LA COMÉDIE SANS TITRE
Revue et corrigée par son véritable Auteur

M. DC. XCIV. AVEC PRIVILÈGE DU ROI.

Extrait du Privilège du Roi. §

Par lettres patentes du Roi, donné à Paris le 2ème jour de décembre 1690, Signé BOUCHER : il est permis au Sieur Boursault de faire imprimer par tel libraire ou imprimeur qu’il voudra choisir, une pièce de sa composition, intitulé la Comédie sans titre, pendant le temps de huit années, à compter du jour qu’elle sera achevé d’imprimer : Avec défenses à tous libraires, imprimeurs, et autres d’imprimer, faire imprimer, vendre ni débiter ladite comédie, sous quelque prétexte que ce soit même d’impression étrangère sans le consentement dudit exposant ou de les ayant cause, à peine de confiscation des exemplaires contrefaits, de trois milles livres d’amende, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est noté plus au long porté par lesdites lettres.

Registré sur le livre de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris, le 7 mars 1691.

Signé, AUBOUYN.

Et le dit sieur Boursault a cédé au Sieur L. Guignard le droit qu’il a au présent privilège suivant l’accord fait entre eux.

À PARIS, Chez JEAN GUIGNARD, à l’entrée de la Grande Salle du Palais, à l’image Saint-Jean.
Achevé d’imprimer le 14 novembre 1692.
1
À MONSEIGNEUR LE DUC DE ST AIGNAN, PAIR DE FRANCE, Chevalier des Ordres du Roi, Premier Gentilhomme de la Chambre de Sa Majesté, etc.

Monseigneur, §

Je vous ai des obligations de tant de manières, que je ne puis m’empêcher de vous en rendre grâces en toute sorte de genres. J’avoue que la Comédie sans Titre est une offrande bien indigne de l’illustre Nom qui fait le titre de cette Lettre : mais, MONSEIGNEUR, quand je me gendarmerai contre la nature de ce qu’elle ne m’a pas donné d’assez beaux talents pour faire quelque chose de proportionné à ce que vous êtes, il n’en sera désormais ni plus ni moins. Vous êtes naturellement si grand, et moi naturellement si petit, que vous ne pouvez assez vous abaisser pour moi, ni moi assez me hausser pour Vous : je le sais ; je me le suis dit ; mais MONSEIGNEUR, mon zèle l’a emporté sur tout ce que je sais, et sur tout ce que j’ai pu me dire : et j’ai cru ne vous en pouvoir donner de plus grandes marques, qu’en vous dédiant ce que j’ai fait de moins mauvais. Comme la pièce que je vous consacre a peu de ressemblance avec toutes celles qui jusqu’ici ont été représentées, je voudrais que l’Épître que je prends la liberté de vous faire ne ressemblât à aucune de toutes celles qu’on vous a faites ; et je ne sais qu’un moyen pour y réussir : C’est, MONSEIGNEUR, de ne vous point donner de louanges, quoique ce soit l’ornement des Lettres Dédicatoires, et qu’il y ait peu d’hommes dans le monde à qui l’on en puisse donner plus légitimement qu’à Vous. Eh ! Que vous dirais-je que ne vous aient dit des plumes plus délicates que la mienne ; et par conséquent plus délicatement que je ne vous le dirais ? Puis-je parler de l’illustre Sang dont vous sortez, plus avantageusement que toutes les Histoires que l’on a faites ; et n’est-ce pas là que les fréquentes défaites des ennemis de l’État sont autant d’éloges pour vos Aïeux ? Quelque grands hommes qu’ils aient été, serait-ce apprendre quelque chose au siècle où nous vivons, de dire que vous êtes encore plus grand homme qu’eux ? Et pourrais-je, en parlant de votre valeur, lui donner autant d’éclat que lui en ont donné vos actions ? Ne serait-ce pas des répétitions usées de parler de la fidélité inviolable que vous avez toujours eue pour le Roi ; Et quand j’oserais me le permettre, qu’en pourrais-je dire qui ne fut au dessous, non seulement des preuves que vous en avez données, mais encore de ce que le Roi en croit lui-même. Enfin, MONSEIGNEUR, quand je dirais que tout le cours de votre vie est un exemple continuel de générosité ; qu’on ne vous est pas moins redevable de la manière obligeante dont vous accordez une grâce, que de la grâce que vous accordez ; et qu’à l’imitation du plus honnête homme de l’antiquité, personne n’est jamais sorti mécontent d’auprès de Vous : à qui le dirais-je qui n’en soit convaincu par expérience, ou qui n’en soit instruit par la voix publique ; Non, MONSEIGNEUR, non, je ne puis me résoudre à vous louer, puisque vos louanges sont dans la bouche de tout le monde, et que tous ceux à qui l’on vante vos vertus enchérissent sur ce qu’ils entendent dire. Je souhaiterais même qu’on n’eût jamais fini de lettre comme je vais finir celle-ci, pour avoir l’honneur de vous assurer le premier, qu’on ne peut être avec un respect plus grand que celui que j’ai pour Vous,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble, et très obéissant serviteur,

BOURSAULT.

AU LECTEUR §

Mon dessein, en faisant cette pièce de théâtre, n’a pas été de donner aucune atteinte à un livre que son débit justifie assez ; mais seulement de satiriser un nombre de gens de différents caractères, qui prétendent être en droit d’occuper dans Le Mercure Galant la place qu’y pourraient légitimement tenir des personnes d’un véritable mérite. Je croirais avoir rendu un service important à son auteur, et même à ceux dont je veux parler, si j’avais fait des portraits assez ressemblants pour épargner à l’un la peine d’écouter tant de sottises, et aux autres la honte de les dire. Des personnes qui ont autant de probité que d’esprit pourraient rendre témoignage que je les ai consultées, moins pour les prier de me donner des lumières sur mon ouvrage, que pour savoir s’il y avait apparence que je pusse faire tort à quelqu’un ; et s’il m’était resté quelque scrupule sur ce sujet, peut-être n’y aurait-il eu aucun espoir de succès qui m’eût obligé à mettre cette Comédie au jour.

Je ne prendrai pas tant de soin à justifier ma pièce que ma conduite. Je dirai seulement qu’il y a longtemps qu’on n’en a représenté, dont on soit sorti avec plus de satisfaction, que de celle-ci ; et qu’on n’a point eu de peine à faire grâce aux défauts qui y sont, en faveur des beautés qu’on y a trouvées. Monsieur Poisson, que je priai de la mettre sous son nom, pour quelques raisons que j’avais, et qui ont cessé, eut assez de scrupule pour ne vouloir être que l’économe d’un bien dont je lui avais abandonné la propriété. Quand il eut assuré le succès de cet ouvrage il cessa d’en vouloir être l’Auteur. Et le refus qu’il fit d’accepter une réputation qui ne lui appartenait pas mérite que ma reconnaissance ajoute ce témoignage à celle qu’il s’est acquise.

J’oubliais à dire que l’énigme qui est à la fin du cinquième acte n’est point de ma façon ; mais dans le dessein que j’avais de critiquer les énigmes, qui d’ordinaire cachent des sottises sous de pompeuses paroles, je crus ne pouvoir faire un meilleur choix, pour en montrer tout le ridicule, qu’en jetant les yeux sur celle-là.

PERSONNAGES §

  • ORONTE, Gentilhomme, Cousin de l’Auteur du Mercure Galant, et Amant de Cécile.
  • MONSIEUR DE BOISLUISANT, Père de Cécile.
  • CÉCILE, Maîtresse d’Oronte.
  • MERLIN, Valet d’Oronte.
  • LISETTE, Suivante de Cécile.
  • MONSIEUR MICHAUT.
  • MADAME GUILLEMOT.
  • LONGUEMAIN, Receveur des Gabelles.
  • BONIFACE, Imprimeur.
  • MONSIEUR DE LA MOTTE, Amant de Claire.
  • CLAIRE, Maîtresse de M. de la Motte.
  • DUMESNIL, Professeur de Langues.
  • MONSIEUR BRIGANDEAU, Procureur du Châtelet.
  • MONSIEUR SANGSUE, Procureur de la Cour.
  • MADAME DECALVILLE, Veuve.
  • LE MARQUIS.
  • ORIANE, Soeur d’Élise, qui a appris l’art de se taire.
  • ÉLISE, Soeur d’Oriane, qui a appris l’art de se taire.
  • BEAUGÉNIE, Poète.
  • LA RISSOLE, Soldat.
  • DEUX LAQUAIS.
La scène est dans la Maison de l’Auteur du Mercure Galant.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Oronte, Merlin. §

ORONTE.

Cécile est arrivée ?

MERLIN.

Oui, la chose est certaine.

ORONTE.

Et tu dis qu’elle loge ?...

MERLIN.

À l’Hôtel de Touraine :
Je vous l’ai déjà dit cinq ou six fois.

ORONTE.

Hélas !
Redis-le moi sans cesse, et ne t’en lasse pas.
5 Quoique tu puisses faire il serait impossible,
De me rien annoncer qui me soit plus sensible :
T’a-t-elle vu ?

MERLIN.

Vraiment, tout comme je vous vois.

ORONTE.

T’a-t-elle parlé ?

MERLIN.

Non.

ORONTE.

Tout de bon ?

MERLIN.

Non, ma foi ?
2
Car depuis le Pont-neuf où je l’ai rencontrée,
10 Jusqu’à ce que chez elle elle ait été rentrée,
Son père encor galant la tenant par la main,
Un mot qu’elle m’eut dit trahissait son dessein.
Sa langue s’est contrainte, et je n’ai rien su d’elle ;
Lais ses yeux plus hardis jouaient de la prunelle ;
15 Et si de leur jargon je suis bon truchement,
Ils s’expliquaient pour vous intelligiblement.

ORONTE.

Quand de ce que l’on aime on a l’âme occupée,
Merlin, une parole est bientôt échappée.
Elle ne t’a rien dit pour me redire ?

MERLIN.

Non.

ORONTE.

20 Que son indifférence a de cruauté !

MERLIN.

Bon !
Si vous n’étiez aimé comme vous devez l’être,
M’aurait-elle jette ceci de sa fenêtre ?

ORONTE.

Qu’est-ce ?

MERLIN.

3
Un quadruple.

ORONTE.

À toi ?

MERLIN.

C’est la première fois :
Encor suis-je trompé, car il n’est pas de poids.
25 Je serai bienheureux si j’en ai trois pistoles.

ORONTE.

Tiens, ne perds point de temps en de vaines paroles.
Prends ces quatre louis, et me fais ce présent.

MERLIN, après avoir pris les quatre louis.

Pour vous les refuser je suis trop complaisant ;
Je vous l’offre.

ORONTE.

Il suffit qu’il soit de ce que j’aime,
30 Il m’est cher. Juste ciel ! Ma surprise est extrême !
Un louis pèse plus que ce quadruple-là.
Cécile avoir sa vue en te jetant cela.
Avec autant d’esprit que j’en trouve à Cécile,
Un objet si charmant ne fait rien d’inutile ;
35 Et puisque son désir est de me rendre heureux...
Ah Merlin ! Je me trompe, ou ce quadruple est creux.
Je ne me trompe point, il est creux ; oui, sans doute :
Et je crois qu’il enferme un Billet. Tiens, écoute.

MERLIN.

Oui, j’entends remuer quelque chose.

ORONTE.

Ah ! Merlin,
40 Qu’elle a d’esprit ?

MERLIN.

D’accord ; mais il est bien malin.
C’est en savoir beaucoup à son âge.

ORONTE.

Elle charme.
Son esprit me ravie, sa beauté me désarme.
Le ciel en la formant épuisa ses trésors :
Elle a l’âme, Merlin, belle comme le corps.
45 Plus on la considère, et plus on y découvre...

MERLIN.

Voyez, sans perdre temps, comment sa pièce s’ouvre.
La chose est curieuse à savoir.

ORONTE.

C’est par-là.
Justement. J’aperçois son billet ; le voilà.
Il lit.

J’arrivai hier au soir à Paris avec mon père, qui est plus entêté que jamais de l’auteur du Mercure Galant. Il ne trouve point de mérite égal au sien. Si vous avez fait ce que je vous ai mandé par ma dernière Lettre, nos affaires font dans le meilleur état du monde.

Jusqu’ici pour mes feux tout est de bon augure :
4
50 Je suis cousin germain de l’auteur du Mercure :
Et pour contribuer au succès de mes feux,
Il en use sans doute en parent généreux.
Quel zélé plus ardent peut-on faire paraître ?
De son logis entier il me laisse le maître :
55 Déjà depuis trois jours, sans avoir son talent,
Je passe pour l’auteur du Mercure Galant ;
Et selon l’apparence il me sera facile,
De plaire sous ce nom au père de Cécile.
Jamais rien à mon sens ne fut mieux inventé.

MERLIN.

60 Oui, pour vous : mais pour moi j’en suis fort dégoûté.

ORONTE.

La raison ?

MERLIN.

Croyez-vous ma cervelle assez bonne.
Pour résister longtemps à l’emploi qu’on me donne ?
Tant que dure le jour j’ai la plume à la main :
Je sers de Secrétaire à tout le genre humain :
65 Fable, Histoire, Aventure, Énigme, Idylle, Églogue,
Épigramme, Sonnet, Madrigal, Dialogue, Noces,
Noces, Concerts, Cadeaux, Fêtes, Bals, Enjouements,
Soupirs, Larmes, Clameurs, Trépas, Enterrements ;
Enfin, quoique ce soit que l’on nomme nouvelle,
70 Vous m’en faites garder un mémoire fidèle.
Je me tue, en un mot, puisque vous le voulez.

ORONTE.

Crois-moi, cinq ou six jours sont bientôt écoulés.
Tu sais que Licidas, pour me rendre service,
Me fait de sa fortune un entier sacrifice :
75 À son propre intérêt il préfère le mien ;
Et je serais ingrat de négliger le sien.
Je te l’ai déjà dit, une de mes surprises,
C’est de voir tant de gens dire tant de sottises ;
Licidas est le seul, délicat comme il est,
80 Qui puisse avec tant d’art démêler ce qui plaît.
Depuis deux ou trois jours que je le représente.
Je ne vois que des sous d’espèce différente.
L’un qui veut qu’on l’imprime, et n’a point d’autre but.
Croit que hors du Mercure il n’est point de salut.
85 L’autre dans la Musique ayant quelque science,
Croit de celle du Roi mériter l’intendance.
Celui-ci d’une énigme ayant trouvé le mot,
Se croit un grand génie, et souvent n’est qu’un sot ;
Cet autre d’un Sonnet ayant donné les rimes,
90 Croit tenir un haut rang chez les esprits sublimes.
Enfin, pour être fou, j’entends fou confirmé,
À l’envi l’un de l’autre on veut être imprimé.
As-tu chez le libraire appris quelques nouvelles ?

MERLIN.

Oui, Monsieur.

ORONTE.

Et de qui ?

MERLIN.

