ABRAHAM SACRIFIANT
TRAGÉDIE FRANÇAISE
GEN. XV. ROM.III.
Abraham a cru à Dieu, et il lui a été réputé à justice.

M.D.L.

AUTEUR THÉODORE DE BEZE. NATIF DE VEZELAY EN BOURGOGNE.

À PARIS, Chez CLAUDE BARBIN, au Palais, sur le Second Perron de la Sainte-Chapelle.

CONRAD BAUDIUS aux lecteurs §

Cil qui soulait sa jeunesse amuser
En vers lascifs et rythmes impudiques
Se vient vers vous, ô Lecteur, excuser,
Et condmaner ses fureurs poétiques
Du temps passé : sujets plus authentiques
Le Saiont-Esprit ores lui fait chanter,
Trop mieux séans pour les bons contenter.
Laissez donc là d’amours l’étude folle,
Et le venez maintenance écouter,
Rien ne dira qui vos coeurs ne console.

THÉODORE DE BÈZE aux lecteurs, Salut en notre Seigneur. §

Il y a environ deux ans, que Dieu m’a fait la grâce d’abandonner le pays auquel il est persécuté, pour le servir selon la sainte volonté : durant lequel temps, pour ce qu’en mes afflictions, diverses fantaisies se sont présentées à mon esprit, j’ai eu mon recours à la parole du Seigneur, en laquelle j’ai trouvé deux choses qui m’ont merveilleusement consolé. L’une est, une infinité de promesses, sorties de la bouche de celui qui est la vérité même, et la parole duquel est toujours accompagnée de l’effet. L’autre est une multitude d’exemples, duquel le moindre est suffisant, non seulement pour enhardir, mais aussi être avenu, si nous considérons par quels moyens la vérité de Dieu a été maintenue jusques ici. Mais entre tous ceux qui nous sont mis en avant pour exemple au ciel Testament, je trouve trois personnages, auxquels il me semble que le Seigneur a voulu représenter ses plus grandes merveilles, à savoir, Abraham, Moïse, et David : en la vie desquels si on se mirait aujourd’hui, on se connaîtrait mieux qu’on ne fait. Lisons donc ces histoire saintes avec un merveilleux plaisir et singulier profit, il m’est pris un désir de m’exercer à écrire en vers, tels arguments, non seulement pour les mieux considérer et retenir, mais aussi pour louer Dieu en toutes sortes à moi possibles. Car je confesse que de me mon naturel j’ai toujours pris plaisir à la poésie, et ne m’en puis encore repentir : mais bien ai-je regret d’avoir employé ce peu de grâce de Dieu m’a donné en cet endroit, en choses desquelles la seule souvenance me fait maintenant rougir. Je me suis doncques adonné à telles matières plus saintes, espérant de continuer ci après ; mêmement la translation des Psaumes, que j’ai main tenant en main. Que plus à Dieu que tant de dons esprits que je connais en France, en lieu de s’amuser à ces malheureuses inventions ou imitations de fantaisies vaines et déshonnêtes (si on en veut juger à la vérité) regardassent plutôt à magnifier la bonté de ce grand Dieu, duquel ils sont reçu tant de grâces (si on en veut juger à la vérité) regardassent plutôt à magnifier la bonté de ce grand Dieu, duquel ils ont reçu tant de grâces, qu’à flatter leurs idoles, c’est à dire, leurs seigneurs ou leurs dames, qu’ils entretiennent en leurs vices par leurs fictions et flatteries. À la vérité, il leur ferait mieux séant de chanter un cantique à Dieu, que de prétrarquiser un sonnet, et faire l’amoureux transi, digne d’avoir un chaperon à sonnettes, ou de contrefaire ses fureurs poétiques à l’antique, pour distiller la gloire de ce monde, et immortaliser celui-ci ou celle-là : choses qui font confesser au lecteur, que le sauteurs d’icelles n’ont pas seulement n’ont pas monté en leur mont Parnasse, mais sont parvenus jusques au cercle de la Lune. Les autres (du nombre desquels j’ai été à mon très grand regret) aiguisent un épigramme tranchant des deux côté, ou piquant par le bour : les autres s’amusent à tout renverser, plutôt qu’à tourner : autre cuidant enrichir notre langue, l’accoutrent à la Grecque et à la Romaine ? Mais quoi ? Dira quelqu’un, j’attendais un tragédie, et tu nous donnes une satire. Je confesse que pensant à telle frénésies, je me suis moi-même transporté, toutefois je n’entends avoir médit des bons esprits, mais bine voudrais-je leur avoir découvert si au clair l’injure qu’ils font à Dieu, et le tort qu’ils font à eux-mêmes, qui leur prit envoe de ma surmonter en la description de tels arguments, dont je leur envoie l’essai : comme je sais qu’il leur sera bien aisé, si le moindre d’eux s’y veut employer. Or pour venir à l’argument que je traite, il tient de la tragédie et de la comédie : et pour cela ai-je paré le prologue, et divisé le temps en pauses, à la façons des actes de comédies, sans toutefois m’y assujettir. Et pour ce qu’il tient plus de l’un que de l’autre, j’ai mieux aimé l’appeler Tragédie. Quant à la manière de procéder, j’ai changé quelque petites circonstance de l’histoire, pour m’approprier au théâtre. Au reste j’ai poursuivi le principal au plus près du texte que j’ai pu, suivant les conjectures qui m’ont semblé les plus convenables à la matière, et aux personnes. Et combien que les affactions soient plus grandes, toutefois je n’ai voulu user de termes ni de manières de parler trop éloignés du commun, encore que je sache telle avoir été la façon des Grecs et des Latins, principalement en leurs chorus (ainsi qu’il le nomment). Maintenant s’en faut qu’en cela je le veuille imiter, que tout au contraire je ne trouve rien plus malséant que ces translations tant forcées et mots tirés de si loin qu’ils ne peuvent jamais arriver à point : témoin Aristophane, qui tant de fois, et à bon droit en a repris les poètes de son temps. Même j’ai fait un cantique hors le chorus, et n’ai usé de strophes, antistrophes, épiremmes, parectables, ni autres tels mots, qui ne servent que d’épouvanter les simples gens, puisque l’usage de telles choses est aboli, et n’est de foi tant recommandable qu’on se doive tourmenter à le remettre sus. Quant à l’orthographie, j’ai voulu que l’imprimeur suivit la commune, quelques maigres fantaisies qu’on ait mis en avant depuis trois ou quatre ans en ça, et conseillerais volontiers aux plus opiniâtres de ceux qui l’ont changés, (s’ils étaient gens qui demandassent conseil à autres qu’à eux-mêmes) puisqu’ils la veulent ranger selon la prononciation, c’est à dire, puisqu’ils la veulent faire qu’il y ait quasi autant de manières d’écrire, qu’il y a non seulement de contrées, mais aussi de personne en France : ils apprennent à prononcer devant que vouloir apprendre à écrire : car (pour parler et écrire à leur façon) celui n’est pas digne de bailler les règles d’écrire notre langue , qui ne la peut parler. Ce que je ne dis pour vouloir calomnier tout ceux qui ont mis en avant leurs difficultés en cette matière, laquelle je confesse avoir bon besoin d’être réformée : mais pour ceux qui proposent leurs rêveries comme certaines règles que tout le monde doit ensuivre. Au surplus quant au profit qui se peut tirer de cette singulière histoire, outre ce qui en est traité en infinis passages de l’Écriture, j’en laisserai faire à celui qui parlera en l’épilogue : vous priant, quiconque vous soyez, recevoir ce mien petit labeur, d’aussi bon coeur qu’il vous est présenté.

