Par Monsieur BOYER.
Chez GUILLAUME DE LUYNE, Libraire Juré, au Palais en la Salle des Merciers sous la montée de la Cour des Aydes, à la Justice.
M. DC. LXVI.
Avec Privilege du Roy.
Édition critique établie par Évelyne Collinet sous la direction de Georges Forestier (2003-2004)
Introduction §
En 1666, dans sa Préface des Amours de Jupiter et de Sémélé, Claude Boyer déclarait :
Puis-je laisser à la Postérité une idée plus avantageuse de la bonne fortune de ma Pièce, que celle d’avoir amusé agreablement le plus grand Roy du monde (…) ?
C’était d’emblée chercher dans le jugement de la postérité un espoir de reconnaissance et assurer ainsi la renommée de sa pièce. En effet, face au talent reconnu de poètes et d’écrivains de génie tels que Pascal, La Rochefoucauld, Corneille, Molière, Racine… nombreux sont les auteurs dont les œuvres sont injustement tombées dans l’oubli après avoir été dénigrées par Boileau. Claude Boyer en est un exemple : entre 1645 et 1695, il a écrit plus de vingt pièces de théâtre parmi lesquelles des pastorales, des tragi-comédies, des comédies et des tragédies à machines. Malgré les calomnies dont le criblèrent Boileau et Furetière, Boyer fit preuve de persévérance, sachant s’adapter à l’évolution des goûts du public et ne renonçant jamais à sa carrière littéraire. Avec Les Amours de Jupiter et de Sémélé représentés en 1666, Claude Boyer s’essayait à un genre nouveau, celui de la tragédie à machines, très apprécié du public du XVIIe siècle, notamment pour ses effets spectaculaires. Ayant remporté un grand succès, elle est considérée par Lancaster comme « the most ambitious play of the century1 » et est l’une des seules pièces de Claude Boyer avec Oropaste ou le faux Tonaxare et Tyridate à avoir bénéficié d’une réédition.
Biographie de Claude Boyer §
Claude Boyer est né à Albi en 1618. Il fit ses études au collège de la ville tenu par des Jésuites où il acquit une bonne connaissance de la rhétorique, de la littérature latine et grecque. Nous ignorons cependant le moment exact où Boyer manifesta un intérêt particulier pour l’art dramatique. En 1645, âgé de 27 ans, il quitta Albi en compagnie de son ami Michel Leclerc pour monter sur Paris, ville incontournable, où évoluaient lettrés, académiciens et éditeurs reconnus. Tous deux s’en allaient avec l’espoir de rencontrer la fortune littéraire au cœur des salons parisiens, l’un avec sa Porcie romaine et l’autre avec sa Virginie romaine. D’après Furetière dans l’un de ses Factums contre l’Académie, il possédait en arrivant à Paris le titre d’abbé et le grade de bachelier en théologie. Boyer réussit à se faire admettre dans le salon de la Marquise de Rambouillet, très influent à l’époque et fréquenté par Voiture, Balzac, Ménage et Chapelain. L’abbé Boileau, dans sa réponse au Discours de réception de l’abbé Genest, successeur de Boyer à l’Académie Française y faisait allusion :
Dans ses tendres années, il (Boyer) trouva l’appui d’une noble famille, dont le nom nous sera toujours cher, qui sembla l’adopter, parce que tous les gens d’esprits paraissaient naturellement en être…2
C’est ainsi qu’il dédia à la Marquise La Porcie romaine à qui il rendit un vif hommage dans sa préface :
(…) il n’y a que vous, MADAME, en ce Royaume, qui se puisse vanter d’avoir avec son païs et son sexe une naissance et une vertu pareilles aux siennes; c’est de vous seule, qu’elle [La Porcie Romaine] veut sçavoir, si en quittant le langage de Rome, elle en a perdu les sentiments; (…) c’est seulement par l’accueil que vous lui ferez qu’elle veut juger d’elle-mesme3.
La pièce fut représentée au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne et selon l’abbé Genest, elle « enleva tout Paris ». Ainsi admis dans les cercles de la vie mondaine, il se lia d’amitié avec Jean Chapelain, une des plus hautes autorités littéraires de l’époque dont il devint peu à peu le protégé. Il enchaîna alors la publication de plusieurs pièces comme Porus ou la Générosité d’Alexandre et Aristodème – une tragi-comédie – en 1648 mais qui ne remportèrent pas le succès de la première. L’année suivante, il s’essaya au genre de la tragi-comédie à machines avec Ulysse dans l’isle de Circé ou Euriloche foudroyé. En 1649, la période de la Fronde interrompit la carrière de Boyer. À ce moment, le public faisait preuve d’un engouement particulier pour la comédie au détriment de la tragédie et de la tragi-comédie. Il s’ensuivit un silence de onze ans pendant lequel la vie du dramaturge nous est très mal connue.
Boyer revint au théâtre en 1659 et il dédia la plupart de ses pièces à des personnes hautement placées dans la société : Clotilde (1659) à Fouquet, Frédéric (1659) au duc de Guise, La mort de Démétrius (1660) au chancelier Séguier, Oropaste ou le faux Tonaxare (1662) au duc d’Epernon, Policrite (1662) au comte Martel de Claire. Ces pièces ne remportèrent pas vraiment un vif succès même s’il précisait dans ses préfaces la satisfaction du public. C’est à partir des années 1660 que Boyer reçut plusieurs marques de reconnaissance de la part de ses compatriotes :
En 1662, Claude Boyer se voit loué par son ami Jean Chapelain qui, à la demande de Colbert, établit une liste de gens de lettres recensant les auteurs qui recevront une pension royale. Chapelain lui dédia l’article suivant :
Boyer est un poète de théâtre, qui ne cède qu’au seul Corneille en cette profession, sans que les défauts qu’on remarque dans le dessein de ses pièces rabattent de son prix ; car les autres n’étant pas plus réguliers que lui en cette partie, cela ne luy fait point de tort à leur égard. Il pense fortement dans le détail, et s’exprime de même. Ses vers ne se sentent point du vice de son pays, il ne travaille guère en prose.4
Il recevait alors huit cents livres, et son nom réapparut chaque année sur la liste des gratifications royales, excepté en 1667.
Corneille fit aussi l’éloge de son mérite, dans une lettre d’avril 1662. Le Théâtre du Marais était alors dans une situation critique et Corneille fit appel à Boyer, Quinault et Lulli afin d’assurer le devenir du théâtre :
Ainsi si ses M[essieu] rs [Boyer et Quinault] ne les secourent ainsi que moi il n’y a pas d’apparence que le Marais se rétablisse, et quand la machine qui est aux abois sera tout à fait défunte, je trouve que ce théâtre ne sera pas en trop bonne posture5.
– En 1666, l’ascension de Boyer est alors à son apogée puisqu’il est élu à l’Académie Française par ses pairs :
Ces jours passez, le sieur Boyer,Digne d’un immortel loyer,Et dont souvent on idolâtre,Sur l’un et l’autre Théâtre,Le grand Cothurne et l’Escarpin,Fut, par un glorieux Destin,Receu dans notre Academie…Entrant dedans ce corps illustre…Il harangua bien tout à fait,Si que la docte CompagnieAdmira son ardent GenieEt tinst, certes, à grand honneur,Comme aussi même à bon-heur,De l’avoir dans ses hauts mystèresPour l’un des braves confrères.6
La même année, Boyer revint à la pièce à machines. Les Amours de Jupiter et de Sémélé remportèrent un grand succès dans une période où le public était avide de représentations d’ordre spectaculaire. Il dédia la pièce à Louis XIV qui assista à l’une des représentations au Théâtre du Marais. Christian Delmas souligne le succès de Boyer dans cette nouvelle voie :
Boyer qui avait modestement tâté du genre à l’époque des balbutiements, est ainsi l’auteur original d’une remarquable tragédie des Amours de Jupiter et de Sémélé, reprise en 1666-1667, et 1667-1668, puis d’une Feste de Vénus en 1669.7
Cependant, vers le début des années 1670, Boyer dut faire face à l’hostilité de certains de ses rivaux et à la montée de la critique. Soulignons qu’en 1667, Jean Racine triomphait avec Andromaque et d’après Lancaster, la disgrâce de Boyer correspondait à l’ascension de Racine. Boileau dans son Art poétique n’hésita pas à qualifier Boyer de « froid écrivain [qui] ne sait rien qu’ennuyer » . Il usa alors de sa verve pour éliminer le concurrent potentiel de son protégé, Racine :
On peut avec honneur remplir les seconds rangs ;Mais, dans l’art dangereux de rimer et d’écrire,Il n’est pas de degrés du médiocre au pire.Qui dit froid écrivain dit détestable auteur :Boyer est à Pinchêne égal pour le lecteur.8
Les attaques de Furetière furent aussi très virulentes notamment après son exclusion de l’Académie Française en 1686. Furetière accabla Boyer de critiques acerbes et moqueuses dans son Recueil de Factums contre l’Académie Française :
Il [Boyer] n’a pas été assez heureux pour faire dormir personne à ses sermons, car il n’a point trouvé de lieux pour prêcher. La nécessité l’a donc réduit à prêcher sur les Théâtres des Marais et de l’Hôtel de Bourgogne; mais il leur a porté malheur.9
Ou encore :
Quand les pièces représentéesDe Boyer sont peu fréquentées,Chagrin qu’il est d’y voir peu d’assistants,Voici comme il tourne la chose:Vendredi la pluie en est cause,Et le dimanche le beau temps.10
et il rebaptisa notre auteur « Laboyer » dans les Couches de l’Académie. À partir de cette période, cabales et épigrammes allaient se multiplier. Preuve en est la préface du Jeune Marius (1669) dédiée à Colbert auquel il rendit hommage pour le remercier de figurer de nouveau sur la liste des gratifications royales dont il avait été privé deux ans plus tôt :
Soutenu par la dignité de mon sujet, je vous ai consacré mon travail avant que de le commencer ; j’ai envisagé toute le gloire que je pouvais attendre de votre appréciation…, et je me suis dit sans cesse, qu’ayant été choisi pour être un des sujets des gratifications du Roi, je devais soutenir, ou plutôt justifier un choix si honorable. C’est avec ce grand secours que j’ai travaillé assez heureusement. Quoique la fortune et la cabale se mêlent aujourd’hui de faire le bon et le mauvais destin des ouvrages de théâtre, celui que je vous ai consacré n’a pas succombé sous leur injustice.11
Face aux attaques et aux nombreuses calomnies dont il était victime, Boyer publia en 1680 Agammenon, sous le nom de Pader d’Assezan pour savoir « si la chute de ses ouvrages ne devait pas être imputée à la mauvaise humeur du parterre »12. Le stratagème réussit et la pièce remporta un grand succès qui lui ouvrit les portes des salons de Mme de Deshoulières, de Mme de Bouillon et de Mme de Tallemant :
Agamemnon ayant suivi Le comte d’Essex, et voulant la dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom et laisse afficher et annoncer celui de M. Assezan. Jamais pièce de théâtre n’a eu un succès plus avantageux. Les assemblées furent si nombreuses et le théâtre si rempli, qu’on vit beaucoup de personnes de la première qualité prendre des places dans le parterre... Qu’arriva-t-il après cette réussite extraordinaire ? On soutint, on voulut faire des paris considérables, que je n’avais aucune part à cet ouvrage…13
Cependant, quand trois ans plus tard il fit représenter Artaxerce sous son vrai nom, la pièce subit le même sort que les autres œuvres.
Après Antigone, surnommée « les déserts de la Thébaïde » par Furetière, Boyer ne renoua avec l’écriture dramatique qu’en 1691. Vers la fin du règne de Louis XIV, à Versailles, le goût pour le faste, les fêtes et les grands spectacles s’estompaient peu à peu pour laisser place à plus d’austérité et de recueillement notamment sous l’influence de madame de Maintenon. À cette époque, le public manifesta un engouement nouveau pour la tragédie sacrée. Sur le conseil de l’abbé Testu, elle fit appel à notre auteur et lui commanda une tragédie, Jephté, à l’attention des jeunes filles de l’institution de Saint-Cyr. Dans sa préface, Boyer précisa qu’il pris un certain plaisir à s’essayer à un genre nouveau imposant des règles strictes :
Une des plus importantes règles était de retrancher dans cette tragédie tout ce qu’il y avait de plus vif et de plus touchant dans les tragédies ordinaires, c’est-à-dire tous les emportements de l’amour profane…Mais l’attrait le plus engageant, ce fut de voir combien ce travail convenait à mon âge et à la situation où je me trouvais ; je ne pouvais m’imaginer rien de plus heureux que de me faire une occupation qui pouvait rendre ma muse toute chrétienne…14
Boyer créa une seconde tragédie sacrée représentée sur la scène de la Comédie Française en 1695, Judith, qui connut un succès énorme à la scène comme en librairie, avant d’être elle aussi victime de la cabale racinienne. Après Judith, notre auteur renonça cette fois, définitivement au théâtre. Il consacra les dernières années de sa vie à la poésie et en fit aussi quelques lectures à l’Académie :
Ses cantiques et ses paraphrases qu’on écoutoit avec plaisir toutes les fois que nous ouvrions nos portes.15
Puis, revenant à la religion et à la méditation, il écrivit un ouvrage en prose : Caractères des prédicateurs, des prétendants aux dignités ecclésiastiques, de l’âme délicate, de l’amour profane, et de l’amour saint.
Il a sanctifié ses dernières productions en les adressant au Ciel16.
Il mourut le 22 juillet 1698 à Paris.
Claude Boyer fut reconnu de son vivant par une partie de l’opinion publique, et avait surtout gagné l’estime du grand Corneille et de Chapelain. Néanmoins, sa carrière fut sans cesse entravée par les épigrammes, pamphlets et attaques dont l’assaillissaient Boileau et Furetière. Soulignons que l’Art poétique était considéré comme le critérium de ce qu’il convient d’appeler le bon goût classique. N’admettant pas de milieu entre le sublime et le médiocre, il contribua à entacher l’œuvre de Boyer vis-à-vis de la postérité et à faire tomber dans l’oubli la plupart de ses pièces. Ainsi, même si les Frères Parfaict reconnaissaient l’acharnement et la méchanceté de Boileau à l’égard de notre auteur, ils ne le réhabilitèrent pas pour autant :
On ne sait qui des deux doit le plus surprendre, ou l’aveuglement de M. Boyer sur les défauts de ses ouvrages, ou l’acharnement ridicule de M.M. Racine et Boileau contre cet auteur. Cette persécution si peu convenable à de si grands hommes n’avançait que de quelques jours la chute des poèmes de leur adversaire (…) 17
et plus loin encore : « Sa poésie est dure, chevillée, pleine d’expressions froides ou basses » et son « dialogue n’exprime rien de ce qu’il doit dire, et c’est un perpétuel galimathias » .
Contexte de création et de représentation de la pièce §
Contexte de représentation de la pièce §
Ce fut dès 1648 que le Théâtre du Marais, installé dans l’ancien Jeu de Paume, rue Vieille du Temple, se spécialisa dans la création de pièces à grands spectacles forts coûteux, désireux de répondre aux exigences du public et de lui offrir quelque chose des fastes de la Cour. Or, en 1666, la tragédie à machines était de plus en plus envahie par des composantes opératiques telles que les entrées de ballets, les chansons, qui interrompent l’action. Selon Christian Delmas, c’est
à partir de Sémélé [que] la tragédie à machines se laisse elle-même subvertir par des éléments spectaculaires musicaux, chantés ou dansés, essentiels dans l’opéra mais parasitaires dans la tragédie, et qui rongent peu à peu l’ordonnance classique initiale…18
En effet, musique et décor n’avaient pas seulement un rôle ornemental, ils tenaient une place essentielle dans notre pièce et s’inséraient parfaitement au sein de l’action. Les Amours de Jupiter et de Sémélé, tragédie en cinq actes, en vers, furent joués au Théâtre du Marais pour la première fois le 2 janvier 1666.
Claude Boyer remit sa pièce à la troupe des comédiens du Marais en 1665 qui, à ce moment là, était dirigée par Laroque. Le machiniste-décorateur Denis Buffequin, ingénieur du roi, fut chargé de faire la mise en scène des machines et est l’auteur du Dessein de la Tragédie des Amours de Jupiter et de Sémélé, recueil exposant le sujet et les différentes étapes de la mise en scène ainsi que la succession des machines sur le théâtre19. Le nombre de machines était relativement impressionnant en raison de la place importante que tenait la décoration dans la pièce, puisqu’un changement de décor intervenait à chaque acte. Et ceci à tel point qu’on réutilisa les machineries qui avaient servi lors des représentations de la Toison d’Or de Corneille quatre ans plus tôt. La musique, elle aussi, tenait une place prépondérante : le Théâtre du Marais engagea des musiciens et Louis de Mollier20 composa l’accompagnement musical. Soulignons qu’il était en effet très rare de faire appel à des compositeurs professionnels pour réaliser des musiques de théâtre, sauf pour la Cour. Henry Prunières souligne que :
Chaque scène de cet opéra déclamé contient des chants, des dialogues, des chœurs. A tout moment, les airs et les symphonies surgissent au cours de l’action21.
Concernant la danse, le théâtre engagea deux mois après le début des représentations de la pièce un danseur du nom d’Anthoine Desbrosses, qui selon S. W. Deierkauf-Holsboer22 était peut-être maître-danseur de la troupe. Ceci laisse supposer que ce n’était vraisemblablement pas les acteurs qui exécutaient les ballets. De la même manière, Bénédicte Louvat23 souligne que les passages chantés étaient exécutés par des chanteurs professionnels en coulisse et n’apparaissaient sur la scène que dans des rôles secondaires.
Toutes les conditions étaient donc réunies pour faire de cette tragédie à machines un grand succès et l’année 1666 correspondait pour le Marais à une période de prospérité qui ne dura pas longtemps du fait de la concurrence de l’Hôtel de Bourgogne et du Palais-Royal. C’est pourquoi le Théâtre du Marais, qui en 1667 commençait à être en difficultés, décida de remettre à l’affiche les pièces à grand spectacle qui avaient eu la faveur du public quelques mois auparavant. Ceci donna lieu à une reprise des Amours de Jupiter et de Sémélé durant la saison 1667-1668.
Réception de la pièce §
Le succès remporté par les Amours de Jupiter et de Sémélé auprès du public, manifestant un goût pour le merveilleux et le faste, fut immense :
L’année même où échouait à peu près Le Misanthrope, l’Antiochus de Thomas Corneille était porté aux nues et le public se pressait aux représentations des Amours de Jupiter et de Sémélé24.
L’abondance des articles, gazettes, pamphlets et autres écrits qui lui faisaient référence nous en fournit une juste preuve. Souvent qualifiée de « divine » , « sans pareilles » , et « merveilleuse » , les éloges faites sur la pièce furent nombreuses et incitèrent également les gens à aller assister à une représentation. Il s’agissait la plupart du temps des comptes rendus des différentes représentations s’accompagnant d’une description de la pièce, d’un jugement de valeur sur la qualité des vers ou bien sur la mise en scène et en particulier sur la succession des décors et des machines sur le théâtre. Ils donnaient également très souvent un aperçu des intentions de l’auteur. Néanmoins, il est possible de mettre en doute l’objectivité et la sincérité de ces propos. En effet, ces comptes rendus étaient rédigés le lendemain des premières et ne présentent pas le même intérêt que des critiques réfléchies dans la mesure où elles ne bénéficiaient pas du recul nécessaire. Nous avons retenu ceux qui nous semblent les plus importants et les plus révélateurs du succès remporté par la pièce et de l’impact qu’elle eut à ce moment. Le 3 janvier 1666, au lendemain de la première, la Gazette de Subligny, en fit le compte rendu accompagné d’un éloge de la mise en scène :
Curieux, allez voir la Pièce du Marais ;Les machines de l’AndromèdeNe semblent, ma foy, rien auprèsDe ce dernier ouvrage, voit, à qui tout autre cède.Le Machiniste avoit, je croy, le diable au corpsLorsqu’il fit de telles merveilles ;On ne conçoit point les ressortsDe ses machines sans pareilles.Mais sur ce peu de vers on n’en peut rien sçavoir.Allez, vous dis-je, allez les voir25.
Le chroniqueur ajouta quelques vers plus loin que l’actrice Marie La Vallée tenait le rôle de Sémélé26. Robinet, le 16 janvier 1666, relata la venue du roi qui assista à la représentation donnée le 11 du même mois27 :
Sa Majesté le meme jour,Presqu’avec toute la Cour ,Fut voir sans mouiller la semele,Comment Jupiter & Sémélé,Se font l’amour sur nouveau frais,Dans les machines du Marais ;Ce sont, ce dit-on, des merveilles,Pour les yeux & pour les oreilles,Pour les oreilles je le croiAinsi qu’un article de foiCar Boyer qui sur le Theatre,Fait du bruit presqu’autant que quatre ;De ce Poëme a fait des vers,Et Moliere28 a fait les concerts.Et j’ajoute ici seulement,Que La Roque fit complément,Ou harangue à notre beau Sire,Autant bien qu’on le sçauroit dire.
Quant à Mayolas, il loua la beauté des machines, la décoration du théâtre et rendit hommage au compositeur de la musique29 :
Chacun admire une MachineQui semble être presque divine,Faizant si promptement allerEt du bout à l’autre volerCette éclatante Renommée,Des honnêtes gens tant aimée.Du théatre les changemens,Décorations, ornemens,Augmentent la magnificienceDe cet ouvrage d’importance,Et les talens particuliersDe l’esprit de Monsieur MoliersPar un concert incomparable,Le rendent fort recommandable.
L’engouement pour les Amours de Jupiter et de Sémélé suscite compliments et louanges. Robinet, le 6 mars 1666, souligne que la cherté des places est un « mal nécessaire » qui est à la mesure de la beauté du spectacle. (Le Marais doublait le prix des places lors des premières représentations)30 :
Ceux qui donnent dans la machinePourront aussi, je m’imagine,Rencontrer leur compte au Marais,Il est vrai, c’est à plus grand frais,Mais quant il faut se satisfaire,Le coust est un mal nécessaire…D’ailleurs de pareilles machines,Des machines presque divinesMéritent bien, sans aucun douteQu’on y courre, quoi qu’il en coûte.
Mais le point de vue de la postérité à l’égard de notre pièce est plus diversifié : en 1681, Donneau de Visé, fait remarquer dans le Sujet des Amours du Soleil que personne n’a oublié « cette belle pièce en Machines » et que « l’Andromède, La Toison d’Or et la Sémélé sont les dernières pièces de théâtre qui aient paru sur ce superbe théâtre. » . Cependant, Les Frères Parfaict parlent de « personnages équivoques qui soutiennent si peu leur caractère… » ou encore d’un « ouvrage […] qui eut assez de succès pour exciter la curiosité du Roy, qui voulut honorer une de ses représentations de sa présence31 » . Ils n’épargnent pas non plus le style et la qualité des vers :
On verra que l’Auteur, cherchant toujours l’esprit & le sublime, lorsque souvent il ne falloit que du naturel, est tombé dans un galimathias inintelligible peut-être à lui-même, & des discours bas, répétés si frequemment, qu’on est tenté de croire que c’est le hasard qui a jetté dans son Poëme quelques vers heureux qu’on y rencontre.
La tragédie à machines : un théâtre des sens, un théâtre total §
« Tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement » La Bruyère, Caractères32. §
La définition que donne la Bruyère du théâtre à machines rend bien compte du fait qu’il s’agit d’un théâtre qui possède ses propres caractéristiques. Ayant recours à des composantes qui ne sont pas purement verbales tels que les ballets, chansons, airs et autres, elle ne répond pas aux critères de bienséance et de vraisemblance voulus par la tragédie dite régulière. Voici comment Hélène Visentin définit la situation :
Deux poétiques, deux esthétiques s’affrontent. D’un coté, un théâtre des « effets » qui accorde la primauté au spectacle de la scène ; de l’autre un théâtre de la raison qui fait la part belle au raffinement stylistique et au respect des bienséances.33
En effet, les théoriciens classiques ont été largement influencés par La Poétique d’Aristote : même s’il souligne que c’est du spectacle que « naissent les plaisirs les plus vifs » et que le « spectacle implique tout : caractères, histoire, expression, chants et pensées. » , il rajoute cependant que même s’il fait partie du système théâtral,
il est totalement étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie, réalise sa finalité même sans concours et sans acteur34.
Ainsi, reconnaissant la suprématie du texte qui, à lui seul, peut susciter frayeur et pitié, Aristote proscrit l’usage de la machine au théâtre car elle détournerait les spectateurs du texte. De la même façon les théoriciens classiques condamnent la plupart du temps l’utilisation des machines dans les pièces de théâtre, considérées comme des artifices qui nuisent à l’efficacité du texte et en particulier dans un moment où l’on élabore les règles de la tragédie unie, modèle dominant dans la seconde moitié du XVIIe :
Et outre que ces Machines ne peuvent estre transportées aux lieux où la Tragédie doit estre la plus parfaite, il faut avoüer qu’un poëme qui subsiste de soy-mesme, a toujours autant d’avantage sur ceux qui veulent le secours des ornements extérieurs, qu’ont les beautez naturelles sur celle qui ne le sont pas35.
