M. DC. LXXXXVII.
Mise au Théâtre par Messieurs du F**, et B****.
ACTEURS §
- LE DOCTEUR.
- ANGÉLIQUE, fille du Docteur.
- JULIE, fille du Docteur.
- LÉONOR, nièce du Docteur.
- LÉANDRE, amant de Julie.
- OCTAVE, amant d’Angélique.
- SCARAMOUCHE, valet d’Octave.
- PIERROT, valet du Docteur.
- PASQUIN, Arlequin.
- MARFORIO, Mezzetin.
- LA VÉRITÉ.
- LA MÉDISANCE.
- UN CUISINIER.
- UN JALOUX.
- UNE IMPATIENTE.
ACTE I §
SCÈNE I. §
PASQUIN, seul, en voyageur.
1 2 3Ah fortune, fortune ! Feras-tu toujours faire la pirouette aux pasquinades du malheureux Pasquin, et n’embourberas-tu jamais la roue de ton inconstance dans l’ornière de mon mérite ? Partito di Roma à coups de pieds au cul, Son venuto trenando la savate d’hôtellerie en hôtellerie, n’ayant d’autre monnaie pour payer mon écot, que de médire libéralement de ceux qui me donnaient à manger. Enfin, j’arrive ici sans argent, mais avec une faim canine, sans pouvoir apaiser les murmures affamés de mes languissants boyaux. Ô vous, Cara Oliveta, ma chère maîtresse, dont les gentillesses et les minauderies coquettes me faisaient si souvent crédit dans les hôtelleries, vous deviez rétablir ma fortune ; mais comme tout est variable, votre beauté ne faisant plus que blanchir auprès de l’inhumanité des hôteliers, j’ai été obligé de vous laisser là pour les gages. Que diriez-vous, belle abandonnée, si vous voyiez le tendre Pasquin le ventre aussi creux que la bourse, vous qui l’avez trouvé cent fois regorgeant de vin sur le pas de votre porte, comme sur un lit mollet dont les Amours auraient remué la paillasse ? C’est là qu’en venant me relever, vous saviez distinguer avec tant d’adresse, les hoquets de ma plénitude vineuse, d’avec les soupirs de mon ardent amour. Ouf ! Cuisine, retraite charmante et délicieuse ! Asile favorable autrefois à mon appétit ; vous qui faites le séjour ordinaire de ma charmante Olivette ! Heureuses et tranquilles marmites qui étaient écurées par ses belles mains ! Broches, chaudrons, poêles, et lèchefrites, instruments guerriers de la mâchoire, qui servez de trophée ordinaire à ma belle maîtresse ! Hélas ! Per pietà révoltez-vous contre tous les rôtis, et les ragoûts dont vous êtes les causes secondes ; et par un cliquetis universel et harmonieusement funèbre, apprenez alla mia cara Olivetta, qu’une faim désespérée est prête à rompre les ressorts du tournebroche de ses inclinations. Mais la perte de ma maîtresse m’est encore moins sensible que celle de mon cher Camarade Marforio. Ses prudents conseils et son ingénieuse industrie seraient capables de me tirer de la misère où je suis. Mais la fortune qui a résolu ma perte, l’a fait noyer dans le naufrage que nous avons fait sur mer. Si je trouvais encore quelque compagnon dans cette Ville, je me consolerais de ma mauvaise fortune ; car, comme dit le Philosophe : Solatium est miseris socios habere poenarum.
SCÈNE II. Pasquin, Marforio, Le Cuisinier. §
MARFORIO.
Vous avez entendu l’ordre, Monsieur, le Cuisinier ? C’est nous que vous devez régaler.
LE CUISINIER, d’un ton de colère.
Le maladroit ! Le brutal !
PASQUIN.
Monsieur, si vous êtes en colère contre quelqu’un, abrégez, car nos dents s’allongent.
LE CUISINIER.
Je veux aller chercher un bâton, et employer quatre heures d’horloge à battre ce Maraud-là. Il en mourra.
MARFORIO.
Mais qu’a-t-il fait pour mériter la mort ?
LE CUISINIER.
Je vous en fait juges.
PASQUIN.
Pour bien juger, il faut avoir été à la buvette.
LE CUISINIER.
Le scélérat ! Il choisit une belle nappe, fine, blanche, et parfumée. Le traître ! Il met le couvert d’une propreté... Le Coquin ! Il sert sur la table des soupes succulentes, des ragoûts friands, un rôt rissolé, cuit à propos...
PASQUIN.
Monsieur, n’allez pas si vite. Vous servez le rôti, et je n’ai pas encore tâté des ragoûts.
MARFORIO.
Mais je ne vois encore rien qui mérite la mort.
LE CUISINIER.
Moi, qui suis d’une exactitude, je lève un coin de la nappe, et j’aperçois que la table est d’un bois vermoulu, tout pourri. Aussitôt de rage je renverse la table, je jette les plats par les fenêtres...
PASQUIN.
Monsieur, ne pourriez-vous pas m’enseignez l’endroit où vous avez jeté toutes ces viandes ?
LE CUISINIER.
Hé fi, Monsieur ! Quand vous devriez mourir de faim, il faut attendre de la viande neuve. J’ai envoyé acheter un boeuf à Sceaux, un mouton à Beauvais, et des poulardes au Maine.
PASQUIN.
Et du fromage à Milan.
LE CUISINIER.