De Lausanne, ce premier d’Octobre, M.D.L.

PERSONNAGES §

  • PROLOGUE.
  • ABRAHAM.
  • SARAH.
  • ISAAC.
  • TROUPE DES BERGERS DE LA MAISON D’ABRAHAM, divisée en deux parties.
  • L’ANGE.
  • SATAN.

ABRAHAM SACRIFIANT. §

PROLOGUE.

Dieu vous garde tous, autant gros que menus,
Petits et grands, bien soyez vous venus.
Longtemps y a, au moins comme il me semble,
Qu’ici n’y eut autant de peuple ensemble ;
5 Que plut à Dieu que toutes les semaines.
Nous pussions voir les Églises si pleines.
Or ça messieurs, et vous dames honnêtes,
Je vous supplie d’entendre mes requêtes,
Je vous requiers vous taire seulement.
10 Comment ? Dira quelqu’une voirement,
Je ne saurais, ni ne voudrais avec.
Or si faut-il pourtant clore le bec,
Ou vous et moi avons peine perdue
Moi de parler, et vous d’être venue.
15 Je vous requiers tant seulement silence,
Je vous supplie d’ouir en patience.
Petits et grands je vous dirai merveilles :
Tant seulement prêtez moi vos oreilles.
Or doncques peuple, écoute un bine grand cas,
20 Tu penses être au lieu où tu n’es pas.
Plus n’est ici Lausanne, elle est bine loin :
Mais toutefois quand il sera besoin,
Chacun pourra, voire dedans une heure,
Sans nul danger retrouver sa demeure.
25 Maintenant donc ici est le pays.
Des philistins. Êtes-vous ébahis ?
Je dis bien plus, voyez vous bien ce lieu ?
C’est la maison d’une serviteur de Dieu,
Dit Abraham, celui même duquel
30 Par vive foi, le nom est immortel.
8En cet endroit vous le verrez tenté,
Et jusqu’au vif atteint et tourmenté.
Vous le verrez par soi justifié,
Son fils Isaac quasi sacrifié,
35 Bref, vous verrez étranges passions,
La chair, le monde, et ses affections
Non seulement au vif représentées,
Mais qui plus est, par le foi surmontées.
Et qu’ainsi soit, maint loyal personnage,
40 En donnera bientôt bon témoignage,
Bientôt verrez Abraham et Sarah,
Et tôt après Isaac sortira :
Ne sont-ils pas témoins très véritables ?
Qui veut donc voir des choses tant admirables,
45 Nous le prions seulement d’écouter,
Et ce qu’il a d’oreilles nous prêter,
Étant tout sûr qu’il entendra merveilles,
Et puis après lui rendrons ses oreilles.

Abraham. §

ABRAHAM parle, sortant de sa maison.

Depuis que j’ai mon pays délaissé,
50 Et de courir çà et là n’aI cessé,
Hélas, mon Dieu, est-il encor’ un homme
Qui ait porté de travaux telle somme ?
Depuis le temps que tu m’as retiré
Hors du pays où tu n’es adoré :
55 Hélas, mon Dieu, est-il encore un homme,
Qui ait reçu de biens si grande somme ?
Voila comment par les calamités,
Tu fais connaître aux hommes les bontés :
Et tout ainsi que tu fis tout de rien.
60 Ainsi fais tu sortir du mal le bien,
Ne pouvant l’homme à l’heure d’un grand heur
Assez au clair connaître ta grandeur.
Las, j’ai vécu septante et cinq années,
Suivant le cours de tes prédestinées.
65 Qui ont voulu que prinsse ma naissance
D’une maison riche par suffisance.
Mais quel bien peut l’homme de bien avoir,
S’il est contraint, contraint (dis-je) de voir,
En lieu de toi, qui terre et cieux as faits,
70 Craindre et servir mille dieux contrefaits ?
Or donc sortir tu me fis de ces lieux.
Laisser mes biens, mes parents et leurs dieux,
Incontinent que j’eus ouï ta voix.
Mêmes tu sais que point je ne savais
75 En quel endroit tu me voulais conduire :
Mais qui te suit, mon Dieu, il peut bien dire
Qu’il va tout droit : et tenant cette voie,
Craindre ne doit que jamais il fourvoie.

Sarah, Abraham. §

SARAH, sortant d’une même maison.

Après avoir pensé et repensé
80 Combien j’ai eu de biens le temps passé.
De toi, mon Dieu, qui toujours as voulu
1
Garder mon coeur, et mon corps impollu :
Puis m’as donné, ensuyvant ta promesse,
Cet heureux nom de mère en ma vieillesse,
85 En mon esprit suis tellement ravie,
Que je ne puis, comme j’ai bonne envie,
À toi, mon Dieu, faire reconnaissance
Du moindre bien dont j’aie jouissance.
Si veux-je au moins, puisqu’à l’écart je suis.
90 Te mercier, Seigneur, comme je puis.
Mais n’est-ce pas mon seigneur que je vois ?
Si le pensai-je être plus loin de moi.

ABRAHAM.

Sarah, Sarah, ce bon vouloir je loue :
Et n’as rien dit, que très bien je n’avoue.
95 Approche-toi, et tous deux en ce lieu
Reconnaissons les grands bienfaits de Dieu.
Commune en est à deux la jouissance,
Commune en soit à deux la connaissance.

SARAH.

Ha monseigneur, que saurais-je mieux faire,
100 Que d’essayer toujours à vous complaire ?
Pour cela suis-je en ce monde ordonnée.
Et puis comment saurait-on sa journée
Mieux employer, qu’à chanter l’excellence
De ce grand Dieu, dont la magnificence
105 Et haut et bas se présente à nos yeux ?

ABRAHAM.