La Mesnardière bannit donc ici toutes sortes d’éléments extérieurs qui viendraient desservir l’efficacité mimétique du texte dramatique. Avoir recours à des machines seraient considérer que le texte aurait besoin de s’extérioriser à travers la représentation pour parvenir à atteindre son objectif et il perdrait alors de sa valeur :
Poétiquement, la machine dénature le poème dramatique, c’est un élément extérieur qui rompt la cohérence interne de l’œuvre et désamorce l’émotion que doit susciter la tragédie36.
Les arguments soulevés par d’Aubignac qui défavorisent la tragédie à machines concernent moins la poétique que l’aspect pratique ; il dénonce les frais de représentation qu’occasionnent ces spectacles et remet en cause le savoir-faire des décorateurs :
Bien que la Cour ne les ait pas désagréables, et que le peuple fasse foule à toutes les occasions de voir quelque chose de semblable, je ne conseillerais pas à nos poètes de s’occuper souvent à faire de ces pièces de théâtre à machines ; nos comédiens ne sont ni assez opulents, ni assez généreux pour en faire la dépense, et leurs décorateurs ne sont pas assez habiles pour y réussir37.
Même si la machine est souvent considérée comme un élément perturbateur, on reconnaît cependant le faste et la beauté de ce genre de spectacle mais également le fait que l’action se trouve comme amplifiée par l’introduction d’éléments spectaculaires : « La machine augmente et embellit la fiction » et
elle soutient la douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux38.
Malgré toutes les controverses, l’introduction de l’opéra italien en France à partir de 1648 précipite le développement du théâtre à machines. D’après Hélène Visentin, c’est entre 1641 et 1693 que la tragédie à machines connait sa période d’épanouissement, d’apogée mais aussi de déclin. Son expansion répond aussi à une nécessité toute simple : le public recherche le divertissement mais est aussi curieux d’avoir un aperçu des spectacles que l’on donne à la Cour. La machine peut provoquer la surprise et le ravissement des spectateurs et non pas seulement nourrir leur esprit. De ce fait, le public tient un rôle qu’il n’a pas dans la tragédie dire régulière puisque le théâtre à machines suscite l’admiration ou la critique du spectateur face aux décors et aux machines qu’on lui montre sur la scène. La machine est là avant tout pour séduire le regard, pour plaire, et sa finalité ne se situe pas en elle-même mais dans le regard et le jugement du public. La tragédie à machines trouve donc incontestablement sa place dans la réalité sociale de l’époque.
En ce sens, la tragédie de Pierre Corneille Andromède, représentée en 1650 se définit comme le « modèle achevé du genre » dans la mesure où elle en fixe les composantes et possède alors des caractéristiques qui lui sont propres. Dans l’Argument de la pièce, Corneille précise que le « principal but ici a été de satisfaire la vue par l’éclat et la diversité du spectacle, et non pas de toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le cœur par la délicatesse des passions » . Ce qui signifie que le texte ne tient pas la place essentielle et n’est pas le seul à provoquer l’émotion tragique que doit susciter la tragédie. Il s’agit en effet d’une collaboration, d’une réunion de tous les arts où les effets spectaculaires, la représentation, sont autant à l’origine de l’émotion et du plaisir ressentis par le spectateur que le texte. Lorsque le spectateur assiste à la représentation d’une tragédie à machines, tous ses sens doivent être convoqués. Revenons à la définition de la Bruyère : aucun sens n’est privilégié, il précise bien qu’il s’agit d’un « égal enchantement » . C’est la réunion des différents plaisirs suscités par les yeux (succession de nombreuses machines sur le théâtre et décors merveilleux) , les oreilles ( passages chantés : airs, chansons, musique d’accompagnement) et l’esprit (qualités des vers et de la déclamation) qui font du théâtre à machines un théâtre des sens où l’effet produit sur le spectateur est plus important que le texte lui-même.
Néanmoins, c’est principalement à partir de 1666, lors de la représentation des Amours de Jupiter et de Sémélé que les composantes non verbales se diversifient de plus en plus (on trouve aussi bien des entrées de ballets, que des passages chantés par les chœurs mais aussi par les personnages eux-mêmes notamment dans le prologue, et également de la danse.) et s’introduisent dans la trame de la tragédie à machines définie quelques années auparavant.
Les composantes de la tragédie à machines §
Nous nous proposons après cette définition théorique de rappeler brièvement les différentes parties qui composent « traditionnellement » une pièce à machines. Nous retiendrons cinq caractéristiques principales.
Un prologue §
Repris de l’opéra italien, il est selon Jacques Truchet, le « signe tangible du rattachement de ce genre de pièce aux ballets de Cour39 » . Plaisir du roi et apologie du genre de la tragédie à machines sont les deux fonctions du prologue : il s’agit en effet d’une louange adressée à la gloire du roi, ou les arts sont soumis au divertissement royal :
Notre siècle a inventé une autre espèce de prologue pour les pièces de machines, qui ne touche point au sujet, et n’est qu’une louange adroite du prince devant qui ces poèmes doivent être représentés40.
Mais le prologue a aussi pour fonction, à travers le dialogue des Muses, de légitimer le genre du théâtre à machines en prônant la réunion de tous les arts afin de créer un spectacle total.
Des changements de décor à vue §
Les changements de décors s’effectuent généralement à la fin de chaque acte et si nécessaire en cours d’acte, c’est-à-dire en changement à vue. Ils préparent de cette manière l’esprit du spectateur à ce qui va suivre. Les lois de la perspective sont respectées à l’aide d’un châssis coulissant. L’abbé d’Aubignac précise toutefois qu’il vaut mieux effectuer les changements de décors
dans l’intervalle d’un Acte afin que les Ouvriers prennent tout le temps nécessaire pour remuer les machines, et que le Personnage qui doit ouvrir l’Acte, laisse passer le bruit que ce nouvel ornement aura excité41.
La richesse de la machinerie ou l’arrivée d’un nouvel ornement soulevaient parfois un brouhaha d’émerveillement dans la salle.
Des apparitions divines machinées §
C’est le genre même de la tragédie à machines qui justifie la présence des dieux sur la scène puisque la majorité d’entre elles mettent en scène un sujet mythologique. Ces apparitions se font au moyen d’une volerie ou d’un char volant. Soulignons également, que les apparitions machinées permettent la mise en valeur du statut particulier des dieux, afin de les différencier des hommes. La machine devient nécessaire à l’action et « doit son rôle aux exigences du texte42 » . L’une des particularités propres au genre est que les dieux participent activement à l’action dramatique. (cf. notre étude en VII, 1 : des dieux metteurs en scène) .
De la musique, des vers mêlés dans les passages chantés §
À l’origine, musique et chants servaient essentiellement à couvrir le bruit que faisaient les machines lors de leur arrivée sur la scène. Elle avait donc simplement un rôle ornemental. Corneille lui accorde un rôle limité :
Les paroles qui se chantent étant mal entendues des auditeurs, pour la confusion qu’y apporte la diversité des voix qui les prononcent ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps de l’ouvrage, si elles avaient eu à instruire l’auditeur de quelque chose d’important43.
La musique remplace alors la parole des personnages quand le spectacle empêche les spectateurs d’être attentifs au dialogue. Toutefois elle prend une place plus importante dans l’action dramatique : nombreux sont les chansons, les passages musicaux chantés par le chœur.
Des ballets, surtout à partir des Amours de Jupiter et de Sémélé §
La présence des ballets s’explique en 1666, par la concurrence de la comédie-ballet. Face à ce genre né de la Cour, le Théâtre du Marais « tâche de faire valoir que la ville n’est pas en reste44 » .
Toute pièce à machines s’accompagne également d’un dessein : il s’agit d’un livret d’une quinzaine de pages qui, à l’origine, était réservé aux opéras. Ayant valeur de programme, il est publié avant la représentation d’une pièce à machines et vendu en librairie. Il permet alors aux spectateurs de se familiariser avec la pièce avant d’aller assister à la représentation ou d’en faire la commémoration. Sa fonction est essentiellement descriptive puisqu’il résume de manière détaillée toute l’intrigue de la pièce et décrit la façon dont se succèdent les machines sur le théâtre. Le narrateur n’hésite pas à vanter l’habileté des machinistes, la rapidité des changements de décors, la qualité de la mise en scène ainsi que la beauté des décorations. La précision dans les détails scéniques et la description des nouveautés sont là pour convaincre le spectateur de la beauté du spectacle.
On constate donc qu’il s’agit d’un genre théâtral en perpétuelle évolution, mais qui cependant n’a pas cessé de satisfaire le public avide de merveilleux, présent dans ces tragédies luxuriantes. La particularité du genre tient à l’importance que l’on accorde à la représentation et à l’art de plaire. Comment ces différentes composantes s’agencent t-elles dans les Amours de Jupiter et de Sémélé ? En quoi font-elles intégralement partie de l’action dramatique et comment la servent-elle ?
Nous verrons comment ces éléments sont mis en valeur dans notre pièce afin de créer un spectacle total où la représentation sert l’action dramatique. Ainsi, les effets ne sont pas seulement rendus par le texte mais sont extériorisés par la représentation.
Présentation de la pièce §
Résumé de la pièce §
Le prologue §
Scène 1 : Melpomène, la Muse de la Tragédie, s’interroge sur le sujet le plus propre à faire l’éloge du roi Louis XIV. Elle ne doit plus désormais représenter les exploits des Héros et des demi-dieux mais le spectacle de la gloire du règne du roi. Elle est interrompue dans ses réflexions par sa sœur Thalie, Muse de la Comédie.
Scène 2 : La Muse de la Tragédie voit sa place sur le théâtre contestée par sa sœur. Thalie reproche à Melpomène les objets de ses discours et veut la persuader qu’ils ne sont plus « à la mode » . Elles décident de faire appel à leur sœur Euterpe, Muse de la Pastorale, pour les départager.
Scène 3 : Euterpe leur fait savoir qu’elle aussi concourt et fait l’apologie des sujets et fonctions des discours que tiennent ses sœurs avant de vanter son propre art. Toutes trois font appel à Apollon, le souverain juge.
Scène 4 : Les trois Muses chantent une chanson au dieu pour faire l’éloge de leur arts respectifs. Mais Apollon décide de réunir les trois arts sur la scène pour créer un genre nouveau. Melpomène reste sur le théâtre alors que ses deux sœurs s’envolent dans le ciel.
L’argument principal §
Sémélé, fille du roi de Thèbes Cadmus et de la reine Hermione est aimée de Jupiter qui se déguise en berger pour mieux pouvoir l’approcher et pour cacher cette passion à Junon. Cependant, elle est promise à Alcméon, prince d’Argos qui apprend l’infidélité de la princesse. Sémélé, par orgueil, voudrait montrer cet amour au grand jour, et Junon, ayant appris l’existence de cette relation, jalouse, rend visite à la princesse sous les traits de Mercure. Elle profite de la faiblesse de Sémélé pour la faire douter de l’identité de son amant et lui dit que la seule façon de savoir s’il s’agit d’un imposteur ou non, c’est de demander à Jupiter de se présenter à elle dans toute sa puissance. Jupiter, ayant promis à la princesse de réaliser tous ses désirs, est contraint d’accepter et Sémélé est réduite en cendres ainsi que le palais. Apprenant la nouvelle, Alcméon se suicide. Alors que le roi et la reine se lamentent sur le sort de leur fille, Jupiter fait apparaître Sémélé dans le ciel devenue immortelle et demande à la déesse de la Renommée et à Mercure d’aller répandre la nouvelle de la gloire de Sémélé et de l’honneur qui est fait au roi.
Résumé détaillé §
Acte I §
Scène 1 : Les Heures et L’Aurore entrent dans la chambre de la princesse Sémélé pour presser son réveil car Jupiter l’attend dans le parc sous l’apparence d’un berger. Une Heure va prévenir le dieu que la princesse, par souci de bienséance, doit attendre le lever du jour pour le rejoindre.
Scène 2 : Dircé, la confidente de Sémélé, tente de persuader la princesse qu’il vaut mieux renoncer à cet amant divin. En effet, le roi de Thèbes, son père, l’a promise au prince d’Argos Alcméon. Mais Sémélé, par orgueil, désire révéler le nom de son amant au grand jour pour que tout le monde apprenne l’honneur qui lui est fait, ce que Jupiter ne veut pas. Elle raconte ensuite à Dircé la naissance de cet amour et la façon dont Jupiter l’a séduite.
Scène 3 : Alcméon, doutant de la fidélité de la princesse, lui rend visite, lui reproche sa soudaine froideur et attend de sa part le renouvellement de ses vœux. Cependant, elle lui apprend qu’elle en aime un autre, sans vouloir lui en révéler le nom et le prévient de ne pas s’opposer à ce rival si éminent, de le craindre, et de ne pas s’exposer dangereusement à sa colère. Le roi entrant, elle s’en va rejoindre son amant et mande à Dircé de rester.
Scène 4 : Alcméon confie au roi l’infidélité de la princesse qui de prime abord ne le croit pas, étant persuadé qu’il s’agit d’un artifice féminin pour éprouver l’ardeur et la fidélité de son futur époux. Le roi reproche à la reine Hermione, fille de Vénus, d’avoir fait naître dans le cœur de sa fille l’envie de se choisir un amant qui soit au-dessus du pouvoir royal. La reine s’en défend, et le roi lui demande de découvrir le nom de cet amant.
Scène 5 : La reine somme Dircé de lui révéler le nom de cet amant. Mais celle-ci craint la colère de Sémélé et la reine lui demande d’aller chercher la princesse pour qu’elle révèle elle-même l’identité du rival. C’est alors que le Dieu Amour porté par un aigle paraît dans le ciel et prévient la reine de ne pas forcer sa fille à révéler son secret.
Acte II §
Scène 1 : Jupiter attend Sémélé dans le parc sous l’habit d’un berger pour tromper la vigilance de Junon. Momus lui reproche son inconstance et aussi de ne s’intéresser qu’à des beautés mortelles. Jupiter regrette sa condition d’immortel.
Scène 2 : Sémélé apercevant Jupiter déguisé en berger critique ce déguisement car il sert moins à se cacher de Junon qu’à dissimuler les sentiments qu’un dieu a pour une mortelle. Jupiter s’en défend et Sémélé lui dit qu’il est temps de révéler cet amour au grand jour pour éviter la colère du roi de Thèbes ainsi que son mariage avec Alcméon. Jupiter finit par céder et consent à ce que tout le monde apprenne son nom et la victoire de Sémélé. L’arrivée d’Alcméon interrompt cet entretien.
Scène 3 : Croyant avoir en face de lui un véritable berger, Alcméon lui demande de s’éloigner afin qu’il dise à la princesse que le mariage aura lieu avant la fin de la journée. Mais Sémélé refuse que le berger s’en aille. Jaloux, Alcméon comprend qu’il s’agit de son rival et s’apprête à le combattre en dégainant son épée. Cependant, un charme retient le bras d’Alcméon et il découvre l’identité de son rival. Mais il prend ce charme pour un acte de magie et non un acte divin. C’est alors que l’orage vient à gronder, et Alcméon prend Jupiter pour un imposteur et un enchanteur. Jupiter sachant qu’il s’agit de Junon qui descend sur la terre s’envole dans les airs avec la princesse pour la cacher.
Scène 4 : Junon fait savoir à Alcméon qu’il s’agit du véritable Jupiter. Jalouse de l’infidélité du Dieu, elle veut perdre sa rivale et propose son aide au prince pour qu’il se venge d’une infidèle. Celui-ci, éprouvant encore de la tendresse pour la princesse, charge Junon d’achever sa vengeance.
Acte III §
Scène 1 : Jupiter et Sémélé se trouvent dans un jardin enchanté qui protège la princesse de la colère de son père et de Junon. Après lui avoir vanté les charmes et la douceur de ce lieu, Sémélé ne doute plus de l’identité de son amant. Celui-ci doit retourner pour quelque temps dans le ciel et il demande à Vénus, aux Plaisirs et à l’Amour de la divertir en son absence et de veiller sur elle.
Scène 2 : Vénus entoure Sémélé de deux amours pour lui assurer la beauté et la constance de Jupiter. Elle la prévient de l’arrivée de la Jeunesse.
Scène 3 : la Jeunesse danse en compagnie des Plaisirs et de deux amours qui rendent la princesse encore plus belle pour Jupiter.
Scène 4 : Junon, déguisée en Mercure, rend visite à Sémélé restée seule avec les deux amours. Elle la persuade qu’elle vient de la part de Jupiter pour l’informer qu’elle est victime d’un imposteur et pour lui prouver la véracité de son propos, elle fait disparaître le jardin enchanté. Les deux amours, avant de partir, préviennent Sémélé qu’elle est abusée par un faux Mercure.
Scène 5 : Dans le doute où se trouve Sémélé, Junon-Mercure lui conseille de demander à Jupiter de se présenter à elle dans toute sa gloire et sa puissance c’est-à-dire tel qu’il apparaît dans le Ciel à Junon. De cette sorte, elle saura si c’est un imposteur ou non.
Scène 6 : Junon, seule, vante la réussite de son entreprise. Elle s’interrompt en apercevant Momus.
Scène 7 : En révélant à Junon l’endroit où Jupiter cache sa maîtresse, Momus attise la jalousie de la déesse qui lui reproche son manque de discrétion. Il parvient à persuader Junon qu’il s’agit d’aventures passagères et qu’elle devrait renoncer à se venger. Cependant, la déesse fait semblant de remonter au ciel et Momus court avertir Jupiter de la nouvelle résolution de celle-ci.
Acte IV §
Scène 1 : Demeurée seule, Sémélé expose ses hésitations et le trouble dans lequel elle se trouve : doit-elle écouter son cœur, et s’excuser de son attitude auprès d’Alcméon, ou bien son orgueil qui la pousse à mépriser l’amour d’un mortel après avoir cru être aimée d’un dieu ?
Scène 2 : Sémélé confie à Dircé le trouble de son âme. Malgré les arguments de sa confidente, la gloire l’emporte sur l’amour.
Scène 3 : Alcméon avoue de nouveau sa flamme à Sémélé, qui malgré sa tendresse pour le prince, lui dit froidement qu’elle préfère être aimée d’un dieu quelques instants plutôt que de s’unir à un mortel. Mais le prince décide d’achever le mariage selon l’ordre du roi.
Scène 4 : La reine entre et annonce à sa fille qu’elle n’a pas pu persuader le roi d’annuler le mariage.
Scène 5 : Malgré les supplications de Sémélé, le roi ordonne qu’elle s’avance dans le temple avec le prince.
Scène 6 : Le temple d’Hyménée se transforme en un antre de la Jalousie qui effraie le roi et Alcméon.
Scène 7 : La Jalousie dit au roi qu’elle sera la seule déesse présente lors du mariage et qu’elle y sèmera la querelle.
Scène 8 : Croyant qu’il s’agit encore d’un artifice de l’imposteur, il fait appel à Minerve pour célébrer la cérémonie.
Scène 9 : Jupiter déguisé en Minerve prévient le roi de la colère de Jupiter s’il achève le mariage. Il ordonne ensuite à tout le monde de se retirer sauf à Sémélé.
Scène 10 : Sémélé reconnaît son amant divin sous ce déguisement et l’accuse d’imposture. Elle lui demande alors de se montrer à elle dans toute sa puissance et avec tout son apparat. Ayant fait serment à la princesse de satisfaire ses moindres désirs, il est contraint d’accepter.
Acte V §
Scène 1 : Sémélé fait savoir à Dircé que Jupiter va venir lui rendre visite dans tout son éclat.
Scène 2 : Momus informe Sémélé de la venue de Jupiter ; il blâme son orgueil et sa curiosité.
Scène 3 : Jupiter descend du ciel avec tout son équipage. Momus lui rappelle le péril que court la princesse mais Jupiter doit tenir sa parole.
Scène 4 : Momus, resté seul, aperçoit des flammes qui sortent du palais et monte sur l’aigle pour rejoindre Jupiter au ciel.
Scène 5 : Alcméon apprend de Dimas, son confident, la mort de la princesse et reproche à Jupiter de ne pas avoir préservé sa vie.
Scène 6 : Alcméon accuse la reine d’avoir fait preuve de trop d’ambition vis-à-vis de sa fille et d’être à l’origine de ce désastre. Le prince décide de se donner la mort en se précipitant dans les flammes. Mais il voit Junon qui arrive sur le théâtre.
Scène 7 : Tandis que le prince et la reine se lamentent sur le sort de la princesse, Junon se félicite d’avoir réussit à perdre sa rivale. Le roi entre.
Scène 8 : Le roi laisse éclater sa colère et rend la reine responsable de ce désastre. Il plaint le pauvre Alcméon et craint qu’il ne se suicide. Atys, le capitaine des gardes entre.
Scène 9 : Atys fait le récit de la mort du prince et la reine, se lamentant, invoque Jupiter pour savoir les raisons de ce malheur. Un théâtre de nuages remplaçant le palais laisse voir Jupiter dans sa demeure.
Scène 10 : Jupiter console le roi de Thèbes et fait apparaître dans le ciel Sémélé, devenue immortelle. Le dieu ordonne à la Renommée et à Mercure d’aller conter partout la gloire et l’honneur qui sont faits au roi et à sa fille.
Le traitement des sources §
Le travail de réécriture d’un mythe consiste à reconstituer une fable en en conservant la trame, c’est à dire en s’inscrivant dans une tradition mythologique tout en s’en démarquant par la mise en valeur de certains aspects du mythe ou l’ajout d’éléments dans l’action dramatique.
La question essentielle est donc celle de la représentation du mythe. Comment Boyer a-t-il écrit par rapport à celui-ci ? Qu’a-t-il retenu de la fable ? Sur quoi fonde t-il l’intrigue des Amours de Jupiter et de Sémélé et sur quoi a-t-il mis l’accent par rapport au mythe d’origine ? Nous analyserons en quoi consistent ces modifications et ce qu’elles impliquent du point de vue de l’action dramatique, puis nous nous pencherons sur les raisons de ces changements. Dans sa présentation du Recueil de tragédies à machines sous Louis XIV, Christian Delmas souligne qu’il « ne connaît pas d’antécédent à Sémélé45 » et Donneau de visé dans le Sujet des Amours du Soleil reconnaît son indéniable succès :
L’Andromède, la Toison d’Or, et la Sémélé sont les dernières pièces de spectacle qui aient paru sur ce superbe théatre.
En effet, le mythe des Amours de Jupiter et de Sémélé a été très peu exploité dans le théâtre classique et la nouveauté du sujet pour le public du XVIIe permet à Claude Boyer de reprendre le mythe d’origine pour en faire une tragédie à immense succès. Dans le dessein de la pièce, le machiniste Denis Buffequin expose d’abord l’argument de la pièce en racontant le mythe tel qu’il a été relaté dans les Métamorphoses d’Ovide ; puis, en résumant l’action acte par acte, il précise les raisons des changements qui ont été apportés à la fable et nous permet de mesurer les écarts entre le mythe et la pièce.
Sources antiques : Ovide et Apollodore §
Les Métamorphoses d’Ovide §
Intéressons-nous tout d’abord à l’histoire de Sémélé telle qu’elle est racontée dans les Métamorphoses d’Ovide en résumant brièvement la fable : le poète inscrit le récit de la légende de Sémélé dans le cadre de la vengeance de Junon sur la maison d’Agénor. La déesse s’indigne que Sémélé soit enceinte de Jupiter. S’ensuit un long monologue dans lequel elle forme le dessein de se venger et de perdre sa rivale. Elle décide de rendre visite à Sémélé sous l’apparence de Béroë d’Epidaure, la nourrice de la jeune princesse et l’incite à demander à Jupiter d’apparaître tel qu’il est dans le ciel. De cette façon, elle saura s’il s’agit réellement du vrai Jupiter. Sémélé s’en va alors trouver Jupiter qui lui fait serment d’accepter le moindre de ses désirs :
Choisis, tu n’éprouveras pas de refus ; pour mieux t’en convaincre, je prends à témoin le grand fleuve du Styx, ce dieu que redoutent les dieux eux-mêmes.
Cependant, après avoir écouté le vœu de Sémélé, il comprit son erreur. Ne pouvant pas revenir sur sa promesse, il se présente devant la princesse en « essayant d’affaiblir sa force » . Ne pouvant résister à ce fracas, Sémélé est consumée sur place. Jupiter sauve l’enfant qu’il coud dans sa cuisse et le confie à sa naissance à Ino, la sœur de Sémélé, qui elle-même confia l’enfant aux nymphes.
Nous constatons donc que notre auteur a occulté certains détails et ceci, dans un premier temps, par souci de respect des bienséances : en effet, on ne trouve dans notre pièce aucune allusion au fait que Sémélé soit enceinte de Bacchus. De même, la dimension sexuelle a été totalement supprimée. Répondant au vœu imprudent de la princesse, Jupiter apparaît dans toute sa splendeur à la fin de la pièce uniquement pour plaire à sa belle et lui faire la cour. Ces règles de la bienséance correspondent, selon Jacques Scherer, à une « exigence morale » , puisque la pièce ne doit choquer ni les goûts ni les idées morales du public.
