LE PLAGIAIRE
COMÉDIE EN VERS ET EN TROIS ACTES.

M. DCC XLI. Avec approbation et Privilège du Roi.

De Monsieur De BOISSY, de l’Académie Française.

APPROBATION §

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux, une comédie héroïque, qui a pour titre, La Vie est un songe ; et qu’on en pouvait permettre l’impression.

À Paris, te 18 Novembre 1732. MAUNOIR.

 

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À PARIS, Chez PIERRE PRAULT, Quai de Gêvres, au Paradis.

ACTEURS §

  • LA COMTESSE.
  • LUCILE, Nièce de la Comtesse.
  • LE MARQUIS, Amant caché de Lucile.
  • LE BARON, Rival secret du Marquis, et Amant déclaré de la Comtesse.
  • LISETTE, Suivante de la Comtesse.
  • MONSIEUR DU BERCEAU, Artificier, Décorateur et Maître de Ballets.
  • CORALINE, Danseuse.
  • ARLEQUIN, valet du Baron.
La Scène est à Paris chez la Comtesse.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. La Comtesse, Lisette. §

LA COMTESSE.

As-tu fais tes efforts pour dévoiler ma nièce ?

LISETTE.

Madame, j’ai perdu près d’elle mon adresse.
Son air paraît ouvert, son cour ne l’est jamais ;
On ne peut pénétrer dans ses replis secrets ;
5 À le développer, vainement on s’attache ;
C’est par timidité, peut-être, qu’il se cache.

LA COMTESSE.

Non, c’est son naturel ; l’air d’ingénuité
Ne sert qu’à mieux couvrir sa sombre obscurité ;
Ce défaut, il est vrai, s’accroît par ses alarmes ;
10 Elle croit que je suis jalouse de ses charmes,
Que je veux lui ravir les cours qu’elle a conquis,
M’attacher le Baron, ou gagner le Marquis.
Entre ces deux amants qui lui rendent hommage,
Son injuste soupçon en secret se partage;
15 Et moi, pour l’en punir, j’aime à le redoubler,
En affectant pour eux ce qui peut la troubler.
Au Baron, le matin, mon coeur fait des avarices ;
Le soir, pour le Marquis j’ai mille préférences.
Je me plains du veuvage, et pour mieux l’effrayer,
20 Je parle exprès tout haut de me remarier.

LISETTE.

Quand on est comme vous, jeune et belle, Madame,
On peut former ce noeud, sans crainte qu’on le blâme.
Orpheline, sans biens, espérant tout de vous,
Vous peut-elle un moment disputer un époux ?
25 D’une figure aimable en vain elle est ornée,
Une Beauté sans dot se voit abandonnée.
Le Baron, j’en suis sûre, aspire à votre main ,
Et le Marquis, lui-même, a le même dessein.
Le premier, dans ses vers, célèbre vos conquêtes ;
30 L’autre vous rend des soins et vous donne des fêtes.

LA COMTESSE.

J’en reçois les honneurs, Lucile en est l’objet :
Je n’en suis pas la dupe, et j’en ris en secret ;
Mais surtout du Baron. Aux vers dont il m’honore
Je feins d’être sensible, il croit que je l’adore.
35 Une femme sensée, à se moquer d’un fat,
Goûte, je te l’avoue, un plaisir délicat.
C’est ma fête aujourd’hui, pour la rendre parfaite,
Je veux la célébrer à leurs dépens, Lisette :
Je m’en fais une, au fond, de les embarrasser,
40 Et ma nièce avec eux.

LISETTE.

On ne peut mieux penser ;
Mais, de ces deux amants, qui croyez-vous qu’elle aime ?

LA COMTESSE.

Voilà ce qu’elle cache avec un soin extrême,
Et ce que mes regards brûlent de découvrir ;
Avant la fin du jour, j’espère y parvenir.
45 Ce n’est pas qu’à son choix je veuille être contraire ;
Non : je veux, pour son bien, changer son caractère.
Avant que d’assurer le bonheur de ses jours,
Par ma ruse je veux combattre ses détours,
L’obliger d’en rougir, et d’être enfin sincère.
50 Le Marquis vient, jouons l’aimable à l’ordinaire.

SCÈNE II. La Comtesse, Le Marquis, Lisette, Monsieur du Berceau. §

LE MARQUIS, lui présentant un bouquet.

Madame, je préviens les pas de mon rival ;
Si l’esprit a sur vous un ascendant fatal,
Mes fleurs ne vaudront pas celles qu’il vous prépare ;
Mais si le sentiment y met un prix plus rare,
55 Je me flatte d’avoir l’avantage sur lui.
Mes ordres sont donnés pour les jeux d’aujourd’hui,
Agréez-en l’hommage, et soyez-en la Reine,

LA COMTESSE.

J’accepte cet honneur, et j’en suis toute vaine.
Pour soutenir l’éclat où je dois me montrer,
60 Je vole à ma toilette, et je cours me parer.
À la reconnaissance, un pareil choix m’invite ;
Marquis, il recevra le doux prix qu’il mérite.

LE MARQUIS, lui présentant Monsieur du Berceau.

Je dois vous présenter, Madame, auparavant,
Cet homme merveilleux.

LA COMTESSE.

Quel est donc son talent ?

MONSIEUR DU BERCEAU.

65 Je puis, sans vanité , m’appeler un génie ;
J’exerce innocemment tout l’art de la magie ;
D’un seul coup de sifflet je bâtis un château,
Je change un mont en plaine, une ville en hameau ;
Maître des Éléments je fais trembler la terre,
70 J’allume les éclairs, je lance le tonnerre :
Au milieu de Paris je fais couler les mers,
Et descendre les cieux, ou monter les enfers.
Par un contraste, enfin, des plus inconcevables,
Je fais danser les Dieux, et voltiger les Diables.

LA COMTESSE.

75 C’est un art surprenant.

MONSIEUR DU BERCEAU.

J’en possède un plus beau.
La poudre, entre mes mains, devient un vrai pinceau ;
Mes touches, mes couleurs sont si bien ordonnées,
Mes croix de Chevalier, surtout, sont dessinées
Dans un vrai si parfait, que l’oeil en est surpris,
80 Et mes nombreux soleils sont toujours applaudis.
La flamme, sous mes doigts, prend la forme de l’onde ;
Tantôt c’est un jet d’eau qui jaillit à la ronde,
Tantôt une cascade, et tantôt un torrent.
J’offre, chaque semaine, un tableau différent.
85 Aujourd’hui c’est.... l’Atlas, demain la Pyramide,
Et pour faire un lieu plein d’un endroit souvent vide,
J’ai produit un berceau, chef-d’oeuvre si vanté,
Si couru, que le nom m’en est depuis resté.

LA COMTESSE.

Vous, Monsieur du Berceau ? Cet homme qu’on renomme !
90 Ce grand artificier !

MONSIEUR DU BERCEAU.

C’est ainsi qu’on me nomme ;
Je suis en même temps machiniste parfait,
Décorateur unique, et maître de ballet.

LA COMTESSE.

Ah ! Ciel ! Que de talents cet étranger rassemble !

MONSIEUR DU BERCEAU.

Je les veux dans ces lieux faire briller ensemble.

LA COMTESSE.

95 Ah ! Je suis enchantée, et rends grâce au Marquis
De vous avoir, Monsieur, conduit dans ce logis.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Pour répondre, Madame, à cet accueil honnête,
Et pour mieux célébrer le jour de votre fête,
Je prétends vous servir trois plats de mon métier :
100 Comme peintre d’abord, j’offrirai le premier ;
Un Temple tout nouveau donnera cette entrée ;
Il fera du fracas, s’il n’est pas de durée.
Comme maître à danser, après, je donnerai
Un divertissement que j’intitulerai
105 Le ballet des oiseaux. Chaque espèce y figure ;
Il vous amusera selon ma conjecture.
Puis nous couronnerons un jour si solennel
Par un feu d’artifice appelé l’arc-en-ciel.

LA COMTESSE.

De vos talents, pour nous, vous êtes trop prodigue.

MONSIEUR DU BERCEAU.

110 Cet ouvrage, pour moi, n’est pas une fatigue ;
S’il peut vous divertir, il me délassera.

LA COMTESSE.

Je cours donc m’habiller pour voir tous ces jeux-là.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Daignez ne pas tarder, car la première fête,
Dans demi-heure au plus, Madame, sera prête.

LA COMTESSE.

115 On n’a qu’à m’avertir dès qu’il en sera temps.

LE MARQUIS.

Oui ; nous irons vous prendre.

LA COMTESSE.

Adieu, je vous attends.

SCÈNE III. Le Marquis, Monsieur Du Berceau, Le Marquis. §

LE MARQUIS.

