L’ÉCOLE GALANTE
OU L’ART D’AIMER PAR ARLEQUIN
COMÉDIE

M. DCC. XI. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

Mise au Théâtre par M. Dominique.

PRIVILÈGE DU ROI. §

LOUIS PAR LA GRAGE DE DIEU ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE, à nos amez et féaux conseillers, les Gens tenants nos Cours de Parlement, maîtres des requêtes ordinaires de nôtre Hôtel, Grand Conseil, prévôt de Paris, baillifs, sénéchaux, leurs lieutenants civils, et autres nos Justiciers qu’il appartiendra., SALUT. JACQUES EDOUARD. Libraire à Paris, Nous ayant fait exposer qu’il désirerait faire imprimer une Comédie intitulée l’École Galante, ou l’art d’aimer par Arlequin, Comédie; s’il nous plaisait lui accorder nos lettres de privilèges pour la ville de Paris seulement, Nous avons permis et permettons par ces présentes audit Édouard de faire imprimer ledit Livre en telle forme, marge, caractère, et autant de fois que bon lui semblera, et de le vendre, faire vendre et débiter par tout nôtre Royaume pendant le temps de trois années consécutives, à compter du jour de la datte desdites présentes. Faisons défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en introduire d’impression étrangère dans aucun lieu de nôtre obéissance; et à tous Imprimeurs Libraires dans ladite Ville de Paris seulement, d’imprimer, ou faire imprimer, ledit Livre, en tout ni en partie, et d’y en faire venir, vendre et débiter d’autre impression, que de celle qui aura été faite pour ledit exposant, sous peine de confiscation des Exemplaires contrefaits, de mille livres d’amande contre chacun des contrevenants, dont un tiers à nous, un tiers à l’Hôtel Dieu de Paris, l’autre tiers audit Exposant, et de tous dépens, dommages et intérêts. A la charge que ces présentes seront enregistrées tout au long sur le Registre de le Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, et ce dans trois mois de la datte d’icelles; Que l’impression dudit Livre sera faite dans nôtre Royaume et non ailleurs, en bon papier et en beaux caractères, conformément aux règlements de la Librairie; et qu’avant que de l’exposer en vente il en sera mis deux Exemplaires dans nôtre Bibliothèque publique, un dans celle de nôtre Château de Louvre, et un dans celle de notre très cher et féal Chevalier, Chancelier de France, le Sieur Phelypeaux Comte de Pontchartrain, Commandeur de nos Ordres : le tout à peine de nullité des présentes. Du contenu desquelles vous mandons et enjoignons de faire jouir l’Exposant ou ses ayants cause, pleinement et paisiblement, sans souffrir qu’il leur soit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons que la copie desdites présentes qui fera imprimée au commencement ou à la fin dudit Livre, soit tenue pour dûment signifiée, et qu’aux copies collationnées par l’un de nos amés et féaux Conseillers et secrétaires, foi soit ajoutée comme à l’Original. Commandons au premier nôtre Huissier ou Sergent de faire pour l’exécution d’icelles tous actes requis et nécessaires, sans demander autre permission, et nonobstant clameur de Haro, Charte Normande, et Lettres à ce contraires. Car tel est notre plaisir. Donné à Versailles le trente-uniéme jour de Janvier, l’an de grâce mil sept cens onze, et de nôtre Règne le soixante-huitième.

Par le Roi en son Conseil, De AMET.

Registré sur le Registre no 3. de la Communauté des Libraires et Imprimeurs de Paris, page 132. no. 139. conformément aux règlements, et notamment à l’Arrêt du 13 août 1703. A Paris le 10. février 1711.

Signé DEANAY. Syndic.

APPROBATION. §

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier l’École Galante etc., n’y ai rien trouvé qui en doive empêcher l’Impression. Fait à Paris ce 15 Janvier 1711.

Signé, FONTENELLE.

À PARIS. Chez CLAUDE et JEAN-BAPTISTE BAUCHE, Quai des Augustins, au Chemin du Ciel, et JACQUES EDOUARD, Parvis Notre-Dame, prés l’Hôtel-Dieu, aux trois Rois.

Préface §

Quoique cette Comédie n’ait point été représentée à Paris, elle n’en mérite pas moins la lecture des personnes de bon goût. Le succès qu’elle a eue à Lyon, est une preuve de la capacité du jeune auteur, dont la réputation est déjà si répandue : le nom de Dominique portera un Lecteur délicat à lui accorder ici les mêmes applaudissements. Ce fut le 26 Septembre 1710 que cette pièce commença à paraître pour la première fois sur le Théâtre de Lyon ; elle fut jouée prés de trois mois de suite avec le même nombre de spectateurs que le premier jour ; Monsieur de Meliand Intendant de Lyon, en était un des principaux, et fut toujours un des plus assidus.

On connaît parfaitement dans cette comédie le caractère d’une femme sujette au changement : car il est bien rare de n’être point dupé dans l’art d’aimer ; et il n’y a presque point de scène dans cette comédie où les différents détours dont ce sexe est capable ne soient parfaitement dépeints.

Notre auteur surtout s’est appliqué à caractériser les fourberies et les déguisements dont elles se servent la plupart, pour exprimer leur amour, souvent le plus trompeur, lorsqu’on se le persuade le plus sincère : en un mot l’École Galante servira peut-être de guide à ces jeunes étourdis, qui trop prévenus de leur mérite, ou plutôt trop entêtés de faire un choix à la boulvue, sans consulter la raison, ou sans se consulter eux-mêmes, acceptent aveuglément un parti auquel ils ne sont nullement destinés, et qui dans la suite est la source de tous les malheurs de leur vie.

Tout le monde convient que les Comédiens Italiens surpassent toujours les Comédiens Français dans le temps de leur établissement à Paris ; et ils peignaient avec tant d’art les mœurs et les différents états de la vie, que chacun se trouvait instruit et diverti en même temps. Cependant Paris, cette superbe Ville, si abondante en toutes choses, et si magnifique dans ses plaisirs, se trouve aujourd’hui privée de celui de ces représentations italiennes : on ne peut plus entremêler ses divertissements ; il faut toujours, malgré qu’on en aie, voir les mêmes pièces françaises, ou s’il s’en présente une nouvelle, c’est souvent avec une si grande confusion, qu’il n’y a point d’agrément d’en voir les représentations.

Tout Paris a été témoin de cette foule de peuple qui allait aux Représentations italiennes qu’on a vu sur le Théâtre depuis quelques années, et dont le sucés a causé de si grands démêlés entre des gens qui étaient d’autant plus jaloux des applaudissements qui étaient donnés à ces Fragments italiens, qu’ils étaient chagrins de voir le Théâtre Français désert. C’est enfin pour satisfaire au public, qu’on donne l’édition de cette Comédie nouvelle, pour délasser, et pour consoler en partie ceux qui ont regretté et regrettent encore la suppression ces illustres acteurs, qui par leur mérite naturel propre à la Nation Italienne, s’attiraient sans contredit, le titre glorieux d’hommes accomplis dans leur profession.

Il est à propos d’avertir le Public, que ce n’est pas seulement dans cette pièce que le génie du sieur Dominique pour le Théâtre s’est fait connaître; dans toutes les provinces où il a paru, les personnes du premier rang se faisaient un plaisir d’être très assidus aux nouvelles pièces qu’il produisait. On pourra dans la suite en faire part au public, et comme c’est toujours lui qui décide mieux que personne de tout ce qui est nouveau, on a commencé par donner l’École Galante de cet Auteur, et on se flatte par avance qu’elle sera bien reçue. L’approbation qu’elle a eue de quelques personnes, dont le goût pour toutes les pièces d’esprit est sûr, en est un préjugé certain.

ACTEURS §

  • LE DOCTEUR.
  • SPINETTE, Fille du Docteur.
  • ARLEQUIN, Maître d’Ecole.
  • ARGENTINE, Promise à Arlequin.
  • OCTAVE, Amant de Spinette.
  • SCARAMOUCHE, Valet d’Octave.
  • LÉANDRE.
  • MEZZETIN, Valet de Léandre.
  • PIERROT.
  • DANSEURS.
  • LA CHANTEUSE.
  • TROUPE DE MASQUES.
La Scène est à Lyon.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Argentine, Arlequin. §

ARGENTINE.

Quel plaisir trouvez vous à me désespérer ?
Vôtre cœur aux soupçons ne fait que se livrer.
Vous êtes inquiet, jaloux à toute outrance,
Croyez-moi, c’est trop loin pousser la défiance,
5 Vous mériteriez bien qu’à vôtre vilain front
Puisque vous m’outragez, je file quelque affront.

ARLEQUIN.

Hélas ! pardonnez-moi mon aimable Argentine,
J’ai tout à redouter de vôtre humeur badine ;
Vos yeux vifs, et perçants, me font avec raison,
10 Craindre de vôtre part un peu de trahison.
Je ne puis m’empêcher de me rendre justice,
Je suis à parler net un fort vilain Jocrice ;
Si j’étais plus joli je serais moins jaloux ;
Mais enfin vous savez ce que j’ai fait pour vous.
15 J’ai moi-même pris soin d’élever vôtre enfance ;
Donnez-moi vôtre cœur pour toute récompense.
Je vous fais aujourd’hui la maîtresse du mien,
Je vous donne ma main, mon amour, et mon bien,
Je suis maître d’École, et marchand de Fromage,
20 Je vais tout disposer pour notre mariage,
Dés demain vous serez admise dans mon lit,
Cela vous devrait bien aiguiser l’appétit.

ARGENTINE.

Dés demain, dites-vous ? C’est trop tôt, rien ne presse.

ARLEQUIN.

Ah ! Ce terme est encor trop long pour ma tendresse.

ARGENTINE.

25 Il vaut bien mieux laisser passer un peu de temps,
Ce sera, je vous jure, assez tôt dans dix ans.

ARLEQUIN.

Dans dix ans, ma Bellotte, ah ! Qu’oses-tu me dire ?
Quelle extrême rigueur ! Tu veux donc que j’expire,
Tu prétends me ravir des biens si souhaités,
30 Lorsque je suis pressé de mes nécessités.
Non, non, point de délai : la chose est résolue.
Tu seras du logis la maîtresse absolue,
Je te ferai porter perles, et bracelets,
Toi seule auras le soin de gronder les valets,
35 Tu feras le matin mitonner mon potage,
Et tu n’oublieras point d’y mettre du fromage,
Je ne puis m’en passer, je l’aime autant que toi,
Et c’est, mon cher amour, t’en dire assez, je crois ;
Je me suis consulté, je ne puis plus attendre,
40 À mes justes désirs ma belle il faut se rendre.

ARGENTINE.

Quoi c’est donc tout de bon ? vous n’en démordez pas,
Vous ferez dés demain la noce, et le repas ?
Ah ! Différez de grâce.

ARLEQUIN.

Il ne m’est pas possible :
A toutes tes beautés mon cœur est trop sensible ;
45 Et certaine raison m’oblige fortement
à marquer pour l’hymen beaucoup d’empressement.
Non mon cœur je ne puis différer, ou je meure,
Et si je m’en croyais, ce serait tout à l’heure ;
Va, va, n’affecte point ces dehors spécieux,
50 Tu le veux, comme moi, je le vois à tes yeux.
Adieu, tout de ce pas, je vais chez le Notaire,
Cette cérémonie est ici nécessaire,
Pourtant si tu voulais je m’en passerais bien.

ARGENTINE.

Puisque vous le pouvez, Monsieur n’en faites rien.

ARLEQUIN.

55 Non, je veux que demain tu partages ma couche
L’hymen est un morceau qu’on prend de broc en bouche,
Le plutôt est le mieux, point de réflexion,
Lorsque l’on veut former une longue union.
Donne-moi deux baisers.