Dans un deuxième temps, il convient que le sujet s’adapte au genre de la tragédie à machines. Si Ovide fait apparaître Junon au yeux de Sémélé sous l’apparence de sa nourrice Beroë, Boyer lui donne l’apparence de Mercure aux scènes 4 et 5 de l’acte III. Denis Buffequin s’en justifie dans le dessein :
L’Autheur de la Pièce a crû que Junon se déguiseroit plus agreablement sous cette figure, que sous celle de la vieille Beroë nourrice de Semelé, & et que ce déguisement seroit plus propre à faire réüssir son artifice.
C’est donc l’insertion de la machine dans la structure dramatique de la pièce qui justifie le déguisement de Junon en Mercure. De surcroît, ce déguisement permet à Junon de conserver son statut de dieu dans la mesure où elle prend l’apparence d’un autre dieu et non pas celle d’une mortelle :
JUNONOuy je viens de sa part vous tirer d’une erreur,Qui vous livre aux desirs d’un infame imposteur.Un amant qui se cache & qui n’oze paroistreSe nomme Jupiter & se vante de l’estre ;L’Enfer preste à sa flâme un merveilleux pouvoir,Et tout ce qu’en ces lieux ces charmes vous font voirN’est qu’une illusion d’images empruntées,Et le pompeux amas de beautez enchantées.
Le discours qu’elle tient alors à Sémélé n’en sera que plus crédible puisque sa parole sera celle d’un dieu en qui Sémélé a toute confiance.
L’autre modification porte sur le dénouement. Chez Ovide, Sémélé meurt enflammée par la présence de Jupiter. Le deus ex machina propre à la tragédie à machines et tant condamné par les doctes est le ressort par lequel se résout le dénouement. Les nuages s’ouvrent dans la dernière scène de la pièce pour laisser la place à Jupiter, qui fait apparaître Sémélé dans le ciel, devenue immortelle :
Voy quel est le beau coup qui l’arrache aux mortelsPour le pris d’un trespas que j’ay causé moy-mesme,Je la rends immortelle & digne des autels ;C’est comme Jupiter fait perir ce qu’il aime.
Le dénouement est donc en deux temps : dans un premier temps, il est conforme à la fable telle qu’elle est relatée dans les Métamorphoses puisque le roi, la reine et Alcméon croient que la princesse a péri dans l’incendie du palais provoqué par la venue de Jupiter avec toute sa pompe :
La honte de mon sang, tout mon espoir perdu,Mon throsne & mon palais embrazez par la foudre,Ma fille aneantie, & son corps mis en poudre,Et les justes horreurs qu’attireront sur nousCes effets esclattans du celeste courroux.
Cependant, l’intervention du maître des dieux dénoue l’intrigue et modifie la résolution de l’action dramatique. Notons également que Boyer ne retient pas de la fable le fait que Jupiter sauve Bacchus de la mort en le cousant dans sa cuisse. Ainsi, notre auteur fonde l’intrigue sur les rapports de dépendance entre la passion et l’entreprise d’éclaircissement de l’identité du berger. L’amour qu’elle porte à Jupiter n’est honorable et reconnu que s’il s’agit du vrai Jupiter et non pas d’un usurpateur.
Je souhaite, dit Junon, que ce soit bien Jupiter ; mais je crains tout : combien de mortels ont sous le nom des dieux pénétré dans de chastes couches ! Au reste, il ne suffit pas qu’il soit Jupiter ; si c’est véritablement lui, exige que la grandeur et la gloire dont il est environné quand la hautaine Junon le reçoit sur son sein, se manifestent aussi quand il te presse dans ses bras ; qu’il commence par revêtir l’appareil de sa puissance46.
Cette dépendance était déjà présente chez Ovide et Boyer a choisi de mettre en valeur cet aspect de la fable. La réalisation du vœu de la princesse est soumise à la révélation de l’identité de son amant.
La Bibliothèque d’Apollodore §
Dans sa Bibliotheque47, Apollodore relate la naissance miraculeuse de Bacchus. Dès le début du récit, on sait que Sémélé est enceinte de Bacchus. Trompée par Junon, elle demande à Jupiter, lié par sa promesse, de satisfaire le moindre de ses vœux, « de venir la trouver dans l’équipage dans lequel il était allé épouser Héra » . Jupiter s’exécute, « Sémélé expira et Zeus, dérobant aux flammes le bébé de six mois dont elle venait d’avorter, le cousit dans sa cuisse » .
Les données de départ sont donc les mêmes que chez Ovide. De ce fait, la vengeance de Junon naît également de la haine qu’elle porte au futur enfant de Sémélé. Le récit s’articule donc autour du dessein malveillant de la déesse. Il ajoute à la fin du récit qu’
à la mort de Sémélé les autres filles de Cadmus répandirent le bruit que Sémélé avait couché avec un mortel et avait faussement mis en cause Zeus, et qu’elle avait été pour cette raison foudroyée par le tonnerre.
Nous remarquons que contrairement à Apollodore qui met l’accent sur le fait que ce sont ses proches qui doute de la véracité de la parole de la princesse, Boyer fait reposer le nœud de l’intrigue sur le doute que nourrit Sémélé à l’égard de Jupiter et le dénouement de l’intrigue porte sur l’éclaircissement de cette identité. Le deus ex machina modifie donc le mythe tel qu’il est raconté dans les sources antiques précédemment étudiées. Reste la question de la vraisemblance dans la représentation d’un mythe aux yeux du public ; en quoi la fable est-elle crédible à ses yeux ?
Tout ce que la fable nous dit de ses dieux, et de ses métamorphoses, est encore impossible, et ne laisse pas d’être croyable par l’opinion commune, et par cette vieille traditive qui nous a accoutumé à en ouïr parler.[…] L’auditeur n’est point trompé de son attente, quand le titre du poème le prépare à n’y voir rien que d’impossible en effet ; il y trouve tout croyable, et cette première supposition faite qu’il est des dieux, et qu’ils prennent interet et font commerce avec les hommes, à quoi il vient tout résolu, il n’a aucune difficulté à se persuader du reste48.
Corneille parle de « vraisemblance extraordinaire » pour qualifier un sujet fabuleux qui par la seule connaissance que le public en a, trouve sa légitimité. S’inscrivant dans une tradition mythologique, la pièce reçoit alors l’assentiment du public. Néanmoins, il faut que la fable, à travers les modifications apportées soit reconnaissable aux yeux du public pour être légitimée et acceptée.
Une analogie de structure avec une autre tragédie de Boyer, Oropaste ou le Faux Tonaxare §
Représentée pour la première fois sur le théâtre du Palais-Royal en novembre 1662, Oropaste ou le Faux Tonaxare retrace l’histoire d’une imposture royale à l’époque de la Perse antique entre la fin du règne de Cambyse, fils de Cyrus, et l’avènement de la nouvelle dynastie fondée par Darius. Alors que la conquête en Egypte retient Cambyse loin du palais de Suse, un imposteur dénommé Oropaste usurpe la couronne en se faisant passer pour Tonaxare, le frère défunt de Cambyse. Malgré sa ressemblance avec le roi, Hésione, sœur du vrai Tonaxare ainsi que Darie et Zopire, princes de Perse, doutent de la légitimité du nouveau roi d’autant plus qu’Oropaste est amoureux d’Hésione. Ils entreprennent alors de découvrir la vérité : s’agit-il du vrai Tonaxare ou d’un imposteur ?
Que ce soit dans Oropaste ou le Faux Tonaxare ou dans Les Amours de Jupiter et de Sémélé, le doute porte sur l’identité du héros et la résolution de l’intrigue amoureuse est soumise au dévoilement de l’identité du faux Tonaxare et de Jupiter. Cependant, le déguisement de Jupiter n’est qu’un moyen utilisé pour approcher Sémélé et cacher son identité alors que pour Oropaste le déguisement constitue le but du pouvoir. Dans Les Amours de Jupiter et de Sémélé, la question de l’Etat reste secondaire. Boyer met d’avantage l’accent sur les amours de Sémélé que sur la portée politique de son mariage avec le prince Alcméon. De surcroît, si les soupçons de Darie et de Zopire à l’égard de l’identité du nouveau roi sont légitimes et vrais, ceux qui remettent en question la nature divine de Jupiter sont provoqués par des éléments extérieurs telles que des manifestations divines. Transposant la question du mystère de l’identité dans un sujet mythologique, Claude Boyer fait porter le doute sur la nature des pouvoirs de Jupiter.
Tous ces changements trouvent ainsi une justification dans le fait que le sujet mythologique doit s’adapter au genre de la tragédie à machines dans le respect des goûts du public de l’époque.
Structure de l’action dramatique §
Caractéristiques générales §
Il s’agit ici d’appréhender la construction globale des Amours de Jupiter et de Sémélé, dans la répartition de ses vers, ses actes, ses scènes et d’envisager une étude spatio-temporelle de la pièce avant d’aborder dans les détails la construction interne de son action.
Tout d’abord, notre pièce contient 2043 vers dont 316 vers réservés au prologue. Les pièces à machines étaient un peu plus longues qu’une pièce dite « régulière » du fait de la présence des passages chantés et du prologue. Par ailleurs, les cinq actes sont équilibrés en ce qui concerne le nombre de vers : entre 343 et 371 vers. Toutefois, la répartition du nombre de scènes par actes n’est pas homogène. Participant à la croissance de la tension dramatique, le nombre de scènes augmente au fur et à mesure que nous progressons dans l’intrigue : soit 5 et 4 scènes pour les actes I et II puis 7 scènes pour l’acte III et enfin 10 scènes pour les actes IV et V. De cette première approche, il ressort que l’organisation de la pièce met particulièrement en valeur les deux derniers actes où se multiplient les apparitions des personnages et où la rapidité de l’action rend compte de l’urgence de la résolution de la situation.
Intéressons-nous maintenant aux conditions d’exercice de la parole déterminantes dans le cours de l’action dramatique. Il existe des règles spécifiques au théâtre à machines qui ne correspondent pas tout à fait aux règles des trois unités imposées par les doctes.
L’unité de lieu §
Circonscrivant le cadre où se déploie l’action, l’unité de lieu dans la tragédie à machines est définie de la manière suivante par d’Aubignac :
ce qui ne doit point changer, c’est le sol de la scène ; mais le fond et les cotés de la scène, c’est-à-dire les décors, qui « ne figurent que les choses qui environnaient dans la vérité les personnages agissants, et qui pouvaient recevoir quelque changement, […] peuvent aussi changer en la représentation49.
Mais ce précepte n’est pas respecté la plupart du temps. Dans notre pièce, le palais royal de la ville de Thèbes constitue le lieu général mais l’on s’aperçoit qu’à chaque changement d’acte correspond un changement de lieu. L’action a tout d’abord pour cadre la chambre de Sémélé (acte I) puis le parc du palais où Sémélé rejoint Jupiter déguisé en berger (acte II) . Ce dernier transforme le parc en un jardin enchanté (acte III) que Junon, au cours du même acte, métamorphose en un parc. Le roi voulant précipiter le mariage de sa fille, l’acte IV se situe devant le temple d’Hyménée qui se transforme en antre lors de l’arrivée de la Jalousie. À l’acte V, on voit successivement le palais royal enflammé puis brûlé. Cette énumération des différents lieux permet de constater que ceux-ci sont plus ou moins contigus et de ce fait, restent vraisemblables. Corneille, dans son Examen d’Andromède justifie l’extension du lieu unique par le genre de la pièce :
Les diverses décorations dont les pièces de cette nature ont besoin, nous obligeant à placer les parties de l’action en divers lieux particuliers, nous forcent de pousser un peu au-delà de l’ordinaire l’étendue du lieu général qui les renferme ensemble, et en constituent l’unité50.
Tout se passe comme si les mouvements et les actes personnages assuraient le lien entre les différents lieux. En effet, nous avons vu qu’à plusieurs reprises des changements de lieux intervenaient en cours d’acte. Ils résultent de l’intervention des dieux dans le cours de la vie des mortels et sont constitutifs des différentes étapes de l’action. La transformation du jardin enchanté en parc par Junon à l’acte III se trouve justifiée dans le dessein. Comment Junon peut-elle vraisemblablement avoir un pouvoir supérieur à celui du maître des dieux et ainsi annuler les effets de sa puissance ?
Parce que quelqu’un pourrait trouver étrange qu’on donne à Junon de détruire les ouvrages de Jupiter, on peut respondre que Junon ne fait pas disparaître le jardin en le détruisant, mais en supposant le parc à sa place, par une fausse image, dont elle fascine les yeux de sa rivale51.
Il s’agirait donc d’un artifice et non pas d’une métamorphose. Ainsi, la multiplicité des lieux participerait à la mise en place et à la résolution de l’intrigue.
L’unité de temps §
L’unité de temps est respectée. La pièce se déroule sur une journée entière et est ponctuée par des allusions à la durée de l’action. Au début de l’acte I, la déesse Aurore annonce visuellement le lever du jour ; puis à la scène 3 de l’acte II, Alcméon vient annoncer à Sémélé que son père désire la marier ce jour-ci :
Le Roy vous veut contraindre à me donner la main,Et pour ce coup fatal marque cette journée.
Les différentes mentions qui sont faites de l’unité de temps rappellent l’urgence de la situation : Junon doit réaliser son dessein de vengeance « avant la fin du jour » (v. 1008) et la princesse Sémélé attend avec impatience la venue de son amant afin de voir par elle-même s’il s’agit bien de Jupiter :
Mais quoy le jour pâlit, & le Dieu que j’adore,Le puissant Jupiter ne paroist point encore !
Le rappel de l’unité de temps confirme la part importante qu’elle tient dans la compréhension et la vraisemblance de la pièce du point de vue du spectateur.
Analyse du prologue §
Comme nous l’avons précédemment vu dans les différentes parties qui composent une pièce à machines, le prologue fonctionne comme une justification et une explication de la réunion de tous les arts sur le théâtre. Les Muses de la Tragédie, de la Comédie et de la Pastorale que sont respectivement Melpomène, Thalie et Euterpe se disputent la gloire du théâtre. La musique accompagne l’arrivée des Muses : trompettes et clairons résonnent pour Melpomène, Thalie arrive en « joüant d’un Tambour de basque, auquel se mesle un Concert de Violons », et lorsqu’Euterpé descend du Parnasse, « les Musettes & Hautbois joüent un air fait exprès pour la pastoralle. » . L’originalité de l’œuvre de Boyer est de remettre en cause dès le début du prologue la primauté de Melpomène sur le théâtre. Sa place se trouve contestée de prime abord par la Muse de la Comédie :
THALIEVostre Regne est passé, le mien vient à son tour ;Vous estes du vieux temps & de la vieille Cour ;
Chacune des Muses expose les vertus de son art dans le but de définir laquelle assurera le divertissement du roi. Le fait de procéder à une définition des trois arts se trouve légitimé par le désir de plaire au roi louis XIV :
MELPOMENELoüis se verra t-il, tel qu’il est aujourd’huy,Dans tout ce que ma main entreprendra pour luy ?
De la même façon, Thalie lui répond que Louis l’ « ayme » , qu’elle a pour « luy des appas » (v. 37) . Euterpe à la scène III fait aussi l’éloge du roi (v. 198-210) . Le prologue est ainsi le lieu d’une réflexion théorique et esthétique sur les trois arts présents sur le théâtre. Sous le discours tenu par Thalie se moquant des attributs de ses sœurs (v. 255-260) , se profile une défense de la comédie critiquée par Melpomène aux vers 87 à 89. Assimilant la comédie à la satire, il semblerait que Molière soit visé dans ces critiques :
EUTERPEPour vous vous le sçavez, le siècle vous fait grace,Bien souvent vostre Jeu n’est que pure grimace ;Un geste ridicule, & des tons imitez.
À ces jugements, Thalie met en valeur deux des fonctions principales de la comédie : instruire (v.51-52) tout en divertissant (v.35-36) , l’esthétique comique ne se séparant pas de l’art de plaire. Dans une comparaison entre la comédie et la tragédie, Molière prend la défense de la comédie :
Je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur des grands sentiments…que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes52.
Melpomène remet en cause la vocation morale de cette dernière. Ainsi, deux principes esthétiques s’affrontent : aux vertus de la comédie, Melpomène oppose celles de la tragédie : « joindre […] l’agreable à l’utile » (v. 76) , toucher le « spectateur d’un tendre sentiment » (v. 82) et rendre ainsi « la douleur agreable » (v. 84) . L’émotion produit donc le plaisir qui est vecteur de l’instruction. La Muse de la tragédie plaide pour son art en en donnant une définition, c’est-à-dire en faisant allusion à la catharsis suscitée par la tragédie.
Se rajoute à leur débat la Muse de la Pastorale mais aussi de la Musique, Euterpe. Celle-ci ne nous donne pas une définition directe de son art ; elle reprend les arguments exposés par ses sœurs en définissant son art par ce qu’il n’est pas, tout en conservant certaines caractéristiques qui lui sied également :
Je n’ay point vos defaux, & j’ay tous vos appas.Je chante sur un ton ny trop haut ny trop bas ;J’ay de vos passions le tendre & l’agreable ;J’ay comme vous le stile ingenu, raisonnable ;Dans ma façon d’agir & dans mes sentimensJe n’ay ny vos chagrins, ny vos emportemens ;Plus discrette que vous je plais sans médisance ;Et plus douce que vous j’agis sans violence :
Cependant, le débat ne se résout que par l’intervention d’Apollon qui jugeant les trois arts égaux décide de les réunir sur le théâtre. Cette réconciliation des Muses constitue la nouveauté de la pièce de Boyer. Alors que dans le prologue de l’Andromède de Corneille, c’est Melpomène qui présidait elle seule à la réunion des arts, son statut n’étant pas remis en question,
Arrête un peu ta course impétueuse,Mon Théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux,Tu n’en vis jamais en ces lieuxLa pompe plus majestueuse :J’ai réuni, pour la faire admirer,Tout ce qu’ont de plus beau la France et l’Italie,De tous leurs Arts mes sœurs l’ont embellie.
Les Muses se trouvent toutes convoquées chez Boyer et mises en scène : tragédie, spectacle, musique et danse se trouvent réunis au sein d’un seul et même ouvrage.
Mais malgré cette synthèse des arts, c’est Melpomène qui ouvre et qui ferme le prologue. Trouvant sa présence nécessaire, elle revendique la suprématie de la tragédie en soumettant les autres arts à sa volonté :
Vous spectacles pompeux venez parler pour moy.Venez justifier l’honneur de mon employ.Venez me seconder, vous sçavantes fureurs ;Vous, qui communiquez ces divines chaleurs,Ces glorieux transports ; dont le pouvoir supréme,Peut élever l’esprit au delà de luy-méme.
Analyse des différents moments de l’action §
L’analyse de l’action des Amours de Jupiter et de Sémélé est inséparable d’une réflexion sur le mode d’insertion de la machine dans l’intrigue. Le sujet mythologique de la pièce légitime et rationalise le recours à des effets spectaculaires machinés et justifie l’intervention des dieux dans la vie des mortels. En effet, comment la machine contribue t-elle à la croissance continue de l’action dramatique ? En quoi la machine participe t-elle activement à la progression et à l’efficacité du dialogue ?
D’Aubignac, dans sa Pratique du théâtre souligne la nécessité de l’insertion des effets machinés dans le corps de l’action :
Surtout il faut faire en sorte, que de ces grands ornements il en résulte un effet notable et extraordinaire dans le corps de la Pièce ; c’est à dire, qu’ils doivent contribuer au Nœud des Intrigues du Théâtre, ou au Dénouement ; car s’ils ne servent que pour produire quelque événement peu considérable et qui ne soit pas de l’essence de l’Action Théâtrale, les gens d’esprits pourront estimer les Ouvriers qui les auront bien faits ; mais le Poète n’en sera pas loué53.
Selon l’expression d’Hélène Visentin, nous montrerons comment l’« action de la parole » et l’ « action de la représentation » sont intrinsèquement lié dans la structure dramatique de notre pièce et de quelle manière la structure de l’action s’organise autour de l’entreprise de dévoilement et de révélation de l’identité de Jupiter incognito.
Étude de l’exposition §
L’exposition selon Bénédicte Louvat se définit ainsi :
Premier moment de la tragédie, l’exposition, commence avec la première scène et couvre, au plus, la totalité du premier acte. Elle ne nécessite souvent qu’une à trois scènes, qui servent à présenter les personnages principaux (sans qu’ils soient nécessairement tous présents sur scène) et l’action principale autant que l’action secondaire54.
Le but de l’exposition est donc de susciter la curiosité du public mais aussi de ne pas trop surcharger la mémoire du spectateur. Elle consiste à mettre en place les éléments indispensables à la compréhension de l’intrigue. Il convient d’analyser la façon dont le dialogue informe le spectateur dans l’exposition des Amours de Jupiter et de Sémélé et surtout d’étudier les moyens utilisés par l’auteur pour dynamiser l’action. On peut considérer que les scènes 1 et 2 de l’acte I constituent l’exposition car elles concentrent les éléments nécessaires à la compréhension de l’action principale et en partie de l’action secondaire. La scène 1 débute comme nous l’avons vu au lever du jour dans le respect de la règle de l’unité de temps et nous fournit la majeure partie des informations : nous apprenons tout d’abord par l’intermédiaire des Heures et de l’Aurore que Jupiter est amoureux de Sémélé et qu’il l’attend dans le parc du palais déguisé en berger. Dès le début, nous savons qu’il s’agit du vrai Jupiter incognito. Son identité n’est pas remise en question mais n’est connue que de Sémélé. Cependant, ce n’est qu’à la scène 2 de l’acte II que l’on apprend la raison principale de son déguisement :
Je trompe ainsi Junon & me cache à ses yeux :De son jaloux esprit la triste inquietudeA m’épier sans cesse applique son estude ;
Cette donnée nouvelle est fondamentale pour l’intrigue principale puisque qu’elle prépare la découverte du stratagème de Jupiter et la vengeance de Junon. La scène 1 débute in medias res pour suggérer au spectateur qu’il prend connaissance d’une intrigue déjà mise en place. D’où la part d’artificialité dans cette première scène : le lien avec le passé est assuré par le rêve de Sémélé, dans la mesure où il rend compte d’une continuité dans les sentiments éprouvés par la jeune fille. Le discours de l’Aurore (v. 333-340) n’en est que plus vraisemblable. Cette première scène met aussi en valeur un autre élément indispensable à la structure de l’intrigue : il s’agit de la mise en relation des plans humain et divin. L’apparition de l’Aurore trouve sa justification dans la mesure où elle montre visuellement le lever du jour. L’exposition se poursuit dans la scène 2 de l’acte I. Le dialogue entre Sémélé et sa confidente Dircé permet de nouer l’intrigue en précisant les relations entre les personnages ; nous savons désormais que la princesse est promise au prince d’Argos Alcméon par son père le roi de Thèbes. L’enjeu de ce mariage prend donc une dimension politique. Le destin de Sémélé scelle aussi celui de la ville toute entière. D’autre part, le désir de révéler l’identité de son amant prépare les conséquences de l’orgueil démesuré de Sémélé. Toutefois, se pose également dans ce type de scène, comme dans la scène précédente, le problème de l’artificialité des propos échangés car, bien souvent, les personnages ne font que répéter des événements qu’ils connaissent déjà dans le seul but d’en informer le spectateur. Le phénomène se produit à la fin de la scène 2 lorsque Sémélé fait à Dircé le récit de la naissance de son amour et de la façon dont Jupiter l’a séduite. Dircé a parfaitement connaissance de ces informations bien avant le début de la pièce. Or, on note dans notre scène la volonté de rendre le dialogue le plus vraisemblable possible. En effet, cet échange d’informations est justifié par le fait que le nom de son amant devait jusqu’alors rester secret et que la révélation de son identité est l’un des faits qui noue l’intrigue :
Vous m’avez confié le nom de vostre amant :Contez-moy vostre amour & son commencement.
Ainsi, Dircé n’est pas sensée connaître les événements antérieurs et les sentiments de sa maîtresse.
Les scènes 1 et 2 de l’acte I contiennent l’essentiel de l’exposition. Nous remarquons cependant qu’une partie des informations est disséminée jusqu’à la fin de l’acte II. En effet, la scène 1 de l’acte II met en scène pour la première fois le personnage de Momus, dieu railleur et indiscret dont Jupiter veut faire un « confident d’amour » (v. 759) . Son apparition nous livre des informations qui sont nécessaires à l’intrigue secondaire puisque, comme nous le verrons plus en détail dans l’étude du nœud et des personnages, c’est le dieu Momus qui, en dévoilant les projets Jupiter à Junon, scelle le destin de Sémélé. D’après Jacques Scherer, ces entrées amènent un « renouveau » de l’exposition ; elles apportent des données fondamentales pour l’intrigue secondaire. Ceci est également le cas à la scène 4 de l’acte II où Junon rend visite à Alcméon qui charge la déesse d’assurer sa vengeance mais aussi de faire en sorte que Sémélé lui revienne : Junon paraît pour la première fois sur la scène et c’est là qu’est formulé concrètement le projet de vengeance de la déesse :
Tu seras satisfait & c’est-là mon employ.Je sçay l’art de haïr sans remors & sans peine :Si l’amour a ses Dieux je le suis pour la haine.Pour faire agir la mienne avec plus de bon-heur,Et mettre en seureté mon nom & mon honneur,Sous des traits déguisez abusant ta Princesse…Mais je t’en dirois trop & je crains ta foiblesse :Je t’instruiray de tout avant la fin du jour.Adieu je vay vanger ma gloire & ton amour.