D’un Commis des Gabelles,
95 Qui n’ayant pas trouvé ses profits assez grands,
A fait un petit vol de deux cens mille francs.
Qui pourrait de sa route avoir un sur mémoire,
Aurait pour droit d’avis, mille louis pour boire.
Voyez.
Il donne un papier à Oronte.

ORONTE.

Mille louis ? C’est un homme perdu.

MERLIN.

100 Plût à Dieu les avoir, et qu’il fût bien pendu !

ORONTE.

Cela, qu’est-ce ?

MERLIN.

Un Portrait d’une jeune Duchesse,
Qui se fait distinguer par sa délicatesse.
Un pli qui par hasard est reste dans ses draps,
Lui semble un guet-apens pour lui meurtrir les bras :
105 Il n’est point de repas qui pour elle ait des charmes.
Si l’on met de travers l’écusson de ses armes :
Qui lui porte un bouillon trop doux ou trop salé,
D’auprès de sa personne est sur d’être exilé ;
Et même elle refuse, étant fort enrhumée,
110 De prendre un lavement lorsqu’il sent la fumée.
Mais, chut. Un Gentilhomme entre ici.

SCÈNE I.. Monsieur Michaut, Oronte, Merlin. §

MONSIEUR MICHAUT.

Serviteur !
N’êtes-vous pas l’auteur du Mercure ?

ORONTE.

Oui, Monsieur.
À Merlin.
Laisse-nous.

MONSIEUR MICHAUT.

Le Mercure est une bonne chose !
On y trouve de tout, Fable, Histoire, Vers, Prose,
115 Sièges, Combats, Procès, Mort, Mariage, Amour,
Nouvelles de Province y et Nouvelles de cour.
Jamais Livre à mon gré ne fut plus nécessaire.

ORONTE.

Je suis ravi, Monsieur, qu’il ait l’heur de vous plaire.
Je ne le cèle point, j’ai toujours souhaité
120 Les applaudissements des gens de qualité.
Je ne puis exprimer le plaisir que je goûte...

MONSIEUR MICHAUT.

Vous trouvez donc, Monsieur, que j’ai l’air grand ?

ORONTE.

Sans doute.
Vous êtes fort bien fait ; on ne peut l’être mieux.

MONSIEUR MICHAUT.

Pourriez-vous, en payant, me faire des aïeux ?

ORONTE.

125 Des aïeux ?

MONSIEUR MICHAUT.

Écoutez, je parle avec franchise.
J’aime depuis six mois une jeune Marquise,
Belle, bien faite, noble : et grâces à mes soins,
Si j’ai beaucoup d’amour elle n’en a pas moins.
Ses parents, dont le moindre est Baron ou Vicomte,
130 Délicats sur l’honneur, sensibles à la honte,
Consultés tous ensemble ont approuvé mes feux,
Pourvu que mes parents soient aussi Nobles qu’eux :
Et je viens vous trouver pour anoblir ma race.

ORONTE.

Moi, Monsieur ? Et comment voulez-vous que je fasse ?
135 À moins d’avoir un titre et solide et confiant,
Puis-je...

MONSIEUR MICHAUT.

Bon ! tous les jours vous en faites autant.
Tout vous devient possible étant ce que vous êtes.
Vos Mercures font pleins de Nobles que vous faites :
De noms si biscornus, s’il faut dire cela,
140 Qu’on ne peut être Noble et porter ces noms-là.
Ne me refusez pas ce que je vous demande :
De toutes les rigueurs ce serait la plus grande ;
Et mon hymen rompu me ferait enrager.

ORONTE.

Je voudrais fort, Monsieur, vous pouvoir obliger.
145 Je puis à la noblesse ajouter quelque lustre ;
Et rappeler de loin une famille illustre :
Mais dans tous mes écrits jamais aucun appas,
Ne m’a fait anoblir ce qui ne l’était pas.
N’entre-voyez-vous point dans toute votre race,
150 De gloire ou de valeur quelque légère trace ?
Aucun de vos aïeux ne s’est-il signalé ?

MONSIEUR MICHAUT.

Ma foi, mon Père est mort sans m’en avoir parlé :
Et de tous mes aïeux, puisqu’il ne faut rien taire,
Je n’en ai point connu par delà mon grand Père.

ORONTE.

155 Qu’était-il ? Avait-il quelque grade ?

MONSIEUR MICHAUT.

Entre nous,
Feu mon grand Père était Mousquetaire à genoux.

ORONTE.

Quelle charge est-ce là ?

MONSIEUR MICHAUT.

C’est ce que le vulgaire
En langage commun appelle Apothicaire.

ORONTE.

Fi !

MONSIEUR MICHAUT.

Dépend-il de nous d’être de qualité ?
160 Quand on m’a voulu faire ai-je été consulté ?
Sans savoir ce qu’il fait le hasard nous fait naître,
Et ne demande point ce que nous voulons être.
Mon Père fut d’un cran plus noble que le sien :
Il se fit Médecin ; gagna beaucoup de bien ;
165 N’eut que moi seul d’enfants ; et passant mon attente,
Me laissa par sa mort cinq mille écus de rente.
Comme Paris est grand j’ai changé de quartier ;
Je me fais par mes gens appeler Chevalier :
La maison que j’occupe a beaucoup d’apparence,
170 Et personne à présent ne sait plus ma naissance.
Faites-moi Gentilhomme, il n’est rien plus aisé.

ORONTE.

Je voudrais le pouvoir, j’y serais disposé :
Mais le Roi qui peut tout aurait peine à le faire.
Le Père Médecin, l’Aïeul Apothicaire,
175 Le Bisaïeul peut-être encore moins que cela.
Qui, diable, serait Noble à descendre de là ?
Pour remplir vos désirs il faut faire un prodige ;
Je ne puis.

MONSIEUR MICHAUT.

Greffez-moi sur quelque vieille tige.
Cherchez quelque Maison dont le nom soit péri ;
180 Ajoutez une branche à quelque arbre pourri,
Enfin, pour m’obliger inventez quelque fable ;
Et ce qui n’est pas vrai rendez-le vraisemblable.
Un homme comme vous doit-il être en défaut ?

ORONTE.

Et comment, s’il vous plaît, vous nommez-vous ?

MONSIEUR MICHAUT.

185 Michaut.

ORONTE.

Ce nom-là n’est : point noble, assurément.

MONSIEUR MICHAUT.

Qu’importe ?

ORONTE.

Michaut ? Un Gentilhomme avoir nom de la sorte,
Cela ne se peut pas, vous dis-je.

MONSIEUR MICHAUT.

Pourquoi non ?
Croyez-vous qu’à la Cour chacun ait son vrai nom ?
De tant de grands Seigneurs dont le mérite brille,
190 Combien ont abjuré le nom de leur famille ?
Si les morts revenaient ou d’en haut ou d’en bas,
Les pères et les fils ne se connaîtraient pas.
Le Seigneur d’une terre un peu considérable,
En préfère le nom à son nom véritable ;
195 Ce nom de père en fils se perpétue à tort ;
Et cinquante ans après on ne sait d’où l’on sort.
Je n’escroquerai point vos soins ni vos paroles :
J’ai certain Diamant de quatre-vingt pistoles...

ORONTE.

Je vous l’ai déjà dit, Monsieur, aucun appas
200 Ne me fera jamais dire ce qui n’est pas.

MONSIEUR MICHAUT.

Parbleu ! tant pis pour vous d’être si formaliste.
Adieu. Je vais trouver un Généalogiste,
Qui pour quelques louis que je lui donnerai,
Me fera sur le champ venir d’où je voudrai.

ORONTE, seul.

205 Qui jamais de noblesse a vu source moins pure ?
Médecin !

SCÈNE I.I. Madame Ghuillemot, Oronte, Jasmin. §

MADAME GUILLEMOT.

Est-ce vous qui faites le Mercure,
Monsieur ?

ORONTE.

Oui, Madame.

MADAME GUILLEMOT.

Oui ? L’aveu m’en semble bon !

ORONTE.

En avez-vous besoin, Madame !

MADAME GUILLEMOT.

Qui ? moi ? non.
À moins d’être d’un goût insipide et malade,
210 Peut-on s’accommoder d’une chose si fade ?

ORONTE.

Ah ! Ah ! Voici d’un style un peu rude.

MADAME GUILLEMOT.

Pour vous
Quelque rude qu’il soit il est encor trop doux.

ORONTE.

Je crois qu’avec raison vous êtes en colère :
Mais je ne sais par où je vous ai pu déplaire.
215 Je m’examine en vain, et vous m’embarrassez.

MADAME GUILLEMOT.

Regardez mon habit, il vous en dit assez.
Ne l’entendez-vous pas ?

ORONTE.

Non, je vous le confesse.

MADAME GUILLEMOT.

Ô ciel ! que vous avez l’intelligence épaisse !
Puisqu’il faut avec vous ne rien dissimuler,
220 On dit que c’est de moi dont vous vouliez, parler,
Quand certaine bourgeoise à qui la mode est douce,
Peur être en cramoisi fit défaire une housse.

ORONTE.

De vous ?

MADAME GUILLEMOT.

J’en défis une, et ne m’en cache pas ;
J’avais un lit fort ample, et d’un beau taffetas :
225 À force d’être large, il était incommode ;
Et le tapissier Bon le remit à la mode.
Par les soins que je pris, j’eus de reste un rideau :
Le cramoisi régnant j’en fis faire un manteau :
Voilà la vérité comme elle est dans sa source,
230 Et non que mon mari m’ait refusé sa bourse.
Pour le mot de Bourgeoise un peu trop répété,
Les Bourgeois de ma sorte ont de la qualité.
Quand vous voudrez écrire ajuster mieux vos contes ;
Et sachez que je suis auditrice des Comptes.

ORONTE.

235 Quand je fis cet article, il le faut avouer.
Mon unique dessein était de me jouer :
Je ne présumais pas en contant cette fable,
Qu’elle dût par vos soins devenir véritable.
Loin de vous en blâmer, j’admire votre esprit,
240 De trouver un manteau dans un rideau de lit ;
Et j’ai quelque chagrin de voir que cela vienne,
De votre invention plutôt que de la mienne.
Jamais dans ses desseins on n’a mieux réussi :
Vous êtes à la mode, et votre lit aussi.
245 C’est un avantage...

MADAME GUILLEMOT.

Oui : mais ce qui me courrouce,
On sait que mon habit est dame vieille housse.
Que ce soit par hasard ou par malignité,
Votre indiscret Mercure a dit la vérité.
J’entends à chaque pas la baste Bourgeoisie,
250 Qui me nomme en raillant la housse cramoisie ;
Et par tout mon quartier la canaille le plaint,
Que je prends des couleurs qui font sortir le teint.
Il est vrai, le gros rouge est une couleur, sombre,
Qui détache le clair par le secours de l’ombre ;
255 Qu’on en ait un manteau, sans ornements dessus,
Pour peu que l’on soit blanche ou le paraît bien plus :
C’est un fard innocent, sans pommade ni drogue ;
Et voilà la raison qui l’a tant mis en vogue.

ORONTE.

Redites-moi, de grâce, un certain mot choisi
260 Qui vous est échappé, pour dire cramoisi.

MADAME GUILLEMOT.

Du gros rouge ?

ORONTE.

À mon sens il a beaucoup de grâce :
Jamais le mot de gros ne fut mieux en sa place ;
Il charme.

MADAME GUILLEMOT.

Il m’est venu sans affectation.

ORONTE.

Votre esprit est fertile en belle invention.
265 J’ai de votre mérite une idée assez haute,
Pour me faire un plaisir de réparer ma faute,
À Jasmin.
Le nom de Madame est...

MADAME GUILLEMOT.

Parlez donc, petit sot.

JASMIN.

Monsieur, Madame a nom Madame Guillemot.

ORONTE.

C’est assez. Vous verrez dans le premier Mercure,
270 Que j’aurai de la housse adouci l’aventure.
Si le mot de Bourgeoise aigrit votre courroux,
Je mettrai tout au long, par estime pour vous,
En bon Historien, qui ne fait point de contes,
Madame Guillemot, Auditrice des Comptes.

MADAME GUILLEMOT.

275 Y ferez-vous entrer mon éloge ?

ORONTE.

Oui, vraiment.

MADAME GUILLEMOT.

Louez-moi, je vous prie, imperceptiblement,
J’ai pour la flatterie une haine invincible.
Si louer sans flatter vous paraît impossible,
J’aime mieux vous donner, si vous le souhaitez ?
280 Un mémoire où seront mes bonnes qualités.
J’ai de la modestie, et me rendrai justice.
Adieu. Ne bougez.

ORONTE.

Moi, Madame l’Auditrice ?

MADAME GUILLEMOT.

De grâce...

ORONTE.

Je prétends, pour finir tous débats,
Jusqu’à votre carrosse accompagner vos pas.

MADAME GUILLEMOT, à Jasmin.

285 Voyez si mon carrosse est venu me reprendre,
J’avais quelques parents qu’il est allé descendre.
Voyez donc promptement si la Fleur est là bas,
Mon cocher.

JASMIN.

Je suis sur de ne le trouver pas,
Madame.

MADAME GUILLEMOT.

Le fripon craint d’aller dans la rue.
290 Si je vous...

JASMIN.

C’est à pied que vous êtes venue.

MADAME GUILLEMOT.

Ah, Coquin ! Ne bougez, pour raison.

ORONTE.

J’obéis.

MADAME GUILLEMOT, en sortant.

Vous aurez le fouet en entrant au logis,
5
Petit gueux.

JASMIN.

Qu’ai-je fait ?

MADAME GUILLEMOT.

Comment ! Petite rosse,
Sans vous on aurait cru que j’avais un carrosse.
295 Je vous ferai sentir ce que pèsent mes coups.

JASMIN.

Dame ! je ne sais pas si bien mentir que vous.

ORONTE, seul.

Madame l’Auditrice est enfin apaisée.
La louange à propos rend toute chose aisée.
Allons fermer la porte, et jusqu’après dîné,
300 Passons quelques moments sans être importuné.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Oronte, Merlin. §

On heurte assez rudement.

MERLIN.

Qui diable est l’animal qui heurte de la sorte ?

ORONTE.

Ouvre sans hésiter, et l’une et l’autre porte.
On redouble.

MERLIN.

Je voudrais qu’en heurtant il se rompît les bras.

SCÈNE II. Lisette, Merlin, Oronte. §

LISETTE.

Est-ce ici le logis de Monsieur Licidas ?

MERLIN.

305 Ah, Monsieur ! C’est Lisette, ou bien j’ai la berlue.

ORONTE.

Lisette ! quel bonheur ! Vien que je te salue.
Comment te portes-tu, ma pauvre enfant ?

LISETTE.

Fort bien,
Monsieur.

MERLIN la veut saluer aussi.

Je suis ravi... Comment, je n’aurai rien ?
Tu reviendras des champs sans me baiser ?

LISETTE.

Ta bouche
310 Doit avoir du respect : pour ce que Monsieur touche.

MERLIN.

Patience ; à ton tour tu verras ma fierté.

ORONTE.