Mon hommage, en public, à la tante s’adresse;
Mais j’offre tous mes voux en secret à la nièce.
C’est à présent, mon cher, que j’implore vos soins,
120 Pour forcer sa réserve à me voir sans témoins.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Je veux, à la faveur d’un ballet que j’apprête,
Je veux vous procurer un si doux tête à tête,
Et la tromper si bien par un coup de mon art,
Qu’il paraisse à ses yeux un effet du hasard.
125 Je serai plus adroit qu’elle n’est pénétrante ;
Fiez-vous en à moi.

LE MARQUIS.

Comme elle craint sa tante,
Qu’elle est d’ailleurs portée à se cacher par goût,
Jusqu’au moindre regard, elle m’interdit tout.
Bien plus, elle m’a fait une expresse défense
130 De mettre un tiers ici dans notre confidence,
Sous peine d’attirer son indignation.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Soyez sûr aujourd’hui de ma discrétion.
Vous en avez, Monsieur, un garant admirable.

LE MARQUIS.

Quel garant ?

MONSIEUR DU BERCEAU.

Votre argent : ce métal agréable
135 M’a subjugué le cour. Oui, foi d’italien,
Je ferai tout pour vous, vous me payez trop bien.

LE MARQUIS.

Mes voeux...

MONSIEUR DU BERCEAU.

Seront remplis, j’ose vous le prédire.
Pour hâter l’entretien que votre amour désire,
Je vais tout disposer. Dans peu, je vous rejoins ;
140 Daignez ici m’attendre, et comptez sur mes soins.
Il sort.

SCÈNE IV. Le Baron, Le Marquis. §

LE BARON.

Je te trouve à propos.

LE MARQUIS.

Une affaire me presse.

LE BARON.

Écoute un seul moment, avant que je te laisse;
Je veux savoir ton goût sur un écrit nouveau.

LE MARQUIS.

Tu choisis mal ton temps : je roule en mon cerveau...

LE BARON.

145 Un air de violon ?

LE MARQUIS.

Non, c’est une musette ;
Tu l’entendras bientôt : d’honneur elle est parfaite.

LE BARON.

Oh ! mes Vers ne sont pas moins séduisants.

LE MARQUIS.

Des vers !
Quoi ! Ne reviendras-tu jamais de ce travers ?
Étouffe ou cache au moins ta rage poétique.

LE BARON.

150 Mais tu composes, toi, souvent de la musique.
Quand tu chantes, je puis rimer.

LE MARQUIS.

Non, Baron, non.

LE BARON.

Mais les vers sont, je crois, d’aussi bonne maison.

LE MARQUIS.

Point du tout. La musique est un talent aimable,
Qu’un seigneur même apprend pour se rendre agréable ;
155 Mais la rime, entre nous, est un art roturier,
Qu’un homme comme toi doit rougir d’employer.

LE BARON.

La poésie, un art roturier ! Quel blasphème!
C’est le don de l’esprit, le plus grand en soi-même.
C’est la langue des Dieux. Chanter ré, mi, fa, si,
160 Jouer du violon, est-il plus noble, dis ?

LE MARQUIS.

À son point d’excellence il faut porter la Rime ;
Ou...

LE BARON.

Mes vers sont marqués au vrai coin de l’estime ;
Et, pour mieux t’en convaincre, écoute ce morceau.

LE MARQUIS.

Oui, tes vers sont frappés ; tu les prends dans Rousseau.

LE BARON.

165 Et les airs que tu fais, comme ceux que tu chantes,
1
Marquis, sont la plupart dans les Indes galantes.

LE MARQUIS.

Pour te prouver, Baron, le contraire à l’instant,
Écoute un air de flûte aussi neuf que brillant.
Il chante.

LE BARON.

Prête plutôt l’oreille à ma nouvelle fable.

LE MARQUIS.

170 Non, non ; écoute-moi, mon air est préférable.

LE BARON, déclame.

Un pigeon ressentait l’amour le plus ardent
Pour une colombe discrète.
La Marquis joue, et l’interrompt.
Ah ! Suspends les accords de ta voix indiscrète :
Entends, entends mes vers, sens-en tout l’agrément.
II reprend.
175 Pour une colombe discrète,
Un pigeon ressentait l’amour le plus ardent.
Elle ignorait l’excès de sa flamme parfaite.
Le Marquis l’interrompt toujours en chantant, et le poursuit.
Le Baron, piqué.
Que le Diable t’emporte, exécrable chanteur !
Je bouche mon oreille, et je sors de fureur.
180 Cesse de me poursuivre ; arrête-toi, barbare !
2
Pour éviter tes sons, je fuirais au Tartare.
Il sort.

SCÈNE V. §

LE MARQUIS, seul, éclate de rire.

Par le musicien le poète est chassé :
J’ai chargé le premier exprès pour m’en défaire.
Quel fléau qu’un rimeur d’un pareil caractère !
185 C’est peu de rhabiller un poème emprunté ,
Il a la rage encore, ou l’inhumanité
De vous assassiner de son cruel ouvrage,
Et malheur à celui qu’il trouve à son passage !
Il ne le quitte pas qu’il ne l’ait assommé.

SCÈNE VI. Le Marquis, Monsieur Du Berceau. §

MONSIEUR DU BERCEAU.

190 Tout est prêt maintenant, Monsieur.

LE MARQUIS.

J’en suis charmé.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Je saurai vous soustraire aux yeux de la Comtesse ;
Vous allez bientôt seul entretenir la nièce,
Sans qu’aucune des deux soupçonne notre accord.

LE MARQUIS.

Je brûle...

MONSIEUR DU BERCEAU.

Les voici, modérez ce transport.

SCÈNE VII. Le Marquis, Monsieur Du Berceau, Le Baron, Lucile, Le Comtesse. §

LA COMTESSE, au Baron, dans le fond du Théâtre.

195 Vous allez en juger : sur votre goût, je compte.
Au Marquis et à Monsieur du Berceau.
Meilleurs, je vous préviens.

LE MARQUIS.

Votre toilette est prompte.

LA COMTESSE.

Le soin, de me parer m’occupe peu de temps.

LE BARON.

La parure est aisée avec tant d’agréments.

MONSIEUR DU BERCEAU.

II est temps de montrer si ma main est habile
200 À bien construire un temple.

LE BARON.

Ah ! Morceau difficile !

LA COMTESSE.

À qui le dressez-vous ?

MONSIEUR DU BERCEAU.

C’est au Dieu du secret.
Le Silence y conduit le seul amant discret.

LUCILE.

Ah ! Ce choix est heureux, on ne peut davantage,
Et le Dieu du secret mérite notre hommage.

LA COMTESSE.

205 II a surtout le vôtre, et c’est, au fond du coeur,
Celui que vous servez avec le plus d’ardeur.

LUCILE.

Pouvez-vous m’en blâmer ? Ne doit-il pas nous plaire ?
Le monde nous en fait un devoir nécessaire ;
Et si, par lui, souvent notre sexe est frondé,
210 C’est pour l’avoir trahi, non pour l’avoir gardé.

LE BARON.

Il n’est pas cependant, dans le siècle où nous sommes,
L’idole du beau sexe ?

LUCILE.

Encore moins des hommes.

LE MARQUIS.

Plus d’un le sert encore, et même sans espoir.

LA COMTESSE, à Monsieur du Berceau.

Décrivez-nous son temple, avant que de le voir.

MONSIEUR DU BERCEAU.

215 Madame, il est fondé sur la délicatesse;
Servi par les amours, et fait pour la tendresse;
Décoré par le goût, embelli par les jeux ;
Et quiconque y parvient, est certain d’être heureux.

LE MARQUIS.

Ah ! Je voudrais déjà qu’on m’en ouvre la porte.

MONSIEUR DU BERCEAU.

220 Les amants délicats s’y rendent sans escorte,
Dès que le soleil luit, dès qu’on voit les coquettes,
Et des marquis du jour les troupes indiscrètes :
Mais, dès qu’avec fracas on entre dans ce lieu,
Le temple disparaît aussi bien que le Dieu.

LE BARON.

225 Je trouve cette idée assez ingénieuse.
Si l’exécution, Madame, en est heureuse,
Je crois qu’elle plaira.

LA COMTESSE.

Voyons donc promptement.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Votre désir sera rempli dans le moment,
Madame, et vous, Monsieur,
Au Baron.
Avancez-vous, de grâce,
230 Pour bien voir le coup d’oil, voici la bonne place.

SCÈNE VIII. Lucile, Le Marquis. §

Le théâtre change, et représente le Parvis d’un Temple dont la porte est fermée. La Comtesse et le Baron sont en dedans. Lucile et le Marquis sont en dehors.

LUCILE.

Nous sommes en dehors, et le temple est fermé ;
Je suis seule avec vous, j’ai l’esprit alarmé.