Si l’on se réfère à Jacques Scherer, pour qui une exposition satisfaisante « doit être entière, courte, claire, intéressante et vraisemblable » , l’exposition des Amours de Jupiter et de Sémélé remplie en partie ces conditions. Toutes les données de l’action principale sont comprises dans les scènes 1 et 2 du premier acte. Néanmoins, nous avons vu que l’exposition présente une forme discontinue dans la mesure où certains éléments de l’intrigue principale et secondaire, peut-être dans le souci de raviver l’attention du spectateur, n’apparaissent qu’à la dernière scène de l’acte II.
Étude du nœud §
Tout l’art du théâtre classique est de nouer une intrigue, d’imbriquer de façon non arbitraire les obstacles qui s’opposent aux désirs des héros. Dans une pièce à machines, ce sont bien souvent les dieux qui font évoluer l’action, qui créent ou résolvent des obstacles. Il convient dès lors d’analyser comment progresse cette dernière, de quelle manière interviennent les obstacles au cœur des Amours de Jupiter et de Sémélé et en quoi la justesse de l’intervention de la machine permet de nouer et de dénouer l’intrigue. Corneille, dans l’Examen d’Andromède explique la fonction de la machine dans l’action :
[Les machines] ne sont pas dans cette Tragédie comme des agréments détachés, elles en font en quelque sorte le nœud, et le dénouement, et y sont si nécessaires, que vous n’en sauriez retrancher aucune, que vous ne fassiez tomber tout l’édifice55.
Nous constatons que chacun des actes de notre pièce s’organise autour des entreprises successives d’élucidation de l’identité de Jupiter incognito mais aussi d’éclaircissement des mystères. Les scènes 3 à 5 de l’acte I contiennent toutes une révélation : à la scène 3, Sémélé révèle à Alcméon qu’il a un rival. De ce fait, Alcméon fait part de cette nouvelle au roi (I, 4) qui pousse la reine à interroger Dircé sur l’identité de l’amant de Sémélé (I, 5) . Durant cette fin de premier acte, le doute porte sur l’existence d’un possible amant :
Prenez quelque pitié de mon inquietude ;De grace apprenez moy quelle ingratte froideurChange l’heureux destin de ma fidelle ardeur.On vient de m’asseurer qu’on voit naistre en vostre ameLe remors d’un adveu favorable à ma flâme.
puis sur ensuite sur son identité :
Mais quel est cét amant dont on fait un mystere ?
Cependant l’action n’évolue qu’à partir de l’intervention du dieu Amour. La venue du dieu met un terme au questionnement auquel se livrent le roi et la reine. Mais l’intrigue se noue véritablement à la scène 3 de l’acte II lorsque les deux rivaux se trouvent face à face en présence de Sémélé. C’est encore une fois l’intervention d’un dieu qui fait évoluer les points de vue des personnages : Jupiter, par compassion envers l’amant de Sémélé qui l’a bravé, retient son coup. Cet affaiblissement de sa force fait conclure à Alcméon qu’il s’agit d’un imposteur et induit le doute de Sémélé :
Sans doute qu’un faux charme abuse ma tendresse.
Le nœud est donc partiellement posé ; cette scène met en place le doute de Sémélé sur l’origine des pouvoirs surnaturels de son amant et induit la décision d’Alcméon de vouloir démasquer cet imposteur. L’action se construit selon ce que Georges Forestier appelle le « principe de l’action empêchée »56. En effet, le principal obstacle à l’action dramatique et à la réalisation des désirs de Sémélé est constitué par le déguisement lui-même, par le doute qu’elle nourrit à l’égard de l’identité de son divin amant. Toute prise de décision est impossible tant que Sémélé n’est pas convaincue de la nature divine de son amant. Cependant, nous constatons que l’enjeu majeur sur lequel repose la pièce, c’est-à-dire la révélation de l’identité de Jupiter incognito, est en réalité un faux obstacle. C’est sur un malentendu qu’Alcméon, le premier, doute de l’origine divine de l’amant de Sémélé. En assimilant l’affaiblissement de la force de Jupiter à un « charme trompeur » , le prince d’Argos interprète mal les actes du dieu. Sa mauvaise appréciation des intentions de Jupiter entraîne la croissance de la tension dramatique. Voulant mettre un terme à cette méprise, Jupiter multiplie alors les preuves d’amour par la création du jardin enchanté à la scène 1 de l’acte III tout en voulant justifier son identité :
Hé bien ces grands essais d’amour & de puissanceVous laissent-ils encor dans quelque defiance ?Doutez-vous de mon nom ? ce merveilleux sejour,Et ces lieux enchantez qu’a produit mon amour,Sont-ils de ma grandeur un foible tesmoignage ?
Toutefois, l’intervention de Junon déguisée en Mercure (III, 4 et 5) fait de nouveau douter Sémélé. Ce fait constitue l’une des péripéties les plus importantes dans le déroulement de l’intrigue. Selon Aristote :
La péripétie est un événement extérieur qui crée un effet de surprise et bouleverse les héros, modifiant leur situation et les amenant à prendre des décisions.
Il s’agit donc d’un renversement de fortune qui se traduit par le passage du bonheur au malheur : le stratagème de Junon provoque de nouveau la remise en question de Sémélé et révèle également l’un des aspects moteurs de l’action dramatique c’est à dire l’orgueil démesuré de Sémélé. L’intervention des forces surnaturelles est à l’origine des prises de décisions des personnages. C’est la machine qui noue véritablement l’intrigue.
Parallèlement à ce premier obstacle, il en existe un second : celui de la volonté d’un père. Le roi Cadmus s’oppose catégoriquement pendant tout le déroulement de l’action à ce que Sémélé épouse quelqu’un d’autre qu’Alcméon. Représentant de l’autorité et du pouvoir, le roi fait prévaloir les intérêts politiques. Ainsi, le mariage de Sémélé doit contribuer à la réunion des villes de Thèbes et d’Argos (v. 548-553) . Il s’agit d’un obstacle fondamental se cachant sous des idées ou des préceptes comme celui du mariage ou du statut de son futur époux. C’est surtout à partir de la scène 3 de l’acte IV que cet obstacle se matérialise de plus en plus. Au début de la pièce, il n’est nullement question de presser le mariage et le roi ne parle de l’infidélité de sa fille qu’en terme de supposition :
Quoy vous pourriez avoir un rival dans ma Cour ?
Ou encore :
Voudroit-il traverser l’hymen que je désire ?
À l’acte IV, l’urgence de la situation amène le roi à passer de la parole à l’acte :
Venez, Seigneur, suivez, & vous aussi Princesse ;Allons dedans ce Temple accomplir ma promesse.
Cet obstacle perdure jusqu’à la scène 8 de l’acte IV. Il faut attendre l’intervention de Jupiter déguisé en Pallas à la scène 10 pour que le roi renonce enfin à son projet. En prenant l’apparence de Minerve, le discours de Jupiter devient plus crédible aux yeux du roi. Les actions des mortels sont à chaque fois influencées par les actions des dieux.
La scène 10 de l’acte IV prépare le dénouement et la résolution de l’intrigue. C’est une des scènes majeures de la pièce puisqu’elle lie à elle seule le destin de la princesse (v. 1671-1672) et c’est aussi l’une des plus longues (soit 88 vers) . Mettant à exécution les conseils de Junon,
Monstrez de Jupiter des marques plus sensibles.Vous devez autrement vous monstrer en ce lieu ;Pour vous faire connoistre il faut paroistre en Dieu.
son passage à l’acte conditionne sa perte et est une conséquence tragique du doute qu’Alcméon nourrit à l’égard de Jupiter comme nous le verrons dans l’étude du dénouement.
Étude du dénouement §
Le dénouement marque le moment où l’on dénoue littéralement les fils de l’intrigue et doit avoir lieu au cours du dernier acte comme le rappelle Corneille dans son Premier Discours57. Le dénouement de notre pièce couvre tout l’acte V et se déroule en deux temps :
Dans un premier temps s’opère le basculement de l’action et le passage du bonheur au malheur. L’arrivée de Jupiter avec tout ses appas divins dans la chambre de Sémélé (V, 3) entraîne la perte de cette dernière ; ce qui devait constituer un bonheur pour elle provoque sa mort :
Monstrant ce que je suis j’expose ce que j’aime ;Sa curiosité luy va couster le jour ;
Par souci de bienséance, la mort n’est pas représentée sur la scène du théâtre. Ce qui implique le recours à un artifice tel que le récit : Dimas, le confident d’Alcméon informe le spectateur de la mort de Sémélé, victime de l’embrasement :
Ouy Seigneur, cet amant adorable,Aux vœux de sa Princesse un peu trop favorable,Est descendu du Ciel, pour s’offrir à ses yeux,Tel qu’il est, quand il regne, & tonne dans les Cieux.De ce Dieu tout en feu la fatale presence…
Une partie du dénouement est donc racontée, notamment avec le récit de la mort d’Alcméon par Atys, le capitaine des gardes du roi, qui joue ici le rôle de messager. Le recours à l’hypotypose fait de ce récit une description avec une alternance entre temps du passé (v.1963) et présent de narration (v.1987-1989) . Tout se passe comme si le présent de narration créait l’hypotypose en actualisant le discours d’Alcméon et en intégrant cette réalité passée à un présent qui est celui du dialogue. C’est notamment à travers des détails sensibles et forts tels que la description de sa mort (v.1970-1972) ou l’exacerbation de ses sentiments pour la princesse (v.1984-1986) , qui captent l’attention du spectateur, qu’on perçoit la scène comme si elle se produisait sous nos yeux.
Le deuxième temps du dénouement est constitué par le deus ex machina provoquant le renversement de situation finale. Cet effet de surprise provoquée par le jeu des machineries est banni par Aristote dans sa Poétique car ce type de dénouement ne résulte pas entièrement et strictement de l’histoire elle-même dans la mesure où il ne s’agit pas d’un procédé de rebondissement de l’action. De la même façon, d’Aubignac marginalise le théâtre à machines ; une intervention extérieure venant perturber la progression du poème dramatique :
L’invention était certaine, mais si l’on en admettait de telle sorte dans le poème dramatique, il ne faudrait plus se mettre en peine pour en rompre les nœuds les plus difficiles. Il est de meme de toutes ces machines qui se remuent par des ressorts du Ciel ou des Enfers ; elles sont belles en apparence mais souvent peu ingénieuses58.
La machine est donc considérée comme une solution de facilité pour le poète. Dans notre pièce, l’apparition du dieu Jupiter à la dernière scène de l’acte vient modifier les données de la première partie du dénouement :
Voy quel est le beau coup qui l’arrache aux mortelsPour le pris d’un trespas que j’ay causé moy-mesme,Je la rends immortelle & digne des autels ;C’est comme Jupiter fait perir ce qu’il aime.
La métamorphose de Sémélé en étoile, devenue ainsi immortelle s’apparente à une sorte de légitimation de son orgueil démesuré. Cependant, l’enjeu de ce renversement de fortune dépasse la simple gloire que tire Sémélé de cet événement. Il implique la renommée de la ville de Thèbes et la gloire du roi aux yeux de la postérité (v.2012-2013) . Cependant, il semblerait que l’apothéose finale consacre plus la gloire du dieu Jupiter que l’honneur qui est fait au roi Cadmus. Il s’agit pour le maître de l’Olympe de rendre public les bienfaits qu’il prodigue aux mortels :
JUPITER à la Renommée & à Mercure.Vous, allez publier ce que j’ay fait pour elle ;Allez vanter par tout la gloire de son sort,Mais avec tant d’éclat, que toute autre mortelle,Porte envie aux honneurs d’une si belle mort.
Divulguer la gloire de Sémélé semble être pour Jupiter une sorte de moyen pour s’assurer une renommée sans égale et affirmer face aux mortels l’étendue de son pouvoir.
L’étude de l’action des Amours de Jupiter et de Sémélé nous a donc montré combien les machines sont intrinsèquement liées à chaque étape de l’action en nouant puis en dénouant l’intrigue. Chaque moment de l’action : exposition, nœud et dénouement tentent de répondre aux goûts du public pour les effets spectaculaires. Mais les dernières scènes de chaque acte contribuent, elles aussi, à maintenir le spectateur en haleine comme nous allons le voir à présent.
Valeur dynamique des dernières scènes de chaque acte §
Si l’on se réfère à la définition de Jacques Scherer, l’acte « n’est pas une division arbitraire de la pièce », il a « son unité et son individualité », « il tend à former un ensemble organique59 » . D’ou l’importance des dernières scènes de chaque acte qui ont pour fonction de résoudre certains aspects de l’intrigue tout en en créant de nouveaux. Chaque prise de décision engendre un nouveau conflit et éveille la curiosité du spectateur. Nous avons vu dans notre étude sur la structure dramatique de la pièce que les actes s’organisent autour des révélations et des éclaircissements des faits, des identités et des stratagèmes. Comment les dernières scènes des actes dynamisent-elles l’action ?
Dès la scène 5 de l’acte I, l’accent est mis sur l’identité secrète de l’amant de Sémélé. Le retardement de la révélation permet de garder l’attention du spectateur en éveil. Dès la fin de l’acte I, c’est l’intervention d’un dieu, ici Amour, qui empêche le dévoilement du secret de Sémélé (v. 641-647) . Tout se passe comme si l’intrigue semblait résolue et que Sémélé puisse garder le silence. Cependant, l’identité restée cachée est révélée dans la scène 4 de l’acte II. La déesse Junon résout elle aussi un des obstacles en certifiant à Alcméon que l’amant de Sémélé est bien le dieu Jupiter (v. 956-957) . Cette scène de révélation, tout en donnant une réponse au questionnement d’Alcméon et en apportant au spectateur un éclairage nouveau sur les scènes précédentes, crée de nouveaux obstacles en mettant en place le dessein de vengeance de la déesse :
Je t’instruiray de tout avant la fin du jour.Adieu je vay vanger ma gloire & ton amour.
Il semblerait que chaque intervention machinée résolve les péripéties, mette en place les obstacles et vienne élucider les mystères précédemment cachés. En effet, les dieux sont de nouveau présents à la dernière scène de l’acte III. Le dialogue entre Junon et Momus constitue une scène d’explication selon la définition qu’en donne Jacques Scherer :
La scène d’explication ou de commentaire[porte] sur des événements dont le spectateur a été témoin mais dont il n’a pas pu comprendre la véritable portée parce qu’une donnée lui manquait60.
Nous apprenons que c’est Momus qui révéla à Junon l’emplacement du jardin enchanté où Jupiter s’était réfugié avec Sémélé :
JUNON.Toy qui sçays les transports de cette frenesie,Pourquoy m’as tu fait voir en amy peu discret,(Par zele ou par chagrin) cet azile secret,Que Jupiter expres a fait pour sa maistresse ?
Cette forme de fin d’acte n’est donc pas tournée uniquement sur l’avenir en annonçant le dénouement et la mort prochaine de Sémélé (v. 1294-1298), elle explique aussi le passé. Les actions passées servent aussi à Jupiter de justification de son identité aux yeux de Sémélé dans la scène 10 de l’acte IV. Cependant, le dieu étant lié par un serment , il se voit contraint de satisfaire les désirs de la princesse. Cette scène dynamise donc l’action en établissant un lien entre le passé comme nous venons de le montrer et le futur puisque c’est dans le dialogue entre Jupiter et Sémélé que se décide le destin de la princesse.
On s’aperçoit donc que chaque fin d’acte est rythmée par le questionnement ou la prise de décision d’un personnage.
Étude des personnages §
Pour établir une hiérarchie des personnages, nous pouvons comparer leur importance respective en étudiant pour chacun d’entre eux à la fois leur temps de présence sur scène, leur volume de parole et leur fonction dans le déroulement de l’intrigue61. De cette analyse, se dégagent trois personnages principaux : Sémélé, Jupiter, Alcméon ; quatre personnages secondaires : Junon et Momus, le roi et la reine. On distingue également des personnages annexes qui n’apparaissent que très ponctuellement et parlent peu, ce sont les confidents Dimas et Dircé ainsi que le capitaine des gardes Atys.
Sémélé, Jupiter, Alcméon §
Sémélé §
Selon d’Aubignac,
les principaux personnages doivent paraître le plus souvent et demeurer le plus longtemps qu’il est possible sur le théâtre.
La princesse est le personnage qui parle le plus : soit 450 vers ; elle est présente dans chaque acte et dans 21 scènes (sur 36) mais ne s’exprime que dans 18 scènes. Néanmoins ce n’est pas le personnage qui s’exprime le plus qui domine les rapports de force dans le cas de notre pièce. En effet, la princesse semble être à la merci de la volonté des dieux. Chacune de ses décisions est remise en cause par une intervention divine : le déchaînement des éléments et le tonnerre qu’agite Junon alors que Jupiter est près d’elle la fait douter de l’identité de son amant (II, 3) :
Sans doute qu’un faux charme abuse ma tendresse.
Lorsque Junon transforme le jardin enchanté en un parc (III, 4), Sémélé se croit à nouveau victime du charme d’un imposteur. Accordant plus de crédibilité à ce qu’elle voit, les manifestations surnaturelles ébranlent ses certitudes. Profitant de l’indécision de la princesse, la déesse Junon lui conseille de demander à Jupiter de « paroistre en Dieu » . Aux yeux de la princesse, cette preuve, parce qu’elle est visuelle, a plus de valeur qu’un simple discours. Cette crédulité face au surnaturel fait donc de Sémélé un personnage essentiellement passif et lui fait remettre en cause l’identité de Jupiter incognito. Elle se trouve alors confrontée à un obstacle que Jacques Scherer qualifie « d’intérieur », le malheur de l’héroïne venant d’un sentiment, d’une passion qui est en elle. Sémélé est prise entre deux impératifs opposés et inconciliables : l’orgueil de posséder un dieu même s’il s’avère que ce soit un imposteur et le mariage avec Alcméon désiré par son père :
Car enfin je veux bien t’avoüer ma foiblesse,L’orgueil fait dans mon cœur autant que ma tendresse.
L’orgueil de Sémélé apparaît alors comme l’un des moteurs de l’action dramatique. Jupiter désirant cacher cet amour, Sémélé se sent humiliée par le « silence honteux » auquel il la condamne :
Je veux que tout le monde apprenne ma victoire,Et ne croiray jamais qu’on m’ayme tendrement,Si le grand Jupiter rougit du nom d’amant :Ma gloire en cet estat est tousjours imparfaite.
Son ambition pousse Jupiter à révéler son identité à Alcméon (v. 883-886) qui le prend pour un imposteur. Ceci entraîne l’incertitude de Sémélé quant à la nature divine de son amant. C’est dans la scène 1 de l’acte IV que l’on perçoit véritablement les hésitations de Sémélé. Les stances sont composées d’une suite de strophes construites sur un même modèle rythmique. Chaque strophe possède une unité de sens et se termine par une chute. D’un point de vue dramatique, elles fonctionnent comme une pause lyrique où le personnage analyse ses sentiments qui traduisent son émotion. Si l’on étudie la progression de ce type de monologue on perçoit l’évolution des sentiments de Sémélé. Dans la première strophe, son orgueil la pousse à préférer la gloire à l’amour :
Quelque choix, quelque amant que mon destin m’apreste,La plus precieuse conqueste,L’est bien moins que l’erreur de posseder un Dieu.
Bien qu’éprouvant un reste de tendresse pour le prince Alcméon dans les deux strophes suivantes, elle en conclue que :
la gloire est une maistresse,Qui veut estre obeye aussi-bien que l’Amour.
Elle met ainsi sur un même pied d’égalité ses sentiments pour le prince et son ambition. Ceci est visible dans l’avant-dernière strophe. Les quatre premiers vers concerne Jupiter et les quatre derniers « parle[nt] pour un Prince adorable » . L’indécision de Sémélé semble résolue dans la dernière strophe :
Ne laisse plus parler la gloire,Je l’ay presque oubliée en faveur de l’amour.
L’emploi de l’adverbe presque laisse supposer que sa décision n’est pas irrévocable. Les stances sont donc bien un lieu de bouleversement et de réflexion du personnage sur la situation et sur ses sentiments et n’aboutissent pas forcément à une prise de décision véritable. À la scène suivante, elle confie à Dircé son choix :
Non je diray tousjours que Jupiter m’adore.Je l’ay dit, je l’ay creu, je le veux croire encore.
Elle bannit donc Alcméon de son cœur quand bien même il ne s’agirait pas de Jupiter par refus de « tomber » dans « une honte extreme » . L’apothéose finale (V, 10) donne raison à la princesse et légitime son orgueil :
Allez vanter par tout la gloire de son sort,Mais avec tant d’éclat, que toute autre mortelle,Porte envie aux honneurs d’une si belle mort.
Jupiter62 §
Même si Jupiter n’apparaît qu’au début de l’acte II déguisé en berger, il est au centre du dialogue dès le début de la pièce. Sémélé expose à sa confidente Dircé (I, 2) les innombrables qualités d’un « dieu qui flatte & qui caresse » et qui « fait tout pour nous plaire » . Avec 293, 5 vers, il est le personnage qui s’exprime le plus derrière Sémélé. Il n’hésite pas à se mettre lui-même en avant :
Moy craindre pour ma gloire un choix si glorieux ?Moy qui pour vous servir, abandonne les cieux ?Moy qui bruslant pour vous d’une ardeur sans secondeNeglige sans rougir la conduite du monde ?Moy qui montre à vos yeux un amant si charmé,Qu’il cesse d’estre Dieu pour estre plus aymé ?
La construction anaphorique « moy qui » en début de vers confirme l’importance que Jupiter accorde à ses moindres actes qui doivent être perçus comme des exploits aux yeux d’une mortelle. De la même façon, à la fin de la pièce, il commande à la Renommée et à Mercure d’ « aller publier ce qu’[il] a fait pour elle » ; l’immortalité de Sémélé consacre donc la gloire de Jupiter. Il met en valeur chacune de ses actions, notamment la création du jardin enchanté. Véritable cadre pastoral, il est l’un de ses « grands essais d’amour et de puissance » . L’accent est également mis sur la nature du dieu : son attitude presque trop humaine remet en cause son statut divin. Par faiblesse, Jupiter satisfait le moindre désir de la princesse quitte à se compromettre :
Hé bien que tout le monde aprenne ma deffaite :Il faut bien satisfaire à vostre ambition ;Que mon amour éclatte aussi loin que mon nom.
La faiblesse du dieu transparaît à travers son attitude vis-à-vis d’Alcméon (II, 3) . Par compassion pour l’amant de Sémélé, il ne lui montre qu’un « essay » de son pouvoir. Puis lorsque Junon s’apprête à descendre sur terre, il prend la fuite avec Sémélé. Tout se passe comme si Jupiter éprouvait des sentiments humains. De surcroît, il est plus souvent représenté sur terre en habit de berger (II, 1, 2, 3 ; IV, 10) que sur une machine (III, 1 ; IV, 9 ; V, 3) ; d’où la proximité entre les hommes et les dieux et le désir d’approcher l’amour humain :
Que ne suis-je plus foible afin de mieux aymer ?Ou s’il faut souhaiter une chose impossible,Que ne suis-je moins Dieu pour estre plus sensible ?
À la fois mari, amant et maître de l’Olympe, seule sa fonction divine lui rappelle son statut de dieu lorsqu’il « rend (ses) soins à l’univers » ainsi que la façon dont il conçoit l’amour divin où l’on retrouve l’idée d’une constante insatisfaction (v. 719-725) . Jupiter ne recouvre complètement son aspect divin qu’à la fin de la pièce :
J’aime, mais j’aime en Dieu, sans honte & sans foiblesse,La gloire fut tousjours ma premiere maistresse ;Si je preste à l’amour ma gloire & mon pouvoir,Je sçay sacrifier l’amour à mon devoir.
Alcméon §
Le prince d’Argos Alcméon est l’un des seuls personnages véritablement tragiques. L’une des premières questions qui se pose après la lecture de cette tragédie est de savoir qui en est le héros. Fils de roi, amoureux trompé et jaloux (v.455-460), Alcméon possède tous les éléments principaux qui caractérisent un héros tragique. De plus, il participe à la création du nœud en faisant part au roi de ses inquiétudes (I, 4) et de l’infidélité de Sémélé. Tout comme la princesse, Alcméon a confiance en la parole des dieux : il n’hésite pas à confier à Junon le soin de venger son amour :
Hé bien sauvez mon cœur de cette lâcheté :Je voudrois bien haïr cette ingrate beauté ;Mais puis que sur mes sens elle est trop souveraine,Pour vanger mon amour, prestez-moy vostre haine ;Si je ne sçay qu’aymer, hayssez-là pour moy.