Cécile est revenue en parfaite santé ?
Pour elle mon ardeur va jusques à l’extrême.

LISETTE.

Et la sienne pour vous est presque tout de même.
315 Monsieur de Boisluisant qui brûle de vous voir,
L’a déjà disposée à faire son devoir.
On ne voit rien d’égal, c’est moi qui vous le jure,
À son entêtement pour l’auteur du Mercure :
S’il peut l’avoir pour gendre, il sera trop content.
320 Le fils d’un Duc et Pair ne lui plairait pas tant.
Il ne voit qu’en lui seul un mérite qui brille ;
Et tout autre lui semble indigne de sa fille.
Il va dans un moment vous l’amener ici.
Cécile de frayeur en a le coeur transi.
325 Elle craint, et sa crainte est assez raisonnable,
Qu’elle ne soit offerte à l’Auteur véritable :
Et de Monsieur son père ayant loué le choix,
Pour oser se dédire elle eût manqué de voix.
Pour détourner un coup à ses veux si contraire,
330 J’ai cherché ce logis de Libraire en Libraire.
Enfin, Monsieur Blageard, qu’on a fait à dessein,
Trop petit pour un homme, et trop grand pour un nain,
Avec civilité m’en a donné l’adresse :
Et par le zèle ardent que j’ai pour ma maîtresse,
335 À vous trouver chez vous n’ayant pas réussi,
Je me suis hasardée à venir jusqu’ici.
Avant qu’à vous y voir elle-même s’exposé,
Apprenez-moi, Monsieur, comment va toute chose.

ORONTE.

Tout va comme Cécile à peu près l’a voulu.
340 De ce logis entier je suis Maître absolu.
La plus tendre amitié qu’inspire la nature,
M’unit étroitement à l’Auteur du Mercure.
Nous portons même nom, avons mêmes aïeux ;
Et son père et le mien étaient frères.

LISETTE.

Tant mieux.
345 Pour faire le contrat qui vous est nécessaire,
À point nommé, Monsieur, il falloir un faussaire,
Un Notaire fripon, prêt à prévariquer ;
Je sais bien qu’à Paris vous n’en pouviez manquer :
En payant largement, sans autre inquiétude,
350 On rencontre son fait en bien plus d’une étude,
Mais du gendre qu’on cherche ayant le même nom.
De votre tricherie on n’aura nul soupçon.
Ce qui peut mettre obstacle au bien qu’on vous destine,
C’est que pour un Auteur vous avez bonne mine :
355 Cette grande perruque, et ce linge et ce point,
Avec le nom d’Amour ne sympathisent point.
J’en vois par-ci, par-là ; mais ils ont tous l’air mince :
Et sous cet équipage on vous croirait un Prince,
Par là votre dessein peut être divulgué.
360 Songez...

ORONTE.

Je représente un Auteur distingué ;
À qui, de compte fait, le débit de ses Livres
Rapporte tous les ans plus de dix mille livres.

LISETTE.

Vous ne me dites pas que je m’arrête trop,
Pour regagner le temps je m’en vais au galop.
365 Encore une parole et puis adieu. Cécile,
Comme je vous ai dit, n’a pas l’esprit tranquille :
Et pour chagrin nouveau, ce matin d’un Billet
Ayant incognito chargé votre valet,
Elle a craint qu’en chemin il ne prêtât l’oreille,
370 À qui le convierait d’aller boire bouteille :
Et qu’après le repas il ne fût assez sot,
Pour offrir un quadruple à payer son écot.
Celui qu’il croit avoir, et dont l’appas le touche,
Quoique marqué de même, est une boîte à mouche.
375 Elle enferme un Billet, à l’aide d’un ressort.

MERLIN.

Monsieur, qui l’a reçu m’en a payé le port.
Tu peux lui demander si je mens.

ORONTE.

Non sans doute :
Mais je l’ai mal payé, quelque prix qu’il m’en coûte.
De la paît de Cécile un Billet m’est si doux...

LISETTE.

380 Il suffit que le sien soit venu jusqu’à vous.
Dans le coeur inquiet de ma jeune maîtresse ;
Je vais diligemment reporter l’allégresse ;
En dissiper la crainte ; y remettre l’espoir ;
Et stater son amour du plaisir de vous voir.
385 Du feu dont vous brûlez rendez-vous bien le maître :
Gardez qu’il ne paraisse en la voyant paraître :
Monsieur de Boisluisant, le beau-père futur.
A toujours l’oeil au guet, et n’a pas l’esprit dur.
Profitez de l’avis que mon zélé vous donne.
390 Adieu, Monsieur. Adieu, Monsieur Merlin.

MERLIN.

Friponne,
Tu m’as fait un affront dont il te souviendra.

LISETTE.

À la première vue on le réparera ;
Prends courage.

SCÈNE III. Oronte, Merlin. §

ORONTE.

Tu vois comme elle agit de tête ;
Ne la trouves-tu pas jolie, aimable, honnête ?

MERLIN.

395 Assurément.

ORONTE.

Veux-tu l’épouser ?

MERLIN.

Non, Monsieur,
Vous prétendriez sur elle avoir droit de Seigneur ;
Droit de dixme.

ORONTE.

Es-tu fou ?

MERLIN.

Cela n’est point folie :
Un valet marié dont la femme est jolie,
Et de qui le Patron est bâti comme Vous,
400 À de justes raisons de paraître jaloux.
Je connais plus d’un sot que je ne veux point suivre.

SCÈNE IV. Longuemain, Oronte, Merlin. §

LONGUEMAIN.

N’est-ce pas vous, Monsieur, qui faites ce beau Livre,
Qui n’est pas plutôt vieux qu’il redevient nouveau ?
Le Mercure ?

ORONTE.

Je n’ose avouer qu’il soit beau,
405 Mais tel qu’il soit, Monsieur, oui c’est moi.

LONGUEMAIN.

Je vous jure
Que par toute la France on chérit le Mercure.
À Tours, il faut savoir quelle estime on en fait.

ORONTE.

Passons. Que vous plaît-il ?

LONGUEMAIN.

Vous parler en secret.
J’ai mes raisons.

ORONTE, à Merlin.

Va-t’en.

LONGUEMAIN.

Avant que je me nomme,
410 Je crois en vous, Monsieur, trouver un honnête homme.

ORONTE.

Si vous m’estimez tel, quoique vous me disiez,
Vous ne trouverez point que vous vous abusiez.
Croyez-en ma parole, et n’ayez aucun doute.

LONGUEMAIN.

Êtes-vous assuré que personne n’écoute ?

ORONTE.

415 Parlez uns vous contraindre, et n’appréhendez rien.

LONGUEMAIN.

Pour vivre en honnête homme il faut avoir du bien.
La Vertu toute nue autrefois était belle,
Mais le Vice à son aise est aujourd’hui plus qu’elle ;
Et de quelques talents dont on soit revêtu,
420 On ne fait point fortune avec trop de vertu.
Cela posé, j’ai cru pouvoir tout me permettre,
Dans les divers états où l’on m’a voulu mettre.
Dès mes plus jeunes ans, dans mes plus bas emplois,
J’ai toujours eu le soin d’étendre un peu mes droits.
425 Cette inclination augmentant avec l’âge,
Dans des pelles meilleurs je prenais davantage ;
Mais tous ces petits gains par leurs faibles appas,
En datant mes délits ne les remplissaient pas.
Si bien que tout d’un coup l’occurrence étant belle.
6
430 De deux cens mille francs j’ai fraudé la Gabelle :
Et vous m’obligeriez, après ce beau coup-là,
De donner dans le monde un bon tour à cela.
Quand, on a comme vous, une plume si bonne...

ORONTE.

Et quel diable de tour voulez-vous que j’y donne ?
435 Après un vol si grand...

LONGUEMAIN.

Comment, vol ! parlez mieux,
Et ne vous servez point de ce terme odieux.
Tant pour vous que pour moi mettez-vous dans la tête.
Que frauder la Gabelle est un mot plus honnête.
C’est me déshonorer qu’employer de tels mots.

ORONTE.

440 Vous vous piquez d’honneur un peu mal à propos.
Si ce mot vous fait honte, et vous semble un outrage,
L’action qui le cause en fait bien davantage.
Un homme tel que vous en est assez instruit.

LONGUEMAIN.

Quel grand mal ai-je fait pour tant faire de bruit ?

ORONTE.

445 Quel grand mal ? Trouvez-vous qu’il soit petit ?

LONGUEMAIN.

Sans doute.
Ce n’est au pis aller faire que Banqueroute.
Combien d’autres l’ont faite, et qui n’ont pas péri ?

ORONTE.

Et comptez-vous pour rien l’affront du Pilori ?

LONGUEMAIN.

L’affront du Pilori me paraît quelque chose ;
450 Je plains ceux qu’en spectacle en ce lieu l’on expose :
Mais combien en voit-on, banqueroutiers parfaits,
Vivre du revenu des crimes qu’ils ont faits ?
Pour un à qui l’on fait ces injures atroces,
Plus de dix à Paris ont deux ou trois carrosses.
455 Qu’un homme ait de bien clair jusqu’à cent mille écus,
On lui prête sans peine un million, et plus :
Chacun ouvrant sa bourse à sa moindre requête,
Lui jette avec plaisir son argent à la tête ;
Et quand ses créanciers redemandent leur bien,
460 L’emprunteur infidèle abandonnant le sien,
À la face des Lois fait un vol manifeste ;
Et pour cent mille écus un million lui reste.

ORONTE.

Les gens que vous citez, dont vous suivez le train,
Sont l’exécration de tout le genre humain.
465 Les affronts qu’on leur fait ont de si justes causes...

LONGUEMAIN.

Trois carrosses roulants rajustent bien des choses.
Et pour un million immoler son devoir,
C’est vendre son honneur tout ce qu’il peut valoir.
Avec ce que j’ai pris comparez cette somme,
470 Vous verrez que j’en use en bien plus galant homme.
Pour Messieurs les Fermiers, qui font des gains si grands,
Qu’est-ce de bonne foi que deux cens mille francs ?
Gros Seigneurs comme ils sont, ont-ils lieu de se plaindre ?
À rien de plus modique ai-je pu me restreindre ?
475 Et de vider ma Caisse ayant fait un serment,
Pouvais-je en conscience un user autrement ?
Mettez-vous en ma place, et pensez bien...

ORONTE.

De grâce,
Ne me proposez point cette odieuse place.
Quel secours de ce crime osez-vous espérer ?
480 Vous vous êtes fait riche, et n’osez vous montrer :
De vos meilleurs amis vous craignez la présence.
Vous étiez plus heureux avec plus d’indigence.
Vous marchiez librement, sans peur d’être arrêté ;
Et vous avez perdu jusqu’à la liberté.

LONGUEMAIN.

485 Je sais un sur moyen de me la faire rendre.

ORONTE.

Quel moyen ?

LONGUEMAIN.

Écoutez, et vous l’allez apprendre :
C’est l’unique sujet qui m’amène en ce lieu.
De deux extrémités j’ai choisi le milieu :
De l’argent qu’on a pris fait de la peine à rendre :
490 Mais on souffre encor plus quand on se laisse pendre ;
Ainsi, soit par faiblesse, ou par bonne amitié,
Des deux cens mille francs je rendrai la moitié.
Ce sont cent mille francs que je perds ; mais qu’y faire ?
J’aime quand je le puis, à conclure une affaire.
7
495 Les Fermiers Généraux voyant ma bonne foi,
Me pourront confier quelque meilleur emploi.
C’est ce qu’avec grand art, comme par bonté pure,
Il faut insinuer dans le premier Mercure.
8
Si je suis par vos soins à l’abri de la hart,
500 Du butin que j’ai fait vous aurez votre part :
Et cent louis...

ORONTE.

Monsieur, en m’offrant cette somme,
Vous oubliez, je crois, que je suis honnête homme ?
Et si je l’étais moins que je ne le prétends,
Vous passeriez peut-être assez mal votre temps.
505 Vous offrez cent louis pour vous faire un asile,
Et qui vous fera prendre est sur d’en gagner mille ;
On les donne ; on vous cherche, il n’est rien plus certain :
Et vous vous appelez Monsieur de Longuemain.
C’est un sensible appas qu’une femme si forte :
510 Je n’ai pour la gagner qu’à fermer cette porte :
Mais allez, sauvez-vous ; et ne m’apprenez pas
En quel lieu le destin va conduire vos pas.
Que sais-je si demain j’aurais encor la force
De pouvoir résister à cette douce amorce :
515 Rien ne peut vous sauver, si l’on vous pousse à bout.
Pour vous mettre en repos restituez le tout.
Mais il faut vous hâter. Si vous vous laissiez prendre,
Il ne serait plus temps de s’offrir à tout rendre :
On vous y forcerait, et vous feriez pendu.

LONGUEMAIN.

520 Ne me pendrais-je pas si j’avais tout rendu ?
Un bien de ses aïeux qu’un héritage amène,
Comme il vient sans travail peut se perdre sans peine :
Mais un bien étranger que le plus grand bonheur
Ne peut faire acquérir qu’aux dépens de l’honneur ;
525 Un bien qui m’a coûté plus de soins et d’alarmes.
Qu’à mes yeux éblouis il n’étalait de charmes ;
Enfin, pour expliquer la chose comme elle est,
Un bien que j’ai volé, puisque ce mot vous plaît ;
Quand tout est essuyé me parler de tout rendre,
530 C’est un pire destin que de se laisser pendre.
Je renonce au secours d’un tel médiateur.
Et suis de vos conseils très humble serviteur.
S’il faut être pendu, ce n’est pas une affaire.
Il sort.

ORONTE, seul.

Ce Monsieur le Commis a l’air patibulaire.
535 Si je ne suis trompé sa mort fera du bruit.

SCÈNE V. Merlin, Oronte. §

MERLIN.

Monsieur, voici Cécile, et tout ce qui s’ensuit,
Père, fille, soubrette et laquais vont paraître.

ORONTE.

Suis-je bien ? Ma perruque...

MERLIN.

On ne saurait mieux être.
Ils entrent.

SCÈNE VI. Monsieur de Boisluisant, Cécile, Oronte, Lisette, Merlin. §

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Mon abord sans doute vous surprend.
540 De vos admirateurs vous voyez le plus grand.
Le bonheur de vous voir, dont j’ai l’âme ravie,
Est pour moi le plus doux que j’aie eu de ma vie :
Avant que de mourir je bornais mon espoir,
Au sensible plaisir que je trouve à vous voir.
545 Souffrez que je vous aime, et que je vous embrasse.

ORONTE.

Monsieur, avec respect je reçois cette grâce.
De cet excès d’honneur tout mon coeur pénétré...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Quel mérite plus grand s’est jamais rencontré ?
Avant que vous fussiez, quelles rapides plumes
550 Enfantaient tous les ans jusqu’à seize volumes ?
Au moindre événement qui fait un peu de bruit,
Votre fécondité va jusques à dix-huit.
Ah, ma Fille !

ORONTE.

