LA MORT DES ENFANS DE BRUTE
TRAGEDIE

Claude BOYER

A PARIS, Chez TOUSSAINCT QUINET, au Palais, sous la montée de la Cour des Aydes.
M. DC. XLVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Amandine Chevreau-Martin sous la direction de Georges Forestier (2012-2013)

Chapitre I : Les origines de la pièce §

La tragédie et son auteur, débats et incertitudes §

Une origine incertaine §

La Mort des enfans de Brute fait débat en ce qui concerne l’identité de son auteur. Dans la première partie du XVIIe siècle, la signature des pièces n’était pas une pratique fréquente ce qui explique la permanence d’un doute quant à l’attribution des œuvres. Attribué le plus souvent à Claude Boyer, le texte non signé est aussi, selon les exemplaires consultés, attribué par leurs possesseurs à La Calprenède1. Par ailleurs, une seule pièce de La Calprenède est répertoriée par le site de la Bibliothèque nationale de France comme ayant été imprimée chez Toussainct Quinet : Le Comte d’Essex en 1650. Le dramaturge a collaboré le plus souvent avec Antoine de Sommaville et Augustin Courbé pour les éditions parisiennes, avec La Rivière pour une édition en province (à Lyon) du Comte d’Essex. Or la tragédie qui nous intéresse fut publiée en 1648 par Toussainct Quinet. Une telle indication semble infirmer l’hypothèse voulant que La Mort des enfans de Brute ait été écrite par La Calprenède. À l’époque où la pièce est jouée et publiée, on note également que La Calprenède se tourne davantage vers le genre romanesque aux dépens de l’écriture dramatique. La confusion entre les deux auteurs se trouve amplifiée par un jeu d’emprunt et de réécriture. Ainsi au début de l’année 1678 au Théâtre Guénégaud, Claude Boyer donne une pièce Le Comte d’Essex2, quelques trente années après le succès de la tragédie de La Calprenède sur le même sujet et dotée du même titre ; Claude Boyer ne cache pas une certaine part d’imitation dans son travail d’écriture, après Corneille, La Calprenède fait donc figure de modèle :

J’avoüray de bonne foy que je l’ay imité dans quelques endroits, et que mesme je me suis servi de quelques vers de sa façon. J’ay crû que puisque nos meilleurs Autheurs se picquent d’emprunter les sentimens et les vers des Anciens qui nous ont devancés de plusieurs siecles, que nous pouvions aussi emprunter quelque chose de ceux qui ne sont plus et qui nous ont precedés de quelques années, et d’ailleurs estant pressé du temps et de l’envie d’achever promptement mon Ouvrage, j’ay fait ceder mon scrupule à mon impatience.3

Enfin il est possible que ceux qui ont parfois attribué la pièce à La Calprenède (De Leiris, La Porte et Chamfort, Babault), aient confondu La Mort des enfans de Brute avec un titre proche de La Calprenède, La Mort des enfans d’Hérodes (1639). Les attributions à Claude Boyer restent donc très majoritaires4.

Vie et œuvre de l’auteur présumé, Claude Boyer §

Claude Boyer, est né à Albi en 1618 et mort à Paris le 22 juillet 1698. Auteur dramatique5, apologiste et poète français, il est aujourd’hui méconnu et ses pièces autrefois prisées ne sont plus montées au théâtre. Claude Boyer fut donc dramaturge et non abbé, le surnom qui nous est parvenu, celui de « l’abbé Boyer6 » serait un abus de langage. En effet aucune mention n’est faite de ce titre d’abbé sur les textes qui nous sont parvenus ; du début à la fin de sa carrière, aucune des pages de titre de ses pièces, aucun des privilèges qu’il prit en son nom ne le désigna comme abbé ; y compris dans l’une de ses dernières pièces, Judith (1695), dont le privilège le présente non comme abbé mais comme le sieur Claude Boyer de l’Académie Françoise. La tradition aurait mal interprété les paroles d’Antoine Furetière qui évoquait « les Sermons » de Boyer, et on aurait par la suite déformé le titre de bachelier en théologie qu’on lui prête7. Antoine Furetière disait en effet de Boyer :

Il [Boyer] n’a pas été assez heureux pour faire dormir personne à ses sermons, car il n’a point trouvé de lieux pour prêcher. La nécessité l’a donc réduit à prêcher sur les Théâtres du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne8.