J’ai envoyé chez le Menuisier faire faire une table neuve, et dès que cela sera venu, on vous servira.
PASQUIN.
7Cela ne sera pas nécessaire, nous serons déjà morts ; et au lieu d’une table il n’aurait qu’à apporter une bière.
LE CUISINIER.
Des gens comme vous ne se traitent pas sans cérémonie.
MARFORIO.
Les cérémonies sont mortelles à jeun ; mais n’avez-vous rien de cuit ?
LE CUISINIER.
Non, si ce n’est deux oeufs frais cuits d’avant-hier, et cela viendra fort à propos, car vous voilà deux.
PASQUIN.
Donnez, nous les avalerons avec la coquille.
LE CUISINIER.
Je le veux bien, venez. Où mettra-t-on le couvert ? Dans la salle ? Le salon ? La chambre ? La cour ? Le garde...
MARFORIO.
Dans la rivière, cuisinier au Diable.
LE CUISINIER.
8Vous servira-t-on en vaisselle d’or ? D’argent ? De vermeil ? De cuivre ? D’étain ? De métail de Prince...
PASQUIN.
Et sers-nous en terre à potier si tu veux, pourvu que nous mangions.
SCÈNE III. §
LE DOCTEUR, seul.
C’est une profession bien fatigante que celle d’un médecin, il est toujours embarrassé pour les affaires des autres, et n’a pas le temps de veiller aux siennes. Voilà une lettre que j’ai reçu de mon gendre futur, je vais avertir Angélique de se disposer à le recevoir. Angélique, Angélique ?
SCÈNE IV. Angélique, Le Docteur. §
ANGÉLIQUE.
Ah mon père ! Que vous êtes injuste et incommode, d’interrompre le seul plaisir auquel je sois sensible. Je ne me suis encore regardée que deux heures, et j’ai trouvé une manière de sourire toute nouvelle, dont je ne m’étais pas encore avisée.
LE DOCTEUR.
Un beau plaisir vraiment, de faire des grimaces devant un miroir ! Je veux te donner un mari, afin que tu aies autre chose que toi à regarder.
ANGÉLIQUE.
Moi, mon père, j’épouserais un homme, qui deux jours après mon mariage ne saurait pas si je suis belle ?
LE DOCTEUR.
On a bien affaire de beauté vraiment dans une famille ! C’est la beauté qui le plus souvent déshonore une maison. Je veux dans la mienne de la vertu, et de la noblesse : il y a plus de trente ans que j’ai la rage d’être noble, et je veux que ce soit toi qui m’anoblisse.
SCÈNE V. Léonor, Angélique, Le Docteur. §
LÉONOR.
Ah ma Cousine ! Sauvons-nous, sauvons-nous. Qu’on mette les chevaux au carrosse.
LE DOCTEUR.
À qui en veut cette folle-là ?
ANGÉLIQUE.
Mais, ma Cousine, qui vous oblige à un départ si précipité ?
LÉONOR.
9Une femme comme moi peut-elle partir trop promptement de Paris, quand Pasquin et Marforio y arrivent ? On dit qu’ils amènent de Rome la Médisance, que je hais beaucoup, et la Vérité, que je crains encore davantage. Mais, ma Cousine, savez-vous bien ce qu’on dit ? Ils affichent, Cousine, ils affichent. Une femme affichée est une femme perdue. Ils disent tout ce qu’ils savent ; je n’aime point les caquets, je n’aime point les caquets.
ANGÉLIQUE.
Ils disent ce qu’ils savent ? Oh tant mieux ; je les attends de pied ferme. Ils sauront à quel degré je suis sage, ils le publieront partout, et cela me distinguera de la multitude. Ils disent tout ce qu’ils savent.
LÉONOR.
Et savent tout ce qui se fait, c’est le pis que j’y trouve. Ces esprits pénétrants sont dangereux pour la réputation des femmes. Mais en vérité, Cousine, j’admire votre tranquillité. Quoi ? Tant de sang-froid à l’approche de ces vilaines gens-là ? Pour moi, je n’ai point assez de hardiesse pour les attendre ; et si toutes les femmes entre deux réputations veulent me suivre, j’aurai bonne compagnie.
ANGÉLIQUE.
C’est fort bien fait à vous. Vous craignez la médisance ; pour moi je vous conseille d’aller établir en Amérique une Colonie de femmes craintives.
LÉONOR.
Votre tranquillité me ferait soupçonner quelque chose. En cas d’honneur, Cousine, celle qui craint le moins est celle qui n’a rien à perdre.
ANGÉLIQUE.
Mais encore, expliquez-nous les raisons qui vous obligent à partir si promptement.
LÉONOR.
10 11Des raisons ! J’en ai mille pour une. Pasquin ira dire au conseiller ce que le banquier me donne ; au banquier ce que je donne à mon maître à danser ; au maître à danser que je reçois du vin d’un premier commis ; au commis que je le bois avec le Colonel, au Colonel les espiègleries de l’académiste. Or le banquier ne prêtera plus d’argent au conseiller ; le commis fera manquer le banquier ; l’académiste ferraillera avec le Colonel ; et le Colonel fera sauter la maître à danser. Et voilà une guerre civile dans l’économie de mon ménage.
LE DOCTEUR.
Quel pot-pourri de galanterie !
LÉONOR.
Vous voyez bien que j’ai mille raisons pour une.
ANGÉLIQUE.