ARGENTINE.

Vraiment, je suis trop sage.

ARLEQUIN.

60 Je rabattrai cela sur notre mariage.

ARGENTINE.

Les hommes, ce dit-on, en rabattent assez,
Prés de nous cependant ils font les empressez,
Débitent galamment un amoureux langage,
Et pour nous obtenir mettent tout en usage ;
65 Quand ils sont une fois les maîtres du Logis,
En moins de quinze jours ils sont bien refroidis.
Nous ne les voyons plus attachez à nous plaire,
A peine peuvent-ils fournir le nécessaire,
Les époux sont ma foi d’étranges animaux !

ARLEQUIN.

70 Les hommes d’aujourd’hui ne sont pas tous égaux,
Tu ne te plaindras point, mon aimable Argentine,
Toujours bon vin en Cave, et bon pot en Cuisine :
Je te laisse, mon cœur, pour un petit moment.

SCÈNE II. §

ARGENTINE, seule.

J’ai tout à craindre hélas ! De cet empressement,
75 Je ne puis le souffrir, et malgré mon envie
Il veut que dès demain le nœud d’hymen nous lie ;
Il croit se faire aimer, mais son espoir est vain,
Je ne puis consentir à lui donner la main ;
Que demande Pierrot ?

SCÈNE III. Pierrot, Argentine. §

PIERROT.

Bonjour la brune-blonde,
80 Il faut auprès de vous que mon cœur se débonde ;
Si vous le souhaitez je ferai vôtre Amant,
Et je m’en vais vous faire un petit compliment.
Je commence, écoutez. Le feu de ma tendresse
Allumé par les yeux de ma belle Maîtresse...
85 Cela fait que l’amour... Ne m’interrompez pas,
Cela fait donc tout juste... Un autre en pareil cas
Pourrait bien se brouiller ; mais je ne suis pas bête.
Ors donc je vous dirai, que si vous êtes prête,
Je suis tout disposé, vous n’avez qu’à parler...
90 Dame ! Je voudrais bien avec vous m’enrôler.

ARGENTINE.

Je veux feindre un moment d’applaudir à sa flamme ;
Vous m’aimez donc Pierrot ?

PIERROT.

Qui vraiment, ma chère âme,
Quand je ne vous vois pas je suis absent de vous ;
Quand je m’emporte un peu, je me mets en courroux.
95 En un mot je vous aime, et vous n’avez qu’à dire,
Je suis un drôle, allez, je vous ferai bien rire.

ARGENTINE.

Que vos expressions charment mon tendre cœur !
Je ne m’en défends point, vous êtes mon vainqueur,
Et je n’ai pu vous voir sans vous rendre les armes.

PIERROT.

100 On me l’a toujours dit ; que j’avais bien des charmes,
Je suis un beau garçon ; pour la taille, je crois
Qu’on n’en saurait trouver de mieux bâti que moi.
Bas.
Elle en tient pour le coup.

ARGENTINE.

Non, il n’est pas possible
Qu’en vous voyant si beau je paraisse insensible :
105 On ne peut résister à de puissants appas.

PIERROT, bas.

Elle va se pâmer, je pense, entre mes bras.
Eh, Ventrebleu, pourquoi suis-je un fi beau brin d’homme.
Ça, je vois bien qu’il faut vous acquitter la somme,
Et vous ne voulez point des lettres de répit,
110 Embrassez-moi ma fille, et sans faire grand bruit...

SCÈNE IV. Argentine, Pierrot, Arlequin se met au milieu, Pierrot l’embrasse. §

PIERROT.

Ah ! Je me suis mépris, et cela me chagrine :
Au lieu de toi, je dois embrasser Argentine,
Je vais recommencer pour te faire plaisir.

ARLEQUIN.

Il n’en est pas besoin, modère ce désir.
115 Hé bien, je vous y prends, Madame la carogne,
Et vous, que faites-vous ici Monsieur l’ivrogne ?

PIERROT.

Tu m’as interrompu, que je suis malheureux !
Ta prétendue, et moi je badinions tous deux.
Je me dégourdissais de la belle manière,
120 Va t’en pour un moment, crois-moi, laisse-moi faire.

ARGENTINE, à Arlequin.

Vous êtes trop jaloux, c’est là tour mon souci,
Et vous ne deviez pas venir sitôt ici.

ARLEQUIN.

Je conviens que j’ai tort, et je devais attendre
Le joli dénouement d’un entretien si tendre.
125 Vous voulez donc toujours m’en donner à garder,
A vôtre opinion la mienne doit céder,
Sur le point d’occuper la couche maritale,
Vous donnez une entorse à la foi conjugale ?

PIERROT.

Puisqu’il demeure ici, sans faire du fracas,
130 Mène-moi dans ta Chambre, il ne le saura pas.

ARGENTINE.

J’y consens.

ARLEQUIN.

1
Ah ! Tout doux, et vous Monsieur le drille
Décampez au plutôt.

PIERROT.

Lâche-moi cette fille,
Va, je te la rendrai dans un petit moment.

ARLEQUIN.

Morbleu, craignez l’effet de mon emportement ;
135 Apprenez que demain j’épouse cette belle,
Que je veux qu’elle soit toujours sage, et fidèle.

ARGENTINE.

Bon cela ne se peut, Arlequin, croyez-moi,
Gardez de m’imposer une si dure loi.
Fi donc vous vous feriez berner de tout le monde :
140 Un Mari trop jaloux mérite qu’on le fronde,
La sagesse est un monstre, et les femmes ont soin
De ne le regarder ni de près, ni de loin.

ARLEQUIN, à Pierrot.

Que faites-vous ici ?

PIERROT.

Moi, j’attends que tu sortes.
Pour rester en ces lieux j’ai des raisons bien fortes.

ARLEQUIN, prend son coutelas.

145 Veux-tu te retirer, ou je te romps les bras.

PIERROT, en s’en allant.

Hé bien, je reviendrai quand tu n’y seras pas.

ARGENTINE.

Vos manières Monsieur, ne font que me déplaire !
De tous ces vains soupçons songez à vous défaite,
Je vous l’ai déjà dit, vous devez profiter
150 Des leçons qu’Argentine a voulu vous dicter.
Je veux goûter en paix les douceurs de la vie,
Folâtrer, badiner au gré de mon envie,
Adieu souvenez-vous, et soyez convaincu,
Que quand on est jaloux, on est bien-tôt cocu.
Elle rentre.

ARLEQUIN, seul.

155 Franchement ce discours n’est point énigmatique,
Elle veut m’encorner malgré ma rhétorique,
Mais je ne serai point sujet au grand malheur
Qui de tant de Maris fait naître la douleur,
Et je prendrai morbleu, de si bonnes mesures,
160 Que ma femme à mon front ne fera point d’injures.

SCÈNE V. Léandre, Octave. §

OCTAVE.

Se peut-il, cher ami, que ton cœur à son tout
Refuse de se rendre au pouvoir de l’amour ?
Tu fais gloire en tous lieux de ton indifférence ;
Ah ! c’est faire au beau sexe une sensible offense
165 Que de marquer pour lui si peu d’empressement,
Et de voir sans l’aimer l’objet le plus charmant.
Crains donc, pour te punir, que le fils de Cythère
Ne te livre aux effets de sa juste colère,
Et que ce fier vainqueur renversant tes projets
170 Sur ton cœur dédaigneux ne lance tous ses traits.

LÉANDRE.

Pourquoi me blâmes-tu ? Ta remontrance est vaine,
Je cède avec plaisir au penchant qui m’entraîne,
Content de mon état, satisfait de mon sort,
J’ignore les effets d’un amoureux transport.
175 Un paisible repos est le bien où j’aspire,
Un cœur qui le possède a tout ce qu’il désire ;
Est-ce un charme ? dis-moi, de languir sans espoir,
D’adorer un objet que l’on a peine à voir,
De pousser des regrets, de répandre des larmes,
180 De ressentir toujours de mortelles alarmes ;
L’amour m’accablerait sous ses funestes coups,
Et me ferait former mille soupçons jaloux ?
Inquiet, agité, je craindrais que ma belle,
Malgré ma tendre ardeur ne devint infidèle,
185 Chaque instant ne ferait que redoubler mon mal.
Je verrais avec peine un trop heureux rival !
Ami je vis en paix, rien ne trouble ma vie :
Au calme de mon cœur tu dois porter envie,
Puisque rien n’est égal à ma félicité,
190 Laisse-moi m’applaudir de ma tranquillité.

OCTAVE.

Non c’est injustement que tu veux te défendre
D’un doux engagement ; et d’un commerce tendre :
Chacun doit, cher ami, se laisser enflammer
Et nul n’échappe enfin au Dieu qui fait aimer.

LÉANDRE.

195 Inutiles efforts pour soumettre mon âme,
Aux tyranniques lois d’une volage femme !
Et qui par un esprit, faible, capricieux,
Reçoit tous les objets qui lui frappent les yeux.
De ce sexe enchanteur l’approche est trop fatale :
200 Une femme est toujours d’une humeur inégale,
Aujourd’hui ses transports font des plus violents,
On la trouve demain au milieu des galants,
Affectant d’imiter les airs d’une coquette
Badiner avec eux, répondre à la fleurette,
205 Et pour donner du lustre à ses trompeurs appas
Inspirer une ardeur qu’elle ne ressent pas.

SCÈNE VI. Arlequin, Léandre, Octave. §

ARLEQUIN.

Messieurs mes écoliers quel nouveau soin vous presse ?
Venez-vous dans ces lieux chercher quelque Maîtresse ?
Vous étés faits d’un air à ne pas en manquer,
210 Et je vous crois tous deux d’âge à prévariquer ;
Du temps que vous étiez sujets à ma férule
J’étais, vous le savez, d’une humeur ridicule,
Je vous interdisais les plaisirs amoureux ;
Mais pour lors vous n’étiez que des petits morveux :
215 Je crois que maintenant une telle défense,
Ne ferait qu’augmenter votre concupiscence,
Et je puis affirmer, sans passer pour menteur,
Que vous en savez plus que vôtre précepteur.

OCTAVE.

Je fais ce que je puis pour convaincre Léandre ;
220 Mais à tous mes discours il ne veut rien comprendre,
Et persistant toujours dans sa frivole erreur,
Du plus charmant plaisir il conçoit de l’horreur ?
Pour lui le mot d’amour est un obscur langage,
Et je ne vis jamais un garçon si sauvage.

LÉANDRE.

225 Je ne sais ce que c’est : pour tout indifférent
J’avouerai qu’en amour je suis fort ignorant.

ARLEQUIN.

Je veux par mes leçons le rendre plus habile :
Laissez-le moi, dans peu vous le verrez docile ;
Je consens de tout perdre, et de passer pour fou,
230 S’il n’est dans quelque temps plus tendre qu’un matou.

OCTAVE, à Léandre.

Ami, pour un moment d’ici je me retire ;
Le Seigneur Arlequin aura soin de t’instruire,
Malgré ta fermeté, bien-tôt sur ton esprit
Ses savantes leçons auront quelque crédit.

SCÈNE VII. Arlequin, Léandre. §

ARLEQUIN.