On ne doit pas entendre que le véritable statut de Claude Boyer ait été celui de prédicateur ou d’abbé ; Furetière voulait certainement indiquer que l’auteur dramatique aurait mieux fait de prêcher plutôt que d’écrire pour le théâtre.

Éducation, formation littéraire et religieuse §

Fils de Pierre Boyer, un notable d’Albi, Claude Boyer est éduqué chez les jésuites où il excelle en rhétorique et a pour condisciple Michel Le Clerc, qui comme lui, écrira des tragédies et sera élu membre de l’Académie française. Les jésuites qui avaient la charge avec les oratoriens de former les élites de la société prévoyaient dans leur programme d’humanités classiques la pratique théâtrale encadrée par la ratio studiorum de 1586 :

Que le sujet des tragédies et des comédies, lesquelles doivent être latines et très rares, soit sacré et pieux, qu’il n’y ait entre les actes aucun intermède qui ne soit en latin et décent, qu’aucun personnage ou costume de femme n’y soit introduit.9

Les collèges jésuites apportaient ainsi leur contribution à l’essor du théâtre et les tragédies en latin sur des sujets moraux étaient utilisées à des fins pédagogiques. Claude Boyer est resté fortement imprégné par cette éducation reçue chez les jésuites, développant dans le même temps son goût pour le théâtre et un souci de la morale. En novembre 1642, alors que l’Albigeois se trouvait accablé par les guerres continuelles, épuisé par les collecteurs de toutes sortes et persécuté par le despotisme du seigneur-évêque, Gaspard de Daillon du Lude qui cherchait à imposer sa loi, Claude Boyer, âgé de vingt-quatre ans, fut mandaté en tant que député à la cour auprès du Conseil privé du roi, pour les affaires diocésaines. Il est possible qu’il ait étudié auparavant la théologie à l’université de Paris ; toutefois la mission dont il est investi le montre enraciné dans son pays natal et atteste de compétences autres que littéraires. Elle l’absorba deux années, jusqu’en novembre 1644 et elle lui valut une rétribution importante contre laquelle il signa un reçu autographe, daté du 22 mars 1644, de Paris.

Début dans le monde et naissance à l’écriture §

En 1645, il s’installe à Paris et parvient rapidement à se faire une place dans les milieux littéraires, il fréquente les salons de Mme Tallemant et de Mme de Rambouillet dont il devient le protégé10, et côtoie des grands noms comme Mlle de Scudéry et Chapelain. Claude Boyer dédicace ainsi sa première pièce à Mme de Rambouillet, La Porcie romaine. Cette pièce, jouée à l’Hôtel de Bourgogne en 1646, connut un grand succès et valut à Claude Boyer l’éloge et l’amitié de Chapelain, un des plus grands théoriciens du théâtre de l’époque, dont le jugement était alors considéré comme l’un des plus autorisés en matière de Lettres. En deux ans (1645-1647) il créa cinq tragédies alternativement à l’Hôtel de Bourgogne et au Marais : La Porcie romaine, Porus ou La Générosité d’Alexandre, Aristodème et Tyridate, La Mort des enfans de Brute dont a vu que la paternité faisait débat. Cette première période de production dramatique est fortement marquée par l’empreinte d’un maître, Corneille. L’auteur dramatique est interrompu dans son œuvre par la Fronde, en 1649 et ne revient à l’écriture que neuf ans plus tard. Dans sa thèse Claude Boyer dramaturge, une traversée du XVIIe siècle11, Sylvie Benzekri propose plusieurs hypothèses pour expliquer cette longue pause dans la carrière dramatique de l’auteur. La première repose sur l’idée qu’une autre charge lucrative aurait conduit l’auteur à cesser pour un temps d’écrire. Ainsi, les Archives notariales de M. Malphettes d’Albi conservent l’acte d’émancipation de Claude Boyer daté du 2 décembre 1656, un document qui se révèle éclairant. Il indique en effet que Claude Boyer se trouvait dans les années 1650 au service de Taleman (M. Tallemant, probablement le riche banquier Gédéon II Tallemant) maître des requêtes de l’hôtel du roi et intendant de Guyenne, la province du sud-ouest de la France qui servait de base arrière au parti des princes pendant la Fronde. On peut lire à propos de Claude Boyer sur cet acte :