L’homme pour vrai ne saurait faire mieux.
Que de chanter du Seigneur l’excellence :
Car il ne peut, pour toute récompense
Des biens qu’il a par lui journellement,
110 Rien lui payer, qu’honneur tant seulement.
CANTIQUE d’Abraham et de Sara.
2
Or sus donc commençons
Et le los annonçons
Du grand Dieu souverain.
Tout ce qu’eûmes jamais,
115 Et aurons désormais,
Ne vient que de sa main.
C’est lui qui des hauts cieux
Le grand tour spacieux
Entretient de là haut.
120 Dont le cours assuré
Est si bien mesuré,
Que jamais il ne faut.
Il fait l’été brûlant :
Et fait l’hiver tremblant :
125 Terre et mer il conduit,
La pluie et le beau temps,
L’automne et le printemps,
Et le jour et la nuit.
Las, Seigneur, qu’étions-nous,
130 Que nous as entre tous
Choisis et et retenus ?
Et contre les méchants,
Par villes et par champs.
Si longtemps maintenus ?
135 Tiré nous as des lieux
Tous remplis de faux dieux,
Usant de tes bontés :
Et de mille dangers
Parmi les étrangers
140 Toujours nous as jetés.
En notre grand besoin
Égypte a eu le soin
De nous entretenir :
Puis contraint a été
145 De Pharaon dépité
De nous laisser venir.
Quatre Rois furieux,
Déjà victorieux,
Avons mis à l’envers.
150 Du sang de ces méchants
Nous avons vu les champs
Tous rouges et couverts.
De Dieu ce bien nous vient :
Car de nous lui souvient.
155 Comme de ses amis.
Lui donc nous donnera.
Lorsque temps en sera.
Tout ce qu’il a promis.
À nous et nos enfants
160 En honneur triomphants
Cette terre appartient :
Dieu nous l’a dit ainsi.
Et le croyons aussi :
Car sa promesse il tient.
165 Tremblez doncques pervers,
Qui par tout l’univers
Êtes si dru semés :
Et qui vous êtes faits
Mille dieux contrefaits
170 Qu’en vain vous réclamez.
Et toi Seigneur vrai Dieu.
Sors un jour de ton lieu,
Que nous soyons vengés
De tous tes ennemis :
175 Et qu’à néant soient mis
Les dieux qu’ils ont forgés.

ABRAHAM.

Or sus, Sara, le grand Dieu nous bénie :
À celle fin que durant ceste vie,
Pour tant de biens que luI seul nous octroie,
180 À le servir chacun de nous s’emploie.
Retirons nous, et surtout prenons garde
À notre fils, que trop ne se hasarde,
Par fréquenter tant de malheureux hommes,
Parmi lesquels vous voyez que nous sommes.
185 Un vaisseau neuf tient l’odeur longuement
Dont abreuvé il est premièrement.
Quoi qu’un enfant soit de bonne nature,
Il est perdu sans bonne nourriture.

SARAH.

Monsieur, j’espère en faire mon devoir,
190 Et pour autant qu’en lui nous devons voir
De notre Dieu le vouloir accompli,
Sûre je suis qu’il prendra si bon pli,
Et le Seigneur si bien le bénira,
Qu’à son honneur le tout se conduira.

Satan. §

SATAN, en habit de moine.

195 Je vois, je viens, jour et nuit je travaille,
Et m’est avis, en quelque part que j’aille,
Que je ne perds ma peine aucunement.
Règne le Dieu en son haut firmament,
Mais pour le moins la terre est toute à moi.
200 Et n’en déplaise à Dieu ni à sa Loi.
Dieu est aux cieux par les siens honoré :
Des miens je suis en la terre adoré,
Dieu est au ciel : eh bien, je suis en terre.
Dieu fait la paix, et moi je fais la guerre.
205 Dieu règne en haut : et bien je règne en bas.
Dieu fait la paix, et je fais les débats.
Dieu a créé et la terre et les cieux :
J’ai bien plus fait, car j’ai créé les dieux.
Dieu est servi de ses Anges luisants,
210 Ne sont aussi mes Anges reluisants ?
Il n’y a pas jusques à mes pourceaux
À qui je n’aie enchassé les museaux.
Tous ces paillards, ces gourmands, ces ivrognes
Qu’on voit reluire avec leurs rouges trognes,
215 Portant saphirs et rubis des plus fins,
Sont mes suppôts, sont mes vrais Chérubins.
Dieu ne fit onc chose tant soit parfaite,
Qui soit égale à celui qui l’a faite :
Mais moi j’ai fait, dont vanter je me puis,
220 Beaucoup de gens pires que je ne suis.
Car quant à moi je crois et sais très bien
Qu’il est un Dieu, et que je ne vaux rien :
Mais j’en sais bien à qui totalement
J’ai renversé le faux entendement ,
225 Si que les uns (qui est un cas commun)
Aiment trop mieux servir mille dieux qu’un.
Les autres ont fantaisie certaine
Que de ce Dieu l’opinion est vaine.
Voilà comment depuis l’homme premier,
230 Heureusement j’ai suivi ce métier,
Et poursuivrai, quoi qu’en doive advenir,
Tant que pourrai cet habit maintenir.
Habit encor’ en ce monde inconnu,
Mais qui sera un jour si bien connu,
235 Qu’il n’y aura ne ville ne village
Qui ne le voie à son très grand dommage.
Ô froc, Ô froc, tant de maux tu feras
Et tant d’abus en plein jour couvriras !
Ce froc, ce froc un jour connu sera,
240 Et tant de maux au monde apportera,
Que si n’était l’envie dont j’abonde,
J’aurais pitié moi-même de ce monde.
Car moi qui suis de tous méchants le pire,
Et le portant moi-même je m’empire.
245 Or ce feront ces choses en leur temps,
Mais maintenant assaillir je prétends
Un Abraham, lequel, seul sur la terre
Avec les siens, m’ose faire la guerre.
De fait, je l’ai maintes fois assailli,
250 Mais j’ai toujours à mon vouloir failli :
Et ne vis onc vieillard mieux résistant.
Mais il aura des assauts tant et tant,
3
Qu’en brief sera, au moins comme j’espère,
Du rang de ceux desquels je suis le pere.
255 Vrai est qu’il a au vrai Dieu sa fiance,
Vrai est qu’il a du vrai Dieu l’alliance,
Vrai est que Dieu lui a promis merveilles,
Et déjà fait des choses non pareilles.
Mais quoi ? s’il n’a ferme persévérance,
260 Que lui pourra servir son espérance ?
Je ferai tant de tours et çà, et là,
Que je rompra l’assurance qu’il a.
De deux enfants qu’il a, l’un je ne crains :
L’autre à grand’ peine échappera mes mains :
265 La mère est femme : et quant aux serviteurs,
Sont simples gens, sont bien pauvres pasteurs,
4
Bien peu rusés encontre mes cautèles.
Or je m’en vois employer peines telles
À les avoir, que je suis bien trompé,
270 Si le plus fin n’est bientôt attrapé.

Abraham, L’Ange. §

ABRAHAM ressortant de la maison.

Quoi que je die, ou que je fasse,
Rien n’y a dont je ne me lasse,
Tant me soit l’affaire agréable :
Telle est ma nature damnable !
275 Mais surtout je me mécontente
De moi-même, et fort me tourmente,
Vu que Dieu jamais ne se fâche
De m’aider, pourquoi je ne tâche
À ne me fâcher point aussi
280 De reconnaître sa merci,
Autant de bouche que de coeur.

L’ANGE.

Abraham, Abraham.

ABRAHAM.

Seigneur,
Me voici.

L’ANGE.

Ton fils bien aimé,
Ton fils unique Isaac nommé,
285 Par toi soit mené jusqu’au lieu
Surnommé la Myrrhe de Dieu ,
Là devant moi tu l’offriras,
Et tout entier le brûleras,
Au mont que je te montrerai.