235 Ici nous sommes seuls, rien ne nous importune.
Se peut-il, qu’insensible à la Blonde, à la Brune,
Dans cette inaction tu passes tes beaux ans ?
Tu devrais, cher Léandre, employer mieux le temps.
Un garçon sans maîtresse est un vaisseau sans rame,
240 Une Ville sans porte, enfin un corps sans âme,
Un canon sans affût, c’est un fleuve sans eau,
Palais sans fondement, et lame sans fourreau,
Tu n’aimes rien, dis-tu, fi donc c’est vivre en bête,
Tu peux facilement faire quelque conquête :
245 La beauté la plus fière en l’écoutant parler,
D’elle-même aussi-tôt viendra capituler.
Tout aime dans le monde, et c’est pure folie,
De narguer les appas d’une femme jolie,
Les plus braves héros sensibles à leur tour,
2
250 Ont sans peine accordé Bellone avec l’amour.
Ce Dieu dans tous les cœurs s’insinue, et se glisse,
3 4
Titus malgré son deuil aima sa Bérénice.
Hercule d’un beau feu fut contraint de brûler
Et pour la Reine Omphale il voulut bien filer.
255 À des désirs ardents peut-on mettre des bornes ?
5
Pour Europe Jupin voulut prendre des cornes.
Il n’est point d’animal qui n’aime tendrement :
Le singe la guenon, le cheval la jument,
6
Le coq aime la poule, et l’âne son ânesse,
260 Le gros taureau soupire, et mugit de tendresse,
La chaste tourterelle aime son tourtereau,
Et la belle perdrix brûle pour son perdreau.
Le lion plein de feu rugit pour sa lionne,
Et le goujon frétille auprès de sa goujonne,
265 La Chatte en miaulant appelle le matou,
Et la sombre chouette est folle du hibou.
Toujours le bécasseau vole après la bécasse,
Pour l’aimable crapaud la grenouille coasse,
Dans l’Empire des flots les Poissons amoureux
270 Malgré l’humidité brûlent des plus beaux feux.
Un carpeau suit de près une carpe fidèle ;
Et le maquereau vert pourchasse sa femelle,
Tant d’exemples tracés ne suffiront-ils pas
Pour te déterminer à marcher sur leurs pas ?

LÉANDRE.

275 Pour me persuader à fuir l’indifférence,
Vous employez en vain toute vôtre éloquence :
J’ignore le secret de triompher d’un cœur,
Daignez donc m’éclaircir, Monsieur mon précepteur :
Lorsque vous m’aurez dit comment je dois m’y prendre,
280 Peut être malgré moi chercherai-je à me rendre,
Si vous m’instruisez bien je saurai galamment
Pratiquer vos leçons prés d’un objet charmant.

ARLEQUIN.

Pour soumettre à tes lois une beauté charmante.
Suis avec un grand soin ma maxime savante.
285 Sitôt que tu verras une belle au balcon,
Campe-toi tout d’abord... là... de cette façon.
Fais-lui la révérence, et d’un œil plein de flamme
Pour la mieux amorcer regarde cette Dame.
Qu’un soupir amoureux s’échappe de ton cœur,
290 Mord ton gant, affectant une douce langueur,
Exprime en mots pompeux ta nouvelle tendresse,
Et la belle aussi-tôt, fût-elle une Lucrèce,
Lors qu’en termes choisis tu conteras tes feux
Ne refusera point de répondre à tes Vœux.
Arlequin fait tout ce qu’il dit ci-dessus, d’une manière toute comique.
295 Dis-lui qu’en la voyant, trop sensible à ses charmes,
Tu n’as pu t’empêcher de leur rendre les armes.
Que jusques au tombeau tu veux être constant,
Et qu’enfin tu serais parfaitement content
Si d’un objet si beau tu faisais la conquête.
300 Après un grand discours demande un tête à tête,
Tu verras que sans peine elle t’accordera
Tête à tête, baisers, peut être.... Et cetera.

LÉANDRE.

Je vois qu’il faut céder, et qu’à vôtre éloquence
On ne peut opposer qu’une vaine défense ;
305 Je vais tout de ce pas en fidèle écolier
Suivre vôtre leçon, et la bien essayer.
Il s’en va.

ARLEQUIN.

Moi, je vais sur le champ avertir le Notaire
De se rendre chez moi pour finir mon affaire.

SCÈNE VIII. Octave, Scaramouche. §

OCTAVE.

C’est vivre trop longtemps loin de l’objet aimé ;
310 Rien ne doit arrêter un cœur bien enflammé.
Lorsque je ne vois point la charmante Spinette
Mes sens sont agitez, mon âme est inquiète
Cette jeune beauté fixe tous mes désirs,
Loin d’elle je ne puis goûter de vrais plaisirs,
315 J’aime son air naïf, sa manière innocente,
Et sa simplicité me ravit, et m’enchante :
Que dis-tu de mon-choix ?

SCARAMOUCHE.

À parler franchement,
C’est un vilain métier que celui d’un Amant :
Vous passez sans dormir les nuits les plus tranquilles,
320 Vous êtes comme un Chat qui rode sur les tuiles,
Pour moi je ne sais pas quel plaisir vous trouvez !
Vos draps depuis deux mois n’ont pas été lavez
Est ce pour épargner les frais du blanchissage
Que vous dormez si peu ? quel Diable de ménage !
325 Aussi vous devenez maigre comme un anchois,
Et vous avez morbleu le plus fichu minois !
J’enrage ; car il faut aussi par complaisance,
Que je veille avec vous sans me farcir la panse.
Moi qui toute ma vie ai bien mangé, bien bu,
330 Ma foi, je n’ai jamais été si mal repu.
Aussi, je m’aperçois que ma graisse est fondue,
Je deviens tous les jours plus sec qu’une morue,
À peine suis-je à table, aussitôt vous criez
Scaramouche... d’abord il faut lever les pieds.
335 Tu mangeras tantôt, va porter cette lettre
À Spinette, à présent elle est à sa fenêtre,
Et tu la lui rendras sans qu’on puisse te voir ;
Cet ordre rigoureux me met au désespoir
La nuit lorsque je crois reposer à mon aise,
340 Scaramouche ! Viens-t’en me mettre sur la chaise,
Pendant toute la nuit voilà quel est le train,
Cela dure souvent jusques au lendemain ;
Je crois que vous rendez votre amour par derrière
Et vous m’empoisonnez avec vôtre matière.

OCTAVE.

345 Veux-tu bien terminer de si fades discours
Sans rime, et sans raison tu plaisantes toujours.

SCARAMOUCHE.

Le vilain loup-garou qui n’aime pas la joie !

OCTAVE.

Cours appeler Spinette il faut que je la voie.

SCARAMOUCHE.

Oui, mais si le docteur était dans la maison
350 Il me régalerait de cent coups de bâton :
Le drôle quand il bat n’y va pas de main morte,
Je le sais.

OCTAVE.

Ne crains rien, va frapper à sa porte.

SCARAMOUCHE.

Allons je le veux bien, et si je suis battu
Je vous rendrai ma foi ce que j’aurai reçu.

OCTAVE.

355 Finiras-tu maraud ?

SCARAMOUCHE.

Qu’il a l’humeur farouche !
Hola ! Quelqu’un, c’est moi ?
Il frappe.

SCÈNE IX. Spinette, Octave, Scaramouche. §

SPINETTE.

Que veux-tu Scaramouche ?

SCARAMOUCHE.

Madame en vérité... pour moi je ne veux rien,

SPINETTE, en s’en allant.

Adieu donc.

SCARAMOUCHE.

Serviteur, parlez, Monsieur.

OCTAVE.

Hé bien !
Qu’as-tu donc fait ?

SCARAMOUCHE.

J’ai vu la charmante Spinette,
360 Qu’elle a l’air engageant ! morbleu qu’elle est bien faite !
Elle m’a demandé pourquoi je l’appelais,
Elle a voulu savoir ce que je lui voulais,
Et moi j’ai répondu, je ne veux rien Spinette,
Aussi-tôt elle a pris la poudre d’escampette.
365 Voilà ce que j’ai fait.

OCTAVE.

Ah ! le joli garçon
Et qu’il s’acquitte bien d’une commission.
Il va frapper à la porte.
Hola !

SPINETTE.

Que veux-tu donc, ah ! c’est vous !

OCTAVE.

Oui, ma belle,
Vous me voyez ici...

SCARAMOUCHE.

Bonjour Mademoiselle,
Mon Maître n’a pas tort, elle a bien des appas,
370 Le pauvre Scaramouche en ferait ses choux gras.

OCTAVE.

Hé bien puis- je former une douce espérance ?
Vôtre cœur ressent-il les tourments de l’absence ?
Et quand vous me voyez, goûte-t-il les plaisirs
Où doivent se borner ses uniques désirs ?

SPINETTE.

375 Douteriez-vous encor de mon ardeur parfaite ?
Quoi, vous ne croyez pas d’être aimé de Spinette ?
Que je suis malheureuse ; après ce que j’ai fait,
Vous êtes trop jaloux.

OCTAVE.

Je le suis en effet :
Si je ne vous aimais avec délicatesse,
380 Je ne craindrais pas tant, ma charmante Maîtresse,
Ah ! Loin que mes soupçons vous soient injurieux,
Ils doivent leur naissance à l’excès de mes feux.

SPINETTE.

Par où donc, cher Octave, ai-je pu vous déplaire ?
Pour vous tant allarmeR que me voyez-vous faire ?
385 Du matin jusqu’au soir je suis dans la Maison ;
Quand vous me soupçonnez vous n’avez pas raison ;
A de pareils discours je ne puis rien comprendre.
Elle pleure.

OCTAVE, à Scaramouche qui pleure.

Tu pleures ?

SCARAMOUCHE.

Oui, Monsieur ; c’est que j’ai le cœur tendre.

OCTAVE.

Daignez sécher les pleurs qui coulent de vos yeux.

SCARAMOUCHE, en pleurant.

390 Monsieur, jusqu’à demain nous pleurerons tous deux ;
Aussi pour quoi lâcher le robinet des larmes :
Que de beaux yeux en pleurs ont d’agréables charmes !

SPINETTE.

De moi, je le vois bien, vous faites peu de cas,
Vous me grondez toujours, et vous ne m’aimez pas.

OCTAVE.

395 Pardonnez-moi Spinette, et croyez que mon âme
Saura brûler pour vous d’une éternelle flamme,
Belle, vous me voyez soumis à vos genoux...

SPINETTE.

Dites moi donc, Monsieur quand nous marierons-nous ?
Mon père est bien méchant, vous aurez de la peine
400 À gagner son esprit.

OCTAVE.

Non, vôtre crainte est vaine,
Il faudra qu’il consente, et je suis assuré...

SCARAMOUCHE.

Ah ! Que je serai beau quand j’aurai bien pleuré !

SPINETTE.

Vous m’avez tant de fois promis des sérénades,
Quand m’en donnerez-vous ? j’aime fort les aubades.

OCTAVE.

405 Ce soir.

SPINETTE.

N’y manquez pas, les filles du quartier
Ont toutes ce plaisir, et je dois l’envier,
J’aime les instruments on ne peut davantage.

SCARAMOUCHE.

C’est assez là le goût des filles de vôtre âge.

OCTAVE.

Votre père n’est pas à présent au Logis.
410 Entrons-y.

SPINETTE.

Mais par lui si vous étiez surpris,
Il me maltraiterait d’une étrange manière.

OCTAVE.

Entrons sans différer, ne craignez rien ma chère ;
Scaramouche aura soin de l’écarter d’ici :
Entends-tu ?
Ils entrent.

SCARAMOUCHE, seul.

Peste soit de l’amoureux transi :
415 Cet emploi m’est à charge, et ne me convient guère,
Tout franc je suis bien las d’un pareil ministère,
Moi qui jamais n’ai craint en amour de rivaux,
Aujourd’hui l’on m’emploie à garder les manteaux :
Mais voici le Docteur.

SCÈNE X. Le Docteur, Scaramouche. §

LE DOCTEUR.