J’entends, vous avez autant d’Amants que de raisons.
LÉONOR.
Vous ne voulez pas venir ? Pour moi je vous déclare que je m’en vais. Qu’entends-je ? Tout me paraît Pasquin. Fuyons, fuyons ces vilaines gens-là. Mon équipage, un fiacre, un fiacre ?
LE DOCTEUR.
Or sus, ma fille, recommençons le discours que nous tenions. Ce Gentilhomme me doit venir aujourd’hui, et je prétends que vous l’épousiez.
ANGÉLIQUE.
Quoi, mon Père, vous voulez me parler encore de mariage ? Si vous n’aviez pas autre chose à me dire, fallait-il me donner la peine de descendre ? Adieu, je vais achever de me mirer.
LE DOCTEUR.
Et moi j’achèverai de te marier. Que je suis malheureux ! J’ai deux filles, je ne saurais me défaire de celle que je n’aime point, et l’autre me fait enrager.
SCÈNE VI. Pierrot, Le Docteur. §
PIERROT.
Que diantre, Monsieur, faites donc taire votre fille ? Elle veut que je la serve en Musique ; elle me chante toujours aux oreilles :
Je crois pour moi qu’elle a le démon de l’Opéra dans le ventre.
LE DOCTEUR.
Quoi ? Sa manie chantante ne la quitte point ?
PIERROT.
12 13Sa chanterie l’a prise depuis que vous lui avez refusé ce petit Léandre, qui lui venait tous les jours chanter mille faligoteries sous ses fenêtres. Et franchement, si vous la mariez, cela la ferait bien déchanter ; car ce qui cause la chanterie, c’est lorsque la joie surmonte : or la surmontation ne vient que quand on a envie de rire : si bien qu’un mari qui est un animal triste, empêche toujours sa femme de rire ; et voilà ce qui suffoque la démangeaison de chanter.
LE DOCTEUR.
Je l’aime trop pour la donner à un mari.
PIERROT.
Parce que vous l’aimez, vous ne voulez pas la marier ? Elle aimerait bien mieux que vous la haïssiez, la pauvre fille.
LE DOCTEUR.
Mais Pierrot, toi qui es son confident, tu devrais bien lui remontrer qu’il y a de la folie à chanter toujours.
PIERROT.
J’y ai fait mes cinq ou six sens de nature ; et je l’ai avertie plusieurs fois, que plus une fille chantait, plus on croyait qu’elle faisait pis. Savez-vous bien ce qu’elle me répond à tout cela ?
Dame, Monsieur, je ne suis pas accoutumé qu’on me dise des injures en Musique.
LE DOCTEUR.
Suffit, je tâcherai de ramener celle-ci par la raison, et je me servirai de mon autorité envers l’autre pour lui faire épouser le Gentilhomme à qui je l’ai promise. Il faudra bien qu’elle m’obéisse.
PIERROT.
Oh, il faudra, il faudra ! Ça est bien aisé à dire ! Mais quand je lui en ai parlé, elle m’a dit que vous n’aviez rien à lui commander.
LE DOCTEUR.
Comment donc ? Est-ce que je ne suis pas son père ?
PIERROT.
Faut bien qu’elle répugne à cela : car si elle y trouvait la moindre apparence dans son instinct, elle vous obéirait.
LE DOCTEUR.
14Je lui ferai bien connaître que je le suis. Mais voici ces godelureaux qui lorgnent mes filles ; j’ai envie de leur aller dire qu’ils aillent au diable. Mais non, retirons-nous plutôt, Mars ne s’accorde pas avec Hippocrate.
PIERROT.
Sauvons-nous avec Hippocrate.
SCÈNE VII. Pasquin, La Vérité. §
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
17 18LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
PASQUIN.
LA VÉRITÉ.
LA MÉDISANCE.
PASQUIN.
Mais ne pourrait-on point savoir la différence qu’il y a entre vous deux ?
LA MÉDISANCE, chante.
MARFORIO chante.
PASQUIN chante.
LA MÉDISANCE, chante.
MARFORIO chante.
PASQUIN chante.
MARFORIO chante.
PASQUIN chante.
LA MÉDISANCE, chante.
MARFORIO chante.
PASQUIN chante.
MARFORIO chante.
ACTE II §
SCÈNE I. Pasquin, Marforio. §
PASQUIN.
Voyons un peu les Pasquinades qu’on a affichées à notre porte ce matin.
MARFORIO.
Je le veux.
PASQUIN lit.
MARFORIO lit.
PASQUIN lit.
MARFORIO lit.
23PASQUIN lit.
MARFORIO lit.
PASQUIN lit.
MARFORIO lit.
PASQUIN lit.
SCÈNE II. Octave, Léandre, Pasquin, Marforio. §
OCTAVE.
Hé bien, mon pauvre Pasquin, songeras-tu à nos affaires ?
PASQUIN.
Nous vous servirons mon camarade et moi, pourvu que vous ne nous obligiez pas à sortir de notre caractère. S’il s’agit de découvrir les vices cachés, d’en faire trouver même où il n’y en a point, d’estropier la sagesse, et de redresser la folie, nous sommes vos gens.
LÉANDRE.
Il ne s’agit que de cela. Par exemple, il faut redresser la folie du vieux Docteur qui ne veut point marier sa fille.
PASQUIN.
26Pasquinisons là-dessus.
OCTAVE.