Est-ce là Madame votre fille,
En qui tant de beauté, tant de sagesse brille ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

555 Oui, Monsieur.

ORONTE.

Accordez à mon empressement
L’honneur de saluer un objet si charmant.
Il la salue, la baise ; et dans le même temps Merlin en fait autant à Lisette.
Madame, pardonnez si j’ai l’âme interdite.
C’est un charme pour moi qu’une telle visite :
Et du langage humain les termes impuissants,
560 Ne peuvent exprimer les transports que je sens.
Que je suis redevable à Monsieur votre Père !

CÉCILE.

Votre joie à nous voir me paraît si sincère,
Que je répondrais mal à cet accueil si doux,
Si je vous témoignais en avoir moins que vous.
565 Quelque estime pour vous que mon père ait conçue,
Je vois avec plaisir qu’elle vous est bien due :
Et comme son exemple a sur moi tout pouvoir,
Plus j’en montre à mon tour, mieux je fais mon devoir.

SCÈNE VII. Boniface, Oronte, Monsieur de Boisluisant, Cécile, Lisette, Merlin. §

BONIFACE.

Qui de vous, s’il vous plaît, est l’Auteur du Mercure ?

ORONTE.

570 Qui diable amène ici cette sotte figure ?
Que voulez-vous ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT, à Oronte.

Adieu. Tantôt nous reviendrons.

ORONTE.

Non, Monsieur.

BONIFACE.

Pardonnez, si je vous interromps.

ORONTE.

Voulez-vous quelque chose ?

BONIFACE.

Oui, Monsieur.

ORONTE.

Parlez-vite,
De grâce.

BONIFACE.

J’aime mieux différer ma visite,
575 Que d’avoir le malheur de vous être importun,
Et de ne prendre pas un moment opportun.

ORONTE, à Monsieur de Boisluisant.

Monsieur, vous voulez bien me donner la licence...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Vous m’obligerez.

ORONTE, à Boniface.

Qu’est-ce ?

BONIFACE.

Un avis d’importance,
Qui doit enjoliver votre Mercure.

ORONTE.

Hé bien ?
580 Dites-moi ce que c’est.

BONIFACE.

Ce que c’est ? C’est un bien.
Mais d’une utilité si grande, si féconde,
Qu’on vous en saura gré jusques dans l’autre monde.
C’est un bien, grâce au ciel, et grâce à mes efforts.
Honorable aux vivants, et plus encore aux morts.

ORONTE.

585 Ne perdons point de temps, Monsieur. Que faut-il faire ?
Parlez.

BONIFACE.

Monsieur Blageard, dont je suis le Confrère,
M’avait promis, Monsieur, de vous faire un récit
Du dessein qui m’amène.

ORONTE.

Il ne m’en a rien dit.

BONIFACE.

Qu’il doit être content d’avoir votre pratique !
590 On ne déserte point son heureuse boutique :
Du matin jusqu’au soir il ne voit qu’acheteurs.
Vous n’êtes point maudit, comme certains Auteurs,
Qui feraient beaucoup mieux de jamais ne rien faire,
Que de mettre à l’aumône un malheureux Libraire.
595 Un Livre in-folio m’a mis à l’Hôpital.

ORONTE.

Pour vous dédommager d’un Livre qui va mal,
Que puis-je ?

BONIFACE.

Vous savez qu’il faut que chacun meure ;
On le voit tous les jours, on l’éprouve à toute heure ;
Et jusques à ce jour on n’a pu découvrir,
600 D’infaillible moyen pour jamais ne mourir.

ORONTE.

Et ce qu’on n’a point fait prétendez-vous le faire ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Le secret serait beau !

BONIFACE.

Non, Monsieur. Au contraire ;
Je serais bien fâché que l’on ne mourût pas :
Je ne puis être heureux qu’à force de trépas.
605 Mais, Monsieur, jusqu’ici les billets nécessaires,
Pour inviter le monde aux Convois mortuaires,
Ont été si mal faits qu’on souffrait à les voir ;
Et pour le bien public j’ai taché d’y pourvoir,
J’ai fait graver exprès avec des soins extrêmes,
610 De petits ornements de devises, d’emblèmes,
Pour égayer la vue, et servir d’agréments,
Aux billets destinés pour les enterrements.
Vous jugez bien, Monsieur, qu’embellis de la sorte,
Ils feront plus d’honneur à la personne morte ;
615 Et que les curieux, amateurs des beaux Arts,
Au convoi de son corps viendront de toutes parts,
À l’égard des vivants, dont l’orgueil est si vaste,
Qu’en escortant la mort ils demandent du faste,
Tout le long d’une rue ils seront trop heureux,
620 De traîner à leur suite un cortège nombreux.

CÉCILE.

Cet avis est fort beau !

ORONTE.

Mais, surtout, fort utile ?

BONIFACE.

Je vendrai ces billets trois louis d’or le mille ;
Et si l’année est bonne et fertile en trépas,
Je crois gagner assez pour ne me plaindre pas,
625 La grâce que j’espère, et qui m’est importante,
C’est un peu de secours d’une plume savante :
Et la votre aujourd’hui par son invention,
Met ce que bon lui semble en réputation.
Pour être dans le monde illustre à juste titre,
630 Il faut dans le Mercure occuper un chapitre.
Vous dispensez la gloire. Et si votre bonté
Vouloir de mes billets montrer l’utilité,
Il vaudrait mieux, Monsieur, dans le premier Mercure,
Retrancher quelque fable, ou bien quelque aventure ;
635 Et dans un long article avertir les défunts,
De ne plus se servir de Billets si communs :
Leur bien représenter qu’il y va de leur gloire ;
Qu’on revit dans les miens mieux que dans une Histoire ;
Le prouver par raisons ; et leur faire espérer
640 Qu’ils auront du plaisir à se faire enterrer.
Vous voyez bien, Monsieur, que rien n’est plus facile.

ORONTE.

Je vous l’ai déjà dit, cet avis est utile.
Pour le faire valoir je n’épargnerai rien.
Dites-moi votre nom.

BONIFACE.

Boniface Chrestien,
645 Depuis plus de vingt ans Imprimeur et Libraire,
Et je tiens ma boutique auprès de saint Hilaire.
Vous en souviendrez-vous, Monsieur ?

ORONTE.

Assurément.

BONIFACE.

Votre temps vous est cher jusqu’au moindre moment.
Le Public est lésé quand on vous importune.
650 Adieu, ménagez-moi ma petite fortune.
Je ne vous parle point de mon remerciement ;
Je ferai mon devoir, n’en doutez nullement.
En montrant Monsieur de Boisluisant.
Si Monsieur vous est joint de sang ou d’alliance,
Il peut hâter l’effet de ma reconnaissance.

ORONTE.

655 Comment ?

BONIFACE.

Vous voyez bien qu’il ne peut aller loin :
Il va de mes Billets avoir bientôt besoin :
Et j’aurais un plaisir, que je puis dire extrême,
De pouvoir pour Monsieur les imprimer moi-même.
À tel prix qu’il voudrait il aurait les meilleurs ;
660 Et s’il perdait la vie, il gagnerait d’ailleurs.
Je m’oblige de plus, lorsque vous rendrez l’âme,
De les fournir gratis pour Vous et pour Madame.
Mourez quand vous voudrez, et comptez là-dessus.

SCÈNE VIII. Oronte, Monsieur de Boisluisant, Cécile, Lisette, Merlin. §

ORONTE.

Des sottises d’un fat vous me voyez confus.
665 Victime du Public, le Mercure m’expose
À la nécessité d’écouter toute chose.
Mais pour nous dérober aux surprises des sots,
Dans mon appartement nous serons en repos.
Entrons. D’être debout à la fin on se lasse.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

670 C’est vous incommoder.

ORONTE.

Non ; c’est me faire grâce.
Ne la différez point. Entrez, Madame.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Entrons.
D’un dessein que j’ai fait nous nous entretiendrons.

ORONTE, à Merlin.

Merlin, voilà ma bourse, et je connais ton zèle ;
Donne-m’en je te prie une preuve nouvelle.
675 Deux ou trois confiseurs sont mes proches voisins :
De ce qu’ils ont de bon fais emplir deux bassins.

MERLIN.

À montrer mes talents l’occasion est belle,
9
Savoir ferrer la mule est un art où j’excelle,
Secrétaire banal je m’en vais essayer,
680 Puisqu’il me met en œuvre à m’en faire payer.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur de Boisluisant, Oronte. §

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Oui, Monsieur ; c’est sans fard qu’avec vous je m’explique.
Il n’est rien de plus propre et de plus magnifique.
Je connais quatre Ducs, et plus de vingt Marquis,
Qui n’ont pas à mon gré des meubles plus exquis.
685 Je n’ai vu que miroirs, que pendules, que lustres,
Que Tableaux mis au jour par des peintres illustres ;
Et ce qui m’a surpris, une collation
Où la délicatesse et la profusion...

ORONTE.

Et de grâce, Monsieur, un peu plus d’indulgence ;
690 J’ai sans doute abusé de votre complaisance.
Je vous en fais excuse, et vous conjure...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Hé bien ?
Puisque vous le voulez je n’en dirai plus rien.
Disons un mot ou deux sur une autre matière.
Je vous ai là dedans ouvert mon âme entière.
695 Vous savez le penchant qui m’entraîne vers vous ;
Et ma fille, en un met, n’est plus si près de nous.
Peut-être que contraint par l’aspect de Cécile,
Un refus à ses yeux vous semblait difficile.
Pendant que votre aveu peut être rétracté,
700 Ne vous contraignez point ; parlez en liberté.
Dites-moi franchement si votre coeur chancelé.

ORONTE.

Tout ce qu’on peut sentir mon coeur le sent pour elle.
Charmé de vos bontés comme de ses attraits,
À vous plaire, à l’aimer je borne mes souhaits ;
705 Et quoique mon amour ne fasse que de naître,
Il est dans un état à ne pouvoir plus croître.
Puisqu’à me rendre heureux vous vous intéressez.
Je vous donne ma foi que jamais...

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

C’est assez.
Vous pouvez librement entretenir Cécile,
710 Pendant une heure ou deux que je vais par la Ville.
J’aime mieux la laisser à vos soins obligeants,
Qu’en un Hôtel garni, rempli de mille gens.
Pénétrez si pour vous elle aura le coeur tendre.
Quand j’aurai fait mon tour, je viendra la reprendre.
715 Adieu. Si vous m’aimez traitez-moi sans façon.

SCÈNE II. Lisette, Cécile, Oronte. §

LISETTE.

Monsieur de Boisluisant est-il dehors ?

ORONTE.

Oui.

LISETTE.

Bon.
À Cécile.
Il est sorti, Madame. Avancez.

ORONTE.

Ah, Madame !
Je puis donc à la fin vous parler de ma flamme.
Je puis dans le transport dont je suis animé,
720 M’expliquer sans contrainte aux yeux qui m’ont charmé.
Mon aimable Cécile !

CÉCILE.

Hé bien, mon cher Oronte !

ORONTE.

M’aimez-vous toujours ?

CÉCILE.

Oui ; j’en fais l’aveu sans honte.
Si j’ai quelque chagrin dans cet heureux instant,
C’est d’abuser mon père, et de lui devoir tant.
725 Prévenu, comme il est, pour l’Auteur du Mercure,
Nous pardonnera-t-il cette douce imposture ?
Je crains...

LISETTE.

10 11
À cela près hâtez le conjungo.
Tous deux jeunes, bien faits, vous vivrez à gogo.
Qu’est-ce que votre Père après tout pourra dire ?
730 N’êtes-vous pas soumise à tout ce qu’il désire ?
C’est lui qui dans ce lieu vient de vous amener ;
À Monsieur qu’il y trouve il prétend vous donner ;
Loin de blâmer son choix vous en êtes contente ;
12
Et vous taupez à tout en fille obéissante.
735 Êtes-vous obligée à savoir si Monsieur
Est Auteur véritable, ou bien façon d’Auteur ?
Vous soupçonnera-t-il d’être d’intelligence ?

CÉCILE.

Oronte, là-dessus, ne dit point ce qu’il pense ?

ORONTE.

Je pensais être aimé plus que je ne le suis,
740 Madame.

CÉCILE.

Je vous aime autant que je le puis.
Vous n’en pouvez douter sans me faire un outrage ;
Et comment serait-on pour aimer davantage ?

ORONTE.

Hé bien ; si vous m’aimez n’appréhendez plus rien.
Le reste me regarde, et j’en sortirai bien.
745 Qui n’eût pas accepté comme je viens de faire,
L’inestimable bien que m’offre votre Père ?
Fallait-il renoncer à vos divins appas,
Parce qu’il me croyait ce que je ne suis pas ?
Et lorsqu’il fera temps que je le désabuse,
750 N’êtes-vous pas, Madame, une assez belle excuse ?
Reposez-vous sur moi de tout l’événement.

LISETTE.

J’entends monter quelqu’un ; parlez plus doucement.

CÉCILE.

Une Dame paraît dont j’admire la mine.
Elle a grand air.

SCÈNE III. Claire, Oronte, Cécile, Lisette. §

ORONTE.

C’est vous, ma charmante cousine
755 À quand la Noce ?

CLAIRE.

À quand ? Tout est rompu.

ORONTE.

Comment ?

CLAIRE.

Peut-on se marier quand on n’a plus d’amant ?

ORONTE.

Parlez-moi sans énigme ; êtes-vous mariée ?
Répondez.

CLAIRE.

Non, vous dis-je ; on m’a répudié
Je viens en avertir mon Cousin Licidas.

ORONTE.

760 Vous aurez le chagrin de ne le trouver pas.
Il est à Saint Germain, pour quelques jours peut-être.
Et de tout son logis il m’a laisse le maître.
Voyez, en son absence, à quoi je vous suis bon.
J’aurai le même zèle ayant le même nom :
765 Et cette Dame enfin que j’estime et respecte,
Ne doit ni vous gêner, ni vous être suspecte.
Elle entre comme moi dans tous vos intérêts.
J’en suis sur.

CLAIRE.

Mon Cousin, je n’ai point de secrets.
On m’avait accordée à Monsieur de la Motte :
770 Il en est de moins fous que je crois qu’on garrotte.
Dénué de cervelle, il fait l’esprit profond ;
Ne s’habille jamais comme les autres font ;
Et pour tout dire enfin, il semble qu’il se pique
D’être dans son espèce un animal unique.
775 Mais comme il est fort riche, et que j’ai peu de bien.
On lui promit ma foi sans, que j’en susse rien.
La semaine passée, avec une Compagne,
Je fus voir au Plessis sa maison de Campagne :
Je fis pour l’obliger certes débauche-là ;
780 Et ce sur de son mieux qu’il nous y régala.
Comme jeudi dernier j’étais un peu malade,
Seul mon bourru d’amant fut à la promenade :
Je ne sais si c’est-là qu’on m’a volé son coeur ;
Mais quand il en revint je le trouvai rêveur.
785 Le soir, en confidence, il me dit que son âge
N’était plus guère propre au joug du mariage ;
Qu’il avoir cinquante ans ; et qu’avec un vieillard,
L’hymen de ses plaisirs me serait peu de part.
Le lendemain matin, sans garder de mesure,
790 Il revint brusquement me parler de rupture ;
Et pour le mépriser comme il me méprisait,
J’acceptai sur le champ ce qu’il me proposait.
Voilà ce que je sais, sans en savoir la cause.