Non, je n’y puis suffire :
420 C’est souffrir trop longtemps un rigoureux martyre :
Quoi, je ne puis jouir d’un moment de repos !
Le moyen d’écouter tant de fades propos ;
L’un me vient aborder, un inconnu m’embrasse,
Et cet autre me tient des discours à la glace :
425 Comment vous portez-vous ; que dit-on de nouveau,
Pour aller prendre l’air le temps est assez beau.
L’un parle de sa voix, et l’autre de sa danse ;
Celui-ci prend le soin de vanter ma science :
De pareils entretiens ne me conviennent pas,
430 Peste des importuns, j’en trouve à chaque pas :
Horace avait raison d’en craindre la poursuite,
Et de fuir avec soin cette race maudite ;
Et le plus sûr moyen de fuir tous ces fâcheux,
C’est d’entrer au Logis, et de m’éloigner d’eux.

SCÈNE XI. Scaramouche, Le Docteur. §

Scaramouche vient avec précipitation, en nommant à haute voix le Docteur, pour se faire entendre à Octave qui est dans la Maison ; et dans le temps que le Docteur vent entrer chez lui, Scaramouche le repousse vivement, lui racontant qu’il vient de prendre son parti contre des personnes qui le traitaient d’ignorant, et qu’il en est venu aux mains avec ces mêmes personnes ; en disant : Sortez ; Monsieur le Docteur est ici, mais c’est pour se faire entendre d’Octave. Après le récit de cette dispute, qui consiste en plusieurs coups, que le Docteur reçoit de Scaramouche, pour lui faire, à ce qu’il dit, mieux comprendre de quelle manière le combat s’est passé ; le Docteur est contraint de après quoi Scaramouche appelle Octave, en lui disant de sortir.

SCÈNE XII. Octave sortant de la Maison du Docteur, Scaramouche. §

OCTAVE.

435 Hé bien puis-je sortir, et n’ai-je rien à craindre ?

SCARAMOUCHE.

Le Docteur est bien loin, et j’ai su le contraindre
A partir de ces lieux en le chargeant de coups,
De peur qu’il ne revienne, allons, retirez-vous.

SCÈNE XIII. Argentine à sa fenêtre tenant un Livre à la main, Léandre qui survient. §

ARGENTINE.

Que l’état d’une fille est triste et déplorable !
440 Lors qu’en proie aux rigueurs du destin qui l’accable,
Elle doit obéir, et que son cœur gêné,
À fuir un doux penchant est enfin condamné.
Non, je ne puis subir cette loi tyrannique.

LÉANDRE, bas.

Il faut pour m’égayer que je mette en pratique
445 La leçon qu’Arlequin m’a tracée en ces lieux.
Que vois-je ! Quel objet se présente à mes yeux !
Je vais, comme il m’a dit, me camper devant elle
D’un air de petit Maître, et sourire à la belle.
Il se campe devant la fenêtre, et se donnant des airs.
Bon, j’en fuis aperçu, tout va bien jusqu’ici ;
450 Jouons de la prunelle en amoureux transi,
Lançons-lui tendrement une œillade engageante,
Pour la faire bien-tôt répondre à mon attente :
Ce soupir plein de feu va la déterminer ;
J’ai commencé l’ouvrage, il faut le terminer :
455 Je dois mordre mon gant ; elle se met à rire,
Je crois que j’obtiendrai tout ce que je désire.
Il s’approche après avoir fait tout ce qu’il a dit ci-dessus.
Madame, permettez que ma naissante ardeur
Éclate, et que le feu qui dévore mon cœur
Se découvre à vos yeux, puis qu’eux seuls l’ont fait naître.
460 Il est trop violent pour craindre de paraître,
Et jusques au tombeau je prétends vous aimer,
Ma belle à vôtre tour laissez-vous enflammer ;
Et pour prix de l’ardeur qui prés de vous m’arrête,
J’ose vous demander en grâce un tête à tête.
À part.
465 Qui ne dit mot consent ; elle l’accordera,
Et je suis déjà sûr d’avoir l’et cetera.

ARGENTINE.

Un tel aveu, Monsieur, a lieu de me confondre ;
Vous m’embarrassez fort, je ne sais que répondre ;
Cependant je veux bien vous dire ingénument
470 Qu’en cet instant mon cœur goûte un plaisir charmant ;
Et comme je voudrais éviter l’esclavage,
Pour me soustraire au joug d’un fatal mariage,
Où prétend me soumettre un jaloux odieux ;
Je braverais pour vous ses transports furieux ;
475 Mais je crains de former une vaine espérance.

LÉANDRE.

Non, non, assurez-vous de ma persévérance ;
Jusques à ce moment j’ai méprisé l’amour,
Mais je vois qu’à ce Dieu chacun cède à son tour.
Vous seule êtes l’objet de ma première flamme,
480 Et vous avez enfin triomphé de mon âme :
Pour vous faire échapper aux rigueurs du jaloux,
Les plus affreux périls me sembleront trop doux,

ARGENTINE.

Que mon sort serait beau, si vous étiez ; sincère !
Mais je n’ose penser...

LÉANDRE.

N’en doutez point ma chère.

ARGENTINE.

485 Hé bien, s’il est ainsi, je vous attends demain,
Pour vous communiquer en secret mon dessein ;
Ensemble nous prendrons des mesures certaines,
Pour entrer dans vos fers, je briserai mes chaînes.
Je crains que mon jaloux ne vous trouve en ce lieu,
490 Il faut vous retirer.

LÉANDRE.

Vous me quittez.

ARGENTINE.

Adieu.

LÉANDRE.

Déjà...

ARGENTINE.

Dans un moment il doit ici se rendre ;
Dites-moi votre nom.

LÉANDRE.

On m’appelle Léandre.

ARGENTINE.

C’en est assez, Léandre, il ne tiendra qu’à vous
De posséder ma main en qualité d’époux.

LÉANDRE.

495 Ah ! Puisqu’à vous aimer mon cœur se détermine,
Apprenez-moi du moins vôtre nom.

ARGENTINE.

Argentine,
Mon cher Léandre, adieu, j’attends vôtre retour,
Songez au rendez-vous accordé par l’amour.

LÉANDRE, seul.

Quel changement soudain ! je me vois sans défense,
500 Qu’êtes-vous devenue heureuse indifférence !
Quoi l’amour à ses lois a soumis ma raison !
J’ai pris, je le vois bien, du goût à la leçon ;
Et ce Dieu tout à coup s’est vengé sur moi-même,
Du mépris que j’ai fait de son pouvoir suprême.

SCÈNE XIV. Octave, Scaramouche, Plusieurs Valets avec des Lanternes, La Chanteuse, Spinette à la fenêtre. §

SCARAMOUCHE, aux Symphonistes.

505 Préludez s’il vous plaît, Messieurs du Violon,
Et faites de Musique un joli carillon.
Les Symphonistes jouent une Ritournelle.

LA CHANTEUSE.

Un amant soumis à vos lois,
Languit pour vous, belle Spinette ;
Il brûle d’une ardeur parfaite,
510 Et n’a pu faire un plus beau choix.
Il cherche sans cesse à vous plaire.
Ah ! daignez répondre à ses feux !
Si vous voulez le rendre heureux,
Il n’aura plus de vœux à faire.

SCÈNE XV. Le Docteur d’un côté, Arlequin de l’autre. §

LE DOCTEUR.

515 Que font ces insolents plantez devant ma porte,
Je veux les étriller, mais de la bonne sorte.

ARLEQUIN.

Messieurs les amoureux, je vais vous régaler,
Et bientôt de ces lieux vous faire détaler.
Arlequin et le Docteur frappent sur tous les Valets Qui se défendent, et font un, combat fort plaisant : le Docteur dans l’obscurité de la nuit frappe sur Arlequin, Arlequin en-fait de meme, et aprés plusieurs lazzi entre Scaramouche, le Docteur, Arlequin, et les Valets, le premier Acte finit par uns Danse de quatre valets.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. §

MEZZETIN, seul en chantant.

Vive le jus de la treille
520 Pour dissiper le chagrin :
Lorsque je tiens ma bouteille,
Je goûte un heureux destin.
J’aime mieux rougir ma trogne
Qu’aimer un objet charmant :
525 Rien n’inquiète un ivrogne,
Et tout alarme un amant.
Ma foi c’est un plaisir de chanter et de boire,
Le joyeux Mezzetin en fait toute sa gloire ;
Fi de ces amoureux languissants et transis,
530 Qu’accompagnent toujours les peines, les soucis ;
Pour moi, grâces au Ciel, je n’ai point le cœur tendre,
Dans ses filets tendus l’amour ne peut me prendre :
7
J’incague son pouvoir, je me ris de ses traits,
Et le Cabaret seul a pour moi des attraits.
535 Je m’enivre souvent, et je suis un bon drille,
8
Je fume quelquefois, je joue à Briscambille ;
En moi d’un bon grivois on peut voir le portrait,
Je suis sur mon honneur un Lyonnais parfait.
Je voudrais bien savoir où s’est fourré mon Maître...
540 Mais le voici qui vient, et je le vois paraître.

SCÈNE II. Léandre, Mezzetin. §

LÉANDRE, pensif.

Étrange état d’un cœur que l’amour a soumis !
De trouver du repos il ne m’est plus permis.

MEZZETIN, en lui voulant parler.

Monsieur...

LÉANDRE, en se promenant.

Loin de l’objet de ma nouvelle flamme
Je ne puis vivre en paix, tout agite mon âme.

MEZZETIN.

545 Monsieur...

LÉANDRE se promenant toujours.

A le revoir je borne tous mes vœux,
Et son aspect charmant peut seul me rendre heureux.

MEZZETIN.

Monsieur...

LÉANDRE, apercevant Mezzetin.

Ah ! Mezzetin que j’ai d’inquiétude !
L’amour me fait souffrir le tourment le plus rude.

MEZZETIN.

La soif me désespère et me fait enrager.

LÉANDRE.

550 Je cherche un beauté...

MEZZETIN.

Moi je cherche à manger.

LÉANDRE.

Non, rien n’est comparable aux attraits d’Argentine.

MEZZETIN.

Non, rien n’est plus charmant qu’une grande Cuisine.

LÉANDRE.

Et le cœur le plus fier doit enfin lui céder.

MEZZETIN.

Oui, je voudrais toujours m’emplir et me vider.

LÉANDRE.

555 Que dis-tu, Mezzetin, et quel est ce langage ?

MEZZETIN.

Pour moi le mot d’amour est un sensible outrage,
Parlez plutôt de boire, est-il rien de plus doux
9
Qu’un son harmonieux d’agréables glouglous ?
Rien ne peut approcher de cette mélodie.

LÉANDRE.

560 Je croyais sans aimer passer toute ma vie ;
Mais depuis que j’ai vu l’objet qui m’a charmé,
Mon cœur indifférent s’est d’abord enflammé :
Pour ne pas l’adorer ma Maîtresse est trop belle,
Je dois dans un moment m’introduire chez elle ;
565 Tu pourrais interrompre un si doux entretien,
Retire-toi d’ici.

MEZZETIN.

Ma foi je le veux bien ;
Vous n’avez qu’à jaser, et conter la fleurette,
10
Moi, je vais chez Muri boire la chopinette.
Il s’en va.

SCÈNE III. Léandre, Arlequin, qui survient. §

LÉANDRE.

Voici l’heure, je pense, où je dois lui parler.
570 Je suis bien amoureux, à ne le point celer !
Parbleu, c’est tout de bon ; mais j’aperçois mon maître.
Il court au-devant d’Arlequin, et l’embrasse.
Comment, cher Arlequin, pourrai-je reconnaître
Votre bonté pour moi, vos soins officieux ?

ARLEQUIN.

Croyez, mon cher enfant, que j’ai fait de mon mieux :
575 Avez-vous profité d’une leçon fi belle ?
Vous étiez à l’amour terriblement rebelle.

LÉANDRE.