Ce même Docteur est entêté d’un Gentilhomme de campagne, qu’il me préfère, à moi qui ne me pique point du tout de noblesse.
MARFORIO.
Marforisons.
OCTAVE.
Angélique que j’aime, est si entêtée de sa beauté, qu’elle ne veut pas m’entendre.
PASQUIN.
LÉANDRE.
Comme le père de Julie hait la musique à mort, j’ai conseillé à sa fille de chanter toujours.
MARFORIO.
À moi.
Allez, Monsieur Octave, ne vous mettez pas en peine, je vous répons se désabuser Angélique de sa beauté, et de la rendre bien raisonnable là-dessus. Nous allons nous déguiser mon camarade et moi, et nous agirons comme il faut pour vos intérêts.
27SCÈNE III. Octave, Léandre, Pasquin en Petit Maître, Marforio en Page, Scaramouche, Julie, qui survient. §
OCTAVE.
Ah, bonjour, monsieur Pasquin ! Je suis votre serviteur de toute mon âme.
PASQUIN lui donnant un coup de pied.
Serviteur. Voilà un échantillon de mon rôle de jeune Seigneur ; je vous aborde moitié caresses tendres, et moitié coups de pied au cul ; j’entre assez bien dans le caractère, comme vous voyez.
OCTAVE.
Un peu trop.
MARFORIO faisant tomber Scaramouche.
Excusez ma familiarité impertinente. Les caresses des petits-maîtres, et les malices des pages sont assez sur le même ton.
OCTAVE.
Je vous laisse. Je souffrirais trop des duretés que vous allez dire à Angélique. Adieu.
PASQUIN.
Oh ça, copions tic pour tic les grimaces des jeunes Seigneurs. Suis-je bien ainsi ? Ma figure est-elle assez déréglée ?
MARFORIO.
Te voilà assez bien sur tes jambes. Mais c’est dans un fauteuil ou sur un canapé qu’il faut t’achever de peindre.
PASQUIN.
Page, donne-moi donc un fauteuil.
MARFORIO apportant un Fauteuil.
Le bon air, au moins, n’est pas de s’asseoir dans le milieu.
PASQUIN.
28Oh je sais qu’il faut se précipiter sur l’un des bras du fauteuil, comme si on jouait au cheval fondu.
MARFORIO.
Fort bien. Mets ton chapeau sur ton genou, et l’autre jambe sur le chapeau. Plus haut, plus haut.
MARFORIO.
Débraille-toi.
PASQUIN.
Et où est la pudeur ?
MARFORIO.
31 32La pudeur est chez les pages. Jette un côté de ta perruque, fredonne une courante, bats la mesure d’un rigodon, enfonce-toi dans le fauteuil, fais-en une balançoire. Mais voilà Angélique, je vais lui faire l’ambassade.
Madame, votre beauté fait plus de bruit que toutes les cloches de Paris. Voilà mon Maître, qui est un jeune Seigneur, qui est accouru au carillon de vos charmes.
ANGÉLIQUE.
Je ne puis refuser à sa curiosité le plaisir qu’il se propose en me voyant ; cela me vengera des mépris d’Octave. Mais se connaît-il en beauté ?
MARFORIO.
Comment ? C’est un des plus fins gourmets de beauté qui soit dans le vignoble de la galanterie.
Allons, Monsieur, saluez Madame.
PASQUIN, chantant sans regarder Angélique.
Ah : Vous voilà la belle.
Page, qu’on lui donne un siège, s’il y en a.
MARFORIO.
Il n’y en a point.
PASQUIN à Angélique.
Je vous offrirais bien le mien ; mais vous seriez peut-être assez incivile pour le prendre.
ANGÉLIQUE.
Quelle brutalité !
PASQUIN.
Approchez, approchez, ne faites point tant la timide. On dit que vous êtes belle ?
ANGÉLIQUE.
Je ne puis souffrir plus longtemps son extravagance. Hélas ! Les hommes d’aujourd’hui ressemblent à ces décorations de théâtre qui paraissent de loin, et ne sont rien quand on les approche.
PASQUIN.
Quel monologue faites-vous là ?
Page ? Le cheval poil de souris souffle-t-il toujours beaucoup ?
Il a une difficulté de respirer qui l’empêche de parler. C’est une fort bonne bête, je serais fâché qu’il en vînt faute.
ANGÉLIQUE.
Je n’y puis rien comprendre. Vous êtes venu ici pour me voir ; ma beauté dont on vous a parlé vous y a attiré : ne saurais-je point comment vous me trouver ?
PASQUIN.
35Ah ! C’est de cela que vous êtes en peine ? Anatomisons votre beauté grain pour grain. Est-ce bien là votre vrai visage.
ANGÉLIQUE.
Mon visage et mon coeur ne sont jamais fardés.
PASQUIN.
Cela, il n’est pas trop joli. Page, parcours-moi ce visage-là d’un bout à l’autre, après tu m’en feras le rapport.
Laissez le faire, Madame, il s’y connaît.
ANGÉLIQUE, à Pasquin.
Mais quoi ? Ne saurai-je point ce que vous pensez de ma beauté ?
PASQUIN.
Quelle fatigue ! Hé fi, fi ! Voilà des dents d’un blanc si fade, un petit nez et des narines à dépenser deux livres de tabac par jour. Hé fi, fi !
ANGÉLIQUE.
