LA MORT DE DÉMÉTRIUS
TRAGÉDIE

Par Monsieur Boyer.

Imprimé à Rouen,  ; se vend A Paris, Chez Augustin Courbé, au Palais, Gallerie des Merciers, à la Palme. Et Charles de Sercy, au Palais, dans, la salle Dauphine, à la Bonne-Foy couronnée.
M. DC. LXI.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Claire Supplisson sous la direction de Georges Forestier (2000-2001)

Introduction §

La Mort de Démétrius a été représentée en 1660, et publiée en 1661. Il s’agit de la sixième tragédie de l’abbé Claude Boyer, qui était à cette date un auteur productif, reconnu, encore en pleine ascension.

L’intrigue est inspirée de l’histoire antique. Alexandre, le fils de Pyrrus qui a autrefois été renversé du trône d’Epire par Artaban, est en exil. Démétrius est devenu roi à la mort d’Artaban après avoir épousé sa fille Arsinoé. Ami d’enfance d’Alexandre, il est tourmenté par l’illégitimité de son pouvoir, et décide donc de faire revenir Alexandre à la cour, contre l’avis de son favori Milon. Démétrius est amoureux d’Isménie, la maîtresse d’Alexandre. Il compte en cédant le trône attendrir Alexandre et conquérir par cet acte de loyauté Isménie. Milon, amoureux lui aussi d’Isménie, mais secrètement, fomente un complot afin d’éliminer Alexandre et Démétrius, et obtenir ainsi le pouvoir et la princesse. Il a pour le seconder Arsinoé, la reine ambitieuse et délaissée par son époux, et Séleucus, un seigneur d’Epire. Le traître réussit finalement à assassiner Démétrius. Mais Alexandre s’échappe, et prend la tête de la rébellion populaire qui couvait depuis que le retour du légitime héritier de la couronne était annoncé. Arsinoé, prise de remors en apprenant la mort de Démétrius, ouvre les portes du palais au peuple et à Alexandre, puis se suicide. Séleucus et Milon sont tués dans la bataille. Alexandre peut remonter sur le trône, et épouser Isménie.

Ces quelques éléments d’intrigue composent le canevas d’une pièce qui suit scrupuleusement les règles et schèmes de la tragédie classique. C’est la seule fois que ce sujet est traité dans une pièce, ce qui laisse au dramaturge une grande liberté d’invention. Loin de l’image d’auteur fade et conformiste retenue par la postérité, Boyer a su créer ici une oeuvre dynamique et rigoureuse à la fois, qui s’adapte parfaitement au goût de l’époque.

La représentation de La Mort de Démétrius §

La tragédie de Claude Boyer a été représentée pour la première fois le 21 février 1660 à l’hôtel de Bourgogne. Seul le témoignage de Loret1 demeure aujourd’hui pour mesurer l’accueil fait à la pièce à cette date. Dans la Muse historique du 28 février 1660, il écrit :

Avant de finir ce discours,
Je dirai que depuis huit jours,
Dans l’hotel de Bourgogne on joue,
Un sujet que la Troupe avoue,
Un des forts  ; des mieux traités,
Qu’on ait vû, depuis dix étés.
Boyer, habile personnage,
Est l’Auteur de ce grand Ouvrage,
Intitulé DÉMÉTRIUS,
Et qui tient le Superius
Entre plusieurs Pièces nouvelles,
Si l’on en croit bien des cervelles.

À Paris les représentations théâtrales ont lieu le mardi, vendredi et dimanche. D’après Loret, la Mort de Démétrius a donc été jouée au moins 3 fois. La pièce n’a pas été un échec2. Loret parle des « Pièces nouvelles » . En fait, l’hôtel du Marais prépare la Toison d’or, de Pierre Corneille, une tragédie à machines qui doit être jouée aux fêtes que le marquis de Sourdiac donnera à l’automne 1660 dans son château de Neubourg en réjouissance du mariage de Louis XIV. Concentré sur ce qui doit être l’évènement mondain de l’année, le théâtre du Marais monte à Paris des comédies déjà jouées, telles que le Chevalier de Fin Matois de Boisrobert, ou le Cartel de Guillot de Chevalier. La troupe de Molière est quant à elle prise dans la querelle des Précieuses. Le prochain grand succès du théâtre du Petit Bourbon sera Sganarelle. L’hôtel de Bourgogne n’a donc pas souffert de la concurrence lors des représentations de Démétrius. La Troupe Royale, depuis qu’elle est dirigée par le comédien-vedette Floridor, porte le flambeau du genre tragique. En ce début 1660, elle était composée de Floridor et de sa femme Marguerite Baloré, de Zacharie Jacob dit Montfleury, et sa femme Jehanne de la Chappe, de Claude Deschamps, sieur de Villiers et sa femme Marguerite Béguin, de Beauchasteau et sa femme Madeleine du Pouget, de Nicole Gassot femme de Bellerose, de Jehanne Anzoult, de Hauteroche et Raymond Poisson, dit Crispin. La distribution exacte de la tragédie de Boyer demeure cependant inconnue.

Le contexte politique, social et artistique §

À partir de la fin des années 1650 commence une période de grande production théâtrale après la parenthèse difficile de la guerre civile et de la guerre d’Espagne. La Fronde (1648-1652) avait remis en cause la monarchie absolue grandissante, et plongé le royaume dans des troubles incessants. Le jeune roi avait quitté Paris, l’aristocratie était divisée. Les temps n’étant plus aux festivités, les théâtres parisiens furent fermés. Le conflit contre l’Espagne qui suivit ces évènements vida les caisses de l’Etat, et provoqua une grave crise financière. Cette période instable s’achève en 1659 par la signature d’un traité de paix qui convient du mariage de Marie-Thérèse, infante d’Espagne, et de Louis XIV, le Traité des Pyrénées.

La France de 1660 rentre peu à peu dans la prospérité. Elle est gouvernée par un roi de 22 ans qui porte un grand intérêt aux divertissements en général et au théâtre en particulier. Louis XIV donne des pensions à cinq troupes, et invite fréquemment les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne à jouer à la Cour. Suivant l’exemple du souverain, la noblesse soutient la création artistique, et rouvre ses salons.

Ce contexte incite des auteurs qui s’étaient retirés de la scène parisienne à produire de nouvelles pièces. Ainsi, après sept ans d’absence, Pierre Corneille présente en 1659 Oedipe. C’est aussi en 1659 que Boyer revient à l’écriture dramatique avec la tragédie Clotilde. Ce retour au théâtre ouvre la période la plus faste et la plus féconde de la carrière de l’auteur. Clotilde est rapidement suivie de la tragi-comédie Fédéric, puis de La Mort de Démétrius. En 1660, Boyer est un auteur expérimenté et reconnu tant par ses pairs que par le public. Il est reçu dans tous les salons, ses amis, Chapelain en tête, sont influents. Avant de connaître à la fin de sa vie la déchéance et l’oubli, il a été considéré par ses contemporains comme une des gloires du théâtre français.

Succès et disgrâce de l’abbé Claude Boyer §

Claude Boyer est né à Albi en 1618, et mort à Paris le 22 juillet 1698. Nous possédons peu d’informations concernant ses années de jeunesse et de formation. Il aurait obtenu dans le collège de sa ville le grade de bachelier en théologie. Bien qu’ayant réellement le titre d’abbé, Boyer ne semblait pas y réellement y tenir : il précha très rarement, et apparemment sans conviction. À 27 ans, une tragédie en poche, il part pour la capitale. La Porcie romaine sera représentée en 1646, soit quelques mois seulement après son arrivée à Paris ; c’est un succès. En peu de temps, Boyer parvient à se faire une place dans le milieu littéraire de l’époque. Les salons de Mme Tallemant et de Mme de Rambouillet s’ouvrent à lui. Il se lie rapidement avec des personnalités telles que Melle de Scudéry et surtout Jean Chapelain, la plus haute autorité littéraire de l’époque, qui restera un admirateur fidèle et un ami zélé. Boyer sait s’entourer, et demeurera toute sa vie très prolixe. Entre 1645 et 1695, il écrit 23 pièces de théâtre, parmi lesquelles des tragi-comédies, des pastorales, des comédies, des tragédies en musique ou à machines3. Il s’adonna aussi à l’occasion à d’autres genres, publiant régulièrement des poésies galantes, religieuses, et des compliments.

Cette ascension, ralentie uniquement durant les années de guerre civile, connait son apogée en 1667 avec l’élection du poète à l’Académie française. À cette date, seul Corneille est jugé supérieur à Boyer. Ainsi Chapelain, dans sa Liste des gens de lettres rédigée en 1662, note que Boyer est « un poète de théâtre qui ne le cède qu’au seul Corneille » . L’auteur du Cid cite Boyer, Quinault et lui-même comme les trois seuls auteurs capables de redresser le Théâtre du Marais. Sa renommée est immense ; il entre sur la liste des pensionnés du Roi. Les auteurs, les critiques louent ses pièces et son « feu » : « feu, quand il compose » dans la Satyre des satyres de Boursault, « feu des vers » chez Chappuzeau. Après sa mort, le Mercure galant parlera encore de son « feu d’esprit » .

Malgré cette carrière prestigieuse, Boyer a vu sa renommée peu à peu s’effriter. À partir du début des années 1670, et jusqu’à sa mort, il dut faire face à une hostilité déclarée de quelques rivaux et critiques, hostilité qui confinait à l’acharnement. Il a parfois fait jouer certaines de ses dernières pièces sous un nom d’emprunt afin d’éviter les cabales systématiques. Il n’était plus l’académicien qui égalait presque en son temps le grand Corneille, mais l’auteur vieillissant qui était l’objet des plus piquantes épigrammes circulant dans Paris.

Le zénith de la carrière de Claude Boyer correspond à l’arrivée de Racine sur les scènes théâtrales parisiennes. Etant depuis la mort de Corneille l’auteur le plus titré et le plus connu, Boyer vit se cristalliser sur son oeuvre et sa personne la malveillance d’un clan racinien avide de reconnaissance. Boileau usa de sa verve la plus satirique pour éliminer le concurrent potentiel de son protégé. Dans l’Art poétique, le « cas Boyer » est traité de manière lapidaire4 :

Qui dit froid écrivain dit détestable auteur.
Boyer est à Pinchêne égal pour le lecteur5.

Plus encore que Boileau, Furetière accabla Claude Boyer de critiques acerbes ou moqueuses. L’inimitié qu’il concevait contre l’abbé s’était changé en haine après que celui-ci (parmi tant d’autres) avait voté en 1685 son exclusion de l’Académie française. En vers ou en prose, Furetière ne l’épargne pas :

Quand les pièces représentées
De Boyer sont peu fréquentées,
Chagrin qu’il est d’y voir peu d’assistants,
Voici comme il tourne la chose :
Vendredi, la pluie en est cause,
Et dimanche, c’est le beau temps.

ou encore :

Il n’a pas été assez heureux pour faire dormir personne à ses sermons, car il n’a point trouvé de lieu pour prêcher. La nécessité l’a donc réduit à prêcher sur les théâtres du Marais et de l’Hotel de Bourgogne ; mais il leur a porté malheur6.

Claude Boyer ayant rencontré un certain succès pendant plus de vingt ans, et au regard de l’estime que lui portaient des hommes tels que Pierre Corneille, il est possible de mettre en doute l’objectivité et la légitimité de ces jugements. Cependant, à l’époque où le trait d’esprit et la cabale prévalaient, Boyer n’a su répondre aux attaques qu’en poursuivant consciencieusement son travail d’écriture théâtrale. L’abbé Boileau, lors de la réception de son successeur à l’Académie française, le décrit :

Il était indulgent et docile, d’un esprit facile et laborieux, malgré le génie de son art sincère et malgré celui de sa nation modeste. Il a décrit les passions sans en être troublé, cherchant la bienséance dans ses ouvrages, l’ayant toujours observée dans ses moeurs7.

L’homme est discret, peu enclin à la polémique, souvent obséquieux à l’excès dans certaines de ses poésies. De plus, après avoir critiqué Racine, il prit le parti de vouloir l’imiter. Boyer était la proie idéale des pamphlétaires en mal de victime, et face à des professionnels de la saillie mordante comme l’étaient Boileau et Furetière, il ne sut jamais que donner prise aux critiques8.

Cet acharnement a non seulement assombri la fin de sa vie, mais aussi entaché définitivement son œuvre vis à vis de la postérité. Boyer avait peu d’ennemis, mais ceux-ci étaient d’une envergure peu commune. L’Art poétique ayant été considéré très tôt comme le criterium de la valeur d’une pièce de théâtre, les exégètes se sont rangés à l’avis de son auteur concernant Claude Boyer à partir du XVIIIe siècle. Même si les frères Parfaict reconnaissent que la persécution opérée contre lui était peu digne de « si grands hommes » , ils abondent dans leur sens en condamnant l’œuvre de l’abbé dans son ensemble9. Le vers de Boileau, l’hostilité de Racine collaient définitivement à Boyer une image de piètre rimeur, d’auteur fade et austère. Les échecs et affronts qu’il a essuyés sont même devenus plus connus que son œuvre même. Hormis de récentes éditions des Amours de Jupiter et Sémélé, d’Oropaste et de Tyridate, aucune des pièces de Boyer n’a été republiée depuis le XVIIe siècle.

Boileau n’admettait pas de mesure entre le sublime et la médiocrité. Claude Boyer n’avait certes pas le génie d’un Racine, mais n’était pas dépourvu de talent. Ces pièces, sans rencontrer le triomphe, sans provoquer de polémiques, reflètent le goût de l’époque. Comme le note Claudia Brody dans sa thèse10,

L’oeuvre de Claude Boyer nous donne une bonne idée de ce que pouvait voir un parisien du XVIIème siècle dans des théâtres qui ne donnaient pas constamment les meilleures pièces de Corneille, de Racine ou de Molière.

Le traitement des sources : primauté de l’invention §

Pour l’intrigue de la Mort de Démétrius, Claude Boyer s’est inspiré des Histoires philippiques de Justin, dans lesquelles l’auteur retrace notamment l’histoire des royaumes de Macédoine et d’Epire au IVe et IIIe siècle avant Jésus-Christ. Dans le livre XXVI, Justin rapporte que le roi de Macédoine Antigone Gonatas a tué Pyrrhus, roi d’Epire, en voulant reconquérir son royaume, que celui-ci avait envahi. Il part ensuite en guerre contre Athènes. Suit le récit des circonstances qui mènent Démétrius sur le trône d’Epire :

Dans le temps qu’il était occupé à cette guerre, Alexandre, roi d’Epire, voulant venger la mort de Pyrrhus, son père, ravage les frontières de la Macédoine. Antigone revient de la Grèce pour le repousser, mais, abandonné de ses soldats qui passent à l’ennemi, il perd à la fois la Macédoine et son armée. Son fils Démétrius, encore fort jeune, lève de nouvelles troupes en l’absence de son père, recouvre la Macédoine, et dépouille même Alexandre de l’Epire. Telle était alors l’inconstance des soldats, telles étaient les vicissitudes de la fortune, qu’on voyait les rois tour à tour ou sur le trône ou dans l’exil11.

Dans considération d’ordre général qui clôt ce passage s’immisce le thème tragique de l’homme soumis quelque soit sa puissance aux « caprices de la Fortune » . La suite du texte confirme ce fait :

Alexandre, qui s’était réfugié dans l’Acarnanie, fut rétabli sur le trône d’Epire, autant par le voeu de ses peuples que par l’appui de ses alliés.

Boyer a trouvé ici le dénouement de sa tragédie. La Mort de Démétrius expose les conditions du retour au pouvoir d’Alexandre. Il s’agissait maintenant pour lui d’agencer la mise en place de l’intrigue. Pour cela, Claude Boyer a en grande partie remanié la généalogie retenue par l’historien, ainsi que les évènements précédant le « rétablissement d’Alexandre » .

À la suite de batailles, de conquêtes et de revanches entre deux familles royales Boyer a substitué une situation initiale beaucoup plus simple et concentrée. Avant le début de l’action, Artaban, personnage créé par l’auteur, usurpe à Pyrrus la couronne d’Epire. Démétrius est un prince dont l’ayeul Ptolémée a autrefois gouverné un temps l’Epire. Il s’est marié avec la fille du tyran, et prend donc le pouvoir à sa mort. Alexandre, fils de Pyrrus, est quant à lui parti en exil. Tout en leur donnant une égale légitimité politique, cette version fait de Pyrrus et Alexandre les victimes innocentes d’Artaban alors que chez Justin, ils avaient tenté eux aussi de prendre la place d’un roi. L’auteur a certainement été influencé par le portrait de Pyrrus dressé par l’historien (XXV ; 3) :

C’est une opinion bien établie chez tous les historiens qu’on ne peut comparer Pyrrhus à aucun des rois de son siècle ni des précédents. Il serait difficile de citer quelqu’un [ayant eu] une vie plus pure et d’une équité plus éprouvée.

Dans la tragédie, Alexandre est le fils de l’homme vertueux, pas de l’agresseur de la Macédoine. Par ailleurs, afin que le sujet gagne en pathétisme, l’auteur a fait des deux ennemis jurés décrits Justin des amis d’enfance, ainsi que des rivaux en amour.

Boyer prend d’autres libertés par rapport à l’Histoire dans le déroulement même de sa pièce. Démétrius est assassiné entre les actes IV et V dans la tragédie. Chez Justin, après avoir perdu la couronne d’Epire face à Alexandre, Démétrius régna dix ans encore sur la Macédoine, et se maria en secondes noces avec la fille de celui-ci. D’autre part, des noms de personnages utilisés par Boyer se retrouvent dans les lignes qui suivent l’extrait tiré de Justin. Alexandre et Démétrius mis à part, ces personnages n’ont rien de commun avec leurs homonymes historiques. Arsinoé était marié au roi de Mycène Magas (XXVI ; 3) . Ptolémée, ancêtre de Démétrius dans la tragédie, était le frère de Magas. Séleucus, seigneur d’Epire pour Boyer, était un roi de Syrie (XXVII ; 1) . Sa mère, Laodice (XXVII ; 1) , est devenu une confidente. Enfin, la conspiration fomentée par Milon, le confident de Démétrius, ainsi que le personnage d’Isménie qui pose en rivaux les deux héros ont été totalement imaginés par l’auteur. En revanche, le soulèvement populaire qui couve et éclate finalement au dernier acte de la tragédie doit être directement inspiré de Justin quand celui-ci parle du « voeu des peuples » qui a rétabli Alexandre. De même, Démétrius parle de ses ancêtres :

Il est vray, mes Ayeux ont porté la Couronne,
Mais ce droit ne va pas jusques à ma personne.
Ptolémée autrefois l’acquit par trahison,
Quand un de vos Ayeux pour se faire raison
D’un ennemi voisin, ayant quité l’Epire,
Mon Ayeul Ptolémée envahit cet Empire.    (v. 493-498)

Cette évocation rappelle nettement le passage des Histoires philippiques cité plus haut, dans lequel Alexandre profite de l’absence d’Antigone alors parti en guerre contre Athènes pour attaquer la Macédoine et la conquérir. L’auteur a renversé les rôles entre agresseur et agressé.

En privilégiant nettement l’invention par rapport à la tradition historique, Boyer parait suivre les conceptions formulées en 1657 par d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre12 :

On demande ordinairement (...) jusqu’à quel point il est permis au poète de changer une histoire quand il la veut mettre sur le théâtre. (...) je tiens pour moi qu’il le peut faire non seulement aux circonstances, mais encore en la principale action, pourvu qu’il fasse un beau poème.

Pour d’Aubignac, la liberté du dramaturge face aux sources est totale. L’auteur peut tout à fait changer la vérité historique si la finalité est d’atteindre le vraisemblable. Cette théorie s’oppose à celle que Corneille exposera en 1660 dans ses Discours. Pour lui, un sujet de pièce tiré de l’histoire est connu de tous. En modifier l’action principale et le dénouement rendrait nécessairement la tragédie invraisemblable pour le public.

Seuls trois faits du récit de Justin ont été conservés pour la mise en place de l’intrigue de la Mort de Démétrius :

  • – Alexandre est le fils de Pyrrhus, roi d’Epire.
  • – Alexandre perd le trône d’Epire, puis le reconquiert après quelques temps d’exil, grâce à un soulèvement du peuple et de soldats.
  • – Démétrius est le roi d’Epire alors qu’Alexandre est en exil.

Excepté ces trois éléments, tous les personnages, la conspiration contre le roi, les amours et l’amitié qui rapprochent Alexandre et Démétrius, la mort de Démétrius même relèvent totalement de l’« invention » défendue par d’Aubignac. Il faut néanmoins noter que le sujet choisi par Claude Boyer n’était pas des plus célèbres, même pour le public du XVIIe siècle, imprégné de culture gréco-latine. La Mort de Démétrius est la seule tragédie mettant en scène Démétrius II et Alexandre d’Epire. L’auteur pouvait donc plus aisément faire des entorses à l’Histoire sans voir son œuvre taxée d’invraisemblance par les adversaires de d’Aubignac. Il a privilégié le vraisemblable au vrai.

En fait, La Mort de Démétrius n’a que l’apparence d’une tragédie historique. Pourquoi l’auteur a-t-il conservé dans les grandes lignes certains faits relatés par Justin ? Comme le note Georges Forestier à propos de l’Héraclius de Corneille13,

C’est son caractère historique (ou prétendument historique) qui permet à la tragédie de faire accepter comme croyables des événements si extraordinaire qu’ils en paraîtraient sans cela incroyables.

Un minimum d’Histoire conservé dans une intrigue donne une caution, une garantie d’authenticité à l’ensemble des inventions de l’auteur. Ainsi, les circonstances du rétablissement d’Alexandre peuvent être légitimées par la référence à Justin et acceptées par un spectateur persuadé d’assister à ce qui s’est réellement déroulé au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Boyer n’a donc pas sur ce point une conception du traitement de l’Histoire différente de celle de Corneille.

Composition et structure de la pièce §

La Mort de Démétrius peut être considérée comme tragédie régulière, en cinq actes et 1836 vers. Chaque acte comporte entre 356 et 380 vers.

Le traitement du lieu §

L’unité de lieu est respectée. Toute l’action se déroule dans ce que Anne Ubersfeld appelle un « vestibule classique »14, situé dans le palais royal de Dodone, capitale de l’Epire. Ce lieu clos s’ouvre cependant sur un espace plus vaste, construit essentiellement grâce au récit de certains personnages. Cet espace élaboré par la parole correspond d’abord à l’ailleurs, à ce qui est hors du Palais. Alexandre a trouvé des alliés en exil, parmi lesquels Athènes (v. 361 ; v. 825) . À la scène 1 de l’acte III, Milon rapporte son excursion nocturne dans la forêt sacrée qui entoure la ville. Le peuple d’Epire se révolte à Dodone. En dehors du vestibule classique, d’autres parties du palais sont évoquées : le cabinet dans lequel est assassiné Démétrius (v. 1514) , le « Balcon élevé qui domine la place » (v. 1743) . Tous ces éléments construisent en dehors de la scène un univers. Cet univers est clairement divisé en deux : l’espace extérieur et l’espace intérieur. Le palais est le lieu de la traîtrise, du pouvoir illégitime. C’est à l’intérieur que Démétrius est assassiné, que Milon peut mettre en œuvre dans le cinquième acte ses funestes projets. Hors de ses murs se trouvent les forces du droit, de la vérité. L’extérieur est le lieu de l’oracle et de l’insurrection du peuple contre le tyran. Entre ces lieux d’action, se place le vestibule, le lieu protégé de la parole. Arsinoé, personnage de l’intérieur, brise la frontière établie entre les deux mondes en ouvrant la porte du palais (v. 1785-1786) . La légitimité et la justice rentrent alors avec Alexandre et le peuple dans l’espace intérieur pour le dénouement. Le complot est maté, le roi retrouve son trône, l’équilibre entre les deux mondes peut être rétabli. Et comme le confirme Alexandre dans la dernière scène de la pièce,

Allons de tant d’horreurs purger ces tristes lieux,    (v. 1833)

Le Palais de Dodone redevient le lieu d’un pouvoir royal soutenu par le peuple, l’ordre est rétabli.

Le traitement du temps §

Boyer observe aussi l’unité de temps, en réduisant au maximum le temps de la fiction pour le faire concorder au temps réel, comme l’exige le principe de vraisemblance.

Quelques indices permettant d’évaluer cette durée se retrouvent dans la pièce. Séleucus décrit l’arrivée d’Alexandre au début de l’acte II :

Voyez comme il revient ; il n’entre que la nuit,
Craignant que son retour dans la pompe  ; le bruit
Fust à Démétrius ou suspect ou funeste, (...)    (v. 363-365)

Dans la première scène de l’acte III, d’autres éléments sont donnés par Milon. Après avoir capturé Alexandre, il rencontre Isménie :

La lune foiblement éclairoit ses appas.     (v. 748)

puis,

Voyant mon Rival seul, de nuit, sous ma puissance,
Mon amour me tentoit d’achever ma vangeance.    (v. 761-762)

Par ailleurs, Boyer a respecté au maximum la juste proportion entre le temps de l’action et le temps de la représentation. Les évènements qui se produisent entre chaque acte sont peu nombreux et restent dans l’ordre de la vraisemblance temporelle : entre l’acte I et l’acte II se sont déroulées les amicales retrouvailles d’Alexandre et Démétrius ; entre les actes II et III, Alexandre s’est fait capturer près de Dodone et a été ramené au Palais où il croise Isménie ; entre les actes III et IV, Isménie a reçu la missive de Démétrius. Ce qui se déroule entre l’acte IV et l’acte V demande certes plus de temps : Démétrius est poignardé par Milon, Alexandre s’échappe du Palais pour prendre la tête de la rebellion populaire. Mais ce sont essentiellement les principes de bienséance et non des contraintes de temps qui placent ces évènements dans le « hors-scène » , la proscription horacienne de l’horrible touchant notamment les meurtres et les scènes de batailles. Dans La Mort de Démétrius, l’entracte n’est plus l’« abcès de fixation, l’objet fourre-tout » décrit par Bénédicte Louvat15. L’essentiel de l’action se produit sur scène, ou est communiquée au spectateur en temps réel, comme pour les péripéties du cinquième acte. La pièce se déroule donc en une soirée (l’acte I précède le retour nocturne d’Alexandre) et une nuit, soit moins de vingt-quatre heures.

Par ailleurs, Boyer a choisi un sujet qui se prêtait particulièrement bien aux contraintes temporelles imposées à son époque. Le rétablissement d’un roi peut se faire en un jour. L’auteur décrit la crise ultime d’un conflit qui a commencé ici bien avant le début de l’action, et prend soin de situer précisément sa pièce par rapport à ce conflit. Les informations temporelles concernant la genèse de la crise sont données dans les deux premiers actes de la tragédie. Elles peuvent être précises :

  • – Artaban est mort depuis trois mois (v. 76) .
  • – Il y a six mois que Démétrius est marié avec Arsinoé (v. 115) .
  • – Alexandre est exilé d’Epire depuis six mois (v. 359) .

Les éléments sont aussi livrés indirectement ; l’information est plus floue :

  • – Le peuple s’est révolté lorsque Démétrius a pris le pouvoir, à la mort d’Artaban (v. 153-154) .
  • – La famille de Démétrius a autrefois usurpé le trône d’Epire (v. 63) .
  • – Démétrius aime Isménie depuis au moins six mois, puisqu’il a épousé Arsinoé afin de « sauver [sa] chère Isménie » (v. 229-230) .
  • – Milon aime Isménie depuis au moins six mois, puisqu’il dit avoir eu comme premier rival Alexandre (v. 402) .

Ces données permettent de dresser une chronologie de l’« avant-crise » . De plus, à la fin de la Mort de Démétrius, des signes connotent la réintégration du royaume d’Epire dans l’ordre de l’histoire après la résolution du conflit.

Et demain nous pourrons avec plus d’allégresse
Par un illustre Hymen couronner ma Princesse.    (v. 1835-1836)

Les deux derniers vers ouvrent la pièce sur les perspectives de l’« après-crise » .

Boyer a donc pris un soin particulier pour traiter les problèmes de temporalité. L’action se déroule quasiment entièrement en temps réel sur la scène. L’auteur a concentré au maximum l’épisode qu’il a choisi de traiter et l’a parfaitement inscrit dans le temps de l’Histoire.

Définition des fils de l’intrigue §

Boyer a tiré son sujet de l’Histoire. Il a mis en place à partir de cette base les grands axes de sa tragédie, de manière cohérente et suivie. La Mort de Démétrius compte cinq personnages principaux actifs qui partagent les quatre fils de l’action. Le fil principal est le retour d’Alexandre à la cour d’Epire et son amour pour Isménie. À ce fil principal s’ajoutent trois fils secondaires : Démétrius aime Isménie, Milon aime Isménie, Arsinoé aime Démétrius16. Les actions secondaires sont reliées entre elles : Milon et Arsinoé se liguent contre Démétrius. Démétrius écoute les conseils de Milon. Elles influencent aussi l’action principale et sont nécessaires à son déroulement. Démétrius fait revenir Alexandre d’exil et lui offre le trône afin de conquérir Isménie. Milon complote la chute d’Alexandre et de Démétrius afin d’obtenir de gré ou de force le cœur de la princesse. Arsinoé, désespérée d’avoir aidé Milon à assassiner l’homme qu’elle aimait, permet au peuple de rentrer dans le palais, et donc à Alexandre de reprendre le pouvoir. Aucune de ces actions ne peut être soustraite de la tragédie sans rendre incompréhensible l’action principale. Ces fils secondaires suivent le déroulement de la pièce, de l’exposition au dénouement. Les quatre fils se nouent entre l’acte I et le début de l’acte II, pour se poursuivre jusqu’au dernier acte, dans lequel Démétrius, Arsinoé et Milon meurent. Autour d’une action unique, le rétablissement d’Alexandre, l’auteur a tissé d’autres éléments interdépendants afin d’obtenir une action cohérente et unifiée, avec un début, un milieu et une fin bien définis. C’est la rencontre de ces différents fils, ainsi que la présence de difficultés ou obstacles qui forme l’intrigue. Nous allons voir à travers l’étude du déroulement de la pièce comment l’auteur tisse les différents fils et construit son intrigue.