Le tragique semble en effet être du coté d’Alcméon dans la mesure où son statut de mortel n’est pas comparable à celui du maître des dieux. Il lutte contre un pouvoir qui le dépasse et en a parfaitement conscience :
Que suis-je, helas que suis-je aupres de Jupiter ?
Ou encore,
Je me suis dis cent fois en secret, à moy-mesme,Qu’il faut cesser d’aimer quand Jupiter vous aime,Et que d’un foible amant le sort trop inégal,Doit trembler prés d’un Dieu qui s’est fait mon rival.
Ces forces surnaturelles sont rendues visibles dans le genre de la tragédie à machines et permettent l’affrontement entre les hommes et les dieux. La scène 3 de l’acte II matérialise cette rivalité : croyant affronter un simple berger, Alcméon tente de le braver (v. 871-876) mais lorsqu’il apprend par Junon qu’il s’agit du vrai Jupiter (v. 958-961), cette concurrence se transforme en un affrontement entre amour divin et amour humain. Même si Jupiter « peut tout » car « il est Dieu », le prince « aime plus que luy » et peut offrir sa mort à la princesse. Il accorde ainsi plus de prix à l’amour d’un mortel et le met souvent en valeur :
A-t’il du sang à perdre, une vie à donner ?Et si vous demandez & son sang & sa vie,Vostre Dieu pourroit-il contenter vostre envie ?
Cependant, face à un dieu tout puissant, son amour est voué à l’échec :
Les Dieux ont secondé vostre injuste rigueurCruelle, ils devoient seuls achever mon mal-heur,Et j’avois merité de perdre ce que j’aime,Pour la haine des Dieux, & non pas par vous mesme.
Soumis à la volonté du dieu, la passion tragique qu’il nourrit pour Sémélé le conduit à la mort à l’annonce de l’embrasement de cette dernière. Bien que la princesse soit considérée comme l’héroïne de la pièce (elle est fille de roi, et est constamment tiraillée entre orgueil et amour), Alcméon apparaît comme le personnage le plus tragique de cette tragédie d’autant plus qu’au XVIIe siècle, le suicide est considéré comme un acte de bravoure.
Junon et Momus §
Junon §
La déesse Junon apparaît de prime abord comme l’un des personnages secondaires de la pièce. Elle n’est présente que dans 6 scènes ; soit 113, 5 vers. Toutefois, elle fait figure de manipulatrice et participe à la création du nœud de la pièce. Soulignons que Junon intervient à chaque fois à la fin des actes II, III et V. Ses apparitions semblent déterminer l’avenir des personnages et ont un impact sur le dénouement. Femme trompée, elle n’agit que pour se venger de sa rivale et cache sa vengeance sous celle d’Alcméon (II, 4) :
Sur sa fiere beauté par de secrets moyensJe m’apreste à vanger tes feux comme les miens.
Elle lui promet l’amour de la princesse en retour et non pas sa mort. Après avoir révélé les motifs de sa vengeance, la déesse a recours à « l’artifice & l’adresse » et au déguisement pour mettre à exécution ses plans. Elle rend visite à Sémélé sous l’apparence de Mercure (III, 4) afin de la persuader qu’elle est victime des charmes d’un « infame imposteur » . Pour faire réussir ses projets, elle commence par faire douter la princesse de son propre discours :
Non non n’en croyez pas le fils de Jupiter,De cette douce erreur vous devez vous flatter ;
puis parvient à la faire s’interroger sur la véracité des propos d’un des deux amours :
L’en croyez-vous si-tost qu’il se vante de l’estre ?Ces yeux à qui l’amour doit le nom de vainqueurN’ont garde de douter d’un si charmant honneur ;Vous pourriez toutesfois, sçachant ce que vous estesPrendre d’autres garands pour de telles conquestes.Mais n’en croyez icy Mercure ny l’amour,Et dans ces lieux suspects craignez quelque faux jour.
Junon prépare ainsi habilement sa vengeance en donnant plus de valeur à son ultime argument : demander à Jupiter qu’il lui « fasse un digne essay de toute sa puissance. » . La preuve concrète apparaît donc plus fiable aux yeux de la princesse que n’importe quels discours. L’épouse de Jupiter est donc constamment à l’origine des actions et des paroles de Sémélé puisque c’est sur son conseil que la princesse demande à Jupiter de se montrer à elle dans toute sa gloire (IV, 10) .
Momus §
D’après le dessein, Momus « n’est pas, comme quelques uns se l’imaginent, le bouffon des Dieux mais un railleur chagrin, et un Chagrin indiscret » . Dieu de la raillerie et des critiques malicieuses, Momus n’est présent que dans 6 scènes tout comme Junon, soit 164, 5 vers. Cependant, il joue un rôle essentiel dans les rapports de force entre les personnages. Il apparaît de prime abord comme un moralisateur critiquant la conduite de Jupiter (II, 1), lui reprochant son inconstance et le recours à de multiples déguisements (v. 666-679) . Il « blâme » également Junon (III, 7) pour sa curiosité et son excès de jalousie envers la princesse. De surcroît, il est non seulement le censeur des dieux mais aussi celui des hommes (V, 2) . Lorsque Jupiter s’apprête à rendre visite à Sémélé, Momus lui reproche d’avoir « dans la teste un orgueil dangereux » et de considérer qu’ « estre aimé » n’est pas selon elle « le plus grand bien » . La constante observation des hommes par les dieux est donc assurée par Momus, véritable médiateur entre les plans humain et divin. Mais le statut de ce dieu dans notre pièce est en réalité très original puisqu’il devient le serviteur, le confident de Jupiter. Le questionnement de Momus (v. 732-746) entraîne une justification de l’attitude de Jupiter. Momus permet l’explicitation des désirs de son maître :
S’il est quelque foiblesse à se laisser charmer,Que ne suis-je plus foible afin de mieux aymer ?Ou s’il faut souhaiter une chose impossible,Que ne suis-je moins Dieu pour estre plus sensible ?
Il « tien(t) la place de Mercure » et le maître des dieux « fait d’un censeur des dieux un confident d’amour » . Dominique Quéro parle d’un « contre-emploi63 » car le rôle qui lui est attribué ne correspond pas à celui qu’on lui confère habituellement. Son statut est en constante contradiction avec les propos qu’il tient à la scène 1 de l’acte III :
MOMUS bas en s’en allant.J’obeiray fort mal s’il faut estre discret.
Il semblerait que Momus apparaisse la plupart du temps à des moments stratégiques de l’action dramatique c’est-à-dire en début ou en fin d’acte. Son dialogue avec Junon intervient à la dernière scène de l’acte III comme pour montrer la portée de son pouvoir. C’est dans cette scène que l’on comprend quels sont les desseins de Momus :
De l’employ de censeur, je ne puis me defaire :Mon metier vaut celuy de Jupiter ton pere :Qu’il dispose de tout, qu’il regne dans les Cieux,Qu’il gouverne à son gré les hommes & les Dieux,Il a droit de tout faire, & j’ay droit de tout dire ;Il est armé de foudre, & moy de la satire :L’empire d’un censeur va plus loin que le sien ;Il épargne les Dieux, & je n’épargne rien :
Il met donc sur un même pied d’égalité le rôle de Jupiter et le sien et se définit comme un facteur de discorde. Ses rares apparitions sont donc déterminantes pour l’avenir des personnages : c’est lui qui révèle à Junon l’emplacement du jardin enchanté (v. 1285-1288) et qui, indirectement, est à l’origine des décisions de la déesse qui provoquent la mort de la princesse. Contrairement à Junon qui désire se venger de Sémélé par jalousie, Momus agit sur des motifs personnels :
D’ailleurs si de ce Dieu j’évante le secret,C’est un juste despit qui me rend indiscret ;Quand pour servir sa flâme je m’erige en Mercure,Je trahis son amour pour vanger mon injure
Il raille et badine sur son propre rôle tout en attisant la colère des dieux. À la fois confident et traître, il ambitionne même de se servir des attributs de Jupiter à son insu, pendant que celui-ci rend visite à Sémélé (V, 4) .
Le roi et la reine §
Le roi §
Instance dirigeante représentante du pouvoir, le roi de Thèbes Cadmus rentre pour la première fois sur scène à la scène 4 de l’acte I pour ne réapparaître qu’à l’acte IV. Le prince Alcméon vient lui faire part de ses inquiétudes concernant la fidélité de Sémélé et le prévenir qu’il a « un rival dans sa Cour » . En faisant apparaître le roi dès l’acte I, cela permet de mettre en place un enjeu non négligeable pour la suite de l’intrigue : le destin de Sémélé est lié à celui de la ville de Thèbes. En effet, plus qu’une autorité paternelle, Cadmus représente l’autorité royale. Lorsqu’ils parlent de lui, les personnages font toujours référence à sa fonction en l’appelant « le roy » et non pas Cadmus. De surcroît, les décisions qu’il prend dépendent intégralement du bien-être de la ville :
On sçait, pour faire à Thebes un solide repos,Que voulant allier ce Trône avec Argos,Il faut qu’avecque vous, par un Hymen fidelle,Semelé nous assure une paix immortelle :Un si grand interest ne peut estre ignoré.
La « paix immortelle » est probablement une allusion au dénouement. Cette paix sera obtenue mais pas de la façon dont le roi le prévoit. Le père choisit donc un futur époux à sa fille sans le consentement de cette dernière en fonction de sa richesse et de sa puissance. Pour des raisons diplomatiques, le mariage de Sémélé est nécessaire. Elle « doit s’expliquer ou craindre (son) pouvoir » . Le roi intervient à nouveau à l’acte IV c’est-à-dire au moment de l’accomplissement de sa parole :
Je n’examine point si c’est histoire ou fable,Et si son Jupiter est feint ou veritable.Quoy qu’il en soit, il peut uzer de son pouvoir ;Mais non pas m’empescher de faire mon devoir.Venez, Seigneur, suivez, & vous aussi Princesse ;Allons dedans ce Temple accomplir ma promesse.
Malgré les interventions successives de la reine (IV, 5), de l’Hyménée (IV, 6) et de la Jalousie (IV, 7), la volonté du roi reste inébranlable : « Je crains peu ces horreurs, & je suis sans foiblesse » ou encore : « Je tiendray ma parole, & j’iray jusqu’au bout » . C’est l’intervention de Jupiter déguisé en Pallas qui fait renoncer le roi ; d’où la crédibilité du déguisement en Minerve aux yeux du roi et la supériorité de l’instance divine sur la volonté humaine (v. 1598-1601) . La nouvelle de la mort de Sémélé permet la réapparition de Cadmus sur la scène ; il énumère alors les malheurs auxquels il doit faire face :
La honte de mon sang, tout mon espoir perdu,Mon throsne & mon palais embrazez par la foudre,Ma fille aneantie, & son corps mis en poudre.
Il n’est question de la mort de Sémélé qu’après avoir fait allusion à la perte de sa renommée et à l’embrasement du palais. Il accorde ainsi plus d’importance à sa réputation et à l’avenir de Thèbes qu’à la perte de sa fille. Celle-ci était l’instrument qui permettrait la réalisation de tout ses espoirs : la gloire de Thèbes. De même, la mort tragique d’Alcméon est assimilée au « dernier coup d’un malheur sans égal » . Cependant, à travers l’immortalité de Sémélé, ce n’est pas seulement l’honneur et la gloire du roi qui sont saufs, c’est aussi ceux de Jupiter. En demandant pardon à Jupiter (v. 2022-2025), il glorifie ce dernier.
Même si le roi n’apparaît pas dans toutes les scènes, sa présence est souvent sous-entendue à travers des idéaux et des valeurs tels que le mariage (v. 371-374 ; v. 851-852) . Parfois, il s’agit d’un moyen de pression pour faire changer d’avis la princesse (v. 1387, 1402) . Il met donc en valeur l’affrontement constant entre les plans divins et humains.
La reine §
Contrairement au roi, la reine Hermione, fille de Vénus et sœur d’Amour, agit en fonction de son autorité maternelle et non impériale. Sa présence sur la scène n’est pas négligeable : soit 13 scènes sur 36. C’est en elle que semble résider la cause de l’amour de Sémélé pour Jupiter :
Vous fille de Venus, ne la flattez-vous pasDe l’espoir de gagner un Dieu par tant d’appas,
La première tirade de la reine (I, 4) porte sur l’éducation qu’elle a donné à sa fille. Elle met en valeur les bienfaits de son origine divine (585-587) . Ainsi, les raisons de sa désobéissance ne seraient pas à imputer au sang des dieux. La reine joue également le rôle de pacificatrice (601-604) et rend possible le dialogue à la scène suivante. Pressant Dircé de lui révéler l’identité de l’amant de sa fille (I, 5), elle apparaît comme une intermédiaire entre le roi et sa fille et devient un adjuvant de celle-ci après l’intervention d’Amour. La venue du dieu établit dès lors une proximité avec les dieux. Elle est la toute première à assurer le lien entre le ciel et la terre en ayant connaissance des décisions terrestre et céleste (v. 649-655) . Tout comme le roi, la reine intervient à l’acte I puis à l’acte IV et V ; agissant dans l’intérêt de Sémélé, elle oppose une défense constante au mariage de sa fille avec Alcméon dans les scènes 5, 6, 7 et 8 de l’acte IV,
En vain aupres du Roy ma tendresse obstinée,A tasché de combattre un hymen resolu ;Il faut aller au temple, & l’ordre est absolu.
et rend ainsi légitime l’orgueil de Sémélé (v.1498-1502) en soutenant son choix :
Joüis de ta fortune & soustiens dignement,L’illustre choix d’un Dieu, qui s’est fait ton amant.
C’est donc la parole du dieu Amour et les promesses de gloire qui l’accompagne (v. 1527) qui justifient l’attitude de la reine. Cependant, lors de la nouvelle de la mort de Sémélé, elle se tient pour responsable de ce malheur et accuse Junon (V, 7) de « triompher de (sa) fille et de (son) désespoir »
Nous retrouvons ici la même thématique que dans l’Andromède de Corneille où Cassiope, femme de Céphée roi d’Ethiopie, fière de la beauté de sa fille Andromède n’hésita pas à la préférer à celle des Néréides. Irritées par tant d’orgueil, elles firent sortir des flots un monstre marin. Alors qu’Andromède est désignée par l’oracle pour être la prochaine victime du monstre, sa mère se lamente et se sent responsable du destin que les dieux ont réservé à sa fille :
CASSIOPE.Me voici, qui seule ai fait le crime,Me voici, justes Dieux, prenez votre victime,S’il est quelque justice encore parmi vous,C’est à moi seule, à moi qu’est dû votre courroux.Punir les innocents, et laisser les coupables,Inhumains, est-ce en êtren est-ce en être capables ?A moi tout le supplice, à moi tout le forfait64.
Dans notre pièce, le reine Hermione se reproche d’avoir « flatté » l’orgueil de sa fille :
Mais pourquoy la punir du crime de sa mere ;J’avois mis dans son cœur cet orgueil temeraire,Et c’est par mes leçons qu’elle osa se flatter,D’arracher à Junon le cœur de Jupiter.
Cependant, elle reste l’une des garantes sur terre de la véracité de la parole divine, elle tient une place privilégiée dans le dialogue entre les dieux et les mortels. C’est notamment la reine qui interpelle Jupiter dans la dernière scène de la pièce en lui demandant les raisons d’un tel malheur (v. 1991-1999) .
Dircé et Dimas §
Dircé, la confidente de Sémélé n’apparaît que très peu sur la scène. La plupart du temps, elle est présente dans des scènes de dialogue entre elle et sa maîtresse. Lorsque l’héroïne éprouve le besoin de s’épancher ou d’exposer son dilemme, la confidente est là pour faire l’analyse de la situation (v. 362-367) et pour lui en rappeler le danger :
Mais le Roy qui du Prince estime l’alliance,Et voit que vostre cœur panche à quelque inconstance,Veut sans plus differer le faire vostre Espoux ;Vous devez obeir ou craindre son courroux.
À la scène 2 de l’acte I, Dircé est la seule à détenir le secret de l’identité de l’amant de Sémélé. La scène entre la maîtresse et la confidente est donc un lieu privilégié pour nous faire part des informations nécessaires à la compréhension de l’action. Elle permet aussi de mettre au jour les projets de Sémélé (v. 382-386) . Le rôle de Dircé est également d’assurer le lien entre la reine et sa maîtresse (I, 5) . Elle est en effet l’unique personne qui serait susceptible de dire la vérité et de faire avancer l’action dramatique par le dévoilement du nom de l’amant de Sémélé. Cependant, l’on s’aperçoit que lors des dialogues entre la confidente et l’héroïne, c’est Sémélé qui parle le plus. Soit 30 vers contre 6 à la scène 2 de l’acte IV ou encore 18 vers contre 3 pour Dircé à la scène 1 de l’acte V. Le questionnement de Dircé permet l’explicitation des sentiments contradictoires de la princesse :
DIRCE.Quel est donc cét orgüeil, Madame, qu’il s’explique,Luy, qui parle si fort pour un Dieu chimerique.La gloire defend-elle à ce cœur abusé,De preferer un Prince à ce Dieu supposé ?SEMELE.La gloire permet-elle à ma flame trompée,Qui de l’espoir d’un Dieu s’estoit preoccupée,D’accepter un mortel, & par ce changement,Faire éclater ma honte & mon aveuglement ?
Ce dialogue intervient juste après les stances de Sémélé dans lesquelles transparaissent les hésitations de la princesse. La véritable prise de décision intervient lors du dialogue (v. 1388-1401) : elle « dir[a] tousjours que Jupiter l’adore » . L’aveu des ses sentiments, ou plutôt de son orgueil est rendu possible par le questionnement de la confidente qui, lui exposant un autre point de vue et défendant le prince Alcméon, lui permet de choisir entre son amour et sa gloire. À la scène 1 de l’acte V, elle tente une nouvelle fois de la persuader de renoncer à ses projets (v. 1718-1720), mais sans succès.
Quant à Dimas, le confident d’Alcméon, il n’intervient que deux fois à la scène 3 de l’acte II pour introduire le prince auprès de la princesse et à la scène 5 de l’acte V pour prévenir son maître de la mort de Sémélé. Comme nous l’avons dit, il semblerait que ce soit la déesse Junon qui se substitue à Dimas. Celui-ci n’est pas le témoin de la souffrance d’Alcméon et n’a donc pas véritablement le statut de confident.
Même si le rôle du confident n’est que secondaire, il participe à la progression de l’action dramatique en transmettant des informations, en conseillant son/sa maître(sse) et en l’avertissant des conséquences et des enjeux des décisions prises.
Les divinités auxiliaires §
Dieux secondaires (l’Aurore, les Heures) ou divinités allégoriques (la Jeunesse, les Plaisirs, Les Fantômes, la Jalousie, la Renommée) sont les serviteurs des grandes puissances olympiennes. Qu’ils soient messagers des dieux ou qu’ils symbolisent un élément naturel ou un sentiment, ils n’interviennent que ponctuellement dans l’action.
Enjeux dramatiques principaux §
Des dieux metteurs en scène §
Dans les Amours de Jupiter et de Sémélé, les dieux apparaissent comme des metteurs en scène qui font et défont les décors à leur guise et qui dirigent la vie des hommes en y prenant activement part.
Tout d’abord, quelles sont les caractéristiques qui confèrent aux dieux un statut particulier qui les distinguent des mortels ? Chacun des dieux entre en scène sur une machine accompagné par des dieux secondaires ou par un air musical qui les différencie. Par exemple, l’Aurore pénètre dans la chambre de Sémélé « précédée par deux Heures, & l’on entend un concert de voix et d’instruments » . De la même façon, Vénus descend en terre accompagnée de deux amours et Junon au chant des chœurs des bergers. Si l’arrivée des dieux est inséparable d’un air musical, il arrive que certains dieux chantent eux-mêmes : Vénus rend visite à Sémélé dans son char et descend tout en chantant ; lorsque Jupiter s’apprête à entrer dans la chambre de Sémélé avec toute sa pompe, lui aussi entonne un air. Nous constatons donc que la musique confère aux dieux un statut à part et les fait apparaître en tant que dieux. Les composantes non verbales que sont les machines et la musique permettent de distinguer aux yeux des spectateurs les dieux des mortels. Elles fonctionnent comme des attributs des dieux. Les chœurs accompagnent la descente ou l’envol de plusieurs divinités (v. 936-941 ; v. 2006-2008) . La puissance des dieux est également mise en valeur par la façon dont ceux-ci s’expriment. Lorsqu’ils sont sur les machines, les dieux s’expriment en vers mêlés (v. 249-358 ; v. 1110-1115) . Ainsi, le chant permet de distinguer les dieux des mortels ; il s’agit d’un élément de reconnaissance. En effet, lorsque les dieux arrivent sur terre (v. 660-665 ; v. 1142-1159), faisant ainsi la jonction entre les plans humain et divin, ils s’expriment en alexandrins. Jupiter, désirant masquer son identité aux yeux de Junon, se déguise en berger et s’exprime alors comme un mortel en alexandrins pour que la confusion soit complète. Toutefois, Jupiter ne s’exprime pas en mode chanté dans notre pièce, même lorsqu’il revêt sa véritable apparence. (v. 2010-2021) .
Si la machine révèle la puissance des dieux, elle rend également visible aux spectateurs leurs actions. Leur supériorité leur permet d’avoir recours à de nombreux artifices et machinations influençant le cours de l’action. Nous constatons que les interventions divines sont de deux sortes : celles où le dieu apparaît sous sa véritable apparence, rendant ainsi visible son identité aux mortels, et celles qui sont cachées, détournées où les dieux utilisent stratagèmes et déguisements pour parvenir à leurs fins. Analysons de prime abord la portée dramatique du premier type d’intervention. Ce sont la plupart du temps les dieux qui sont porteurs d’un message venant d’un dieu supérieur qui interviennent dans le fil de l’action sous leur véritable apparence : Jupiter fait prévenir Sémélé de sa présence dans le parc du palais en habit de berger par l’intermédiaire de l’Aurore. Cette délégation de la parole transparaît également à travers l’intervention du dieu Amour. La présence de l’aigle est le signe direct de l’origine du discours prononcé par Amour. Les dieux au service de Jupiter, en tant que messagers, conservent leur identité. Ainsi, le propos n’en a que plus de valeur et sa véracité n’est pas remise en cause. La seule présence divine suffit à assurer une crédibilité au discours tenu (III, 2, 3) . Cependant, les dieux, pour servir leurs intérêts ont recours à la ruse et à la tromperie. Comment les dieux prennent-ils le statut de magicien ? Nous constatons qu’ils agissent directement sur les changements de décors s’apparentant ainsi à des metteurs en scène : à la scène 1 de l’acte III, Jupiter transporte Sémélé dans un jardin enchanté. Voulant persuader la princesse que ces effets de puissance sont le fruit d’une imposture, Junon transforme le jardin enchanté de Jupiter en un parc. Ainsi, les changements de décors à vue sont vécus comme des tours de magie et tiennent une place décisive dans le déroulement dramatique. L’intervention même du dieu provoque le changement de décor. À la scène 3 de l’acte V, Jupiter rendant visite à Sémélé avec tout son apparat, change le palais en un décor de palais brûlé. Les transitions entre les différents décors sont justifiées par le rôle accordé aux dieux. Non seulement ils modifient les décors, mais ils interviennent sur les éléments : Junon excite les orages pour faire croire à Sémélé que Jupiter incognito est un imposteur et à la scène 10 de l’acte V, « le Theatre se change en un theatre de nuages » au moment où Jupiter apparaît dans son palais. Maître des éléments, les dieux affirment leur toute puissance. Soulignons que ce sont les personnages qui nous informent des résultats des changements de décors :
JUPITERQuel changement soudain excite la tempeste ?Quand je suis sur la terre, il tonne dans les cieux.
Ou encore, lorsque le temple d’Hyménée laisse la place à l’antre de la Jalousie :
LE ROY.Que vois-je, justes Dieux, quel est grand courroux ?Et le temple, & le Dieu, tout s’enfuit devant nous.Et je vois à leur place un horrible spectacle.
Le discours des personnages est actualisé par la machine. Tout se passe comme si le texte théâtral légitimait les manifestations divines en les incluant dans le fil de l’action. En maîtrisant les éléments, ils interviennent sur le cours de la vie des hommes qu’ils régissent. Les décisions des mortels apparaissent comme des conséquences de ces machinations : si Sémélé doute de plus en plus de l’identité de son amant (v. 921), c’est bien parce que le tonnerre retentit alors que Jupiter est sur terre. Les dieux sont ceux qui informent les mortels des stratagèmes. Convainquant ainsi les mortels qu’ils détiennent la vérité, ils influencent leurs actions. C’est la déesse Junon qui vient trouver Alcméon (II, 4) en lui certifiant qu’il a bien Jupiter pour rival. Ainsi, elle modifie la perception qu’Alcméon a de la situation :
Jupiter mon rival ? que dites vous Déesse ?Le rival dont j’osois mépriser la foiblesse,Luy qui comme un berger se montroit à mas yeux,Ce rival est un Dieu le plus puissant des dieux ?