Que manque-t-il donc à la proportion de mes traits ?
PASQUIN.
Je gage que votre nez n’est pas dans le centre de la circonférence de votre visage... Page, va me chercher mon compas, pour voir si Madame a toutes les proportions qu’elle s’imagine. Mais non, cela n’en vaut pas la peine. Adieu.
ANGÉLIQUE.
Quoi mon air, ma taille, mon visage ?
PASQUIN chante en s’en allant.
MARFORIO.
Il a raison. Vous ne sauriez pas même assez belle pour un Page.
SCÈNE IV. Le Docteur, Julie qui chante toujours. §
LE DOCTEUR.
Julie, Julie ?
JULIE en dedans.
LE DOCTEUR.
Et où es-tu donc ? Ne viendras-tu pas ?
JULIE en sortant.
LE DOCTEUR.
Ne t’avais-je pas défendu de parler à Léandre ? Que lui disais-tu ?
JULIE.
LE DOCTEUR.
Quoi tu chanteras toujours, et tu me feras enrager ?
JULIE.
LE DOCTEUR.
Écoute, si tu m’échauffes les oreilles, je pourrais bien... Prends-y garde, mon bras est tout prêt.
JULIE.
LE DOCTEUR.
Ouf ! Tu te fies à ma tendresse paternelle. Mais, ma chère fille, ne pourrai-je rien obtenir sur toi par la raison ? Ne sais-tu pas que les Docteurs haïssent autant la Musique, que les Musiciens haïssent la science ? J’ai beau te questionner, tu me réponds toujours en chantant. Parle donc, je t’en conjure, parle donc.
JULIE.
SCÈNE V. Le Docteur, Pierrot, Pasquin. §
PIERROT.
Monsieur, voilà la noblesse de votre gendre futur, qui demande à vous parler.
LE DOCTEUR.
Ah j’entends, c’est le Généalogiste que mon Gendre m’envoie. Fais-le entrer.
PIERROT.
Entrez, Monsieur le Généalogiste.
PASQUIN.
37 38Je suis, Monsieur, un radoubeur de noble, qui sait calfeutrer les crevasses que les alliances roturières ont fait dans les familles. Je suis un jardinier qui greffe sur un sauvageon des branches nobles, et je sais me servir si adroitement des avantages de ma science, que sur un parchemin nouvellement corroyé, je fais paraître des titres datés de la veille du déluge.
LE DOCTEUR.
Je suis persuadé de votre capacité. Mais Monsieur, il y a fort longtemps que j’aie la démangeaison d’être noble, combien me coûterait une noblesse de votre façon, dont vous feriez la généalogie ?
LE DOCTEUR.
C’est bien de l’argent, Monsieur, vos généalogies sont bien chères.
PASQUIN.
Mais elles sont chères à proportion de l’étoffe qu’on y met. En cas d’ancêtres, les plus anciens sont les meilleurs.
PIERROT.
Oh, point d’ancienneté, nous ne voulons rien qui soit à la vieille mode.
PASQUIN.
Je ferai entrer dans votre Généalogie douze Sénateurs Romains à un Louis d’or par tête. Vous voyez bien que des Sénateurs ne peuvent pas moins payer.
LE DOCTEUR.
Ne pourriez-vous pas, à cause que je suis un Docteur...
PASQUIN.
Je n’en puis rien rabattre, si vous voulez une Généalogie neuve.
PIERROT.
Oh neuve, neuve ! Quand elle ne serait que retournée, elle serait assez bonne pour un Médecin.
LE DOCTEUR.
Je n’en puis donner que vingt pistoles.
PASQUIN.
Mais pour l’argent que vous m’offrez, on peut vous faire échapper de quelque République morte sans enfants.
LE DOCTEUR.
Oh non, les Républiques sont trop couronnées. Je voudrais quelque chose, là, qui vînt comme un champignon.
PASQUIN.
Si à Paris tous les nobles semés sur couche poussaient chacun une branche verte, on irait à l’ombre dans les rues comme dans le bois de Boulogne. Vous voudriez apparemment quelque Noblesse secrète, dont on n’eût point entendu parler, afin qu’elle fût à couvert de la chronique médisante de Pasquin et de Marforio ?
LE DOCTEUR.
Voilà mon affaire.
PASQUIN.
Entrez dans ma Manufacture. Je m’en vais vous faire voir tous les Ancêtres de votre Gendre futur.
LA GÉNÉALOGIE s’avance et chante.
PASQUIN.
Vous ne voyez là que l’écorce de cette Généalogie, je vais vous en faire pénétrer le fond.
PASQUIN.
40 41Vous voyez cela ? La souche de tous ces gens-là, c’est un Pêcheur de harengs.
Tenez voilà Monsieur de l’Escarpin, Maître à Danser.
À côté c’est Monsieur de Machefer, Forgeron.
Celui que vous voyez plus bas, c’est Monsieur Rafle Procureur.
Voilà Monsieur du Meurtre, Médecin.
LE DOCTEUR.
Mais Monsieur, qui est ce visage efféminé tout au milieu ?
PASQUIN.
44C’est un musicien italien à voix claire. Or vous savez que les musiciens italiens à voix claire sont l’écueil des généalogies. Je vais le faire avancer, et il vous chantera sa Généalogie lui-même.
MARFORIO, sort d’une Médaille, et chante.
ACTE III §
SCÈNE I. Angélique, Pasquin, Marforio. §
ANGÉLIQUE.