L’exposition §

Les informations nécessaires à la bonne compréhension de la pièce sont données dans les premières scènes de l’acte I, et au début de l’acte II. La scène 2 fournit les circonstances qui ont conduit Démétrius sur le trône. Le roi, Alexandre, Arsinoé, ainsi que Pyrrus et Artaban sont maintenant connus du spectateur. Démétrius révèle dans la scène 3 son amour pour Isménie, la maîtresse d’Alexandre. La scène 4 révèle que Démétrius veut céder la couronne d’Epire afin de gagner le cœur d’Isménie. C’est seulement à l’acte II que le personnage de Milon est véritablement présenté : il veut devenir roi ; il aime Isménie depuis longtemps. L’exposition de la Mort de Démétrius se clôt donc avec la scène 1 de l’acte II. Longue, elle peut aussi être qualifiée de « discontinue » , selon la terminologie adoptée par Jacques Scherer :

Ce qui est fréquent, c’est que l’exposition soit suspendue, parfois assez longtemps, pour reprendre plus tard. (...) L’auteur, ne pouvant ou ne voulant charger de trop de faits la mémoire du public dès le début, préfère espacer l’énoncé de ces faits, donner d’abord une partie de l’exposition seulement, puis un peu d’action, puis un renouveau d’exposition, et ainsi de suite s’il y a lieu17.

Ici, les faits sont répartis en deux parties. L’essentiel de l’information se trouve dans les quatre premières scènes de l’acte I. Suit la rencontre de Démétrius et d’Isménie, qui s’achève sur l’ultimatum lancé par le roi : il rendra à Alexandre son rang si elle renonce à aimer le prince. Isménie se résout finalement à servir son amant. L’acte II commence avec le récit de l’arrivée d’Alexandre au Palais. Les véritables intentions de Séleucus et surtout de Milon sont alors révélées. Nous avons donc d’abord une grande partie de l’exposition, un peu d’action, puis le reste de l’exposition.

Cette technique, si elle évite les récits fastidieux d’événements passés, peut cependant ralentir le rythme de l’action. Boyer évite le problème en construisant le début de sa tragédie de manière très dynamique. La première scène est très courte. Les gardes et Télamon, présents au lever de rideau, se retirent presque immédiatement sur l’ordre de Démétrius :

Et que nul n’entre ici que par un ordre exprés.    (v. 3)

Les gardes à peine sortis, ce sont Arsinoé et Milon qui entrent en scène. Un échange rapide entre Milon et Démétrius introduit l’exposition proprement dite. L’impératif immédiatement transgressé du roi, ces rapides mouvements de personnages instaurent un climat d’insécurité, et captent d’emblée l’attention des spectateurs.

Le dialogue de la scène 2 donne la toile de fond de l’intrigue. Pour distiller l’information nécessaire à la compréhension de la pièce, l’auteur a choisi de dresser l’un contre l’autre deux de ses personnages en un affrontement violent. Démétrius attend Isménie. C’est Arsinoé, accablée par le chagrin, qui se présente à lui. En même temps que se révèle le conflit qui oppose le couple royal, le spectateur découvre les divers bouleversements qui ont touché le trône d’Epire depuis six mois. À la passion d’un entretien dans lequel deux époux se déchirent sont mêlés des éléments purement informatifs, ce qui anime fondamentalement toute l’exposition :

ARSINOÉ. - Je m’offre sur le Thrône à la foudre des Dieux.
DÉMÉTRIUS. - Ce sont là des fureurs dignes de votre père.
ARSINOÉ. - Si j’avois son pouvoir ainsi que sa colère...
DÉMÉTRIUS. - Mais enfin il est mort.
ARSINOÉ. - Tant de sanglants mespris
Me l’ont depuis trois mois cruellement apris.      (v. 72-76)

Ce procédé permet à l’auteur de répartir entre chaque personnage les indications à fournir, évitant ainsi un long récit qui ralentit le début de la tragédie. La situation de conflit avec l’interlocuteur présente ces indications d’ordre général comme autant d’arguments dans la conversation. Ainsi, Démétrius détaille entre les vers 45 et 56 son accession au trône, avant de ramener l’objet de sa tirade sur Arsinoé :

D’un Empire arraché triste dépositaire,
Je rends à mon amy le vol de vostre père,
Je le quitte avec vous,  ; ne vous oste rien.    (v. 57-59)

Il parait assez délicat de définir exactement les limites de l’exposition dans la Mort de Démétrius. Les éléments éclairant le sujet de la pièce sont donnés sur deux actes, et entrecoupés de scènes qui traitent de l’intrigue en elle-même. Le lieu de l’exposition par excellence, c’est-à-dire le début du premier acte, n’est pas dédié uniquement à l’informatif. Mieux, l’informatif est totalement intégré au commencement in medias res de la tragédie. L’exposition n’est plus ici traitée comme une partie constitutive de la tragédie. Boyer atteint ici l’idéal défini plus tard par Jacques Scherer : « l’exposition la plus satisfaisante [est] celle qui n’aura pas l’air d’être une exposition18 » .

Les quatre fils de l’intrigue, décrits plus haut sont élaborés et liés entre eux grâce aux informations données dans l’exposition. Le premier concerne le couple royal. La reine affirme sa « fidelle amour » pour Démétrius, mais celui-ci songe à la répudier. C’est un deuxième fil, le principal, qui est imiscé dans l’intrigue aux vers 55 à 58 :

J’ay retenu ce rang, mais après son trespas
Je serois criminel en ne le quittant pas ;
D’un Empire arraché triste dépositaire,
Je rends à mon amy le vol de vostre père.

Alexandre revient en Epire pour reprendre le trône d’Epire. La scène 3 de l’acte I complète ce fil et en crée un troisième. Démétrius dit dans le monologue :

Et les Dieux auroient tort de condamner ma flame,

Pour m’en justifier Isménie est mon choix.    (v. 106-107)

Alexandre revient aussi en Epire pour retrouver sa maîtresse, que Démétrius aime. Le dernier fil est installé aux vers 393-394, dans le dialogue entre Séleucus et Milon, lorsqu’ils parlent d’Isménie :

SÉLEUCUS. - L’aimez-vous ?
MILON. -     Ouy, je l’aime,  ; je sens que mon coeur
Par trop de retenüe a conceu plus d’ardeur.

Le point commun de ces fils est Isménie, maîtresse, rivale ou objet de l’amour des personnages. Elle les noue ensemble d’emblée.

L’exposition place aussi la couronne d’Epire comme un enjeu de l’action, enjeu premier pour Arsinoé, qui semble ici placer la conservation du pouvoir au dessus de son mariage, quand elle déclare à Démétrius :

Renoncez à vos droits sans disposer du mien, (...)
Le Thrône est tout à moi, vous pouvez en sortir.    (v. 60 et 68)

Deux répliques de Séleucus et de Milon montrent que le pouvoir est en revanche subordonné à la flamme amoureuse pour Démétrius et son favori :

SÉLEUCUS. - Démétrius rendra le Sceptre à son Rival, (...)
Il me l’a dit cent fois, qu’il n’estoit Roy d’Epire
Que pour servir sa flâme en cedant un Empire.    (v. 383-385)
..............................
MILON. - Plus je suis prés du Thrône,  ; plus je crains ma chûte. (...)
Je perdrois sans regret ma fortune  ; ma vie,
Mais mon amour ne peut luy quiter Isménie.    (v. 390-392)

Tous ces faits montrent qu’à la fin de l’exposition, à la scène première de l’acte II, l’agencement des fils est accompli.

Le nœud de la pièce §

L’exposition est, nous l’avons vu plus haut, divisée en deux parties. C’est entre ces deux parties que débute véritablement l’action. Dans les scènes 5 à 7 du premier acte, Isménie présente à Démétrius ses craintes concernant la vie de son amant que le roi a fait revenir. Démétrius est amoureux d’elle, il pourrait tuer ce rival encombrant. De plus, elle préfère voir Alexandre en exil plutôt que dans la position de sujet soumis à une autorité. Le roi se déclare alors prêt à céder la couronne si elle consent à « quitter l’objet de [sa] flamme » . Le premier obstacle à l’amour d’Alexandre et Isménie est posé. La princesse est placée en face d’une situation où passion amoureuse et devoir sont opposés. Elle doit choisir : rendre le pouvoir à son prince en « aimant ailleurs » , ou rester fidèle à son amour, le laissant ainsi dans le statut d’exilé, de sujet. Isménie examine les deux possibilités dans la scène 7, et décide finalement de sacrifier sa flamme à la grandeur d’Alexandre :

Travaillons pour sa gloire,  ; mourons à ses yeux.    (v. 356)

L’obstacle n’implique pas ici de dilemne puisque l’une des alternatives est jugée réalisable par le personnage. Cependant, pour qu’Isménie puisse mettre en œuvre cette décision, l’autre protagoniste de l’action principale doit y souscrire.

Après la deuxième partie de l’exposition, qui correspond à la première scène de l’acte II, les intentions de tous les personnages sauf Alexandre sont connues. En l’absence du prince, l’action principale a été jusqu’ici définie en fonction des actions secondaires. Hormis son amour pour Isménie, le spectateur ne sait rien des motivations de l’héritier légitime. Alexandre apparait enfin à la scène 2 du deuxième acte, ne sachant rien des plans de Démétrius, de Milon, de la résolution d’Isménie. La première difficulté qu’il doit rencontrer a été introduite à la fin de l’acte précédent. Il doit maintenant l’affronter. Le nœud de la pièce commence avec l’entrée en scène d’Alexandre.

L’acte II, à partir de la scène 2, est centré sur Alexandre. Il rencontre Démétrius et Isménie, et il est confronté au premier obstacle. Le fil principal se trouve ici essentiellement lié avec le fil secondaire Démétrius/Isménie. La scène 2 commence par un rappel de l’attitude de Démétrius dans le premier acte. Dans un premier temps, Démétrius prétend ne plus vouloir d’une couronne illégitime qui lui est insupportable. Il souhaite céder le trône à Alexandre. Il affirme dans l’acte I :

Je veux en le rendant me laver de mon crime.    (v. 69)

Alexandre s’oppose à cette volonté. Par amitié, et parce qu’il a autrefois sauvé sa vie, il souhaite laisser le pouvoir à Démétrius. Face à la grandeur d’âme du prince, Démétrius ému avoue ensuite sa véritable intention et le chantage exercé sur Isménie. Après avoir ainsi résumé son attitude passée, Démétrius décide finalement de se rendre à l’affection qui le lie toujours à Alexandre. Il abandonne à son ami trône et princesse, mais décide aussi de se tuer. Le roi se pose ainsi une fois encore en obstacle de l’action principale. Alexandre l’explique lui-même à Isménie dans la scène 4 :

Vous pouvez bien juger par ce grand désespoir,
Qu’il me demande tout,  ; qu’il veut tout avoir ;
Il m’arrache en mourant à tout ce qu’il me donne,
Et met par là si haut les biens qu’il m’abandonne,
Que pour m’en rendre digne il faut y renoncer.    (v. 619-623)

Le fait de céder le trône et Isménie en mourant devient un gage d’amitié si puissant qu’Alexandre ne peut l’accepter. Refuser ce gage reviendrait à renoncer à son amour plus qu’à la possibilité de régner. En effet, comme le pressent Alexandre dans son monologue de la scène 3, Démétrius est plus attaché à Isménie qu’au pouvoir : Alexandre peut obtenir le trône, il doit renoncer à Isménie. C’est le premier dilemme de la pièce. Les deux obstacles ne font donc qu’un. Ils sont de même nature : Démétrius en est à l’origine, et l’objet du chantage est Isménie. Seuls les termes des alternatives découlant de ces obstacles changent. Isménie doit choisir entre devoir et amour. Soit elle cède à Démétrius et Alexandre devient roi, soit elle lui résiste et son amant n’aura jamais le pouvoir. Alexandre doit choisir entre amitié et amour. Soit il abandonne Isménie à son ami, soit il perd un ami qui lui a sauvé la vie, et qui propose encore de lui laisser ce qu’il a de plus cher.

La scène 4 est le lieu de la première rencontre de deux amants. Ils doivent surmonter l’obstacle. Isménie, nous l’avons vu, souhaite s’effacer et voir son amant couronné. Le devoir prime. Alexandre est confronté quant à lui à un dilemne. Par définition, il ne peut aboutir à une décision. Le prince ne se résout pas à sacrifier l’une ou l’autre des parties en présence. Il ne peut régner sans Isménie, ni perdre son ami en privilégiant son amour. C’est ce qu’il exprime à Isménie en ces termes :

Tout party m’est fatal ou peu dignes de nous.    (v. 684)

Cette irrésolution qui le différencie d’Isménie définit le héros tragique. Ne pouvant choisir, Alexandre choisit de quitter la Cour du royaume d’Epire. Isménie n’a pu convaincre son amant de prendre le pouvoir offert par Démétrius. Seule face au roi, elle décide de le suivre en exil.

À partir de la scène 2 de l’acte II, Boyer a noué étroitement le fil principal de son action à un fil secondaire (Démétrius/Isménie) . Un premier obstacle a été installé, et non surmonté. Les deux autres fils secondaires définis dans l’exposition ne font pas parti du tissage des faits de cet acte. Ils sont néanmoins évoqués. Le fil Démétrius/Arsinoé est rappelé à la mémoire des spectateurs du vers 506 au vers 508 :

Voyez Arsinoé, digne sang de son pere,
Ce Monstre couronné triompher dans un rang
Qu’un père ambitieux acquit par tant de sang.

Le fil Milon/Isménie est notamment lisible à travers la réaction de Milon du vers 577 :

Peut-on regner avec tant de faiblesse ?

Le favori méprise Démétrius qui semble vouloir abandonner Isménie à Alexandre alors que lui a déclaré être capable de tout pour s’attirer ses faveurs. Ce sont ces deux fils qui vont être intégré un par un à l’intrigue dans le troisième acte.

Dès la première scène de l’acte III, le fil Milon/Isménie est relié aux fils Alexandre/Isménie et Démétrius/Isménie. Milon est intervenu dans l’action principale en empêchant la fuite d’Alexandre. Il retient le prince dans le palais. Dans la scène 2 de l’acte II, le favory avait assisté aux retrouvailles de Démétrius et d’Alexandre. Il connaît donc le dilemne d’Alexandre, et sait que la fuite était la seule attitude que celui-ci pouvait adopter. Démétrius et Alexandre ont chacun respecté leur amitié. Démétrius a proposé de tout abandonner pour combler le prince légitime. Alexandre a refusé de choisir entre le malheur de Démétrius ou le malheur d’Isménie. Milon décide d’ébranler cette amitié afin de toucher les deux hommes à la fois, et d’obtenir ce qu’il désire. Pour cela, il lui suffit d’arrêter Alexandre, et d’annoncer cette tentative de fuite au roi :

La fuite d’un Rival luy donne de l’ombrage,
Elle luy rend suspect cet amy genereux, (...)
Il l’a fait arrester,  ; cet éclat de haine
Brise le premier noeud d’une si forte chaîne.    (v. 782-786)

Selon Milon, Démétrius n’aura plus confiance en la franchise de son ami. Alexandre supposera le roi capable de violence.

Les projets de Milon sont mis à exécution dès la scène suivante. Il persuade d’abord Démétrius de la trahison d’Alexandre et lui fait comprendre que, libéré des obligations de l’amitié, il peut obtenir trône et princesse. Après avoir hésité, Démétrius se range finalement à cet avis :

Je veux tout accorder au secours de ma flame,
S’il faut perdre un amy, détrôner une femme,
Je ne refuse rien pour en venir à bout,
Et ce coeur amoureux est capable de tout.    (v. 913-916)

Le fil Arsinoé/Démétrius est alors réintroduit dans l’action. Démétrius annonce à la reine qu’une autre femme lui est préférée, et qu’elle doit s’effacer devant elle. Arsinoé, dans son monologue de la scène 5, laisse libre cours à sa colère et à son désir de vengeance. Milon a donc dressé Démétrius contre Alexandre, et déchaîné les fureurs de la reine contre son époux. Ses deux rivaux sont menacés, il doit trouver le moyen de les éliminer.

Arsinoé trouve en Milon, l’ancien conseiller de son père Artaban, un allié de choix. Milon feint de se plaindre d’un roi ingrat, lâche et indigne du pouvoir. Arsinoé veut assassiner un époux qui la rejette. Elle offre au favori le trône d’Epire et sa main si celui-ci l’aide à parvenir à ses fins. Milon accepte, et propose même de joindre Alexandre à la conjuration. Ce projet est envisageable, puisque :

Leur étroite amitié n’a plus le même cours.    (v. 1047)

Alexandre ne sera utilisé que pour perdre Démétrius.

Le complot de Milon est donc mis en place à la fin de l’acte III. Milon et Arsinoé projettent de tuer Démétrius. Ils doivent convaincre Alexandre de participer au crime, afin de l’en accuser par la suite. Milon a manipulé Démétrius afin d’ébranler son amitié pour Alexandre. Il a aussi manipulé Arsinoé afin d’arriver sur le trône et d’y placer Isménie. Sa stratégie est résumée aux vers 1093-1094 :

Sans leur division ma ruine est certaine ;
Il faut que mon amour triomphe par leur haine.

Le second obstacle qu’Alexandre aura à surmonter est ici en germe. Le premier était constitué au début de l’acte II par Démétrius. Celui-ci est élaboré par Milon, mais il implique aussi Arsinoé et Démétrius, ainsi que deux complices : Séleucus et Télamon. La situation s’est donc considérablement complexifiée. La crise est à son paroxisme : le rétablissement d’Alexandre parait plus compromis que jamais.

Malgré cette complexité, l’action reste unifiée. Milon est au centre de l’action de l’acte III. Il dialogue avec tous les personnages de la pièce à l’exception d’Alexandre et d’Isménie. Pour servir son projet, il utilise l’amour de Démétrius et l’amour d’Arsinoé. Tous les fils de l’action sont donc noués autour du fil Milon/Isménie. En l’absence scénique d’Alexandre et d’Isménie, ce sont les trois fils secondaires qui sont devenus totalement interdépendants. Le fil principal est cependant constamment en arrière-plan. Le complot de Milon est conçu pour gagner le trône qui revient à Alexandre, et surtout sa maîtresse.

Alexandre est au début de l’acte IV dans la même situation qu’au début de l’acte II. Il ignore les intentions de Démétrius. Il ne connait pas non plus les différentes alliances qui se sont créées entre certains personnages. Pour que le complot de Milon puisse aboutir, il faut que le prince participe à l’assassinat du roi. Pour que Démétrius fléchisse Isménie, il doit mettre la vie de son amant dans la balance. L’acte IV est composé de deux mouvements. Dans un premier temps, Alexandre va rencontrer tous les personnages principaux, hormis Milon, et découvrir leurs desseins. Dans un second temps, Alexandre révèle en partie la conjuration à Démétrius. Ceci amène un repositionnement des projets de chacun des protagonistes. Les éléments du dénouement sont fixés.

Les conjurés doivent d’abord ébranler l’amitié fidelle qu’Alexandre porte à Démétrius. C’est Séleucus qui s’en charge le premier :

N’attendez rien du Roy, craignez sa violence.    (v. 1130)

Alexandre reste inflexible :

Il regne, j’y consens,  ; fais ce que je dois.    (v. 1143)

Il a par la suite un entretien avec Isménie, dans lequel il apprend la résolution de Démétrius. Si Isménie refuse l’amour du roi, Alexandre et lui mourront. L’obstacle de Démétrius a donc changé de nature après que celui-ci ait suivi les conseils de Milon. Alexandre doit mourir ou abandonner sa maîtresse. Ici encore, les amants tentent de résoudre ce dilemne ensemble. Chacun des personnages pèse tour à tour les deux alternatives qui s’offrent à eux, ce choix est formulé par Alexandre :

Le Tyran veut enfin, ma mort, ou ma Princesse.     (v. 1251)

Quand Alexandre choisit finalement de mourir plutôt que de céder sa maîtresse, Isménie affirme pouvoir préserver la vie et l’amour de son amant. Laissant Alexandre dans l’expectative, elle décide ensuite d’aller à la rencontre du roi qui attend la réponse à la missive. Démétrius a démontré dans celle-ci qu’il plaçait Isménie au dessus de son amitié pour Alexandre. Dans cette scène, le prince a malgré tout réaffirmé son amitié pour Démétrius :

Je te plains, pauvre Prince,  ; ne puis te haïr.    (v. 1166)

S’il ne veut pas renoncer à l’amour d’Isménie, il reste lié à l’ami qui lui a sauvé la vie.

Après Séleucus et Démétrius, c’est Arsinoé qui va mettre à l’épreuve la fidélité d’Alexandre. Suivant les plans de Milon, la reine offre au prince dans la scène 5 de se venger du tyran en l’assassinant. Ici encore, Alexandre se révèle un homme de droiture et d’honneur. Il repousse avec horreur cette « lâche perfidie » qui lui permet même de disculper Démétrius et son comportement indigne :

Je dois, Démétrius, excuser ta furie,
De cette infame Cour l’horreur te justifie.    (v. 1331-1332)

Le complot fomenté par Milon ne peut aboutir. Les efforts des conjurés et l’attitude menaçante de Démétrius n’ont pas remis en cause la fidélité du prince.

Le deuxième mouvement de l’acte commence à la scène 6. Non seulement Alexandre ne s’est pas dressé contre le rival qui l’a trahi, mais il le met maintenant en garde contre son entourage. Grâce à cette déclaration et malgré les dénégations de la reine, Démétrius accuse Arsinoé de vouloir le perdre. La générosité d’Alexandre le plonge dans le désespoir. Il a trahi un ami, il est marié à un monstre. Le roi souhaite un moment mourir, quand Télamon lui annonce que la princesse souhaite le voir. Il reprend espoir. Toute son attention est immédiatement reportée sur son amour. Démétrius place Arsinoé sous la garde de Milon, et part rejoindre la princesse.

La donne est donc changée pour les conjurés. L’amitié d’Alexandre et de Démétrius paraît indéfectible, Arsinoé est démasquée. Les projets de Milon sont inconnus du roi. Dans la dernière scène de l’acte, Arsinoé et Milon décident donc d’agir eux-même sans attendre. Arsinoé craint que la princesse cède à Démétrius, elle charge Milon de la tuer. Milon veut éliminer son rival le plus puissant, il charge Arsinoé de tuer Démétrius.

Dans l’acte IV, Alexandre est confronté à plusieurs difficultés. Il en résout une partie. Le premier obstacle, posé à l’acte II et toujours en suspend, le confrontait à un dilemme : Alexandre devait choisir entre sa maîtresse et son ami. Il choisit sa maîtresse, puisque son ami l’a trahi en menaçant ici sa vie. Il est toujours redevable de sa vie à Démétrius. Il règle ce problème en lui rendant la pareille :

Mon malheur m’a forcé de te devoir la vie :
Je veux te la devoir malgré ta perfidie,
Mais en t’advertissant qu’on menace tes jours,
Je te rends ton bienfait par un si grand secours.    (v. 1367-1370)

Alexandre ne doit plus rien au roi. Ce dilemme est résolu. Ce fait apporte aussi la réponse à l’ultimatum que Démétrius formule à Isménie à l’acte IV. Alexandre doit alors choisir entre céder sa maîtresse ou mourir avec le roi. Libéré de ses obligations envers son ami, son honneur et Isménie prévalant, il choisit la mort, quand Isménie trouve une troisième alternative que le spectateur ignore pour le moment.

Mais s’opposent encore à son rétablissement la conspiration de Milon et la présence du roi. Son honneur lui interdit de participer à la conspiration. Il ne se laisse manipuler ni par Séleucus et ni par Arsinoé. Si Milon doit revoir ses plans en prenant en compte ce refus, il reste cependant sur le chemin d’Alexandre. Cet obstacle est extérieur. Le prince sait ce qu’il se doit, aucune exigence personnelle ne lui interdit de le passer. Le fait que Démétrius soit au pouvoir est en revanche problématique. Alexandre l’affirme à la scène 6 de l’acte IV :

Un reste d’amitié s’oppose à ma vangeance.     (v. 1372)

Il ne tentera donc pas de prendre la trône qu’occupe Démétrius par la force. Cet obstacle est intérieur, c’est le devoir qui éloigne Alexandre du trône.

Dans l’acte III, les trois fils secondaires s’étaient noués ensemble grâce au complot fomenté par Milon. Les contradictions inhérentes à cette association d’intérêts contraires se révèlent à l’acte IV. La tension entre le fil Milon/Isménie et le fil Arsinoé/Démétrius est particulièrement visible dans la scène IX :

ARSINOÉ. - Perdons sans différer ma superbe Rivale ;
Sa vie à l’un  ; l’autre est funeste  ; fatale ;
Allons, allons sur elle essayer nos fureurs.
MILON. - Sur Isménie ! ô Dieux !    (v. 1447-1450)

Les vers 1455-1456 donnent la réciproque de cette réaction :

MILON. - Vous, perdez le Tyran,  ; punissez son crime.
ARSINOÉ. - Quoy ! faut-il d’un tel sang faire nostre victime ?
MILON. - Quel soudain repentir...

Si les personnages conviennent par la suite d’agir, ces hésitations annoncent la rupture de l’association entre les deux fils. Cette décision commune parait en désaccord avec la nature des fils définis dans le premier acte. Milon aime Isménie, il ne peut laisser Arsinoé la tuer par vengeance. Arsinoé aime Démétrius, elle ne peut laisser Milon le tuer par ambition. Les personnages se mentent l’un à l’autre.

Le quatrième acte est le seul à mettre en scène tous les personnages principaux. Le fil principal, à l’arrière-plan de l’acte III, est de nouveau au centre de l’action, et lié au plus près des actions secondaires. Alexandre est au courant de la conspiration. Le conflit larvé entre lui et Démétrius a été exposé dans la scène VI. Alexandre ignore donc une seule donnée : ce que compte faire Isménie pour résoudre son dilemme.

Le dénouement §

Dans le cinquième acte se produisent toutes les péripéties de la pièce. Milon annonce d’abord l’assassinat de Démétrius par Isménie. Dans la scène 2, le spectateur apprend que Milon est le véritable meurtrier, qui expose les faits du vers 1513 au vers 1525. Cet événement remplit les caractéristiques définissant la péripétie selon Jacques Scherer19. La péripétie doit d’abord être « imprévue, créatrice de surprise » . La surprise est ici triple : Démétrius est mort, Milon accuse Isménie, puis se révèle être l’auteur du meurtre. L’événement doit de plus impliquer un « changement de fortune » . Ce changement est ici matériel. L’émoi causé par l’assassinat du roi a permis à Alexandre de fuir le palais et de rejoindre le peuple révolté. Le changement est aussi psychologique. Avec la mort de Démétrius disparait l’obstacle principal qui empêchait Alexandre de reprendre son trône. Reste seulement l’obstacle extérieur que représente Milon. Il est un autre changement de fortune impliqué par cette péripétie. Isménie accusée du meurtre est à la merci de Milon qui explique :

Mon amour malgré moy la traite en criminelle,
Et pour vaincre l’horreur, qu’elle eut toûjours pour moy,
Je deviens son témoin,  ; son Juge,  ; son Roy.    (v. 1536-1538)

Alexandre parti, Milon est plus proche que jamais du trône. Par ailleurs, dans la scène 3 apparait Arsinoé qui n’a pu tuer Démétrius comme prévu et qui regrette maintenant d’avoir conspiré contre lui. Elle a découvert les véritables projets de Milon, et jure de les contrecarrer. Il ne s’agit pas d’un pur retournement de situation puisque l’amour de la reine pour son époux était visible dans les actes précédents. Les rapports entre les personnages sont cependant bouleversés. Milon a révélé à tous sa traîtrise. Il a un avantage : Isménie est en son pouvoir. L’opposition au traître est double : Alexandre et le peuple d’un côté, Arsinoé de l’autre.

Après ces événements, la scène 4 est un temps de pause et d’explication avant le dénouement. Isménie apporte d’abord un complément d’information concernant la mort du roi. Elle décrit à Milon les faits qui ont précédé son entrée dans le cabinet. Le spectateur apprend donc ici la troisième alternative qu’Isménie avait trouvé au dilemme d’Alexandre dans l’acte précédent. Le prince devait mourir ou céder la Princesse à Démétrius. Isménie a décidé de se suicider plutôt que d’entacher son honneur ou de provoquer la mort de son amant. Devant la menace de ce sacrifice, le roi a renoncé à son amour. La présence du « fer » dans la main d’Isménie et ses « yeux pleins d’allégresse » (v.1516) vus par Milon sont justifiés. Démétrius est finalement resté fidèle à son ami. Le fil Démétrius/Isménie se clôt.

C’est aussi dans la scène 4 que Milon déclare son amour à Isménie. Ainsi, à la conspiration et au mensonge de l’acte III répond la révélation de la vérité du début de l’acte V. À la scène 6, Télamon annonce à Milon qu’Alexandre est proche du palais et prêt de l’emporter sur les troupes royales. Le favori tente encore de retourner la situation en manipulant Isménie. Il prétend vouloir céder le trône à l’héritier légitime par amour. Isménie n’est pas dupe. À cet instant de la pièce, il n’est plus de dilemne ni de dissimulation possible. La princesse l’affirme elle-même par deux fois :

Songe, songe, Milon, à te déguiser mieux ;
Ma haine est éclairée, elle a de trop bons yeux.    (v. 1705-1706)

Les intentions de Milon sont dévoilées, Arsinoé s’est rendue à son amour, Alexandre passe à l’action.

La deuxième péripétie intervient à la scène 6. Alexandre a soudain baissé les armes quand Séleucus a menacé devant lui la vie de sa maîtresse. À plusieurs reprises dans la scène 5, Télamon avait annoncé à Milon la victoire d’Alexandre :

Fuyez, fuyez ; le Peuple et la Noblesse...    (v. 1675)

puis,

Ah ! Seigneur, Alexandre
A pour luy tout le monde, il est temps de se rendre.    (v. 1714-1715)

L’événement est donc « créateur de surprise » . Il est aussi un « changement de fortune » . Milon peut à nouveau espérer avoir trône et princesse. Alexandre est à la merci du traître :

Et je consens à tout pour sauver ma Princesse.    (v. 1751)

Il se tient en cela à la résolution prise auparavant. Le prince préférait dans l’acte IV mourir plutôt que de céder Isménie à Démétrius. Il renonce maintenant au pouvoir pour sauver préserver la vie de la princesse.