Bachelier en théologie, qui, par son industrie, s’étant mis à la suite de Taleman, conseiller du roi en ses conseils d’état et privé, maître des requêtes ordinaires de son hôtel et intendant pour le roi en la province de Guyenne, a profité de certaines sommes assez notables et est en état de profiter davantage ; pour l’encourager à continuer son travail et qu’il n’y puisse être frustré par ses frères, le d.sieur Boyer père désire icelui émanciper et sortir de la puissance paternelle pour ce chef seulement.12

La seconde hypothèse découlant de la première consiste à dire que Claude Boyer était lié aux grandes maisons rebelles au moment de la Fronde, à la famille Condé par le biais des Tallemant et des Rambouillet, et qu’il subit de ce fait les conséquences du soulèvement aristocratique. Il ne disposait certainement plus de protecteur à cette période, alors que l’hôtel de Rambouillet cessait également de jouer un rôle dans le mouvement littéraire.

La reconnaissance §

Claude Boyer revint au théâtre en 1659 et dédicaça sa Clotilde au surintendant Fouquet qui poursuivait la tradition de mécénat du pouvoir instaurée par Richelieu. Il est alors reconnu comme un auteur expérimenté, et estimé tant par ses pairs que par le public. Antoine Somaize écrivit à propos du dramaturge en 1661, dans son Dictionnaire des Précieuses13 : « ses partisans soutenaient en lui le mérite et non la bagatelle ». La bienveillance de grands noms, auxquels ses pièces étaient dédicacées, et surtout l’estime de Chapelain lui valurent de figurer en 1662 sur une liste que ce dernier adressa à Colbert, qui voulait récompenser au nom du Roi les gens de Lettres de valeur. Lorsque la plus haute autorité littéraire des deux premiers tiers du XVIIe siècle, Jean Chapelain, composait ce mémoire sur les gens de lettres de son temps, qui devait donc servir de base à Colbert pour établir l’année suivante la première liste de gratifications royales, il jugeait ainsi Claude Boyer :

BOYER  Est un poète de théâtre qui ne cède qu’au seul Corneille de cette profession, sans que les défauts qu’on remarque dans le dessein de ses pièces rabattent de son prix, car les autres n’étant pas plus réguliers que lui en cette partie, cela ne lui fait point de tort à leur égard. Il pense fortement dans le détail et s’exprime de même. Ses vers ne se sentent pas du vice de son pays quoiqu’il ne travaille guère en prose.

En outre, la tragédie qu’il écrivit en cette même année 1662 et qui fut représentée sur la scène du Palais-Royal, quelques semaines avant que L’École des femmes de Molière soit mise à l’affiche (au grand dam de Claude Boyer), Oropaste ou Le Faux Tonaxare, est aujourd’hui considérée comme l’une des plus belles tragédies françaises du XVIIe siècle. À la même époque, l’auteur du Cid cite Boyer, Quinault et lui-même comme les trois seuls auteurs capables de redresser le Théâtre du Marais. La renommée de Claude Boyer est alors immense; il entre sur la liste des pensionnés du Roi. Les auteurs, les critiques et gazetiers louent ses pièces et son « feu » : c’est un « feu, quand il compose » peut-on lire dans la Satyre des satyres écrite en 1669 par Boursault. Ce dernier défendit même dans son ouvrage l’écriture de Claude Boyer auquel on adressait des reproches et se dressa contre les visées hégémoniques de Boileau en matière de goût. Boileau y est soutenu en la personne d’un marquis caractérisé par son mauvais goût et son peu de clairvoyance. Le marquis déclare :