ABRAHAM.

290 Brûler ! Brûler ! Je le ferai.
Mais, mon Dieu, si ceste nouvelle
Me semble fâcheuse et nouvelle
Seigneur me pardonneras-tu ?
Hélas, donne moi la vertu
295 D’accomplir ce commandement.
Ha bien connais-je ouvertement
Qu’envers moi tu es courroucé.
Las Seigneur, je t’ai offensé.
Ô Dieu qui as fait Ciel et Terre,
300 À qui veux-tu faire la guerre ?
Me veux tu donc mettre si bas ?
Hélas mon fils, hélas, hélas !
Par quel bout dois-je commencer ?
La chose vaut bien le penser.

Troupe des bergers sortants de la maison d’Abraham, Isaac. §

DEMI-TROUPE.

305 Amis, il est temps, ce me semble,
Que nous retournions ensemble
Vers nos compagnons.

DEMI-TROUPE.

Je le veux.
Car si nous sommes avec eux
Ils en seront plus assurés.

ISAAC.

310 Holà, je vous pris demeurez,
Comment ? Me laissez vous ainsi ?

TROUPE DE BERGERS.

Isaac demeurez ici,
Autrement monsieur votre père,
Ou bien madame votre mère
315 En pourraient être mal contents.
Il viendra quelque jour le temps,
Que vous serez grand, si Dieu plaît,
Et lors vous connaîtrez que c’est
De garder aux champs les troupeaux,
320 En danger par monts et par vaux,
De tant de bêtes dangereuses,
Sortants des forêts ombrageuses.

ISAAC.

Pensez vous aussi que voulusse
5
Départir devant que je susse
325 Si mon père le voudrait ?

TROUPE DE BERGERS.

Aussi faut-il en tout endroit
Qu’un fils honnête et bien appris
Quelque cas qu’il ait entrepris,
À père et à mère obéisse.

ISAAC.

330 Je n’y faudrai point que je puisse,
Et fut-ce jusques au mourir.
Mais tandis que je vois courir
Jusqu’à mon père pour connaître
Quelle volonté peut être,
335 Voulez-vous pas m’attendre ici ?

TROUPE DE BERGERS.

Allez, nous le ferons ainsi.
CANTIQUE de la troupe.
Ô l’homme heureux au monde
Qui dessus Dieu se fonde,
Et en fait son rempart :
340 Laissant tous ces hautains,
Et tant sages mondains
S’égarer à l’écart.
Pauvreté ni richesse
N’empêche ni ne blesse
345 D’un fidèle le coeur.
Quoi qu’il soit tourmenté,
Et mille fois tenté,
Le fidèle est vainqueur.
Ce grand Dieu qui le mène
350 Au plus fort de sa peine,
En prend un si grand soin,
Qu’il le vient redresser
Étant prêt de glisser,
En son plus grand besoin.
355 Cela peut-on connaître
D’Abraham notre maître,
Car tant plus on l’assaut
Et deçà, et delà,
Tant moins de peur il a,
360 Et moins le coeur lui faut.
Il a laissé sa terre,
Faim lui a fait la guerre.
En Égypte est venu.
Sarah il voit soudain
365 Ravie de la main
D’un grand Roi inconnu.
À Dieu fait sa demande,
Soudain le Roi le mande,
Et sa femme lui rend :
370 La prie de vider.
Abraham sans tarder,
Autre voie entreprend.
Mais durant cette fuite,
Son bien si bien profite,
375 Que pour s’entretenir
De Loth il se départ :
Pour ce qu’en même part
Deux ne pouvaient tenir.
Une guerre soudaine
380 Entre neuf Rois se mène.
Parmi ces grands combats
Loth perd avec les siens
Sa franchise et ses biens,
Cinq Rois sont mis à bas.
385 Notre maître fidèle
Oyant cette nouvelle
Vivement les poursuit :
Les atteint, les défait,
N’ayant d’hommes de fait
390 Que trois cens dix-huit.
Leur arrache leur proie,
La dîme au prêtre paye,
A chacun fait raison.
Puis de tous hautement
395 Loué très justement
Retourne en sa maison.
Or parmi sa famille
N’avait-il fils ne fille.
Sarah qui cela voit,
400 Ne pouvant concevoir,
Lui fait même avoir,
Agar qui la servait.
D’Agar donc, notre maître
Ismaël se vit naître :
405 Treize ans ainsi passa,
Voyant devant ses yeux,
Aller de bien en mieux
Les biens qu’il amassa.
Lors pour signifiance
410 De la sainte alliance
Du Seigneur et de nous,
Autant petits que grands
Jusqu’aux petits enfants
Circoncis fûmes tous.

ISAAC.

415 Mes amis, Dieu se monstre à nous
Si bon, si gracieux, si doux,
Que jamais je ne lui demande
Chose tant soit petite ou grande,
Que je ne me voie accordé
420 Trop plus que je n’ai demandé.
J’avais, comme savez, vouloir
De vous suivre, afin d’aller voir,
Mais voici mon père qui vient.

Abraham, Sarah, troupe de bergers. §

ABRAHAM, sortant avec Sarah.

Mais tant y a qu’il appartient,
425 Quand Dieu nous enjoint une chose,
Que nous ayons la bouche close :
6
Sans étriver aucunement
Contre son saint commandement.
S’il commande, il faut obéir.

SARAH.

430 Je vous pris ne vous ébahir
Si le cas bien fâcheux je trouve.

ABRAHAM.

Au besoin le bon coeur s’éprouve.

SARAH.

Il est vrai : mais en premier lieu,
Sachez donc le vouloir de Dieu.
7
435 Nous avons cet enfant seulet
8
Qui est encores tout faiblet :
Auquel gît toute l’assurance
De notre si grande espérance.

ABRAHAM.

Mais en Dieu.

SARAH.

Mais laissez-moi dire.

ABRAHAM.

440 Dieu se peut-il jamais dédire ?
Partant assurée soyez
Que Dieu le garde : et me croyez.

SARAH.

Mais Dieu veut-il qu’on le hasarde ?

ABRAHAM.

Hasardé n’est point que Dieu garde.

SARAH.

445 Je me doute de quelque cas.

ABRAHAM.

Quant à moi je n’en doute pas.

SARAH.

C’est quelque entreprise secrète.

ABRAHAM.

Mais telle qu’elle est, Dieu l’a faite.

SARAH.

Au moins si vous saviez où c’est.

ABRAHAM.

450 Bientôt le sauras, si Dieu plaît.

SARAH.

Il n’ira jamais jusques là.

ABRAHAM.

Dieu pourvoira à tout cela.

SARAH.

Mais les chemins sont dangereux.

ABRAHAM.

Qui meurt suivant Dieu, est heureux.

SARAH.

455 S’il meurt, nous voila demeurés.

ABRAHAM.

Les mots de Dieu sont assurés.

SARAH.

Mieux vaut sacrifier ici.

ABRAHAM.