La situation de Milon et d’Alexandre est rapidement renversée. À la scène 8 est relatée la dernière péripétie, qui précipite les événements et ouvre le dénouement de la pièce. Arsinoé ouvre les portes du Palais au peuple et aux soldats révoltés, puis se suicide. Elle exécute ainsi la menace proférée contre Milon au cours de la scène 3 :

Tout ce que ma douleur me laissera de vie,
Je ne veux l’employer qu’à trahir ton envie.
Je sçauray te forcer à m’arracher la vie.    (v. 1579-1581)

Cet acte de la reine clôt l’action Arsinoé/Démétrius. Les conclusions de deux des fils secondaires fournissent les données permettant le dénouement. La fin du fil Démétrius/Isménie lève l’obstacle intérieur posé à l’action principale. La fin du fil Arsinoé/Démétrius lève l’obstacle extérieur, le complot a échoué. La victoire d’Alexandre est dès lors certaine. Elle est d’ailleurs annoncée par Laodice dès le premier vers de la scène :

Le Prince a la victoire.    (v. 1772)

Le dénouement heureux est dès lors assuré. Le combat entre les soldats de Milon et ceux d’Alexandre ne dure que le temps du récit de la mort d’Arsinoé. Comme le montre ces vers de Laodice, la victoire est rapide :

On attaque, on combat, on deffend le passage,
Mais enfin Alexandre a tousjours l’avantage.
Il vient.                        (v. 1795-1797)

Alexandre retrouve Isménie, Télamon et Séleucus sont morts dans la bataille, le trône attend Alexandre. Le dénouement n’est pourtant complet qu’avec la conclusion du dernier fil secondaire, c’est-à-dire la mort de Milon. La dernière scène célèbre par une déclaration d’Alexandre le rétablissement du roi légitime sur le trône d’Epire. Tous les personnages vivants sont sur scène, témoins de l’événement.

Cette étude détaillée de la structure de la pièce montre la relative linéarité de l’action. Le héros est d’abord confronté à un dilemne, qu’il ne résoudra pas. Il doit choisir entre son ami et sa maîtresse. Par la suite, ce choix est reformulé. Il doit céder sa maîtresse ou mourir. Alexandre se résout à la mort, quand survient la mort du roi. Cette péripétie élimine nécessairement le dilemme. Le prince doit affronter un deuxième obstacle constitué par le complot d’un confident traître. Le confident est défait à la suite d’une autre péripétie. Alexandre retrouve son trône et sa maîtresse.

L’intrigue est pourtant complexe. L’auteur a pris le parti de tisser ensemble quatre fils dans son intrigue, quand la majorité des tragédies n’en comprennent que deux ou trois. Les fils secondaires sont noués autour de l’action principale en ce qu’ils s’opposent directement ou indirectement à son accomplissement. L’action est unifiée.

Les personnages principaux de la tragédie §

L’action principale est, nous l’avons vu, le rétablissement d’Alexandre. L’auteur a donné au prince toutes les caractéristiques du héros. Même si le texte ne fait aucune mention sur son âge et son attrait physique, il va sans dire qu’il est jeune et beau. Il aime et est aimé d’Isménie. Mais ici, le héros brille surtout par sa noblesse et sa grandeur d’âme. Alexandre est le seul personnage issu d’une lignée royale. Isménie parle au vers 263 de ce « beau sang » . Démétrius l’affirme aussi :

Seul vous estes le sang des legitimes Roys.(v. 499)

Sa principale caractéristique est la générosité, terme employé à de nombreuses reprises par tous les personnages pour le qualifier. Alexandre est un homme de devoir et d’honneur, fidèle à ses amis et à lui-même :

Sa vertu fait partout la gloire de ses jours.    (v. 720)

De plus, il s’illustre par sa bravoure. Il montrera sa valeur militaire en gagnant la bataille qui s’engage à l’acte V. Le héros suscite ainsi l’admiration. Alexandre est aussi un héros malheureux. Ce malheur est provoqué par les obstacles qu’il rencontre dans sa quête ; le prince l’exprime par des lamentations qui ont pour fonction de toucher le spectateur, comme à l’acte II, scène 3 :

Où me reduisez-vous, desordre de mon ame,
Pensers précipitez de devoir  ; de flame,
Sentimens d’amitié, de constance,  ; de foy,
Tendresse, honneur, pitié, que voulez-vous de moi ? (...)
Appaisez un tumulte, un trouble où je ne puis
Ny sçavoir, ny souffrir, ny vaincre mes ennuis.(v. 581-588)

L’émotion provoquée par ce désarroi et ces plaintes est vecteur des deux grands ressorts tragiques, la pitié et la crainte, focalisées sur le héros.

Cependant, ce héros est très peu présent sur scène. Le personnage d’Alexandre est absent du premier et troisième acte. Il n’apparait que dans 13 des 41 scènes que comptent la pièce. Ses répliques sont moins nombreuses et moins longues que celles de Démétrius et de Milon. Le prince est ce que Jacques Scherer appelle un « héros rare » :

Les héros volontairement rares sont ceux que l’auteur aurait pu mettre en scène fréquemment s’il l’avait voulu, mais qu’il préfère, pour mieux exciter le désir (...) des spectateurs, ne montrer que dans des situations bien choisies et bien préparées20.

Alexandre arrive dans la deuxième scène de l’acte II. Cette entrée tardive a permis d’établir dans l’exposition les relations entre les différents personnages et d’expliquer les raisons du retour d’Alexandre. De plus, le choix auquel le prince va devoir se confronter est énoncé par Démétrius à Isménie. Tous les éléments de ce début d’intrigue sont mis en place en l’absence du héros. L’arrivée d’Alexandre prolonge l’attention d’un public qui veut connaître les réactions d’Alexandre face à l’obstacle déjà préparé. Cette longue préparation permet par ailleurs de placer le prince directement devant son dilemme, soulignant ainsi le pathétisme de la situation. Toute l’action de l’acte II est concentrée autour du héros. Il passe du bonheur au malheur quand Démétrius révèle son amour pour Isménie :

Ah, Prince... c’est donc là ce malheur, ma Princesse,
Dont vous avez tantost menacé ma tendresse.
Ah ! Destins ennemis !                    (v. 541-543)

Il exprime ce malheur dans le monologue de la scène 3. Le dilemme est véritablement énoncé avec Isménie dans la longue scène 4. Tout en examinant les deux alternatives, il peut renouveler sa plainte devant sa maîtresse (v. 665-668) . Le prince décide finalement de fuir. Pour le spectateur qui connait déjà grâce à l’exposition les données du dilemme ainsi que les intentions de Démétrius et d’Isménie, l’acte II est entièrement centré sur l’émotionnel. La présence d’Alexandre est donc courte, mais intense.

Le même schéma est répété pour les deux actes suivants. Dans l’acte III sont élaborés les obstacles que va devoir affronter Alexandre dans l’acte IV. En l’absence du héros, Milon prépare sa conspiration, Démétrius décide sous l’influence du favori de menacer directement Alexandre pour obtenir Isménie. Encore une fois l’entrée en scène du prince est préparée de façon à focaliser l’attention du public sur lui. Le héros est de nouveau présent au début de l’acte IV. Il est le pivot autour duquel s’organisent les six premières scènes, dans lesquelles il est informé du complot et de la trahison de Démétrius. Dans ce court laps de temps, Alexandre met en valeur par son discours les traits caractéristiques du héros définis plus haut : noblesse de cœur et de sang, respect du devoir et de l’honneur. Il ordonne par exemple à Séleucus :

Et prens de ton devoir, prens l’exemple sur moi.(v. 1140)

Quand Arsinoé tente de lui faire rejoindre la conspiration contre Démétrius, il lui répond :

Si mon ressentiment demandoit son trépas,
J’irois faire la guerre,  ; non des attentats.    (v. 1329-1330)

À Démétrius, il affirme :

Moy seul que tu trahis, moy seul je suis pour toy.    (v. 1366)

Par ailleurs, Alexandre se lamente comme dans l’acte II devant Isménie, puis seul. Lorsque sa maîtresse décide de voir le roi, il se décrit :

Accablé de douleurs, sans vous, sans espérance...    (v. 1260)

Ici aussi les émotions du héros sont accentuées par la préparation de son entrée dans l’espace théâtral. L’action a progressé, les données de l’intrigue et les intentions d’Alexandre ont changé ; pourtant dans les actes II et IV le héros est mis en scène selon les mêmes procédés d’attente et de concentration.

Après la scène 6 de l’acte IV, le prince ne réapparait que pour le dénouement. Séleucus signale sa fuite au début de l’acte V. Il dirige maintenant la révolte du peuple. Les bienséances obligent l’auteur à placer hors-scène la bataille. L’attitude du héros est alors connu par les récits de Séleucus (scène 6) et Laodice (scène 8) qui préparent et annoncent l’entrée d’Alexandre dans l’espace théâtral. Maintenant qu’il s’est montré un vaillant et victorieux guerrier, il est un héros accompli. Il parle peu dans les dernières scènes. Cependant c’est par lui que l’ordre et la justice sont imposés dans le dénouement :

Mais calmons ces frayeurs, Arsinoé n’est plus,
Séleucus l’a suivie,  ; Milon tout confus,
Suivy, pressé des miens nous va faire justice.
Vangeons Démétrius par ce grand sacrifice.    (v. 1809-1812)

C’est Milon agonisant qui apporte à la fin de la pièce l’essentiel du pathétique. Le prince parle maintenant en roi. Il faut cependant noter que dans la dernière réplique de la pièce, il n’est pas question des devoirs funéraires qu’Alexandre doit à son ex-ami. C’est une entorse manifeste au caractère du roi légitime présenté comme un homme d’honneur. La période de règne de Démétrius et Démétrius lui-même sont oubliés dès qu’Alexandre arrive au pouvoir.

Alexandre est bien un héros rare. Ses interventions sur scène sont peu nombreuses, mais particulièrement préparées. Cette préparation permet de concentrer l’attention et l’émotion du spectateur sur la grandeur et les malheurs du prince.

Isménie est, comme Alexandre, un personnage totalement vertueux. Elle est caractérisée par deux constantes : son amour indéfectible pour le prince et son désir de le voir devenir roi. Mais contrairement au prince, elle subordonne sa passion amoureuse à l’accession au trône d’Alexandre. Ainsi, dès la première scène où elle apparait, Isménie déclare à Démétrius préférer voir le prince en exil plutôt que sous le joug d’un roi illégitime :

Laissez ce malheureux, loin de vous, loin de moy,
Avec l’espoir un jour de revenir Roy.    (v. 299-300)

Quand le roi prétend vouloir céder le trône à Alexandre contre son amour, Isménie accepte. Elle aime Alexandre, son devoir et son honneur lui ordonnent de travailler à la grandeur de son amant :

Quand on aime il suffit de servir ce qu’on aime,
Luy conserver un Sceptre,  ; peut-estre le jour ;
Que prétend davantage un veritable amour ?    (v. 346-348)

Ces vers définissent l’attitude de la princesse durant toute la pièce. Dans la scène 4 de l’acte II, Alexandre ne peut se résoudre à abandonner sa princesse pour le trône, ni à la conserver et perdre ainsi son ami. Il n’est pas de dilemme pour Isménie, amitié et amour doivent être sacrifiés au pouvoir :

Vous croyez-vous permis de ceder la Couronne ?
Vous devez la reprendre,  ; l’honneur vous l’ordonne.    (v.637-638)

Plus encore que son amour, Isménie se dit capable de sacrifier ses jours pour son honneur et celui d’Alexandre. Elle menace d’abord Démétrius de se suicider. Plus tard, elle ordonne à Milon :

Frape, acheve, cruel,  ; ne m’epargne pas ;
Vange ton desespoir sur ces tristes appas,
S’ils ont mis de l’amour dans le coeur d’un infâme.    (v. 1729-1731)

À l’acte V, elle renouvellera ce choix quand la victoire d’Alexandre est compromise par la menace de Milon de tuer la princesse :

Faites que mon amant fasse son devoir,
Ou ma mort ostera cet obstacle à sa gloire.    (v. 1770-1771)

Isménie est prête à mourir pour que le prince soit rétabli, pour que son pouvoir soit assuré. Sa vie n’est rien, son devoir est tout. Cette droiture préside à tous ses raisonnements et à toutes ses décisions.

En dépit de toute sa détermination, Isménie reste fondamentalement passive. Elle est l’objet de l’amour et des chantages de Démétrius et de Milon. Elle sait ce que son amant doit faire pour obtenir le trône, pourtant elle ne parvient pas à imposer ses vues à Alexandre qui fuit à l’acte II. Quand la princesse décide de passer à l’action en rencontrant le roi, non seulement son acte est immédiatement annulé par l’assassinat de Démétrius, mais il se retourne contre elle puisque Milon l’accuse de ce crime. Enfin, prisonnière dans le palais, elle constitue l’ultime obstacle à la victoire finale d’Alexandre. Isménie devient l’arme qui donne un temps l’avantage à Milon.

Le paradoxe entre les vœux d’Isménie et les sentiments qu’elle provoque fait tout l’attrait et la profondeur de ce personnage qui pourrait n’être qu’annexe. Isménie est la seule à placer constamment le pouvoir de son prince au dessus de son amour. Nous verrons qu’Arsinoé et Milon, comme Alexandre, renoncent à un moment ou un autre à la couronne pour privilégier leur flamme. Pourtant, c’est son existence même qui met en péril le rétablissement d’Alexandre. Malgré sa grandeur d’âme, sa volonté de servir son amant, elle est avant tout celle qui par ses charmes a dressé contre le prince deux rivaux. Peu présente sur scène, Isménie existe aux yeux du spectateur avant tout grâce aux longs portraits que font d’elle Démétrius et Milon. Le roi la décrit à la scène 3 du premier acte :

Elle est aimable  ; belle,  ; du sang de nos Roys.
Il m’est permis de rompre une indigne alliance
Pour aimer la beauté, l’honneur  ; l’innocence. (...)
Ces yeux, de tous les yeux le plaisir  ; la peine,
Cette auguste fierté si digne d’une Reyne,
Tout cet amas de force  ; de douceur,
Charmera-t’il les yeux sans arrester le coeur ?    (v. 108-136)

De-même, Milon est ébloui une nuit par les charmes d’Isménie :

La Princesse paroist comme un Astre à mes yeux : (...)
La Lune foiblement éclairait ses appas.
O Dieux ! Qu’en cet estat elle me parut belle !
Cet amas de clartez qu’on voit briller en elle,
De l’Astre de la nuit prenant un foible jour,
Inspiroit moins de crainte,  ; donnoit plus d’amour.    (v. 744-752)

La beauté de la princesse est la cause première de la crise décrite dans la tragédie. Même si Isménie tente d’influer sur les évènements, ses efforts sont vains. Elle demeure uniquement un objet de désir.

Aux deux personnages tout à fait admirables que sont Alexandre et Isménie s’oppose l’unique personnage tout à fait diabolique de la pièce : Milon.

Milon est appelé « favory de Démétrius » dans la liste des acteurs qui précède la pièce. En fait, il a une influence qui dépasse celle du conseiller. Avant d’être le confident et le conseiller de Démétrius, il a fait partie de la cour d’Artaban. Le tyran ne l’a pas considéré comme un serviteur. Aux vers 148 et 1001, Milon est appelé « amy d’Artaban » . Comme le souligne Séleucus, il a été un « apuy d’Artaban  ; de sa tyrannie » (v. 405) . Sa vision du pouvoir et des moyens de l’obtenir ont été conçues sur le modèle de son aîné. Milon se déclare « instruit par les leçons » de l’ayeul d’Arsinoé (v. 1011) . Plus qu’un conseiller, il a donc été l’élève, l’ami et le soutien d’Artaban. Il est le seul personnage à qualifier le défunt tyran de « fameux Rebelle » (v. 150) ou de « Héros » (v. 1010) . Le confident de Démétrius se révèle donc l’héritier idéologique d’Artaban. Il se pose en continuateur de sa politique en affirmant :

mettre en usage
Le bel apprentissage dont sous luy je fis apprentissage.    (v. 1009-1010)

Ainsi, Milon doit partager les traits du tyran. Il est comme lui prêt à utiliser la violence pour arriver à ses fins. Ses armes sont le mensonge et la manipulation. L’amitié que lui portait le tyran lui confère par ailleurs un rôle plus important que celui de simple confident de Démétrius. Il dit à Séleucus :

Artaban qui craignoit un gendre trop ingrat
A laissé dans nos mains les rênes du pouvoir.    (v. 455-456)

Cela explique que Télamon, Séleucus et les soldats du palais s’en remettent à ses ordres. De plus, le roi lui est redevable d’avoir protégé le trône lorsqu’à la mort d’Artaban le peuple s’était soulevé pour son roi légitime (v. 153) . Tous ces éléments font que les rapports entre Démétrius et Milon ne correspondent pas aux rapports maître-serviteur. Conscient de l’influence qu’il a sur le roi, Milon prodigue ses conseils de manière autoritaire, n’hésitant pas parfois à provoquer Démétrius, comme dans la scène 2 de l’acte III :

Perdez vostre Rival, regnez sans jalousie ;
Ou si vous resolvez encor de l’espargner,
Seigneur, sortez du Trône,  ; le laisser regner.
Il sçaura mieux que vous user de mes maximes.    (v. 886-889)

Ces paroles ne sont pas celles d’un sujet s’adressant à son souverain. Milon est le fils spirituel d’Artaban ; si son sang avait été noble comme celui de Démétrius, le tyran en aurait certainement fait son héritier. Ambitieux et vil, il refuse la place subalterne que ses origines lui imposent. Il souhaite prendre un trône qui lui semble sien, et une princesse qui ne l’aime pas. Milon est en quelque sorte coupable d’hybris, sa conduite orgueilleuse et démesurée tend à bouleverser l’ordre du monde. Pour lui, il n’est pas de fatalité :

Si tost qu’entre nos mains la Fortune se livre,
Qui sait la gourmander, la force de le suivre.
A qui peut tout oser  ; braver le trépas,
La Fortune se donne,  ; ne se prête pas.    (v. 1101-1104)

Milon est un homme de résolution et d’excès, il affirme ainsi :

Dans ma fureur extrême,
Je ferai tout perir,  ; la Princesse mesme.    (v. 409-410)

L’auteur a donc doté Milon d’un véritable caractère.

De plus, le favori a une place capitale dans l’intrigue. Il est le maître d’œuvre de la conspiration, l’assassin de Démétrius et l’obstacle final au rétablissement d’Alexandre. Il est le seul à occuper l’espace théâtral à tous les actes. Milon est le personnage qui a est le plus souvent sur scène et qui a le plus grand nombre de répliques. Cette omniprésence est causée par le triple jeu déployé par Milon. Le spectateur doit d’abord l’identifier comme le confident traître de Démétrius, puis comme l’amant d’Isménie assoiffé de pouvoir, et enfin comme le faux-allié d’Arsinoé. Au cours des quatre premiers actes, Milon dévoile sa vraie nature dans seulement deux scènes (II ; 1 et III ; 8) . Toutes ses autres interventions reposent sur le mensonge et la dissimulation. Milon est fréquemment en position d’observateur quasiment muet de l’action. Il écoute ainsi la conversation entre Démétrius et Arsinoé du début de la pièce. Il est aussi témoin de l’affrontement entre le roi et Alexandre de l’acte IV, qui mène à l’accusation d’Arsinoé. Favori du roi, il apprend toutes ses pensées au fur et à mesure de l’action. La reine voit en lui l’ancien ami de son père. Lui seul connait les intentions de Démétrius et d’Arsinoé. Lui seul pratique la dissimulation. Milon reçoit donc les informations données sur scène par les personnages, mais ne se dévoilera lui-même qu’au cinquième acte. Parce qu’il manipule Démétrius et Arsinoé, parce qu’il agit pour obtenir Isménie et qu’il a pour l’aider dans sa tâche Seleucus et Télamon, Milon peut être considéré comme l’obstacle premier d’Alexandre.

L’auteur semble apprécier le type du confident-traître, qui est mis en place dans la majorité des pièces représentées avant la Mort de Démétrius. Cependant Milon est le premier des « fourbes » de Boyer à être réellement un personnage principal de l’intrigue. Dans Porus, ou la générosité d’Alexandre, Attale tente de perdre son maître, mais n’apparait jamais sur scène. Alcidamias, le traître de la tragédie Aristodème, prend part à l’action principale, mais son portrait, ses motivations et ses émotions demeurent floues. Milon a lui un passé, décrit plus haut. Ses multiples interventions permettent par ailleurs de donner au caractère de ce confident une épaisseur et une complexité que n’avaient pas ses prédécesseurs. Ainsi, la fureur amoureuse qui motive ses actions n’est pas dépourvue de sadisme. Lorsque Séleucus lui apprend qu’Isménie « donne des pleurs au sort de son Amant » , il s’exclame :

Que ce Prince est heureux d’estre plaint tendrement,
Et pleuré par ces yeux où brillent tant de charmes !
Que n’ay-je part, Princesse, à de si belles larmes.    (v. 1076-1078)

Devant l’objet de son amour, Milon demeure vil, cruel. Sa tirade finale met en valeur avec brio toute l’ambiguïté du personnage. Milon s’y montre à la fois constant dans le mal et touchant. En rage, il veut surmonter la mort pour s’opposer encore à Alexandre :

Mes fureurs, ostez-lui le plaisir de ma mort.        (v. 1822)

Son destin est pourtant scellé. Il souligne ensuite l’ironie de son sort :

Tout ce que je croyois ma force  ; mon appuy,
La Reyne, mon amour,  ; ma propre furie
Me font perdre aujourd’huy, Maistresse, Trône  ; vie.    (v. 1826-1828)

La Fortune qu’il comptait maîtriser s’est retournée contre lui. Le traître meurt de voir son rival couronné, vainqueur. Lacéré de coups par un peuple déchaîné, fidèle à lui-même jusque dans la mort, conscient du pathétique de sa fin, Milon illustre la remarque de Jacques Scherer : « On ne peut s’empêcher de constater que c’est là une destinée de héros tragique, non de confident. Le confident est si peu un personnage artificiel et sans vie, (...) qu’il faut qu’on le tue21. »

Le personnage de la reine est moins constant dans le mal. Après avoir comploté la mort de son époux, elle est finalement prise de remors et provoque par son suicide la perte de son ancien allié Milon.

Arsinoé est la fille d’Artaban. Elle a donc hérité des traits distinctifs du défunt tyran. La ressemblance entre le père et la fille est soulignée par les personnages et par la reine elle-même. Démétrius lui dit dans la deuxième scène de l’acte I :

Ce sont là des fureurs dignes de vostre pere.    (v. 73)

Dans l’acte II, il la décrit ainsi à Alexandre :

Voyez Arsinoé, digne sang de son pere,
Ce Monstre couronné triompher dans un rang
Qu’un pere ambitieux acquit par tant de sang.    (v. 506-508)

Lorsque la reine surprend la réflexion de son époux, il s’écrit :

Ce lâche procédé marque vostre naissance.    (v. 921)

Dans la scène qui suit, Arsinoé menace Démétrius en évoquant son ascendance :

Crains en moy la fureur de mes fameux parens,
D’une race fatale à l’orgueil des Tyrans.    (v. 951-952)

Elle réaffirme sa filiation avec Artaban :

Tyran, je suis son sang, j’ay sa rage en mon sein,
Son orgueil dans mon coeur,  ; sa foudre en ma main.    (v. 955-956)

Cette « rage » et cet « orgueil » caractérisent aussi Milon. La fille et l’ami d’Artaban ont tous deux hérité de sa violence et de sa fureur. Ils partagent les mêmes valeurs, ils peuvent donc faire alliance contre l’ennemi commun qu’est Démétrius. Isménie les assimile d’ailleurs en les qualifiant de « monstres jaloux » au vers 263. L’une se pose en garant du pouvoir acquis par son père, l’autre prolonge son œuvre en appliquant les maximes de son maître spirituel. L’une veut se venger de son époux, Milon veut éliminer un rival. Milon et Arsinoé servent leurs intérêts personnels, mais seule la reine démontre dans ses paroles la légitimité de sa position. En parlant de sa « juste colère » (v. 945) , elle insiste sur la trahison de son époux, qui dès lors mérite la mort. Le trône lui revient de droit, Démétrius souhaite lui enlever. Il doit son pouvoir à l’amour d’Arsinoé, il en aime maintenant une autre. Le roi doit donc selon elle périr.

La colère d’Arsinoé reste longtemps stérile. Malgré l’exposition de ses plaintes dans la scène 2 du premier acte, la reine est dédaignée par Démétrius qui déclare à son sujet :

Ton intérest n’est pas ce qui trouble mon âme.    (v. 105)

Plus loin, le spectateur apprend que la rancœur d’Arsinoé est attisée depuis longtemps par Milon, lorsqu’il dit à Séleucus :

Voy d’un autre costé la Reyne en fureurs :
Entre elle  ; son époux j’ay semé tant d’aigreur,
Qu’imprimant dans son coeur toute l’horreur d’un traistre,
J’ay mis enfin sa haine au point qu’elle doit estre.    (v. 451-454)

Enfin, non seulement la reine ne parvient pas à rallier Alexandre à la conjuration, mais elle est démasquée par le roi. Ces trois éléments soulignent l’impuissance d’Arsinoé. Utilisée pour servir les projets de Milon, sa fureur reste sans effets sur Démétrius.

C’est pourtant ce personnage qui provoque dans la dernière péripétie le dénouement. Elle ouvre les portes du palais et se suicide afin de « perdre un ingrat » et de « vanger un époux » (v. 1790) . Cet acte a été auparavant préparé et annoncé. L’amour d’Arsinoé est lisible tout au long de ses interventions sur scène. Ainsi, dans l’acte I, elle dit à Démétrius :

Adieu, sois si tuveux mon Espoux  ; mon Roy ;
Je n’y renonce point malgré ta perfidie.
J’en veux tousjours garder l’espérance  ; l’envie.    (v. 100-102)

Après avoir appris que Démétrius aimait Isménie, au comble de la fureur, sa flamme n’est pas éteinte :

Mesme encore pour luy je sens quelques tendresses.    (v. 965)

Devant Milon, elle parle encore de « ce coeur amoureux » (v. 1037) . Arsinoé se dit éprise alors qu’elle travaille à la perte de son époux. Au mal de la traîtrise se mêle la vertu d’un amour toujours fidèle bien que non partagé. Dans la scène qui précède l’assassinat du roi, l’ambiguité de l’attitude est particulièrement lisible. Milon la charge de tuer Démétrius, elle s’exclame alors :

Quoy ! faut-il d’un tel sang faire notre victime ?    (v. 1456)

Elle s’excuse immédiatement de cette réaction indigne de la fille d’Artaban :

Pardonne ce remors,
L’amour expirant fait ses derniers efforts.    (v. 1457-1458)

L’auteur a de cette manière donné les raisons du retournement final de la reine, le rendant, sinon prévisible, au moins cohérent et vraisemblable. Après la mort de son époux, le personnage est résumé par ces vers :

L’amour dont pour mon Roy je brûlois dans mon coeur
N’estoit pas moins amour quoy qu’il fust en fureur.     (v. 1561-1562)

Cette Arsinoé désespérée, consciente d’avoir été dupée et vile atteint un pathétisme et une grandeur que n’avait pas l’héritière du défunt tyran qui s’était jusque là exprimée. Elle jure de contrecarrer les plans de Milon. Ici encore, la colère de la reine n’est pas prise en compte par son interlocuteur :

Je ris de ta menace,  ; je suis sans effroy.    (v. 1597)

Pourtant cette fois, Arsinoé passe à l’acte, et perd effectivement le traître. Impuissante lorsqu’elle incarne la fureur de son père, la reine influe enfin sur l’action lorsqu’elle renonce à la traîtrise. Ce caractère devient au cinquième acte admirable dans la mort.

Arsinoé demeure avant la scène 3 de l’acte V fidèle aux préceptes de son père. Alexandre, Isménie et Milon sont constants dans le bien ou le mal. À la relative stabilité de ces caractères s’oppose l’irrésolution qui définit Démétrius.

Au cours de la pièce, le roi apparait tour à tour lâche, vertueux, tyrannique, généreux. Ce personnage se place entre le bien et le mal, deux pôles symbolisés respectivement par Alexandre et Milon. Démétrius est l’ami d’enfance du prince, qu’il a autrefois sauvé en épousant Arsinoé. Il subit par ailleurs l’influence de Milon qui a préservé son pouvoir en le protégeant du peuple à la mort d’Artaban. Dans chacune de ses interventions scéniques, il oscille entre l’intérêt personnel et le devoir, entre la traîtrise et la générosité. Ainsi, à l’acte I, Démétrius affirme son amour coupable pour Isménie et son intention de le servir quelles qu’en soient les conséquences. Il propose alors à la princesse de rendre la couronne d’Epire à Alexandre si elle consent à abandonner son amant. Cette volonté s’effrite pourtant lorsque le roi est confronté à la grandeur d’Alexandre dans l’acte II. Il avoue sa traîtrise et préfère mourir plutôt que d’avoir à trahir son ami ou à renoncer à son amour. Plus tard, Démétrius apprend la fuite du prince. Il se laisse influencer par son favori et décide dans la scène 4 de l’acte II de perdre Alexandre pour placer Isménie sur le trône. Il fait alors parvenir à Isménie une missive. Elle doit choisir entre l’amour de Démétrius et la mort de son amant. Cette attitude ferme et tyrannique est de nouveau ébranlée lorsqu’Alexandre lui fait part de la menace qui pèse sur lui. Le roi est touché par la grandeur d’âme de son rival. Il se dit « accablé, désolé, par [son] désordre extrême » (v. 1411) . Il réclame une fois encore la mort, quand Télamon lui annonce qu’Isménie s’apprête à le voir, ses remords font place à la joie de triompher du prince. Finalement, le spectateur apprend dans l’acte V qu’Isménie a su :

Fléchir nostre Tyran,  ; le couvrir de honte.    (v. 1635)

Avant d’être assassiné, Démétrius s’est montré généreux, et a renoncé à user de son pouvoir pour menacer les amants. Les volte-face de ce personnage est donc lisible à un niveau macrostructurel. Cette irrésolution est la première caractéristique du discours du roi. Le monologue de l’acte III en fournit un bon exemple. Démétrius vient de renvoyer dans la scène précédente Milon qui lui conseillait de garder le trône et la princesse sans se soucier de l’amitié qui le lie à Alexandre. Le roi justifie d’abord son acte :

Qu’avec juste raison je bannis cet infâme !
Le dangereux poison, qu’il verse dans mon ame
M’a si fort déguisé, que d’un esprit confus
Je me cherche moy-même,  ; ne me trouve plus.    (v. 893-896)

Démétrius est alors conscient de l’horreur de son chantage, de sa volonté de trahir son ami. Il semble se rendre à son devoir quand il dit :

Escoute enfin la voix du remors qui t’accuse,
Tyran,  ; romps enfin le charme qui t’abuse.    (v. 905-906)

Mais dès les vers suivants, il choisit finalement de suivre l’avis de son conseiller, qui est rapidement réhabilité et rappelé :

Mais quel charme plûtost qui t’empesche de voir
Que Milon sert ma gloire,  ; soûtient mon devoir ? (...)
Gardes, suivez Milon ; je suis prest à l’oüir,
Qu’il vienne, mon couroux vient de s’évanoüir.    (v. 907-918)

Le bannissement du favori est de courte durée.