Ami, ce temps n’est plus, mon cœur est bien changé,
Et dans d’aimables fers il se trouve engagé.
J’ai suivi bien à point vôtre douce maxime :
580 C’était contre l’amour commettre un trop grand, crime,
Que de ne pas céder à des appas vainqueurs,
Et je suis revenu de mes vaines erreurs.

ARLEQUIN.

Ah ! que j’en suis ravi, voila ce qui s’appelle,
À voir un écolier et soumis, et fidèle ;
585 Je suis trop satisfait que ma sage leçon
Ait fait en peu de temps un élève si bon.
Çà ne me cachez rien, la belle s’est rendue ?
Parlez, qu’avez-vous fait depuis nôtre entrevue ?

LÉANDRE.

J’ai d’abord pratiqué ce que vous m’avez dit :
590 Vos préceptes étaient gravez dans mon esprit.
Ainsi je ne pouvais qu’à mon grand avantage
Appliquer la leçon que j’ai mise en usage.
Un objet tout charmant s’est offert à mes yeux,
Cette jeune beauté loge prés de ces lieux,
595 Elle est, je l’avouerai, tout à fait engageante ;
La Belle a répondu sans peine à mon attente,
Pour la mieux amorcer j’ai d’abord employé,
Les soupirs, les regards, je n’ai rien oublié :
Enfin dans un moment je dois entrer chez elle.

ARLEQUIN.

600 Dites-moi donc comment le nomme cette belle.

LÉANDRE.

Son nom est Argentine.

ARLEQUIN.

Ha ! Que me dites-vous ?

LÉANDRE.

Elle est entre les mains d’un brutal, d’un jaloux
Qu’elle ne peut souffrir, et que son cœur déteste.

ARLEQUIN, à part.

Oh ! pour le coup j’en tiens, il m’a donné mon reste,
605 L’ai-je bien entendu ? Peste de la leçon,
Peut-être il s’est mépris, et quelle est sa Maison ?

LÉANDRE, en lui montrant la Maison.

C’est là.

ARLEQUIN.

Vous vous trompez.

LÉANDRE.

Non : c’est là sa demeure.

ARLEQUIN, en montrant avec la doigt une autre maison.

C’est peut-être plus bas.

LÉANDRE.

Non Monsieur, où je meure.
Il touche avec la main la Maison d’Argentine.
C’est ici.

ARLEQUIN.

Juste Ciel ! je n’en dois plus douter,
610 Il a de me leçon su trop bien profiter.
Ce Diable d’écolier en sait plus que le Maître.

LÉANDRE.

Dans un moment j’espère encore la mieux connaître :
Son Jaloux est dehors, elle m’introduira
Dans son Appartement.

ARLEQUIN.

Gare l’et cetera.

LÉANDRE.

615 Si vous vouliez Monsieur pour couronner l’ouvrage,
Entrer chez me Maîtresse, et voir si ce sauvage,
N’est point dans le Logis, vous m’obligerez fort.
Ne refusez donc pas de servir mon transport :
Vous êtes si zélé, d’une humeur si traitable !

ARLEQUIN.

620 Que j’ai lieu d’espérer... Ce serait bien le Diable,
Cet ouvrage sans moi saura se terminer,
Et vous allez, Monsieur, bien-tôt le couronner.

LÉANDRE.

Quoi, vous ne voulez pas ? Votre refus m’offense.

ARLEQUIN.

Non, ma foi, je ne puis le faire en conscience,
625 Adieu.

LÉANDRE.

Vous me quittez ; Ah ! restez en ces lieux,
Pour voir....

ARLEQUIN.

Je ne suis pas à présent curieux.
Ah ! Maudit écolier ! que la peste te crève.
Qui l’eût jamais pensé : j’ai fait une bel élève ;
Mais je veux à l’écart observer tout ceci.
Il se retire.

LÉANDRE.

630 Qu’elle tarde à venir, juste Ciel ! La voici.

SCÈNE IV. Argentine, Léandre, Arlequin à l’écart. §

LÉANDRE.

C’est donc vous ? Argentine, enfin vôtre présence
Satisfait aux transports de mon impatience.
Je vous vois, et je suis parfaitement heureux.

ARGENTINE.

Au plaisir d’être à vous je borne tous mes veux :
635 Vous seul pouvez parer le coup qui me menace,
Et me faire éviter une affreuse disgrâce ;
Je ne puis consentir d’épouser un magot.

ARLEQUIN, à l’écart.

Comme elle me connaît ! Que je suis un grand sot !
Ne lui devrais-je pas donner une bourrade...
11
640 Mais non : je suis poltron, et je crains la gourmade.

LÉANDRE.

Oui, de vôtre jaloux je veux vous délivrer,
Ma belle, c’est de quoi je puis vous assurer,
Et les nœuds de l’hymen nous uniront ensemble.

ARGENTINE.

Ciel ! S’il nous surprenait ! Ah ! Léandre je tremble...

LÉANDRE.

645 Non, non, ne craignez rien, s’il troublait nos discours,
Ce serait fait de lui j’abrégerais ses jours.

ARLEQUIN, bas.

Oh ! vous pouvez parler avec toute assurance,
Après l’avoir instruit, la belle récompense !

ARGENTINE.

Souhaitez-vous entrer ?

ARLEQUIN, bas.

Eh non qu’il n’entre pas.

LÉANDRE.

650 Belle, je ne veux point vous causer d’embarras,
Je vais tout disposer pour nôtre mariage.

ARLEQUIN, bas.

S’il veut nous nous mettrons tous les deux en ménage,
Moi je l’aurai la nuit, et lui l’aura le jour.

ARGENTINE.

Léandre, au nom des Dieux, pressez vôtre retour,
655 Puissent-ils protéger des ardeurs si fidèles !

LÉANDRE.

Ma chère, de l’amour j’emprunterai les ailes.
Pour voler jusqu’à vous, et pour vous garantir...

ARGENTINE.

Ce n’est pas sans regret que je vous vois partir.

LÉANDRE.

Tantôt de mon dessein vous serez mieux instruite
660 Et nos amours auront une agréable suite.

SCÈNE V. §

ARLEQUIN, seul.

Hé bien qu’en dirons-nous ! sont-ce là des chansons !
Non pas, voilà l’effet de mes belles leçons,
Je m’en suis bien douté, quand cette matinée
Je peignais avec soin me tête infortunée :
665 Le peigne ne pouvait entrer dans mes cheveux,
J’avais beau le pousser, et peigner de mon mieux,
Quelque chose de dur lui faisait résistance ;
Il faut pourtant avoir recours à la vengeance :
Vite qu’un bon canon, une bombe, un mortier,
670 Une carcasse, enfin un arsenal entier,
12
Punisse ma carogne, et seconde ma rage,
Quoi l’on me Vulcanise à la fleur de mon âge ?
Il pleure à sa manière.
Ma foi, je suis bien fou de répandre des pleurs :
Car si tous las Maris sujets à tels malheurs.
675 Pleuraient amèrement pour pareilles alarmes
On ne verrait ici que des yeux plein de larmes.
Il s’en va.

SCÈNE VI. Le Docteur, Spinette. §

LE DOCTEUR.

Je dois pour quelque temps m’absenter du Logis :
Le soin de la Maison par moi vous est commis.
Balayez bien ma chambre, et songez au ménage,
680 Lorsque je reviendrai que je trouve un potage,
Et que la porte soit fermée à double tour,
Gardez-vous de l’ouvrir jusques à mon retour.

SPINETTE.

Je vous obéirai : le devoir me l’ordonne.
Si quelqu’un vient frapper...

LE DOCTEUR.

Ne recevez personne.
685 Faites ce que je dis, restez dans la Maison ;
Surtout je vous défends de paraître au Balcon.

SPINETTE.

Ferais-je un si grand mal, si pendant vôtre absence
Je prenais un peu l’air ; pourquoi cette défense ?
Quand je suis seule, hélas ! je m’ennuie a la mort,
690 Et tout le monde dit que vous avez grand tort
De me faire subir un si rude esclavage,
Et qu’enfin il est temps de me mettre en ménage.
Que déjà je devrais être avec un époux,
Et que je me pourrais fort bien passer de vous.
695 Car à ce qu’on m’a dit je suis fille nubile
Je ne le sens que trop.

LE DOCTEUR.

Vous faites l’indocile,
13
Voyez cette morveuse, et ce bel embryon !

SPINETTE.

Je ne mérite pas, mon père, un pareil nom.
Vous m’appelez morveuse, et moi je vous assure
700 Qu’on peut cueillir la poire aussitôt qu’elle est mûre,
Et qu’il ne tient qu’à moi... suffit, je m’entends bien.

LE DOCTEUR.

Plaît-il ? Que dites-vous ?

SPINETTE.

Qui moi ? Je ne dis rien.

LE DOCTEUR.

Taisez-vous, je suis las d’entendre ce langage,
Un semblable entretien, et m’échauffe, et m’outrage,
705 Songez à m’obéir en tout ce qui me plaît,
Ou vous m’obligerez à vous donner le fouet.

SPINETTE.

Ne vous emportez pas, je crains vôtre colère,
Mon cher petit papa.

LE DOCTEUR, à part.

Ma foi l’on a beau faire
Pour gêner un esprit on se fatigue en vain ;
710 Nature est la plus forte et va toujours son train.

SCÈNE VII. Spinette, Octave, qui survient. §

SPINETTE.

Mon père me contraint et veut me rendre esclave ;
Mais il n’en sera rien, si je voyais Octave,
Maintenant au Logis je le ferais entrer,
Peut-être viendra-t-il, j’ai tout lieu d’espérer ;
715 Je l’aperçois enfin.

OCTAVE.

Quelle bonne nouvelle ?

SPINETTE.

Pour nous voir en secret l’occasion est belle,
Mon père de longtemps ne viendra dans ces lieux.

OCTAVE.

Entrons, et profitons d’un moment précieux.

SCÈNE VIII. §

LE DOCTEUR.

Je suis bien dissipé, je sors pour une affaire,
720 Et j’oublie au Logis ce qui m’est nécessaire,
Un Billet, sans lequel je ne puis recevoir
La somme qui m’est due et que je veux avoir.
En voyant la porte fermée.
A mes ordres prescrits ma fille obéissante,
Ainsi qu’elle le doit, répond á mon attente :
725 Elle a fermé sa porte. Un père est trop heureux,
Quand sa fille veut bien satisfaire à ses vœux ;
Et je rends grâce au Ciel, dont la bonté suprême
M’a fait naître un enfant d’une sagesse extrême.
Spinette ne sait pas ce que c’est qu’un amant,
730 C’est ce qu’en une fille on trouve rarement ;
Mais pour m’ouvrir la porte il faut que je l’appelle :
Spinette, hola Spinette ! À présent que fait-elle ?
Sans doute elle s’amuse à tricoter un bas,
Je suis bien assuré qu’elle ne m’attend pas.

SCÈNE IX. Spinette surprise en voïant son père, Le Docteur. §

SPINETTE, ouvre la porte.

735 Que deviendrai-je hélas ! Juste Ciel, c’est mon père !
Courage, un stratagème est ici nécessaire.
Ah ! Mon père je suis en proie à la douleur,
Il vient de m’arriver le plus cruel Malheur...
Vous allez à coup sûr me faire une querelle.

LE DOCTEUR.

740 Ma Fille que dis-tu ?

SPINETTE.

Cette robe si belle
Que vous prîtes le soin vous-même d’acheter.

LE DOCTEUR.

Hé bien ?

SPINETTE.

Mon cher Papa je viens de la gâter :
Elle est toute tachée.

LE DOCTEUR.

Ô Ciel, est-il possible !

SPINETTE.

Jugez à ce malheur si mon cœur est sensible !
745 Attendez un moment, j’entre pour la chercher,
Vous verrez si sans peine on peut la détacher.
Elle entre.

