pleure.
Mon Othon, mon Henry, mon Rodolphe à cette heure,
Comme vous devez être, ou comme vous étiez,
Soyez unis en paix à vos chères moitié ;
Afin que vous et moi d’une étroite concorde
2430 Possédions les bonheurs que le Ciel nous accorde.
Nous avions tout perdu, nous aurions tout gagné
Si mon fils, d’une épouse, était accompagné.
BENONI.
Je veux ma Biche.
GENEVIÈVE.
Je veux ma Biche. Or sus, elle vous accompagne ;
Et vous pourra servir de fidèle compagne.
SIFROY, à l’Ambassadeur.
2435 Monsieur, que dites-vous de nos contentements.
L’AMBASSADEUR.
J’ai perdu la parole à ces ravissements,
Et vous prie, Seigneur, par mes promptes dépêches
Que je puisse en porter les nouvelles plus fraîches.
SIFROY.
Je vous satisferai ; mais ayez la bonté
2440 De souffrir avec nous que ce jour soit fêté.
À Henry.
Mon Henry, conduis-nous au train de nos Carrosses,
Que nous nous retirions pour célébrer des noces
Où nos biens séparés se doivent réunir.
À Geneviève.
Allons, mon cour, allons, et faisons rajeunir
2445 Ce grison siècle d’or des années anciennes,
Dans l’innocent égard des libertés chrétiennes.
Donnons aux Étrangers, aux Sujets, aux Valets,
Des fêtes, des festins ; des Bals et des Ballets.