Mais Dieu ne le veut pas ainsi.

SARAH.

Or sus, puis que faire le faut,
460 Je prie au grand Seigneur d’en haut.
Monseigneur, que sa sainte grâce
Toujours compagnie vous fasse.
Adieu mon fils.

ISAAC.

Adieu ma mère.

SARAH.

Suivez bien toujours votre père.
465 Mon ami, et servez bien Dieu,
Afin que bientôt en ce lieu,
Puissiez en santé revenir.
Voila, je ne me puis tenir.
Isaac, que je ne vous baise.

ISAAC.

470 Ma mère, qu’il ne vous déplaise,
Je vous veux faire une requête.

SARAH.

Dites mon ami, je suis prête
À l’accorder.

ISAAC.

Je vous supplie
D’ôter cette mélancolie.
475 Mais, s’il vous plaît, ne pleurez point,
Je reviendrai en meilleur point :
Je vous pris de ne vous fâcher.

ABRAHAM.

Enfants, il vous faudra marcher
Pour le moins six bonnes journées.
480 Voilà vos charges ordonnées.
Et tout ce qu’il fait de besoin.

TROUPE DE BERGERS.

Sire, laissez-nous en le soin.
Tant seulement commandez-nous.

ABRAHAM.

Or sus, Dieu soit avecques vous :
485 Ce grand Dieu qui par sa bonté
Jusques ici nous a été
Tant propice et tant secourable,
Soit à vous et moi favorable.
Quoi qu’il y ait, montrez-vous sage :
490 J’espère que notre voyage
Heureusement se passera.

SARAH.

Las je ne sais quand ce sera
Que revoir je vous pourrai tous.
Le Seigneur soit avecques vous.

ISAAC.

495 Adieu ma mère.

ABRAHAM.

Adieu.

TROUPE DE BERGERS.

Adieu.

ABRAHAM.

Or sus, départons de ce lieu.

SATAN.

Mais n’est-ce pas pour enrager,
Moi qui fais un chacun ranger,
Qui sais tirer le monde à moi,
500 Ne faisant signe que du doigt :
Moi qui renverse et trouble tout,
Ne puis pourtant venir à bout
De ce faux vieillard obstiné.
Quelque assaut qu’on lui ait donné.
505 Le voila parti de ce lieu.
Et tout prêt d’obéir à Dieu :
Quoi que le cas soit fort étrange.
Mais au fort, soit que son coeur change,
Ou qu’il sacrifie en effet,
510 Ce que je prétends sera fait.
S’il sacrifie, Isaac mourra,
Et mon coeur délivré sera
De la frayeur qu’en sa personne
La promesse de Dieu me donne.
515 S’il change de coeur, je puis dire
Que j’ai tout ce que je désire :
Et voila le point où je tâche.
Car si une fois il se fâche
D’obéir au Dieu tout puissant,
520 Le voila désobéissant,
Banni de Dieu et de sa grâce.
Voila le point que je pourchasse.
Sus donc mon froc, courons après,
Pour le combattre de plus près.
PAUSE.

Abraham, Troupe de Bergers, Isaac. §

ABRAHAM.

525 Enfants voici arrivé le tiers jour,
Que nous marchons sans avoir fait séjour
Que bien petit : reposer il vous faut :
Car quant à moi, je veux monter plus haut,
Avec Isaac, jusqu’en un certain lieu,
530 Qui m’a été enseigné de mon Dieu.
Là je ferai sacrifice et prière,
Comme il requiert : demeurez donc derrière,
Et vous gardez de marcher plus avant.
Mais vous, mon fils Isaac, passez devant,
535 Car le Seigneur requiert vstre présence.

TROUPE DE BERGERS.

Puisque telle est, Sire, votre défense.
Nous demeurons.

ABRAHAM.

Baillez-lui ce fardeau,
Et je prendrai le feu et le couteau.
Bientôt serons de retour, si Dieu plaît.
540 Mais cependant, savez-vous bien que c’est ?
Priez bien Dieu, et pour nous et pour vous.
Hélas j’en ai.

TROUPE DE BERGERS.

Ainsi le ferons nous.

ABRAHAM.

Autant besoins qu’eut onc pour personne,
Adieu vous dis.

TROUPE DE BERGERS.

Adieu.

DEMI-TROUPE.

Mais je m’étonne.
545 Très grandement.

DEMI-TROUPE.

Et moi-aussi.

DEMI-TROUPE.

Et moi.
Comment ? De voir en tel émoi,
Cil qui si bien a résisté
A tant de maux qu’il a porté.

DEMI-TROUPE.

De dire qu’il craigne la guerre,
550 étant en cette étrange terre,
Il n’y aurait point de raison;
Car nous savons qu’une saison
9
Abimelech, qui est seigneur
Du pays, lui fait cet honneur,
555 De le visiter, et prier
Qu’à lui se daignât allier.
De sorte qu’en solennité,
L’accord de paix fut arrêté.
Au surplus, quant à son ménage,
560 Que peut-il avoir davantage ?

DEMI-TROUPE.

Il vit en paix et en repos.
Il est vieil mais il est dispos.

DEMI-TROUPE.

Il n’a qu’un fils, mais Dieu sait quel ;
Au monde il ’en est point de tel.
565 Son bétail tellement foisonne,
Qu’il semble à voir que Dieu lui donne
Encore plus qu’il ne souhaite.

DEMI-TROUPE.

Il n’y a tant parfaite,
Qu’il n’y ait toujours à redire.
570 Je prie à Dieu qu’il le retire
Bientôt de la peine où il est.

DEMI-TROUPE.

Ainsi le fasse s’il lui plaît.

DEMI-TROUPE.

Quoi qu’il y ait, je présuppose,
Que ce soit quelque grande chose.
CANTIQUE DE LA TROUPE.
575 Quoi que soit cet univers,
Tant spacieux et divers,
Il n’y a rien qui soit ferme,
Rien n’y a qui n’ait son terme.
Dieu tout puissant qui tout garde,
580 Rien ici bas ne regarde,
Qui toujours dure de même,
S’il ne regarde de soi-même.
Le grand soleil reluisant,
Va son flambeau conduisant
585 Autant que le jour dure :
Puis revient la nuit obscure,
Couvrant de ses noires ailes
Choses et laides et belles.
Que dirons nous de la lune
590 Qui jamais ne fut tout une ?
Ores apparaît cornue,
Puis demie, puis bossue,
Puis éclaire toute ronde
Les ténèbres de ce monde.
595 Les grands astres flamboyants,
Ça et là vont tournoyant,
Peignant leurs divers visages
Et de beau temps et d’orage.
Si deux jours on met ensemble,
600 L’un à l’autre ne ressemble :
L’un passe légèrement,
L’autre dure longuement :
L’un est sur nous envieux
De la lumière des cieux,
605 L’un avec sa couleur bleue
Nous veut éblouir la vue :
L’un veut le monde brûler,
L’autre essaye à le geler.
Ores la terre fleurie,
610 Étend sa tapisserie :
Ores d’un vent la froidure
Change en blancheur sa verdure.
L’onde en son humide corps
S’enfle par dessus les bords,
615 Pillant partout à outrance
Du laboureur l’espérance :
Puis ne sa rive première
Sera bientôt prisonnière
Par quoi celui qui se fonde,
620 En rien qui suit en ce monde,
Soit en haut ou soit en bas,
Je dis que sage n’est pas :
Qu’est ce doncques de celui
Qui des hommes fait appui ?
625 Parmi tous les animaux
Sujets à dix milles maux
Le soleil qui fait son tour
Du monde tout à l’entour
Ne vit onc pour dire en somme,
630 Chose si faible que l’homme.
Car tous les plus vertueux
Par les flots impétueux
Sont tellement combattus
Qu’on en voit maints abattus.
635 Ô combien est fol qui cuide
De fâcherie être vide
Tant qu’ici bas il fera.
Mais cil qui désirera.
D’être assuré, il lui faut
640 Son coeur appuyer plus haut.
Dont il aura bon exemple,
Si notre maître il contemple.