LE MARQUIS.

Je ne vois point d’issue. Il n’est que cette porte :
Il fait ses efforts pour l’ouvrir, mais inutilement.
Et je ne puis l’ouvrir.

LUCILE.

Je veux sortir, n’importe.

LE MARQUIS.

235 Vous ne le pouvez pas. C’est un hasard heureux,
Dont je dois profiter, pour savoir si mes feux..

LUCILE.

Non, non ; n’attendez pas qu’ici je vous écoute ;
Vous avez préparé cet incident, sans doute...
C’est un tour...

LE MARQUIS.

Du soupçon, mon amour est choqué.

LUCILE.

240 Monsieur !

LE MARQUIS.

Quelque machine, à coup sûr, a manqué,
Ou le Décorateur a mal pris ses mesures.
Attendant que son art en prenne de plus sûres,
Et fasse disparaître à nos yeux ce parvis,
Lucile, expliquez-vous. Dans le doute où je suis,
245 Je ne saurais rester ; le supplice est trop rude.
Je meurs vingt fois par jour de mon incertitude.

LUCILE.

Pour me faire parler, l’instant est bien choisi.

LE MARQUIS.

Grâce à votre rigueur, je n’ai que celui-ci.
Votre réserve outrée, et votre injuste crainte
250 Tiennent toujours ma bouche et mes yeux en contrainte.
Je n’ai, depuis six mois, que je vous aime enfin,
Je n’ai pu parvenir à vous baiser la main.
Il lui baise la main.

LUCILE.

Oui ; mais vous la baisez, en parlant de la sorte.
Partez.

LE MARQUIS.

Tout est fermé ; le moyen que je sorte ?
255 Daignez donc m’éclaircir. Suis-je aimé ? Parlez, moi ?

LUCILE.

Je ne saurais, Monsieur, dans mon cruel effroi ;
Ma tante est là-dedans, je crois qu’elle m’appelle.

LE MARQUIS.

Elle a des soins plus doux, le Baron est près d’elle.
Et je sais que ses vers l’emportent sur mon chant.

LUCILE.

260 Depuis deux ou trois jours,j’y vois du changement.
Vous fixez ses regards, Marquis ; c’est vous qu’elle aime :
Elle doit faire choix d’un époux, ce soir même,
II tombera sur vous, ou je me trompe fort.

LE MARQUIS.

Vous me faites trembler ; mais je m’alarme à tort.
265 Et le Baron lui seul...

LUCILE.

Non ; sur son cour volage
Vos fêtes, aujourd’hui, vous donnent l’avantage.

LE MARQUIS.

Je les donne pour vous ; la peur de l’épouser,
M’oblige, en ce moment, à la désabuser.

LUCILE.

Vous allez me livrer à sa jalouse rage ;
270 Un couvent éternel deviendra mon partage.

LE MARQUIS.

Ne me cachez donc plus le sonde votre coeur ;
Que je puisse un instant y lire mon bonheur:
Et si je suis aimé, donnez-m’en quelque preuve.

LUCILE.

Faut-il me voir réduite à cette dure épreuve?

LE MARQUIS.

275 À votre caractère il en coûte un effort ;
Mais, les moments sont chers, décidez de mon sort.

LUCILE.

Pouvez-vous jusques-là me faire violence ?
Mon coeur, pour vous punir, veut garder le silence.

LE MARQUIS.

À la Comtesse, moi, j’irai tout découvrir.
280 J’entends du bruit, le Temple est tout prêt de s’ouvrir.
Je vais lui déclarer que pour vous je soupire.

LUCILE.

Arrêtez.

LE MARQUIS.

Parlez donc.

LUCILE.

J’aime mieux vous écrire.

LE MARQUIS.

M’écrire un billet tendre ?

LUCILE.

Oui ; vous serez content.
Trahissez mon secret, si ma bouche vous ment;
285 Mais vous continuerez à tromper la Comtesse.

LE MARQUIS.

Oui, j’en fais le serment après votre promesse.

LUCILE.

Le Parvis disparaît, et, dans l’éloignement,
Je vois ma tante ; allez près d’elle promptement.

SCÈNE IX. Le Marquis, Monsieur Du Berceau, Le Baron, Lucile, La Comtesse. §

Le Parvis disparaît, et• l’on voit l’intérieur du temple.

LE MARQUIS, à la Comtesse.

Ah ! Je bénis l’instant qui vous rend à ma vue :
290 J’ai maudit...

MONSIEUR DU BERCEAU.

Pardonnez une saute imprévue.

LA COMTESSE.

Les plus grands Maîtres sont sujets à se tromper ;
Mes regards ont d’ailleurs eu de quoi s’occuper.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Vos yeux sont-ils contents ?

LE BARON.

Mais assez.

LA COMTESSE.

À merveille.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Je vais présentement régaler votre oreille.
295 Écoutez l’ouverture. Elle peint le secret.
On joue l’ouverture.

LE MARQUIS.

À la flûte, tout bas, joignons mon chant discret.
Air noté. N° 2.
Tendres amants, voilà la nuit ;
Le jaloux dort, le critique sommeille ;
Et pour vous l’Amour veille.
300 Paix, chut ; marchez à petit bruit.
Dans le Temple du Mystère,
C’est l’instant d’être introduit.
Venez, d’une ardeur sincère,
Venez recueillir le fruit.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Le Marquis, Monsieur Du Berceau. §

MONSIEUR DU BERCEAU.

305 Eh bien ! Mon art, Monsieur, vous a-t-il bien servi ?

LE MARQUIS.

J’en suis très satisfait ; la preuve, la voici.
Il lui donne de l’argent.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Vous ne sauriez, Monsieur, m’en donner de meilleure.

LE MARQUIS.

Pour la faire expliquer, je n’avais qu’un quart d’heure ;
Mais mon amour pressant l’a su mettre à profit ;
310 J’aurai bientôt du sien un garant par écrit.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Elle vous écrira, sans doute, un poulet tendre ?

LE MARQUIS.

Elle me l’a promis ; il faut, sans plus attendre,
Il faut, pour mériter un si charmant billet,
Nous surpasser, mon cher, par un second ballet.

MONSIEUR DU BERCEAU.

315 Oh ! Vous serez content d’un pas que j’imagine.

LE MARQUIS.

Qui l’exécutera ?

MONSIEUR DU BERCEAU.

Ce sera Coraline ;
Elle est de mon pays ; je suis sûr de l’avoir.

LE MARQUIS.

Tant mieux : nous serons tous enchantés de la voir.

MONSIEUR DU BERCEAU.

3
Je lui donne un danseur qui brille en caprioles,
320 Et Monsieur le Baron m’a promis des paroles ;
Je les aurai bientôt, vous les mettrez en chant,
Chacun doit de concert m’aider de son talent.

LE MARQUIS.

Les moments sont si courts, qu’on n’en est pas le maître ;
Pressez donc le Baron ; mais je le vois paraître.

SCÈNE II. Le Marquis, Le Baron, Monsieur Du Berceau. §

LE BARON, á Monsieur du Berceau

325 Monsieur, voilà les Vers que vous me demandez.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Par de bonne musique, ils seront secondés;
C’est Monsieur le Marquis qui sait sort bien la gamme.

LE BARON, reculant du Marquis.

Je crains ses airs de flûte.

LE MARQUIS.

Oh ! Rassure ton âme ;
Je n’ai pas le loisir de jouer maintenant.
330 Adieu ; je te vais mettre en musique à l’instant.

LE BARON.

Prends bien garde que l’air soit sait pour les paroles;
De la gaieté surtout, elles sont des plus folles.

LE MARQUIS.

Va, tu n’y perdras rien ; je souhaite aujourd’hui
Que le musicien soit aussi bien servi.
335 Quand l’ouvrage est goûté, c’est par notre art suprême ;
S’il tombe, c’est toujours la saute du poème.
Il sort avec Monsieur du Berceau.

SCÈNE III. §

LE BARON, seul.

Ce discours est injuste, et pourtant des plus vrais;
Je veux réussir seul, ou tomber désormais:
Rimons plutôt, rimons pour la seule Comtesse ;
340 Sa main sera le prix... Non, préférons la nièce ;
Elle est belle, et les vers pour elle ont des appas ;
C’est-là l’unique goût qu’elle ne cache pas ;
Elle en sait son étude, et m’a pris pour son maître ;
Profitons de ce choix pour lui faire connaître....
345 Elle vient seule ici, l’instant est précieux,
Et je vais le saisir.

SCÈNE IV. Le Baron, Lucile. §

LUCILE, à part.

Le Baron en ces lieux!
Plus je le hais, et plus je lui fais politesse,
Pour mieux cacher mon coeur et tromper la Comtesse.

LE BARON.