Parce qu’il est tiraillé entre la vertu et la traîtrise, Démétrius ne correspond pas au type classique du despote. Certes, il peut utiliser la contrainte et l’autorité. Dans la scène 6 du premier acte, son ton est impératif quand il déclare à la princesse :

Je vous quitte, usez-bien du droit que je vous donne ;
Souvenez-vous quel est le prix d’une Couronne, (...)
Et qu’en cedant un Thrône on peut tout demander.    (v. 325-328)

De-même, ce personnage devient l’image de l’abus de pouvoir en répudiant Arsionoé pour servir sa flamme :

Isménie est l’objet pour qui mon coeur soûpire,
M’entendez-vous, Madame ? instruite de mon choix,
Songez à faire place au sang de tant de Rois. (...)
Songez pour obeïr que je suis vostre Roy.
Adieu, suivez mon ordre.    (v. 930- 940)

Pourtant Démétrius est conscient de l’illégitimité de son pouvoir. Il n’exerce jamais sa tyrannie sur Alexandre, qu’il sait investi du droit lignager du royaume d’Epire. Les échanges entre les deux amis ne se font pas sur le mode tyran-sujet. Démétrius ne se pose jamais en monarque face à Alexandre. Il se dresse contre son rival indirectement, par l’intermédiaire d’Isménie. C’est elle que le roi menace dans le premier acte. C’est à elle qu’il envoie sa missive dans le quatrième acte.

N’étant pas un personnage totalement mauvais, Démétrius peut être racheté à la fin de la pièce. En renonçant à la princesse, il s’est montré magnanime et généreux. Par le sacrifice final de sa libido dominandi et de son intérêt personnel, le roi n’est pas devenu despote. Milon, en l’assassinant, est alors parricide. Alexandre peut parler de « vanger Démétrius » (v. 1812) . À la lumière de ce dénouement, les termes de l’irrésolution caractérisant le personnage sont redéfinis. Démétrius est selon la typologie établie par Christian Biet un « tyran d’établissement22 » . Il est monté sur le trône en s’appuyant sur le crime de son prédécesseur. Alexandre, dans la scène 2 de l’acte II, consent à renoncer à ses droits. Démétrius a donc la possibilité de fonder son pouvoir en abandonnant son intérêt personnel, c’est-à-dire Isménie. Mais un acte despotique lui permettrait d’obtenir la couronne et la princesse. Il hésite donc durant toute la pièce entre devenir un « tyran d’exercice » ou un roi légitime. Isménie, en menaçant de se suicider, a décidé Démétrius. Elle déclare à Milon dans le dernier acte :

Tu sçaurois que du fer que j’avois prés du Roy
Je voulois prévenir un Tyran comme toy.    (v. 1629-1630)

Le roi s’est résolu à ne pas employer la force. Il est devenu pendant les quelques instants qui le séparait de sa mort un souverain juste.

Une allégorie du pouvoir §

L’analyse de l’intrigue et des personnages a montré que l’enjeu politique de la pièce devient le lieu où se déploient les intérêts amoureux. Pour Alexandre, Démétrius et Milon, la conquête du trône ne peut se concevoir sans l’amour d’Isménie. Arsinoé, en se suicidant, place sa passion amoureuse au-dessus du désir de régner. Les thématiques de la tragédie galante sont mises en place par le discours de Démétrius particulièrement, lorsqu’il déclare aux vers 217-220 en parlant de son rival :

J’ay crû que sur le Thrône en luy cedant ma place,
Au crime de ma flame il pourroit faire grace,
Et qu’enfin Isménie avouëroit pleinement
Une ardeur dont l’effort couronne son amant.

L’amitié, l’honneur, le pouvoir sont subordonnés à l’amour, qui n’est pas une passion dévastatrice mais un sentiment tendre, comme le traduit le monologue du roi dans le premier acte :

Mais quel crime d’aimer un objet tant aimable ?
Quels feux sont innocens si le mien est coupable (...)    (v. 121-122)

Le langage particulier à la galanterie, comme les métaphores empruntées au pétrarquisme, est utilisé : l’amour est un « feu » au vers 125, l’amant est prisonnier des charmes de celle qu’il aime (v. 135-136) . Les souffrances sont adorées, la faiblesse de Démétrius n’est pas dénoncée, mais sublimée et excusée.

Malgré ces éléments, La Mort de Démétrius ne peut être considérée comme une tragédie galante. En 1660, dans son Discours du poème dramatique, Pierre Corneille écrit :

La dignité de la tragédie demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse.

Démétrius est le seul caractère « galant » de la pièce. Milon est, nous l’avons vu, mué par l’ambition, Arsinoé par la vengeance. Alexandre est prêt à renoncer à sa maîtresse pour préserver son honneur, et respecter son amitié. Cette dichotomie entre le roi et les autres personnages est illustrée par la réplique du favori aux douces plaintes de Démétrius :

Ah plûtost, sauvez-vous de cet indigne outrage,
Que vostre aveugle amour fait à vostre courage.    (v. 221-222)

« L’intérêt d’Etat » est, contrairement à l’aspect galant, une constante dans la tragédie de Boyer. Cette tragédie peut être interprêtée comme une « allégorie politique » , notion définie par Christian Delmas23 :

Tout en demeurant en relation indirecte avec l’actualité, l’histoire mise en forme dramatiquement désigne un au-delà de l’évènement, « dit autre chose » qu’elle-même : elle illustre en acte un problème de gouvernement ou de morale politique (...) . Sous des aspects diversifiés la tragédie conduit une intense réflexion sur des problèmes de droit, qui engage le plan des valeurs et une vision générale du monde.

Le rétablissement d’Alexandre après une période d’exil, l’agitation du « peuple  ; de la noblesse » (v. 1675) évoque certainement le retour du jeune Louis XIV à Paris après les troubles causés par la Fronde. Mais au-delà du contexte historique, il est possible de voir dans cette pièce le triomphe du droit monarchique, fondé sur la justice, sur le droit primitif, fondé sur la violence et la loi du plus fort.

Deux personnages absents de la scène symbolisent ces droits : Pyrrus et Artaban. Artaban a usurpé le pouvoir légitime de Pyrrus par la force, comme le mentionne Arsinoé :

Il me souvent combien pour acquérir ce rang
Aux amis de mon pere il a cousté de sang.    (v. 63-64)

Morts avant le début de l’action, ils sont souvent évoqués par leurs descendants qui ont hérité de leurs vertus ou de leurs vices. Milon est le fils spirituel de l’ancien tyran. C’est à travers ses paroles qu’est défini le droit primitif qui l’a emporté avec le couronnement d’Artaban. Son discours est parsemé de sentences souvent « bien frappées » , telles que :

J’ose donc avancer, qu’alors qu’il faut regner
C’est generosité de ne rien espargner.    (v. 159-160)
L’innocence par tout fuit les maistres des loix,
Et le seul repentir est le crime des Roys.     (v. 199-200)
Il faut anéantir ce qu’on ne peut avoir.    (v. 424)
Le crime a ses Héros ainsi que la vertu.    (v. 1550)

La conception du pouvoir défendue par Milon repose sur le soupçon et la fureur. Arsinoé est aussi la dépositaire de cette morale :

Qui s’apreste à trahir consent qu’on le trahisse.    (v. 969)
Pour perdre qui trahit tout semble légitime.    (v. 994)

La loi du talion permet de justifier tous les actes de la reine, y compris son projet d’assassiner son époux. L’idée de vengeance personnelle prédominant, la fonction royale se trouve désacralisée, et réduite à la sphère privée. Louis XIV disait que les rois « n’ont rien à eux que le droit, ou plutôt le devoir, de tout conserver à la société, dont ils sont les tuteurs et les chefs » . Pour Milon ou Arsinoé, il n’existe que le devoir de se servir soi-même, et la société se limite à la Cour d’Epire. Tous les moyens sont bons pour monter sur le trône et s’y maintenir. Le complot, le mensonge sont légitimés. Le roi est perpétuellement menacé. Le chaos est instauré.

L’ordre monarchique est représenté par Alexandre, l’héritier de Pyrrus. Il s’oppose point par point à la conception du pouvoir d’Artaban. À la violence répond le droit du sang. Le prince propose de laisser le trône à Démétrius parce que ses ancêtres l’ont eu :

C’est peu de vous céder l’Empire de ces lieux,
Cher Prince, c’est un bien qui fut à vos Ayeux ;
Je fais en vous laissant la supréme Puissance
Un acte d’équité, non de reconnoissance.    (v. 487-490)

Par ailleurs, Alexandre considère la fonction royale comme intouchable, inviolable. Démétrius est le souverain, donc le père de tous les hommes. Il le proclame à Séleucus :

Lâche, revere en luy le sacré nom de Roy. (...)
Apprens par mes respects ce que l’on doit aux Rois.    (v. 1139-1141)

L’innocence est incompatible avec le pouvoir selon Milon qui fait l’apologie du crime. Au contraire, le prince déclare à Arsinoé :

Va porter loin de moy ta lâche perfidie ;
Laisse à mon innocence à guérir mes douleurs.    (v. 1320-1321)

L’assassinat d’un roi est pour lui un acte odieux. Son « innocence » le préserve des complots, de la traîtrise. Face à la générosité de Milon définie comme capacité de ne « rien espargner » , le droit monarchique défend la magnanimité. C’est cette noblesse d’âme qui conduit Alexandre à prévenir le roi contre la conjuration qui le menace. Le pouvoir monarchique est caractérisé par la clémence, mais aussi par la justice. Le mot n’est prononcé qu’une fois dans la pièce, lors du dénouement, quand Alexandre proclame :

Mais calmons ces frayeurs, Arsinoé n’est plus,
Seleucus l’a suivie,  ; Milon tout confus,
Suivy, pressé des miens nous va faire justice.        (v. 1809-1811)

Le retour de la légitimité s’accompagne du retour de la justice. L’ordre primitif soutenu par les héritiers d’Artaban s’effondre avec leur mort. Lorsque le nouveau roi parle de « purger » le Palais, ce terme a ici une valeur performative. Le droit monarchique véhiculé par Alexandre est restauré dès qu’il a pénétré le Palais.

Boyer a donné à ses personnages des motivations essentiellement affectives. Les dérèglements causés par la passion amoureuse sont punis à la fin de la pièce. Cependant, si l’accent est mis sur l’émotion, la Mort de Démétrius fournit aussi une « leçon politique » .

Le texte de la présente édition §

Le texte retenu est celui de l’édition originale, parue en 1661 et dont l’achevé d’imprimer est daté du 12 novembre 1660. Deux exemplaires de cette édition in-12° qui ont été conservés (ARS Rf 5636 et BN Yf 657) sont identiques tant par le texte présenté que par la présentation.

L’édition originale de la Mort de Démétrius §

[I] : LA MORT / DE / DÉMÉTRIUS, / OU LE / RÉTABLISSEMENT / D’ALEXANDRE / ROY D’ÉPIRE. / TRAGÉDIE. / Par Monsieur BOYER. / [ fleuron du libraire ] / Imprimé à ROUEN,  ; se vend / A PARIS, / Chez [accolade] / AUGUSTIN COURBÉ, au Palais, en la / Gallerie des Merciers, à la Palme. / Et / CHARLES DE SERCY, au Palais, dans / la Salle Dauphine, à la Bonne-Foy / couronnée. / [filet] / M. DC. LXI. / AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] : Verso blanc.

[III- VIII] : A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER (épîstre dédicatoire imprimée en caractère italique) .

[IX] : A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER (sonnet) .

[X] : Extrait du Privilege du Roy (avec l’achevé d’imprimer en date du 10 décembre 1660) .

[XI] : [Errata] (3 corrections) .

[XII] : Acteurs.

[1 + 85] : Texte de la pièce, précédé d’un rappel du titre en haut de la 1ère page.

L’établissement du texte §

Nous avons tenu compte des errata signalés à la page XI de l’édition originale :

  • – « Quel estrange licence » [v. 1603] .
  • – « ALEXANDRE, ISMENIE, DIOCLES » [V, 9 ]
  • – « évité ma Justice » [V. 1832] .

Nous avons remplacé les voyelles nasales [ã] et [õ] par les voyelles et consonnes nasales correspondantes [an] et [on] . Dans le texte original, [j] est noté [i] et [v] est souvent noté [u] . Nous avons rétabli la graphie actuelle concernant ces deux lettres.

Nous avons par ailleurs conservé la ponctuation et l’orthographe originales. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de préciser qu’au XVIIe siècle, la ponctuation a une fonction rythmique et non pas syntaxique24. Les majuscules sont présentes au début des mots qui doivent être accentués lors de la déclamation du texte (par exemple le premier mot du second hémistiche d’un vers) . Les noms communs renvoyant au pouvoir royal par synecdoque (Sceptre, Thrône, Couronne) ainsi que les noms définissant la qualité des personnages (le Prince, le Favory, le Tyran) sont écrits avec une majuscule.

Nous donnons ici la liste des coquilles et erreurs qui ont été corrigées :

  • – v. 14 : que.
  • – v. 81 : [, ].
  • – v. 88 : [, ].
  • – v. 184 : vueille.
  • – v. 325 : usez-bien.
  • – V. 450 : la.
  • – v. 679 :  ; de vous du jour.
  • – v. 1510 : ma.
  • – Acte V scène 4 : Isménie, Milon, Télamon.
  • – Acte V, scène 9 : Alexandre, Isménie.

Abréviations utilisées dans les notes §

Furetière A., Dictionnaire universel, Paris, SNL-Le Robert, 1978 : (Fur.)

Richelet F., Dictionnaire français, Genève, Widerhold, 1680 : (Rich.)

Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Coignard, 1694 : (Acad. 94)

Fournier N., Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998 : (N.F.)

Haase A., Syntaxe française du XVIIème siècle, Paris, Gallimard, 1935 : (H.)

Brunot F., Histoire de la langue française, Paris, Armand Colin, rééd. 1966 : (H.L.F.)

LA MORT DE DÉMÉTRIUS, ou le rétablissement d’Alexandre roy d’Epire. TRAGÉDIE §

EPISTRE A Monseigneur le CHANCELIER 25 §

MONSEIGNEUR,

S’il est vray que les puissantes recommandations peuvent rendre suspectes les meilleures causes, j’ay sujet de croire, qu’en voulant faire honneur à mon Ouvrage, je hazarde sa reputation, lorsque je mets à sa teste, le plus illustre Nom, que les Muses ayent jamais reveré ; on dira sans doute que couvrant ses defauts sous l’éclat d’une si haute protection, je veux ébloüir les yeux du Public,  ; que par une adresse encore plus ambitieuse, je me sers de vous mesme pour prévenir vostre jugement,  ; vous persuader du merite de mon present par la confiance avec laquelle je l’offre à vostre Grandeur. Je suis peu en peine, MONSEIGNEUR, du jugement qu’on fera de mon dessein, pourveu qu’il reüssisse : il n’est point de moyen qui ne me semble glorieux, s’il me sert à acquerir  ; mesme à surprendre l’honneur de vostre approbation : estimant peu celle des autres, si elle n’est consacrée par la vostre. Pour connoistre le destin des Ouvrages de l’Esprit, il faut consulter cette Sagesse consommée qui vous a rendu l’admiration de tout le monde,  ; que vous vous estes acquise par une experience de tant d’années,  ; à la teste du Conseil du Roy,  ; parmy cet illustre Corps de Sçavans26, dont vous estes la premiere Intelligence. C’est à vous, MONSEIGNEUR, qu’appartient le souverain empire des belles Lettres, aussi bien que la souveraine Justice de l’Estat27 : le Ciel vous reservoit l’union de ces deux augustes Tribunaux qui seroient sans doute incompatibles en une mesme personne à moins que d’estre remplis par un Génie aussi grand que le vostre ;  ; c’est la bonne fortune des Sciences  ; des Sçavans parmy tant de disgraces qui les accompagnent, de trouver un si puissant Protecteur, dans celui que nostre Grand Monarque a fait le dépositaire de son authorité,  ; le premier Oracle de ses Loix : que l’envie  ; l’injustice se mélent de juger temerairement de toutes choses, il suffit de vivre dans le Siecle du GRAND SEGUIER, pour estre à couvert de toutes les persecutions de ces deux puissantes ennemies de la raison  ; du merite. Vostre Esprit est une source inépuisable de lumiere qui porte un jour continuel dans toutes les parties du monde raisonnable : c’est de cette mesme source que coulent depuis si long-temps cette Politesse  ; tout cet Art merveilleux qui a reconcilié nos Muses avec les Graces que la barbarie des derniers Siecles avoit si fort éloignées les unes des autres. De sorte, MONSEIGNEUR, qu’il est juste d’avoüer que nous vous avons la principale obligation de toute la gloire des belles Lettres,  ; que nous vous en devons rendre le premier hommage. Si vous ne treuvez pas dans mon Ouvrage, ce beau, dont vous avez la parfaite idée, j’ose au moins m’imaginer qu’aprés les efforts que j’ay faits pour vous le rendre agreable, il pourra tirer quelque merite de la Grandeur de mon zéle  ; de la noblesse de sa fin*,  ; que vous pourrez treuver quelque chose qui ne vous déplaira pas dans une Muse qui est si puissamment animée de la glorieuse ambition de vous plaire. C’est cette esperance, MONSEIGNEUR, qui luy donne le courage de vous demander l’honneur de vostre protection,  ; de vous asseurer de la passion tres-ardente  ; tres-respectueuse, avec laquelle je veux estre toute ma vie,

MONSEIGNEUR :

DE VOSTRE GRANDEUR,

Le tres humble et tres obeïssant

serviteur,

BOYER.

A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER, SONNET. §

J’Ay beau pour ta loüange animer tout mon zéle,
Et des titres fameux faire le plus beau choix ;
De ses soins glorieux la vigueur immortelle
Seroit mal consacrée avec ma foible voix.
5 Avec une eloquence  ; si noble  ; si belle
Qui comme toy jamais a fait parler nos Rois ?
Qui jamais à l’Estat se montra si fidelle28,
Et soûtint mieux que toy la majesté des loix ?
Ton merite est si grand, qu’il m’est permis de dire,
10 Que jamais nul mortel, dans tout ce vaste Empire
Ne pourra t’égaler dans ton auguste employ :
La France est des Heros la glorieuse mere ;
Mais avec tant d’orgueil la France desespere,
D’avoir un Successeur qui soit digne de Toy.

ACTEURS §

  • DEMETRIUS, Roy d’Epire.
  • ARSINOÉ, Reine d’Epire.
  • ALEXANDRE, Fils de Pyrrus, legitime heritier de la Couronne d’Epire.
  • ISMENIE, Princesse d’Epire.
  • MILON, Favory de Démétrius.
  • SELEUCUS, Seigneur d’Epire.
  • TELAMON, Capitaine des Gardes de Démétrius.
  • LAODICE, Confidente d’Isménie.
  • DIOCLES, de la suite d’Alexandre.
  • SUITE.
La Scène est à Dodone29 dans le Palais Royal.

ACTE I. §

LA MORT DE DEMETRIUS OU LE RETABLISSEMENT D’ALEXANDRE ROY D’EPIRE. TRAGÉDIE. [p. 1]

SCENE PREMIERE. §

DEMETRIUS, TELAMON, GARDES.

DEMETRIUS.

Pourray-je voir enfin mon ingrate Princesse ?

TELAMON.

Vous la verrez bien-tost.

DEMETRIUS.

Qu’on sorte,  ; qu’on me laisse ;
Et que nul n’entre icy que par un ordre exprés.
[p. 2]

SCENE II. §

DEMETRIUS, MILON, ARSINOÉ.

MILON.

La Reyne...

DEMETRIUS.

Que veut-elle ?

MILON.

Elle me suit de prés,
5 La voicy.

DEMETRIUS à Arsinoé.

Quoy, faut-il nous voir toûjours ensemble ?
Je hay la jalousie,  ; cela luy30 ressemble.
Quoy, toûjours sur mes pas, à toute heure, en tous lieux,
Les soûpirs à la bouche,  ; les larmes aux yeux,
La rage  ; la douleur sur le visage peintes,
10 Troubler31 tout mon repos par l’éclat* de vos plaintes,
Et loin de consoler un esprit abatu,
Du bruit de vos douleurs accabler ma vertu ?

ARSINOÉ.

Reduite à tout souffrir,  ; reduite à tout craindre,
Ne puis-je devant vous que pleurer,  ; me plaindre,
15 Et me permettre au moins au fort32 de mes malheurs
L’usage infortuné des soûpirs  ; des pleurs ?
Vous le sçavez, cruel,  ; j’en fremis dans l’ame ;
Du glorieux bonheur  ; de Reyne  ; de femme
Le vain titre, le nom seulement m’est resté,
20 Et vous avez conclû* qu’il me seroit osté.
Alexandre revient,  ; votre aveugle zéle
Comme à moy, comme au Thrône, à vous mesme infidelle,
Rappelle cét amy, qui fier du nom de Roy [p. 3]
Vangera son exil sur vous mesme  ; sur moy.
25 Viens vanger, Artaban, l’honneur de ta famille,
Viens destourner l’affront qu’on prepare à ta fille,
Sors du tombeau, cher pere, avec ce grand pouvoir
Qui sçavoit contenir chacun dans son devoir :
Viens, viens pour reprocher au Roy qui m’abandonne,
30 Qu’il33 a receu de toy son Sceptre  ; sa Couronne,
Et que sans une indigne  ; noire trahison,
Il ne peut maintenant l’oster à ta maison*.

DEMETRIUS.

Dites mieux, qu’il ne peut  ; sans honte  ; sans crime
Retenir* plus long-temps un Sceptre illegitime.
35 Cét Empire usurpé sur34 le sang de Pyrrus,
Cét indigne present d’un traistre qui n’est plus,
Puis-je le retenir sans me rendre complice
Et de ses cruautez,  ; de son injustice ?
Nous avons vous  ; moi peu de part* à ce rang
40 Qu’Artaban vostre pere acquit par tant de sang,
Quand trop ambitieux par un horrible crime
Il renversa du Thrône un Prince legitime,
Et recueillant* des droits morts avec mes Ayeux,
Se servit de mon nom pour regner dans ces lieux.
45 Quand la mort de Pyrrus authorisa ce traistre
A secoüer* le joug d’Alexandre son maistre,
Voyant qu’il destinoit ce grand Prince à la mort,
Je fléchis Artaban par un fatal* accord ;
Je vous donnay la main,  ; je devins son gendre
50 Pour borner à l’exil les malheurs d’Alexandre ;
Mais les Dieux sçavent bien combien ce triste* coeur
Pour vostre pere  ; vous avoit conçeu d’horreur.
Tandis qu’il35 a vescu, sa violence extréme
M’a contraint de regner sous luy malgré moy mesme,
55 J’ay retenu ce rang, mais apres son trespas [p. 4]
Je serois criminel en ne le quittant pas ;
D’un Empire arraché triste dépositaire,
Je rends à mon amy le vol de vostre pere,
Je le quitte avec vous, ; ne vous oste* rien.

ARSINOÉ.

60 Renoncez à vos droits sans disposer du mien,
Oubliez lâchement, ennemy de vous mesme,
Qu’autrefois vos Ayeux ont eu le Diadéme.
Il me souvient36 combien pour acquerir ce rang
Aux amis de mon pere il a cousté de sang :
65 Comme il est sa conqueste, il est mon heritage ;
J’en garde sans remords le superbe avantage*,
Si vostre coeur en souffre un lasche repentir,
Le Thrône est tout à moy, vous en37 pouvez sortir.

DEMETRIUS.

Je veux en le rendant me laver de mon crime.

ARSINOÉ.

70 Si le Ciel veut du sang, je seray sa victime,
Tombe, tombe sur moy tout le courroux des Cieux :
Je m’offre sur le Thrône à la foudre des Dieux.

DEMETRIUS.

Ce sont là des fureurs* dignes de vostre pere.

ARSINOÉ.

Si j’avois son pouvoir ainsi que sa colere...

DEMETRIUS.

75 Mais enfin il est mort.

ARSINOÉ.

Tant de sanglants* mespris
Me l’ont depuis trois mois cruellement apris :
S’il vivoit...

DEMETRIUS.

S’il vivoit, cét orgueil qui menace,
Quoy que tousjours injuste, auroit meilleure grace ;
Mais enfin il est mort,  ; vostre unique appuy [p. 5]
80 Et vostre unique espoir sont tombez avec luy.
Quittez donc cét orgueil si digne de ma haine:
C’est trop,  ; trop long temps faire la Souveraine,
Il faut cesser de l’estre,  ; sans vous consulter,
Je sçauray bien garder le Sceptre, ou le quitter.

ARSINOÉ.

85 C’est peu, c’est peu, perfide ; avec mesme injustice38
Brise un hymen qui fait ma honte  ; ton suplice,
Acheve de me perdre,  ; dans ce triste jour
Comble le desespoir de ma fidelle amour39.
Songe au moins de quels fruits ma flame fut suivie :
90 De l’amy que tu sers j’ay racheté la vie ;
Sans cét hymen, mon pere alloit trancher ses jours,
Et tu dois Alexandre à ce tendre secours.

DEMETRIUS.

Ouy, c’est par vostre hymen qu’il le fallut defendre,
J’immolay mon repos au salut d’Alexandre :
95 Mais quel droit vostre pere eut-il sur ce grand Roy ?
Faloit-il le sauver en vous donnant ma foy* ?
Rendez moy cette foy que vous m’avez surprise*.

ARSINOÉ.

Toy, rends-moy mon amour, mon Throsne, ma franchise*.
Tu ne peux les quitter, ny les garder sans moy ;
100 Adieu, sois si tu veux mon Espoux  ; mon Roy ;
Je n’y renonce point malgré ta perfidie ;
J’en veux tousjours garder l’esperance  ; l’envie :
Mais n’espere jamais d’un40 parjure odieux
Estre quitte envers moy, ny quitte envers les Dieux.
[p. 6]

SCENE III. §

DEMETRIUS seul.

105 Ton interest n’est pas ce qui trouble mon ame,
Et les Dieux auroient tort de condamner ma flame,
Pour m’en justifier Ismenie est mon choix,
Elle est aimable  ; belle,  ; du sang de nos Roys.
Il m’est permis de rompre une indigne alliance
110 Pour aimer la beauté, l’honneur  ; l’innocence,
Et pour livrer mon coeur à des charmes si grands,
Je le puis arracher au sang de nos Tyrans.
Mais pourquoi se flater  ; déguiser son crime ?
Un amour qui viole un hymen legitime,
115 Que six mois tous41 entiers n’ont que trop affermy,
Un amour qui trahit ma femme  ; mon amy,
Qui donne de l’horreur aux yeux qui l’ont fait naistre,
Qui se cache à soy-mesme,  ; qui n’ose paroistre,
Est un de ces amours, qui nés de nostre erreur*,
120 Vantent leur innocence,  ; ne sont que fureur.
Mais quel crime d’aimer un objet tant aimable ?
Quels feux sont innocens si le mien est coupable,
Si je ne puis sans crime aimer ce que les Dieux
Ont formé de leurs traicts pour le charme des yeux ?
125 Ah ! bien loin d’estouffer le feu qui me devore,
Je le veux augmenter, je l’ayme, je l’adore :
Si l’amour est ma faute, il est mon châtiment,
Et j’adore mon crime ainsi que mon tourment,
Grands Dieux, qui l’avez faite  ; si fiere  ; si belle,
130 Immortelles beautez qui vous montrez en elle,
Est-ce un crime d’aymer ce qui nous vient de vous, [p. 7]
Ce qui vous represente avec des traits si doux ?
Ces yeux, de tous les yeux le plaisir  ; la peine,
Cette auguste fierté si digne d’une Reyne,
135 Tout ce brillant amas de force  ; de douceur,
Charmera-t’il les yeux sans arrester le coeur ?
Gardes.

SCENE IV. §

DEMETRIUS, MILON, GARDES.

MILON.

Seigneur...

DEMETRIUS.

Helas !

MILON.

Quoy ! ce grand coeur soupire ?

DEMETRIUS.

Qu’on nous laisse icy seuls.

MILON.

Gardes, qu’on se retire.
Vous puis-je demander quel trouble, quel soucy...

DEMETRIUS.

140 Alexandre revient.

MILON.

Il est fort prés d’icy.

DEMETRIUS.

Sçais-tu qu’il vient m’oster mon Sceptre  ; ma Princesse ?

MILON.

[p. 8]
Craignez vous un Rival avec tant de foiblesse ?
Il revient par vostre ordre,  ; ce retour fatal*
Va mettre entre vos mains ce dangereux Rival.

DEMETRIUS.

145 Milon, tu connois mal les desseins de mon ame.

MILON.

Mais je sçay ce qu’exige un Thrône  ; vostre flame,
Puis-je enfin m’expliquer sans manquer de respect ?
L’amitié d’Artaban me peut rendre suspect,
Quoy qu’à vous seul sa mort attache tout mon zéle,
150 On peut craindre l’amy de ce fameux Rebelle.

DEMETRIUS.

J’ay de trop bons garans* de ta fidelité ;
Sans le puissant secours que ta main m’a presté,
Des Sujets soûlevez pour leur Roy legitime
J’estois dans ce Palais la sanglante victime,
155 Te puis-je soupçonner apres ce grand secours ?

MILON.

Je me servois moy-mesme en conservant vos jours ;
Mais sans ces seuretez, Seigneur, un zele extreme
Ne prend pour vous servir conseil que de soy-mesme.
J’ose donc avancer, qu’alors qu’il faut regner
160 C’est generosité de ne rien espargner :
On blâme vostre amy de peu d’experience ;
Chacun croit qu’il se perd par trop de confiance,
Et nomme les honneurs que vous luy preparez,
Des poisons déguisez,  ; des pieges dorez.
165 L’aveugle ! il connoit mal l’orgueil du Diadême.
Parce que vous l’aimez,  ; parce qu’il vous ayme,
Ose-t’il imputer ce soudain changement
A la compassion de son bannissement ?
Vient-il pour remonter sur le Throsne d’Epire ?
170 Vous sçavez trop, Seigneur, l’interest d’un Empire42 ;
Il n’est point d’amitié qui fasse dédaigner [p. 9]
Sur un Thrône affermy la douceur de regner,
C’est ce que jusqu’icy pas un n’a pû comprendre.

DEMETRIUS.