Mais pour réussir leurs desseins, non seulement les dieux transforment les décors mais ils se métamorphosent eux-mêmes : apparaissant et disparaissant, ils se cachent à leur gré. Jupiter rend visite à Sémélé incognito déguisé en berger pour échapper à la vigilance de Junon, puis voulant fuir sa colère, il disparaît à nouveau avec Sémélé dans une nue pour ne réapparaître ensuite qu’à la scène 9 de l’acte IV sous l’apparence de Minerve. Junon, elle aussi, use de cet artifice : déguisée en Mercure, elle rend visite à Sémélé (III, 4), et reprend sa véritable identité dans les scènes suivantes (III, 6, 7) . Jouant ainsi sur leur apparence pour abuser les mortels, tout se passe comme si les dieux réglaient des différents internes indépendamment des humains. Les dialogues qu’entretiennent respectivement Jupiter et Junon avec Momus en sont la preuve. Le déguisement de Jupiter en berger est un prétexte nécessaire pour mieux discourir sur l’inconstance de Jupiter. À la scène 1 de l’acte II, Momus lui reproche de « courir de belle en belle » ce qui amène Jupiter à se justifier et à argumenter sur sa conception de l’amour :
Ouy mais de mon amour apprens tout le mystere.Quelque glorieux chois, qu’un Dieu se puisse faire,Sçache qu’il ne sçauroit remplir tous ses desirs :Son cœur qui veut par tout le comble de plaisirs,Repare le deffaut de ces beautez mortelles,Par un enchaisnement de conquestes nouvelles.
De ce fait, on s’aperçoit que Junon veut moins se venger de Sémélé que de l’inconstance de ce « Dieu qui va tousjours de conqueste en conqueste » (II, 4) . C’est dans ce type de dialogue entre dieux qu’on perçoit les véritables desseins des personnages. Soulignons que ces dialogues sont peu nombreux. On en compte trois : la scène 1 de l’acte 2 constitue le premier dialogue entre Jupiter déguisé en berger et Momus. Nous constatons que ce sont des motivations personnelles qui font agir Jupiter : craignant la jalousie de Junon, ce dernier érige Momus en Mercure pour prévenir les soupçons de sa divine épouse et « fait d’un censeur des dieux un confident d’amour » . Véritable metteur en scène, Jupiter redéfinit le rôle de Momus. En lui conférant un nouveau statut, il participe à la progression de l’action dramatique en faisant naître chez Momus le désir de vengeance. Le second dialogue entre dieux est celui entre Junon et Momus à la scène 7 de l’acte III. C’est dans cette scène que l’on comprend le double jeu de Momus :
Quand pour servir sa flâme je m’erige en Mercure,Je trahis son amour pour vanger mon injure,
et que l’on perçoit l’entreprise de vengeance de Junon (v. 1321-1322) . Les dieux prennent des décisions à titre personnel qui vont influencer le cours de la vie des hommes : la trahison de Momus, qui divulgue à la déesse les projets de Jupiter, réveille la jalousie de Junon et scelle ainsi le destin de Sémélé. À la scène 3 de l’acte V, la présence de Momus permet à Jupiter de légitimer sa décision d’apparaître à Sémélé avec toute sa pompe (v. 1824-1826) et prépare le dénouement (v. 1814 à 1816) .
À chaque dialogue entre dieux, on perçoit les dessous de l’intrigue et les motifs qui les font agir. Modifiant les décors et ayant prise sur les éléments, ils affirment leur supériorité et tiennent les fils des ressorts de l’action dramatique.
Un tragique de l’incertitude liée à l’identité §
Nous avons vu dans l’étude du déroulement de l’action en quoi le déguisement est lui-même un obstacle à la progression et à la résolution de l’intrigue. En effet, il conditionne les réactions des personnages ainsi que leurs prises de décisions. Mais qu’implique le déguisement de Jupiter en berger ? De quelle manière rend-t-il possible la tragédie ?
Au cours de la pièce, le maître des dieux revêt plusieurs déguisements successifs. C’est-à-dire qu’il y a à la fois « addition » et « multiplication » des déguisements. Georges Forestier précise qu’il s’agit de « l’unique tragédie qui présente cette forme65 » . Mais comment et pourquoi Jupiter se déguise-t-il ? Le maître de l’Olympe apparaît pour la première fois déguisé en berger à la scène 1 de l’acte II. Ce déguisement a plusieurs fonctions : tout d’abord, il permet à Jupiter de se cacher de Junon et d’éviter sa colère (v. 771-774), mais il est surtout nécessaire pour approcher Sémélé. Sans déguisement, Sémélé serait foudroyée par la présence de Jupiter. Il convient dès lors de se pencher sur les conséquences qu’induit ce changement d’identité. Qui dit déguisement dit changement de condition : en apparaissant en berger, Jupiter choisit un statut qui lui est inférieur. Cependant, contrairement à un déguisement classique qui implique qu’on taise son nom et qu’on adapte son discours à sa condition, on sait depuis le début de la pièce que Jupiter se cache derrière le berger. Il ne s’agit pas pour le dieu de changer d’identité mais de taire celle-ci, de la masquer aux yeux de certains personnages. Soulignons également que des personnages comme Sémélé, Dircé et Momus sont mis dans la confidence de ce changement. Ainsi l’illusion du déguisement ne doit pas faire effet sur tous. Il est utilisé par prévention. De ce fait, il reste essentiellement un moyen. Mais qu’advient-il si l’illusion ne fonctionne pas ? C’est à partir du moment où Alcméon s’aperçoit que ce n’est probablement pas un berger, que le doute s’installe et rend ainsi possible l’action tragique. Nous l’avons vu, la scène 3 de l’acte II est l’une des scènes principales participant à la création du nœud. Dans cette scène, on s’aperçoit qu’il y a une inadéquation totale entre l’apparence d’un berger et les propos tenus par celui-ci :
JUPITER.Ce conseil quel qu’il soit nous fera peu de mal.ALCMEON.Hé quoy vous me bravez ?JUPITER.Non j’aurois peu de gloire,De braver un rival quand il pert la victoire.ALCMEON.C’est parler devant moy bien haut pour un berger.JUPITER.Des bergers comme moy le peuvent sans danger.ALCMEON.Cette fierté m’étonne & je ne puis comprendre…
C’est le mode d’expression qui est à l’origine du doute du prince. Si le discours démasque en quelque sorte l’identité de Jupiter, en quoi le déguisement qu’il choisit, celui d’un humain, favorise t-il d’autant plus le doute ?
Tout se passe comme si le personnage de Jupiter se trouvait humanisé. Dans un premier temps, c’est le dieu lui-même qui en vient à regretter sa condition d’immortel :
S’il est quelque foiblesse à se laisser charmer,Que ne suis-je plus foible afin de mieux aymer ?Ou s’il faut souhaiter une chose impossible,Que ne suis-je moins Dieu pour estre plus sensible ?
Il n’y a donc pas de coïncidence entre son attitude et celle que Momus s’attend à voir transparaître chez Jupiter :
MOMUS.Est-il d’autres plaisirs pour le Dieu du tonnerreQue celuy quand il veut de foudroyer la terre ?
En regrettant sa nature divine, il fait preuve de sentiments humains, et se montre comme un dieu sensible et doué d’émotion (v. 1105-1107) . On s’aperçoit donc que le déguisement en berger permet au maître de l’Olympe de se rapprocher de l’amour humain. Il l’humanise et le fait passer pour un être vulnérable aux yeux de Sémélé et d’Alcméon (v. 879) .
Outre l’apparence, le dieu Jupiter est humanisé par sa proximité avec les mortels et par le doute qui plane autour de son pouvoir. Sémélé semble oublier qu’elle a en face d’elle le dieu Jupiter. De surcroît, elle met sur un même plan l’amour des dieux et celui des hommes (v. 440) . C’est donc le coté trop humain de Jupiter qui nourrit le doute de Sémélé sur l’identité de son amant.
D’après Christian Delmas, « c’est cette humanisation qui permet la tragédie66 » . Le doute induit une quête, une recherche de la véritable identité de celui qu’on soupçonne d’être un imposteur. Cette entreprise d’élucidation pose la question de la légitimité et de l’imposture du pouvoir. Quels sont donc les effets du déguisement une fois celui-ci démasqué ? À partir du moment où les personnages se rendent compte qu’il s’agit d’un déguisement (II, 3), le doute sur l’identité du berger devient possible. Il semblerait que la nouveauté de l’œuvre de Claude Boyer soit de mettre l’accent sur la question de la nature du pouvoir du dieu Jupiter. À chaque action entreprise par le dieu, son origine est remise en cause. Alcméon parle d’« un prompt enchantement » ou d’« un charme invisible » qui pour lui est le fruit d’une imposture. En voulant affaiblir sa force par compassion envers l’amant de Sémélé, il fait douter le prince de son identité :
ALCMEON.Princesse ouvrez les yeux & voyez l’impostureD’un art affreux & noir, qui force la nature.Vous laissez vous surprendre aux charmes d’un trompeur ?
La pitié de Jupiter remet en question son statut divin : est-ce un homme, un dieu ou un traître ? Christian Delmas montre que c’est « l’association entre imposture et surnaturel67 » qui est à l’origine du tragique de l’identité. En affaiblissant sa force, Jupiter se voit assimilé à un « divin enchanteur » et son pouvoir n’est en fait qu’un « charme trompeur » . (En cela, la tragédie à machines hérite de la tragi-comédie et de la pastorale par la présence de magiciens.) C’est parce qu’Alcméon et Sémélé sont persuadés qu’il s’agit de pouvoirs surnaturels, de tours de magie qu’on le soupçonne d’imposture. Jupiter, en voulant donner la preuve de son pouvoir, est la cause de la remise en question de sa nature divine :
L’Enfer preste à sa flâme un merveilleux pouvoir,Et tout ce qu’en ces lieux ces charmes vous font voirN’est qu’une illusion d’images empruntées,Et le pompeux amas de beautez enchantées.
Le maître des dieux est donc réduit au statut de magicien et sa nature divine est compromise. Soupçonner Jupiter d’imposture permet à Boyer de trouver les ressorts nécessaires à la progression de l’action dramatique dans la mesure où Jupiter désire constamment prouver dans la suite de la pièce quelle est sa véritable identité. Le maître de l’Olympe multiplie les preuves d’amour qui prouveraient à Sémélé qui il est : à la scène 1 de l’acte III, il la transporte dans un jardin enchanté et n’hésite pas à mettre en valeur sa puissance (v. 1014-1036) et sa maîtrise de la nature, des éléments comme reflet de son pouvoir. Faisant appel à d’autres divinités tels que Vénus, la Jeunesse, les Plaisirs et les Amours, il prouve ainsi à Sémélé son statut divin :
SEMELE.Ah ! que de ces discours la divine eloquence,Du Dieu dont je doutois me fait voir la presence !Vous estes Jupiter, mon doute est esclaircy,Et les Dieux seulement peuvent parler ainsi.
Il met donc en œuvre des « indices de reconnaissance » qui cependant ne suffisent pas à convaincre Sémélé. Le stratagème de Junon (III, 5) consiste à faire de nouveau porter le doute sur l’origine du pouvoir et pour justifier ses paroles, elle fait disparaître le jardin enchanté. Elle prouve donc visuellement à Sémélé son erreur. L’aspect visuel, comme nous l’avons déjà dit, est très important parce qu’il conditionne la croyance de Sémélé. C’est en voyant de ses propres yeux disparaître le jardin enchanté qu’elle croit qu’il s’agit véritablement d’un imposteur. Pour remédier à ce doute, Junon lui propose d’employer le même type de preuve, c’est-à-dire visuelle, afin de découvrir l’identité de son amant. La preuve visuelle utilisée par Junon prépare ainsi le dénouement. Ce dernier est l’aboutissement de la quête d’identité. Non seulement la personne du dieu Jupiter crée le tragique en étant moteur de l’action dramatique mais il le résout également par le deus ex machina. Si l’on se réfère au dessein de la pièce, on s’aperçoit qu’il annonçait des merveilles :
LE THEATRE FRANCOIS a fait voir des Spectacles si Magnifiques, qu’on avoit sujet de croire que toute l’invention des Poétes & des Machinistes estoit épuisée ; cependant on pretend faire connêtre dans la Representation des Amours de JUPITER & de SEMELE qu’on a découvert de nouvelles sources du Beau & du Merveilleux.
Ces « nouvelles sources du Beau & du Merveilleux » sont probablement une allusion aux aspects novateurs des Amours de Jupiter et de Sémélé. Elle est la première pièce qui réussit à faire porter le doute sur l’origine du pouvoir et sur la nature de celui qui le possède.
Les machines, reflets des états d’âme des personnages §
Figure d’analogie, la métaphore rend possible l’adéquation du référé et du référent en rejoignant deux réalités distinctes. Etant normalement prise en charge par le texte seul, il semblerait que les interventions machinées modifient le statut de cette figure en en faisant une métaphore visuelle qui se poursuit tout au long de la pièce. Comment l’action se trouve t-elle retranscrite d’un point de vue symbolique et en quoi les métaphores sont-elles au service de la passion amoureuse ?
Tout au long des Amours de Jupiter et de Sémélé, les machines traduisent les sentiments amoureux et les états d’âme des personnages et en particulier ceux de Sémélé et de son divin amant. La création du jardin enchanté est une représentation symbolique de la passion éprouvée par Jupiter. De la même façon, Vénus, la Jeunesse et les Plaisirs qui sont là pour divertir Sémélé en l’absence de Jupiter mettent en valeur ses charmes (III, 2, 3) et traduisent son désir de plaire à Jupiter. L’intervention des dieux participent à l’extériorisation des passions. Ils rendent visible aux yeux du spectateur l’intériorité du personnage. Hélène Visentin définit ainsi le recours à la machine :
À certain moment de l’intrigue, l’énoncé du discours théâtral est non seulement performatif mais aussi démonstratif (au sens étym.) c’est-à-dire qu’il exige un redoublement de sa propre action (en parole et en acte) et renvoie à une réalité extérieure68.
Texte dramatique et représentation machinée fonctionnent ensemble : tout se passe comme si les machines intervenaient à propos afin d’illustrer un discours. Dès le début de la pièce, la princesse « brûle » d’amour pour Jupiter, ses « sens éblouis de cet amas de charme » . Le regard de Jupiter s’apparente à « un brillant amas de force & de douceur » . Mais l’amour donc elle se consume n’est peut-être que le fruit d’un « charme trompeur » .
Bien qu’exprimant la passion, les machines peuvent également représenter visuellement la crainte ou la peur. L’apparition de l’antre de la Jalousie à la place du temple d’Hyménée (IV, 7) semble prévenir le roi du danger qu’il court s’il ne renonce pas au mariage de sa fille et tente de le dissuader de son projet. Quant à la visite des Fantômes à Sémélé après que celle-ci fit promettre à Jupiter de lui rendre visite dans toute sa gloire, elle symbolise sa crainte et le risque auquel la princesse s’expose.
Il convient dès lors de s’interroger sur le mode d’insertion de la machine dans l’action : rendant visible ce que le texte dramatique assure normalement à lui seul, la machine montre les effets des différentes péripéties sur les personnages. Selon Michel de Pure69,
ces agreables & spirituelles inventions, & cette surprenante variété d’effets, semblent ne dépendre que d’un beau feu, d’une subtile et vive imagination. Il n’y aucune règle, ni aucuns préceptes pour de tels ouvrages, si ce n’est la justesse de l’invention, avec l’idée de la Feste, ou du sujet de la Feste.
En intervenant de façon propice, les machines s’insèrent dans l’action et en deviennent constitutives. Elles rendent compte sur un plan abstrait et métaphorique de l’amour dont « brule » Sémélé et préparent le dénouement. L’embrasement du temple d’Hyménée n’est qu’une annonce de l’embrasement final du palais royal (v. 1846-1848) . De ce fait le recours à la machine permet et légitime le passage du plan symbolique au plan réel. Celui-ci s’opère véritablement à partir de la scène 5 de l’acte V :
Quoy celle qui portoit sa flamme jusqu’aux Dieux,Perit donc par la flamme, & perit à leur yeux !
Il s’établit une sorte de lien entre la flamme amoureuse et la flamme embrasant le palais et la princesse :
Cendres, où j’allumeray mes flammes amoureuses ?
Plus qu’un lien, il s’agit d’un rapport de cause à conséquence : la « flamme » qui animait le princesse est la cause de la venue de Jupiter et de sa mort. Il y donc une correspondance entre les sentiments de Sémélé et les éléments naturels. D’après Christian Delmas, l’individu est comme pris dans un tout qui le dépasse :
Par l’adéquation du référé et du référent, la métaphore permet d’établir une équivalence entre le monde intérieur et les éléments, réintégrant de la sorte l’individu au cosmos dans lequel il s’inscrit70.
En étant métamorphosée par Jupiter en étoile, Sémélé devient encore « plus brillante » en s’associant au cosmos et réalise véritablement le passage de la réalité des sentiments à celle du « monde extérieur », de l’univers.
Conclusion §
Pour conclure, on peut se demander qu’est-ce qui fit le succès incontestable des Amours de Jupiter et de Sémélé, alors que d’autres œuvres de Boyer ne connurent pas un succès aussi retentissant.
Notre auteur bénéficia tout d’abord de l’engouement du public pour la tragédie à machines. Il s’agit en effet d’un genre à part entière qui n’est pas à sous-estimer. Lancaster reconnaît la place accordée à la tragédie à machines dans la période classique :
L’histoire des pièces à machines montre à quel point serait incomplète notre perception des goûts du XVIIe si l’on étudiait que les principales tragédies et comédies de cette période et à quel point les règles de la poétique classique pouvaient être reléguées au second plan au profit de « l’art de plaire », autrement plus important71.
Mais la nouveauté de Boyer est d’avoir réussi à impliquer de plus en plus les dieux dans les conflits humains tout en conservant leur supériorité, à la différence de Corneille qui semblait limiter leur rôle au bon ordonnancement des éléments. Il est ainsi parvenu à créer une œuvre singulière qui se démarque des pièces de ses contemporains par l’originalité du sujet mythologique et par la façon dont celui-ci est traité.
Notes sur la présente édition §
Nous connaissons trois éditions des Amours de Jupiter et de Sémélé. La présente fut exécutée et achevée en mars 1666, à Paris, par Guillaume de Luynes72. [Notice n°FRBNF 31052109] . En voici la description :
1vol. 6ff. non chiffrés : [1-1bl-10] - 94p ; in-12.
(I) : LES AMOURS / DE / JUPITER / ET DE / SEMELE′ / TRAGEDIE. / par Monsieur BOYER73. / (vignette) / A PARIS, / chez GUILLAUME DE LUYNE, / Libraire Juré, au Palais en la Salle des / Merciers sous la montée de la / Cour des Aydes, à la Justice. / M. DC. LXVI. / Avec Privilege du Roy.
(II) : Verso blanc.
(III - VIII) : Epistre.
(IX- XI) : Privilege du Roy.
(XII) : Acteurs.
1 à 94 : texte de la pièce.
Le texte de la pièce est précédé d’un rappel de titre en haut de la première page ( en dessous d’un bandeau de bois) .
Quatre autres exemplaires de cette même édition sont également disponibles. Ils sont identiques du point de vue de leur présentation, des bandeaux, lettrines, vignettes, coquilles, pagination, mots effacés et lieu d’édition. Un exemplaire à la Bibliothèque Mazarine fut exécuté à Paris en la Salle des Merciers par Thomas Jolly : [21749 F], in-12. Trois exemplaires se trouvent à la Bibliothèque de l’Arsenal :
- Un premier dans le fonds Belles Lettres édité par Thomas Jolly : il se trouve dans Le Théâtre de Boyer, soit six recueils (2 in-4°, 4 in-12), ne constituant pas une édition, et un septième volume in-8, Paris 1648 et 1713. Le sixième volume contient notre pièce. [8° B.L. 12922 6° vol. in-12] .
- Un second dans le fonds Douay du même éditeur. Cet exemplaire ne contient pas le Privilège du Roi d’où la modification du nombre de pages non numérotées, soit huit pages au lieu de douze. [GD5200], in 12.
- Un troisième dans le fonds Rondel : [Rf. 5640] in-12.
Nous avons également trouvé deux éditions pirates à la Bibliothèque de l’Arsenal ; Soulignons que la disposition du texte, la vignette et la numérotation des pages et des cahiers diffèrent de celles de notre présente édition. Des modifications graphiques ont également été apportées.
- – L’une dans le fond Douay : elle fut exécutée et achevée en 1666 à Paris d’après l’imprimé original et se vend à Amsterdam ; l’éditeur n’est pas mentionné : 1vol. 3ff. non chiffrés : [1-1bl-4] - 87p ; in 18. [GD1825] .
- – L’autre se trouve dans le fond Rondel ; elle date de 1667 et porte la mention « se vend au Palais » . Là aussi, l’éditeur n’est pas précisé : 1vol. 3ff. non chiffrés : [1-1bl-4] - 80p ; in 8°. [Rf. 5641] .
Nous n’avons pas trouvé d’autres exemplaires ou éditions édités chez Etienne Loyson ou Gabriel Quinet.
Établissement du texte §
Pour l’établissement du texte, nous avons suivi la leçon de la première édition. Nous avons toutefois procédé à quelques rectifications d’usage qui nous ont paru indispensables pour une parfaite compréhension du texte.
- – Nous avons décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde, employées pour indiquer la nasalisation d’une voyelle, en voyelle + consonne (v. 169, 201, 376, 480, 666, 682, 760) .
- – Nous avons remplacé tous les ∫ par des s.
- – Nous avons distingué i et u voyelles de j et v consonnes.
- – Nous avons également rajouté l’accent diacritique de où relatif dans certains cas pour le distinguer de ou préposition.
- – Nous avons fait de même pour distinguer à préposition de a auxiliaire et là préposition de la article.
- – Nous avons remplacé certains points d’interrogation ayant le sens de points d’exclamation par ces derniers. Nous avons fait de même dans le cas contraire.
Nous avons par ailleurs respecté dans la plupart des cas la ponctuation d’origine, sauf lorsqu’elle nous paraissait fautive (cf. Liste des rectifications et des coquilles) . Parfois, elle est illisible en fin de vers ; nous l’avons rétablie à l’aide des autres exemplaires. En revanche, la graphie des points de suspension n’étant pas strictement fixée, nous l’avons uniformisé à trois petits points (v. 435, 471, 478, 481, 482, 489, 529, 638, 764, 774, 842, 864, 868, 869, 873, 900, 981, 1006, 1228, 1257, 1275, 1298, 1396, 1456, 1480, 1510, 1610, 1628, 1653, 1667, 1687, 1696, 1720, 1822, 1854, 1874, 1961) .
Nous avons également respecté strictement la distinction des lettres romanes et italiques.
D’autre part, certains mots ou parfois quelques lettres sont effacées ; nous avons dans ce cas corrigé la faiblesse métrique des vers concernés par l’ajout d’un mot ou d’une syllabe après consultation des autres exemplaires et éditions (v. 678, 679, 703, 1048, 1080) .
Notons par ailleurs que la numérotation de certaines pages est soit effacée (p. 25 et 55), soit presque illisible (p. 11, 33, 37, 51 et 89) ou présente des erreurs (la page 57 écrite 75 et la page 13 écrite 31) .
Nous avons conservé :
- – la ligature &.
- – les diverses orthographes de mots tels que bon-heur/bonheur, mal-heur/malheur, orgueil/orgüeil, flater/flatter, couroux/courroux…etc.
- – Toutes les majuscules, y compris celles présentes au milieu d’un vers dans la mesure où elles indiquaient les mots devant être accentués lors de la déclamation.
- – Les lettres doubles dans certains mots comme apperçoy, deppend, deffend… etc.
Cette tragédie à machines est écrite en alexandrins. On relève cependant la présence d’octosyllabes réservés majoritairement aux passages chantés, lors du prologue ou de l’arrivée d’une nouvelle machine sur le théâtre. Soulignons que le nombre de vers est impair ; soit 2043 vers. Ceci est dû au fait que trois vers peuvent jouer sur la même rime et ne suivent pas le système du distique (voir notes en bas de pages aux vers concernés) .
Une astérisque* à la fin d’un mot renvoie le lecteur au lexique situé à la fin de la présente édition pour une définition de ce mot en usage au XVIIe siècle et les pages auxquelles nous faisons référence dans les notes en bas de pages sont celles de l’édition originale.
Liste des rectifications et des coquilles §
Voici la liste des coquilles et des erreurs que nous avons corrigé dans le texte. Nous signalons également les vers comportant des lettres effacées.
Privilège §
p.12 : seelé.