Je vous rencontre seule, et mon bonheur est grand.

LUCILE.

350 Baron, à mon égard, vous êtes négligent ;
Vous ne m’avez rien lu de la semaine entière.

LE BARON.

Je vais tout réparer, ma charmante écolière :
Voici des vers nouveaux. Comme le sentiment,
Dont l’auteur paraît plein, y règne uniquement,
355 C’est aux Dames, surtout, qu’il soumet son ouvrage.

LUCILE.

Son nom ?

LE BARON.

Vous le saurez, s’il a votre suffrage.

LUCILE.

J’en dirai mon avis. Voyons sans plus tarder.

LE BARON.

Personne mieux que vous ne peut en décider.
Il lit.
Pour une colombe discrète,
360 Un pigeon ressentait l’amour le plus ardent ;
Elle ignorait l’excès de sa flamme parfaite,
Tant il brûlait secrètement :
Il était moins hardi que ceux de son espèce.
Quoiqu’il souffrit de son tourment,
365 Il n’osait faire entendre auprès de sa maîtresse
Son amoureux roucoulement.

LUCILE.

Que ce Pigeon est sage ! Il prend la bonne route ;
Un oiseau si discret, mérite qu’on l’écoute.

LE BARON.

Pour lui, dans ce moment, vous me donnez du coeur.

LUCILE.

370 Lisez ; son ton prévient d’abord en sa faveur.

LE BARON, reprend avec enthousiasme.

Pour une colombe discrète,
Un pigeon ressentait l’amour le plus ardent ;
Elle ignorait l’excès de sa flamme parfaite,
Tant il brûlait secrètement :
375 II était moins hardi que ceux de son espèce.
Quoiqu’il souffrit de son tourment,
Il n’osait faire entendre auprès de sa maîtresse
Son amoureux roucoulement.
II bornait toute sa tendresse
380 À contempler son agrément.
Son trop d’amour le rendait bête ;
Mais il vint un moment qu’il sut mettre à profit.
Ils se trouvèrent tête à tête,
Et l’occasion l’enhardit.
385 Colombe de mon coeur, agréez mon hommage,
Lui dit tout bas l’oiseau craintif :
Je n’ose vanter mon plumage,
On en peut voir dont l’éclat est plus vif ;
Mais, dans cet instant décisif,
390 Prêtez l’oreille à mon langage,
Il n’en est point qui soit plus expressif.
L’amour, le tendre amour lui-même
Ne pourrait pas gémir d’un ton plus doux.
Pour rendre mon bonheur extrême,
395 Et le concert plus parfait entre nous,
Roucoulez avec moi, roucoulez, je vous aime.

LUCILE.

Tout sage qu’il paraît, le pigeon est pressant,
Mais, que dit la Colombe?

LE BARON.

Eh ! Rien précisément ;
Le timide Pigeon attend qu’elle réponde.
400 Sa réplique...

LUCILE.

Sera la plus douce du monde.

LE BARON.

Ah ! Faites-la pour elle. Il sera trop content.

LUCILE.

Que je la sasse, moi ? Ce discours me surprend.

LE BARON.

Oui ; sans votre bonté, tout son espoir succombe,
Vous voyez le Pigeon aux pieds de la Colombe.
Il se jette à ses pieds.

LUCILE, à part.

405 Son chant n’est pas nouveau. Punissons aujourd’hui
L’audace du copiste, en nous moquant de lui.
Au Baron.
Je pourrais m’offenser d’un aveu sait en prose ;
Mais tout s’excuse en vers ; un rimeur quoiqu’il ose,
Obtient notre indulgence ; il a le droit charmant
410 De dire ce qu’il veut toujours impunément :
Tout ce qui me chagrine, et qui doit me confondre,
Je n’ai pas le talent, Monsieur, de vous répondre.

LE BARON.

Nous pouvons soupirer tous deux à l’unisson.

LUCILE.

Ma Tante rompt l’accord. Adieu, charmant Pigeon.

LE BARON.

415 Avant que de sortir, un seul mot favorable.

LUCILE.

La Colombe, aujourd’hui, veut payer votre fable ;
Au moins d’une chanson, et court y travailler.
Elle sort.

SCÈNE V. Le Baron, La Comtesse. §

LA COMTESSE, au Baron.

À ma nièce, Monsieur, vous venez de parler.
Elle sort interdite, et vous l’êtes vous-même.

LE BARON.

420 On ne saurait, sans trouble, aborder ce qu’on aime.

LA COMTESSE.

Quel est donc ce papier qu’avec soin vous cachez ?

LE BARON.

Des vers pour votre fête. Ils ne sont qu’ébauchés.

LA COMTESSE.

N’importe ; voyons-les.

LE BARON.

L’ouvrage est trop informe
Avant de vous l’offrir, souffrez que je réforme...

LA COMTESSE.

425 Ah ! Vous faites l’auteur. Lisez, ou bien je lis.

LE BARON, à part.

Le cruel embarras ! Madame, j’obéis.
Il fait semblant de lire.
Dans ce beau jour...

LA COMTESSE.

Après ?

LE BARON.

Marqué pour votre fête,
4
L’amour...

LA COMTESSE.

Eh bien ! L’amour...

LE BARON, lui offrant une fleur.

Vous offre cette fleur.
Je voudrais que ce soir... au gré de mon ardeur...
Il s’interrompt.
430 Au gré de mon ardeur, est mis là pour la rime.
Il exprime pourtant le beau feu qui m’anime ;
Et vous excuserez...

LA COMTESSE.

Monsieur, finissez donc,
Vous m’impatientez.

LE BARON.

Malgré moi, je suis long.
L’endroit est raturé. C’est-là ce qui m’arrête.
435 J’y suis.
II reprend.
Dans ce beau jour marqué pour votre fête,
L’amour vous offre cette fleur.
Je voudrais que ce soir, au gré de mon ardeur ;
Je voudrais que l’Hymen en parât votre tête,
Et que ce sût en ma saveur.
Il s’interrompt.
440 Et que ce fût, est dur.

LA COMTESSE.

Le souhait est flatteur :
Je veux avoir ces vers, les relire moi-même.
Elle lui arrache le papier, et lit tout bas.
Colombe de mon coeur... ramagez, je vous aime.
Après avoir lu.
Ah ! Voilà pour ma fête un sort joli bouquet :
Je ne m’étonne plus qu’on m’en fît un secret.
445 La Colombe discrète a tout l’air de ma nièce,

LE BARON.

Madame, un tel soupçon offense ma tendresse.

LA COMTESSE.

Le trouble de vos yeux sert à le confirmer.

LE BARON.

Votre amour, sur ces vers, a tort de s’alarmer ;
Puisqu’il faut devant vous dévoiler ce mystère,
450 Sachez, pour un ami, que je viens de les faire.
Le Pigeon circonspect, est un abbé prudent,
Et qui, dans la Musique, est surtout fort savant.
Pour la colombe, c’est une jeune chanteuse ;
Comme l’abbé lui trouve une voix très flatteuse,
455 Et que le son en est extrêmement touchant,
Il lui veut, en secret, donner le goût du chant.

LA COMTESSE.

Par un conte, Monsieur veut excuser sa fable.

LE BARON.

Croyez...

LA COMTESSE.

Votre conduite est doublement coupable ;
Car vous êtes d’abord criminel, comme auteur.

LE BARON.

460 Comme auteur ! Moi, Madame ?

LA COMTESSE.

Oui, comme auteur, Monsieur.
Votre Pigeon discret, est l’exacte copie
D’un Serin que j’ai vu dans une comédie,
Qu’on a représentée au Théâtre Français.

LE BARON.

Cette pièce, Madame, est un de mes essais.
465 Comme d’un bien à moi, j’en ai pu faire usage ;
Et ce n’est pas voler, que piller son ouvrage.
Chacun vous le dira. Ce droit nous est acquis :
Nos plus grands auteurs...

LA COMTESSE.

Oui ; mais vous est-il permis,
En qualité d’amant, de trahir ma tendresse,
470 De rechercher ma main, quand vous aimez ma nièce ;
Et de choisir l’instant où j’allais être à vous ?
Ce procédé m’indigne, et mon juste courroux...
Mais, non ; dans ce moment je ne veux pas l’en croire.
J’écouterai plutôt ma raison pour ma gloire.
475 Je prétends me venger de vous plus noblement.
À votre amour, Monsieur, je donne un libre champ.
Puisqu’aux fers de ma nièce un doux penchant vous livre,
Ma bonté, dans ce jour, vous permet de le suivre :
Je veux porter plus loin mon effort généreux.
480 Si son coeur se déclare en saveur de vos feux,
Je promets à son choix de donner mon suffrage :
L’amour est un noeud libre, et non un esclavage.
Adieu ; je sens, Monsieur, d’autant moins cet affront,
Qu’il est ici des coeurs qui m’en consoleront.
À part, en s’en allant.
485 De ma feinte bonté, le fat sera la dupe.
Son erreur va servir au projet qui m’occupe.