CÉCILE.

Perdre un pareil amant, c’est perdre peu de chose.

LISETTE.

795 Belle, bien faite, jeune, et sans aucun défaut,
Un homme à cinquante ans n’est pas ce qu’il vous faut.
Qu’en feriez-vous ? À vingt la ressource est plus grande.

CLAIRE.

Il m’a fait un présent qu’il faut que je lui rende.

ORONTE.

Puisqu’il rompt sans sujet je n’en suis pas d’avis.
800 Et de combien est-il ?

CLAIRE.

De deux mille louis.

ORONTE.

II vous les a donnés ?

CLAIRE.

À moi-même en personne.

ORONTE.

Le bien le mieux acquis est celui que l’on donne :
Ils sont à vous.

LISETTE.

Pour moi, je ne les rendrais pas.

CLAIRE.

Il va, je crois, monter ; je l’ai laisse là-bas.
805 Je l’entends.

ORONTE.

Croyez-vous qu’il en aime quelqu’autre ?

CLAIRE.

Je ne sais.

SCÈNE IV. Monsieur de la Motte, Claire, Oronte, Cécile, Lisette. §

ORONTE.

Serviteur, Monsieur.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Et moi le vôtre.

ORONTE.

Le bonheur de vous voir m’est un plaisir bien doux.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

D’où vient ?

ORONTE.

Mademoiselle est ma cousine.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

À vous ?
Tout de bon ?

ORONTE.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

J’en suis vraiment bien aise.

ORONTE.

810 Et moi je suis ravi, Monsieur, qu’elle vous plaise.
Quel jour avez-vous pris pour un hymen si beau ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Bon ! la paille est rompue, et tout est à vau-l’eau.
13
Vous le savez, fort bien, fin matois que vous êtes.

ORONTE.

Vous, Monsieur, savez-vous quelle faute vous faites ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

815 Eh oui ! Par cet hymen je m’étais figuré,
Que j’aurais des enfants qui m’en sauraient bon gré :
J’entends, par des raisons que moi-même je forge,
Que ma postérité se plaint que je l’égorge ;
Et frappé quelquefois par de tristes accents,
820 Je pense massacrer de petits innocents.
Mais tout dût-il crever, que tout crève n’importe,
La raison opposée est toujours la plus forte.

ORONTE.

Et quelle est la raison qui vous fait hésiter,
Monsieur ?

CÉCILE.

Mademoiselle est-elle à rebuter ?

CLAIRE.

825 Ai-je par ma conduite attiré votre haine ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Je n’ai rien à répondre, et c’est ce qui me gène.

ORONTE.

Croyez-vous que son sang soit indigne de vous ?

CÉCILE.

A-t-elle quelque amant dont vous soyez jaloux ?

CLAIRE.

À vos yeux détrompés ne parais-je plus belle ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

830 Ce n’est point tout cela, ma chère Demoiselle.

ORONTE.

Vous a-t-elle engagé par d’indignes moyens ?

CÉCILE.

Vous a-t-on déguisé sa naissance et ses biens ?

CLAIRE.

Ai-je trahi la foi que je vous ai donnée ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Non ; vous êtes en tout bien conditionnée ;
835 Belle ; sage, fidèle ; et malgré tout cela,
Il plaît à mon destin que je vous plante-là.
Laissez-moi, pour raison, m’excuser fut mon âge ;
Et ne me forcez pas d’en dire davantage.

CLAIRE.

Non, Monsieur ; dites tout, ne soyez point contraint ;
840 Vous laissez des soupçons dont ma vertu se plaint.

ORONTE.

Elle a raison ; parlez. Que voulez-vous qu’on pense ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Mais je vais l’offenser, si je romps le silence.
Pour n’en pas venir-là je fais ce que je puis.
Rendez-moi seulement mes deux mille louis,
845 Et bonjour.

CLAIRE.

Pour cela, c’est un autre chapitre.
Je les prétends à moi par un assez bon titre :
En m’en faisant un don vous en fîtes mon bien.
Mais vidons l’autre affaire, et ne confondons rien.
Dussiez-vous m’offenser, expliquez-vous.

ORONTE.

Sans doute.
850 Je saurai de Monsieur quel affront il redoute :
Il ne sortira point qu’il ne m’ait convaincu...

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Puisqu’il faut m’expliquer, je crains d’être cocu.

CLAIRE.

Impudent !

ORONTE.

Supprimez ces discours téméraires.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Mon prétendu Cousin, chacun sait ses affaires.
855 Pouvez-vous m’empêcher d’avoir peur ?

CÉCILE.

C’est à tort ;
Mademoiselle est sage, a de l’honneur.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

D’accord.

ORONTE.

Ses manières, son air, sa pudeur naturelle.
Ce sont des cautions qui vous répondent d’elle.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Elle a plus de vertus encore que d’appas,
860 C’est je crois dire assez qu’elle n’en manque pas.
De quelqu’autre que moi qu’elle soit la conquête,
Des dangers de l’hymen je garantis sa tête :
Mais tout ce que j’entends, et tout ce que je vois,
Pour m’appeler Cocu semble prendre une voix.
865 Écoutez quatre mots, sans aucune incartade,
Et traitez-moi de fou si j’ai l’esprit malade.
Ce fut Jeudi dernier que l’enfer en courroux,
Du plaisir que j’aurais si j’étais votre époux,
Déchaîna contre moi tout ce qu’il crut capable,
870 De pouvoir me contraindre à me donner au diable.
Ce jour-là, que depuis j’ai maudit mille fois,
Ayant beaucoup marché sans dessein et sans choix,
Je fus me reposer vers des bornes de pierre,
Qui d’un jaloux voisin ont séparé ma terre ;
875 Pour rêver à mon aise au moment bienheureux,
Où l’amour dans vos bras remplirait tous mes voeux.
À peine étais-je assis sur une de ces bornes,
Que deux gros limaçons me présentent les cornes ;
Plus je donnai de coups pour les faire rentrer,
880 Plus ils prirent de peine à me les mieux montrer ;
Et de leur insolence ayant pris quelque ombrage,
Je me levai sur l’heure, et les tuai de rage ;
Étant persuadé qu’à moins d’un prompt trépas,
Les affronts à l’honneur ne se réparent pas.
885 Je venais en Héros de venger mon injure,
Quand par méchanceté, pour confirmer l’augure,
Une misérable oiseau pensa me rendre fou,
À force de crier coucou, coucou, coucou.
Enragé contre lui, mon fusil sur l’épaule,
890 J’entre dans la forêt, et je cherche le drôle,
Fortement résolu pour venger mes soupçons,
De lui faire éprouver le sort des limaçons.
14
Mais zeste ! Le coquin de branchage en branchage,
De son maudit coucou redoubla le ramage ;
895 Et quatre coups en l’air, loin de l’épouvanter,
Lui servirent d’appas pour le faire chanter.
Limaçons et coucou, mon âge et votre sexe ?
Tout rendait à l’envi ma pauvre âme perplexe,
Lorsque dans mon chemin, et presque sous mes pas,
900 Je trouve un bois de Cerf fraîchement mis à bas ;
Et vois un peu plus loin cette maligne bête,
Qui semblait m’annoncer que c’était pour ma tête,
Vous en aurez, menti, malheureux animaux,
Je rendrai malgré vous tous vos présages faux,
905 M’écriai-je, et soudain je gagnai ma chaumière,
Sans vouloir regarder ni devant ni derrière,
Ainsi vous avez beau menacer ou prier,
Qui diable après cela voudrait se marier ?

ORONTE.

Eh ! Monsieur, donnez-nous des raisons plus honnêtes.
910 Ma Cousine est croyable un peu plus que vos bêtes :
Et c’est de sa vertu faire trop peu de cas,
Que des les vouloir croire, et ne la croire pas.
Je suis las de souffrir un si cruel outrage.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Je vous ai déjà dit que je la crois fort sage.
915 Mais si l’astre s’en mêle, et veut me voir cocu,
Pensez-vous que par elle il puisse être vaincu ?
Ce qu’avec un autre homme elle aurait d’innocence,
Deviendra contre moi fidèle à l’influence ;
Et moins par son penchant que pour remplir mon sort,
920 Je me verrai cocu, sans qu’elle ait aucun tort.
Je veux de ce malheur sauver Mademoiselle.
Elle me touche assez pour ne vouloir point d’elle.
S’il faut être cocu, c’est par un autre choix
Que je veux ressembler à tous ceux que je vois.
925 Pour l’honneur de mon front et de votre mérite,
Rendez-moi mon argent, et sortons quitte à quitte.

ORONTE.

Puisque par ses raisons Monsieur est convaincu,
Qu’on lui rendra justice en le faisant cocu,
La rupture qu’il cherche est une preuve insigne,
930 Que de remplir son sort il ne vous croit pas digne.
Vous n’auriez pas l’esprit de lui manquer de foi.
Finissez. Quel argent lui devez-vous ?

CLAIRE.

Qui ? moi ?
Rien du tout.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

En trois mots, c’est me payer ma somme.

CLAIRE.

Que me demandez-vous ? Parlez en honnête homme.
935 Que vous dois-je ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

L’argent que vous me retenez.
Les deux mille louis que je vous ai donnés.

CLAIRE.

À moi, Monsieur ?

MONSIEUR DE LA MOTTE.

À vous. Pourquoi tant de grimaces ?

CLAIRE.

Lorsque je les reçus je vous en rendis grâces.
Me les ayant donnés, ils ne sont plus à vous.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

940 Je me flattais alors de me voir votre époux.
Jamais félicité ne me parut plus haute.

CLAIRE.

Si vous ne l’êtes pas, Monsieur, est-ce ma faute ?
Tous les dons qu’en m’aimant vous pouvez m’avoir faits,
Me sont trop précieux pour les rendre jamais.

CÉCILE.

945 Ce refus obligeant que fait Mademoiselle,
Marque pour un volage une bonté nouvelle :
Retenir vos présents c’est vous aimer encor.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Je renonce à l’amour qu’on vend au poids de l’or.
Quand je fis ce présent elle m’était acquise.
950 Je n’ai fait avec elle aucune autre sottise.
Demandez-lui plutôt si jamais...

ORONTE.

Écoutez,
(Aussi bien suis-je sûr que vous en doutez)
C’est par mon ordre exprès qu’on n’a rien à vous rendre ;
Et si vous l’ignorez je veux bien vous l’apprendre.
955 Épousez ma Cousine, ou ne prétendez pas...

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Quand je serai cocu, qu’il sera bien plus gras !
Sachez, petit Cousin, qui par votre menace
Prétendez m’ajouter aux cocus de ma race,
Que malgré mon étoile et malgré vos leçons,
960 Je veux faire mentir, Cerf, Coucou, Limaçons.
Et fuir le mariage un peu plus que la peste.
Licidas à l’instant va décider du reste :
Nos communs intérêts sont remis en sa main ;
N’est-il pas ici ?

ORONTE.

Non ; il est à Saint Germain.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

965 Pour longtemps ?

ORONTE.

On ne sait.

MONSIEUR DE LA MOTTE.

Attendons qu’il revienne :
Il entendra plaider votre cause et la mienne.
De mes prétentions quel que soit le succès,
Ne me pas marier c’est gagner mon procès :
Combien devant nos yeux en voyons-nous paraître,
970 Qui pour bien plus d’argent voudraient ne le pas être ?
Tant ils sont assurés de trouver au logis,
Ou leur femme qui gronde, ou quelquefois bien pis.
Serviteur.

SCÈNE V. Cécile, Oronte, Claire, Lisette. §

CÉCILE.

Quel amant pour une belle amante !

LISETTE.

Je n’en voudrons point, moi, qui ne suis que servante ;
975 Ou si j’étais réduite à cette extrémité,
Je crois que son Coucou dirait la vérité.

ORONTE.

Consolez-vous, Cousine ; il en viendra quelqu’autre.
Apprenez mon destin, puisque je sais le vôtre.
Je vous prie à mon tour de ma noce.

CLAIRE.

Comment !

ORONTE.

980 Nous sommes mieux unis que vous et votre amant.
Ma Maîtresse ni moi nous ne voulons pas rompre.
Mais j’aperçois quelqu’un qui nous vient interrompre.
Passez dans l’autre chambre, où bientôt je vous sui.

SCÈNE VI. Du Mesnil, Oronte. §

DU MESNIL.

Monsieur, je suis perdu si je n’ai votre appui.

ORONTE.

985 Qu’est-ce, Monsieur ? Parlez, Quel sujet vous oblige...

DU MESNIL.

Si je n’ai votre appui je suis perdu, vous dis-je.

ORONTE.

Vous est-il arrivé quelque accident fâcheux ?

DU MESNIL.

Il n’est point sous le ciel d’homme plus malheureux.

ORONTE.

Avez-vous sur les bras quelque méchante affaire ?
990 Êtes-vous assassin, empoisonneur, faussaire ?
Êtes-vous poursuivi des archers ?

DU MESNIL.

Moi, Monsieur ?
Ai-je l’air d’un faussaire, ou d’un empoisonneur ?

ORONTE.

Vous a-t-on dérobé quelque somme un peu forte ?

DU MESNIL.

Non, Monsieur.

ORONTE.

N’est-ce point que votre femme est morte ?

DU MESNIL.

995 Eh ! si c’était cela, serais-je malheureux ?

ORONTE.

Dites donc quel obstacle est contraire à vos voeux.
J’écoute : mais surtout, point de longue harangue.

DU MESNIL.

Force gens à Paris enseignent quelque langue.
Celui-là l’Espagnol, celui-ci le Latin ;
1000 Et sans autre secours ils subsistent enfin.
J’en connais deux ou trois tellement à leur aise,
Que depuis quelque temps ils ne vont plus qu’en chaise :
Et cherchant un emploi que l’on ne pût m’ôter,
Je crus pour m’enrichir les devoir imiter.
1005 Je pris dans un Faubourg une maison fort grande,
Et mis un écriteau pour la Langue Normande ;
M’offrant de l’enseigner avec affection
Avec les tons, l’accent, dans sa perfection.
Pendant le premier mois il ne me vint personne.

ORONTE.

1010 Quoi ! Pas un écolier !

DU MESNIL.

Pas un.

ORONTE.

Je m’en étonne.
Un succès plus, heureux devoir suivre vos soins.
Le second mois, sans doute, alla bien ?

DU MESNIL.