Prologue §
v.4 : conteutez
v.5 : orguëil
v.13 : verra-il
v.15 : fons
v.31 : combatre
v.37 : mayme
v.91 : la
v.97 : secret. pour
v.105 : la
p. 6, didascalie : joúent
v.129 : la
v.131 : à
v.132 : deppend
v.140 : non
v.143 : commance
v.153 : qu’a peine
v.153 : pouroit
v.180 : interrest
v.181 : la
v.183 : cedder
v.183 : lart
v.195 : qu’elle
v.279 : vous (correction manuscrite)
p.14, didascalie : dansen tune
Acte I §
v.330 : neluy
p.17, didascalie: à mesme temps à mesme temps
v.388 : defait on
v.401 : ou
v.403 : le
v.414 : gaigné
v.425 : avec avec
v.449 : crain
v.459 : n’aistre
v.482 : point !
v.496 : rival !
v.500 : un perfide un lâche ;
v.510 : la
v.516 : la
v.525 : veux.
v.531 : ou
v.549 : Thebe
v.560 : ma
v.612 : laissez-là
v.639 : spectacle !
v.656 : blasme.
Acte II §
v.663 : d’aujoúrd’huy
v.668 : si-toist
v.669 : bes
v.678 : N’ t-il
v.679 : s
v.682 : plus plus
v.693 : d’abord, autant
v.697 : victorieux autant,
v.703 : -e
v.704 : oy
v.752 : où
v.766 : amant !
v.792 : ou
v.803 : apprenuent
v.856 : j’obeysse !
v.904 : bontè
v.906 : d’écouvrir
v.922 : qu’elle
v.969 : manque-il
v.982 : tremble-tu
v.991 : qu’à t-elle
v.1003 : à
Acte III §
v.1048 : (un blanc à la rime) .
v.1049 : ave vous
v.1069 : toute
v.1080 : (un blanc en début de vers) .
v.1104 : Ah ?
p.49, didascalie : VENUS dan son char.
v.1132 : Ah ?
v.1139 : assez d’elle
v.1168 : veux
v.1193 : à
v.1193 : deub
v.1211 : un ombre
v.1224 : qu’elle
v.1226 : doutez-vous !
v.1228 : Maistre.
v.1258 : Ah ?
v.1260 : qu’elles
v.1278 : Ah ?
v.1289 : foible Deesse.
v.1321 : à
v.1324 : s’y
Acte IV §
v.1380 : defend-elle
v.1406 : dit
v.1481 : esponx
v.1492 : tropour
v.1515 : ambitiense
p.68, didascalie : LHYMENEE
v.1544 : dout er
v.1590 : mécouter
v.1632 : si vous m’aimes
v.1536 : N’atten
v.1650 : Ah ?
v.1665 : refusez-pas
v.1670 : l’avez juré Jupiter
v.1696 : contester ?
Acte V §
v.1722 : Ah ? .
v.1806 : toutrespect
v.1846 : !Mais (en début de vers) .
v.1870 : luy-mesme !
v.1879 : Ah ?
v.1908 : à
v.1953 : prent
v.1963 : he-bien
v.1995 : nous.
Liste des abréviations utilisées dans les notes en bas de pages et dans le lexique §
ACADÉMIE FRANÇAISE, Dictionnaire, Paris, J.-B. Coignard, 1694 (2 vol.) : (Ac.94) .
FURETIÈRE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reiner Leers ; réed. Paris, SNL-Le Robert, 1978 (3 vol.) : (Furet.)
RICHELET, P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise… avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680 (2 vol.) : (Rich.) .
CAYROU, Gaston, Le Français classique. Lexique de la langue du XVIIe siècle, Paris, Didier, 1923 : (Cay.) .
HAASE, A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935 : (Ha.) .
SANCIER-CHATEAU, Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1993, (2 vol.) : (Sancier) .
LES AMOURS DE JUPITER ET DE SEMELE. TRAGEDIE. §
Epistre. AU ROY. §
SIRE,
Ceux qui verront à la teste de mon Ouvrage Vostre Auguste Nom avec celuy de Jupiter, s’imagineront sans doute, que je veux m’attacher à ces belles comparaisons qu’on peut faire du plus grand des Rois avec le plus puissant des Dieux, & que cherchant la verité dans la fable j’en veux tirer un grand fonds de loüanges pour la gloire de Vostre Majesté ; mais ce n’est pas mon dessein, de m’engager dans une carriere si vaste & si difficile : une matiere si importante ne peut estre dignement expliquée qu’avec le langage des Dieux, & par les bouches immortelles de l’Histoire & de la Renommée. D’ailleurs, SIRE , & je veux bien l’advoüer à Vostre Majesté, le seul interest de mon Ouvrage m’a inspiré la hardiesse de vous le consacrer ; j’ay crû que je n’avois que ce moyen pour achever sa gloire, & pour asseurer sa reputation, & que pour faire valoir mon present, je pourrois publier* hautement qu’il a eu l’honneur de plaire à Vostre Majesté ; quoy que la plus illustre Cour de l’Europe puisse rendre ce témoignage, je n’ay garde de perdre une si belle occasion d‘en parler. Puis-je laisser à la Postérité une idée plus avantageuse de la bonne fortune* de ma Piece, que celle d’avoir amusé agreablement le plus grand Roy du monde74, d’avoir suspendu trois heures de suitte ces glorieux soins & cette Royale inquietude qu’il donne à la conduite de la premiere Monarchie de la terre, & d’avoir enfin occupé l’attention d’un esprit, dont les vastes pensées embrassent toutes les parties de l’Europe, & s’estendent jusques aux deux bouts de l’Univers ? Mais, SIRE, l’oseray-je dire à Vostre Majesté ? Il n’en falloit pas moins pour une Muse aussi ambitieuse que la mienne : elle ne compte le succés de son ouvrage que du jour de vostre approbation. Je diray bien davantage, la gloire de plaire à Vostre Majesté donne une joye si precieuse & si delicate, que je sens pour elle une avidité qui n’a point de bornes ; rien ne peut arrester cette ambition déreglée, pour la satisfaire je ne voy75rien au dessus de mon courage & de mes forces, & j’oze esperer qu’elles pourront égaller le zele ardent & le profond respect avec lequel je suis,
SIRE,
De Vostre Majesté,
Le tres-humble, tres-obeïssant & tres fidelle serviteur & sujet BOYER.
ACTEURS. §
Dieux. §
- JUPITER.
- JUNON.
- VENUS.
- AURORE.
- MOMUS.
- APOLLON.
- MELPOMENE.
- THALIE.
- EUTERPE.
- AMOURS.
- HEURES.
- JEUNESSE.
- PLAISIRS.
- FUREURS POETIQUES.
- FANTOSMES.
- JALOUZIE.
- MERCURE.
- RENOMMEE.
Hommes. §
- CADMUS, Roy de Thebes.
- HERMIONE, Reine de Thebes.
- SEMELE, Fille du Roy de Thebes.
- ALCMEON, Prince de Thebes.
- ATYS, Capitaine des gardes de Cadmus.
- DIMAS, Suivant d’Alcmeon.
- DIRCE, Confidente de Semelé.
- CHOEURS DE BERGERS.
- CHŒURS DE THEBAINS.
- SUITTE.
LES AMOURS DE JUPITER ET DE SEMELE, TRAGEDIE §
PROLOGUE. §
MELPOMENE qui est la Déesse de la Tragedie, paroist au fonds du Théatre, & s’estant advancée, elle dit :
[p. 2]MELPOMENE continüe.
SCENE II §
THALIE.
MELPOMENE.
THALIE.
MELPOMENE.
THALIE.
MELPOMENE.
[p. 5]THALIE.
MELPOMENE.
THALIE.
MELPOMENE.
SCENE III. §
MELPOMENE.
THALIE. [7]
MELPOMENE.
THALIE luy parle.
MELPOMENE.
EUTERPE.
MELPOMENE.
THALIE.
EUTERPE.
MELPOMENE.
SCENE IV. §
MELPOMENE.
APOLLON.
THALIE.
APOLLON.
[p. 12]MELPOMENE.
APOLLON.
EUTERPE.
THALIE.
MELPOMENE.
EUTERPE.
APOLLON.
MELPOMENE.
APOLLON.
MELPOMENE.
MELPOMENE continüe.
ACTE I §
SCENE I. §
LES HEURES CHANTENT.
L’AURORE.
SEMELE se levant de dessus son lit.
L’AURORE.
SEMELE.
L’AURORE.
SCENE II. §
SEMELE.
DIRCE.
SEMELE.
DIRCE.
SEMELE. [18]
DIRCE.
SEMELE.
DIRCE.
SEMELE.
SEMELE.
DIRCE.
[p. 20]SEMELE.
SCENE III. §
DIMAS97.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
[p. 22]ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
SCENE IV. §
ALCMEON.
LE ROY.
ALCMEON.
LE ROY.
ALCMEON.
LE ROY.
ALCMEON.
LE ROY.
ALCMEON.
LE ROY.
ALCMEON.
LE ROY.
LA REINE.
[p. 26]LE ROY.
LA REINE.
LA REINE.
ALCMEON.
LE ROY.
SCENE V. §
LA REINE.
DIRCE.
LA REINE.
DIRCE.
LA REINE.
L’AMOUR porté par un Aigle.
DIRCE.
LA REINE.
Fin du premier Acte.
ACTE II. §
SCENE I. §
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
SCENE II. §
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
[p. 35]SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SCENE III. §
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
JUPITER, bas à Semelé.
SEMELE, à Alcmeon.
[p. 38]ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON.
JUPITER.
JUPITER.
ALCMEON, portant la main sur la garde de son épée.
SEMELE.
JUPITER.
ALCMEON.
JUPITER, à Semelé.
SEMELE.
ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE à Jupiter.
JUPITER à Semelé.
J’ay pitié de l’erreur qui l’ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
JUPITER.
ALCMEON à Semelé.
JUPITER à Semelé.
ALCMEON.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER
ALCMEON à Semelé.
JUPITER.
SCENE IV. §
ALCMEON.
JUNON en descendant sur le Théatre.
ALCMEON.
JUNON.
ALCMEON.
JUNON.
ALCMEON. [44]
JUNON.
ALCMEON.
JUNON.
Fin du second Acte.
ACTE III. §
SCENE I. §
JUPITER.
MOMUS bas en s’en allant.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SCENE II. §
[VENUS119.]
SEMELE.
VENUS dans son char.
SEMELE.
VENUS.
SCENE III. §
[LA JEUNESSE.]
LA JEUNESSE apres avoir dansé.
SEMELE aux deux amours.
SCENE IV. §
JUNON.
SEMELE.
JUNON.
JUNON.
SEMELE.
Un des amours.
SCENE V. §
SEMELE.
JUNON.
SEMELE.
JUNON.
SEMELE.
SCENE VI. §
JUNON seule.
SCENE VII. §
MOMUS.
JUNON.
MOMUS.
JUNON.
MOMUS.
JUNON.
MOMUS.
JUNON.
MOMUS.
JUNON.
MOMUS.
JUNON.
MOMUS.
Fin du troisiesme Acte.
ACTE IV. §
SCENE I. §
SEMELE.
SCENE II. §
SEMELE.
DIRCE.
SEMELE.
[p. 62]DIRCE.
SEMELE.
SCENE III. §
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE. [64]
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SEMELE.
ALCMEON.
SCENE IV. §
LA REINE.
ALCMEON.
LA REINE.
ALCMEON.
SEMELE.
LA REINE.
ALCMEON.
SCENE V. §
LE ROY.
SEMELE.
LA REINE.
SEMELE.
LA REINE.
SEMELE.
LA REINE.
LA REINE.
LE ROY.
SCENE VI. §
L’ HYMENEE paroist à l’ouverture du Temple, & dit au Roy.
LE ROY.
ALCMEON.
LE ROY.
LA REINE.
SCENE VII. §
LA JALOUZIE.
SCENE VIII. §
LA REINE.
LE ROY.
SCENE IX. §
JUPITER dans les airs.
LE ROY.
JUPITER.
SCENE X. §
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
[p. 74]SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
[p. 75]JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
[p. 76]JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
JUPITER.
SEMELE.
SEMELE continuë.
Fin du quatriéme Acte.
ACTE V. §
SCENE I. §
SEMELE.
DIRCE.
[p. 79]SEMELE.
SCENE II. §
MOMUS.
SEMELE.
MOMUS.
SEMELE.
MOMUS.
SEMELE.
MOMUS.
SEMELE.
SCENE III. §
Apres que Jupiter est descendu138, MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
JUPITER.
MOMUS.
SCENE IV. §
MOMUS seul.
SCENE V. §
DIMAS.
ALCMEON.
DIMAS.
ALCMEON.
ALCMEON.
DIMAS.
ALCMEON.
DIMAS.
ALCMEON.
SCENE VI. §
ALCMEON continuë.
LA REINE.
ALCMEON.
LA REINE.
ALCMEON.
SCENE VII. §
JUNON à Alcmeon.
ALCMEON.
JUNON.
LA REINE.
SCENE VIII. §
LE ROY.
LA REINE.
LE ROY.
SCENE IX. §
LE ROY.
ATYS.
LE ROY.
LA REINE.
LE ROY.
SCENE DERNIERE. §
JUPITER.
LE ROY.
[p. 94]JUPITER.
LE ROY.
LA REINE.
JUPITER à la Renommée & à Mercure.
FIN.
Privilege du Roy. §
LOUIS par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, à nos amez & feaux Conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, & autres nos Justiciers & Officiers qu’il appartiendra, Salut ; Nostre cher & bien amé GUILLAUME DE LUYNE Marchand Libraire en nostre ville de Paris nous a fait remonstrer* qu’il a recouvré* un Poëme intitulé, Les Amours de Jupiter & de Semelé Tragédie de la composition du sieur BOYER, qu’il desireroit faire imprimer s’il avoit nos Lettres à ce necessaires : A ces causes voulant le favorablement141 traiter, luy avons permis & octroyé, permettons & octroyons par ces presentes d’imprimer ledit Poeme, & iceluy142 vendre & debiter durant cinq ans, pendant lesquels faisons deffences à tous autres Imprimeurs & Libraires de l’imprimer sans son consentement, ou de ceux qui auront droit de luy, à peine de143 confiscation des exemplaires, de deux mil livres d’amende, despens, dommages & interests de l’exposant, à la charge d’en mettre deux Exemplaires en nos Bibliotheques publiques & Chasteau du Louvre, & un en celle de nostre tres-cher & feal Chevalier Chancelier de France, avant que de les exposer en vente ; comme aussi de faire registrer* ces presentes au registre du Syndic de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de nostredite ville de Paris à peine de nullité d’icelles, du contenu desquelles vous mandons faire joüir l’Exposant pleinement & paisiblement, sans permettre qu’il y soit contrevenu en aucune maniere que ce soit. Si voulons qu’en mettant au commencement ou à la fin de chacun144 Exemplaire un Extrait des presentes, qu’elles soient tenües pour deüement signifiées, & que foy y soit adjoustée comme au present original. Mandons en outre au premier nostre Huissier ou Sergent de faire en execution tous exploits dont il sera requis, sans autre permission ; nonobstant Clameur de Haro, Chartre Normande & autres Lettres à ce contraires145 : Car tel est nostre plaisir. DONNE à Paris le dernier jour de Janvier l’an de grace mil six cent soixante-six, & de nostre regne le vingt-troisiéme. Par le Roy en son Conseil. GUITONNEAU. Et scelé146.
Et ledit de Luyne a fait part du present Privilege à Thomas Jolly, Estienne Loyson & Gabriel Quinet, pour en jouyr suivant l’accord fait entr’eux.
Registré sur le livre de la Communauté le 2. Mars 1666. Signé PIGET Syndic.
Achevé d’imprimer le 15. Mars 1666.
Lexique §
Nous donnons ici la définition des mots lorsque celle-ci diffère du sens actuel. L’orthographe des mots est celle donnée par les différents dictionnaires consultés. De surcroît, nous mentionnons les numéros de lignes renvoyant à l’Epître ou au Privilège du Roy, et les numéros de vers renvoyant à la pièce elle- même.
Appendice I §
DESSEIN DE LA TRAGEDIE DES AMOURS DE JUPITER, ET DE SEMELÉ. §
REPRESENTEE SUR LE THEATRE ROYAL DU MARAIS.
inventé par le Sieur BUFFEQUIN, Machiniste.
A PARIS, Chez PIERRE PROME, Ruë de la Bouclerie, Proche de la rue de la Huchette, A la Charité.
M.DC.LXVI.
DESSEIN DE LA TRAGEDIE DES AMOURS DE JUPITER, ET DE SEMELÉ. §
REPRESENTEE SUR LE THEATRE ROYAL DU MARAIS.
LE THEATRE FRANCOIS a fait voir des Spectacles si Magnifiques, qu’on avoit sujet de croire que toute l’invention des Poétes & des Machinistes estoit épuisée ; cependant on pretend faire connêtre dans la Representation des Amours de JUPITER & de SEMELE qu’on a découvert de nouvelles sources du Beau & du Merveilleux. L’Autheur de cét Ouvrage estant du nombre de ceux que le Roy a honoré de ses gratifications, & l’ayant destiné pour estre la marque publique de sa reconnoissance, a voulu inventer des choses toutes nouvelles dans la composition de cette Piece & dans le choix de tout ce qui peut contribuer aux ornemens de son Poëme.
La Dépense extraordinaire que les Comediens ont faite pour la construction des Machines, & pour la magnificence des habits, les merveilleuses inventions du Machiniste, la composition de la Musique faite par ordre du Roy, et pas un des plus grands Genies du Royaume, l’excellence & la diversité des Airs, l’agréable Pompe des Decorations, la Rapidité des changemens, l’exacte Regularité des Perspectives, la nouveauté des Vols , qui tiennent de l’enchantement ; tout cela fera voir que rien n’est impossible à la glorieuse ambition de plaire au plus grand Roy du Monde, que sous un Regne miraculeux, tous les Arts peuvent faire des Miracles, & que ce bonheur, qui accompagne par tout cét auguste Monarque, & qui acheve les merveilles de sa conduite, & le repos de ses Peuples, se répand sur tout ce qu’on entreprend pour son plaisir, ou pour sa gloire.
ARGUMENT. §
Il n’est rien de plus connu dans la Fable que les Amours de Jupiter, & de Semelé. Ce Dieu estant amoureux de cette Princesse, fille de Cadmus Roy de Thebes, & cét amour ayant puissamment excité la jalousie de Junon, comme toutes les autres amours de Jupiter, elle décend sur Terre, & voulans perdre Semelé par ses artifices, elle l’aborde sous la forme de Berol sa Nourrice, gaigne ainsi sa confiance, & lui faisans connoistre qu’elle avoit raison de douter que son Amant fut le veritable Jupiter, elle luy persuade que le seul moyen qu’elle avoit pour s’éclaircir, c’estoit d’obliger son Amant à se faire voir avec toute la Pompe & toute la majesté du grand Maistre des Dieux, & tel qu’il est quand il rend visite à Junon. Semelé également touchée de curiosité, d’amour d’ambition, suit le Conseil de la jalouse Deesse & engage adroitement Jupiter, sans s’expliquer, à contenter ses desirs. Ce Dieu promet toutes choses, & s’estant engagé par un serment inviolable, il se fait voir malgré toute son Amour à cette Amante ambitieuse, et l’embrase tout d’un coup par ses flammes divines, qui sortent de toute sa personne.
PROLOGUE. §
A l’Ouverture du Theatre, on voit de front un amas de Rochers élevez les uns sur les autres, qui forment la Montagne de Parnasse, dont la cime est couverte de Lauriers & d’autres Arbres, & le pied estant percé à jour, laisse voir dans l’éloignement une agreable campagne. Les costez du Theatre sont occupez par des allées de Pins & de Ciprez, parmy lesquels on voit des Statuës des Roys & de Heros, de Reynes & de Heroïnes. Cette pompeuse Décoration fait connoistre assez que c’est la demeure de Melpomene, la Muse de la Tragédie, qui paroit à mesme temps avec un équipage digne de la grandeur de son employ, sa venuë est annoncée pas ces grands bruits de Clairons et de Trompettes, estant sur le Theatre elle adresse sa parole à ces Personnes heroïques, qui y sont representées, leur dit qu’elles ne seront plus désormais la matiere de ses Ouvrages, & que les vertus du Grand Louys, & la gloire de son Regne, doivent occuper toutes ses pensées.
Comme elle alloit s’estendre sur ses loüanges, Thalie qui est la Muse de la Comedie, l’interrompt par un bruit agreable, qu’elle fait entendre dans les Airs, suivi d’un concert de Violons, qui joüent un Air fait expres pour marquer le caractere d’une Muse enjoüée : estant descendüe sur le Theatre, elle aborde Melpomene avec cette fierté, que luy donne sa bonne fortune, elle vante son merite, & dispute avec sa Sœur la premiere gloire du theatre, ne pouvant pas resgler par elles mémes un si grand differend, elles s’en remettent à Euterpé, qui est la Muse de la Pastorale, qu’on voit à méme temps décendre du Parnasse au son des Musettes & des Hautbois. Estant auprés de ses Sœurs, & se voyant l’arbitre de cette preferance, qu’elles disputent sans elle, elle méme se la donne, & tâche de leur persuader par ses raisons, qu’elle doit avoir le premier rang.
Melpomene & Thalie appellent de son Jugement au Tribunal souverain du grand Apollon, qui descend du Parnasse sur une nüe, sa venüe est celebrée par un admirable Concert de tous les Instruments des Muses, pour faire voir qu’il en est le Maistre, demeurant au milieu des Airs, & ayant apris pas la bouche de Melpomene le differend des trois Muses, & qu’elles en faisoient le Juge : il leur promet Justice entiere, les entend chanter l’une aprés l’autre, & parceque les Vers qu’on chante sont ordinairement mal entendus, on a crû qu’il seroit à propos de les mettre icy, afin qu’on pûst mieux juger de l’excellence des Airs, par la conformité qu’ils ont avec le sens des paroles.
CHANSON DE THALIE.
CHANSON POUR MELPOMENE
CHANSON D’EUTERPE.
Apollon également partagé entre des beautez pareilles, se contente de leur dire que le Theatre François va produire un Ouvrage, où la gloire de toutes trois sera également ménagée par un heureux mélange de tout ce qu’elles ont de plus agréable. Ensuite il les exhorte de vivre sans jalousie, de n’avoir d’autre ambition que celle de plaire au Grand Louys, & d’abandonner leurs interests à sa justice : il les invite enfin de venir avec luy contempler ce nouveau spectacle qu’on destine au divertissement de ce grand Monarque, & part à mesme temps avec rapidité vers le milieu du Ciel, tandis que Thalie & Euterpé sont emportées dans les airs sur des nües par un vol croisé. Melpomene demeure sur le Theatre, comme se croyant necessaire pour l’execution de la Piece qui doit parêtre, & fait changer par un ordre souverain cette Forest de Pins, & de Cyprés, ces statuës, & ce Parnasse, en deux Galeries, qui aboutissent à une Chambre aussi galante, que magnifique, qui fait la decoration du premier Acte.
ACTE PREMIER §
Quoy que toutes les Decorations de notre Piece soient riches & pompeuses, ce n’est pas là qu’on les doit estimer d’avantage, on a veu peut-estre sur d’autres Theatres plus d’or & de magnificence, mais on n’en vit jamais où il y eu tant de regularité pour l’Architecture, & tant de justesse par la perspective, si l’ordre & la proportion font la premiere beauté des Spectacles, & font le charme des yeux sçavans et délicats, nous sommes asseurez du succez de nos Machines, tout y plaist, & rien n’y blesse la veuë, parce que rien n’y blesse les regles de l’Art. C’est ce qu’on peut remarquer dans cette premiere Decoration, pour en augmenter les beautez, le Ciel de l’Aurore s’ouvre, d’où elle décend dans un Char d’or, precedée par deux Heures, qui chantent en forme de Dialogue un Air admirable, dont voicy les paroles qu’elles adressent à Semelé.
Cette chanson n’ayant pas éveillé la Princesse, l’Aurore, commande aux Heures de décendre au pied de son Alcove, qui est dans le fons du Theatre, & de tirer les rideaux qui la ferment, les Heures obeïssent, & font voir Semelé couchée sur un lict magnifique dans un Alcove, dont le lambris brille d’or & des couleurs les plus vives. Semelé s’estant éveillée, & se levant à mesme temps de dessus son lict, l’Aurore luy parle, & luy dit que Jupiter l’attendoit en habit de Berger dans ce parc, où ils ont accoustumé de se voir. Semelé luy promet de s’y rendre, aussi-tost qu’un plus grand jour luy permettroit de sortir du Palais avec bienseance. L’Aurore commande à une des Heures d’aller porter sa réponse à Jupiter, & à l’autre d’aller rejoindre ses Sœurs, & remonte aussi-tost par un vol extraordinaire, vers le lieu, d’où elle estoit partie, tandis que les deux Heures par un vol encore plus surprenant remontent vers le cintre du Theatre.