DEMI-TROUPE.

Or le mieux que nous puissions faire,
Je crois que c’est de se retraire
645 En quelque coin plus à l’écart,
À fin que chacun de sa part
Prie le seigneur, qu’il lui plaise
Le ramener mieux à son aise.
Allons.

DEMI-TROUPE.

Je vais tant que je puis.
PAUSE.

Isaac, Abraham. §

ISAAC.

650 Mon père.

ABRAHAM.

Hélas, las, quel père je suis !

ISAAC.

Voilà du bois, du feu, un couteau,
Mais je ne vois ni mouton ni agneur,
Que vous puissiez sacrifier ici.

ABRAHAM.

Isaac, mon fils, Dieu ne aura souci.
655 Attendez moi, mon ami, en ce lieu,
Car il me faut un peu prier Dieu.

ISAAC.

Et bien, mon père, allez ; mais je vous prie,
Ma dires cous quelle est la fâcherie,
Dont je vous vois tourmenté jusqu’au bout ?

ABRAHAM.

660 À mon retour, mon fils, vous saurez tout.
Mais cependant prier vous faut aussi.

ISAAC.

C’est bine raison : je le ferai ainsi :
Et quand et quand le cas apprêterai,
En premier lieu ce bois j’en tasserai.
665 Premièrement ce bâton sera là,
Puis celui-ci, puis après celui-là.
Voilà la cas, mon père aura le soin
Quand au surplus qui nous fait de besoin.
Prier m’en vais, ô Dieu, ta sainte face,
670 C’est bien raison, ô Dieu, que je le fasse.

SARAH.

Plus on vit, plus on voit, hélas,
Que c’est que de vivre ci bas !
Soit en mari, soit en lignée,
Il n’y eut onques femme née,
675 Autant heureuse que je suis.
Mais j’ai tant enduré d’ennuis
Ces trois derniers jours seulement,
Que je ne sais pas bonnement
Lequel est le plus grand des deux,
680 Ou le bine que j’ai reçu d’eux,
Ou le mal que j’ai enduré,
En trois jours qu’ils ont demeuré.
Ne nuit ne jour je ne repose,
Et si ne pense à autre chose,
685 Qu’à mon seigneur et à mon fils :
À vrai dire, assez mal je fais
De les laisser aller ainsi;
Ou de n’y être allée aussi.
De six jours sont passés les trois,
690 Que trois, mon Dieu ! Et toutefois
Trois autres attendre il me faut.
Hélas mon Dieu qui vois d’en haut
Et le dehors et le dedans,
Veuille accourcir ces trois ans,
695 Car à moi ils ne sont point jours,
Fussent ils trente fois plus cours,
Mon Dieu, tes promesses m’assurent :
Mais si plus longtemps ils demeurent,
J’ai besoin de force nouvelle,
700 Pour souffrir une peine telle.
Mon Dieu, permets qu’en toute joie
Bientôt mon seigneur je revoie,
Et mon Isaac que m’as donné,
J’accole en santé retourné.

Abraham, Satan, Isaac. §

ABRAHAM.

705 Ô Dieu, ô Dieu, tu vois mon coeur ouvert,
Ce que je pense, ô Dieu, t’est découvert :
Qu’est-il besoin que mon mal je te die ?
Tu vois hélas, tu vois ma maladie.
Tu peux tout seul guérison m’envoyer
710 S’il te plaisait seulement m’octroyer,
Un tout seul point que demander je n’ose.

SATAN.

Si faut-il bien chanter quelque autre chose.

ABRAHAM.

Comment ? Comment ? Se pourrait il bien faire,
Que Dieu dit l’un, et puis fait du contraire ?
715 Est-il trompeur ? Si est-ce qu’il a mis
En vrai effet ce qu’il m’avait promis.
Pourrait-il bien maintenant se dédire ?
Si faut-il bien ainsi conclure et dire,
S’il veut t’avoir le fils qu’il m’a donné :
720 Que dis-je, ô Dieu, puisque l’as ordonné,
Je le ferai : las, est-il raisonnable
Que moi qui suis pêcheur tant misérable,
Vienne à juger les secrets jugements
De tes parfaites et très saints mandements ?

SATAN.

725 Mon cas va mal ; mon froc, trouver nous faut
Autre moyen de lui donner assaut.

ABRAHAM.

Mais il peut être aussi que j’imagine
Ce qui n’est point ; car tant plus j’examine
Ce cas ici, puis je le trouve étrange.
730 C’est quelques songe, ou bine quelque faux ange
Qui m’a planté ceci en la cervelle :
Dieu de veut point d’offrande si cruelle.
Maudit-il pas Caïn n’ayant occis
Qu’Abel son frère ? Et j’occirai mon fils.

SATAN.

735 Jamais, jamais.

ABRAHAM.

Ha, qu’ai-je cuidé dire ?
Pardonne moi, mon Dieu, et me retire
Du mauvais pas où mon péché me mène.
Délivre moi, Seigneur, de cette peine.
Tuer le veux moi-même de ma main.
740 Puisqu’il te plaît, ô Dieu, il est certain,
Que c’est raison : par quoi je le ferai.

SATAN.

*****
Mais si je puis, je t’en engarderai.

ABRAHAM.

Mais le faisant, je ferais Dieu menteur.
Car il m’a dit, qu’il me ferait cet heur
745 Que de mon fils Isaac il sortirait
Un peuple grand qui la terre emplirait.
Isaac tué, l’alliance est défaite.
Las est-ce en vain, Seigneur, que tu l’as faite ?
Las est-ce en vain, Saigneur, que tant de fois
750 Tu m’as promis qu’en Isaac me ferais
Ce que jamais à autre ne promis ?
Las pourrait-il à néant être mis,
Ce dont tu m’as tant de fois assuré ?
Las est-ce ne vain qu’en toi j’ai espéré ?
755 Ô vaine attente, ô vain espoir de l’homme
C’est tout cela que je puis dire en somme.
J’ai prié Dieu, qu’il me donnant lignée,
Pensant, hélas, s’elle m’était donnée,
Que j’en aurais un merveilleux plaisir :
760 Et je n’en ai que mal et déplaisir.
De deux enfants, l’un j’ai chassé moi-même,
De l’autre il fait, ô douleur très extrême !
Que je dois dit le père et le bourreau !
Bourreau, hélas ! Hélas oui bourreau !
765 Mais n’es tu pas celui Dieu proprement,
Qui m’écoutât ainsi patiemment,
Voire, Seigneur, au plus fort de ton ire,
Quant tu partis pour Sodome détruire ?
Maintenant donc veux-tu, mon Dieu, mon Roi,
770 Me repousser, quand je prie pour moi ?
Engendré l’ai, et faut que le défasse.
Ô Dieu, ô Dieu, au moins fais moi la grâce.