SCÈNE VI. §

LE BARON, seul.

J’aurais trouvé mon compte à me voir son mari ;
Mais on renonce au bien, pour un objet chéri.
Lucile est adorable, et je prends auprès d’elle.
490 N’y pensons plus ; je dois mon coeur à la plus belle.

SCÈNE VII. Lucile, Le Baron. §

LUCILE.

Je viens vous retrouver, dans l’appréhension
Que ma tante n’ait vu les Vers en question.

LE BARON.

Dissipez la frayeur dont vous êtes émue,
Et souffrez que je donne une libre étendue
495 Au violent amour que je ressens pour vous :
La Comtesse, Madame, approuve un feu si doux.
Mon sort ne dépend plus que de votre réponse ;
J’attends dans ce moment que votre coeur prononce.

LUCILE.

J’aime la poésie à l’adoration :
500 Mais, je viens d’éprouver dans cette occasion,
Que le goût, sans talent, nous devient inutile.
L’amour que j’ai pour elle, est une ardeur stérile,
Et mon esprit, Monsieur, n’a pu, quoiqu’il ait fait,
Pour répondre à vos vers, produire un seul couplet.
505 Je suis piquée, au fond, plus que je ne puis dire.

LE BARON.

Une chanson n’est pas ce que mon cour désire ;
Quelques lignes de prose, un seul mot de douceur,
Suffirait pour me mettre au comble du bonheur.

LUCILE.

Par un méchant billet, par de mauvaise prose,
510 Payer de jolis vers ! La pitoyable chose !
Ah ! j’en rougis, Monsieur : je veux absolument
Me taire, ou par des vers, m’acquitter joliment.

LE BARON.

Mais on peut s’arranger. Je vous offre ma veine ;
Je m’écrirai pour vous. Vous n’aurez que la peine.
515 De souscrire à l’ouvrage, et de le copier.

LUCILE.

Ce que vous proposez est neuf et singulier.
Mais, vous iriez trop loin.

LE BARON.

Non ; daignez me prescrire
Ce que vous souhaitez que je vous fasse dire ;
Je m’y renfermerai sans y rien ajouter.

LUCILE.

520 À ces conditions, je veux bien m’y prêter.
La réponse...

LE BARON.

Comment ! Faut-il que je l’exprime ?
Dites...

LUCILE.

Vous me serez répondre avec estime,
Et même tendrement...

LE BARON.

Tendrement !

LUCILE.

Monsieur, oui.
Aux doutes d’un jeune homme amoureux et chéri,

LE BARON.

525 Et chéri ! Quel bonheur !

LUCILE.

Dès longtemps, je confesse
Que je désire avoir des vers de cette espèce.

LE BARON.

Vous serez satisfaite, et je suis trop heureux ;
L’amour, le tendre amour récompense mes feux.
C’est lui seul que j’implore, et je sens qu’il m’enflamme ;
530 Toute sa vive ardeur a passé dans mon âme.
Elle se livre entière à des transports si doux,
Et je vais mettre au jour des vers dignes de vous.
Mon esprit...

LUCILE.

Profitez du beau feu qui l’inspire ;
Pour ne pas l’interrompre, adieu, je me retire.

SCÈNE VIII. §

LE BARON, seul.

535 Écris, Mon cher Baron, écris-toi tendrement ;
Les talents de l’auteur doivent servir l’amant.
Il s’assied près d’une table, rêve quelque temps, puis il écrit et récite tout haut.
Je veux.... de mon secret vous faire confidence :
Confidence... surtout, de la discrétion.
Mon estime.... paraît par cette confiance.
Il s’interrompt.
540 Il me faut à présent une rime en ion.
Un jeune homme charmant c’est moi : l’expression
Est flatteuse, mon cher, et c’est un peu trop dire.
Ma maîtresse le pense, elle peut donc l’écrire.
La modestie, au fond, est la vertu d’un sot,
545 Et je ne dois plus être arrêté par ce mot ;
Mais un poète assis, perd du feu qui l’anime ;
Levons-nous, et marchons, pour mieux saisir la rime.
Poursuivons la rebelle, elle suit vainement.

SCÈNE X. Le Baron, Coraline. §

LE BARON, saijìjsant le bras de Coraline.

Pour le coup, je la tiens.

CORALINE.

Ah ! Monsieur, doucement.
550 Quel est donc le transport dont votre âme est émue ?

LE BARON.

Vous êtes constamment l’objet de mes désirs,
Et votre rencontre imprévue,
Me donne de certains plaisirs
Que je ne sens qu’à votre vue
555 Fort bien ; je suis en verve.

CORALINE.

II me dit des douceurs ;
Ces messieurs les Français sont tous des cajoleurs.

LE BARON.

Oui ; des hommes, Monsieur, qui cherchent à me plaire ;
Vous êtes, en secret, le seul que je préfère.

CORALINE.

Qui ! Moi ! Je suis un homme ? Ah ! Que je le voudrais.

LE BARON.

560 Je suis fille, et je dois m’observer de plus près.

CORALINE, éclatant de rire.

Ah, ah ! L’aimable brune ! Oh ! Je crois qu’il compose,
Ou bien qu’il extravague. Eh ! C’est la même chose.

LE BARON.

La décence est pour nous un tyran absolu,
On doit la respecter autant que la vertu.
565 Tout au mieux, soyez sage.

CORALINE.

Oh ! Quoique je badine,
Je la suis fort, Monsieur.

LE BARON.

Qui parle ?

CORALINE.

Coraline.

LE BARON.

Ma charmante, c’est vous, dont j’adore les pas.

CORALINE.

Oui ; vous faites des vers, et moi, des entrechats.

LE BARON.

De votre art et du mien, faisons un doux mélange.

CORALINE.

570 Excusez; malgré moi, Monsieur, je vous dérange :
Mais, c’est ici la salle où nous devons danser.

LE BARON.

Vous êtes du ballet ?

CORALINE.

Oui ; l’on va commencer ;
On s’accorde déjà pour jouer l’ouverture;
Et comme la première, aujourd’hui, j’y figure,
575 Que, par un pas brillant, je dois me surpasser,
Je suis votre servante, et cours le repasser.
Elle sort en lui faisant la révérence.

SCÈNE X. §

LE BARON, seul.

La danse, par malheur, a mis la rime ensuite :
Au diable, mille fois, cette fête maudite.
Voilà mon Apollon dérouté tout-à-fait.
580 Du Journal amoureux, je me rappelle un trait,
Qui pourra terminer l’embarras que j’éprouve.
5
Le célèbre Marot, précisément s’y trouve,
Dans la position où je suis maintenant.
Ses vers adoptons-les ; dans ce besoin pressant,
585 C’est le plus court chemin, c’est le meilleur à suivre.
Je puis lire l’endroit, car j’ai sur moi le livre.
Ah ! ah ! J’ai déjà pris plusieurs vers en détail ;
Prenons-les tous en gros, j’abrège le travail.
Si ce vol se découvre.... il est permis en France,
590 Et l’on n’y fait plus rien que par réminiscence.
Ce n’est pas notre faute ; en prose comme en vers,
Tout est, depuis longtemps, écrit dans l’Univers :
Nous sommes, malgré nous, échos les uns des autres.
Messieurs, volez mes vers, si je pille les vôtres;
595 Ne vous contraignez pas, et faites comme moi.

SCÈNE XI. Le Baron, Monsieur Du Berceau. §

MONSIEUR DU BERCEAU.

Monsieur, je vous remets vos paroles,

LE BARON.

Pourquoi ?
Les désapprouvez-vous ?

MONSIEUR DU BERCEAU.

Non ; elles sont parfaites:
Mais, Monsieur, avant vous, un autre les a faites;
Et l’air, depuis six mois, a couru tout Paris.

LE BARON.

600 C’est le malheur du genre, et j’en suis peu surpris :
Ce sont les mêmes mots que toujours on rassemble ;
Indispensablement, il faut qu’on se ressemble.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Par bonheur, il me reste un air qu’on chantera;
Le ramage, Monsieur, surtout y régnera;
605 II y rime à bocage, et convient à la fête.
Demeurez, elle vaut la peine qu’on s’arrête.
J’y vais faire, à vos yeux, danser tous les oiseaux ;
Par troupes vous verrez sauter les étourneaux;
Le Ramier figurer avec la Tourterelle.
610 Vous verrez le Pluvier qui poursuit l’Hirondelle ;
Le Paon s’étale seul, de lui-même amoureux ;
La Caille et le Perdreau forment un pas de deux ;
Le Serin y voltige autour de la Linotte ;
Le fripon de Moineau survient et l’escamote ;
615 Le Faucon et l’Autour sondent du haut des airs
Sur ce Peuple qui suit plus prompt que les éclairs ;
Une Faisane reste, ils se livrent la guerre ;
Quand l’Aigle tout-à-coup l’arrache de leur serre,
S’applaudit avec elle, et l’élevant aux cieux,
620 II danse un tambourin, et disparaît aux yeux.
Mais, avec le Marquis, la Comtesse s’avance.
À l’orchestre.
Partez, Messieurs, partez ; il est temps qu’on commence.