C’est ce que le succez te va bien tost apprendre.
175 Qui croit que la Couronne est si pleine d’appas,
En discourt en aveugle,  ; ne la connoist pas.
Par tout elle a ses maux qui valent bien ses charmes ;
Et celle de Dodone est si pleine d’alarmes*,
Que pour en détester l’insupportable pois,
180 Il ne faut que sçavoir l’histoire de nos Roys.
Le peuple incessamment me demande Alexandre,
Et quand mon amitié s’apreste à le luy rendre,
Je rougis que le peuple une seconde fois43
A mon juste devoir veuille imposer des loix.
185 Mais ce n’est pas la peur qui m’arrache du Thrône,
Ny la foudre du Dieu qui preside à Dodone44 :
Ce ne sont que les noms de traistre  ; de Tyran,
Et l’horreur de jouyr du crime d’Artaban.
Tandis que je retiens la grandeur souveraine,
190 Ainsi que de son vol j’herite de sa hayne,
Je deviens son complice,  ; gardant son bien-fait,
Je consens par ce crime au crime qu’il a fait.
Maintenant que sa mort m’en laisse la puissance,
Je veux, m’en dépouillant, purger mon innocence,
195 Me soustraire à sa hayne, aux foudres, aux horreurs
Qui suivent tost ou tard de pareilles fureurs.

MILON.

Quoy, Seigneur ? d’un remords le conseil infidelle...

DEMETRIUS.

Aux yeux bien éclairez l’innocence est si belle...

MILON.

L’innocence par tout fuit les maistres des loix,
200 Et le seul repentir45 est le crime des Roys.
Un Roy se connoist mal s’il se repent de l’estre ; [p. 10]
Le Thrône absout si tost qu’on en devient le maistre,
Et comme pour regner tout crime est glorieux,
Les Roys sont sans remors aussi bien que les Dieux.

DEMETRIUS.

205 J’oppose à tes raisons ces remors  ; ces craintes,
Quand mon coeur affranchy de ces lâches contraintes
Se rend à l’amitié, dont les nobles efforts
Font plus pour mon amy que l’effet d’un remors,
Ou plutost, puisqu’enfin il faut t’ouvrir mon ame,
210 Sçache qu’au desespoir d’une amoureuse flame
Je donne cet effort bien plus qu’à l’amitié ;
Peut-estre ny remors, ny devoir, ny pitié,
Ne sçauroient me forcer à cette complaisance,
L’amour, le seul amour m’arrache ma puissance,
215 Et je ne l’acceptay que par l’espoir un jour
D’obliger mon Rival à servir mon amour.
J’ay crû que sur le Thrône en luy cedant ma place,
Au crime de ma flame il pourroit faire grace,
Et qu’enfin Ismenie avouëroit* pleinement
220 Une ardeur dont l’effort couronne son amant.

MILON.

Ah plûtost, sauvez-vous de cet indigne outrage,
Que vostre aveugle amour fait à vostre courage.

DEMETRIUS.

Avecque tant d’amour, adorant tant d’appas,
Je me plains de ma peine,  ; je n’en rougis pas.

MILON.

225 Mais vostre heureux Rival luy paroist seul aymable.

DEMETRIUS.

Tâchons donc de fléchir cet objet adorable.

MILON.

Mais la Reine...

DEMETRIUS.

[p. 11]
Tu sçais quel genereux dessein
Me força malgré moy de46 luy donner la main :
Pour sauver mon Rival  ; ma chere Ismenie
230 J’épousay malgré moy la honte  ; l’infamie,
Et sans mesme employer la coustume  ; les loix,
Tout mon devoir m’arrache à cet indigne choix.

SCENE V. §

TELAMON, DEMETRIUS,
MILON, ISMÉNIE.

TELAMON.

La Princesse, Seigneur, par vostre ordre est venuë.

DEMETRIUS, à Milon.

Laisse-nous, ta presence offenceroit sa veuë.
Milon sort.
235 Alexandre revient,  ; voicy ce beau jour
Si cher à mes desirs, si cher à vostre amour :
Il revient, ce grand Prince, étouffer tant d’alarmes ;
Il revient essuyer ces precieuses larmes,
Dont vos beaux yeux sans cesse honorent ses malheurs,
240 Et c’est moy qui mets fin à toutes vos douleurs.
Vous aviez tout perdu par les maux de l’absence,
Vous estiez sans plaisir, sans biens, sans esperance,
Vos Dieux estoient absens de ces funestes lieux,
Et je vous rens vos biens, vostre espoir,  ; vos Dieux,
245 Les pardonnerez vous à ma raison blessée,
Ces ardeurs, ces transports qui vous ont offencée ?
Ces soupirs tant de fois poussez à vos genoux, [p. 12]
Apres ce grand effort les pardonnerez-vous ?
Vous ne répondez rien ?

ISMENIE.

Que pourray-je vous dire ?
250 Le Prince d’un malheur va tomber dans un pire ;
Je pleurois son exil,  ; ce triste retour
Plus que son exil mesme afflige mon amour,
Ce grand Prince en Sujet osera-t’il paroistre ?
Viendra-t’il dans ces lieux y voir un autre Maistre,
255 Et l’exposerez-vous à ce nouveau malheur,
De mourir à vos pieds de honte  ; de douleur ?
Je veux que par l’effort de sa reconnoissance
Il vous laisse jouyr de toute sa puissance,
Et que pour prix des jours qu’il tient de vostre main,
260 Il cede sans rougir le pouvoir souverain ;
Puis-je voir sans trembler une si belle vie47
Exposée aux perils d’une Cour ennemie ?
Voir ce beau sang en proye à deux monstres jaloux,
A la Reyne, à Milon,  ; (le diray-je) à vous ?
265 Ouy, vous mesme, Seigneur, voyant sous vostre Empire
Le vainqueur d’Ismenie,  ; le maistre d’Epire,
Si vous craignez un jour sa flame  ; son pouvoir,
Vous sentez-vous plus fort que vostre desespoir ?

DEMETRIUS.

Vous me soupçonnez donc de quelque violence ?
270 Amant trop malheureux,  ; Roy sans innocence,
Vous me croyez aussi dans mes transports jaloux,
Sans foy pour mes amis,  ; sans respect pour vous.
Vous sçavez que le Ciel dés ma plus tendre enfance
Entre ce Prince ; moy sema l’intelligence*,
275 Et qu’une mesme main nous élevant tous deux,
D’une48 longue habitude en forma les beaux noeuds,
Si ma forte amitié gardoit mal Alexandre, [p. 13]
Sur ce que vous aimez oseray-je entreprendre49,
Et par mon mauvais sort suis-je si mal traité,
280 Que je vous sois suspect de quelque lâcheté ?
Desarmé par les yeux de ma belle Princesse,
Contre un Rival heureux que pourroit ma foiblesse ?
Quand des mains d’Artaban je luy sauvay le jour,
Pour l’aimable Ismenie avois-je moins d’amour ?
285 Je brûlois, je régnois,  ; toutefois, Madame,
J’ai servy ce Rival du Thrône  ; de ma flame.

ISMENIE.

Je ne connois que trop l’excés de cet amour,
Il sauva mon Amant, il m’a sauvé le jour.
Vostre vertu, Seigneur, qui n’a point de seconde50,
290 Vous acquerroient les voeux de tous les coeurs du monde,
Si vostre injuste amour n’en ternissoit l’appas51 ;
Et je vous aimerois, si vous ne m’aimiez pas.
Immolez un amour fatal à vostre gloire,
Au bon-heur d’un amy cher à vostre memoire ;
295 Quoy que fassent pour luy l’amour  ; l’amitié,
Alexandre est toûjours un objet de pitié,
Et dans ce triste état sans cesse il vous impute
Le peu d’espoir qu’il a de relever sa chûte.
Laissez ce malheureux, loin de vous, loin de moy,
300 Avec l’espoir un jour de revenir en Roy.

DEMETRIUS.

C’est peu de52 cet espoir, donnez luy la Couronne :
Puisque vous le voulez, mon coeur vous abandonne
Un rang dont le pouvoir alarme vostre amour.
Faites à mon Rival un glorieux retour ;
305 Mettez-le promptement au dessus de l’envie ;
Asseurez sur le Thrône  ; sa gloire  ; sa vie.

ISMENIE.

[p. 14]
Ah ! si vostre amitié pouvoit en sa faveur
Jusqu’à ce grand effort élever vostre coeur,
Qu’elle auroit à mes yeux de merite  ; de gloire !

DEMETRIUS.

310 Vous estimeriés donc cette grande victoire ;
Mais pour ce grand effort d’amour  ; d’amitié,
Sentez-vous pour mes maux quelque ombre de pitié ?
Quel secours offrez-vous à ce Roy miserable ?
Faites luy pour le moins une chûte honorable,
315 Et qu’il sçache en tombant, qu’il s’apreste à gagner
Des biens beaucoup plus doux que celuy de regner.
Parlez, resolvez-vous, qu’avez-vous à me dire ?
Faut-il enfin ceder, ou retenir l’Empire ?

SCENE VI. §

SELEUCUS, DEMETRIUS,
ISMENIE.

SELEUCUS.

Alexandre s’aproche,  ; chacun va sortir,
320 Pour l’aller recevoir il est temps de partir.

DEMETRIUS.

Madame, c’est à vous sans que rien vous retienne
De regler promptement sa fortune  ; la mienne :
Je vay, si vous voulez, le recevoir en Roy ;
Mais ce grand point se doit resoudre icy sans moy :
325 Je vous quitte, usez bien du droit que je vous donne ;
Souvenez-vous quel est le prix d’une Couronne,
Quel devoir, quelle ardeur m’oblige à la ceder, [p. 15]
Et qu’en cedant un Thrône on peut tout demander.

SCENE VII. §

ISMENIE, LAODICE.

ISMENIE.

Laodice, est-il vray ce que je viens d’entendre53 ?
330 Je puis par son adveu* couronner Alexandre,
Et relever le sort d’un Monarque abatu,
Prés d’un si beau succez, mon amour, trembles-tu ?
Ouy, je sens, Laodice,  ; qu’il tremble  ; qu’il doute :
Voy ce qu’on me demande,  ; le prix qu’il me coûte.
335 Pour rendre à mon Amant la qualité de Roy,
Il faut que j’aime ailleurs,  ; qu’il regne sans moy.
Cruel Demetrius, qu’est-ce que tu m’ordonnes ?
En m’ôtant mon Amant voy ce que tu luy donnes ;
Pour perdre nostre amour tu luy rens sa Grandeur ;
340 Et pour prix d’un devoir tu demandes mon coeur.
Tu te sers, inhumain,  ; non pas Alexandre54 ;
Tu luy vens des honneurs que tu devois luy rendre.
Si pour tant de perils je craignois son retour
Je n’avois pas préveu celuy de mon amour.
345 Mais helas ! mon amour, tu te trahis toy-mesme,
Quand on aime il suffit de servir ce qu’on aime,
Luy conserver un Sceptre,  ; peut-estre le jour ;
Que pretend davantage un veritable amour ?

LAODICE.

Mais pourrez-vous quitter l’objet de vostre flâme ?

ISMENIE.

350 Cache-moy des malheurs dont je fremis dans l’ame. [p. 16]
Je ne crains que l’effort qui m’arrache à mes feux :
Soûtiens avecque moy cet amour malheureux.
Il a besoin de force,  ; je sens sa foiblesse ;
J’écoute son devoir, mais je crains sa tendresse.
355 Allons voir mon Amant qui revient dans ces lieux,
Travaillons pour sa gloire,  ; mourons à ses yeux.

Fin du premier Acte.

[p. 17]

ACTE II. §

SELEUCUS, MILON.

SCENE PREMIERE §

SELEUCUS.

Ou peut-on voir jamais avecque tant de zele
Deux Princes signaler* leur amitié fidelle ?
Depuis six mois du Thrône Alexandre exilé
360 Semble le negliger quand il est rapelé,
Et de ses Alliez refusant l’assistance,
Il prend de son Rival toute son esperance.
Voyez comme il revient ; il n’entre que la nuit,
Craignant que son retour dans la pompe  ; le bruit
365 Fust à Demetrius ou suspect ou funeste,
Il vient comme un amy genereux  ; modeste ;
Il se dérobe au peuple,  ; sans aucun secours
Il fie55 à son amy sa fortune  ; ses jours.
Voir des amis Rivaux en Grandeur, en Maistresse !

MILON.

370 Amis pour la Couronne, ; non pour la Princesse,
De ses maux Alexandre ignore la moitié.
J’admire cependant ce que peut l’amitié,
Ce grand zele m’étonne, ; leur intelligence* [p. 18]
Blesse d’un coup mortel toute mon esperance.
375 Tout ce qu’a l’amitié de pressant  ; de fort
A paru pour nous perdre à ce premier abord ;
En les voyant tous deux se donner tous en proye
A ces ardens transports de tendresse  ; de joye,
D’un froid  ; triste amas de crainte  ; de douleur
380 Ce spectacle odieux a transi tout mon coeur.

SELEUCUS.

Il n’en faut plus douter ; trahy par sa tendresse,
Voulant toucher par là le coeur de la Princesse,
Demetrius rendra le Sceptre à son Rival,
Et nous sommes perdus par cet accord fatal.
385 Il me l’a dit cent fois, qu’il n’estoit Roy d’Epire
Que pour servir sa flâme en cedant un Empire ;
Si son Rival charmé d’un zele si parfait
Oubliant son amour se rend à ce bien-fait,
Partisans d’Artaban, nous restons seuls en bute.

MILON.

390 Plus je suis prés du Thrône,  ; plus je crains ma chûte.
Seleucus, ce malheur m’est commun avec toy ;
Mais j’en56 ay de plus grands qui ne sont que pour moy.
Je perdrois sans regret ma fortune  ; ma vie,
Mais mon amour ne peut luy quiter Ismenie57.

SELEUCUS.

395 L’aimez-vous ?

MILON.

Ouy, je l’aime,  ; je sens que mon coeur
Par trop de retenüe a conceu plus d’ardeur.
Comme un brazier caché, ma passion secrete
Est d’autant plus pressante, importune, inquiete,
Que pour m’en soulager je n’ay que des soûpirs
400 Contre l’embrazement qu’allument mes desirs :
Au point que je le sens, je n’en suis plus le maistre ; [p. 19]
Auprés d’un grand Rival il commença de naistre,
Il brûle prés d’un autre encor plus dangereux,
Et redouble sa force à triompher de deux.

SELEUCUS.

405 Vous, l’apuy d’Artaban  ; de sa tirannie,
Vous osez aspirer à l’amour d’Ismenie ?
D’elle, qui vous regarde avec tout le courroux
Que tant de maux soufferts luy font naistre pour vous ?
Quel est donc vostre espoir ?

MILON.

Dans ma fureur extrême
410 Je feray tout perir,  ; la Princesse mesme.

SELEUCUS.

O Dieux !

MILON.

Ton coeur s’étonne*,  ; tremble à ce discours.
Mais sçais-tu l’ascendant des jalouses amours ?
J’adore un autre Dieu, que ce Dieu de tendresse
Qui remplit tous les coeurs de crainte  ; de foiblesse,
415 Qui forcé de laisser son bien aux mains d’autruy,
Le quitte, ou l’aime encor quand il n’est plus à luy,
Et n’a d’autre secours dans toutes ses alarmes
Que des soûpirs perdus  ; de honteuses larmes.
Je brûle d’une amour qui porte dans mon sein
420 Contre un objet ingrat des foudres à la main.
Il vaut mieux, quand un coeur a refusé le nostre,
Le voir perir pour tous, que vivre pour un autre,
Et suivant les fureurs d’un jaloux desespoir,
Il faut aneantir ce qu’on ne peut avoir ;
425 Mais je suis encor loin de ce malheur extrême,
J’ay du pouvoir assez pour avoir ce que j’aime.

SELEUCUS.

[p. 20]
Milon, n’en croyez pas un desespoir jaloux ;
Servez le vray Monarque,  ; travaillez pour vous.
Pour faire nostre paix relevons sa puissance,
430 N’accablez pas de soins* toute vostre prudence.
Quel remede avez-vous contre de si grands maux ?

MILON.

Malgré leur amitié, l’amour de deux Rivaux.
Quelques beaux sentimens qu’ils nous ayent fait paroistre,
Ils aiment, c’est assez,  ; l’Amour est leur maistre,
435 Et si l’ambition y mesle un peu ses feux,
Je les crois assez forts pour les perdre tous deux.
C’est à quoy mon amour éleve ma pensée :
D’un revers ma Grandeur peut estre renversée,
Si je veux l’affermir, je sçay trop que je doy
440 La placer sur le Thrône,  ; m’y couronner Roy.
Juge si mes desseins sont sans quelque apparence*,
Tu vois nos deux Rivaux negliger leur puissance,
Tous deux la negligeant comme un bien sans apas
Attachent tous leurs voeux à celuy qu’ils n’ont pas,
445 Chacun pour Ismenie également soûpire ;
Si pour la meriter il leur faut un Empire,
Tous deux peuvent pretendre au pouvoir Souverain,
Alexandre est aimé, l’autre a le Sceptre en main,
Le Thrône soûtient l’un,  ; l’autre peut l’abatre,
450 Et tous deux ont ma flâme  ; ma haine à combatre.
Voy d’un autre costé nostre Reyne en fureur :
Entre elle  ; son époux j’ay semé tant d’aigreur*,
Qu’imprimant dans son coeur toute l’horreur d’un traistre,
J’ay mis enfin sa haine au point qu’elle doit estre.
455 Artaban qui craignoit un gendre trop ingrat
A laissé dans nos mains le pouvoir de l’Estat,
Fort de ces passions, d’ambition, de haine, [p. 21]
D’amour, de desespoir, ma victoire est certaine.
Semons divisions, troubles, soupçons, fureurs,
460 Tout mon espoir ne luit que parmy ces horreurs ;
Toy, va-t’en voir la Reyne,  ; pressant sa furie...

SELEUCUS.

Ah ! craignez...

MILON.

Qu’ay-je à craindre en perdant Ismenie ?
De grace, laisse moy mon conseil*58 : aujourd’huy
Mon trouble est trop puissant pour en prendre d’autruy.
465 Mais voicy nos Rivaux. Triste  ; jalouse flâme,
Cache ton desespoir dans le fons de mon ame.

SCENE II. §

DEMETRIUS, ALEXANDRE,
MILON.

DEMETRIUS à Alexandre.

Souffrez que l’amitié vous dérobe un moment
Aux tendres entretiens d’un objet si charmant.
Mais j’aperçoy Milon. Viens, cher Milon, aproche ;
470 Ne crains de ce grand Roy ny froideur ny reproche,
Cet amy genereux pardonne à mes amis.

MILON.

Il n’a point de Sujet qui luy soit plus soûmis :
C’est ce qu’avec le temps je luy feray connoistre.

ALEXANDRE.

Ces respects de Sujet sont deus à vostre Maistre,
475 Je vous pardonne en Prince,  ; ce n’est pas à moy [p. 22]
A recevoir59 de vous ce qui n’est dû qu’au Roy.

DEMETRIUS.

Vous obstinerez-vous dans cet aveugle zele ?
Je rougis d’une ardeur à vous mesme infidelle,
Cette tendre amitié me comble de plaisirs,
480 Mais enfin vous devez vous rendre à mes desirs.
Quand j’acceptay le Sceptre, avant que de le prendre60
Ma parfaite amitié fit voeu de vous le rendre,
Et puisqu’enfin les Dieux m’en laissent le pouvoir,
J’acquitte avec honneur mes voeux  ; mon devoir.

ALEXANDRE.

485 Moy, que j’oste le Sceptre à qui je doy la vie,
A vous, à qui je dois le salut d’Ismenie ?
C’est peu de vous ceder l’Empire de ces lieux,
Cher Prince, c’est un bien qui fut à vos Ayeux ;
Je fais en vous laissant la supréme Puissance
490 Un acte d’équité, non de reconnoissance,
Et ma juste amitié doit rechercher ailleurs
D’autres occasions à montrer61 ses chaleurs.

DEMETRIUS.

Il est vrai, mes Ayeux ont porté la Couronne,
Mais ce droit ne va pas jusques à ma personne.
495 Ptolomée autrefois l’acquit par trahison,
Quand un de vos Ayeux pour se faire raison
D’un ennemy voisin, ayant quité l’Epire,
Mon Ayeul Ptolomée envahit cet Empire62.
Seul vous estes le sang des legitimes Roys.

ALEXANDRE.

500 Vous ne pouvez sans honte abandonner vos droits.

DEMETRIUS.

On cede avec honneur ce qu’on a par le crime.

ALEXANDRE.

La Fortune vous rend un Thrône legitime.

DEMETRIUS.

Je ne le tiens du Sort qu’à titre de Tyran. [p. 23]

ALEXANDRE.

Le Ciel se sert pour vous du crime d’Artaban63.

DEMETRIUS.

505 Tremblez à ce seul nom d’horreur  ; de colere,
Voyez Arsinoé, digne sang de son pere,
Ce Monstre couronné triompher dans un rang
Qu’un pere ambitieux acquit par tant de sang.
Quoy, vous voudriez64 laisser le Sceptre à sa famille ?
510 Je vous déthrônerois pour couronner sa fille ?
Me reserveriez-vous à des crimes si grands ?
Tombe plûtost sur moy tout le sort des Tyrans.
Cessez de resister,  ; plus juste à vous mesme,
Recevez de ma main la puissance suprême,
515 Seur que l’offre du Thrône est beaucoup au dessous
De ce que l’amitié voudroit faire pour vous.

ALEXANDRE.

Ce qu’elle fait pour moy va jusques à l’offence ;
Me presser d’accepter la suprême puissance,
C’est m’appeller ingrat, lâche,  ; me reprocher
520 Que je ne suis venu que pour vous l’arracher.
Ah ! pour me dérober à ce reproche infame,
Bien plus que de ceder le Sceptre à vostre femme
Je verrois sans murmure  ; sans ressentiment
Artaban à mes yeux regner impunément.
525 Mon coeur ne conçoit point de suplice si rude
Que de vivre un moment suspect d’ingratitude,
Et ce Monstre adoré des coeurs ambitieux,
D’une invincible horreur frape toûjours mes yeux.
Doncques si vous m’aimez...

DEMETRIUS.

Helas ! si je vous aime ?
530 Dois-je enfin m’expliquer,  ; me trahir moy-mesme ?
Je tremble, je fremis,  ; mon coeur interdit... [p. 24]

ALEXANDRE.

Que me dit cette peur, ce desordre ?

DEMETRIUS.

Il vous dit,
Que cet amy si cher dont vous vantez le zele,
Est un amy sans coeur, un lâche, un infidelle,
535 Qui sous un faux éclat couvrant ses lâchetez...

ALEXANDRE.

Que vous reprochez-vous aprés tant de bontez ?

DEMETRIUS.

J’aime ; ma passion a trop de violence
Pour pouvoir plus long-temps se contraindre au silence :
Ouy, j’aime ; à ce seul mot vostre amour alarmé
540 Ne vous apprend que trop l’objet qui m’a charmé.

ALEXANDRE.

Ah, Prince... c’est donc là ce malheur, ma Princesse,
Dont vous avez tantost menacé ma tendresse.
Ah ! Destins ennemis !

DEMETRIUS.

Je ne vous diray pas
Combien pour n’aimer plus j’ay rendu de combats.
545 J’aurois par mes efforts brisé la tyrannie
De toute autre beauté que celle d’Ismenie,
Et j’aurois veu ce coeur libre  ; victorieux,
Si l’on pouvoit guerir du mal que font ses yeux ;
Mais tout ce que j’ai fait croissant sa violence,
550 Mes feux ont consumé toute ma resistance.
Je ne veux point icy toucher vostre pitié ;
Mon amour est un crime envers nostre amitié :
Je devois étouffer tous les voeux* de mon ame ;
Je devois65 arracher ou mon coeur ou ma flame.
555 Cependant (disons tout,  ; par ce souvenir
Commence, ingrat amy, commence à te punir)
Cependant loin d’en faire une juste vangeance, [p. 25]
J’ay poussé jusqu’au bout mon ingrate constance.
Par vostre éloignement, par le rang que je tiens,
560 Par mes voeux qu’un divorce alloit rendre tous siens,
J’ay crû pouvoir fléchir l’adorable Ismenie,
Et prest d’abandonner tout l’espoir de ma vie,
Je me sers de vous mesme  ; de vostre retour
Pour un dernier secours que j’offre à mon amour ;
565 Je tâche à66 vous tenter par l’offre d’un Empire,
Et contre vostre amour tout mon amour conspire.
Voila ce digne amy, cet amy si parfait ;
Mais n’en67 soûpirez plus, vous serez satisfait,
Je quitte tout pour vous,  ; voilà la vangeance
570 Que tire l’amitié d’une amour qui l’offence.
Si c’est assez pour elle,  ; si c’est vous cherir
Que vous quitter le Sceptre, Ismenie,  ; mourir,
Pour le prix du bonheur que je vous abandonne
Daignez sans plus tarder accepter la Couronne,
575 Et faisant qu’Ismenie excuse mon transport,
Avec elle donnez quelques pleurs à ma mort.
Adieu.

MILON bas.

Peut-on regner avec tant de foiblesse ?
à Alexandre.
Seigneur, souffrirez-vous...

ALEXANDRE.

Suy ton Maistre,  ; me laisse68.
[p. 26]

SCENE III. §

ALEXANDRE seul.

Amy, cruel autant qu’on peut l’imaginer,
580 Ne m’as-tu rappellé que pour m’assassiner ?
Où me reduisez-vous, desordre de mon ame,
Pensers précipitez69 de devoir  ; de flame,
Sentimens d’amitié, de confiance,  ; de foy,
Tendresse, honneur, pitié, que voulez-vous de moy ?
585 Sans foule70 expliquez-moy quel dessein est levostre ;
Laissez-vous discerner ; parlez l’un apres l’autre ;
Appaisez un tumulte, un trouble où je ne puis
Ny sçavoir, ny souffrir, ny vaincre mes ennuis*.
Mourra-t’il ce grand Prince à qui je doy la vie ?
590 Mais m’ose-t’il parler de ceder Ismenie ?
Car enfin je voy bien où s’attache son choix.
Qu’il garde ma Grandeur, je luy cede mes droits ;
Je donne à ses desirs tout, horsmis ma Princesse.
Ciel, par l’amour du Thrône affoiblis sa tendresse.
595 Puissans Maistres des coeurs, rendez-le, justes Dieux,
Un peu moins amoureux  ; plus ambitieux,
Cher  ; cruel amy, regne,  ; souffre que j’aime.
Dieux ! qu’est-ce que je voy ? ma Princesse, elle mesme.
[p. 27]

SCENE IV. §

ALEXANDRE, ISMENIE,
LAODICE.

ALEXANDRE.

Rendez-vous cet honneur au rang que je n’ay plus ?
600 Ces excés de bonté me rendent tout confus.

ISMENIE.

Aprés les longs ennuis d’une cruelle absence,
J’oublie une legere  ; foible bien-seance71.

ALEXANDRE.

Sçavez-vous le succez* d’un funeste retour ?

ISMENIE.

Helas ! Demetrius vous a dit son amour.

ALEXANDRE.

605 Ouy, ce cruel amy m’en a fait confidence72,
Et j’apprens des malheurs pires que mon absence :
Mais, ma chere Princesse, estre amis  ; Rivaux,
Helas ! ce n’est pas là le plus grand de mes maux.

ISMENIE.

Par quels autres malheurs la Fortune ennemie
610 Peut-elle encor troubler une si belle vie ?
Le Tyran préferant sa flame à son devoir,
Menace,  ; veut sans doute user de son pouvoir ?

ALEXANDRE.

Que je serois heureux s’il prenoit cette voye !
Ma constance verroit sa menace avec joye,
615 Et ce coeur73 genereux pourroit mieux s’attacher
Aux biens que sa fureur me voudroit arracher.
Mais il me rend le Thrône,  ; me cede Ismenie, [p. 28]
Et quand il veut quitter Thrône, Maistresse,  ; vie,
Vous pouvez bien juger par ce grand desespoir,
620 Qu’il me demande tout,  ; qu’il veut tout avoir ;
Il m’arrache en mourant à tout ce qu’il me donne,
Et met par là si haut les biens qu’il m’abandonne,
Que pour m’en rendre digne il faut y renoncer,
Et que ma seule mort le peut recompenser.

ISMENIE.

625 Ah ! Seigneur, moderez l’excés de ce grand zele,
Imitez les ardeurs de cet amy fidelle :
Mais voyez jusqu’où va sa generosité ;
Il a choisi, cher Prince,  ; n’a pas tout quitté.
Il m’a plûtost qu’à vous ouvert toute son ame,
630 Et bornant son espoir aux douceurs de sa flame,
Il choisit de deux biens ce qui plaist à ses yeux,
Et vous rend le plus grand,  ; le plus glorieux.

ALEXANDRE.

Que dites-vous, Princesse ? Ismenie, elle mesme
Me condamneroit-elle à perdre ce que j’aime ?
635 Elle mesme à ma flame imposer cette loy ?

ISMENIE.

Prince, vous ne pouvez disposer que de moy.
Vous croyez-vous permis de ceder la Couronne ?
Vous devez la reprendre,  ; l’honneur vous l’ordonne,
Tout l’Empire aujourd’huy vous presse par ma voix
640 De luy rendre le sang des legitimes Roys.
Voyez quels sentimens vostre devoir m’inspire ;
Malgré tout mon amour je vous cede à l’Empire.
Par cet effort mortel que je fais sur mon coeur,
Pour payer vostre amy sans trahir vostre honneur ;
645 Par ces larmes qu’arrache un si grand sacrifice ;
Par cet amy si cher  ; si plein d’injustice,
Escoutés un devoir de vostre rang jaloux : [p. 29]
Cedez vostre Ismenie, elle dépend de vous.
J’immole tout mon coeur aux soins de vostre gloire ;
650 Ne me dérobez pas cette grande victoire,
Et qu’on dise par tout aprés un si beau choix,
Ismenie a sauvé le plus grand de nos Roys,
Et pour le couronner cedant tout ce qu’elle aime,
Son amour s’est fait voir plus grand que l’amour mesme.

ALEXANDRE.

655 Helas ! à quelle gloire aspire vostre coeur !
Puis-je regner sans vous,  ; vivre avec honneur ?
Si vous avez dessein de sauver l’un  ; l’autre,
Et de justifier son amour  ; le vostre,
Montez dessus le Thrône,  ; par ce doux espoir
660 Consolez mon amour,  ; servez mon devoir.

ISMENIE.