SATAN.

Crâce ! Ce mot n’est point en mon papier.

ABRAHAM.

Qu’un autre sort de mon fils le meurtrier.
775 Hélas Seigneur, faut-il que cette main
Vienne à donner ce coup tant inhumain ?
Las que ferai-je à la mère dolente,
Si elle entend cette mort violente ?
Si je t’allègue, hélas, qui me croira ?
780 S’on ne le croit, las, quel bruit en courra ?
Serai-je pas d’un chacun rejeté,
Comme un patron d’extrême cruauté ?
Et toi, Seigneur, qui te voudra prier ?
Qui se voudra jamais en toi fier ?
785 Las pourra bien cette blanche vieillesse,
Porter le fait d’une telle tristesse ?
Ai-je passé parmi tant de dangers,
Tant traversé de pays étrangers,
Souffert la faim, la soif, le chaud, le froid,
790 Et devant toi toujours cheminé droit,
Ai-je vécu, vécu si longuement,
Pour me mourir si malheureusement ?
Fendez mon coeur, fendez, fendez fendez,
Et pour mourir plus longtemps n’attendez :
795 Plutôt on meurt, tant moins la mort est grève.

SATAN.

La voilà bas, si Dieu ne le relève.

ABRAHAM.

Qui dis-je ? Où suis-je ? Ô Dieu mon créateur,
Ne suis-je pas ton loyal serviteur ?
Ne m’as-tu pas de mon pays tiré,
800 Ne m’as tu pas tant de fois assuré,
Que cette terre aux miens était donnée ?
Ne m’as tu pas tant de fois assuré,
Que cette terre aux mien était donnée ?
Ne m’as tu pas donné cette lignée,
805 En m’assurant que d’Isaac sortirait,
Un peuple tien, qui la terre emplirait ?
Si donc tu veux mon Isaac emprunter,
Que me faut il contre toi disputer ?
Que me faut-il contre toi je l’ai pris :
810 Et pour autant quand tu l’auras repris,
Ressusciter plutôt tu le feras,
Que ne m’advint ce que promis tu m’as,
Mais, ô Seigneur, tu sais qu’homme je suis,
Exécuter rien de bon je ne puis,
815 Non pas penser, mais ta force invincible,
Fait qu’au croyant il n’est rien impossible.
Arrière chair, arrière affections :
Retirez vous humaines passions,
Rien ne m’est bon, rien ne m’est raisonnable,
820 Que ce qui est au Seigneur agréable.

SATAN.

Et bien, et bien, Isaac donc mourra,
Et nous verrons après que ce sera.
Ô faux vieillard, tant me donnes de peine !

ABRAHAM.

Voilà mon fils Isaac qui se pourmène.
825 Ô pauvre enfant, ô nous pauvres humains
Cachant souvent la mort dedans nos seins,
Alors que plus en pensons être loin.
Et pourtant il est très grand besoin
De vivre ainsi que mourir on désire.
830 Or ça mon fils, hélas que veux-je dire !

ISAAC.

Plaît-il mon père.

ABRAHAM.

Hélas ce mot me tue.
Mais si faut-il pourtant que m’évertue.
Isaac mon fils, hélas, le coeur me tremble.

ISAAC.

Vous avez peur mon père, ce me semble.

ABRAHAM.

10
835 Ha mon ami, je tremble voirement,
Hélas mon Dieu !

ISAAC.

Dites-moi hardiment
Que vous avez, mon père, s’il vous plaît.

ABRAHAM.

Ha mon ami, si vous saviez que c’est.
Miséricorde, Ô Dieu, miséricorde !
840 Mon fils, mon fils, voyez vous cette corde,
Ce bois, ce feu, et ce couteau ici ?
Issac, Isaac, c’est pour vous tout ceci.

SATAN.

Ennemi suis de Dieu et de nature,
Mais pour certain cette chose est si dure,
845 Qu’en regardant cette unique amitié,
Bien peu s’en faut que n’en ai pitié.

ABRAHAM.

Hélas, Isaac.

ISAAC.

Hélas père très doux,
Je vous supplie, mon père, à deux genoux,
Avoir au moins pitié de ma jeunesse.

ABRAHAM.

850 Ô seul appui de ma faible vieillesse !
Las mon ami, mon ami, je voudrais
Mourir pour vous cent millions de fois,
Mais le Seigneur ne le veut pas ainsi.

ISAAC.

Mon père, hélas, je vous crie merci.
855 Hélas, hélas, je n’ai ne bras ne langue
Pour me défendre,ou faire ma harangue !
Mais, mais voyez, ô mon père, mes larmes,
Avoir ne puis ni ne veux autres armes
Encontre vous : je suis Isaac, mon père,
860 Je suis Isaac, le seul fils de ma mère :
Je suis Isaac, qui tient de vous la vie :
Souffrirez vous qu’elle me soit ravie ?
Et toutefois si vous faites cela
Pour obéir au Seigneur, me voilà,
865 Ma voilà prêt, mon père et à genoux,
Pour souffrir tout, et de Dieu, et de vous.
Mais qu’ai-je fait, qu’ai je fait pour mourir ?
Hé Dieu, hé Dieu, veuilles me secourir.

ABRAHAM.

Hélas mon fils Isaac, Dieu de condamne
870 Qu’en cet endroit tu lui serves d’offrande,
Laissant à moi, à moi ton pauvre père,
Las quelle ennui !

ISAAC.

Hélas ma pauvre mère,
Combien de morts ma mort vous donnera
Mais dites moi au moins qui m’occira ?

ABRAHAM.

875 Qui t’occira, mon fils ? Mon Dieu, mon Dieu,
Octroie moi de mourir en ce lieu !

ISAAC.

Mon père.

ABRAHAM.

Hélas, ce mot ne m’appartient
Hélas Isaac; si est-ce qu’il convient
Servir à Dieu.

ISAAC.

Mon père, me voilà.

SATAN.

880 Mais je vous prie, qui eut pensé cela ?

ISAAC.

Or donc mon père, il faut comme je vois,
Il faut mourir. Las mon Dieu, aide-moi.
Mon Dieu, mon Dieu, renforce moi le coeur.
Rends moi, mon Dieu, sur moi-même vainqueur.
885 Liez, frappez, brûlez, je suis tout prêt
D’endurer tout, mon Dieu, puisqu’il te plaît.