LE BARON.

Nous ; saisissons ce temps pour aller copier
Les vers en question, et pour les envoyer,
625 Le plaisir de m’écrire au nom de ma maîtresse,
Est la fête pour moi la plus enchanteresse.
Il sort.

SCÈNE XII. DIVERTISSEMENT DES OISEAUX. §

[LE BARON.]

Air Noté N° 3.
"Volez, Oiseaux , volez de toutes parts ;
Rassemblez-vous dans ces bocages :
Beaux Perroquets du jour, étalez aux regards,
630 L’agrément singulier de vos nouveaux plumages :
Modernes Rossignols, brillez par vos écarts ;
Étonnez l’univers de vos bruyants ramages.
Volez, Oiseaux, volez de toutes parts ;
Rassemblez-vous dans ces bocages.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. La Comtesse, Lisette. §

LA COMTESSE.

635 Oui, Lisette, c’est toi que je viens d’appeler ;
Vois ma nièce, et dis-lui que je veux lui parler.
Lisette sort.

SCÈNE II. §

LA COMTESSE, seule.

Non, le Baron n’est pas l’Amant qu’elle préfère.
Il se cacherait mieux, s’il avait su lui plaire :
L’amant qu’on favorise est plus discret en tout.
640 Pour le Marquis plutôt, je crois qu’elle a du goût.
Rarement il lui parle, ils s’évitent sans cesse.
Elle vient. Opposons l’artifice à l’adresse.
Comme infailliblement elle me mentira,
Je croirai l’opposé de ce qu’elle dira.

SCÈNE III. La Comtesse, Lucile. §

LA COMTESSE.

645 Lucile, à vous parler, votre intérêt m’engage ;
La raison vous conduit, et vous êtes dans l’âge,
Où, pour votre bonheur , vous devez faire un choix.
Quand je me remarie, il est juste, et je dois
Assurer votre sort par un noeud convenable;
650 Il s’offre ici pour vous plus d un parti sortable ;
Je laisse votre cour le seul maître aujourd’hui,
Trop sûre que son choix sera digne de lui.

LUCILE.

Que vos clartés, Madame, et que votre sagesse,
Dans ce pas hasardeux, conduisent ma jeunesse :
655 La livrer à son goût, ce serait la trahir;
Vous devez prononcer, et je dois obéir.

LA COMTESSE.

Je vous prendrais au mot, si vous m’étiez moins chère;
Ouvrez-moi, sans détour, votre coeur la première ;
Ma bonté veut sur lui régler votre union ;
660 Consultez bien, surtout, votre inclination.

LUCILE.

Madame, uniquement je la borne à vous plaire.

LA COMTESSE.

Vous déguisez toujours ; je serai plus sincère :
Sachez dans votre coeur que j’ai su pénétrer.

LUClLE, à part.

C’est un piège ; gardons de lui rien déclarer.

LA COMTESSE.

665 Vous aimez en secret.

LUCILE.

Ma Tante, quelle idée !

LA COMTESSE.

Quand je vous parle ainsi, croyez qu’elle est sondée.
Votre réserve même, et vos soins défiants,
Servent à l’affermir, Lucile, en ces instants.
Je vais, pour vous prouver que j’ai lu dans votre âme,
670 (Vous peindre d’un seul trait l’objet de votre flamme.

LUCILE, à part.

Aurait-elle, en effet, découvert mon amant ?

LA COMTESSE.

J’ai surpris, ce matin, un pigeon tout charmant,
Qui, près de vous ici, roucoulait en cachette
Son amoureux tourment. Hem ! Colombe discrète,
675 Votre coeur, par son ton, n’est-il point attendri ?
Et, n’ai-je pas nommé votre oiseau favori ?

LUCILE, à part.

Je respire à présent.

LA COMTESSE.

Vous paraissez surprise ?

LUCILE, à part.

Ah ! Par un faux aveu, confirmons sa méprise.

LA COMTESSE.

Vous devez reconnaître à ces traits le Baron ;
680 Vous êtes interdite, et confuse à ce nom.

LUCILE.

On le serait à moins ; épargnez-moi, Madame.

LA COMTESSE.

J’approuve votre choix, bien loin que je le blâme,
Et lui-même avec vous, il brûle d’être uni.
L’aimez-vous en effet ? Parlez donc, ma Nièce ?

LUCILE.

685 Oui.

LA COMTESSE, à part.

Tu mens.

LUCILE, à part.

Elle n’est pas ma rivale ; son trouble
Me l’annonce trop bien, et ma joie en redouble.

LA COMTESSE.

Bon ! Ma fausse tristesse abuse ses esprits;
Je suis sûre, à présent, qu’elle aime le Marquis.

LUCILE.

Madame, pardonnez, si...

LA COMTESSE.

Je suis enchantée
690 Qu’en faveur du Baron votre âme soit portée ;
J’ai craint que le Marquis ne fût votre vainqueur;
Puisqu’il faut l’avouer, il a touché mon coeur ;
Je puis, présentement, me déclarer sans crainte.
À part.
Sa douleur, à ces mots, perce à travers la feinte,
695 Et doit me confirmer dans mon opinion.
À Lucile.
Adieu ; je vais presser notre double union.
Elle sort.

SCÈNE IV. §

LUCILE, seule.

Ciel ! Dirait-elle vrai ? Me serais-je déçue ?
Non ; ma Tante, plutôt, se déguise à ma vue :
Elle a, de mon aveu, gémi secrètement,
700 Et j’en crois, de son coeur, le premier mouvement ;
Mais, si son artifice a trompé ma finesse,
Écrivons au Marquis ; voilà l’instant qui presse :
Ses doutes, mes frayeurs, tout m’en sait une loi.
Le voir, l’entretenir est un besoin pour moi ;
705 Je dois le consulter dans mon inquiétude,
Et l’arracher, lui-même, à son incertitude.
Notre intérêt commun.... mais, que veut ce valet ?

SCÈNE V. Lucile, Arlequin. §

ARLEQUIN.

Madame, on m’a chargé de vous rendre en secret,

LUCILE.

Ce papier ! Le Baron, à propos, me l’envoie.

ARLEQUIN.

710 Que dirai-je à Monsieur ?

LUCILE.

Attendez, que je voie ;
Elle lit ; Arlequin s’éloigne.

Je vous envoyé, ma Déesse, les vers où tout mon espoir est renfermé ; j’en attends la copie de votre main, comme le sceau de mon bonheur.

Je vous nomme sans que j’y pense,
Votre entretien me charme , et je crains votre absence.
J’aime à causer tous vos désirs,
Et votre rencontre imprévue,
715 Me donnent de certains plaisirs
Que je ne sens qu’à votre vue.
Vous m’avez seule appris l’usage des soupirs ;
Je songe à vous, malgré moi-même ;
Je crois vous voir la nuit, je vous cherche le jour.
720 Si ce n’est pas là comme on aime,
Apprenez-moi ce que c’est que l’amour.
. . . . . . . . . . . . .
À Arlequin, après avoir lu.
L’ouvrage est justement tel que je le souhaite ;
Assurez le Baron que j’en suis satisfaite.

ARLEQUIN.

725 Je n’en suis pas surpris, car je l’ai corrigé ;
Arlequin, autrement, ne s’en sût pas chargé.

LUCILE.

Votre Maître est discret ; il vous a lu sa pièce ?

ARLEQUIN.

II me consulte en tout ; souvent je le redresse.

LUCILE.

Dites-lui qu’au plutôt je vais la copier,
730 Et que j’aurai grand soin après de l’envoyer.
Elle rentre.

SCÈNE VI. §

ARLEQUIN, seul.

Ses Vers vont, pour le coup, obtenir leur salaire.
Sans doute, il les aura par un autre émissaire.
Dans ma poche, en voici qui sont de ma façon ;
Je les ai composés pour un minois fripon,
735 Un joli petit nez qu’on nomme Coraline ;
C’est ma compatriote, et de plus, ma cousine;
Je suis impatient de les lui faire voir ;
Mais, je crois en ce lieu, je crois apercevoir
Quelqu’un qui lui ressemble. Oh ! C’est une bévue.