LE DOCTEUR, seul.

Parbleu, je suis touché d’un accident semblable
Cette perte est vraiment assez considérable,
Et j’en suis pénétré plus qu’on ne peut penser,
750 On n’est pas en état toujours de dépenser.
Spinette déploye la robe devant la porte, le Docteur la tient par un bout, et Octave sort par dessous sans que le Docteur le voie.

SPINETTE.

Prenez-la par un bout, regardez bien mon père,
Pour moi je ne sais pas comment on pourra faire,
La tache est grande, et moi je ne saurais penser
Que quelque effort qu’on fasse on puisse l’effacer.

LE DOCTEUR.

755 Où donc est-elle ?

SPINETTE.

Là.

LE DOCTEUR.

Tu te moques, je pense
Je n’y vois rien.

SPINETTE.

Ici.

LE DOCTEUR.

C’est une extravagance...

SPINETTE, après qu’Octave a passé sous la Robe.

Ah ! Je sais ce que c’est, je dois me consoler,
La tache d’elle-même a voulu s’en aller.

LE DOCTEUR.

Entrons.

SPINETTE.

Je le veux bien, je n’ai plus rien à craindre,
760 Et je puis à présent le voir sans me contraindre,
S’il fût entré chez nous sans faire un grand effort,
Il aurait découvert la tache tout d’abord.

SCÈNE X. §

Arlequin armé de pied en cap, avec des fusils, des épées, une scie, un marteau, une broche.

ARLEQUIN.

LE dessein en est pris, je vais faire carnage,
Rien ne peut modérer ma fureur et ma rage :
765 Il faut que l’infidèle expire sous mes coups,
Et qu’elle soit l’objet de mon juste courroux.
Je ne puis mieux punir le traître qui m’offense,
Qu’en faisant sur sa belle éclater ma vengeance.
Allons donc ... mais comment la ferai-je mourir !
770 Pourquoi m’embarrasser ? Elle a de quoi choisir.
D’un coup de Mousqueton si je casse sa tête,
Cela lui fera mal ... bon je suis une bête,
Je ne puis la tuer et lui faire du bien ;
Plutôt avec l’épée ... ah ! cela ne vaut rien,
775 Je pourrais la blesser, la pauvre créature,
Puis il faudrait payer les frais de sa blessure.
Ne perdons point le temps en discours superflus,
Je prétends qu’elle meure, ainsi n’en parlons plus.
Hola !

SCÈNE XI. Argentine, Arlequin. §

ARGENTINE.

Que vois-je, ô Ciel ! Que prétendez-vous faire ?

ARLEQUIN, lui présentant un Mousqueton comme s’il voulait tirer sur elle.

780 Rien, je veux vous purger, et vous tirer d’affaire :
Hé bien, c’est donc ainsi, Madame la guenon,
Que sans avoir égard à l’honneur, au renom,
D’un vilain bois de Cerf vous arborez ma tête ?
Il faut que vous mouriez, allons êtes-vous prête ?

ARGENTINE, se met à genoux.

785 Quoi, vous vous préparez à terminer mes jours,
Et vous voulez vous-même en abréger le cours ?
Détournez loin de moi cet appareil terrible,
Qu’à mes vives douleurs vôtre cœur soit sensible.
De tout ce que j’ai fait, ingrat est-ce le prix ?
790 Par où donc ai-je pu m’attirer vos mépris ?
Ha, de mes tristes yeux voyez couler mes larmes,
Et daignez dissiper mes mortelles alarmes.
Quand je veux vous donner le nom de mon époux,
Que je cherche à répondre à vos vœux les plus doux,
795 Vous pouvez vous résoudre à m’arracher la vie !
Vôtre fureur sur moi doit-elle etre assouvie ?
A vos jaloux soupçons vous voulez m’immoler,
Et c’est par vous, cruel, que mon sang, doit couler ?
Pendant qu’Argentine dit ces vers, Arlequin petit à petit laisse tomber toutes ses Armes en pleurant à sa manière, et faisant des lazzi tout plaisants, après quoi Argentine prend un mousqueton et va sur Arlequin, qui se met à genoux devant elle en criant.

ARGENTINE.

Non, c’est sur toi qu’il faut qu’éclate ma colère,
800 Je veux exécuter ce que tu n’as su faire,
C’est à présent mon tour, et je vais te purger.
C’est donc ainsi, faquin, que tu veux te venger ?
14
Ah ! Le vilain magot, apprends à me connaître,
Si tu viens au Logis, ma foi, par la fenêtre
805 Je te ferai sortir.

ARLEQUIN.

Mais...

ARGENTINE.

Tu parles, je crois ?
Je te conseille encor de te jouer à moi ;
Dans ta bouche je veux mettre quelque pilule,
Mais non, de te tuer je me fais un scrupule,
Tu n’en vaux pas la peine : adieu, maître poltron ;
810 C’est ainsi que je sais punir un fanfaron.
Elle entre.

ARLEQUIN, seul.

Voilà comme l’on doit se tirer d’une affaire,
Ma foi, j’ai bien du cœur, et l’on ne peut mieux faire,
Ah ! Chien de naturel ! J’admire ma valeur,
Une femme aujourd’hui m’outrage et me fait peur !

SCÈNE XII. §

PIERROT, seul.

815 Petit fouille-partout, Dieu plus méchant qu’un Diable,
Amour, c’est trop long temps me rendre misérable :
Depuis que sur Pierrot décochant tous tes traits,
Tu l’as fait par malice entrer dans tes filets,
Il ne fait que languir, pleurer, gémir, et braire,
820 Ma foi pour me guérir je ne sais plus que faire.
J’ai depuis quelque temps un cours de ventre affreux :
Argentine, mamour, doux objet de mes vœux,
Quand soulagerez-vous le tourment que j’endure ?
Vous avez un onguent très bon pour la brûlure.
825 Aouf, quel gros soupir ! Non ce n’est pas un jeu,
Je brûle là dedans, au feu, Messieurs, au feu.

SCÈNE XIII. Scaramouche, Pierrot. §

SCARAMOUCHE.

Pourquoi crier au feu, ta Maison brûle-t-elle ?

PIERROT.

Hélas, c’est que l’amour me trouble la cervelle :
Je suis devenu fou par faute de raison,
830 Et dans mon estomac je sens comme un tison,
Qui petit à petit par les deux bouts s’allume ;
Je crains bien qu’à la fin ce feu ne me consume :
Argentine est l’objet qui me fait tant languir,
Elle m’aime beaucoup, et ne peut me souffrir.

SCARAMOUCHE.

835 Aux dépens de Pierrot, ma foi je prétends rire :
C’est donc-là la beauté pour qui ton cœur soupire ?
Comment pauvre nigaud veux-tu t’en faire aimer ?
Peut-on en te voyant se laisser enflammer ?
Un habit de meunier te sert de couverture,
840 Tu n’as point de cheveux, et ta laide figure
Doit plutôt dans une âme inspirer du mépris :
Aujourd’hui, mon enfant, on s’attache aux habits,
Et quand tu serais beau comme un petit Narcisse,
Si tu n’est bien vêtu, tu seras un Jocrisse,

PIERROT.

845 Comment, c’est donc l’habit qui donne de l’amour ?

SCARAMOUCHE.

Aux habits, à l’argent les femmes font la cour :
Est-on riche et bien mis, on doit s’attendre à plaire,
La femme aime l’éclat, et non pas la misère.
Fagoté de la sorte avec ce vêtement,
850 On te prendrait ma foi pour un sac de froment :
Mais si Pierrot voulait reformer sa figure,
Et comme un petit Maître affecter la parure,
Se mettre tout en frange, et se poudrer le dos,
Il serait en amour reçu comme un héros.
855 Oui tu serais couru de toutes les coquettes,
Des Dames du grand air, et même des grisettes :
Je vais, si tu le veux, pour te mettre en crédit,
Dans ce même moment te chercher un habit.

PIERROT.

Tope, je le veux bien, que j’aurai bonne mine !
860 Je suis sûr de charmer mon aimable Argentine,
Quand elle me verra couvert d’un bel harnois :
Dans le fond je n’ai pas un trop vilain minois,
Ce n’est que cet habit qui seul me défigure,
Sans cela j’aurais eu quelque bonne aventure.
Scaramouche revient avec un habit tout garni de franges de soie, le chapeau et l6es gants de même ; il habille Pierrot, après quoi il lui dit qu’il est trop pâle, et qu’il faut lui donner un peu de couleur ; il prend une palette de Peintre, et lui barbouille le visage avec différentes couleurs ; il lui met ensuite une Perruque et le poudre par tout, en disant que c’est la mode d’être en frange et bien poudré : après plusieurs jeux de théâtre il le laisse en lui disant qu’il va avertir Argentine de le venir voir ; mais il dit qu’il veut le faire rosser, et que pour cet effet il va envoyer des gens de sa connaissance qui en feront l’office.

PIERROT, seul.

865 Voilà ce qui s’appelle être sur le bon pied,
Au Diable l’habit blanc, fi je faisais pitié :
Sous ces beaux ornements je pourrai bien paraître,
Je crois qu’ainsi vêtu j’ai l’air d’un petit Maître.
Quatre Danseurs avec des bâtons entrent au son des violons, font une danse figurée, en chargeant Pierrot de coups ; après quoi ils prennent un tapis, le mettent dedans, et l’emportent en cadence. Pierrot crie, et le second Acte finit.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. §

OCTAVE, seul.

Quand du puissant amour nous ressentons les feux,
870 Ce vainqueur aisément nous rend ingénieux ;
A qui subit ses lois il n’est rien d’impossible,
Ce Dieu fait surmonter un obstacle invincible :
C’est par lui que Spinette a trompé le Docteur,
Ce tour est merveilleux, et j’en ris de bon cœur.
875 Mais il faut au plutôt m’assurer de la belle,
Quoique son père fasse exacte sentinelle,
Je prétends l’enlever, le dessein en est pris,
Et je ne puis enfin être heureux qu’à ce prix.

SCÈNE II. Léandre, Octave. §

LÉANDRE.

Cher ami, vos conseils ont engagé mon âme
880 A brûler comme vous d’une fidèle flamme ;
Les leçons d’Arlequin m’ont su déterminer,
Je vous fais un aveu qui doit vous étonner :
L’indifférence était de mon cœur, le partage,
Mais l’amour aujourd’hui s’y fait un doux passage.

OCTAVE.

885 Vous aimez ?

LÉANDRE.

C’en est fait, j’ai cédé malgré moi,
Je n’ai pu me soustraire à l’amoureuse loi :
Vainement les plus fiers cherchent à s’en défendre,
Et cent fois plus que vous, ami j’ai le cœur tendre.
Pour marquer à ma belle un violent amour,
890 Je la dois enlever avant la fin du jour ;
Et pour la délivrer du jaloux qui l’obsède,
Cette grande entreprise en est le seul remède.

OCTAVE.

Nos desseins sont égaux, pour preuve de mes feux,
Je tromperai les soins d’un père trop fâcheux ;
895 Par un enlèvement digne de ma tendresse,
Je m’assure aujourd’hui de ma chère Maîtresse :
Mais quelle est la beauté dont vous êtes épris ?
Vous le savez assez, je suis de vos amis,
Ne me déguisez rien.

LÉANDRE.

Non, c’est vôtre voisine,
900 Elle loge ici prés, et se nomme Argentine.

OCTAVE.

Comment, que dites-vous ? Vous me surprenez fort,
Argentine ! Vraiment d’un si tendre transport
Vôtre Maître Arlequin vous sera redevable,
Vous en usez fort bien avec ce pauvre Diable,
905 Qui charitablement vous a tantôt instruit :
Il devait, ce dit on, l’épouser cette nuit.