Vous passez pour gens si fins et si connaisseurs, qu’on peut se croire sans défauts, quand on a échappé aux traits de votre satire. J’ai eu jusqu’à présent tant d’aversion pour les hommes, que je n’ai pu me résoudre à épouser un gentilhomme que mon père m’a proposé.
PASQUIN.
C’est-à-dire que vous êtes encore fille ? Tant pis, c’est le plus méchant métier qu’on puisse faire à votre âge.
MARFORIO.
Il y a bien de cette fausse monnaie-là, qu’on donne en mariage pour de bon argent comptant.
ANGÉLIQUE.
Vous êtes si éclairés, vous avez tant d’esprit, et vous dites les choses si galamment...
PASQUIN.
45 46Ah Madame ! Vous me confusez, vous me vermillonnez les joues, vous me mettez de la litière jusqu’au ventre.
ANGÉLIQUE.
Enseignez-moi de grâce le secret de plaire et de paraître aimable.
PASQUIN.
MARFORIO.
En effet la coquetterie pour plaire est plus utile que la beauté, et je vous le prouve.
ANGÉLIQUE.
Et bien, s’il ne faut que de la coquetterie pour plaire, je deviendrai coquette.
PASQUIN.
Oh oui, il faut un peu de landerira.
ANGÉLIQUE.
Mais de grâce dites-moi comment vous me trouvez ?
PASQUIN.
Nous ne saurions vous rien dire là-dessus, mais nous allons vous montrer des glaces qui ne flattent point. Holà, ho, qu’on apporte un miroir.
SCÈNE II. Pierrot, le Docteur. §
PIERROT.
Monsieur réjouissez-vous, vous n’aviez qu’une fille folle ; à présent vous avez deux filles et une nièce qui ont perdu l’esprit. Cela fera bien la symétrie avec vous.
LE DOCTEUR.
Comment donc, ma nièce est devenue folle ?
PIERROT.
Oui, Monsieur, elle cherche partout un certain Pasquin, qui a découvert ses fredaines. C’est la plus drôle de chose du monde. Elle se jette à son cou d’un air... et lui dit des douceurs, et puis tout d’un coup elle prend le grand couteau de Cuisine pour le poignarder ; quand elle est dans le poignardement, elle prend votre Robe rouge de Médecin pour le faire mourir plus vite ; en prenant votre Robe de Médecin rouge, elle a trouvé trois mots de Latin dans la doublure, et elle en a fait un Rondeau.
LE DOCTEUR.
Comment ferai-je donc ?
PIERROT.
Et que n’allez-vous consulter Pasquin et Marforio ? On dit qu’ils guérissent la folie, vous en avez autant de besoin qu’elles. Tenez, voilà Pasquin qui vient.
SCÈNE III. Pasquin, Pierrot, le Docteur. §
LE DOCTEUR.
Monsieur Pasquin, écoutez-moi.
PASQUIN.
Je ne m’appelle plus Pasquin, j’ai changé de nom.
LE DOCTEUR.
Changé de nom ! Et pourquoi ?
PASQUIN.
Pour faire fortune.
PIERROT.
Quoi ? Le changement de nom fait faire fortune ? Je vous déclare, Monsieur, que je ne m’appelle plus Pierrot.
PASQUIN.
Mortels, faibles mortels, ignorants et superficiels, qui jugez des choses par les noms, des hommes par les habits, et de la seringue pour l’étui.
LE DOCTEUR.
Voilà bien des moralités à contretemps !
PASQUIN.
48Que de changements, que de révolutions subites dans la fortune et dans la qualité par le seul changement de nom ! Voyez cette coquette illustre. Pendant qu’elle s’appelait Toinette, à peine ses charmes naissants lui produisaient-ils de quoi se vêtir d’une simple grisette ; à présent qu’on l’appelle Madame la Marquise de la Bonne-Aventure, la rue des Bourdonnais ne fournit point d’étoffes assez riches pour elle. Elle dispose des emplois ; et tandis que le chien au grand collier est de garde chez elle, elle ne laisse pas d’écouter les petits aboyants buralistes et de les employer par commissions.
LE DOCTEUR.
Mais Monsieur...
PASQUIN.
49 50Que dirons-nous de ce rare génie, qui en moins de huit ans a appris l’orthographe, et à écrire la lettre bâtarde. Tandis qu’il s’appelait Champagne, il se contentait d’un écu, pour écrire cent rôles de grosse dans une antichambre ; à présent qu’on l’appelle Monsieur de la Folle-enchère, on lui donne cent mille écus seulement pour signer son nom ; encore dit-il qu’il y perd, encore dit-il qu’il y perd. À l’application. Pendant que je me suis appelé Pasquin, mes Pasquinades m’ont attiré force coups et peu d’argent ; à présent que je me fais appeler le Médecin des Moeurs, je m’assure que toute la France malade va fondre chez moi. J’ai acheté pour cet effet cinquante pièces de vin de mante, dans lequel je ferai accroire qu’il y a une vertu qui guérit la folie. La nouveauté de ce remède m’attirera tous les fous du Royaume, et si je suis obligé d’en distribuer un demi-setier à chacun, mes cinquante pièces n’iront pas loin.
LE DOCTEUR.
Mais, Monsieur, croyez-vous pouvoir vous établir en si peu de temps ?
PASQUIN.