SCÈNE VII. Arlequin, Coraline. §

CORALINE.

740 En croirai-je mes yeux ?

ARLEQUIN.

Ai-je donc la berlue ?
Non ; c’est elle.

CORALINE.

C’est lui.

ARLEQUIN.

Coraline!

CORALINE.

Arlequin !

ARLEQUIN.

Eh ! Bonjour, ma Cousine!

CORALINE.

Eh ! Bonjour, mon Cousin !
Ils s’embrassent.

ARLEQUIN.

Qui vous a donc conduite en cet hôtel, ma chère ?

CORALINE.

C’est Monsieur du Berceau.

ARLEQUIN.

Mais, qu’y venez-vous faire ,
745 Parlez.

CORALINE.

Je suis venue y danser, et je pars.

ARLEQUIN.

Arrêtez ; un cousin mérite des égards.
J’ai fait des vers pour vous.

CORALINE.

Toi ? La chose est comique.

ARLEQUIN.

6
Je sers un bel esprit ; le mal se communique.

CORALINE.

À propos de ton Maître, il va se marier.

ARLEQUIN.

750 À qui donc ?

CORALINE.

À Lucile.

ARLEQUIN.

Ô ! Bonheur singulier !
Il épousera donc la beauté qu’il adore ?

CORALINE.

On prépare la noce, et son valet l’ignore ?

ARLEQUIN.

Il n’en sait rien lui-même, et je vais le charmer.
Que je vous lise avant que de l’en informer.

CORALINE, à part.

755 Scapin m’attend. Adieu.
À Arlequin.
Je pars en diligence.

ARLEQUIN.

D’entendre votre éloge, ayez la complaisance.

CORALINE.

En place, un seul instant, je ne saurais rester.
En courant, en sautant, je pourrais l’écouter ;
7
En capriolant, toi, tu pourras me le lire.

ARLEQUIN.

760 Madame, j’aurai donc l’honneur de vous conduire.
Il lit en lui donnant la main.
Qu’à Paris Coraline a fait d’heureux progrès !
Et que ses yeux bien vite ont su parler Français.

CORALINE, s’arrêtant.

Continuez mon cher. Ce début m’intéresse.

ARLEQUIN, continue.

Dès qu’on la voit, son feu, sa gentillesse,
765 Son enjouement excite un battement de main.
Tout le public devient le rival d’Arlequin,
Et la suivante éclipse la maîtresse.
. . . . . . . . . . . .

CORALINE.

Mon cousin, ces vers-là ne sont pas si mauvais.

ARLEQUIN.

770 La preuve qu’ils sont bons, c’est que je les ai faits.

SCENE VIII. Coraline, Arlequin, Scapin. §

SCAPIN, à Coraline.

Que sais-tu si longtemps ? Je me lasse d’attendre.

CORALINE.

Ah ! Juste Ciel ! Scapin vient ici nous surprendre !

ARLEQUIN.

J’ai vu quelqu’autre part, j’ai vu ce grand coquin.

SCAPIN.

À qui parles-tu là ? Dis?

CORALINE.

C’est à mon cousin.

ARLEQUIN.

775 Quel est cet animal ?

CORALINE.

C’est mon frère.

ARLEQUIN.

Qu’entends-je ?

CORALINE.

II ne respecte rien dans son humeur étrange.

ARLEQUIN.

Vous n’aviez point de frère, et je suis étonné.
Depuis quand, dites-moi, vous l’êtes-vous donné ?

CORALINE.

Il l’est depuis huit jours.

SCAPIN.

Quel est donc ce colloque ?
780 Laisse-là ton parent ; il m’a l’air équivoque.

ARLEQUIN, à Scapin.

Votre nom ?

SCAPIN.

Est fameux. Je m’appelle Scapin.

ARLEQUIN.

Le mien l’est encore plus ; je me nomme Arlequin.

SCAPIN.

Arlequin ? Le sot nom ! Il me met en colère.

ARLEQUIN.

Et le tien me révolte.

CORALINE, à Arlequin.

Adieu ; pour suivre un frère.
785 On quitte son cousin.

ARLEQUIN.

Je vais vous escorter.

SCAPIN.

Si vous venez, j’aurai l’honneur de vous frotter
Les oreilles, mon cher, comme j’ai fait à d’autres.

ARLEQUIN.

Et moi, j’aurai celui de vous couper les vôtres.
Mais j’aperçois mon maître, et je l’entends pester.
790 Madame, son abord m’oblige à vous quitter.
À Scapin.
Toi, rends dans ce moment grâce à son arrivée ;
Ma valeur, sans cela... tu l’aurais éprouvée.

SCAPIN, y donnant un soufflet.

De la mienne, reçois ce gage en attendant.

ARLEQUIN.

Si j’avais le loisir, je t’en rendrais autant.
Scapin sort avec Coraline.

SCÈNE IX. La Baron, Arlequin. §

LE BARON.

795 Tu t’amuses, maraud, quand je suis dans l’attente.
A-t-on reçu mes vers ?

ARLEQUIN.

D’une façon charmante.

LE BARON.

Eh ! Lucile, dis-moi, les a-t-elle transcrits ?

ARLEQUIN.

Au plus tôt, de sa part, ils vous seront remis ;
Car, actuellement, elle en fait la copie.

LE BARON.

800 Mon cher, que je t’embrasse.

ARLEQUIN.

Arrêtez, je vous prie !
Si je vous apprends tout, vous allez m’étouffer.

LE BARON.

En cet instant flatteur, puis-je trop triompher ?
Je vais, je vais donc voir ce caractère aimable,
Et baiser chaque trait de sa main adorable ;
805 Mes vers en recevront un prix qu’ils n’avaient pas.

ARLEQUIN.

Vous, qui de nos talents faites si peu de cas,
Apprenez, ignorants, à respecter la rime,
Jugez par nos succès ce qu’on lui doit d’estime.

LE BARON.

Je lui dois un bonheur qui passe mon espoir,
810 Ce trait la justifie et prouve son pouvoir.
Qu’aujourd’hui, mon exemple, Auteurs, vous encourage,
Au sexe connaisseur, consacrez votre hommage,
Il lit, il accrédite, il chérit vos écrits,
Et ses tendres saveurs en deviennent le prix.

ARLEQUIN.

815 Monsieur, de tout côté, le sort vous favorise.
C’est peu que de vos vers Lucile soit éprise ;
Sa Tante vous l’accorde. Oui, rien n’est plus certain.
Je veux, si je vous mens, je veux être un coquin.
Vous allez, qui plus est, l’épouser ce soir même.

LE BARON.

820 Quoi ! Je posséderais ce soir l’objet que j’aime ?
J’en mourrais de plaisir. Mais de qui le sais-tu ?

ARLEQUIN.

On travaille aux apprêts. Coraline l’a vu ?

SCÈNE V. Le Baron, Le Marquis. §

Arlequin sort.

LE MARQUIS.

Je te cherche, Baron, et je suis dans l’ivresse ;
Écoute.

LE BARON.

Je ne puis, un autre soin me presse.

LE MARQUIS.

825 J’implore ton secours, tu peux seul me servir ,
Et tu dois, sur le champ, me faire ce plaisir.
Ce sont des vers pour moi qu’il faut que tu composes.

LE BARON.

Des Vers ! Fi donc, Marquis ; qu’est-ce que tu proposes ?

LE MARQUIS.

Je t’en prie.

LE BARON.

Ah ! La rime est un art roturier,
830 Qu’un homme comme moi doit rougir d’employer.

LE MARQUIS.

Les vers sont à présent un don que je révère.

LE BARON.

Oh respecte un talent, qui devient nécessaire.

LE MARQUIS.

Fais trêve, cher Baron, à ton ressentiment.
Je demande ces vers pour un objet charmant,
835 C’est un devoir pour moi, j’ai besoin de ton aide.

LE BARON.

La Comtesse est sans doute....

LE MARQUIS.

Ami, je te la cède.
J’en aime un autre.

LE BARON.

Puis-je apprendre qui c’est ?

LE MARQUIS.

Non !
Il ne m’est pas permis de te dire son nom :
Pour de justes raisons j’en dois faire un mystère.
840 La seule confidence ici que je puis faire ,
Est que ce bel objet, qui craint d’être nommé,
M’aime secrètement autant qu’il est aimé :
Je viens d’en recevoir la preuve convaincante,
Dans ces vers amoureux dont le style m’enchante.
845 Sur le doute pressant que j’en avais marqué,
Son coeur, son tendre cour s’est enfin expliqué ;
Ce billet me surprend presqu’autant qu’il me flatte.

LE BARON.

Tu lui peux, en réponse, écrire une sonate.

LE MARQUIS.