J’ai beau lire Corneille, et Racine, et Boyer,
Je ne vois rien d’égal [à Boileau]. […]
Et il poursuit :
Boyer fait mal des vers, à ce compte ?
A quoi Boursault répond :
Au contraire ;
Il seroit mal-aisé de pouvoir en mieux faire ;
Il écrit nettement ; et pour dire encore plus,
Ses vers ont de la pompe et ne sont point confus

La même année Claude Boyer obtient les suffrages de Samuel Chappuzeau dans L’Europe vivante, ce dernier fit l’éloge de la noblesse d’expression du dramaturge : « Tout feu dans ses vers, tout esprit dans ses pensées » ; et après sa mort, le Mercure galant parlera encore de son « feu d’esprit ». Le dramaturge fut également cité par Montfleury le fils dans Le Procès de la femme juge et partie, comédie jouée en 1669 comme un auteur occupant le même rang que Racine et Corneille :

Mais quoi ! Si d’applaudir il te dérange tant,
Les Racines, morbleu, les Boyers, les Corneilles
Produisent tous les jours tant de rares merveilles !

Puis ses pièces se succédèrent rencontrant un certain succès, nuancé par quelques échecs. Le succès de la pièce à machine Les Amours de Jupiter et de Sémélé, en 1666, est remarquable en ce qu’il lui valut l’honneur de voir figurer le nom du Roi en tête de la dédicace de cette pièce. Le monarque était allé jusqu’à faire le déplacement au Marais pour assister à une séance ; un article de Charles Robinet dans la gazette à Henriette d’Angleterre datée du 16 janvier 1666 atteste de sa présence pour l’une des représentations :

Sa Majesté, le même jour
Presque avecque toute la Cour,
Fut voir, sans mouiller la semelle,
Comment Jupiter et Sémélé,
Se font l’amour sur nouveaux frais,
Dans les machines du Marais14.

L’année suivante Claude Boyer fut également reçu à l’Académie française, événement qui constitua l’apogée de sa carrière :

Je vous diray donc, messieurs, que cet honneur m’a paru si grand, que j’ay passé plusieurs années sans oser le demander. Une pensée si ambitieuse n’osoit sortir de mon cœur ; j’attendois que le temps luy donnât plus de force et de hardiesse, et j’ay cru que ce qui me manquoit du côté des qualitez nécessaires pour obtenir cette place seroit suppléé par le mérite de cette retenue et d’une longue patience…15

À quarante huit ans, il rejoignit ainsi son ami Le Clerc, académicien depuis quatre ans déjà ; une nouvelle dignité qui n’empêcha pas l’auteur dramatique de poursuivre son travail d’écriture ; il fit ainsi représenter dix pièces entre 1669 et 1682.

Par ailleurs, Claude Boyer s’adonna à d’autres genres, publiant régulièrement des poésies galantes, religieuses, des compliments et de nombreuses poésies de circonstance. Il avait eu passagèrement au commencement de sa carrière une réputation d’auteur galant, comme en témoigne cette épigramme parue dans la Muse historique de 1650 :

Boyer, expert en amourettes,
Qui lui disoit souvent fleurettes,
Mais ne concluoit rien jamais,
Pourra bien chercher désormais
Quelque autre fille qui l’écoute,
Car celle-ci fait banqueroute
Non seulement à ses caquets,
Mais à tous messieurs les coquets.

Un certain nombre de ses poèmes est paru sous le titre Les Caractères des prédicateurs, des prétendans aux dignitez ecclésiastiques, de l’âme délicate, de l’amour profane, de l’amour saint, avec quelques autres poësies chrestiennes, en 1695. Parmi ces poésies fugitives on compte notamment ce sonnet :