Encor moins.
Pour me manifester, tant aux pauvres qu’aux riches,
Ces deux mois écoulés j’eus recours aux affiches ;
1015 Et par tous les endroits où j’étais affiché,
je voyais en passant force monde attaché.
J’en conçus de la joie, et la chose étant sue,
Je me tins assuré d’en avoir bonne issue,
Et crus que ma maison crèverait d’écoliers ;
1020 Mais le troisième mois eut le sort des premiers.
Pas une âme ne vint. Je disais à moi-même,
En songeant quelquefois à mon malheur extrême,
Tous les gens de commerce ont affaire à Rouen,
À Bayeux, à Falaise, à Dieppe, au Havre, à Caen,
1025 Peu de gens ont affaire, à Florence, à Venise :
Et c’est par conséquent une grande sottise,
D’ignorer le Normand et de savoir si bien
L’extravagant Jargon qu’on nomme Italien,
L’un est infructueux, et l’autre fort utile.
1030 Comme on a vers l’espoir une pente facile,
Je me flattais alors, et même avec excès,
Qu’à la fin mon dessein aurait un grand succès.
Je faisais afficher de nouveau ; mais ma peine
Pendant quatorze mois a toujours été vaine ;
1035 Et quoique cette Langue ait de particulier,
Je n’ai pas eu l’honneur d’avoir un Écolier.
Le croiriez-vous ?

ORONTE.

Moi ? non ; cela n’est pas croyable.

DU MESNIL.

Rien n’est plus vrai pourtant, ou je me donne au Diable.
Pas un seul n’a paru pendant quatorze mois :
1040 Tant il est vrai qu’en France on fait peu de bons choix !

ORONTE.

Et que puis-je pour vous en semblable occurrence :
Monsieur ?

DU MESNIL.

Réprimander la Noblesse de France,
Qui parle Italien, Espagnol, Allemand,
Et qui ne peut parler le langage Normand :
1045 Qui sait parfaitement deux ou trois langues mortes.
Et qui n’en sait pas une usitée à ses portes ;
Qui sans avoir dessein d’aller jamais fort loin,
Des pays étrangers apprend le baragouin ;
Et qui par une erreur que le bon sens condamne,
1050 Aime mieux Signorsi, que voire, ou Dieu me damne.
Vous voyez cependant quelle comparaison ?

ORONTE.

Il est vrai ; je vois bien que vous avez raison.
Mais comme à ce dessein la fortune s’oppose,
Je vous conseillerais de tenter autre chose.
1055 Quand on veut se tirer d’un fâcheux embarras,
Il est bon qu’avec elle on ne s’obstine pas.
Croyez-moi, faites choix de quelqu’autre exercice.

DU MESNIL.

Non, Monsieur, tôt ou tard on me rendra justice.
De quoi que l’on se mêle en un même quartier,
1060 Quarante quelquefois sont d’un pareil métier ;
Et par cette raison, que je crois pertinente,
Ce qu’un seul gagnerait se partage à quarante :
Mais par l’heureux effet de mon invention,
Je suis seul à Paris de ma profession.
1065 Publiez mes talents dans le premier Mercure,
Si le Roi par hasard en faisait la lecture,
Bienfaisant comme il est par inclination,
Doutez-vous que bientôt je n’eusse pension ?
Comme de mes pareils la nature est avare,
1070 On a quelques égards pour un homme si rare.

ORONTE.

Pour rare, il est certain : on ne peut l’être plus.

DU MESNIL.

Me louer devant moi, c’est me rendre confus :
Je suis déconcerté d’une louange en face ;
Et votre honnêteté me fait quitter la place.
1075 Adieu ; le mois prochain parlez si bien de moi,
Que de voir mon visage il prenne envie au Roi.
C’est la grâce qu’espère et que vous recommande
Du Mesnil, Professeur de la langue Normande.

ORONTE, seul.

Juste ciel ! que ces fous qui fatiguent mes yeux,
1080 Volent à mon amour de moments précieux !

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Claire, Oronte. §

CLAIRE.

Demeurez, mon Cousin, vous avez compagnie.
Je vous quitte aujourd’hui de la cérémonie.

ORONTE.

Et moi, qui suis ravi d’accompagner vos pas,
De votre sentiment je ne vous quitte pas.
1085 Vous avez à loisir parcouru ma Maîtresse,
Et vous jugez de tout avec délicatesse :
Comment la trouvez-vous ? Ai-je fait un bon choix ?

CLAIRE.

Elle est belle, à mes yeux, jusques au bout des doigts.
Son teint, son air, sa taille, en un mot tout m’enchante ;
1090 Et de la tête aux pieds, elle est toute charmante.
Jamais d’un pareil choix on ne peut vous blâmer.
Eh ! Comment feriez-vous pour ne la pas aimer ?
Une Dame qui vient m’empêche de poursuivre.
Adieu. Je vous défends de songer à me suivre.
1095 Un pas que vous feriez me mettrait en courroux :
Et ce serait bannir tout commerce entre nous.

ORONTE.

À ce que vous voulez il faut que je consente.

CLAIRE.

Vous m’obligez.

SCÈNE II. Madame de Calville, Oronte. §

MADAME DE CALVILLE, en deuil.

Monsieur, je suis votre servante.
Je vous suis inconnue et redevable.

ORONTE.

À moi,
1100 Madame ?

MADAME DE CALVILLE.

Oui, Monsieur, à vous-même.

ORONTE.

Et de quoi ?
En quelle occasion la fortune propice,
M’a-t-elle offert l’honneur de vous rendre service ?

MADAME DE CALVILLE.

En trois occasions, où vous avez appris,
Mais galamment, la mort de trois de mes Maris,
1105 En lisant ces endroits j’eus un plaisir extrême.
Et comme je fis hier enterrer le quatrième,
J’offre cette matière à votre heureux talent,
Pour en faire un article au Mercure Galant.
Je lui dois de mes feux cette marque fidèle.

ORONTE.

1110 Pour un Mari défunt c’est montrer bien du zèle.
Je ne m’étonne pas après cette action,
Qu’on brigue avec chaleur votre possession.
À votre âge, Madame, être quatre fois veuve,
C’est de votre mérite une assez grande preuve.
1115 Sur un si bel exemple on se doit écrier.

MADAME DE CALVILLE.

On me parle déjà de me remarier :
Mais je tiens au défunt par de si fortes chaînes,
Que je n’y veux penser de plus de trois semaines,
Il verra si pour lui mes feux étaient constants.

ORONTE.

1120 Quoi ! Vous vous résoudrez à pâtir si longtemps,
Madame ? Je vous plains : cet effort est pénible.

MADAME DE CALVILLE.

J’aimais feu mon Mari ; l’amour rend tout possible.

ORONTE.

Qui croirait qu’une Dame aussi jeune que vous,
Eût eu le déplaisir de perdre quatre époux ?
1125 Comment ont fait vos yeux pour conserver leurs charmes,
Après s’être occupés à verser tant de larmes ?
Voir mourir ce qu’on aime est un sort si fatal...

MADAME DE CALVILLE.

De tous les maux du monde il n’en est point d’égal.
Il faut pour en parler en avoir fait l’épreuve,
1130 J’avouerai cependant, moi qui suis souvent veuve,
Qu’au lieu de quatre fois j’aime mieux l’être neuf,
Que d’avoir le chagrin de faire un mari veuf.
Je sais bien au surplus ce qu’il faut que je fasse :
J’ai pleuré le défunt avec assez de grâce.
1135 Fendant qu’il se mourait, fidèle à mon devoir,
J’apprenais à pleurer devant un grand miroir.
Pour pleurer un Mari d’une manière honnête,
Il faut négligemment savoir pencher la tête ;
Avoir la gorge nue, et laisser à dessein
1140 Couler par-ci, par-là, des larmes sur son sein,
Éviter les hauts cris que la canaille jette ;
Avoir un air stupide ; une douleur muette ;
Regarder son malheur avec tranquillité.
Voila comme l’on pleure en gens de qualité ;
1145 Mais si quelque bourgeoise, ou simple demoiselle
Osait pleurer de même, on se moquerait d’elle.

ORONTE.

Pour avoir le plaisir d’être pleuré de vous,
On va briguer l’honneur de mourir votre époux.
Comment le nommait-on ?

MADAME DE CALVILLE.

Le Comte de Calville.

ORONTE.

1150 Je vais marquer sa mort du plus sublime style.
Vous serez au Mercure avec distinction.

MADAME DE CALVILLE.

Marquez-y bien l’excès de mon affliction.
Comme une tourterelle à tous moments je pleure...
Si je me remarie, et que mon mari meure,
1155 Je viendrai vous l’apprendre, et n’y manquerai pas.

ORONTE, seul.

Que l’Auteur du Mercure a de fous sur les bras !
Mais pendant qu’en ce lieu je me trouve tranquille,
Mon coeur impatient de rejoindre Cécile...
Ciel ! On vient mettre obstacle à mon expressément.

SCÈNE III. Oriane, Oronte, Élise. §

ORIANE.

1160 Monsieur, vous allez faire un mauvais jugement.
Sans doute.

ORONTE.

Moi, Madame ? En tout ce que vous faites,
Vous n’avez point de peine à montrer qui vous êtes :
On découvre d’abord un mérite si grand...

ÉLISE.

Nous savons bien, Monsieur, que vous êtes galant.
1165 On ne voit point d’écrits comparables aux vôtres :
Que d’éloges charmants cousus les uns aux autres !
Vous louez avec grâce, il le faut avouer.

ORONTE.

D’agréables objets sont aisés à louer.
Vos manières, votre air...

ORIANE.

Brisons-là, je vous prie ;
1170 La louange affectée est une raillerie.
Tirez-nous seulement d’une grossière erreur,
Qui me fait tous les jours brouiller avec ma soeur,
Sitôt qu’un mois commence on m’apporte un Mercure.
C’est mon plaisir d’élite et ma chère lecture ;
1175 Et depuis qu’il paraît, ce qui m’en a déplu,
C’est qu’il est trop petit, et qu’on la trop tôt lu.
Mais un des plus charmants que l’on vous ait vu faire,
C’en est un où j’ai vu le grand art de se taire :
Art qui pour notre sexe est plein d’utilité,
1180 Et dont ma soeur et moi nous avons profité.
Nous avons toutes deux purifié nos âmes,
D’un défaut qui partout déshonore les femmes ;
Et nous faisons un voeu qui sans doute tiendra,
De ne parler jamais que lorsqu’il le faudra.
1185 N’est-il pas juste aussi que des femmes se taisent ?
Leurs discours éternels fatiguent et déplaisent.
Tout ce qui leur échappe est de si peu de poids,
Qu’un silence modeste est plus beau mille fois.
S’il n’était des rubans, des jupes, des dentelles,
1190 Tant que dure le jour de quoi parleraient-elles ?
Je sèche de chagrin lorsque j’entends cela.

ÉLISE.

Et qui pourrait tenir à ces sottises-là ?
Est-ce un si grand effort qu’être femme et se taire,
Qu’aucune autre que nous n’ait encor pu le faire ?
1195 (Car ma soeur franchement, nous pourrions avouer,
N’était qu’il est honteux de vouloir se louer,
Que l’on ne voit que nous se faire violence,
Et trouver du plaisir à garder le silence.)
Mais je ne comprends point par quelle injuste loi,
1200 Vous prétendez, ma soeur, vous mieux taire que moi.
Depuis six mois entiers que j’apprends à me taire,
J’ai fait pour réussir tout ce que j’ai pu faire ;
Et dans ce grand dessein je vous suis d’assez près,
Pour devoir me flatter d’un semblable progrès.
1205 Je consens comme vous, que Monsieur en décide.

ORONTE.

Moi, Mesdames ?

ORIANE.

Monsieur, soyez juge rigide.
Ma soeur, me voilà prête à vous faire un aveu,
Que vous ne parlez point, ou que vous parler peu ;
Que vous avez sur vous un merveilleux empire ;
1210 Que vous ne dites rien que vous ne deviez dire ;
Que le don de vous taire est l’effet de vos soins ;
Mais avouez aussi que je parle encor moins :
Si ce n’est par devoir, que ce soit par tendresse.

ÉLISE.

Sur tout autre sujet vous feriez la maîtresse,
1215 Ma soeur ; mais sur cela ne me demandez rien.
Je donnerais pour vous tout mon sang, tout mon bien.
Mais je ne puis celer que la gloire m’est chère :
Eh ! Quelle gloire encor ? Être fille et se taire !
Souffrez-moi votre égale, et par cette équité...

ORIANE.

1220 Non, ma soeur ; je ne puis souffrir d’égalité.
Je parle moins que vous, j’en suis sûre.

ÉLISE.

Au contraire.
Si vous en jugez bien, vous savez moins vous taire.

ORIANE.

Je vous appris cet art. Sans moi vous l’ignoriez.

ÉLISE.

Vous m’en avez appris plus que vous n’en saviez.

ORIANE.

1225 Monsieur est sur ce point plus éclairé que d’autres :
Prions-le d’écouter mes raisons et les vôtres.
Nous verrons sur le champ notre doute éclairci.

ÉLISE.

J’en conjure Monsieur.

ORIANE.

Je l’en conjure aussi.

ORONTE.

Je me fais un bonheur du désir de vous plaire :
1230 Mais comment en parlant montrer qu’on sait se taire ?

ORIANE.

Écoutez mes raisons ; et j’espère...

ÉLISE.

Ma soeur,
Qui parle la première a le plus de faveur.
Que dirai-je après vous sur la même matière ?

ORIANE.

L’une de nous, ma soeur, doit parler la première.
1235 Et par mon droit d’aînesse il me semble devoir...

ÉLISE.

Elles parlent toutes deux le plus vite qu’il leur est possible.
La qualité d’aînée est ici sans pouvoir.

ORIANE.

Quittez l’opinion où cette erreur vous jette ;
Une aînée en tous lieux parle avant sa cadette.

ÉLISE.

Je sais bien qu’en tous lieux et qu’en toute saison,
1240 C’est un droit de l’aînée alors qu’elle a raison :
Mais si j’ai raison, moi, qu’ai-je affaire de l’âge ?

ORIANE.

Apprenez que sur vous j’ai ce double avantage :
Que l’âge et la raison sont pour moi contre vous ;
Et que votre sottise excite mon courroux.
1245 Vous croyez que partout votre mérite brille.

ÉLISE.

15
Ah ! Que par le babil vous êtes encor fille,
Ma soeur ! Et que cet art que vous citez toujours
À votre pétulance offre un faible secours
Vous me traitez de sotte : et par ce que vous faites,
1250 Je vois qu’au lieu de moi c’est vous-même qui l’êtes :
Et cependant, ma soeur, quoique vous la soyez,
Je ne vous en dis rien comme vous le voyez.
Je sais dans quel respect la cadette doit être.

ORIANE.

L’aînée entre nous deux est aisée à connaître.
1255 Vous avez quelque esprit, quelque rayon de feu ;
Mais pour du jugement vous en avez si peu,
Qu’en voulant faire voir que vous savez vous taire,
Vous parlez aujourd’hui plus qu’à votre ordinaire.

ÉLISE.

Monsieur en est le juge, il n’a qu’à prononcer.

ORIANE.

1260 J’ai la bonté pour vous de ne l’en pas presser.

ÉLISE.