Vous vivriez donc sans moy, si j’étois couronnée ?

ALEXANDRE.

Regnez sans éclaircir ma triste destinée.

ISMENIE.

Pour la remplir, Seigneur, vous devez estre Roy.

ALEXANDRE.

Regneray-je sans vous,  ; vivrez-vous sans moy ?
665 Non, non, connoissez mieux toute ma destinée ;
D’un costé regardez l’amour infortunée ;
Et puis jettez les yeux sur la triste amitié.
Où peut-on voir un sort si digne de pitié ?
Ce cher Demetrius qui m’a sauvé la vie,
670 Luy qui seul m’a sauvé mon aimable Ismenie,
Perdra-t’il tout son bien, vous, l’Empire,  ; le jour ?

ISMENIE.

Prince, connoissez mieux le but de son amour.
Il ne me cede pas en cedant la Couronne,
Et si vous méprisez ce qu’il vous abandonne,
675 Voyez que cet amy par un faux desespoir [p. 30]
Ainsi que vostre amour trompe vostre devoir.

ALEXANDRE.

Quel que soit son motif, n’ostons rien à sa gloire :
Quand je pourrois douter de ce que j’en dois croire,
Puis-je sans estre indigne  ; de vous  ; du jour,
680 Perdre un amy si cher,  ; trahir son amour ?
Dans l’estat malheureux où ma flame est reduite,
Mon honneur ne se peut sauver que par la fuite ;
Je ne puis vous ceder, ny regner qu’avec vous :
Tout party m’est fatal* ou peu digne de nous ;
685 Et de peur de choisir je fuis vostre presence.
Seule reglez mon sort ;  ; sur cette asseurance
Je prens congé de vous,  ; vay dans ce moment
Revoir les tristes lieux de mon bannissement :
De là, si de deux biens que pour luy j’abandonne,
690 Mon Rival veut choisir,  ; garder la Couronne,
Vostre Amant viendra passer à vos genoux
Des jours, que par vostre ordre il gardera pour vous.

ISMENIE.

Quoy, me quitter si tost ?

ALEXANDRE.

Peu sçachant ma venuë,
Ma fuite cette nuit en sera moins connuë :
695 Un prompt depart faisant douter de mon retour,
Peut épargner un peu de honte à mon amour.

ISMENIE.

Ah ! devoir trop cruel !

ALEXANDRE.

Quoy, vous pleurez, Princesse ?
Adieu, je fuis des pleurs qui tentent ma tendresse,
Et vay dans mon exil attendre un sort plus doux,
700 Et du temps,  ; des Dieux,  ; plus encor de vous.
[p. 31]

SCENE V. §

ISMENIE, LAODICE.

LAODICE.

Quoy, le Prince s’enfuit,  ; cet ingrat vous quitte ?

ISMENIE.

Il fuit,  ; cette fuite est d’un si grand merite,
Que si son coeur eust pû se rendre à d’autres soins,
Peut-estre mon amour l’en estimeroit moins74.

LAODICE.

705 Est-il rien à ce Roy si cher que sa Maistresse ?

ISMENIE.

Peut-il vivre en ces lieux sans honte  ; sans foiblesse ?
Trahira-t’il l’espoir de son liberateur ?
Regnera-t’il sans moy ? vivra-t’il sans honneur ?
Tu sçais mal les devoirs d’une ame delicate :
710 Pour fuir le nom d’injuste,  ; le titre d’ingrate,
Elle peut negliger ce qu’elle aime le mieux ;
Et dans l’ordre des biens qui luy sont precieux,
Quelque amere douleur qu’en souffre sa tendresse,
L’honneur est un degré plus haut que la Maistresse.
715 Il ne se dément point75, tu sçais avec quel coeur
Il souffrit sa disgrace en quittant sa Grandeur :
Le Roy76 toûjours fidelle à sa reconnoissance,
Semble avoir oublié son Thrône  ; sa vangeance,
Et de ses Alliez negligeant le secours,
720 Sa vertu fait partout la gloire de ses jours.
Cependant qu’il est dur de voir fuir ce qu’on aime !
Je ne sçay quoy m’entraine,  ; m’arrache à moy mesme.
Allons suivre le Prince,  ; dans les mesmes lieux [p. 32]
Attendre un meilleur sort  ; du temps  ; des Dieux.

LAODICE.

725 Vous le suivre ? vous fuir ?

ISMENIE.

Excuse ma foiblesse,
Voy les biens que je suis,  ; les maux que je laisse.
Un Roy m’aime en ces lieux, un Roy peut tout oser,
Et cette seule crainte a de quoy m’excuser ;
Mais je crains plus encor de mon amour extrême ;
730 Puis-je aimer, puis-je vivre,  ; perdre ce que j’aime ?

LAODICE.

Madame, oubliez-vous ce que vous vous devez ?

ISMENIE.

Ou la fuite, ou la mort.

LAODICE.

Fuyez donc,  ; vivez.

Fin du second Acte.

[p. 33]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

MILON, TELAMON.

MILON.

Ah, que je suis heureux d’empescher cette fuite !

TELAMON.

Par vostre ordre, Seigneur, j’observois sa conduite :
735 Mais qui l’eust jamais crû, que dans un mesme jour
Sa fuite de si prés eust suivy son retour ?

MILON.

Il m’estoit trop suspect pour le laisser sans garde :
Comme à le laisser fuir tout mon bien se hazarde,
Sans me fier qu’à moy j’ay suivy ton advis ;
740 Au sortir de Dodone enfin je l’ay surpris,
Au moment qu’il entroit dans ce lieu Prophetique,
Dans la forest fameuse où l’Oracle s’explique77.
En ramenant le Prince,  ; rentrant dans ces lieux,
La Princesse paroist comme un Astre à mes yeux :
745 A chercher son Amant cette Belle empressée,
Ayant l’esprit troublé, plein de cette pensée,
Elle me prend pour luy, m’arreste par le bras, [p. 34]
La Lune foiblement éclairoit ses appas.
O Dieux ! qu’en cet estat elle me parut belle !
750 Cet amas de clartez qu’on voit briller en elle,
De l’Astre de la nuit prenant un foible jour,
Inspiroit moins de crainte,  ; donnoit plus d’amour.
Pouvez-vous fuir sans moy, Prince ? s’escria-t’elle,
Mais voyant son erreur, c’est toy, Monstre infidelle ;
755 Elle fuit,  ; le Prince, en luy tendant la main,
Vous me suiviez, dit-il,  ; je fuyois en vain.
Tu vois quelles horreurs a pour moy la Princesse,
Ma fureur redoubloit en voyant leur tendresse ;
La mutuelle ardeur de leurs brûlans soûpirs
760 Allumoit ma colere,  ; glaçoit mes desirs.
Voyant mon Rival seul, de nuit, sous ma puissance,
Mon amour me tentoit d’achever ma vangeance,
Et surpris par l’appas de cette occasion
Il laissoit échapper son indignation.
765 De cet heureux Amant j’allois trancher la vie ;
Mais ma fureur a craint le couroux d’Ismenie ;
Je perdois mon Rival si j’avois moins aimé,
L’amour armoit mon bras, l’amour l’a desarmé.

TELAMON.

Mais pourquoy dans ces lieux retenir Alexandre ?
770 C’est un Rival de plus dont il vous faut défendre.

MILON.

Ah, je ne crains de luy que son éloignement.
Voy si ma Politique* agit sans fondement :
Mon rival ne se peut sauver que par l’absence,
Loin de nous il pourroit armer pour sa puissance.
775 D’ailleurs le Tyran seul est bien plus dangereux,
J’affoiblis l’un par l’autre estant icy tous deux :
Si l’un fuit, l’autre icy regneroit sans contrainte,
Et pour perdre du Peuple  ; la haine  ; la crainte,
Il pourroit publier* qu’il vouloit tout quiter, [p. 35]
780 Mais qu’Alexandre a fuy pour ne rien accepter.
J’oste à nostre Tyran un si grand avantage ;
La fuite d’un Rival luy donne de l’ombrage,
Elle luy rend suspect cet amy genereux,
Et d’un accord fatal va rompre tous les noeuds.
785 Il l’a fait arrester,  ; cet éclat de haine
Brise le premier noeud d’une si forte chaîne,
Et si nostre Tyran attente sur le Roy,
Il tombe sans ressource,  ; tout dépend de moy.
Il vient.

SCENE II. §

DEMETRIUS, TELAMON, MILON.

DEMETRIUS.

Que Seleucus le garde,  ; m’en réponde.

MILON.

790 Cette fuite, Seigneur, étonne tout le monde.

DEMETRIUS.

M’ayant fait voir tous deux de si beaux sentimens,
Ce procedé confond tous mes raisonnemens.
Quelle fuite jamais fut si précipitée ?

MILON.

Avant que de venir ils l’avoient concertée.

DEMETRIUS.

795 Mais je la luy quitois*78, pourquoy me l’arracher ?

MILON.

Vos offres n’ont servy qu’à les effaroucher,
Alexandre a trop crû sa lâche défiance.
Mon Rival, disoit-il, quite tout ; l’apparence79 !
Quelque piege est tendu sous de si beaux appas, [p. 36]
800 Fuyons, fuyons, Princesse,  ; ne l’attendons pas.
Tandis que la Princesse estoit sous vostre Empire,
Il n’osoit attenter sur le Thrône d’Epire80 ;
Mais de ces deux tresors l’un estant enlevé :
Il eust demandé l’autre aprés s’estre sauvé.

DEMETRIUS.

805 Que de divers transports mon ame est possedée !
Quoy ? l’enlever aprés que je l’avois cedée ?
L’enlever,  ; m’oster par cet injuste effort
Le fruit de mes douleurs,  ; le prix de ma mort ?
Je luy rendois le Sçeptre,  ; dans mon zéle extréme
810 Ne pouvant sans mourir luy quiter ce que j’aime,
J’allois mourir pour luy, sans que mon amitié
Par ces preuves de foy si dignes de pitié,
Pour toutes mes douleurs,  ; pour toutes mes pertes
Pretendist que81 l’honneur de les avoir souffertes,
815 Et luy, que je comblois de gloire  ; de bon-heur,
Le perfide, l’ingrat, me ravit cet honneur ?
Pour remettre en ses mains la supréme puissance,
J’entre dans les horreurs d’une indigne alliance,
Je suis pour le sauver le gendre d’Artaban ;
820 Et pour tant de bien-faits il me traite en Tyran ?
Il m’enleve Ismenie, il s’enfuit avec elle ?
Je te connoissois mal, amy trop infidelle.

MILON.

Vous le connoissez mal encor en ce moment
Lors que vous l’accusez de ce rapt seulement ;
825 Athenes, où j’ay sçeu que s’adressoit sa fuite82,
L’aime,  ; vous hait assez pour en craindre la suite.

DEMETRIUS.

Craindray-je pour le Sçeptre ? il a pû l’accepter83.

MILON.

Il croit plus glorieux de venir vous l’oster ;
Un Empire conquis a pour luy plus de charmes : [p. 37]
830 Il veut au droit du sang joindre celuy des armes,
Vanger l’honneur du Trône,  ; dedans vostre sang
Se laver de l’affront d’avoir perdu son rang.

DEMETRIUS.

Sans chercher ces raisons pour le charger d’un crime
Dont je ne puis avoir de soupçon legitime,
835 Cette fuite infidelle,  ; cet enlevement
Sont les dignes sujets de mon ressentiment.
L’ingrat !  ; je voulois luy quiter la Couronne ?
Lâcheté trop infame où l’amour m’abandonne,
D’un faux éclat d’honneur fantôme revestu,
840 Ne prens plus dans mon coeur le tiltre de vertu.
Qu’estes-vous devenus dans ce desordre extréme,
Beaux desirs de regner, amour du Diadéme ?
Vous qui devez remplir toute l’ame d’un Roy,
Ay-je pû vous ceder pour un amy sans foy ?
845 Reprenez pour toûjours l’empire de mon ame.
Et vous, cheres ardeurs d’une immortelle flame,
Que l’aveugle amitié trahissoit lâchement,
Rallumez vous au feu de mon ressentiment.
Ah ! Milon, que ne puis-je esperer d’Ismenie
850 Quelque adoucissement à ma peine infinie !
Ah, que de cet ingrat je prendrois à mon tour
Une douce vangeance  ; chere à mon amour !
Mais que puis-je esperer dans mon malheur extréme ?

MILON.

Contre vostre malheur n’employez que vous mesme ;
855 Pour gagner Ismenie offrez-luy vostre main ;
Offrez-luy la Couronne en Amant souverain,
Et pour ne trouver plus d’obstacle à vostre flame,
Et du Trône,  ; du lit, bannissez vostre femme.
Separez des desirs qui s’accordent si mal,
860 Les soins de vostre amour,  ; l’amour d’un Rival.
Perdez l’un ; gardez l’autre avec plus de courage, [p. 38]
Vous aimez, vous regnez ; en faut-il davantage ?
Pour servir vostre amour commencez d’estre84 Roy.

DEMETRIUS.

Dois-je armer contre luy ce qu’il quite pour moy ?

MILON.

865 De vostre offre du Trône il a sçeu se deffendre*
Pour vous précipiter d’où vous vouliez descendre ;
C’est du sang de Pyrrus l’ambitieux espoir,
D’arracher un honneur qu’il ne veut pas devoir.

DEMETRIUS.

Ce soupçon est injuste,  ; ta rage ennemie...

MILON.

870 Prenez-vous son party ?

DEMETRIUS.

Je hay la calomnie.

MILON.

Seigneur, la défiance est la vertu des Rois.

DEMETRIUS.

Dy plûtost des Tyrans.

MILON.

Vous en avez le choix ;
Roy, Tyran, quelque nom que prenne un nouveau Maistre,
Il doit craindre toûjours quiconque a droit de l’estre ;
875 Pour bien regner, il faut craindre plus d’une fois ;
Et toujours les soupçons sont du conseil des Rois85.

DEMETRIUS.

Si l’on ne peut regner ou sans crainte ou sans crime,
Je renonce à ce Trône injuste ou legitime.

MILON.

Pensez-vous qu’il vous soit facile d’en sortir,
880 Qu’il soit seur d’en descendre,  ; de vous démentir ?
On ne fait point divorce avec le rang supréme : [p. 39]
Il faut le retenir en dépit de soy-mesme.
Prince ou Tyran, qui cede est prest à succomber,
Et l’on ne descend point du Trône sans tomber.
885 Pour garder seurement  ; le Trône  ; la vie,
Perdez vostre Rival, regnez sans jalousie ;
Ou si vous resolvez encor de l’espargner,
Seigneur, sortez du Trône,  ; le laissez regner.
Il sçaura mieux que vous user de mes maximes.

DEMETRIUS.

890 Il sçaura mieux que moy te punir de tes crimes.

MILON.

Quels crimes ? c’est pour vous seulement que j’en fais.

DEMETRIUS.

Pour moy, lâche ! fuy, Monstre,  ; ne reviens jamais.

SCENE III. §

DEMETRIUS, TELAMON.

DEMETRIUS.

Qu’avec juste raison je bannis cet infame !
Le dangereux poison, qu’il verse dans mon ame
895 M’a si fort déguisé*, que d’un esprit confus
Je me cherche moy-mesme,  ; ne me trouve plus.
Où sont tes sentimens autresfois si sublimes,
Où l’amour des vertus, où la hayne des crimes ?
Par quel bizarre effet, par quel déreglement
900 Ce qui te fit horreur te paroist-il charmant ?
L’amour ne sçauroit-il entrer dedans une ame
Sans y jetter le trouble aussi-tost que sa flame ?
Sera-t’il toûjours mal avecque la raison, [p. 40]
Et ne peut-il regner sans quelque trahison ?
905 Escoute enfin la voix du remors qui t’accuse,
Tyran,  ; romps enfin le charme qui t’abuse.
Mais quel charme* plûtost qui86 t’empesche de voir
Que Milon sert ma gloire,  ; soûtient mon devoir ?
Il me veut conserver mon Sçeptre  ; ma Maistresse,
910 L’autre me les ravit ; ah ! c’est trop de foiblesse.
Gardes, suivez Milon ; je suis prest à l’oüir,
Qu’il vienne, mon couroux vient de s’évanoüir.
Télamon sort et Arsinoé entre.
Je veux tout accorder au secours de ma flame,
S’il faut perdre un amy, détrôner une femme,
915 Je ne refuse rien pour en venir à bout,
Et ce coeur amoureux est capable de tout.

SCENE IV. §

ARSINOÉ, DEMETRIUS.

ARSINOÉ.

Qu’entens-je !

DEMETRIUS, sans voir Arsinoé.

C’en est fait ; je suivray ton envie ;
Perisse Arsinoé ; vive  ; regne Ismenie ;
Meure Alexandre.

ARSINOÉ.

O Dieux !

DEMETRIUS.

J’y consens sans regret :
à Arsinoé.
920 Reviens87. Dieux ! osez-vous entrer dans mon secret ?
Ce lâche procedé marque vostre naissance : [p. 41]
Mais vostre jalousie a pris trop de licence,
Et de quelque dessein dont je vous sois suspect,
M’éclairer* de si prés c’est manquer de respect.
925 Et bien, vous n’avez plus aucun doute dans l’ame,
Vous estes éclaircie*, ; connoissez ma flame ;
Vous avez découvert avec vos soins jaloux,
Que j’aime une beauté plus aimable que vous ;
Pour vous éclaircir mieux je veux bien le redire,
930 Ismenie est l’objet pour qui mon coeur soûpire,
M’entendez-vous, Madame ? instruite de mon choix,
Songez à faire place au sang de tant de Rois,
Allez luy raconter, mais sans reserve aucune,
Que mon amour luy fait raison88 de sa fortune
935 Qui n’a pas daigné mettre un Sçeptre dans ses mains,
Dignes de gouverner l’Empire des humains.
Ayant receu le mien, rendez-luy vostre hommage,
Si vostre fier orgueil, vostre jalouse rage
Ne peuvent s’abaisser à cette juste loy,
940 Songez pour obeïr que je suis vostre Roy.
Adieu, suivez mon ordre.

SCENE V. §

ARSINOÉ, seule.

Est-ce un charme, est-ce un songe,
Qui dans une erreur folle,  ; m’entraîne,  ; me plonge ?
Le traistre a déjà fait un choix à son amour :
Celle que sa beauté fait regner dans ma Cour,
945 Que je hay d’autant plus qu’elle est plus adorée,
Pour comble de malheurs me sera préférée.
Le perfide a-t’il crû qu’il s’adressoit à moy ? [p. 42]
Est-ce à moy qu’il parloit, à moy, qui l’ay fait Roy ?
Ah, Tyran, fuis aux traits89 de ma juste colere,
950 Si le Trône est mal seur contre ceux de mon pere90,
Crains en moy la fureur de mes fameux parens,
D’une race fatale à l’orgueil des Tyrans.
Milon entre avec Télamon.
Souviens-toy par quel sang  ; par quelle victime
Artaban te vendit un Trône illegitime.
955 Tyran, je suis son sang, j’ay sa rage en mon sein,
Son orgueil dans mon coeur,  ; sa foudre en ma main.
Mais que fais-je ? quelqu’un pourroit icy m’entendre.

SCENE VI. §

ARSINOÉ, TELAMON, MILON.

ARSINOÉ.

C’est toy, Milon, reviens ; je te veux tout apprendre.

MILON.

Par ordre exprés du Roy, je revenois icy.

ARSINOÉ.

960 Arreste ; il faut enfin que tu sois éclaircy.
Telamon, ayez soin qu’aucun ne nous surprenne.
Milon, tu viens de voir un éclat de ma haine,
Tu sçais que mon amour est l’unique secours
A qui Demetrius doit sa gloire  ; ses jours ;
965 Mesme encore pour luy je sens quelques tendresses ;
Mais il est temps enfin d’étouffer ces foiblesses,
Tu vois mes déplaisirs, tu vois si j’ay raison
D’armer la trahison contre la trahison,
Qui s’apreste à trahir consent qu’on le trahisse. [p. 43]
970 Enfin si ce dessein avoit moins de justice,
Il ne se seroit pas étably dans mon coeur,
Avec tant de repos, de calme,  ; de douceur.
Depuis que mon esprit le contemple  ; l’embrasse,
Nul penser pour le Roy ne m’a demandé grace ;
975 Tous demandent sa mort ; maintenant c’est à toy
D’en advertir le traistre, ou de te joindre à moy.

MILON.

O Dieux !

ARSINOÉ.

Pour t’engager à suivre ma querelle*,
Ne t’imagine pas qu’en ce lieu je rapelle
Tant de bien-faits receus d’Artaban  ; de moy ;
980 Aux vrais hommes de Cour, aux hommes comme toy,
C’est un foible motif que la reconnoissance ;
Oublier les bien-faits c’est leur haute prudence ;
Il faut, à qui s’en sert,  ; les veut retenir,
Le charme du present, l’espoir de l’advenir.
985 Laisse à part mes faveurs  ; celles de mon pere,
Et songe seulement à ce que je puis faire.
Tu te vois Favory, mais d’un Maistre inconstant,
Difficile à garder, inquiet, mécontent.
Veux-tu toûjours marcher entre ces précipices ?
990 Voicy pour en sortir des momens fort propices.
Ose, prens coeur, suy-moy d’un pas ferme  ; constant ;
Le Tyran mort, Milon, la Couronne t’attend.

MILON.

Pensez-vous bien, Madame, à l’horreur de ce crime ?

ARSINOÉ.

Pour perdre qui trahit tout semble legitime.

MILON.

995 Mais ne sentez-vous point ces remors, ces terreurs,
Que l’image du crime imprime aux plus grands coeurs ?

ARSINOÉ.

Toy, parler de remors ? ô Dieux, quelle impudence ! [p. 44]
Milon m’ose parler d’honneur  ; d’innocence ?
Avec quel front, cruel, à mes yeux oses-tu
1000 Me faire des leçons d’honneur  ; de vertu ?
Toy, l’amy d’Artaban...

MILON.

Agreable colere !
A ces marques en vous je connois91 vostre pere92.
Digne sang d’Artaban, pardonnez une horreur
Que j’ay feinte à dessein de sonder vostre coeur.
1005 Grace aux Dieux, je vous voy courir à la vangeance
En fille du Heros dont vous pristes naissance,
Qui dans ses plus hardis  ; plus sanglants efforts
A veu toûjours son ame au dessus du remors.
Je me joins avec vous,  ; vay mettre en usage
1010 Le bel Art dont sous luy je fis apprentissage.
Instruit par les leçons de vos dignes parens,
Je cours ensanglanter le Thrône des Tyrans,
Et du grand Artaban surpassant les maximes,
Par un crime plus grand couronner tous ses crimes.

ARSINOÉ.

1015 Je reconnois Milon à ces beaux mouvemens.

MILON.

Connoissez jusqu’au bout quels sont mes sentimens :
L’ardeur de vous servir où mon coeur s’abandonne,
Redouble par l’horreur que le Tyran me donne.
Le lâche a pû former le dessein de quitter
1020 Ce que de tout son sang il devroit acheter ;
Il condamne Artaban,  ; maintenant n’aspire
Qu’à vous oster, l’ingrat, les marques de l’Empire :
Jugez du traitement* que j’en puis recevoir.
Ces inégalitez m’ont mis au desespoir ;
1025 J’ay voulu vous trahir pour tâcher de luy plaire, [p. 45]
Broüiller tout pour me rendre encor plus necessaire,
Le Tyran maintenant m’a mis de93 son secret,
Je le sers contre vous,  ; le sers à regret ;
Mais il verra bien-tost, si le Ciel m’est propice,
1030 Quels fruits vos ennemis tirent de mon service ;
Seule vous regnerez ; pour ce coup seulement
Prestez-moy tout entier vostre ressentiment :
Vostre pere Artaban, dont nous suivons les traces,
Me laissant de l’Estat toutes les fortes Places...

ARSINOÉ.

1035 Ces seuretez pour moy sont fort à dédaigner ;
Je songe à me vanger,  ; non pas à régner,
Et ce coeur amoureux cherche à punir un traistre,
Plus pour mourir vangé, que pour vivre sans Maistre.

MILON.

Si vous perdre avec luy suffit pour vous vanger,
1040 Toutes mes seuretez sont fort à negliger :
Mais joüissez long-temps du fruit de la vangeance ;
J’en connois un moyen digne de ma prudence.
Son Rival doit pretendre au pouvoir Souverain,
Faisons que pour ce coup il nous preste la main ;
1045 J’en fais semer le bruit pour servir nostre haine,
Et sur luy nous sçaurons en rejetter la peine.

ARSINOÉ.

Leur étroite amitié nous deffend ce secours.

MILON.

Leur étroite amitié n’a plus le mesme cours ;
Le Prince descendoit jusqu’à cette foiblesse,
1050 De fuir,  ; de ceder le Thrône,  ; la Princesse ;
Mais j’ay sçeu déguiser sa fuite avec tant d’art,
Que le Tyran l’a fait arrester de sa part.
Pour servir son amour encore il me rappelle,
Et je vay luy donner un conseil si fidelle
1055 Qu’il faut que son Rival, ou perisse aujourd’huy, [p. 46]
Ou force sa douleur à s’armer contre luy.

ARSINOÉ.

Mais comment l’engager dans nostre confidence ?

MILON.

Se commettre* au hazard94 est quelquefois prudence.
On seduit aisément des esprits mécontens.
1060 Mais en ce lieu suspect nous sommes trop longtemps,
On peut nous soupçonner ; que rien ne vous étonne*,
Seule sans plus tarder vous aurez la Couronne.

ARSINOÉ.

Adieu, je ne la veux que pour te faire Roy.

SCENE VII. §

MILON, seul.

Ce n’est pas mon dessein de regner avec toy :
1065 Une autre par ma main sur le Thrône élevée
Doit rendre pleinement ma fortune achevée.
Quel torrent de bon-heur d’un cours precipité
M’entraîne dans ce port si long-temps souhaité ?
Thrône, Maistresse...
[p. 47]

SCENE VIII. §

MILON, SELEUCUS.

MILON.

Enfin nous tenons Alexandre.

SELEUCUS.

1070 Confus,  ; dans son sort ne pouvant rien comprendre,
Il demande à parler,  ; l’apprendre du Roy.

MILON.

Il n’est pas en estat de l’obtenir de moy.
Et la Princesse ?

SELEUCUS.

Helas ! triste  ; desesperée,
Du Prince pour jamais se voyant separée,
1075 Elle donne des pleurs au sort de son Amant.

MILON.

Que ce Prince est heureux d’estre plaint tendrement,
Et pleuré de ces yeux où brillent tant de charmes !
Que n’ay-je part, Princesse, à de si belles larmes,
Et de ceux qu’à souffrir vos yeux ont condamnez,
1080 Que ne connoissez-vous les plus infortunez !
Les maux que vous pleurez sont moindres que les nostres :
Les pleurs de mon Rival sont vangez par les vostres ;
Mais ceux de mon amour  ; de mon desespoir,
Loin d’estre regretez n’osent se faire voir.
1085 Mais où m’emportez-vous, ridicules foiblesses ?
Seleucus, est-ce à moy d’écouter ces tendresses ?
Ces soûpirs ne sont pas d’un coeur comme le mien, [p. 48]
Et la plainte est honteuse à qui n’espere rien.
Je dois d’autres transports aux ardeurs de mon ame.
1090 Rappellé par le Roy pour conduire sa flame,
J’appreste à mes Rivaux un trait mortel  ; noir
Qui ne peut inspirer que haine  ; desespoir :
Sans leur division ma ruine est certaine ;
Il faut que mon amour triomphe par leur haine.

SELEUCUS.

1095 Craignez que ces fureurs ne retombent sur vous,
Je n’attends rien de bon d’un aveugle couroux,
Qui pour des biens douteux porte tout à l’extréme.
La Fortune, Milon, n’est pas toûjours la mesme,
Et si jusqu’à ce jour elle a suivy vos pas,
1100 La Fortune se prête,  ; ne se donne pas.

MILON.

Si tost qu’entre nos mains la Fortune se livre,
Qui la sçait gourmander, la force de le suivre.
A qui peut tout oser  ; braver le trépas,
La Fortune se donne,  ; ne se prête pas.
1105 Prens soin du Prisonnier ; cache son innocence.
Et des yeux du Tyran éloigne sa presence.
Va, dy-luy que le Roy luy deffend de le voir.
Au retour tu sçauras jusqu’où va mon espoir.
Tu sçauras que le Ciel par une illustre voye
1110 Précipite déjà le moment de ma joye,
Qu’il ne m’offre pas moins que le tiltre de Roy,
Et qu’il n’est presque rien entre le Thrône  ; moy.

Fin du troisiéme Acte.

[p. 49]

ACTE IV. §

SCENE I. §

ALEXANDRE, SELEUCUS.

ALEXANDRE.

Ces cruels traitemens ont droit de me surprendre.
Quoy ? me faire arrester, refuser de m’entendre,
1115 M’arracher Ismenie,  ; m’oster la douceur
De pouvoir auprés d’elle alleger ma douleur !
Quand je quite pour luy Trône, vie,  ; Maistresse,
Il ose soupçonner ma fuite  ; ma tendresse.
Quel charme m’a ravy mon cher Demetrius ?
1120 Est-il si fort changé ? ne me connoist-il plus ?

SELEUCUS.

Il vous fait arrester quand il craint vostre fuite,
Mais vous estes icy libre sous ma conduite ;
Quoy que sur luy l’amour ait pris trop de pouvoir ;
Il vous rend Ismenie,  ; vous la pourrez voir.

ALEXANDRE.

1125 Et je la pourray voir mon aimable Ismenie ?
Tu rends à mon amour une joye infinie ;
Ces bontez d’un Rival, ces retours de pitié [p. 50]
Me font voir dans son coeur un reste d’amitié.

SELEUCUS.

Seigneur, vous puis-je enfin parler en confidence ?
1130 N’attendez rien du Roy, craignez sa violence,
Et puisque sa fureur ose tout contre vous,
Songez... Mais vous pourriez vous défier de nous.

ALEXANDRE.

Me viens-tu conseiller par les avis d’un traistre ?
Viens-tu sonder mon coeur en condamnant ton Maistre ?

SELEUCUS.

1135 Quoy ! mes conseils, Seigneur, vous seroient-ils suspects ?

ALEXANDRE.