De quels sacrez lauriez se va-t-il couronner.
Ce grand Roy qui, laissant reposer sa vaillance,
Dans le sein de l’Eglise a soin de ramener
Ceux qu’avoient révoltez l’orgueil et l’ignorance !
Au ciel, en dépit d’eux, il les veut entraîner,
Et de sa piété la sainte impatience
Contre ces malheureux qui veulent s’obstiner
Joint à son zèle ardent une juste puissance.
Ainsi contre l’enfant rebelle à son devoir
Le père heureusement se sert de son pouvoir :
Douce sévérité ! salutaire contrainte !
Ainsi, sur Paul qu’aveugle un zèle furieux
Dieu tonne et le remplit de terreur et de crainte,
Mais le coup qui l’abat lui fait ouvrir les yeux.
(Pour le Roy (Louis XIV) )
La concurrence de Racine §

Malgré cette carrière prestigieuse, Boyer a vu sa renommée peu à peu s’effriter et ses dernières années furent assombries par les épigrammes et les attaques dont le criblèrent ses contemporains, principalement Racine, Boileau et Furetière qui portèrent ombrage à ses œuvres. À partir du début des années 1670, et jusqu’à sa mort, il dut ainsi faire face à une hostilité déclarée de quelques rivaux et critiques, hostilité qui confinait à l’acharnement. En témoigne la préface du Jeune Marius (1669) que Claude Boyer dédie à Colbert pour le remercier de figurer de nouveau sur la liste des gratifications royales dont il avait été privé deux ans plus tôt :

Soutenu par la dignité de mon sujet, je vous ai consacré mon travail avant que de le commencer ; j’ai envisagé toute la gloire que je pouvais attendre de votre appréciation…, et je me suis dit sans cesse, qu’ayant été choisi pour être un des sujets des gratifications du Roi, je devais soutenir, ou plutôt justifier un choix si honorable. C’est avec ce grand secours que j’ai travaillé assez heureusement. Quoique la fortune et la cabale se mêlent aujourd’hui de faire le bon et le mauvais destin des ouvrages de théâtre, celui que je vous ai consacré n’a pas succombé sous leur injustice.16

Son étoile commença à pâlir avec l’apparition de Racine, qui semble l’avoir considéré comme un rival de talent et qui s’attacha à ternir sa réputation. Il écrivit notamment à son fils au moment de la mort de Boyer qu’il « ne (lui) fallut d’autre bucher que ses propres ouvrages, dont on fit un fort beau feu17. » Le fait que, très tôt, avant même l’éclatement officiel de la querelle des Anciens et des Modernes, il se soit rangé du côté des Modernes, en même temps que Pierre Corneille et son frère Thomas Corneille, a beaucoup contribué à cette animosité. Racine réussit dans son entreprise, appuyé par Boileau, qui l’éreinta dans son Art poétique (1674) faisant du poète dramatique un « détestable auteur ». Boileau renversa également l’éloge de Chapelain par un seul vers : « Boyer est à Pinchêne égal pour le lecteur18. » Furetière accabla lui aussi Claude Boyer de critiques acerbes ou moqueuses. L’inimitié qu’il concevait contre l’auteur s’était changée en haine une fois que celui-ci (parmi tant d’autres) eut voté en 1685 son exclusion de l’Académie française. En vers ou en prose, Antoine Furetière n’épargne pas celui qu’il a rebaptisé dans Les Couches de l’Académie « l’aboyer » :

Quand les pièces représentées
De Boyer sont peu fréquentées,
Chagrin qu’il est d’y voir peu d’assistants,
Voici comme il tourne la chose :
Vendredi, la pluie en est cause,
Et dimanche, c’est le beau temps.19

ou encore :

Il n’a pas été assez heureux pour faire dormir personne à ses sermons, car il n’a point trouvé de lieu pour prêcher. La nécessité l’a donc réduit à prêcher sur les théâtres du Marais et de l’Hotel de Bourgogne ; mais il leur a porté malheur.