LÉANDRE.

Arlequin, dites-vous ! L’aventure est plaisante,
Je ne le savais pas.

OCTAVE.

Un tel aveu m’enchante.

LÉANDRE.

Je l’ai trouvé tantôt, et comme un imprudent
910 Je l’ai de mes secrets rendu le confident,
En l’instruisant d’abord de ma flamme nouvelle :
Mais que faire ? Mon cher, j’adore cette belle,
A ses yeux Arlequin est un monstre odieux,
Si j’en crois ses discours, je lui plais beaucoup mieux :
915 M’avoir pour son époux est ce qu’elle désire,
Et mon cœur amoureux à ce bonheur aspire.
Malgré le noir souci du jaloux Arlequin,
J’ai chargé d’un billet mon valet Mezzetin ;
Lui-même à cette belle aura soin de le rendre ;
920 Il sait où la conduire, et moi je vais l’attendre.

OCTAVE.

De grâce, cher ami, ne m’abandonnez pas,
Je veux avec Spinette accompagner vos pas,
Et dans le même endroit conduisant nos Maîtresses,
Nous ferons éclater nos égales tendresses.
925 Le Docteur doit dans peu sortir de la Maison,
Vous pouvez me servir en cette occasion.

LÉANDRE.

Octave j’y consens. Et vôtre amour me touche.

OCTAVE.

Voici fort à propos mon valet Scaramouche.

SCÈNE III. Scaramouche, Octave, Léandre. §

OCTAVE, à Scaramouche.

Attends ici Spinette. Il faut enlever,
930 Avec elle bien-tôt tu viendras me trouver
Au coin de cette rue, où nous allons l’attendre.

SCARAMOUCHE.

Vous êtes de moitié, vous et Monsieur Léandre,
Et vous avez acquis ce bien à fond perdu.

OCTAVE.

Répons-moi comme il faut, m’as-tu bien entendu ?

SCARAMOUCHE.

935 Qui ne vous entendrait serait bien dur d’oreille.

OCTAVE.

Il la faut enlever...

SCARAMOUCHE.

Je comprends à merveille.
Vous êtes en amour tous deux associés,
J’y serais pour un tiers si vous me receviez.

OCTAVE.

Si-tôt que le Docteur aura quitté Spinette,
940 Cours l’appeler, et songe à battre la retraite ;
Adieu, nous t’attendons.

SCARAMOUCHE.

Allez toujours devant,
Et pendant ce temps là voyez d’où vient le Vent.
Il s’en va.
Voici le dénouement de notre comédie :
Quand le Docteur saura que sa fille est partie,
945 D’abord contre mon Maître il fera décréter ;
15
Messieurs les pousse-culs viendront le visiter,
Ils me prendront aussi, moi j’avouerai l’affaire
Comme étant du complot je ne pourrai rien taire :
J’entendrai contre moi prononcer un arrêt,
16
950 On fera tout d’abord préparer le gibet,
Et Scaramouche ira sans en avoir envie,
Danser la Sarabande en bonne compagnie.
Belle réflexion ; mais voici le Docteur,
Retirons nous...

SCÈNE IV. Le Docteur, Scaramouche à l’écart. §

LE DOCTEUR, sortant de la Maison.

Je vais chercher mon débiteur.
955 Et me faire payer la somme qui m’est due.
Son Obligation dés longtemps est échue,
Il n’aura pas, je crois, de peine à l’acquitter ;
D’ici pour un moment il me faut écarter.
Il s’en va.

SCARAMOUCHE.

Ne perdons point de temps ; hola Mademoiselle !
960 Descendez au plutôt, la gloire vous appelle.

SCÈNE V. Spinette avec une coiffe et une écharpe. §

SCARAMOUCHE.

Suivez-moi, s’il vous plait, mon Maître vous attend,
Je suis son Substitut, son Commis, son Agent,
Il m’a passé son ordre, afin qu’en son absence
J’acquitte son Billet au temps de l’échéance ;
965 Je vais vous le payer en espèce ayant cours.

SPINETTE.

Scaramouche, partons, et finis tes discours,
Je crains que dans ces lieux mon père ne revienne.
Enlève-moi donc vite.

SCARAMOUCHE.

Ah, qu’à cela ne tienne,
L’enlèvement vous plaît.

SPINETTE.

Je ne puis t’exprimer
970 Le plaisir que j’éprouve ; oui, je me sens charmer,
Ne nous arrêtons pas, je meurs d’impatience,
Ce doux enlèvement flatte mon espérance.

SCARAMOUCHE.

D’où vous vient cette joie ?

SPINETTE.

En lisant des romans,
J’ai pris beaucoup de goût pour les enlèvements.
975 Allons trouver Octave.

SCARAMOUCHE.

Il faut vous satisfaire,
Quand je serais pendu ce n’est pas une affaire.

SCÈNE VI. §

MEZZETIN, seul.

Mon Maître honnêtement veut se servir de moi,
Et de Courtier d’Amour il me donne l’emploi :
Aujourd’hui ce métier est assez en usage,
980 Avec un grand plaisir j’en fais l’apprentissage ;
Pour mieux me distinguer, et me faire un beau nom,
Je devrais bien porter des ailes au talon,
Chacun me connaîtrait, et me rendrait hommage :
Mais allons au plutôt faire nôtre message :
17
985 À sa belle je dois remettre le poulet,
Et m’acquitter de tout en fidèle Valet.
Il m’a fait voir l’endroit où je dois la conduire,
Faisons donc promptement ce que son cœur désire.
Il frappe.

SCÈNE VII. Argentine, Mezzetin. §

ARGENTINE.

Que voulez-vous, l’ami ?

MEZZETIN.

Vous rendre ce billet,
990 De la part de Léandre.

ARGENTINE.

Ah, donnez s’il vous plaît.

MEZZETIN.

Vous êtes, je le vois, fort âpre à la curée,
Et fillette en amour n’est jamais modérée.

ARGENTINE, lit.

Pour vous dérober au pouvoir
Du Jaloux odieux que votre cœur abhorre,
995 N’écoutez point un barbare devoir,
Et répondez au feu qui me dévore ;
Avec mon Valet Mezzetin,
Dans le lieu qu’il connaît vous n’avez qu’à vous rendre,
Et vous y trouverez Léandre,
1000 Qui vous prépare un plus heureux destin.
LÉANDRE.

MEZZETIN.

Madame suivez-moi, vous n’avez rien à craindre.

ARGENTINE.

C’est assez, je ne puis plus longtemps me contraindre,
Attendez un moment, je reviens sur mes pas.
Elle rentre.

MEZZETIN, seul.

18
Ce petit tendron-là ne me déplairait pas,
1005 Cette fille est mignonne, une telle bouteille
Rappelle par ma foi son buveur à merveille :
Mon Maître est bon gourmet, il a fait un beau choix,
Le gaillard en sait long, c’est un futé matois,
Il se plaît d’en conter aux femmes comme aux filles,
1010 Et c’est un pèlerin qui vend bien ses coquilles.
La voici de retour.

SCÈNE VIII. Mezzetin, Argentine couverte d’une coiffe, et d’une écharpe, Arlequin qui vient ensuite. §

MEZZETIN.

Hé bien partirons-nous ?

ARGENTINE.

Ah ! pour le refuser ce plaisir est trop doux !
Je vous suis... Juste Ciel mon importun s’avance !

MEZZETIN.

Comment ? C’est Arlequin... Un peu de patience,
1015 Couvrez-vous le visage, et ne redoutez rien,
C’est un franc animal, je le duperai bien.

ARLEQUIN.

Où vas-tu Mezzetin avec cette femelle ?

MEZZETIN.

Et morbleu, gardez vous d’effaroucher la belle,
C’est une jeune Enfant, qu’au gré de mes désirs
1020 J’ai prise seulement pour mes menus plaisirs,
Je l’enlève, mon cher, puisqu’il faut tout vous dire,
En lieu de sûreté je prétends la conduire.

ARLEQUIN.

Et ne pourrait-on pas voir la Belle au minois ?

MEZZETIN.

Non pas, mais vous pourrez la voir une autre fois,
1025 Elle a de la pudeur, et craint d’être connue,
Cette fille en un mot ne veut pas être vue.
À Argentine.
Adieu... Venez Madame il est temps de partir.

ARLEQUIN, seul.

Moi seul de mes projets je dois me repentir,
D’un objet tout charmant j’élève la jeunesse,
1030 Je lui donne mes soins, ma main, et ma tendresse,
Et l’ingrate pour prix de ma sincérité,
Accorde à mon Rival ce que j’ai mérité.
Que trouve-t-elle en moi qui puisse lui déplaire ?
Arlequin n’a-t-il pas de quoi la satisfaire ?
1035 J’ai du bien, de l’esprit, je ne suis pas mal fait,
Et je suis ce me semble un assez beau brunet ;
Que sur le cœur de l’homme une femme a d’empire,
Tout cède À ses appas, quoique l’on puisse dire !
Trompe-t-elle un Amant, bien loin de la blâmer,
1040 Il l’excuse sans peine, et vent toujours l’aimer,
On peut avec le temps se garantir du vice,
On évite aisément un affreux précipice.
De la fureur du Jeu, l’on sait se détacher,
Au pouvoir d’une femme on ne peut s’arracher,
1045 Pourtant à mon avis elle est plus dangereuse,
Qu’un Bois, un Précipice, une Mer Orageuse,
Il n’est point d’Antidote à son mortel poison,
Et contre un tel écueil se brise la raison.
Entrons dans le Logis pour voir si cette Belle,
1050 Voudra pour un moment cesser d’être cruelle,
Tâchons de ramener son esprit et son cœur,
Et pour y réussir employons la douceur.
Il entre.

SCÈNE IX. §

LE DOCTEUR, seul.

Que le Ciel soit loué, j’ai fini mon affaire,
Mon homme m’a reçu de la belle manière.
1055 Il vient de me païer en bon argent comptant,
Et de son procedé, je suis enfin content.

ARLEQUIN, sort de chez lui d’un air tout éfarré.

Je suis assassiné, que faut-il que je fasse ?
Ah ! Monsieur, le Docteur, secourez-moi de grace,
Dans les occasions, on connoit ses amis.

LE DOCTEUR.

1060 Quelle verve vous prend ?

ARLEQUIN.

Hélas ! Dans le Logis
Je ne retrouve plus la charmante Argentine,
Ah ! Si je la tenais, dans mon humeur chagrine,
De son ventre morbleu je ferais un fourreau,
Oui, je la percerais....

LE DOCTEUR.

Tout beau, Monsieur, tout beau,
1065 Il faut vous consoler, calmez cette colère,
On doit bien réfléchir avant que de rien faire :
Jamais un Philosophe en son adversité,
Ne doit faire paraître un esprit agité.

ARLEQUIN.

Quel homme flegmatique ! Ah, de bon cœur j’enrage,

LE DOCTEUR.

1070 Modérez vos transports pour imiter le sage,
Sans vous abandonner a de vaines douleurs,
Soyez toujours constant dans les plus grands malheurs ?
Vous pleurez, ah ! De grâce apaisez vos alarmes :
Les femmes, les enfants ont bien recours aux larmes,
1075 Mais un homme d’esprit en verse rarement,
Et vous vous démentez, vous dis-je, entièrement :
Adieu, conservez-vous.
Il s’en va.

ARLEQUIN, seul.

Que le Diable t’emporte,
Il veut que je surmonte une douleur si forte
Quand j’ai tant de sujet pour me désespérer,
1080 Dans mes justes fureurs puis-je me modérer !
Que ferai-je à présent sans la belle Argentine !
Le fourbe Mezzetin emmenait la coquine,
Il n’en faut plus douter, et rien n’est plus certain ;
L’oiseau s’est envolé, quel sera mon destin ?