Bon, il en est des Médecins comme des Almanachs, plus ils sont nouveaux, plus ils sont consultés. La nouveauté fait la folie des Français. Ils préfèrent les pois verts aux pois secs, la Gazette nouvelle à la vieille, et les filles de quinze ans aux mères les plus expérimentées. De Médecin des Moeurs, je prends aujourd’hui le caractère.
LE DOCTEUR.
Monsieur, si vous vouliez commencer par guérir une nièce que j’ai qui est folle. La voilà qui vient.
SCÈNE IV. Léonor en Médecin, avec une Robe rouge. Le Docteur, Pasquin, Pierrot. §
Phrases latines signifiant : Où fuir ? Je suis Médecin, non une femme. Fuis dans ma chambre.
LÉONOR.
Quo fugiam ? Medicus sum, non foemina.
PIERROT.
Monsieur, voilà le rondeau, guérissez-la.
LÉONOR.
Quo fugiam ? Où fuirai-je ? Pasquin et Marforio ont affiché mes fredaines. Où fuir pour les éviter ? Tout le monde caquette. Je vois celui-ci, je vois celui-là ; elle fait par-ci, elle fait par-là ? Quo fugiam ?
PASQUIN.
Fuge dans ma chambre.
LÉONOR.
52Où sont-ils ces calomniateurs, qui m’ont mis en mauvaise odeur dans mon quartier, dont ma vertu était la cassolette ? Que de Vaudevilles, que de Robins turelure sur moi ! Que de "Vous m’entendez bien !" Il faut que je me venge de tous ces Chansonniers. Ils ne mourront jamais que de ma main ; car Médicus sum.
PASQUIN.
La conséquence est juste.
LÉONOR.
Mais non, je ne veux point me venger. Non foemina. Dans le fonds, quel mal m’ont-ils fait ?
PASQUIN.
Bon ! Ils vous ont mise en réputation.
LÉONOR.
Ils disent que je mets ma beauté à profit.
PASQUIN.
C’est être ménagère.
LÉONOR.
Que je répands mes grâces avec profusion.
PASQUIN.
C’est être libérale.
LÉONOR.
Que j’ai nombre d’amants.
PASQUIN.
Est-ce votre faute ? Les hommes sont si changeants, que pour en avoir toujours un, il faut toujours en avoir douze.
LÉONOR.
53Mais mettez-vous à ma place, Mesdames les épilogueuses. Si vous vous trouviez assiégées d’un Régiment de jolis hommes... Ah ! Les voici qui m’environnent ? Quo fugiam ? Où fuirai-je ? Celui-ci s’évanouit à mes pieds, Medicus sum. Je ne suis point de marbre, sum foemina.
PASQUIN.
Ah vous êtes femme.
LÉONOR.
54Non foemina, non foemina. Non, Monsieur Pasquin, ce n’est pas moi, c’est ma voisine, je ne suis point traitable, Medicus sum. Et une marque de mon habileté en Médecine, c’est que je guéris de la folie.
PASQUIN.
Guérissez-vous donc.
LÉONOR.
Mais vous qui parlez, répondez-moi. Qu’est-ce que la folie ? De quelle couleur est la folie ?
PASQUIN.
La folie ? La folie est habillée de rouge.
LÉONOR.
Écoutez ce qu’en disent Hippocrate et Galien. Premièrement, Hippocrate dans son Traité de la folie, n’en parle point du tout.
PASQUIN.
C’est un traité en papier blanc.
LÉONOR.
55 56Pour Galien, je ne l’ai jamais lu ; mais je soutiens moi, que la folie peut procéder de deux causes opposées. Évaporation et obstruction. Évaporation, lorsque la bouteille est débouchée, le vin s’évente. Obstruction, lorsque le tuyau de la cheminée est bouché. Folie blanche, folie noire, folie haute, folie basse, folie gaie, folie mélancolique, folie du cerveau, folie de la rate. Distinguons la folie en deux tomes. Évaporation, dans nos jeunes éventés, leur cervelle est toujours en l’air, et leur raison au vent. Obstruction, mère nourrice des vapeurs, étrange folie qu’on ne saurait guérir que par d’autres folies ! Parlez aux femmes de sagesse et de morale, du soin de leur ménage et de l’amour conjugal, la vapeur s’élève, l’humeur s’obscurcit, le caprice les surmonte, et vous ne tirez d’elles que des bâillements et des égratignures. Parlez-leur colifichets, chansonnettes équivoques, aventures galantes, caquets du quartier, modes nouvelles, noces prématurées, mariage suranné, l’enjouement succède, la vapeur se dissipe, et vous faites d’elles tout ce que vous voulez.
PASQUIN.
Et voilà comme je les veux.
LÉONOR.
Mais plus je parle et plus je deviens folle.
PASQUIN.
Foemina.
LÉONOR.
Plus je deviens folle, et plus je veux parler.
PASQUIN.
Foemina, vous dis-je.
LÉONOR.
Non foemina, Medicus sum, quo fugiam ?
SCÈNE V. Le Docteur, Pasquin. §
LE DOCTEUR.
Hé bien, avez-vous parlé à ma nièce ?
PASQUIN.
Oui, nous avons raisonné à fond sur la folie. Nous l’avons distinguée en deux tomes. Si vous aviez été ici nous l’eussions divisée en trois.
LE DOCTEUR.
Mais son mal ?
PASQUIN.