Claude Boyer se plaignit fréquemment des machinations du parti des Anciens contre lui dans les années 1680. Se sachant victime d’une cabale acharnée il voulut voir un jour si, à la faveur d’une innocente supercherie, il ne parviendrait pas à rompre le charme magique et à faire taire les langues vipérines. Il fit alors représenter une tragédie d’Agamemnon, sous le nom d’Assezan, poète de l’époque. La pièce fut applaudie, même par Racine ; elle démentit ainsi la réputation de sécheresse attribuée à Boyer. Mais sitôt que l’auteur, fier de son succès, se fit reconnaître, la pièce tomba. Boyer relata cet épisode dans la préface d’Artaxerce, la pièce qui suivie et fut présentée cette fois sans stratagème, sous son le véritable nom de l’auteur :

Agamemnon ayant suivi Le Comte d’Essex, et voulant le dérober à une persécution si déclarée, je cache mon nom, et je laisse afficher et annoncer celui de Mr d’Assezan. Jamais Pièce de Theatre n’a eu un succés plus avantageux. Les Assemblées furent si nombreuses, et le Theatre si rempli, qu’on vit beaucoup de personnes de la premiére qualité prendre des places dans le Parterre. […] On soutint, on voulu faire des paris considérables, que je n’avois aucune part à cét Ouvrage ; on aima mieux en donner toute la gloire à un nouveau venu. Le tems et la verité ayant confondu l’imposture et l’envie, je prends quelque confiance de ce dernier succés, et crois pouvoir hazarder mon nom en faisant paroître Artaxerce. Il n’en fallut pas davantage pour lui attirer tout ce qui a contribué à le faire tomber.20

Le comble de l’animosité de Racine fut atteint en 1695, Boyer ayant osé donner à son tour (après Esther et Athalie de Racine) deux tragédies bibliques, Jephté, jouée aussi à Saint-Cyr à la demande de Mme de Maintenon, et Judith dont une première version fut dédiée à Saint-Cyr et qui fut réécrite pour être présentée sur la scène de la Comédie-Française en 1695. Cette tragédie, fut favorablement accueillie par le public mais Racine y mit bon ordre, et jamais elle ne se releva de cette épigramme, qui se voulait avant tout badine :

À sa Judith, Boyer, par aventure,
Étoit assis près d’un riche caissier;
Bien aise étoit ; car le bon financier
S’attendrissoit et pleuroit sans mesure.
« Bon gré vous sais, lui dit le vieux rimeur :
Le beau vous touche, et n’êtes pas d’humeur
À vous saisir pour une baliverne. »
Lors le richard, en larmoyant lui dit:
« Je pleure, hélas ! de ce pauvre Holoferne,
Si méchamment mis à mort par Judith.

Après Judith vint Méduse ; cette fois, ce fut le poète Gacon qui se chargea de donner satisfaction à la critique :

Boyer, avec sa vieille muse,
Après Judith a fait Méduse,
Et le public convient qu’il n’a pas mieux traité
La Fable que la Vérité.
Claude Boyer face à la postérité : de la désaffection à la réhabilitation §

Racine et son clan avait tant poursuivi de leur haine le poète dramatique qu’ils portèrent un discrédit posthume sur l’ensemble de l’œuvre de celui que l’on disait naguère le meilleur tragique après Corneille. On comprend pourquoi Claude Boyer, à sa mort, avait perdu toute sa réputation. Ses successeurs transmirent l’image d’un auteur besogneux quoique médiocre ; ainsi Genest, son successeur à l’Académie française, le décrit ainsi :

Il était indulgent et docile, d’un esprit facille et laborieux, malgré le génie de son art sincère et malgré celui de sa nation modeste. Il a décrit les passions sans en être troublé, cherchant la bienséance dans ses ouvrages, l’ayant toujours observée dans ses mœurs21.

On constate donc sans surprise que l’auteur dramatique subit les mépris de la critique du XVIIIe siècle faisant de lui un suiveur de mauvais goût ; on lui renie alors jusqu’à la paternité de certaines de ses pièces réussies attribuées à d’autres dramaturges contemporains :

Cet auteur avoit beaucoup d’esprit, & ses différens ouvrages sont animés d’un feu qui ne fut point affoibli par l’âge ; mais il n’avoit aucune connoissance du fond de l’art qu’il pratiquoit ; & manquoit également de goût et de sens ; son style est presque toujours enflé, son langage peu correct, & ses vers ordinairement très durs22.