Semelé tire de ce message de l’Aurore une pleine asseurance de l’amour de Jupiter, & Dircé sa confidente, s’interressant pour le mal-heureux Alcmeon Prince d’Argos, à qui le Roy de Thebes l’avoit promise, luy fait voir les engagemens du Roy, pour l’accomplissement de ce mariage, Semelé espere tout du pouvoir de Jupiter, & s’assure de dégager la parole du Roy par la consideration d’un amour qui luy faisoit tant d’honneur, & qu’elle estoit resoluë de luy declarer, aussi-tost qu’elle en auroit obtenu la licence de Jupiter ; en suitte elle apprend à sa confidente la naissance de cét amour, & l’impossibilité de rompre une chaine si forte & si glorieuse.
Alcmeon plein de cette inquietude que donne à un Amant passionné la froideur d’une Maistresse, aborde Semelé, & luy demande la cause du changement qu’il remarquoit en elle dépuis quelque temps. Semelé qui ne sçait que répondre à de si justes reproches, est enfin obligée de luy avoüer son changement, & tache de luy faire connoistre, en luy exagerant la grandeur de son Rival, sans le nommer, que son inconstance n’a rien de honteux pour luy, ny pour elle.
La venuë du Roy, accompagné de la Reyne, qui passe dans les Appartemens, oblige Semele de se retirer pour se derober à son premier courroux, & pour satisfaire aux ordres de Jupiter. Alcmeon arreste le Roy, & se plaint à luy du changement de la Princesse. Le Roy qui ne sçait à quoy l’imputer, en demande la cause à la Reyne, s’imaginant qu’une Mere qui se vantoit s’estre fille de Venus, avoit mis dans l’esprit de sa fille quelque ambition déreglée.
Mais la Reyne luy ayant protesté qu’elle ignoroit le secret de Semelé, il la quite en la menaçant de son couroux, si elle ne faisoit advouër à sa fille la cause de son changement.
La Reyne presse Dircé qui demeure aupres d’elle, de luy dire le secret de sa Maistresse, & voyant qu’elle se defend par crainte & par respect de luy nommer un Amant qui ne veut pas estre connu, elle se resoud de faire parler sa fille : mais au moment qu’elle commande à Dircé de la faire venir, l’Amour porté par un Aigle, décend du Ciel, pres du centre du Theatre, & commande à la Reyne de laisser à sa fille, & le secret, & ses nouvelles Amours, & part à méme temps vers le fons du Theatre, dans un Ciel qui le reçoit.
La Reyne ravie de voir que les Dieux s’interressent dans la gloire de sa fille, va raporter au Roy le miracle qu’elle vient de voir, & les ordres qu’elle avoit receus de la bouche d’un Dieu.
A CTE SECOND. §
Un Parc en fait la Decoration. Des Forests & des cheutes d’Eau se mélent parmy les Arbres, dont les troncs découpez à jour, font une agreable confusion, où la veuë du Spectateur se perd agreablement. C’est dans ce lieu que Jupiter déguisé en Berger, attend Semelé. Momus esr auprés de luy, & tient la place de Mercure pour servir l’amour de Jupiter, & pour le mieux cacher à Junon. Momus qui n’est pas, comme quelques uns s’imaginent, le bouffon des Dieux ; mais un railleur chagrin, & un Chagrin indiscret reproche à ce Dieu ce grand nombre de Maistresses qu’il se fait tous les jours. Jupiter se justifie, & luy fait voir la raison qu’il a d’aymer en tant de lieux, & que le changement, qui est un si grand défaut parmy les hommes, est dans Jupiter une glorieuse necessité. Cét Entretien est interrompu par la venue de Semelé, qui voyant Jupiter déguisé en Berger, pressée d’un scrupule de tendresse & de gloire, luy reproche ce déguisement, & l’accuse de s’en servir, bien moins pour se dérober aux yeux de la jalouze Deesse, que pour cacher l’amour qu’il a pour une mortelle ; en suitte elle luy fait voir la necessité qu’il y a de publier cét amour, pour s’opposer aux ordres de son Pere, qui presse son mariage avec le Prince Alcmeon. Jupiter se rend enfin à ses raisons, & consent que tout le monde aprenne la victoire de la Princesse.
Alcmeon entre, & surprenant Semelé avec Jupiter, il la prie de l’éloigner (le prenant pour un veritable Berger) pour luy dire en particulier, que le Roy vouloit absolument que leur mariage se fist avant la fin du jour : mais voyant qu’elle s’obstine à retenir ce Berger, il entre en jalouzie ; & le regardant comme un indigne Rival, il commence un entretien picquant, qui se termine en querelle ; & portant la main sur la garde de son Epée, son bras devient immobile. Le Prince prenant ce miracle pour l’effet d’un charme, & non pas l’effet d’un pouvoir divin, qu’il ne connoist pas, il traite Jupiter d’Enchanteur & d’Imposteur ; quoy que Jupiter & Semelé luy puissent dire.
Ce qui le confirme dans cette erreur, c’est qu’il entend le Tonnerre gronder dans les Airs, & qu’il ne peut s’imaginer que Jupiter soit en Terre, tandis qu’il tonne dans le Ciel. La Princesse mesme en prend quelque soupçon. Jupiter qui voit que c’est Junon qui veut décendre en terre, pour se cacher aussi bien Semelé aux yeux de la Deesse, commande à une nuë de décendre. Cette nuë estant décenduë, envelope le Dieu & la Princesse, & les enleve dans les Airs.
Cependant le Ciel s’ouvre, & l’on voit Junon au milieu des nuages & des tempestes, avec la Foudre à la main. Alcmeon demande son secours contre un Imposteur, & conjure les Bergers qui habitent ce Bois de luy adresser leurs prieres, pour detourner le couroux de la Deesse sur le Ravisseur de Semelé. Les Bergers à mesme temps mélant leurs voix à leurs Instrumens, chantent une hymne, & la commençant avec une Harmonie précipitée, qui marque admirablement bien le besoin & l’empressement d’une Troupe alarmée.
Junon estant descenduë sur le Theatre, commanda aux nuages de disparoistre, & ayant fait aprocher le Prince, elle luy aprend que c’est Jupiter luy méme, qui enleve sa Princesse, luy offre son secours pour vanger son amour, & l’exhorte d’abandonner une infidelle Maistresse. Mais estant sur le point de luy proposer les moyens de se vanger, elle decouvre dans le trouble de son visage, & dans ses discours, des marques de sa tendresse : & croyant qu’il y auroit de l’imprudence de confier à ce Prince l’artifice qu’elle avoit conçeu pour perdre sa Rivale, elle le quitte sans s’expliquer.
ACTE TROISIEME. §
Le Jardin qui fait la decoration du Theatre, est un Jardin qu’on peut appeler enchanté, & parce qu’il produit par une puissance miraculeuse, & parce qu’on y voit des beautez qui tiennent de l’enchantement : ce lieu que Jupiter fait exprés pour estre l’azile de Semelé contre la jalouzie de Junon, est un amas irregulier, & une agreable confusion de tout ce que la plus vaste imagination peut inventer pour l’embellissement d’un Jardin. Cette suite de belles choses qui occupe les deux côtez du Theatre, ce mélange de toutes sortes de Fleurs & de Fruicts, de Vases & Fontaines & Bassins, de Statuës à l’antique, de Pyramides, d’Amours, de Tritons, de Tortuës, de Muffles réhaussez d’or, se termine à une Grote admirable, où une Nape & vingt Jets d’eau naturels achevent la beauté de ce merveilleux Spectacle.
C’est dans ce Jardin que Jupiter décend avec Semelé, envelopé de cette méme nuë, qui les emporte dans les Airs au second Acte. C’est là qu’après avoir entretenu la Princesse de toutes les douceurs, & de tous les plaisirs qu’elle doit attendre d’un Dieu qui peut tout, & qui est infiniment amoureux, il la laisse pour aller donner quelques ordres dans le Ciel, qui regardent la conduite du monde : mais en prenant congé d’elle, il commande à Venus, aux Plaisirs & à l’Amour, de venir prendre sa place, & de travailler au divertissement de la Princesse, pour la consoler de son absence.
Venus décend à méme temps accompagnée de deux Amours dans un Char trainé par deux Pigeons, dont les Rénes sont gouvernées par deux petits Amours. Et durant qu’elle décend elle chante ces Vers :
En suitte elle parle à Semelé, & lui dit, que pour luy assurer la conqueste d’un Dieu volage, elle venoit luy prester deux Amours dont l’un metroit dan ses yeux tout ce qui la peut rendre aymable, & l’autre metroit dans le Cœur de son Amant, tout ce qui le peut rendre constant & fidele. Ayant fait décendre les deux Amours auprés de Semelé, elle luy annonce la venuë de la Jeunesse, qui décend dans un Char tout semé de Rozes, & conduit par la Fortune, durant que Venus remonte dans le Ciel.
La Jeunesse estant sur le Theatre, parle à Semelé, & luy offrant une Couronne de fleurs, elle promet à sa beauté un éclat, qui ne s’effacera jamais, & qui se conservera en dépit des années, à l’abry de ces fleurs immortelles ; puis elle commande aux Plaisirs qui la suivent ordinairement, de décendre auprés de Semelé. Les Plaisirs décendent aussi-tost des quatre coins du Theatre, où estant décendus, ils dansent avec la Jeunesse & les deux Amours une entrée de Balet, composée par un des meilleurs Maistres du Royaume.
La Danse estant finie, la Jeunesse & les Plaisirs s’envolent tous ensemble, & estant au milieu des Airs, les Plaisirs se separent, & prenent des routes differentes, tandis que la Princesse remonte vers le Ciel.
Semelé demeure sur le Theatre avec les deux Amours, charmée de tous ces miracles, qui sont autant de nouvelles asseurances de l’amour de Jupiter. Cependant Junon, que Momus avoit advertie de la retraite de Semelé, décend auprés d’elle, soubs l’habit de Mercure. L’Autheur de la Piece a crû que Junon se déguiseroit plus agreablement sous cette figure, que sous celle de la vieille Beroë nourrice de Semelé, & que ce déguisement seroit plus propre à faire reüssir son artifice. Junon abordant Semelé, luy dit qu’elle vient de la part de Jupiter, pour la tirer des mains d’un Imposteur, qui se servant des puissances de l’Enfer, exposoit à ses yeux un amas des Beautez enchantées, Semelé opposant à son témoignage celui de l’Aurore, de Venus & d’autres divinitez. Junon pour la convaincre fait evanouïr le jardin enchanté : mais parce que quelqu’un pourroit trouver étrange qu’on donne à Junon de détruire les ouvrages de Jupiter, on peut répondre que Junon ne fait pas disparoistre le Jardin en le détruisant, mais en supposant le Parc en sa Place, par une fausse image, dont elle fascine les yeux de sa Rivale. Semelé qui se rend aux miraculeux changemens, accablée de confusion, & voulant chasser d’auprés d’elle ces deux Amours qu’elle croit luy avoir ésté envoyez par une Venus aussi infidelle que son Amant, un des Amours l’advertit de la tromperie de ce faux Mercure, & l’ayant asseurée que son Amant est le veritable Jupiter, tous deux partent ensemble, & volent vers le Centre du Theatre. Semelé ne sçachant qui croire de l’Amour ou de Mercure, Junon luy conseille de ne croire ny l’un ny l’autre : mais de faire un essay de ce faux Jupiter, & de l’obliger de se montrer avec toute la Majesté, & toute la Pompe qu’il aporte chez Junon, lors qu’il veut luy plaire, & s’en faire aymer. Semelé pleine de curiosité & d’ambition, donne dans ce Piege, & quite Junon, après l’avoir remerciée du Conseil qu’elle luy avoit donné. Momus entre, & ayant rencontré Junon, il la raille, & sur son déguisement & sur sa jalouzie, & ayant condamné le dessein qu’elle avoit de perdre sa Rivale, ils se separent, Junon en faisant semblant de retourner dans le Ciel, pour dissimuler le dessein qui la retient sur la Terre, & Momus pour aller advertir Jupiter du dessein de Junon, poussé seulement par cette aversion naturelle qu’il a pour le secret.
ACTE QUATRIESME. §
Deux Portiques magnifiques, & le Temple d’Hymenée en font le decoration. Deux rangs de statues de bronze dont les Chapiteaux & les Bases sont enchassez d’or, & qui servent de Termes à ce pompeux Edifice, & le Dieu de l’Hymenée qui paroît au milieu du Temple, donnent à ce Spectacle quelque chose de grand & d’auguste, qui inspire la veneration aux Spectateurs.
C’est dans ces Portiques que Semelé se promene, & qu’elle exprime par des Stances le trouble d’une Ame, qui voit son Amour & son Ambition trompée ; & qui sentant quelque retour de tendresse pour le fidele Alcmeon, est à mesme temps combatuë par son orgueïl, qui ne peut consentir à l’amour d’un mortel, après avoir crû estre aymée d’un Dieu.
Dircé sa confidente la surprenant dans cette agitation, Semelé luy declara enfin que la gloire l’emporte sur l’amour, & que ce reste de tendresse qu’elle sent en faveur du Prince, ne sauroit resister à cette passion imperieuse.
Le Prince l’ayant abordée, elle s’arme contre luy (de peur de se dementir) d’une fierté plus grande qu’à l’ordinaire. C’est dans cét entretien que le Prince explique toute sa tendresse & tout son desespoir qui se termine enfin à une forte resolution d’épouser la Princesse, & d’executer les ordres du Roy, en dépit de Jupiter.
Le Reyne les interrompt, & dit à sa fille qu’elle a perdu ses prieres auprés du Roy, & qu’il falloit aller au Temple pour achever la ceremonie de son Mariage.
Le Roy le suit de prés, & commande au Prince & à la Princesse de le suivre, pour aller au Temple. Mais au méme temps qu’il l’aproche, le Temple s’evanouyt, le Dieu s’envole dans les Airs, & cet auguste Spectacle se change en un Spectacle d’horreur, qui est l’antre de la jalouzie, laquelle sort bientost après du fonds du Theatre, comme d’un Abime, dans un Char traîné par des Dragons. Cette Furie parle au Roy, & après l’avoir menacé de semer dans le Camp du Prince & de la Princesse tout son venin, & toutes ses fureurs, s’ils achevoient leur Mariage, elle s’envole emportée par ses Dragons.
Le Roy sans s’estonner de tous ces mauvais presages, & de toutes ces menaces, se resout de tenir sa parole au Prince : il invoque pour cela Minerve la protectrice de Thebes, & la prie de luy prêter ses faveurs & ses Autels.
Jupiter déguisé en Minerve décend dans un Char traîné par des Hybous, & ayant menacé le Roy de la colere de Jupiter, s’il s’obstinoit de donner sa fille au Prince Alcmeon, il luy commande de se retirer, aussi bien qu’à la Reyne & au Prince, & ordonne à la seule Princesse de demeurer. Tout le monde s’estant retiré, il décend sur le Theatre. Semelé l’ayant reconnu pour son Amant, elle l’accuse d’imposture : & Jupiter s’estant justifié, elle luy reproche le peu de soin qu’il a de la desabuser : & voulant profiter du Conseil que Junon luy avoit donné, sous l’habit de Mercure, elle témoigne à Jupiter de nouvelles défiances, & l’engage adroitement par un serment inviolable, de luy accorder tout ce qu’elle luy demanderoit, pour s’éclaircir d’un doute qui la tourmentoit continuellement. Jupiter qui se voit pressé d’accorder à Semelé une grace, qui luy seroit mortelle, n’ayant pû resister à ses prieres ny à ses larmes, & moins encore se dispenser du serment qu’il avoit fait, se rend enfin, & remonte dans le Ciel, pour en décendre bien-tost avec tout l’éclat d’un Dieu, & tel que Semelé souhaite de le voir.
ACTE CINQUIESME. §
Le Palais du Roy de Thebes pris la place de ce Theatre horrible de l’entrée de la Jalouzie. C’est dans ce Palais que l’on voit éclater tous les traits les plus hardis & les plus reguliers de l’Architecture. Le Peintre ayant voulu judicieusement que la Politesse y surmontât la Magnificience, parce qu’on n’en sçauroit trouver sur la Terre, qui puisse répondre dignement à la Majesté d’un Dieu, & parce que d’ailleurs un Dieu amoureux & galant trouve plus de beauté dans les agréemens de l’Art, de l’Ordre, & de la Propreté, que dans une Pompe qui seroit tousjours beaucoup au dessous de celle qu’on doit à sa prudence.
C’est là que Semelé attend avec impatience la venuë de Jupiter, qui est precedée de celle de Momus, qui raille fort cette princesse sur se curiosité, & sur son ambition déreglée. On entend un grand bruit dans les Airs, où Jupiter paroît dans un Ciel tout brillant d’or et de lumiere.
Il en décend, porté par son Aigle, avec toute la pompe imaginable. En décendant il chante ces paroles.
Momus admirant Jupiter dans ce pompeux Equipage, & luy reprochant les soins qu’il prenoit pour plaire à une mortelle, Jupiter luy dit que tout ce qu’il voyoit n’estoit qu’un faible échantillon de ce qu’il feroit voir à Semelé, & qu’il en cachoit la plus grande partie pour ne pas exposer dans ce Palais sa gloire à d’autres yeux. Momus continuant sa raillerie, reproche à Jupiter le peril auquel il exposoit sa Maistresse, Jupiter s’en justifie par la necessité qu’il a d’accomplir sa promesse, & de tenir un serment inviolable. Et quittant Momus, il entre dans l’appartement de Semelé. Peu de temps après Momus voyant le fons du Palais tout en feu, & Jupiter s’envoler dans les Airs il monte sur l’Aigle que ce Dieu luy avoit donnée à garder, & luy mande de voler après son Maistre.
Le Prince tout allarmé pour le Princesse, de ce soudain embrasement, courant pour la secourir, il rencontre Dimas son confident, qui luy apprend qu’elle avoit esté embrasée par la présence de Jupiter. Le Prince deplore son malheur, & voyant arriver la Reyne, il luy reproche son ambition, comme la principale cause de cét embrasement qui avoit fait perir sa fille ; & s’abandonnant à son desespoir, il s’alloit precipiter dans des Fleuves, lorsque Junon venant au devant de luy dans un Char, l’arreste, & commande à ce Feu de s’esteindre, & fait paroistre un Palais brûlé, à la place du Palais enflamé. Le Prince fort plein de sa douleur, & Junon après avoir triomphé de la perte de sa Rivale, aux yeux de la Reyne, s’envole dans le Ciel. Le Roy entre, & fait éclater son courroux contre la Reyne ; & comme il luy témoigne la crainte que luy donne le desespoir du Prince, quelques ordres qu’il ait donné pour le prevenir, Atys son Capitaine des Gardes entre, & luy fait le recit de sa mort.
Le Roy & la Reine se plaignant de tant de disgraces, le Palais s’évanoüit, & le Theatre se couvre tout d’un coup de nuages. Ce Spectacle est dautant plus surprenant, que toute la Sale de la Comedie en est couverte, & qu’il semble que le Ciel soit tombé sur la Terre, & que les Acteurs & Spectateurs soient enfermez dans une Nuë. Pour augmenter les beautez de ce Spectacle, le Ciel s’ouvre, où Jupiter paroît dans un Palais, orné de tout l’éclat & de toute la Pompe qui peuvent representer aux mortels la demeure d’un Dieu. Ce Palais s’avance vers le milieu du Theatre, durant qu’on chante ces paroles.
Jupiter pour consoler le Roy de Thebes de la perte qu’il a faite de sa fille, par la gloire qui suit sa mort, ayant commandé à des Nuages, qui couvrent le fons du Ciel, de s’ouvrir, luy fait voir Semelé avec tout l’éclat d’une Immortelle. Pour combler le Roy de joye & d’honneur, Jupiter commande à Mercure & à la Renommée de venir auprés de luy. Ces deux Divinitez paroissent aussi-tost, & ce Dieu ordonne à l’une & à l’autre d’aller publier aux deux bouts de l’Univers, la gloire de Semelé. Les deux Divinitez partent aussi-tost, & volent jusques au fond de la Sale, dans un Ciel de nuages, qui les reçoit. Tandis que le Spectateur admire ce Vol miraculeux, tout le Spectacle du Theatre disparoît. Voila des foibles Idées de nostre Piece, que nous pouvons appeler un Assemblage de tout ce que l’Art des Machines a de plus surprenant, de tout ce que la Musique a de plus sçavant & de plus agreable, & enfin de tout ce que la Poesie a de plus fort & de plus galant.
FIN.
Appendice II – Tableaux des apparitions des personnages. §
Personnages du Prologue §
SCENE I | SCENE II | SCENE III | SCENE IV | Tot. sur nbre. de sc. | Tot. sur 316 vers. | |
MELPOMENE | 19 | 55 | 21, 5 | 26 | 4/4 | 121, 5 |
THALIE | 48 | 10, 5 | 10 | 3/4 | 68, 5 | |
EUTERPE | 84 | 8 | 2/4 | 92 | ||
APOLLON | 34 | 1/4 | 34 |
Personnages de la pièce §
ACTE I (dans l’ordre scènes 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5) | ACTE II (dans l’ordre scènes 1 ; 2 ; 3 ; 4) | ACTE II (dans l’ordre scènes 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5 ; 6 ; 7) | ||||||||||||||
SEMELE | 10 | 75 | 38, 5 | 50, 5 | 15 | 27 | 6 | 6 | 16, 5 | 17, 5 | ||||||
JUPITER | 63, 5 | 23, 5 | 23, 5 | 72 | ||||||||||||
ALCMEON | 42, 5 | 20 | 45, 5 | 40 | ||||||||||||
JUNON | 38 | 27, 5 | 14, 5 | 2, 5 | 19 | |||||||||||
MOMUS | 42, 5 | 1 | 48, 5 | |||||||||||||
LE ROI | 39 | |||||||||||||||
LA REINE | 28 | 23 | ||||||||||||||
DIMAS | 1 | |||||||||||||||
DIRCE | 16 | 11 | ||||||||||||||
AURORE | 24 | |||||||||||||||
VENUS | 26 | |||||||||||||||
AMOUR | 7 | |||||||||||||||
AMOURS | 8 | |||||||||||||||
HEURES | 8 | |||||||||||||||
JEUNESSE | 24 | |||||||||||||||
HYMENEE | ||||||||||||||||
JALOUSIE | ||||||||||||||||
ATYS | ||||||||||||||||
CHOEURS | 6 | |||||||||||||||
SUITE |
ACTE IV (dans l’ordre scènes 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9 ; 10) | ACTE V (dans l’ordre scènes 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9 ; 10) | |||||||||||||||||||
SEMELE | 40 | 30 | 18,5 | 8 | 4 | 51 | 18 | 18,5 | ||||||||||||
JUPITER | 12 | 37 | 38 | 24 | ||||||||||||||||
ALCMEON | 42,5 | 19,5 | 7 | 4 | 17,5 | 22,5 | 8 | |||||||||||||
JUNON | 12 | |||||||||||||||||||
MOMUS | 44,5 | 14 | 14 | |||||||||||||||||
LE ROI | 17,5 | 11,5 | 13 | 4 | 26 | 11,5 | 6 | |||||||||||||
LA REINE | 19,5 | 4 | 3,5 | 1 | 2 | 5 | 7 | 4 | 9 | 4 | ||||||||||
DIMAS | 9 | |||||||||||||||||||
DIRCE | 6 | 3 | ||||||||||||||||||
AURORE | ||||||||||||||||||||
VENUS | ||||||||||||||||||||
AMOUR | ||||||||||||||||||||
AMOURS | ||||||||||||||||||||
HEURES | ||||||||||||||||||||
JEUNESSE | ||||||||||||||||||||
HYMENEE | 4 | |||||||||||||||||||
JALOUSIE | 12 | |||||||||||||||||||
ATYS | 26,5 | |||||||||||||||||||
CHOEURS | 4 | |||||||||||||||||||
SUITE |
Total sur 36 scènes | Total sur 1727 vers | |
SEMELE | 21 | 450 |
JUPITER | 8 | 293, 5 |
ALCMEON | 13 | 269 |
JUNON | 6 | 113, 5 |
MOMUS | 6 | 164, 5 |
LE ROI | 9 | 128, 5 |
LA REINE | 13 | 110 |
DIMAS | 4 | 10 |
DIRCE | 9 | 36 |
AURORE | 1 | 24 |
VENUS | 1 | 26 |
AMOUR | 1 | 7 |
AMOURS | 2 | 8 |
HEURES | 1 | 8 |
JEUNESSE | 1 | 24 |
HYMENEE | 1 | 4 |
JALOUSIE | 1 | 12 |
ATYS | 1 | 26, 5 |
CHOEURS | 2 | 10 |
SUITE | 6 | / |
Appendice III - Œuvres de théâtre de Claude Boyer publiées et non publiées §
Œuvres publiées §
Œuvres de théâtre non publiées §
Bibliographie §
Œuvres de référence §
Œuvres §
Ouvrages de poétique §
***
Études §
Approches générales §
Ouvrages sur le théâtre au XVIIe siècle §
Ouvrages sur le genre de la tragédie §
Ouvrages sur Claude Boyer §
Instruments de travail §
***