Garde à Demetrius ton zéle  ; tes respects ;
Puisque le Sort, les Dieux,  ; ma reconnoissance
Ont mis dedans ses mains la supréme puissance,
Lâche, revere en luy le sacré nom de Roy,
1140 Et prens de ton devoir, prens l’exemple sur moy95.
Qu’il soüille ce grand Nom par celuy d’infidelle,
Je ne veux écouter, ny corrompre ton zéle.
Il regne, j’y consens,  ; fais ce que je dois :
Apprens par mes respects ce que l’on doit aux Rois.
1145 Si tu veux m’obliger sans honte ; sans foiblesse,
Hâte ce doux moment qui me rend ma Princesse ;
Je crains...

SELEUCUS.

Vous l’allez voir.

ALEXANDRE.

Seleucus, je la voy.
[p. 51]

SCENE II. §

ISMENIE, ALEXANDRE,
TELAMON, SÉLEUCUS.

TELAMON.

Madame, vous sçavez quel est l’ordre du Roy ;
J’attens vostre réponse avec impatience.

ISMENIE, parlant à Seleucus et Telamon.

1150 Laissez ce moment libre à nostre confidence.

SCENE III. §

ALEXANDRE, ISMENIE.

ALEXANDRE.

Vous puis-je encor revoir ? qu’en l’estat où je suis
J’ay souffert loin de vous de peines  ; d’ennuis* !
Mais quoy ? vous paroissez étonnée*, interdite.

ISMENIE.

Prince, à quoy pensez-vous devoir cette visite ?
1155 Ce n’est point aux faveurs d’un amy genereux ;
C’est à la cruauté d’un Tyran amoureux :
De ce fatal écrit vous le pourrez apprendre.

ALEXANDRE, en prenant le Billet.

Je tremble, je fremis, Madame, à vous entendre,
Princesse, si vos loix m’ordonnent de perir, [p. 52]
1160 Il faut que mon Rival partage ma fortune ;
Que nous tombions tous deux d’une chûte commune,
Ou que vostre pitié songe à me secourir96.
DEMETRIUS97.

ISMENIE.

Voilà cet amy magnanime
Qu’on ne pouvoit quiter ny refuser sans crime,
1165 Et pour qui vostre amour m’ose presque trahir.

ALEXANDRE.

Je te plains, pauvre Prince,  ; ne te puis haïr.
Des conseils de l’amour voyez la tyrannie,
Ou plûtost admirez le pouvoir d’Ismenie,
Dont les traits par un sort trop digne de pitié
1170 Blessent d’un coup mortel une illustre amitié.

ISMENIE.

Excusez-vous encor sa rage  ; sa foiblesse ?

ALEXANDRE.

Je sçay sur tous les coeurs ce que peut ma Princesse ;
Tous ces déreglemens qu’enfantent ses beaux yeux,
Sont la gloire du Monde,  ; la faute des Dieux :
1175 Le Roy n’a pû forcer* les transports de sa flame,
Vous voyez son dessein ; mais le vostre, Madame ?
Mourray-je ? ou mon Rival a-t’il lieu d’esperer ?

ISMENIE.

Est-ce moy qu’on choisit pour en deliberer ?
Nos malheurs sont trop grands pour la foible Ismenie,
1180 Et cet injuste choix a trop de tyrannie.
C’estoit tantost à vous, maintenant c’est à moy,
Tantost contre un amy, maintenant contre un Roy ;
Nous avons, vous  ; moy, de grands combats à rendre,
Vous avez succombé, quel succez* puis-je attendre ?
1185 Où vous avez cedé, pourray-je resister ?

ALEXANDRE.

Un Roy comme un amy n’est pas à redouter : [p. 53]
Contre un amy ceder c’est gagner la victoire,
Contre un Roy resister c’est se couvrir de gloire :
Qui cede à son amy, s’il en eust eu le choix,
1190 N’auroit pas consulté pour combatre cent Rois.

ISMENIE.

J’aurois pour ce combat de legeres alarmes
Si vostre amy n’avoit toûjours les mesmes armes ;
Mais usant envers vous de force ou de douceur,
C’est par vous seulement qu’il attaque mon coeur.
1195 Dans quelle extrémité me reduit sa menace ?
Resister est sur vous attirer sa disgrace,
C’est perdre ce que j’aime.

ALEXANDRE.

Et ne resister pas,
C’est me donner cent morts pires que le trépas.
Me reserveriez-vous à ce malheur extrême
1200 De voir à mon Rival posseder ce que j’aime,
Et me faire vous mesme un si funeste sort,
Pensez-vous que ce soit m’arracher de la mort ?
C’est joindre l’infamie à ma triste avanture,
C’est oster tout leur prix aux peines que j’endure,
1205 Et par des cruautez qui font fremir mon coeur,
C’est m’attacher mourant au char de mon Vainqueur98.
Me feriez-vous, Princesse, un destin si contraire* ?

ISMENIE.

Vous aimez le Tyran, moy je crains sa colere :
Parce qu’il vous est cher,  ; que je crains pour vous,
1210 Ne dois-je pas...

ALEXANDRE.

Percez ce coeur de mille coups ;
Adjoûtez ce reproche au mal qui me devore :
Ouy, je l’aimois, Princesse,  ; ce coeur l’aime encore ;
Quand j’ay veu les effets de sa triste amitié, [p. 54]
Je ne le cele* point, ses maux m’ont fait pitié ;
1215 J’ay senty comme luy leur violence extrême,
Je l’ay plaint ; j’ay voulu, trop contraire à moy-mesme,
Malgré les sentimens de ce coeur amoureux,
Me perdre, vous quiter,  ; le laisser heureux.
Pardonnez-moy des voeux qui vous ont outragée ;
1220 Mon amitié par eux pleinement dégagée,
Si j’ay cedé tantost à son feint desespoir,
Souffre que mon amour s’oppose à son pouvoir.
Madame, c’en est fait : sa violence extrême
Me rend à mon amour, ou plûtost à moy-mesme :
1225 Tout mon coeur maintenant agit en liberté.
Si j’ay contre un amy foiblement resisté,
Maintenant qu’un Tyran me declare la guerre,
Seul je vous défendray contre toute la terre ;
Sans que quelque fureur dont je sente les coups
1230 Mesme dans mon trépas me separe de vous.
Te dois-je pas, Rival, une grace infinie,
Non à ton amitié, mais à ta tyrannie,
Puisque ta tyrannie enfin m’a redonné
Ce qu’à ton amitié j’avois abandonné ?

ISMENIE.

1235 Que vous redonne-t’il s’il vous oste la vie ?

ALEXANDRE.

La gloire de mourir pour vous avoir servie ;
Et si vous consentez à mon dernier orgueil,
La gloire d’estre aimé mesme dans le cercueil.
Alors que je cedois à l’amitié fidelle,
1240 Je fuyois, je mourois, je quitois tout pour elle ;
Mais m’en voyant trahy, par un destin bien doux
Je rends tout à l’amour,  ; je meurs tout pour vous :
Esclave seulement de la belle Ismenie,
Je vay par mon amour braver la tyrannie ;
1245 Victime d’amitié, j’allois perdre le jour, [p. 55]
Et je mourray pour vous en Victime d’amour.

ISMENIE.

Ah ! vous ne mourrez point.

ALEXANDRE.

Quel dessein est le vostre ?
Puis-je vivre,  ; vous voir entre les bras d’un autre ?
Est-ce là le secours qu’on offre à mes douleurs ?

ISMENIE.

1250 Je ne seray qu’à vous malgré tous nos malheurs.

ALEXANDRE.

Le Tyran veut enfin*, ma mort, ou ma Princesse.

ISMENIE.

Laissez agir pour vous ma gloire  ; ma tendresse :
Je conçois un dessein grand, noble, genereux,
Un dessein plein de gloire,  ; digne de tous deux.

ALEXANDRE.

1255 Qu’avez-vous resolu ? quelle est cette entreprise ?

ISMENIE.

Je vous aime, Seigneur, que cela vous suffise :
Mon amour fait luy seul ce que je fais pour vous.

ALEXANDRE.

Est-il quelque secret qui le99 soit entre nous ?

ISMENIE.

Adieu, le Roy m’attend avec impatience.

ALEXANDRE.

1260 Accablé de douleurs, sans vous, sans esperance...

ISMENIE.

Telamon vient à nous ; avant la fin du jour
Tu sçauras ce que peut un veritable amour100.

ALEXANDRE.

Quoy ? Madame...

ISMENIE.

Obeïs, laisse-moy, vis,  ; m’aime.
[p. 56]

SCENE IV. §

ALEXANDRE seul.

Que ton dessein me jette en un desordre extrême !
1265 Qu’a-t’elle resolu ? mais n’ay-je pas sa foy ?
J’ay son coeur ; c’est assez, Ismenie est à moy :
Je n’ay plus rien à craindre avec cet avantage.
Ciel, Enfer, Dieux, Mortels, que toute vostre rage
Fasse tomber ses traits sur des voeux si contens*...

SCENE V. §

ARSINOÉ, SELEUCUS,
ALEXANDRE.

ARSINOÉ à Seleucus.

1270 Avec ton Prisonnier je seray peu de temps ;
Laisse-moy ; tu nuirois à nostre confidence.

ALEXANDRE.

Que voy-je ? Arsinoé ? Dieux, fuyons sa presence.

ARSINOÉ.

Me fuyez-vous, Seigneur ?

ALEXANDRE.

S’adresse-t’elle à moy,
La fille d’Artaban ?

ARSINOÉ.

La femme de ton Roy.

ALEXANDRE.

[p. 57]
1275 Ennemy des Tyrans, du Trône,  ; de ma flame,
J’abhorre également  ; sa fille  ; sa femme.

ARSINOÉ.

Quoy ? Seigneur, est-ce ainsi qu’on traite mon époux ?
Avez-vous oublié ce qu’il a fait pour vous ?
Ne vous souvient-il plus avec quelle tendresse
1280 Pour défendre vos jours, pour sauver la Princesse,
Contre les interests de sa propre grandeur,
Contre ses amis mesme animant sa valeur,
Sans épargner le sang de qui prit sa querelle,
Au grand art de regner il parut infidelle ?
1285 C’est à ses grands efforts que vous devez le jour ;
C’est luy seul qui sauva l’objet de vostre amour.

ALEXANDRE.

Achevez ce reproche,  ; dites tout, Madame ;
Dites qu’il m’a sauvé par un Hymen infame,
Qu’il sauva ma Princesse en vous donnant la main,
1290 Et qu’enfin c’est pour nous qu’il s’est fait Souverain ;
Mais s’il sauva mes jours  ; ceux de ma Princesse,
De ce qu’il m’a donné voyez ce qu’il me laisse :
Il demande Ismenie,  ; menace mes jours :
Dois-je pas101 détester ce funeste secours ?
1295 Qu’a fait son amitié que n’ait détruit sa rage ?
Que ne me laissoit-il dans ce sanglant naufrage,
Où mon Trône tombant je serois mort en Roy ?
Le Tyran me creusoit l’abysme où je me voy :
Connoissant le pouvoir qu’il avait sur mon ame,
1300 L’ingrat ne me sauva que pour servir sa flame,
Pour me desesperer par un faux desespoir,
Faire perir ma flame,  ; trahir mon devoir ;
Voilà ce que je dois à cet amy fidelle.
Vous, qui me reprochez la grandeur de son zéle,
1305 Qui femme d’un amy qui devient mon tyran, [p. 58]
Ne m’offensez pas moins que fille d’Artaban,
Venez-vous m’insulter, ou braver ma colere ?
Si la mort à ma haine a ravy vostre pere,
J’ay de quoy me vanger ; vostre époux vit encor,
1310 Et puisqu’il veut m’oster mon unique tresor,
Qu’il n’attende plus rien d’une amitié blessée,
D’un devoir violé, d’une amour offensée.

ARSINOÉ.

Ah ! ce ressentiment est si digne de vous,
Que mon coeur prés de luy s’allume de couroux.
1315 Quelque noeud qui m’attache au sort de ce parjure,
Je vous offre ma main pour vanger vostre injure,
Contre la tyrannie,  ; l’injuste fureur
Tout me semble permis, tout crime est sans horreur.

ALEXANDRE.

O Dieux !

ARSINOÉ.

Refusez-vous l’offre d’une ennemie ?

ALEXANDRE.

1320 Va porter loin de moy ta lâche perfidie102 ;
Laisse à mon innocence à guerir103 mes douleurs :
Tes conseils me feroient meriter mes malheurs.

ARSINOÉ.

Ta foiblesse merite un destin plus contraire.

ALEXANDRE.

Digne d’un tel époux,  ; digne d’un tel pere,
1325 Dans le ressentiment où ta fureur m’a mis,
Tu me fais plus d’horreur que tous mes ennemis.
Oses-tu me choisir pour l’effroyable crime
Qui doit faire perir ton époux legitime ?
Si mon ressentiment demandoit son trépas,
1330 J’irois faire la guerre,  ; non des attentats.
Je dois, Demetrius, excuser ta furie, [p. 59]
De cette infame Cour l’horreur te justifie ;
En vain dedans ces lieux ta gloire a combatu,
Si tout ce qui t’approche a soüillé ta vertu.
1335 Barbare, qui t’inspire une action si noire ?
D’un si sensible affront je vangeray ma gloire ;
Le Roy vient.

ARSINOÉ.

Est-ce agir en homme genereux ?

ALEXANDRE.

Je sçay ce que je dois.

ARSINOÉ.

O succez malheureux !

SCENE VI. §

DEMETRIUS, ALEXANDRE,
ARSINOÉ, MILON,
SELEUCUS.

MILON.

C’est le Prince  ; la Reyne.

DEMETRIUS.

Evitons leur presence.

ALEXANDRE.

1340 Demetrius, écoute un advis d’importance :
Arreste.

DEMETRIUS.

Quel advis ?

ARSINOÉ, à Milon bas.

Il va tout dire au Roy.

ALEXANDRE.

Malgré les traitemens que j’ay receus de toy, [p. 60]
Quand les avis d’un traistre aveuglant ta conduite,
Te font craindre ma haine,  ; soupçonner ma fuite,
1345 Cet amy malheureux te voyant en danger
Par zéle  ; par pitié t’advertit d’y songer ;
Mais apprens que du Ciel la puissance suprême
Aprés ce grand secours t’abandonne à toy mesme,
Et peut-estre le trait que retenoient ses soins
1350 Va partir de la main dont tu l’attens le moins.

DEMETRIUS.

Quoy ! vous me menacez ?

ALEXANDRE.

Aprés ta violence,
Ce n’est plus ton respect qui m’impose silence,
Et si d’autres motifs ne retenoient mon bras,
Alexandre trahy ne menaceroit pas.
1355 M’as-tu crû hors du Trône avec tant de foiblesse,
Pour te précipiter du rang où je te laisse ?
M’as-tu crû sans amis, sans force,  ; sans pouvoir ?
Rentre enfin en toy-mesme  ; songe à ton devoir.
Surtout n’offense pas l’adorable Ismenie ;
1360 Espuise sur moy seul ta lâche tyrannie.
Songe que si je veux croire la trahison,
Je puis braver ta haine  ; rompre ma prison.
C’est peu de ce secours qu’on offre à ma vangeance :
Peut-estre encor le peuple arme pour ma défence.
1365 Ose, si tu le peux, te défier de moy :
Moy seul que tu trahis, moy seul je suis pour toy.
Mon malheur m’a forcé de te devoir la vie :
Je veux te la devoir malgré ta perfidie,
Mais en t’advertissant qu’on menace tes jours,
1370 Je te rends ton bienfait par un si grand secours.
Adieu, joüis, ingrat, de ma reconnoissance : [p. 61]
Un reste d’amitié s’oppose à ma vangeance,
Et si tous ont pour toy mesme fidelité,
Tu vivras plus heureux que tu n’as merité.

SCENE VII. §

DEMETRIUS, ARSINOÉ,
MILON.

ARSINOÉ, bas.

1375 Ah ! Prince genereux !

MILON, au Roy.

Orgueil insuportable !

DEMETRIUS.

Mais plûtost, ô bonté qui sans cesse m’accable !
Je menace sa vie,  ; loin de se vanger,
Mon Rival m’advertit quand je suis en danger.
Ah ! trop sensible amy d’un lâche  ; d’un perfide,
1380 Que ne te lasses-tu d’aimer ton homicide !
Que n’es-tu plus barbare, ou moy plus genereux !
Que n’es-tu moins sensible, ou moy moins amoureux !
Source de trahisons, de desordre,  ; de flame,
Amour, rends-moy, Tyran, l’empire de mon ame.
à Milon.
1385 Voy quels troubles, quels maux vont produire mes feux ;
Voy l’advis que m’en donne un Rival genereux.

MILON.

Vous laissez-vous corrompre à l’advis qu’il vous donne ?

ARSINOÉ.

[p. 62]
Quoy ! Seigneur ?

DEMETRIUS.

Est-ce vous qu’il faut que je soupçonne ?

ARSINOÉ.

Moy, grands Dieux ?

DEMETRIUS.

L’innocente ! osez-vous démentir
1390 Le crime dont le Prince a voulu m’advertir ?
Dans ce soupçon mon ame est toute confirmée :
La frayeur dont tantost vous estiez alarmée,
Et qu’en vain vostre front tâche à104 dissimuler,
Dit assez que c’est vous dont il vouloit parler.

MILON, bas.

1395 Dans quels nouveaux perils me met sa défiance ?

DEMETRIUS.

Cet orgueil me parloit avec tant d’asseurance,
S’est-il évanoüy ? parlez, rasseurez-vous.

ARSINOÉ.

Je me trouble ; il est vray, mais c’est pour mon époux.
De mes tendres frayeurs ignorez-vous la cause ?
1400 Voyant à quels perils vostre amour vous expose,
Par le funeste advis qu’on vient de vous donner,
Sur ce trouble amoureux m’osez-vous soupçonner ?

DEMETRIUS.

Ah ! j’interprete mieux d’où vous naist cette crainte.
Mais parmy tant de maux dont mon ame est atteinte,
1405 J’abandonne ma vie à tout vostre couroux,
Je me livre à vos traits, je m’expose à vos coups.
Soyez pour moy sans foy, sans pitié, sans tendresse ;
J’ay trahy mon amy, j’ay trahy ma Maistresse ;
Vangez-les, vangez-vous sur un Roy malheureux ;
1410 Soyez enfin pour moy ce que je suis pour eux :
Accablé, desolé, par mon desordre extrême [p. 63]
J’immole à vos fureurs ce reste de moy-mesme.
Par l’exemple d’un pere instruite aux cruautez,
Signalez* jusqu’au bout le sang dont vous sortez,
1415 Et delivrez un Roy, par grace, ou par vangeance,
Des horreurs de son crime  ; de vostre alliance.

SCENE VIII. §

DEMETRIUS, ARSINOÉ,
TELAMON, MILON.

TELAMON.

Seigneur.

DEMETRIUS.

Viens achever mon dernier desespoir.

TELAMON.

La Princesse, Seigneur, se dispose à vous voir.

DEMETRIUS.

Que dis-tu, Telamon ?

TELAMON.

Je dis que la Princesse...

DEMETRIUS.

1420 A ce nom, quel espoir, quelle prompte allegresse
Sur mes noires douleurs répand un si beau jour,
Et remplit mon esprit de lumière  ; d’amour ?
Ton conseil, cher Milon, me sera favorable :
Mais pour mieux soûtenir un espoir adorable,
1425 De grace, sois toûjours mon unique secours ;
Tu vois de tous costez qu’on menace mes jours ;
J’aime encore des jours qui sont pour Ismenie,
Je mets entre tes mains ma cruelle ennemie.

MILON.

[p. 64]
Ne craignez rien, Seigneur, je feray mon devoir.

DEMETRIUS.

1430 Vous, cruelle, tremblez,  ; craignez mon pouvoir.

SCENE IX. §

ARSINOÉ, MILON.

MILON.

Nous voila delivrez d’une mortelle crainte.

ARSINOÉ.

Nous sommes seuls, parlons, agissons sans contrainte,
Tu vois pour t’avoir crû le peril que je cours,
Pour avoir d’Alexandre imploré le secours.

MILON.

1435 Mes soins ne sçauroient rompre une amitié fidelle ;
Puisque tant de soupçons ne peuvent rien sur elle,
Et ne sçauroient broüiller deux Rivaux genereux ;
Confondons leurs destins en les perdant tous deux.
J’avois contre le Prince armé la tyrannie ;
1440 J’attendois un grand coup de l’amitié trahie :
Mais puisqu’enfin de nous il s’ose défier,
Le Tyran doit mourir,  ; mourir le premier.

ARSINOÉ.

Prevenons promptement sa haine, ou sa foiblesse ;
Le Prince en a trop dit,  ; je crains la Princesse :
1445 Elle va voir le Roy, peut-estre avec dessein
De calmer sa fureur en luy donnant la main.
Perdons sans differer ma superbe Rivale ;
Sa vie à l’un ; l’autre est funeste ; fatale* ;
Allons, allons sur elle essayer nos fureurs.

MILON.

1450 Sur Ismenie ! ô Dieux ! [p. 65]

ARSINOÉ.

D’où viennent ces frayeurs ?

MILON.

Il faut auparavant se deffaire d’un traistre,
Affranchir nostre haine,  ; n’avoir plus de maistre ;
Aprés, si la Princesse est digne du trépas,
Ce coup quand nous voudrons ne nous manquera pas.
1455 Vous, perdez le Tyran,  ; punissez son crime.

ARSINOÉ.

Quoy ! faut-il d’un tel sang faire nostre victime ?

MILON.

Quel soudain repentir...

ARSINOÉ.

Pardonne ce remors,
L’amour en expirant fait ses derniers efforts* ;
Mais malgré cet amour je te livre une vie
1460 Qui doit estre le prix de celle d’Ismenie :
Perisse cet ingrat qui me manque de foy,
Par ce sanglant traité, Milon, je suis à toy.

MILON.

Allons tout préparer contre un couple infidelle.

ARSINOÉ.

Je te répons de luy.

MILON.

Moy, je vous répons d’elle.

Fin du quatrième Acte.

[p. 66]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

SELEUCUS, MILON,
TELAMON, entrant de deux
divers costez du Theatre105.

SELEUCUS.

1465 Ah ! Seigneur !

MILON.

C’en est fait, Demetrius est mort.
Mais sçais-tu bien l’autheur de ce sanglant effort* ?
Une fille à nos soins a dérobé sa vie.

SELEUCUS.

O Dieux !

MILON.

Le croiras-tu ? l’adorable Ismenie
Est l’instrument fatal d’un crime plein d’horreur,
1470 D’un coup pour qui l’Enfer eust manqué de fureur.
On la tient ; mais c’est peu de se vanger sur elle :
Un grand coupable est joint à cette criminelle.
Toy qui gardes ce traistre, enfin fais-le venir ;
C’est luy seul, Seleucus, c’est luy qu’il faut punir.

SELEUCUS.

[p. 67]
1475 Mais, Seigneur...

MILON.

Immolons cette grande victime.

SELEUCUS.

Sa fuite le dérobe aux peines de son crime.

MILON.

Que me dis-tu ? grands Dieux !

SELEUCUS.

L’assassinat du Roy,
La revolte du Peuple, un Palais plein d’effroy,
Ont fait à cette fuite un succez favorable.

MILON.

1480 Va reparer ta faute,  ; suivre ce coupable ;
Tout est perdu pour nous s’il est en liberté ;
Va l’arracher des bras d’un Peuple revolté,
Prens nos meilleurs Soldats,  ; d’une ardeur si prompte...

SELEUCUS.

Il ne peut échaper,  ; j’en rendray bon compte :
1485 C’est un foible secours qu’un Peuple mutiné ;
Au premier choc qu’il souffre on le voit étonné*.
Vous, icy sur le Trône, à l’abry de l’orage,
Au dedans du Palais, gardez vostre avantage :
Le Sort l’a commencé, poussez-le jusqu’au bout :
1490 J’auray soin du dehors,  ; vous répons de tout.

MILON.

Va, de quelques malheurs que le Ciel nous menace,
Ma peur s’évanoüit par cette noble audace.
[p. 68]

SCENE II. §

MILON, TELAMON.

MILON.

Ah ! si le Sort vouloit s’entendre avecque moy,
Je me verrois bien-tost heureux Amant  ; Roy.
1495 Nos mutins dissipez je n’ay plus rien à craindre :
Mais pour nous mieux entendre, il faut cesser de feindre,
Pour me connoistre entier, Telamon, sçache enfin,
Si le Tyran est mort, que j’en suis l’assassin,
Et le complice seul de cette perfidie,
1500 Sçache que c’est l’amour du Trône,  ; d’Ismenie.

TELAMON.

O Dieux !

MILON.

A Seleucus je cache ma fureur
Pour faire agir son zéle avec plus de chaleur,
En croyant qu’Alexandre a part à ce grand crime.
Ne crains rien : mon dessein rend ce coup legitime.
1505 Au point de tout oser, voyant toûjours le Roy
Reprendre ses soupçons, se défier de moy ;
Voyant qu’il aimoit trop le Prince,  ; la Princesse ;
Soupçonnant son amour, sa haine, ou sa foiblesse,
Nous avons par sa mort prévenu son dessein.
1510 La Reyne pour ce coup m’a dû106 prester sa main ;
Mais sur le point d’agir, sa haine trop timide
A forcé ma fureur à ce grand parricide.
Ayant sçeu qu’Ismenie estoit avec le Roy,
Dedans un cabinet toûjours ouvert pour moy,
1515 J’y cours, j’entre au moment qu’en sortoit la Princesse, [p. 69]
Un fer brille en sa main, dans ses yeux l’allegresse :
Ce poignard me surprend,  ; flate mon dessein ;
Je la suis,  ; je cours l’arracher de sa main ;
Je rentre ; le Roy seul, l’occasion m’engage :
1520 En l’approchant, mon crime étonne* mon courage ;
Mais plus par ce remors je me sens attaquer,
Plus je presse le coup, de peur de le manquer :
Je frappe ; il tombe ; il meurt ; voyant qu’il est sans vie,
Je sors, en m’écriant, qu’on saisisse Ismenie,
1525 Qu’on l’arreste, elle vient d’assassiner le Roy.
Pour convaincre quiconque eust soupçonné ma foy,
Ce fer estoit gravé des Armes d’Alexandre.

TELAMON.

Seigneur, aprés ce coup que pouvez-vous attendre ?

MILON.

La gloire de regner,  ; la douceur d’aimer.
1530 Mon crime est inconnû ; cesse de m’alarmer :
Tu vois pour mon bon-heur qu’un hazard favorable
D’un crime tout à moy fait un autre coupable ;
Cette heureuse imposture a de quoy me couvrir.

TELAMON.

Mais ce que vous aimez, le ferez-vous perir ?

MILON.

1535 J’aime trop Ismenie,  ; pour disposer d’elle,
Mon amour malgré moy la traite en criminelle,
Et pour vaincre l’horreur, qu’elle eut toûjours pour moy,
Je deviens son témoin,  ; son Juge,  ; son Roy.

TELAMON.

Vous attirez sur vous une horrible tempeste.

MILON.

[p. 70]
1540 Je voy tous les perils qui menacent ma teste ;
Avant que m’exposer107 à ce fatal instant,
Je les avois tous veus d’un oeil ferme  ; constant.
Crois-tu que d’un Roy mort la vaine  ; foible image,
Ou qu’un lâche remors estonne mon courage ?
1545 Sçache, quand un grand coup est party d’un grand coeur,
Qu’il redouble sa force,  ; le ferme à la peur ;
L’ame en devient plus forte,  ; le bras redoutable ;
Tel seroit moins hardy s’il estoit moins coupable,
Et loin qu’un grand forfait rende un coeur abatu,
1550 Le crime a ses Heros ainsi que la vertu.

TELAMON.

Mais, Seigneur, vous sçavez les remors de la Reyne,
Vous devez craindre tout des fureurs de sa haine.
Elle vient.

MILON.

Ne crains rien d’un si foible transport.

SCENE III. §

ARSINOÉ, MILON, TELAMON.

ARSINOÉ.

Quoy ! tu m’oses attendre,  ; mon époux est mort ?
1555 Qu’as-tu fait de mon Roy ? rens-le moy, parricide.

MILON.

Quoy ! vous repentez-vous de la mort d’un perfide ?

ARSINOÉ.

Cruel, mon repentir a prévenu* ma main,
Et si ma jalousie en forma le dessein,
Barbare, as-tu bien crû qu’un amour en colere [p. 71]
1560 Aux dépens de mon coeur se voulust satisfaire ?
L’amour dont pour mon Roy je brûlois dans mon coeur
N’estoit pas moins amour quoy qu’il fust en fureur.
Quand je cours immoler une si chere vie,
Et qu’un soudain transport m’en fait perdre l’envie,
1565 Veux-tu de mon amour un témoin plus certain,
Que ce tendre remors qui fait trembler ma main ?
Tu feins de me vanger pour ton seul avantage,
Acheve pour regner les effets de ta rage,
Je suis toûjours, je suis pour ta confusion
1570 Un obstacle eternel à ton ambition :
Romps ce fatal obstacle, ose tout entreprendre ;
Mesle mon sang au sang que tu viens de répandre.
Acheve enfin.

MILON.

C’est trop par d’ingrates douleurs
Me reprocher un coup qui finit vos malheurs.
1575 J’ay bien d’autres soucis au milieu des alarmes,
Sans ceux de condamner, ou combatre vos larmes ;
Ces momens precieux qu’il nous faut épargner,
Ne doivent s’employer qu’à vaincre  ; qu’à regner.

ARSINOÉ.

Tout ce que ma douleur me laissera de vie,
1580 Je ne veux l’employer qu’à trahir ton envie.
Penses-tu me flater aprés la mort du Roy
De l’execrable espoir de regner avec toy ?
Lorsque je te promets ma main  ; la couronne,
Lors qu’à ces lâchetez ma douleur m’abandonne,
1585 As-tu crû profiter de mon aveuglement108 ?
Ma fureur promit tout sans mon consentement109 :
Maintenant que la mort d’un époux adorable
Semble te faire au Trône un chemin favorable,
Pour regner malgré moy, traistre, n’épargne rien ;
1590 Aprés le sang du Roy, perfide, prens le mien. [p. 72]
Grand Roy, qu’ont aveuglé les conseils d’un infame,
Cher époux qu’a trahy ta malheureuse flame,
Accepte mon remors,  ; dans mon desespoir
Voy que je songe au moins à faire mon devoir.
1595 Toy qui veux m’épargner, pour t’en oster l’envie,
Je sçauray te forcer à m’arracher la vie.
Elle sort.

MILON.

Je ris de ta menace,  ; je suis sans effroy,
Je me possede* encor,  ; je suis tout à moy.
Allons par ma présence... Ah ! je voy ma Princesse ;
1600 Pour servir mon amour employons nostre adresse :
à Telamon.
Toy, va de Seleucus apprendre nostre espoir ;
Je te suivray bien-tost.