Pour comble de bonté faites-moi grâce entière ;
Permettez qu’à Monsieur je parle la première.

ORIANE.

Vous ? Me faire l’affront de parler avant moi !
Vous ne le ferez point, et j’en jure ma foi.

ÉLISE.

1265 Ni vous aussi, ma soeur, et j’en jure la mienne.
Je vous interromprai, sans que rien me retienne.

ORONTE, à Oriane.

Madame...

ORIANE.

Non, Monsieur ; je veux le premier pas.

ORONTE, à Élise.

Madame...

ÉLISE.

Non, Monsieur ; je n’en démordrai pas.

ORONTE, à Oriane.

Si vous...

ORIANE.

Je céderais à cette audacieuse !

ORONTE, à Élise.

1270 Croyez...

ÉLISE.

J’obéirais à cette impérieuse !

ORONTE, à Oriane.

Montrez-vous son aînée, et considérez bien...

ORIANE.

Pour la faire enrager je n’épargnerai rien.

ORONTE, à Élise.

Montrez-vous sa cadette, et cherchez une voie...

ÉLISE.

À la contrecarrer je mets toute ma joie.

ORONTE.

1275 En vain de vous juger vous m’imposez la loi.
Que sais-je qui des deux parle le moins ?

TOUTES DEUX, ensemble.

C’est moi.

ORIANE.

Et par bonnes raisons je m’en vais vous l’apprendre.

ÉLISE.

À peine l’une donne-t-elle le temps d’achever à l’autre.
Et pour en être instruit vous n’avez qu’à m’entendre.

ORIANE.

C’est moi qui la première ai formé le dessein.

ÉLISE.

1280 J’ai pour les grands parleurs conçu tant de dédain.

ORIANE.

De captiver ma langue et d’être distinguée.

ÉLISE.

Que du moindre discours j’ai l’âme fatiguée.

ORIANE.

Pour peu qu’on me fréquente on admire cela.

ÉLISE.

Pour peu qu’on me regarde on devine cela.

ORONTE.

Vous taisez-vous souvent de cette force-là ?
1285 Tout franc, je ne vois goutte en toutes vos manières.
Elles parlent en même temps.

ORIANE.

Je ne vous croyais pas de si courtes lumières.

ÉLISE.

C’est pour un grand génie avoir peu de lumières.

ORIANE.

Pour juger qui de nous était digne du prix.

ÉLISE.

Vous ne deviez pas craindre en me donnant le prix.

ORIANE.

Je ne sais que vous seul qui put s’être mépris.

ÉLISE.

1290 Que l’on vous soupçonnât de vous être mépris.

TOUTES DEUX.

Adieu, Monsieur.

SCÈNE IV. §

ORONTE, seul.

Ma foi, voilà deux soeurs bien folles !
Quel rapide torrent d’inutiles paroles,
Pour me persuader qu’elles ne parlent point !
Jamais extravagance alla-t-elle à ce point ?
1295 Et peut-on faire voir par un trait plus sensible,
Qu’être fille et se taire est chose incompatible ?
À force de babil elles m’ont enivré.
Mais enfin par bonheur m’en voilà délivré.
Holà, Merlin !

SCÈNE V. Oronte, Merlin. §

MERLIN.

Monsieur.

ORONTE.

Non cher Merlin, de grâce,
1300 Pendant quelques moments occupe ici ma place,
Ma Cécile m’appelle auprès de ses appas.
Si l’on me vient chercher, dis que je n’y suis pas.

MERLIN, seul.

Je me passerais bien d’une pareille aubade ;
Mais que veut ce soldat ?

SCÈNE VI. La rissole, Merlin. §

LA RISSOLE.

Bonjour, mon Camarade.
1305 J’entre sans dire gare, et cherche à m’informer
Où demeure un Monsieur que je ne puis nommer.
Est-ce ici ?

MERLIN.

Quel homme est-ce ?

LA RISSOLE.

Un bon vivant ; allègre :
Qui n’est grand ni petit, noir ni blanc, gras ni maigre.
J’ai su de son libraire, où souvent je le vois,
1310 Qu’il fait jeter en moule un Livre tous les mois.
C’est un vrai Juif errant, qui jamais ne repose.

MERLIN.

Dites-moi, s’il vous plaît, voulez-vous quelque chose ?
L’homme que vous cherchez est mon maître.

LA RISSOLE.

Est-il là ?

MERLIN.

Non.

LA RISSOLE.

Tant pis. Je voulais lui parler.

MERLIN.

Me voilà,
1315 L’un vaut l’autre. Je tiens un registre fidèle,
Où chaque heure du jour j’écris quelque nouvelle :
Fable, Histoire, Aventure, enfin quoi que ce soit,
Par ordre alphabétique est mis en son endroit.
Parlez.

LA RISSOLE.

Je voudrais bien être dans le Mercure :
1320 J’y ferais, que je crois, une bonne figure.
Tout à l’heure, en buvant, j’ai fait réflexion
Que je fis autrefois une belle action,
Si le Roi la savait j’en aurais de quoi vivre.
La guerre est un métier que je suis las de suivre.
1325 Mon Capitaine, instruit du courage que j’ai,
Ne saurait se résoudre à me donner congé.
J’en enrage.

MERLIN.

Il fait bien ; donnez-vous patience...

LA RISSOLE.

Mordié je ne saurais avoir ma subsistance.

MERLIN.

Il est vrai, le pauvre homme ! il fait compassion.

LA RISSOLE.

1330 Or donc, pour en venir à ma belle action,
Vous saurez que toujours je fus homme de guerre,
Et brave sur la mer autant que sur la terre.
16
J’étais sur un vaisseau quand Ruyter fut tué ;
Et j’ai même à sa mort le plus contribué :
1335 Je fus chercher le feu que l’on mit à l’amorce
Du canon qui lui fit rendre l’âme par force.
Lui mort, les Hollandais souffrirent bien des mals !
On fit couler à fond les deux Vice-Amirals.

MERLIN.

Il faut dire des maux, Vice-Amiraux. C’est l’ordre.

LA RISSOLE.

1340 Les Vice-Amiraux donc ne pouvant plus nous mordre,
Nos coups aux ennemis furent des coups fataux.
Nous gagnâmes sur eux quatre combats navaux.

MERLIN.

Il faut dire fatals, et navals. C’est la règle.

LA RISSOLE.

Les Hollandais réduits à du biscuit de seigle,
1345 Ayant connu qu’en nombre ils étaient inégals,
Firent prendre la fuite aux Vaisseaux principals.

MERLIN.

Il faut dire inégaux, principaux. C’est le terme.

LA RISSOLE.

Enfin, après cela nous fûmes à Palerme.
Les bourgeois à l’envi nous firent des régaux :
1350 Les huit jours qu’on y fut furent huit Carnavaux.

MERLIN.

Il faut dire régals et Carnavals.

LA RISSOLE.

Oh ! Dame,
M’interrompre à tous coups, c’est me chiffonner l’âme,
Franchement.

MERLIN.

Parlez bien. On ne dit point navaux,
Ni fataux, ni régaux, non plus que Carnavaux.
1355 Vouloir parler ainsi, c’est faire une sottise.

LA RISSOLE.

Eh ! Mordié ; comment donc voulez-vous que je dise ?
Si vous me reprenez lorsque je dis des mals,
Inégals, principals, et des Vice-Amirals ;
Lorsqu’un moment après pour mieux me faire entendre,
1360 Je dis fataux, navaux, devez-vous me reprendre ?
J’enrage de bon coeur quand je trouve un trigaud,
Qui souffle tout ensemble et le froid et le chaud.

MERLIN.

J’ai la raison pour moi qui me fait vous reprendre,
Et je vais clairement vous le faire comprendre.
1365 Al est un singulier dont le pluriel fait Aux.
On dit, c’est mon égal, et ce sont mes égaux.
C’est l’usage.

LA RISSOLE.

L’usage ? Hé bien soit. Je l’accepte.

MERLIN.

Fatal, naval, régal, sont des mots qu’on excepte.
Pour peu qu’on ait de sens, ou d’érudition,
1370 On sait que chaque règle a son exception.
Par conséquent on voit par cette raison seule...

LA RISSOLE.

J’ai des démangeaisons de te casser la gueule.

MERLIN.

Vous ?

LA RISSOLE.

Oui, palsandié moi : je n’aime point du tout
Qu’on me berce d’un conte à dormir tout debout ;
1375 Lorsqu’on veut me railler je donne sur la face.

MERLIN.

Et tu crois au Mercure occuper une place,
Toi ? Tu n’y seras point, je t’en donne ma foi.

LA RISSOLE.

Mordié ! je me bas l’oeil du Mercure et de toi.
Pour vous faire dépit tant à toi qu’à ton Maître,
1380 Je déclare à tous deux que je n’y veux pas être :
Plus de mille Soldats en auraient acheté,
Pour voir en quel endroit la Rissole eût été :
C’était argent comptant ; j’en avais leur parole.
Adieu, Pays. C’est moi qu’on nomme la Rissole.
1385 Ces bras te deviendront ou fatals, ou fataux.

MERLIN.

Adieu, Guerrier fameux par tes Combats navaux.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Oronte, Merlin. §

ORONTE.

Je viens te relayer ; Cécile me l’ordonne.
N’as-tu rien à m’apprendre ? Est-il venu personne ?

MERLIN.

Un soldat, dont j’ai su les exploits éclatants ;
1390 Un brave homme.

SCÈNE I.. Monsieur de Boisluisant, Oronte, Merlin. §

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Pardon, si j’ai mis si longtemps,
Mon cher Monsieur. Hé bien ! vous sera-t-il facile
De faire des progrès sur le coeur de Cécile ?

ORONTE.

Je ne puis en juger que suivant vos bontés
Ce sont vos seuls désirs qui font ses volontés.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

1395 Si c’est moi qu’elle en croit, qu’on appelle ma fille.
Merlin sort.
J’ai l’esprit éclairci touchant votre famille :
Mon devoir le voulait, je m’en suis acquitté :
Vous avez du mérite et de la qualité :
On m’a dit de quel sang vous avez, reçu l’être :
1400 Enfin je suis content tout ce qu’on le peut être.
Si douze mille francs d’un revenu certain,
Qui doivent de ma fille accompagner la main,
Peuvent contribuer à vous la rendre chère,
Je serai trop heureux d’être votre beau-père.

ORONTE.

1405 Ah ! Monsieur, quels devoirs m’acquitteront jamais...

SCÈNE III. Cécile, Monsieur de Boisluisant, Oronte, Lisette, Merlin. §

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Ma fille, vos désirs seront-ils satisfaits,
Si demain de Monsieur vous devenez la femme ?
Avez-vous du penchant à l’aimer ?

ORONTE.

Quoi ! Madame,
Vous ne répondez rien ! Que dois-je croire, hélas !

CÉCILE.

1410 Si je vous haïssais je ne me tairais pas.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

C’est dire en peu de mots tout ce que je souhaite.

LISETTE, à Cécile.

Dites-moi, s’il vous plaît : que deviendra Lisette,
Madame ? Il me souvient qu’autrefois vous disiez
Quand on vous marierait que vous me marieriez ;
1415 Vous allez devenir Madame la Mercure,
Pendant que je serai Lisette toute pure.
Tâter un peu de tout ne me déplairait pas.

CÉCILE.

Eh, quoi ! te lasses-tu d’accompagner mes pas ?

LISETTE.

Non, je suis toute à vous, et mon sort tient au vôtre :
1420 Mais je voudrais, Madame, être encore à quelqu’autre.
Tant qu’on demeure fille on n’est point en repos ;
Et quoiqu’on soit suivante on est de chair et d’os.
Un tronc semble maudit s’il n’en sort quelque branche.
Et si Merlin penchait du côté que je penche...

MERLIN.

1425 Tu me parais jolie, à parler tout de bon,
Mais...

LISETTE.

Quoi ! Mais ?

MERLIN.

Je te trouve un certain air fripon...

LISETTE.

Je ne sais si mon air est fripon ou modeste ;
Mais jusqu’à ce moment je te réponds du reste.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Pour leur tendre la main dans un pas si glissant,
1430 Je donne cent louis.

CÉCILE.

Et moi cent.

ORONTE.

Et moi cent.

MERLIN.

Trois cens louis ! Messieurs, je l’épouse au plus vite.
Tu m’aimes ?

LISETTE.

Oui.

MERLIN.

Demain nous nous verrons au gîte.

SCÈNE IV. Le Marquis, Oronte, Monsieur de Boisluisant, Cécile, Lisette, Merlin. §

LE MARQUIS.

Serviteur. Vous voyez un Marquis distingué,
Que les plus grands emplois n’ont jamais fatigué.
1435 Du Mercure Galant adorateur fidèle,
J’ai fait un air nouveau sur la saison nouvelle.
Ah ! Je croyais parler à Monsieur Licidas.
Est-il là ?

ORONTE.

Non, Monsieur ; mais il n’importe pas :
Je tiens ici sa place, et sais la tablature.

LE MARQUIS.

1440 Tous les mois de mes Airs j’embellis le Mercure.
S’il a ce grand débit dont chacun s’aperçoit,
À parler entre nous c’est à moi qu’il le doit.
L’éclat que je lui donne en est la seule cause.

ORONTE.

Je crois vos Airs fort beaux, mais il faut autre chose :
1445 Qui ne veut que des Airs achète un Opéra.

LE MARQUIS.

Parbleu ! je vais gager tout ce que l’on voudra,
Que dans tout Phaéton, quelque bruit qu’on en fasse,
On ne verra point d’Air que celui-ci n’efface.
Vous vous y connaissez ; et cela me suffit.
1450 D’ailleurs ce que je dis ne s’est point encor dit :
La route que je tiens est fraîchement tracée :
Tout y sera nouveau jusques à la pensée ;
Et comme c’est un Air à demi goguenard.
Je l’ai pris sur un ton entre doux et hagard.
1455 Je voudrais qu’en cet art Madame fût congrue ;
Il serait mal aisé qu’elle n’eût l’âme émue.

CÉCILE.

Pour tous les Airs nouveaux j’ai de la passion ;
Et je vais écouter avec attention.

LE MARQUIS.

Je vous demande à tous une équitable oreille.
Il prélude, et dit ensuite ce vers.
1460 Les paroles et l’Air n’ont coûté qu’une veille.
Il chante.
Tant que l’hiver a duré
Margot m’a fait la grimace :
Mon coeur n’a point murmuré
De voir le sien tout de glace.
1465 Mais le Printemps de retour
Elle doit changer de note ;
Ou bientôt avec la sotte
J’enverrai paître l’Amour.
Comment le trouvez-vous ?
1470 ..........................

ORONTE.

Fort nouveau.

LE MARQUIS.

Je me pique
D’avoir dans l’univers peu d’égaux en Musique.
Outre qu’avec plaisir les tons sont variés,
Les paroles et l’air sont si bien mariés,
1475 Qu’il semble qu’on ait fait, sans préceptes frivoles,
Les paroles pour l’air, et l’air pour les paroles.
Vous faites tous des voeux pour un second couplet.
J’en suis sûr.