SCÈNE X. Le Docteur sortant tout transporté de sa Maison, Arlequin. §

LE DOCTEUR.

1085 Au secours.

ARLEQUIN.

Qu’avez-vous ?

LE DOCTEUR.

On a volé ma fille,
Peut-on ainsi traiter un père de famille !
Ah ! mon cher Arlequin ne m’abandonnez pas ;
Unissons-nous tous deux, venez, suivez mes pas,

ARLEQUIN, contrefaisant le Docteur.

Ah ! Tout doux s’il vous plaît, calmez vôtre colère,
1090 Il faut bien réfléchir avant que de rien faire :
Un philosophe doit modérer son chagrin,
Et dans l’adversité garder un front serein.

LE DOCTEUR.

Vous vous moquez de moi quand le malheur m’accable.

ARLEQUIN.

Consolez-vous, Monsieur.

LE DOCTEUR.

Allez-vous en au Diable,
1095 Avec vôtre Doctrine, et vôtre air radouci.

ARLEQUIN.

Fi ! vous ne devez pas vous emporter ainsi,
Mon flegme devrait-il alarmer vôtre Oreille,
Vous avez tort, Monsieur, je vous rends la pareille,

LE DOCTEUR.

Il n’est pas temps, vous dis-je, ici de plaisanter :
1100 Cette fuite m’étonne, et me doit irriter,
Ma fille, juste Ciel, qu’est-elle devenue ?
Quel est l’audacieux qui la cache à ma vue ?
Qu’il paroisse, et bien-tôt l’accablant sous ses coups,
Le Docteur....

ARLEQUIN.

Argentine en quels lieux êtes-vous ?
1105 Faut-il que je sois veuf avant le Mariage !

LE DOCTEUR.

Arlequin vengeons-nous, unissons nôtre rage,
Que je suis malheureux ! mes chagrins sont cuisants.
Il pleure.

ARLEQUIN.

Les femmes seulement, et les petits enfants
S’amusent quelquefois à répandre des larmes,
1110 Monsieur ne pleurez pas.

LE DOCTEUR.

Allons, courons aux armes.

ARLEQUIN.

Je suis un peu poltron, ne comptez pas sur moi.

LE DOCTEUR.

Vous voulez badiner.

ARLEQUIN.

Non j’en jure ma foi.

LE DOCTEUR.

À l’aide !

ARLEQUIN.

À la Justice !

LE DOCTEUR.

Au Meurtre !

ARLEQUIN.

On m’assassine.

LE DOCTEUR.

Spinette m’a quitté.

ARLEQUIN.

Moi, je perds Argentine.

SCÈNE XI. Pierrot, Arlequin, Le Docteur. §

PIERROT.

19
1115 D’où vient ce tintamarre ; et pourquoi tant crier ?
Parbleu, vous alarmez la moitié du Quartier.
Au Docteur.
Je vous ai toujours vu d’une humeur pacifique,
Qu’avez-vous aujourd’hui, la pierre, la colique,
La migraine, la toux, la goutte, et cetera.

LE DOCTEUR.

1120 Non, j’ai perdu ma Fille.

PIERROT.

On la retrouvera.

ARLEQUIN.

Il faut avoir le cœur aussi dur qu’une Roche...

PIERROT, à Arlequin.

Fille ne se perd pas comme un couteau de poche,
Qu’avez-vous ?

ARLEQUIN.

J’ai perdu ce que j’aime le mieux,
Argentine.

PIERROT.

Ma foi vous êtes fous tous deux.

ARLEQUIN.

1125 Argentine est partie avec Monsieur Léandre.

PIERROT.

Peut-être elle viendra, vous n’avez qu’à l’attendre,
Lorsque de cette belle il se sera servi,
S’il veut me la donner je serai son Mari
Ces restes-là sont bons, je suis peu difficile.

LE DOCTEUR.

1130 Mon soin pour la garder était donc inutile ?
Je crève dans ma peau, je me sens étouffer.

PIERROT.

La fille est comme un arbre il la faut bien greffer,
Quelque bon jardinier aura pris cette peine.

ARLEQUIN.

La fille est, je l’avoue, une méchante graine.

PIERROT.

1135 Nous en voyons souvent sortir de bons pépins.

LE DOCTEUR.

20 21
Ma foi les plus Argus sont de vrais Quinze-vingts,
On fait de vains efforts pour bien garder les filles.

PIERROT.

22
Ce sont des limaçons qui quittent leurs coquilles.

SCÈNE XII. Léandre, Octave masqués, Argentine, Spinette en Espagnolettes, Mezzetin masqué, Scaramouche en Cupidon, Troupe de Masques, Le Docteur, Arlequin, Pierrot, La Chanteuse. §

Les Violons jouent une marche.

LE DOCTEUR.

Masques, vous pourriez bien ailleurs porter vos pas.

PIERROT.

1140 Peut-être leurs chansons ne vous déplairont pas.

LA CHANTEUSE.

En vain pour garder une belle
Un jaloux veille nuit et jour,
Quoi qu’il fasse la sentinelle,
Rien n’est impossible à l’amour.
1145 Pour se soustraire à l’esclavage,
Une jeune beauté va souvent autre part,
Et l’oiseau que l’on tient en cage
S’envole tôt ou tard.
Les Masques dansent.

ARLEQUIN.

Qui peut nous interrompre, au Diable la Musique ;
1150 Messieurs je n’aime point du tout le ton lyrique,
De grâce laissez-nous ; passez vôtre chemin,
Cela ne convient point quand on a du chagrin ;
Ne voyez-vous pas bien que nous parlons d’affaire.

PIERROT.

Messieurs, démasquez-vous.

LÉANDRE, se démasquant.

À Arlequin.
Il faut vous satisfaire.
1155 Me reconnaissez-vous, répondez s’il vous plaît ?

ARLEQUIN.

C’est Léandre.

SCARAMOUCHE.

Je suis Cupidon le cadet.

ARLEQUIN.

Ah ! Le bon écolier ! Voyez comme il s’applique,
J’ai de la théorie, et lui de la pratique.

LÉANDRE.

Argentine est à moi, je puis en disposer,
1160 De vôtre bon précepte on ne peut mieux user.

ARGENTINE, à Arlequin.

Consolez-vous, Monsieur, cette peine est légère,
Vous ne me convenez en aucune manière.

OCTAVE, au Docteur.

Monsieur, je suis Octave homme de qualité,
J’ai pris, je le confesse, un peu de liberté,
1165 L’amour doit excuser la faute que j’ai faite,
J’aimais depuis longtemps la charmante Spinette,
Je prétends par l’hymen réparer son honneur.

LE DOCTEUR.

Non, je veux me venger....

OCTAVE.

Ah ! Monsieur le Docteur.
Ne vous emportez pas.

SPINETTE.

En vérité mon père,
1170 Je le ferais encor si j’avais à le faire.

LE DOCTEUR.

Il y faut consentir : car un enlèvement,
Pourrait déshonorer ma fille entièrement,
À Octave.
Allons, je vous pardonne, et vous comme mon gendre.

SCARAMOUCHE.

Quant à moi je croyais que l’on m’aurait fait pendre,

PIERROT.

1175 Argentine mamour, tu ne m’aime donc pas ?
J’avais pour toi tantôt fait emplette d’appas.

LE DOCTEUR.

Qu’est-ce donc Arlequin, vous gardez le silence ?

PIERROT.

C’est qu’il enrage hélas ! Bien plus que l’on ne pense.

ARLEQUIN.

Ô Ciel, est-il possible ! Ah fuyons de ces lieux,
1180 Partons, éloignons nous de ce Monstre odieux !
À Argentine.
De cette trahison, ton cœur était capable ?
Basilic, léopard, scorpion redoutable,
Le siècle est corrompu, tous les cœurs son gâtés,
Je n’y vois que larcin, fraude de tous côtés,
1185 L’artifice est chéri dans le temps où nous sommes,
Je vois de toutes parts de détestables hommes,
La femme est le miroir de la légèreté,
Le fidèle portrait de l’infidélité,
Tout me reproche ici mon indigne faiblesse,
1190 Mais pour en triompher, j’étouffe ma tendresse,
Je te hais cent fois plus qu’on ne peut exprimer,
Et beaucoup plus encor, que je ne sus t’aimer,
Malheureux qui se fie à tes promesses vaines,
Ton sexe n’est formé que pour causer des peines,
1195 Mon cœur pour tes appas fut sensible à son tour,
Je quittai la Sagesse, et je suivis l’Amour,
Argentine est-ce ainsi que tu me récompenses ?
Mais va, je te punis bien plus que tu ne penses,
Puis qu’après tout l’amour dont mon cœur fut épris,
1200 Il ne me reste plus que haine, et que mépris.
Oui, je veux habiter une Caverne obscure,
Adieu serpent cruel, adieu femme parjure :
Ici tout me déplaît, tout y blesse mes yeux,
J’y vois avec horreur des objets odieux.
1205 Me livrant tout entier à la Philosophie,
Au gré de mes désirs, je finirai ma vie,
Éloigné pour jamais des traîtres, des menteurs,
Je ne rencontrerai, ni fourbes, ni flatteurs.
Tout me paraîtra beau, tout flattera mon âme,
1210 Puisque dans ce réduit, je n’aurai point de femme.
Il veut s’en aller.
Cette intrigue à vous seul doit son commencement,
Du moins, cher Arlequin, voyez le dénouement ;
Vous n’êtes pas le seul trompé, sur ma parole,
Lorsque le coup est fait, le chagrin est frivole,
1215 Et puis qu’à cet hymen, j’ai voulu consentir,
Pour terminer la fête il faut nous divertir.
Après plusieurs danses on chante les couplets suivants.

LA CHANTEUSE.

Si le plaisir vous intéresse
Cédez à des appas vainqueurs,
Et vous livrant à la tendresse
1220 Goûtez ses flatteuses douceurs :
Si l’amour est une faiblesse,
C’est la faiblesse des grands cœurs.

LÉANDRE.

Un cœur au Dieu d’amour rebelle
Tôt ou tard se doit enflammer :
1225 À peine ai je vu cette belle,
Que je me suis laissé charmer,
Et comme un écolier fidèle,
J’ai bien pratiqué l’art d’aimer.

ARGENTINE, à Léandre.

Arlequin vous a fait connaître
1230 De l’amour le charmant sentier
Et ce précepteur a fait naître
Dans vôtre âme un ardent brasier,
En pareil cas souvent le Maître
Est moins heureux que l’écolier.

ARLEQUIN.

1235 Vous qui de l’amoureux Empire
Ignorez les biens les plus doux,
Qu’un soin curieux vous attire,
Ici je vous attendrai tous,
Ma pièce saura vous instruire,
1240 Venez à l’école chez nous.

MEZZETIN.

Vainement un pédant se vante
De régenter avec succès,
Sa Doctrine trop fatigante
Fait rarement de bons effets,
1245 Mais dans une école galante,
On fait bientôt d’heureux progrès.

PIERROT.

On prend une peine inutile,
En gardant un jeune tendron,
Pour ouvrir toutes les serrures
1250 L’amour a des passes-par-tout,
Quand on conserve trop la viande
Tôt ou tard la mouche s’y met.

SCARAMOUCHE.

En vain on renferme une fille,
Elle s’échappe bien souvent ;
1255 Et quand elle voit un bon drille
Elle en fait d’abord son galant,
C’est une Anguille qui frétille,
Un Moulin qui tourne à tout vent.

ARLEQUIN, au parterre.

Je n’aurai plus de vœux à faire
1260 Si vous secondez mes desseins,
Et si ma pièce a su vous plaire
Donnez-m’en des signes certains,
J’en serai sûr si le parterre
Veut bien carillonner des mains.