À l’égard de son mal, nous avons vu ce qu’en disaient Hippocrate et Gallien.
LE DOCTEUR.
Hé bien ?
PASQUIN.
Hé bien ? Hippocrate n’en parle point du tout, et pour Gallien nous ne l’avons jamais lu ni l’un ni l’autre.
LE DOCTEUR.
Ce n’est pas ma nièce qui m’inquiète le plus. Il est vrai que ma fille Angélique est revenue dans son bon sens. Mais Julie a toujours la folie de chanter, je vous prie de travailler à la guérir, au cas que nous puissions la trouver ; car elle a pris la fuite avec Léandre son amant.
PASQUIN.
Je vais faire ouvrir ma Boutique, peut-être y seront-ils avec les autres.
SCÈNE VI. Léandre, Julie, Le Docteur, Pasquin. §
LE DOCTEUR.
Voilà justement ma fille.
JULIE chante.
58LE DOCTEUR.
Mais ne saurait-on pas la guérir de sa manie chantante ?
PASQUIN.
Je vais vous dire par un apologue, ce qu’il faut faire pour l’empêcher de chanter.
Ainsi, si vous avez envie que votre fille parle, vous n’avez qu’à la marier.
LE DOCTEUR.
Puisque vous m’assurez que le mariage la guérira, je consens qu’elle épouse Léandre.
JULIE.
Ah mon père !
PASQUIN.
Voyez-vous comme le remède opère. Ce sera tout autre chose quand le mariage sera fait. Holà, s’il y a des gens qui me viennent consulter, qu’on les fasse entrer.
SCÈNE VII. Le Jaloux, Pasquin, Marforio. §
LE JALOUX l’épée à la main.
Où est-elle ? Rendez-la moi, ou morbleu...
PASQUIN.
Qui donc ?
MARFORIO.
Prenez garde à moi.
LE JALOUX.
Oui, rendez-la moi tout à l’heure.
PASQUIN.
Mais qui cherchez-vous ?
LE JALOUX.
Ma femme. Furetons partout. Mais non, attendez. Je me souviens que je l’ai enfermée dans sa chambre, et justement voilà la clef que j’ai dans ma poche.
MARFORIO.
Voilà qui est bien Italien ?
LE JALOUX.
Monsieur, je suis malade. Je suis jaloux.
PASQUIN.
Et avez-vous quelque raison pour cela ? Auriez-vous trouvé votre femme en flagrant délit ?
LE JALOUX.
Non, Monsieur, ma femme est fort sage ; mais je suis jaloux de tout ce qui l’approche ; un oiseau, un souffle de vent, tout me rend jaloux.
PASQUIN.
Diable ! Si vous êtes jaloux des vents, empêchez votre femme de manger des châtaignes.
LE JALOUX.
J’étais dernièrement avec ma femme devant un grand miroir, je la caressais je l’embrassaiS tendrement, et venant à regarder dans la glace, je fus si fâché de voir embrasser ma femme par un homme, que je rompis le miroir en mille pièces.
PASQUIN.
Si tous ceux qui voient embrasser leurs femmes par un homme, cassaient chacun un miroir, la Manufacture des grandes glaces n’y suffiraient pas.
MARFORIO chante.
PASQUIN chante.
Oh ça, pour guérir votre jalousie il ne s’agit que de vous empêcher de penser à votre femme ; et pour vous empêcher d’y penser, vous n’avez qu’à boire de demi-heure en demi-heure pinte de mon vin de Mante. Allons, qu’on lui donne du vin.
SCÈNE VIII. L’Impatiente, Pasquin, Marforio. §
L’IMPATIENTE.
Hé vite, Monsieur, vite dépêchez-vous de me guérir.
PASQUIN.
En voilà une bien pressée !
L’IMPATIENTE.
Dépêchez-vous donc, vous dis-je ; car je me meurs d’impatience.
PASQUIN.
D’impatience, de quoi faire ?
L’IMPATIENTE.
D’impatience, Monsieur, d’impatience, c’est mon vice que l’impatience. Il n’y a pas trois mois que l’impatience me prit de me marier, et prêt, me voilà mariée.
PASQUIN.
Je vous entends. À présent l’impatience d’être veuve vous a pris, et tac, vous voudriez déjà l’être.
L’IMPATIENTE.
Oh vraiment non ! J’aime trop mon mari pour cela. Et je l’aime si fort, que je brûle d’impatience d’avoir famille ; car je suis enceinte, Monsieur ?
PASQUIN.
Ah ! C’est-à-dire que vous avez peur que votre enfant ne tienne de vous, et que l’impatience qu’il a de voir son papa ne précipite son arrivée.
L’IMPATIENTE.
Justement.
MARFORIO chante.
PASQUIN chante.
Pour empêcher votre enfant de sortir, prenez de demi-heure en demi-heure chopine de mon vin de Mante.
L’IMPATIENTE.
Chopine, Monsieur !
PASQUIN.
Oui chopine. Tant que vous fournirez du bon vin à votre enfant, il n’aura pas l’impatience de sortir. J’en juge par moi-même : tant que je trouve de bon vin dans un Cabaret, je n’ai pas l’impatience d’en aller chercher ailleurs.
LA CHANTEUSE chante.
MARFORIO chante.
LA CHANTEUSE chante.
LE JALOUX chante.
L’IMPATIENTE chante.
MARFORIO chante.
PASQUIN chante.