CÉCILE.

Le plaisir en serait plus complet.

LE MARQUIS.

Pour vous refuser rien je vous trouve trop belle.
1480 Prêtez-moi, je vous prie, attention nouvelle.
Second Couplet.
Avant le temps des frimas
Dans une grotte champêtre,
De ses plus charmants appas
Elle me faisait le maître :
1485 Et je prétends dès ce jour
La ramener dans la grotte ;
Ou bientôt avec la sotte
J’enverrai paître l’Amour.
Hé bien ! que vous en semble ?
1490 ..........................

ORONTE.

Il est beau, je vous jure.

LE MARQUIS.

Il faut le faire entrer dans le premier Mercure,
Le temps presse.

ORONTE.

Il est vrai. L’avez-vous tout noté,
Monsieur ?

LE MARQUIS.

Assurément. Et de plus cacheté.
Il montre le paquet, et lit le dessus.
1495 À Monsieur Licidas, à son accoutumée
Substitut de la Renommée.
Mon Air aura pour lui des appas éclatants.
Adieu, mon cher.

SCÈNE V. Monsieur de Boisluisant, Oronte, Cécile, Lisette, Merlin. §

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Monsieur, ménageons ces instants.
Nous chanterions ici sur de meilleures notes
1500 Avec des Conseillers surnommés Gardenotes.

ORONTE, à Merlin.

Va chercher un Notaire, et reviens promptement.
Brigandeau paraît.

MERLIN.

J’en crois voir un, qui vient de quelque enterrement.

ORONTE.

En Robe ?

MERLIN.

C’est ainsi qu’ils sont mis d’ordinaire,
Quand ils vont d’un défunt mendier l’Inventaire.

SCÈNE VI. Monsieur Brigandeau, Oronte, Monsieur de Boisluisant, Cécile, Lisette, Merlin. §

ORONTE, à Brigandeau.

1505 Nous vous croyons Notaire, il en faut un ici.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Dieu m’en garde. Je suis Procureur, Dieu merci :
Et ma Communauté près de vous me députe.
La vertu d’ordinaire est ce qu’on persécute :
Et elle est aujourd’hui la licence des moeurs,
1510 Que des hommes de bien, comme des Procureurs,
Qui de tant d’opprimés embrassent la défense,
Ne sont pas à couvert contre la médisance,
Depuis que dans le monde Arlequin Procureur,
Pour un Corps si célèbre a donné tant d’horreur.
1515 Mais ce n’est point, Monsieur, comme on se le figure,
De ceux du Châtelet dont on fait la peinture :
Nous savons de l’Auteur qui mit la pièce au jour,
Qu’il ne prétend parler que de ceux de la Cour ;
Et ma Communauté par ma voix vous conjure,
1520 D’en instruire Paris dans le première Mercure.
Mais, Monsieur, est-ce ici votre Procureur ?
Monsieur Sangsue paraît.

ORONTE.

Non,
Je ne le connais pas seulement.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Tout de bon ?

ORONTE.

Je n’impose jamais de la moindre syllabe.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

De tout le Parlement c’est le plus grand Arabe.
1525 Pour piller le plaideur lui seul en vaut un cent.

SCÈNE VII. Monsieur Sangsue, Monsieur Brigandeau, Oronte, Monsieur de Boisluisant, Cécile, Lisette, Merlin. §

MONSIEUR SANGSUE, à Oronte.

Monsieur, votre très humble et très obéissant.
Ma personne, je crois, ne vous est pas connue ?

ORONTE.

Non, Monsieur, par malheur.

MONSIEUR SANGSUE.

Je me nomme Sangsue,
Procureur de la Cour, peur vous servir.

ORONTE.

Monsieur,
1530 Je vous rends sur ce point grâce de tout mon coeur.

MONSIEUR SANGSUE.

Savez-vous quel dessein en ce lieu me fait rendre ?

ORONTE.

Non, Monsieur.

MONSIEUR SANGSUE.

En trois mots je m’en vais vous l’apprendre :
Voici le fait. En l’an six cens quatre-vingt deux,
Pour divertissement d’un Théâtre fameux,
1535 Contre les Procureurs on fit une Satyre,
Ou presque tout Paris pensa pâmer de rire :
Mais l’Auteur qui l’a faite a dit publiquement,
Qu’il n’entend point toucher à ceux du Parlement ;
Et je viens tour exprès pour braver l’imposture,
1540 Vous en demander Acte en un coin du Mercure,
En s’attaquant à nous, quel opprobre eût-ce été ?
C’était jouer la foi, l’honneur, la probité :
Mais ceux qu’on a choisis méritent qu’on les berne.
Ce font des procureurs d’un ordre subalterne,
1545 Comme ceux des consuls, du Châtelet...

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Tout beau,
Maître Sangsue, ou bien...

MONSIEUR SANGSUE.

Quoi ! Maître Brigandeau,
Prétendez-vous nier ce que je dis ?

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Sans doute.

MONSIEUR SANGSUE.

Et moi y-devant Monsieur, qui tous deux nous écoute,
Je m’offre à le prouver en cas de déni.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Vous ?

MONSIEUR SANGSUE.

1550 Oui.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Sauf correction, vous imposez.

ORONTE.

Tout doux.
Si vous voulez parler, point d’aigreur, je vous prie.

MONSIEUR SANGSUE.

Entrons dans le détail de la friponnerie.
Souvent au Châtelet un même Procureur,
Est pour le Demandeur et pour le Défendeur :
1555 Si quelqu’autre Partie a part à la querelle,
À la sourdine encor il occupe pour elle.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Combien au Parlement, et des plus renommés,
Sont pour les appelants et pour les Intimés,
Et savent les forcer par divers stratagèmes,
1560 À se manger les os pour les ronger eux-mêmes ?

MONSIEUR SANGSUE.

Et quand dans cette Pièce on voit un Procureur,
Qui trouve le secret de voler un Voleur,
Dis-moi qui de nous deux on prétend contrefaire ?
C’était au Châtelet que pendait cette affaire.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

1565 Et quand un Scélérat, qui l’est avec excès,
Moyennant pension éternise un procès,
De qui veut-on parler ? Dis-le-moi, si tu l’oses.
Ce n’est qu’au Parlement où sont ces grandes causes.

MONSIEUR SANGSUE.

Lorsque d’un Chapelier on attrape un Chapeau,
1570 Et que d’un Pâtissier on escroque un gâteau ;
Ne m’avoueras tu pas, comme chacun l’avoue,
Que c’est un Procureur du Châtelet qu’on joue ?

MONSIEUR BRIGANDEAU.

C’est à toi le premier à me faire un aveu,
Que ceux du Parlement ne prennent point si peu ;
1575 Et que leur main crochue, à voler toujours prête,
Aime mieux écorcher que de tondre la bête.
Je vais devant Monsieur dire ce que j’en croi :
On grappille chez nous, et l’on pille chez toi.

MONSIEUR SANGSUE.

Ce que tu fais bâtir au Faubourg saint Antoine,
1580 Est-ce de grappiller, ou de ton patrimoine ?
Ton père était aveugle, et jouait du Hautbois.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Et tes quatre maisons du quartier Quinquempoix ;
A-ce été tes aïeux qui les ont là plantées ?
Du sang de tes Clients elles sont cimentées.
1585 Il n’entre aucune pierre en leur construction,
Qui ne te coûte au moins une vexation :
Et quand tu seras mort ces honteux édifices,
Publieront après toi toutes tes injustices.

MONSIEUR SANGSUE.

Au mois de Juin dernier un mémoire de frais,
1590 Pensa dans un cachot te faire mettre au frais.
Tu l’avais fait monter à sept cens trente livres ;
Et ton papier volant tel que tu le délivres,
Étant vu de Messieurs, trois des plus apparents,
Réduisirent le tout à trente-quatre francs :
1595 Encore dirent-ils que dans cette occurrence,
Ils te passaient cent fois contre leur conscience.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

Et l’hiver précèdent, toi qui fais l’entendu,
Saris un peu de saveur n’étais-tu pas pendu ?
Tu pris quinze cens francs, dont on a tes quittances,
1600 Pour avoir obtenu deux arrêts de défenses.

ORONTE.

Eh, Messieurs ! Il sied mal, lorsque vous disputez,
De dire l’un de l’autre ainsi les vérités.
Pour rompre un entretien qui me fait de la peine,
Adieu. Je sais, Messieurs, quel dessein vous amène.
1605 Votre voyage ici n’aura pas été vain.
Vous aurez tous deux place au Mercure prochain.

MONSIEUR SANGSUE.

Procureur de la Cour, j’entends qu’on me discerne,
D’un méchant Procureur du Chatelet moderne.

ORONTE.

Je ferai mon devoir, je vous le promets.

MONSIEUR SANGSUE.

Bon.

MONSIEUR BRIGANDEAU.

1610 Ne me confondez pas avec un tel fripon.
Tout Paris sait, Monsieur, de quel air je m’acquitte...

ORONTE.

Je prétends vous traiter selon votre mérite :
Laissez-moi faire. Hé bien ! vous avez tout ouï ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

On se plaint de leurs tours, mais ils m’ont réjoui.
1615 J’avais à les entendre une joie infinie.

SCÈNE VIII. Beaugénie, Oronte, Monsieur de Boisluisant, Cécile, Lisette, Merlin. §

BEAUGÉNIE.

Serviteur à l’illustre et belle Compagnie.
Je vois au sombre accueil que je reçois de tous,
Que je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous.

ORONTE.

Puis-je vous être utile, et vous rendre service,
1620 Monsieur ?

BEAUGÉNIE.

Non. Je viens, moi, vous rendre un bon office.
Je viens vous faire voir que j’ai quelque talent.
Je viens-vous réciter un ouvrage excellent.

ORONTE.

Qu’est-ce, Monsieur ? Voyons.

BEAUGÉNIE.

Une Énigme si belle
Qu’elle fera du bruit dans plus d’une ruelle.
1625 C’est un effort d’esprit, mais si rempli d’attraits,
Qu’il n’a point eu d’égal, et n’en aura jamais.

CÉCILE.

Écoutons, je vous prie. Une Énigme me charme.

BEAUGÉNIE.

L’Énigme qui jadis causa tant de vacarme ;
Fit verser tant de sang ; ouvrit tant de tombeaux ;
1630 Des Monarques Thébains mit le trône en lambeaux ;
Et fut cause qu’OEdipe eut la douleur amère.
De faire des enfants à Madame sa Mère :
Cette Énigme, en un mot, qui fit tant de fracas,
À celle que j’ai faite aurait cédé le pas.
1635 Vous en allez juger : mais je veux par avance
Que vous me promettiez d’être sans complaisance.
Écoutez.
Je suis un invisible Corps,
Qui de bas lieu tire mon être ;
Et je n’ose faire connaître
1640 Ni qui je suis ni d’où je sors.
Quand on m’ôte la liberté,
Pour m’échapper j’use d’adresse ;
Et deviens femelle traîtresse,
De mule que j’aurais été.

ORONTE.

1645 Ces vers là me semblent bien tournés.

CÉCILE.

Je brûle de savoir ce que c’est.

BEAUGÉNIE.

Devinez.

CÉCILE.

Soit manque de lumière, ou de bonne fortune,
Je n’ai pu de ma vie en deviner aucune.

BEAUGÉNIE.

Et Monsieur ?

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Sur ce point je demande quartier,
1650 J’y rêverais gratis au moins un siècle entier.

BEAUGÉNIE.

Et vous, Monsieur ?

ORONTE.

Ma foi, je ne la puis comprendre.

BEAUGÉNIE.

Et vous ?

LISETTE.

Je ne l’entends, ni je ne veux l’entendre,
C’est du grimoire.

BEAUGÉNIE.

Enfin, vous ne l’entendez pas ?

CÉCILE.

Non. Qu’est-ce ?

BEAUGÉNIE.

C’est un vent échappé par en bas.
1655 Vous vous regardez tous, et j’en sais bien la cause.
Tous ceux qui l’ont ouïe ont fait la même chose.
Sur un sujet si faible un ouvrage si beau,
Paraît à tout le monde un prodige nouveau.
Mais pour voir si les Vers cadrent à la matière,
1660 Faisons-en, vous et moi, l’anatomie entière,
Je suis un invisible Corps.
Qui de bas lieu tire mon être :
Et je n’ose faire connaître
Ni qui je suis ni d’où je sors.
1665 Est-il rien de plus juste et de mieux rencontre ?
Jamais dans son sujet homme est-il mieux entré ?
Il semble que ce Vent ait de la connaissance,
Et qu’il n’ose avouer son nom ni sa naissance.
Rien n’est plus singulier que cette énigme-là.

LISETTE.

1670 Il faut avoir bon nez pour deviner cela.

ORONTE.

Il n’est rien plus galant que votre énigme.

BEAUGÉNIE.

Peste !
Je le sais bien. Passons à l’examen du reste.
Quand on m’ôte la liberté,
Pour m’échapper j’use d’adresse ;
1675 Et deviens femelle traîtresse
De mâle que j’aurais été.
Jamais dans une Énigme a-t-on rien vu de tel ?
Qu’est-il de plus coulant et de plus naturel ?
Loin que ce que je dis blesse la vraisemblance,
1680 On en fait tous les jours la rude expérience :
Et quelqu’un en ce lieu, qui ne s’en vante pas,
Peut-être à quelque mâle a fait passer le pas.
Des injures du temps mon nom n’a rien à craindre.
J’ai peint ce qu’un pinceau ne pourra jamais peindre.
1685 Et je suis étonné, quand je songe à cela,
Comment l’esprit humain peut aller jusques-là.
Je vais recommencer...

ORONTE.

Non ; je vous en supplie,
Nous avons de vos Vers la mémoire remplie ;
Votre nom à l’Énigme ajouterait du poids.

BEAUGÉNIE.

1690 La Nature prudente eut soin d’en faire choix ;
Et de mes Vers nombreux prévoyant l’harmonie.
Me doua tout exprès du nom de Beaugénie.
Je vous laisse l’Énigme avec mon nom au bas :
Ornez-la d’un prélude, et vantez, ses appas.
1695 Les Vers en sont si beaux, la matière si belle,
Que vous n’en direz rien qui soit au dessus d’elle.

ORONTE.

C’est assez ; vos désirs seront tous satisfaits.

BEAUGÉNIE.

Adieu ; je me retire, et je vous laisse en paix.

SCÈNE IX. Oronte, Monsieur de Boisluisant, Cécile, Lisette, Merlin. §

ORONTE.

Puisqu’il nous laisse en paix, nous ne pouvons mieux faire,
1700 Que d’envoyer Merlin nous chercher un Notaire.

LISETTE.

Montre-moi ton amour par ton empressement :
Cours, vole.

MONSIEUR DE BOISLUISANT.

Allons l’attendre en votre appartement :
Et conduisons si bien cette heureuse aventure,
Qu’elle fasse du bruit dans le premier Mercure.