Oh ! ne plaisante pas, Baron , à cet égard :
850 Un écrit si galant veut des vers de ma part ;
C’est la cause, entre-nous, de ma peine secrète ;
Je suis fidèle amant, mais fort mauvais poète.
Voilà ce qui m’oblige à recourir à toi.
Pour te déterminer à travailler pour moi,
855 Je vais te lire, ami, les vers de ma maîtresse ;
C’est l’ouvrage tout pur de la délicatesse,
Et pour le bien sentir, il faut avoir aimé.
Écoute, tu vas être et surpris et charmé.
II lit.
Je vous nomme sans que j’y pense ;
860 Votre entretien me charme, et je crains votre absence.
J’aime à causer tous vos désirs.

LE BARON.

Ai-je bien entendu ? Je suis d’une surprise...

LE MARQUIS.

Elle sera plus grande : attends ; que je te lise.
Il reprend.
J’aime à causer tous vos désirs ;
865 Et votre rencontre imprévue
Me donne de certains plaisirs,
Que je ne sens qu’à votre vue.
Vous m’avez seul appris l’usage des soupirs.

LE BARON.

Oh ! Ce sont eux.

LE MARQUIS, poursuit.

Je songe a vous malgré moi-même;
870 Je crois vous voir la nuit ; je vous cherche le jour.
Si ce n’est pas là comme on aime,
Apprenez-moi ce que c’est que l’amour.

LE BARON.

Qui croirait, juste ciel ! Qu’une jeune personne
Pût porter à ce point ?...

LE MARQUIS.

Oh ! Tant d’esprit t’étonne ?
875 N’est-il pas vrai, Baron, qu’un talent si parfait
Est rare en une fille ?

LE BARON.

Oui, très rare en effet ;
Mais j’en veux, par mes yeux, voir la preuve bien claire.
II arrache le papier des mains du Marquis.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce donc que tu sais ?

LE BARON.

C’est là son caractère ;
Je reconnais sa main. Ah ! Le tour est sanglant !
880 Peut-on jouer un homme aussi cruellement ?

LE MARQUIS.

Quel tour ? Est-ce l’effet d’un transport poétique ?

LE BARON.

J’étouffe.

LE MARQUIS.

Explique-toi.

LE BARON.

L’aventure est unique.
Je ne puis concevoir, ni digérer ce trait.
C’est moi qui suis l’auteur de l’aveu qu’on lui fait ;
885 Quand je crois sottement travailler pour moi-même.
Perfide !

LE MARQUIS.

Toi, l’Auteur ! De quoi ? De ce poème ?

LE BARON.

Je m’écris en son nom : elle me l’a permis ;
Et c’est pour envoyer mon ouvrage au Marquis !

LE MARQUIS.

Quoi ! Ton cerveau pour moi s’est donné la torture ?
890 Il a produit les vers dont j’ai sait la lecture ?
Mais rien n’est plus charmant, mais rien n’est plus poli !
Voilà ce qui s’appelle un service d’ami.
Mon cher, éclaircis-moi ce surprenant mystère.

LE BARON.

Ah ! Je t’en ai trop dit ; et ma juste colère...

LE MARQUIS.

895 Voilà ces Dames. Paix. Elles viennent à nous.

LE BARON.

Je sens, à son aspect, redoubler mon courroux.

SCENE XI. LE MARQUIS, LE BARON, LA COMTESSE, LUCILE. §

LA COMTESSE.

Messieurs, je viens tenir à tous deux ma promesse.
Votre hommage, Baron, a su plaire à ma nièce ;
Elle m’a fait l’aveu de ses vrais sentiments,
900 Et j’unis votre sort au sien dans ces moments.
Mon estime pour vous n’a plus rien qui m’arrête.
Ma main sera, Marquis, le prix de votre fête.
Que vois-je ? À ce discours, vous reculez tous trois !
On dirait que vos cours répugnent à ce choix.

LE BARON, bas à Lucìle.

905 Votre esprit m’a joué d’une façon cruelle,
Et pour rendre aujourd’hui ma vengeance éternelle,
PerFide, je vous vais épouser à l’instant.

LUCILE, à part.

Juste ciel ! J’en frémis, quel supplice effrayant !

LA COMTESSE.

Vous soupirez, ma nièce, et votre amant murmure
910 D’un caprice pareil, que faut-il que j’augure ?
Mais le Marquis lui-même est consterné comme eux.
Leur silence me lasse ; et, pour former ces noeuds,
Lucile, approchez-vous ; il est temps de conclure.

LUCILE.

Je me jette à vos pieds, ma Tante, et vous conjure
915 De ne pas achever un noeud mal assorti.

LA COMTESSE.

Je vous donne l’époux que vous avez choisi.

LUCILE.

Non ; un autre est l’objet de ma secrète flamme.
À ce sincère aveu l’effroi force mon âme.

LA COMTESSE.

Comment ! Vous n’aimez pas en effet le Baron ?
920 Ah ! C’est donc le Marquis ?

LUCILE.

Ah ! Madame, pardon.
Avec lui dans ce jour vous allez être unie.
Par cet hymen cruel je suis assez punie.
N’étendez pas plus loin votre rigueur sur moi.

LA COMTESSE.

Votre bouche est sincère, et j’en crois votre effroi :
925 C’est l’effort, où mon art a voulu vous contraindre.
J’ai dévoilé votre âme, et je cesse de feindre.
Vous outrez la réserve, et d’un si grand défaut,
J’ai voulu vous punir, ou corriger plutôt.
Ma Nièce, à l’avenir soyez moins défiante,
930 Vous avez mal jugé du coeur de votre Tante ;
Et pour vous le prouver, je veux qu’un doux lien
Vous unisse au Marquis, et j’y joins tout mon bien.

LUCILE.

Quelle bonté !

LA COMTESSE, auBaronb au Marquis.

Ce mot doit calmer vos alarmes.
Je ne suis point, Messieurs, éprise de vos charmes.
935 J’ai feint de l’être, exprès pour éprouver son coeur,
Et je borne mes voeux à faire son bonheur.

LE MARQUIS.

Vous comblez tous les miens par ce bienfait, Madame...

LUCILE.

Comment le reconnaître ?

LA COMTESSE.

Ah ! S’il change votre âme,
J’en serai trop payée.

LUCILE.

Oui, je vous le promets.
940 Vous serez mon conseil, mon guide désormais ;
Et vous m’ouvrez les yeux sur mon erreur extrême
. . . . . . . . . . . . . .
De son trop de réserve , on est dupe toujours ;
Et la sincérité sert mieux que les détours.

LE MARQUIS, au Baron.

945 Mon chant a le dessus, et de ta poésie
Je recueille le fruit, dont je te remercie.

LUCILE, au Baron.

Moi, j’ai pu disposer des vers que vous rimez.
Dans Villedieu, Monsieur, ils sont tous imprimés !
Et la plaisanterie est le juste salaire
950 Que méritent les soins d’un auteur plagiaire.

LE BARON.

Copiste, selon vous, je puis, à d’autres yeux,
Paraître original, et vous fais mes adieux.

LA COMTESSE, au Baron.

Au pigeon, pour le coup, la colombe est ravie.

LE BARON.

Certaine tourterelle, en secret mon amie,
955 Va m’en dédommager, et je cours la trouver.
L’hymen est une cage ; heureux de s’en sauver !
II sort.

SCÈNE XII et DERNIÈRE. Le Marquis, La Comtesse, Lucile, Monsieur de Berceau. §

LE MARQUIS.

De Monsieur du Berceau que tout l’art se déploie :
Qu’il célèbre ma gloire, et qu’il peigne ma joie.

MONSIEUR DU BERCEAU.

Me voici prêt, Monsieur, vous serez satisfait.
960 Pour ne laisser nul vide, agréez qu’un ballet
Précède l’artifice.

LE MARQUIS.

Étant fait à la hâte,
Sera-t-il bon, parlez ?

MONSIEUR DU BERCEAU.

Oui, Monsieur, je m’en flatte.
Je n’ai garde, vraiment, d’en donner de mauvais ;
On n’accorde ce droit qu’à Messieurs les Français.
965 Que des artificiers la Troupe se signale,
Et que leurs entrechats remplissent l’intervalle.
Favoris de Vulcain, secondez-moi, morbleu !
Tonnons, lançons la foudre, et mettons tout en feu.
Forçons ici la nuit à nous prêter ses voiles :
970 Faisons, en plein midi, saisons voir des étoiles ;
Qu’une horrible comète épouvante les yeux.
Non ; désarmons mon bras, à l’exemple des Dieux.
Que le calme et le jour succèdent au tonnerre ;
Que la charmante Iris les annonce à la terre ;
975 Que son arc soit nué des plus tendres couleurs,
Et qu’il soit applaudi de tous les spectateurs.
DIVERTISSEMENT d’artificiers et d’artificières.