SCENE IV. §

ISMENIE, MILON.

ISMENIE.

Quel injuste pouvoir,
Quelle estrange licence aujourd’hui t’authorise
A te rendre en ces lieux maistre de ma franchise* ?

MILON.

1605 Demetrius est mort,  ; mort par vostre main.

ISMENIE.

Par ma main, imposteur !

MILON.

Vous le niez en vain ;
Pour vos seuls interests jaloux de vostre gloire, [p. 73]
J’ay sauvé vostre main d’une action si noire,
Et pour vostre innocence obstiné contre tous,
1610 J’impute cette mort à tout autre qu’à vous.

ISMENIE.

Ose-t’on m’imputer les effets de ta rage ?

MILON.

Quoy qu’il en soit, Madame, on le croit vostre ouvrage.

ISMENIE.

D’un poignard arraché pers-tu le souvenir ?

MILON.

Ce poignard vous accuse,  ; je vous dois punir.
1615 Cessez de vous troubler ; je regne par ce crime,
Et Roy, je vous fait part d’un Sceptre legitime ;
Mettez-vous sur le Trône à l’abry de ces coups
Qu’Arsinoé s’appreste à lancer contre vous,
Et prenant de ma main ce superbe avantage...

ISMENIE.

1620 Dieux ! me condamniez-vous à ce sanglant outrage !
Quoy ! le perfide autheur de tous nos déplaisirs,
Jusqu’à moy, jusqu’au Trône esleve ses desirs !
Traistre, quelle fureur t’a donné la licence
De disposer du Trône  ; de mon innocence ?
1625 Tantost tu m’as surprise un poignard à la main,
Et tu l’as fait servir à ton cruel dessein :
Mais si de ton Monarque immolé par ta rage
Ce coup ne m’eust osté l’illustre témoignage,
Tu sçaurois que du fer que j’avois prés du Roy
1630 Je voulois prévenir un Tyran comme toy ;
Tu sçaurois que pour fuir sa lâche tyrannie,
Je voulois de ma main sacrifier ma vie,
Et braver par ma mort un injuste pouvoir ;
Et qu’enfin j’avois sçeu par ce beau desespoir
1635 Fléchir nostre Tyran,  ; le couvrir de honte. [p. 74]
Mais est ce à son bourreau que j’en dois rendre compte ?

MILON.

Ignorez-vous le rang que je tiens dans ces lieux ?
En faisant mon devoir je vous l’apprendray mieux.
Demetrius mourant m’a laissé sa puissance :
1640 Milon, m’a-t’il dit, regne,  ; songe à ma vangeance.
Rappellant dans mon coeur cette mourante voix
J’abandonne vos jours à la foudre des loix :
Mais pour mieux commencer un si juste supplice,
Je vay de ton Amant me faire un sacrifice.

ISMENIE.

1645 Mon Amant, grace aux Dieux, n’est plus en ton pouvoir.

MILON.

Seleucus va bien-tost confondre* ton espoir.
Cependant nous verrons cette insolente audace
Prés des tourmens trembler,  ; me demander grace :
Il ne sera plus temps.

ISMENIE.

Menace,  ; fay le Roy ;
1650 Voilà le traitement que j’attendois de toy ;
Ce sont là tes douceurs ; l’injure  ; la menace
Dans la bouche d’un traistre ont bien meilleure grace :
Montre toy tout entier, ne te déguise point.

MILON.

Ah ! que ne puis-je icy vous accorder ce point !
1655 Vous verriez que ce Roy, qui tonne  ; qui menace,
Se condamne soy-mesme,  ; vous demande grace ;
Vous verriez sur le Trône au milieu de sa Cour
Vostre juge tremblant de respect  ; d’amour.

ISMENIE.

Qu’entens-je ? juste Ciel ! pour comble d’infamie
1660 C’est peu de m’accuser, Milon aime Ismenie !

MILON.

[p. 75]
Je vous aime, il est vray, le mot en est lâché ;
Ce feu que mes respects ont si long-temps caché,
Laisse aller aujourd’hui toute sa violence :
De deux Rivaux, l’un mort,  ; l’autre sans puissance,
1665 Laissent à mon amour la douceur d’éclater.
En vain vostre fierté s’appreste à resister
A ces vieilles ardeurs qui devorent mon ame ;
Rien ne peut arrester le torrent de ma flame ;
Je m’abandonne tout au charme de vos yeux ;
1670 Vous estes tout mon bien, ma fortune,  ; mes Dieux.
C’est pour vous seulement...

SCENE V. §

TELAMON, MILON,
ISMENIE.

TELAMON tirant Milon à l’écart.

Ah ! Seigneur, Alexandre
A pour luy tout le monde, il est temps de se rendre.
Seleucus poursuivy d’un Peuple furieux,
S’est à peine en fuyant retiré dans ces lieux.

MILON.

1675 O Dieux !

TELAMON.

Fuyez, fuyez ; le Peuple  ; la Noblesse...

MILON.

Moy, fuïr, moy Fuïr du Trône,  ; quitter ma Princesse ?
Mon adresse  ; mon coeur peuvent tout surmonter ;
Il me reste auprés d’elle un moyen à tenter,
S’il manque, mon courage ose tout entreprendre. [p. 76]
à Ismenie.
1680 On vient de m’advertir du bonheur d’Alexandre :
Craignant tout de sa haine  ; de vostre couroux
Je dois en cet estat contre luy, contre vous,
Prendre mes seuretez dans ce peril extrême ;
Desesperé, perdant un Trône  ; ce que j’aime,
1685 Je puis faire perir Alexandre avec moy :
Mais pour l’amour de vous je l’accepte pour Roy.
Pour le moins puisqu’il faut luy ceder la victoire,
Faites que mon Rival me laisse cette gloire,
Et confesse en montant au bonheur souverain,
1690 Que tout vainqueur qu’il est, il le tient de ma main.

ISMENIE.

Sers ton Maistre,  ; de luy tu pourras tout attendre.

MILON.

Vous verrez quels devoirs je m’appreste à luy rendre :
Je vay dans un moment desarmer ce Palais,
Desarmer Seleucus : Si vous aimez la paix,
1695 Faites que vostre Amant sans desordre  ; sans armes
Vienne dessus le Trône étouffer tant d’alarmes.
Venir pour l’emporter les armes à la main,
C’est agir en Tyran plustost qu’en souverain ;
Qu’il monte sans combat à la grandeur suprême,
1700 Il n’a plus maintenant d’ennemis que soy-mesme ;
C’est luy seul qui se ferme en attaquant ces lieux
Le passage du Trône,  ; celuy de vos yeux.
Qu’il vienne...

ISMENIE.

Desarmé sur la foy d’un perfide,
Qu’il vienne dans ces lieux sanglants d’un parricide ?
1705 Songe, songe, Milon, à te déguiser mieux ;
Ma haine est éclairée, elle a de trop bons yeux.
Reduit à ce Palais, hors de toute esperance, [p. 77]
Tu voudrois bien tenir ton Maistre en ta puissance.

MILON.

Quand je veux couronner mon vainqueur de ma main,
1710 Quand pour vous...

ISMENIE.

C’est assez, je connois ton dessein,
Ne te déguise plus.

MILON.

Et bien, cessons de feindre,
Puisque tu me connois, commence de me craindre,
Crains, orgueilleuse, crains mon desespoir jaloux,
J’aime, je hay, je regne.

TELAMON.

Ah ! Seigneur, sauvez-vous,
1715 Fuyez, vostre fortune à ce point est reduite.

MILON.

Fuyons, amy, fuyons, mais signalons* ma fuite,
Et faisons par un coup digne de ma fureur
Déplorer à jamais la victoire au vainqueur.
Il est temps, il est temps de te faire connoistre
1720 Quel amour dans mon coeur tes yeux avoient fait naistre,
Tu ne seras qu’à moy dans ce moment fatal,
Je t’aime encor autant que je hay mon Rival.
Ouy, je t’aime, cruelle,  ; perdant tant de charmes
Ma flame  ; ma douleur m’en font verser des larmes,
1725 Je t’aime,  ; si je suis infâme, ambitieux,
Assassin de mon Roy, ne t’en prens qu’à tes yeux.
Je t’ay sacrifié ma fortune  ; ma vie,
Et je veux t’immoler à ma flame trahie.

ISMENIE.

Frape, acheve, cruel,  ; ne m’épargne pas ;
1730 Vange ton desespoir sur ces tristes appas,
S’ils ont mis de l’amour dans le coeur d’un infame, [p. 78]
Punis-les hardiment du crime de ta flame.

SCENE VI. §

ISMENIE, SELEUCUS,
MILON.

SELEUCUS.

Ah ! Seigneur.

MILON.

Qu’est-ce enfin ? que me dit ce transport ?

SELEUCUS.

Vous triomphez malgré la malice du Sort.

ISMENIE.

1735 Dieux ! vous obstinez-vous à trahir l’innocence ?

MILON, à Ismenie.

Ose encore braver ma flame  ; ma puissance.
Mais dy moy, Seleucus, d’où naist ce prompt espoir.

SELEUCUS.

Il suffit qu’Ismenie est en vostre pouvoir.
Apprenez, apprenez ma derniere conduite.
1740 Trahy des miens, au peuple échapé par la fuite,
Voyant que ce Palais pour comble de malheur
Alloit estre forcé par l’effort du vainqueur ;
D’un Balcon élevé, qui domine la place,
Je l’appelle, il paroist, il triomphe, il menace.
1745 Prince, luy dis-je alors, pers un dessein fatal.
Regarde ta Princesse aux mains de ton Rival ;
Elle mourra. Frapé comme d’un coup de foudre,
Stupide,  ; tout d’un coup ne sçachant que resoudre*,
Je l’entens s’écrier, je mets les armes bas ; [p. 79]
1750 Je vay sans differer desarmer nos soldats,
Et je consens à tout pour sauver ma Princesse.

MILON.

Seleucus, c’est assez ; je connois sa foiblesse.
Ouy, superbe, par toy je triomphe de luy ;
Tu seras malgré toy ma force  ; mon appuy :
1755 Tu fais mon desespoir, mes soûpirs,  ; mes larmes,
Tu seras aujourd’huy, ma puissance,  ; mes armes.
Rougissez de mon sort, Dieux ingrats, Dieux jaloux,
J’ay de quoi vaincre encor malgré vous  ; sans vous.
Par elle mon Rival releve de ma grace ;
1760 Je vay luy confirmer ton affreuse menace.
à Ismenie.
Toy, cependant choisis ou la mort ou ma main.
à Seleucus.
Va-t’en prés de la Reyne observer son dessein,
Et de tous nos soldats relever l’esperance.

SCENE VII. §

ISMENIE.

M’as-tu fait de Milon l’azile  ; la défence ?
1765 Ciel,  ; pour me sauver, Alexandre vainqueur,
Perdra-t’il sa victoire  ; toute sa grandeur ?
Justes Dieux, estes-vous si lents à vous resoudre ?
Pouvez-vous sur Milon suspendre vostre foudre ?
Ou sans craindre pour moy son cruel desespoir
1770 Faites que mon amant fasse enfin son devoir,
Ou ma mort ostera cet obstacle à sa gloire ;
Mais quel tumulte affreux...
[p. 80]

SCENE VIII. §

LAODICE, ISMENIE.

LAODICE.

Le Prince a la victoire,
Et Milon en sortant a trouvé sur ses pas
Nos gens victorieux qui pressent ses soldats :
1775 Il combat ; mais en vain, sa défaite est certaine.

ISMENIE.

Quel favorable Dieu...

LAODICE.

Le croiriez-vous ? la Reyne,
Ouy, Madame, elle-mesme, ou plutost sa fureur
Vient d’ouvrir une porte aux armes du vainqueur.

ISMENIE.

Comment ?

LAODICE.

Contre Milon le coeur plein de vangeance,
1780 Sçachant que son amour endormoit sa prudence,
Elle a gagné la Garde à force de bienfaits,
Et son ressentiment a livré le Palais.
Alexandre estonné pressoit la populace
D’éloigner le Palais110, d’abandonner la place,
1785 Quand une porte s’ouvre, où la Reyne soudain
Se presente en fureur un poignard à la main.
Peuple, s’écrie-t’elle, acheve la vangeance
De ton Roy sur Milon, ce poignard la commence ;
Sans attendre ce coup ny des Dieux ny de vous,
1790 J’ay sceu perdre un ingrat,  ; je vange un espoux.
Là plongeant dans son sein cette lame mortelle, [p. 81]
Elle meurt : aussi-tost une troupe rebelle
Du quartier de Milon accourt à ce grandbruit :
Cependant le Prince entre,  ; sa troupe le suit :
1795 On attaque, on combat, on deffend le passage,
Mais enfin Alexandre a tousjours l’avantage.
Il vient.

SCENE IX. §

ALEXANDRE, ISMENIE,
LAODICE.

ALEXANDRE.

Je vous revois aprés tant de malheurs.
Qu’un court éloignement m’a coûté de douleurs !
Mon ame à vos perils fortement attachée,
1800 De la mort d’un amy n’est qu’à demy touchée,
Que111 dans un autre temps, quoy qu’il m’ait fait souffrir,
A peine j’aurois pû suporter sans mourir.

ISMENIE.

Je n’ay pas moins souffert de cruelles atteintes ;
Mais vos perils, Seigneur, faisoient toutes mes craintes ;
1805 Et ce coeur tout à vous a pû voir sans effroy
La mort que loin de vous j’ay veu si prés de moy.

ALEXANDRE.

Telamon en mourant m’a tout appris, Madame.
Helas ! je tremble encor des perils de ma flame :
Mais calmons ces frayeurs, Arsinoé n’est plus, [p. 82]
1810 Seleucus l’a suivie,  ; Milon tout confus,
Suivy, pressé des miens nous va faire justice.
Vangeons Demetrius par ce grand sacrifice.

SCENE X. §

DIOCLES, ISMENIE, ALEXANDRE,
LAODICE.

DIOCLES.

Ah ! Madame.

ISMENIE.

Qu’as-tu ?

DIOCLES.

Milon percé de coups,
Furieux vous demande,  ; ne cherche que vous.
1815 Avec tant de succez sa fureur le seconde,
Qu’échapant comme aux mains, aux yeux de tout le monde,
Par un secret détour il vient se rendre icy.
Ah ! Seigneur, prévenez...

ALEXANDRE.

Ne crains rien.

DIOCLES.

Le voicy.
[p. 83]

SCENE XI. §

MILON, ALEXANDRE,
ISMENIE, LAODICE,
DIOCLES.

MILON.

Ingrate, il faut mourir. Mais Dieux ! quelle foiblesse !
1820 Ma rage vit encor,  ; la force me laisse.
Quoy ! mon Rival aussi rit de mon vain effort* ?
Mes fureurs, ostez-luy le plaisir de ma mort :
Mais je meurs, Dieux cruels ! faut-il que j’abandonne
A cet heureux Rival  ; Maistresse  ; Couronne,
1825 Demetrius par moy n’est-il mort que pour luy ?
Tout ce que je croyois ma force  ; mon appuy,
La Reyne, mon amour,  ; ma propre furie
Me font perdre aujourd’huy, Maistresse, Trône  ; vie ;
Mais pour comble de maux, de honte  ; de malheur,
1830 Rival, je te les laisse, et j’en meurs de douleur.
[p. 84]

SCENE DERNIERE. §

ALEXANDRE, ISMENIE,
LAODICE, DIOCLES.

ALEXANDRE.

Va, monstre furieux, ta derniere injustice
Est d’avoir en mourant évité ton suplice.
Allons de tant d’horreurs purger ces tristes lieux,
Et d’un si grand succez rendre graces aux Dieux ;
1835 Et demain nous pourrons avec plus d’allegresse
Par un illustre Hymen couronner ma Princesse.

FIN

Extrait du Privilège du Roy. §

Par grace ; Privilege du Roy, donné à Paris le 10 septembre 1660. Signé, Par le Roy en son Conseil, FOURNIER, Il est permis au sieur Boyer, de faire imprimer, vendre  ; debiter une Piece de Theatre qu’il a composée, intitulée Démétrius, en telle marge  ; en tel caractere que bon luy semblera,  ; ce durant l’espace de cinq ans : Et deffences sont faites à tous autres de l’imprimer ou faire imprimer, vendre ou debiter sans le consentement de l’Exposant, à peine de mil livres d’amende, confiscation des Exemplaires contrefaits,  ; de tous dépens, dommages  ; interests, ainsi que plus au long il est porté par ledit Privilege.

Registré sur le Livre de la Communauté le 12 Novembre 1660. Signé, Josse, Syndic.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 10 Decembre 1660, à ROUEN, par L. MAURRY.

Glossaire §

Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Coignard, 1694 : (A.)
Furetière A., Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, 3 vol. [rééd.] , réimpr., Paris, SNL-Robert, 1978 : (F.)
Richelet F., Dictionnaire français, Genève, Widerhold, 1680, 2 vol. : (R.)
Aigreur
« Haine, aversion » (R.) .
V. 452
Alarme
« Appréhensions bien ou mal fondées » (F.) .
V. 178
Apparence
« Vraisemblance, probabilité » (A.) .
V. 441
Avantage
« En termes de jurisprudence, un avantage est une gratification qu’on fait à l’un plus qu’à l’autre en partage ou en succession » (F.) .
V. 66
Aveu
« Ordre ou consentement donné » (F.) .
V. 330
Avoir part à
« Connaître une affaire » (F.) .
V. 39
Avouer
« Autoriser une chose » (A.) .
V. 219
Celer
« Tenir quelque chose cachée, secrète, dissimuler » (F.) .
V. 1214
Charmes
« Sortilège, puissance magique » (A.) .
V. 907
Conclure
« Se déterminer à quelque chose de particulier. Fixer son sentiment à quelque chose » . (R.) .
V. 20
Commettre se
« Se confier » ; « s’exposer à quelque danger » (A.) .
V. 1058
Confondre
« Réduire à n’avoir rien à répondre » (A.) .
V. 1646
Conseil
« Se prend quelquefois pour résolution, parti » (A.)
V. 463
Content
« Qui a l’esprit satisfait » (A.) .
V. 1269
Contraire
« Qui offense, nuit, incommode » ; « tout ce qui est ennemy, opposé » (F.) .
V. 1207
Deffendre se
« S’excuser de faire quelque chose à quoi on voudroit nous obliger » (A.) .
V. 865
Déguiser se
« Se montrer tout autre que l’on est » (A.) .
V. 895
Éclaircir
« Instruire d’une vérité, d’une chose dont on doutoit » (A.) .
V. 926
Éclairer
« Épier, observer » (A.) .
V. 924
Éclat
« Se dit des choses dont on se vante trop  ; que l’on affecte de faire paroistre » (F.) .
V. 10
Effort
« Tout ce qu’on fait avec violence » (F.) .
Ennui
« Chagrin, souffrance, souci » (A.) .
V. 568, 588, 1152
Erreur
« Méprise, malentendu » , « fausse opinion qu’on se met dans l’esprit, soit par ignorance, soit faute d’examen ou de bon raisonnements » (F.) .
V. 119
Étonner
« Faire trembler par quelque violente commotion » (A.) .
« Épouvanter » (R.) .
V. 1520
Fatal
« Malheureux, voulu par le destin, qui est signe de douleur et de mort » ; « ce qui doit arriver nécessairement » ; « la fin, la mort » (F.) .
V. 48, 143, 684, 1448
Forcer
« Rompre avec violence » (F.) ; « contraindre, violenter » (A.) .
V. 1175
Foy
« Foy conjugale : est la foy que le mari et la femme se donne en se mariant » (F.) .
V. 96
Franchise
« Liberté » (F.) .
V. 98, 1604
Fureurs
« Violents mouvements de l’ame, des enthousiasmes qui la mettent hors de son assiette ordinaire » (F.) .
V. 73
Garans
« Caution, garantie » (A.) .
V. 151
Intelligence
« Amitié réciproque, union de sentiments » (A.) .
V. 274, 373
Maison
« Famille » (A.) .
V. 32
Obliger se
« Faire quelques faveurs, courtoisie » (F.) ; « rendre service, faire plaisir » (A.) .
V. 1140
Oster
« Arracher, enlever ou par violence ou par remède » (F.) .
V. 59
Politique
« En sens plus étroit, de la conduite particulière de chacun dans sa famille, dans ses affaires » (F.) .
V. 772
Posseder se
« Ne pas se laisser émouvoir, ne pas se laisser troubler par quoique ce soit » (A.) .
V. 1598
Prévenir
« Être le premier à faire quelque chose, devancer » (F.) .
V. 1443
Publier
« Rendre une chose publique » (F.) .
V. 779
Querelle
« Contestation, dispute, combat » ; « se dit aussi de l’intéret d’autrui, quand on en prend la deffense » (F.) .
V. 977
Quitter
« Lâcher, laisser aller ; céder » (A.) .
V. 795
Recueillir
Profiter (F.) .
V. 43
Résoudre
« Conclure après avoir délibéré » (F.) .
V. 887
Retenir
« Ne pas lacher, ne pas laisser échapper » « avoir des engagements à faire quelque chose » (F.) .
V. 34
Sanglant
« Se dit figurément de ce qui est sensible, offensant, cruel, de ce qui pique et outrage au dernier point » (F.) .
V. 75
Secouer
« Il a secoué le joug, pour dire, il s’est délivré de la servitude, de l’oppression, de la tyrannie » .
V. 46
Signaler
« Rendre célèbre » (F.) .
V. 358, 1716
Succès
« De ce qui arrive à quelqu’un de conforme ou de contraire au but qu’il se proposait dans un dessein qu’il avait formé » (A.) . « Issue d’une affaire (F.) .
V. 603, 1184
Surprendre
« Obtenir frauduleusement, par artifice » (F.) , « tromper quelqu’un, l’abuser, le jeter dans l’erreur » .
V. 97
Traitement
« Bon ou mauvais acceuil qu’on fait à quelqu’un, outrages ou caresses qu’on lui fait » (F.) .
V. 1023
Triste
« D’un tempérament sombre et mélancolique » (F.) .
V. 51
Vœux
« Souhaits, désirs amoureux » (F.) .
V. 553

L’oeuvre théâtrale de Boyer §

La date indique l’année de la première représentation de la pièce.

La Porcie romaine, tragédie, 1646.

La soeur généreuse, tragi-comédie, 1646.

Porus ou la générosité d’Alexandre, tragédie, 1648.

Aristodème, tragédie, 1649.

Tyridate, tragédie, 1649.

Ulysse dans l’île de Circé, tragi-comédie, 1650.

Clotilde, tragédie, 1659.

Fédéric, tragi-comédie, 1660.

La Mort de Démétrius, tragédie, 1661.

Tigrane, tragédie, 1661 (jamais publiée) .

Policrite, tragi-comédie, 1662.

Oropaste ou le faux Tonaxare, tragédie, 1663.

Les amours de Jupiter et Sémélé, tragédie, 1666.

La Feste de Vénus, comédie, 1669.

Le jeune Marius, tragédie, 1670.

Policrate, tragédie, 1670.

Atalante, tragédie, 1671 (jamais publiée) .

Lisimène ou la jeune bergère, pastorale, 1672.

Le Fils supposé, tragédie, 1672 (réécriture de Tyridate) .

Démarate, tragédie, 1673 (jamais publiée) .

Le comte d’Essex, tragédie, 1678.

Agamemnon, tragédie, 1680 (écrite sous le nom de M. d’Assezan) .

Artaxerce, tragédie, 1683.

Antigone, tragédie, 1686 (écrite sous le nom de M. d’Assezan) .

Jephté, tragédie, 1692.

Judith, tragédie, 1695.

Méduse, tragédie en musique, 1697.

Quelques jugements sur Boyer et son oeuvre §

Furetière §

« On a reproché [à Boyer] un jour qu’il prêchoit dans les déserts de la Thébaïde, à cause de la solitude qui se trouva à la représentation d’une de ses pièces qui portoit ce nom. (...) Etant venu à Paris pour apprendre la Langue, dont il ne sait pas encore la prononciation, il veut l’enseigner aux autres. (...) Ce pauvre autheur a été obligé de se mettre souvent à genoux devant les Comédiens pour faire jouer leurs comédies, ou en partager le profit avec quelqu’un de la Troupe pour avoir sa protection. Il a employé l’autorité et le commandement des grands Seigneurs pour arriver à cette fin : mais cela n’a pas empêché qu’il n’ait été sifflé par le parterre » .

2e factum, in Recueil de factums.

« Boyer est obligé de souffrir perpétuellement devant ses yeux la représentation de l’Andromaque. La beauté de cette pièce faisait continuellement souffrir son humeur jalouse et envieuse, qui le porta toujours à condamner les beaux ouvrages et à applaudir les mauvais » .

Les couches de l’Académie.

Un échange d’épigrammes entre Furetière et Boyer §

Boyer :

« Avec une fade Satyre,
Furetière a crû faire rire.
Je ne sait si quelqu’un en rit,
Et la peut lire toute entière :
Pour moy je ris de Furetière,
Et ne ris point de son écrit. »

Furetière :

« Mon Factum est fade à tel poinct,
Que Boyer dit qu’il n’en rit point :
C’est ce qu’il trouve à redire.
Je le croy certes sans jurer :
Il est mauvais, s’il le fait rire,
Il est bon, s’il le fait pleurer. »

Boyer :

« C’est prudemment que nôtre Académie,
Dans son ignorance affermie,
A banni Furetière et l’a mis hors des rangs.
N’auroit-ce pas esté dommage,
De laisser ce grand Personnage,
Au milieu de tant d’ignorans ? »

Furetière :

« Il connoit bien l’Académie,
Mais il connoit mal l’Ironie.
L’Auteur de ce sixain piquant.
Il dit plus vray qu’il ne sembloit promettre :
Il ne croyoit parler qu’en se moquant ;
On l’entend au pied de la lettre. »

Racine §

« A sa Judith, Boyer, par aventure,

Etait assis près d’un riche caissier ;

Bien aise était, car le bon financier

S’attendrissait et pleurait sans mesure.

« Bon gré vous sais, lui dit le vieux rimeur :

Le beau vous touche, et vous n’êtes pas d’humeur

A vous saisir pour quelques balivernes. »

Lors le richard, en larmoyant, lui dit :

« Je pleure, hélas ! de ce pauvre Holoferne,

Si méchamment mis à mort par Judith. »

A la mort de Claude Boyer :

« On prétend qu’il a fait plus de 500000 vers en sa vie,  ; je le crois, parce qu’il ne faisait autre chose. Si la tradition était à brûler les morts comme parmi les romains, on aurait pu lui faire les mêmes funérailles qu’à ce Cassius Parmensis, à qui il ne fallut d’autre bûcher que ses propres ouvrages, dont on fit un fort beau feu. »

Lettre à son fils Jean-Baptiste, 24 juillet 1698.

Bibliographie §

Ouvrages généraux sur le théâtre §

LARTHOMAS Pierre, Le Langage dramatique, Paris, Colin, 1972.
UBERSFELD Anne, Lire le théâtre, Paris, Belin, 1996.

Ouvrages sur le théâtre du XVIIe siècle §

ADAM Antoine, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Domat, 1948-1952 (5 vol.) , réed. Albin Michel, 1996.
BIET Christian, La Tragédie, Paris, Colin, 1997.
DEIERKAUF-HOLSBOER Sophie Wilma, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 1548-1680, Paris, Nizet, 1968-1970 (2 vol.) .
DELMAS Christian, La Tragédie de l’âge classique 1553-1770, Paris, Seuil, 1994.
FORESTIER Georges, Corneille, le sens d’une dramaturgie, SEDES, 1998.
LANCASTER Henry Carrington, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, the Johns Hopkins Press, 1929-1942 (5 part., en 9 vol.) .
[LANCASTER Henry Carrington, éd.] , Le Mémoire de Mahelot, Laurent et autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne, Paris, Champion, 1920.
LOUVAT Bénédicte, Poétique de la tragédie, SEDES, 1998.
SCHERER Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d. [1950] .

Ouvrages théoriques et critiques du XVIIe et XVIIIe siècle §

AUBIGNAC François Hédelin (abbé D’) , La Pratique du Théâtre, éd. Pierre Martino, Paris, Champion, 1927.
BOILEAU Nicolas, Oeuvres complètes, texte présenté et établi par C.H. Boudhors, Paris, Belles Lettres, 1996.
CHAPPUZEAU Samuel, Le Théâtre français, Lyon, 1674.
PARFAICT François et Claude, Histoire du théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, avec la vie des plus célèbres poètes accompagnés de notes historiques et critiques, Paris, Morin  ; Flahaut, 1745-1749.

Ouvrages évoquant Claude Boyer et son oeuvre §

BRODY Clara Carnelson, The Works of l’abbé Claude Boyer, NewYork, King’s crown press, 1947.
DELTOUR Félix, Les Ennemis de Racine au XVIIe siècle, Paris, Didier, 1859.
FURETIERE Antoine, Recueil de factums, texte introduit et noté par C. Asselineau, Paris, Poulet Malassis  ; de Broise, 1859.
GENEST Charles-Claude, Discours prononcez dans l’Académie françoise le samedi 27 septembre 1698 à la réception de Mr l’abbé Genest, Paris, J.B. Coignard, 1698.
ROLLAND Jules, Histoire littéraire de la ville d’Albi, Toulouse, E. Privat, 1879, [réed. 1976] .

Éditions critiques des pièces de Claude Boyer §

Les Amours de Jupiter et Sémélé, in Recueil de tragédies à machines sous Louis XIV (1657-1672), présenté par Ch. Delmas, Toulouse, Université de Toulouse-le-Mirail, 1985.
Oropaste ou le faux Tonaxare, introduction et notes de Ch. Delmas et G. Forestier, Genève, Droz, 1990.
Tyridate, suivi de Le fils supposé, édition critique par L. Sergent, Genève, Droz, 1998.

Instruments de travail §

ACADÉMIE FRANCAISE, Dictionnaire, Paris, J.B. Coignard, 1694.
FURETIERE Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reiner Leers ; rééd. Paris, SNL-Le Robert, 1978.
RICHELET P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françois...avec les termes les plus connus des arts et des sciences, Genève, J.-H. Widerhold, 1680.
FOURNIER Nathalie, Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1996.
BRUNOT F., Histoire de la langue française, tome III-IV, Paris, Armand Colin, rééd. 1966.
HAASE A., Syntaxe française du XVIIe siècle, Paris, Delagrave, 1935.
SANCIER-CHATEAU Anne, Introduction à la langue française du XVIIe siècle, Paris, Nathan, 1993 (2 vol.) .