Au XIXe siècle, Fournel écrivait encore que le vers de Boyer était « à la fois faible, dur, mou et enflé23 ». Cette tradition de silence ou d’anathème s’est poursuivie dans l’histoire littéraire, à quelques exceptions près, méconnaissant la valeur du dramaturge. Les critiques modernes voient encore en cette admiration que Boyer vouait à Corneille la marque d’un génie quelconque, condamné à l’imitation servile. Charles Mazouer dans Le Théâtre français de l’âge classique consacre à Claude Boyer un article et dépeint de manière très défavorable le dramaturge24. Sa tendance à la reprise et à l’imitation de Corneille constitue le principal grief, Claude Boyer se trouve ainsi taxé de manque d’originalité.

L’entreprise de réhabilitation de l’auteur dramatique, amorcée par Henry Garrington Lancaster dans A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century est toujours en cours ; la prise de connaissance de ses nombreuses pièces par le biais de travaux d’édition critique va dans ce sens. Ainsi, la critique moderne tente actuellement de le réhabiliter quelque peu et de faire valoir le mérite de ses œuvres, on peut alors désigner l’édition d’Oropaste en 1990 par Christian Delmas et Georges Forestier comme le point de départ de cette entreprise de réhabilitation.

Postérité du sujet tragique §

À la fin du XVIIe siècle et au cours du XVIIIe siècle, le public de théâtre se montre sensible au pathétique qui naît des liens unissant un père et son enfant, qu’il s’agisse de l’enfant aimant réclamant en retour l’amour de son père ; ou du père cruel qui sacrifie sa progéniture. Cette dernière forme de pathétique à laquelle se prête la figure de Brute rencontra le plus vif succès :

La condition paternelle devenant un motif emblématique du pathétique théâtral dans la première partie du XVIIe siècle. Diderot, lorsqu’il dresse, en 1758, le portrait du père de famille dans la pièce de ce nom, (…) ne fait que prendre acte d’une évolution du traitement dramatique de cette figure, tout en lui fournissant ses bases théoriques. L’Ines de Castro (1723) de La Motte et le Brutus (1730) de Voltaire présentent en effet déjà des pères décidant d’envoyer à la mort leur enfant. Le pathétique du père causant la mort de son enfant et mourant de la causer apparaît de plus en plus comme un ressort efficace de la tragédie25.

Au cours du XVIIIe siècle, Brutus devient également un héros romantique et fait l’objet d’une humanisation, tantôt valorisante, lorsque le héros romain devient un révolté romantique, tantôt dévalorisante, lorsqu’il n’est qu’une figure vidée de son sens dans la bouche des antihéros de la modernité. La figure de Brutus a par ailleurs longtemps confondu dans la mémoire classique Lucius Junius et Marcus Junius, le consul qui condamne à mort ses fils et le fils adoptif de César qui assassine son père. Or ces deux personnages qui hantent la Révolution française incarnent une même radicalité que certains nommeront terroriste. Brutus l’ancien et Brutus le jeune font passer le devoir civique avant tout lien familial, la vertu politique avant les affections privées. Les deux personnages de l’histoire romaine représentent l’un et l’autre versant d’un drame qui met aux prises parents et enfants. Le père tue ses fils, le fils tue son père.

Au XIXe siècle, le personnage de Brutus l’ancien a frappé Balzac dès ses années de collège ; sa sœur a en effet exhumé et publié un fragment de dissertation française, où le collégien faisait parler la femme de Brutus, trouvant, pour accuser son mari d’avoir fait exécuter leurs enfants, les accents de Camille apostrophant Horace :

Tout couvert du sang de tes enfants, tu oses paraître devant leur mère épouvantée. Veux-tu mettre le comble à ta cruauté en offrant à ses yeux leur juge et leur bourreau, ou viens-tu jouir de ma douleur et voir expirer la mère après avoir assassiné les fils ? Croiras-tu que les Cieux n’ont plus pour toi ni foudres ni tonnerre ? …26