ABRAHAM.

Ah, ah, ah, ah, qu’est-ce et qu’est-ce ceci :
Miséricorde, ô Dieu, par ta merci.

ISAAC.

Seigneur, tu m’as et créé et forgé,
890 Tu m’as, Seigneur, sur la terre logé,
Tu m’as donné ta siante connaissance,
Mais je ne t’ai porté obéissance
Telle, Seigneur, que porter je devais.
Ce que te prie, hélas, à haute voix,
895 Me pardonner. Et à vous mon Seigneur,
Si je n’ai fait toujours autant d’honneur
Que méritait votre douceur tant grande,
Très humble pardon vous en demande.
Quant à ma mère, hélas, elle est absente.
900 Veuilles, mon Dieu, par ta faveur présente
La préserver et garder tellement,
Qu’elle ne soit troublée aucunement.
Ici est bandé Issac.
Las je m’en vais en une nuit profonde,
Adieu vous dis la clarté de ce monde.
905 Mais je suis sûr que de Dieu la promesse
Me donnera trop mieux que je ne laisse.
Je suis tout prêt, mon père, ma voilà.

SATAN.

Jamais, jamais enfant mieux ne parla.
Je suis confus, et faut que je m’enfuie.

Abraham, L’Ange. §

ABRAHAM.

910 Las mon ami, avant la départie,
Et que ma main ce coup inhumain fasse,
Permis me soit de te baiser en face.
Issac mon fils, le bras qui t’occira,
Encor’un coup au moins t’accolera.

ISAAC.

915 Las grand merci.

ABRAHAM.

Ô ciel, qui es l’ouvrage
De ce grand Dieu, et qui m’es témoignage
Très suffisant de la grande lignée
Que le vrai Dieu par Isaac m’a donnée.
Et toi la terre à moi cinq fois promise,
920 Soyez témoin que me main n’est point mise
Sur cet enfant, par haine ou par vengeance,
Mais pour porter entière obéissance
À ce grand Dieu, facteur de l’Univers,
Sauveur des bons, et juge des pervers.
925 Soyez témoins qu’Abraham le fidèle,
Par la bonté de Dieu, ha la foi telle,
Que nonobstant toute raison humaine,
Jamais de dieu la parole n’est vaine.
Or est-il temps, ma main, que t’évertues,
930 Et qu’en frappant mon seul fils, tu me tues.
Ici le couteau lui tombe [des] mains.

ISAAC.

Qu’est ce que j’ois mon père ? Hélas mon père !

ABRAHAM.

Ah, ah, ah, ah.

ISAAC.

LAs je vous obtempère.
Suis-je pas bine ?

ABRAHAM.

Fut-il jamais pitié,
Fut-il jamais une telle amitié ?
935 Fut-il jamais pitié ? Ah, ah, je meurs,
Je meurs, mon fils.

ISAAC.

Ôtez toutes ces peurs
Je vous supplie ; m’empêcherez vous doncques
D’aller à Dieu ?

ABRAHAM.

Hélas, las qui vit onques
En petit corps un esprit autant fort ?
[..] le cuide [...]per.
940 Hélas, mon fils, pardonne-moi ta mort.

L’ANGE.

Abraham, Abraham.

ABRAHAM.

Mon Dieu.

L’ANGE.

Remets ton couteau en son lieu :
Garde bien de ta main étendre
Dessus l’enfant, ni d’entreprendre
945 De l’outrage aucunement.
Or peux-je voir tout clairement
Quel amour te as au Seigneur,
Puis que lui portes cet honneur
De vouloir pour le contenter,
950 Ton fils à la mort présenter.

ABRAHAM.

Ô Dieu !

ISAAC.

Ô Dieu !

ABRAHAM.

Seigneur, voilà que c’est
Il entend le [...]on.
De t’obéir. Voici mon cas tout prêt :
Prendre le veux

L’ANGE.

Abraham.

ABRAHAM.

Me Voici,
Seigneur, Seigneur.

L’ANGE.

Le Seigneur dit ainsi :
955 Je te promets par ma grande majesté,
Par la vertu de ma divinité
Puisque tu as voulu faire cela,
Puisque tu m’a obéi jusque là,
De n’épargner de ton seul fils la vie :
960 Malgré Satan et toute son envie
Bénir te veux avec toute ta race.
Vois-tu du ciel la reluisante face ?
Vois-tu les grains de l’arène au rivage ?
Croître ferai tellement ton lignage,
965 Qu’il n’y a point tant d’étoiles aux cieux,
Tant de sablon par les bords spacieux
De l’océan, qui la terre environne,
Qu’il descendra d’enfants de ta personne,
Ils dompteront quiconque les haïra :
CHRIS[T] promis.
970 Et par celui qui de toi sortira,
Sur toutes gens et toutes nations
Je déploierai mes bénédictions
Et grands trésors de divine puissance,
Puisque tu m’as porté obéissance.

Épilogue.

975 Or voyez vous de foi la grand’ puissance
Et le loyer de la vrai obéissance?
Pourquoi, messieurs, et mesdames aussi,
Je vous supplie quand sortirez d’ici
Que de vos coeurs ne sorte la mémoire
980 De cette digne et véritable histoire.
Ce ne sont pas des farces mensongères,
Ce ne sont point quelques fables légères,
Mais c’est un fait, un fait très véritable,
D’un serf de Dieu, de Dieu très redoutable,
985 Par quoi Seigneurs, dames, maîtres, maîtresses,
Pour es, puissants, joyeux, pleins de détresses,
Grands et petits, en ce temps bel exemple.
Chacun de vous se mire et se contemple ;
Tels sont pour vrai les miroirs où l’on voit
990 Le beau, le laid, le bossu, le droit.
Car qui de Dieu tâche accomplir sans feinte,
Comme Abraham, la paroles très sainte,
Qui nonobstant toutes raisons contraires
Remet en dieu et foi et ses affaires,
995 Il en aura pour certain une vie issue
Meilleure encor’ qu’il ne l’aura conçue.
Viennent les vents, viennent tempêtes fortes,
Viennent tourments, et morts de toutes sortes :
Tournent les cieux, toute la terre tremble,
1000 Tout l’Univers renverse tout ensemble,
Le coeur fidèle est fondé tellement,
Que renverser ne peut aucunement :
Mais au rebours, tout homme qui s’arrête
Au jugement et conseil de sa tête :
1005 L’homme qui croit tout ce qu’il imagine,
Il est certain que tant plus il chemine,
Du vrai chemin tant plus est écarté :
Un petit vent l’a soudains emporté.
Et qui plus est, sa nature perverse
1010 En peu de temps sois-même se renverse.
Or toi grand Dieu, qui nous a fait connaître
Les grands abus [d]esquels nous voyons être
MLe pauvre monde, hélas, tant perverti,
Fais qu’un chacun de nous soit averti
1015 En son endroit, de tourner en usage
La vive foi de ce saint personnage.
Voilà, messieurs, l’heureuse récompense,
11
Que Dieu vois doint pour votre bon silence.