La mère éplorée oppose la nature et l’amour maternel au dévouement héroïque, et ne veut voir dans « la noire vertu » de Brutus qu’orgueil et ambition ; des accusations que l’on retrouvait déjà dans la peinture du personnage de Brute et dans la déclinaison que propose Claude Boyer des épithètes associés à sa « vertu ». La diatribe se fait ensuite plus politique, mettant en cause l’idéal démocratique : la tyrannie républicaine risque de remplacer celle des rois, postulat déjà exploité par la tragédie de Claude Boyer. La femme envisage d’abord de mourir comme ses fils avant de choisir l’exil et de partir :

[…] la vie m’est bien odieuse, mais ta vue me l’est plus encore et si tu me refuses le faible bienfait de m’en délivrer, laisse-moi fuir à jamais de ta présence, je remets à ton cœur le soin de ma vengeance, que le sang de tes enfants y retombe goutte à goutte et le pénètre tout entier de la même horreur pour toi-même que celle que je ressens pour toi. En ce moment je peux former ces vœux, la hache sacrilège des Licteurs vient de trancher les nœuds qui m’attachaient à toi… Règne sur Rome, moi je fuis et cours mettre entre elle, toi et moi, l’immensité des mers27.

Publication et représentation §

La tragédie La Mort des enfans de Brute est représentée à l’Hôtel de Bourgogne en 1647 ; si l’on en croit ce qu’écrivent Les Frères Parfaict dans leur Dictionnaire des theatres de Paris, 1767, tome I28. Du succès nuancé de la pièce nous n’avons que de faibles échos : « cette tragédie quoique fort chargée selon l’usage de ce tems, n’est pas sans quelques mérites29 » / « il y a des traits énergiques et vraiment romains30 » / « Cette Piece est passable pour le temps : elle eut un grand succès31. » Le manuscrit de la pièce est vendu à Toussaint Quinet qui le publie en 164832. Alain Riffaud dit de celui-ci qu’il a exercé entre 1625 et 1657 et qu’il est l’un des trois premiers libraires pour le théâtre français. S’intéressant à l’actualité littéraire de son temps, Toussainct Quinet est également connu pour avoir publié les œuvres de Scarron. À propos de la pièce elle-même, de sa réception et de son contexte de création, l’absence de dédicace et d’épître, ou encore d’une page faisant clairement apparaître le nom ou la signature de l’auteur ne nous permet pas de fournir de plus amples indications.

Au vu du peu d’informations disponibles au sujet des circonstances d’écriture de la pièce, des éventuelles sources, nous avons avancé des hypothèses qui s’appuient sur la lecture de la tragédie, l’étude de ses thématiques et sur une mise en contexte de l’œuvre dans la production théâtrale des auteurs dramatiques contemporains de Claude Boyer susceptibles d’avoir inspiré ce dernier et participé indirectement à la genèse de La Mort des enfans de Brute.

Les sources, une tragédie historique aux accents cornéliens §

La Mort des enfans de Brute, une seconde tragédie romaine dans l’air du temps §

Au début du deuxième tiers du XVIIe siècle, la tragédie connaît un renouvellement de ses formes, qui vise à insuffler un souffle nouveau au genre tragique. On assiste à la veille du Cid parue en 1648 à toute une floraison de tragédies, qui marquent une réaction contre la tendance tragi-comique. L’histoire et en particulier l’histoire romaine, à l’époque où Claude Boyer écrit le manuscrit de sa pièce, fournit les principaux sujets des tragédies. Antoine Adam dans le deuxième tome d’Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, indique que sur trente-deux pièces écrites de 1643 à 1648, par les contemporains de Corneille, dix-sept empruntent leur sujet à l’histoire romaine. Or, au cours de la période 1637-1642, les chiffres correspondants avaient été 45 et 9. Le rapport passe donc de 1 : 5 à 1 : 2.

Jusqu’à l’Art poétique de Boileau, donc au moment où Claude Boyer fait ses débuts dans l’écriture dramatique, les poètes tragiques se détournent des sujets inventés ou empruntés à la modernité, et leur préfèrent des sujets puisés dans l’histoire ou la mythologie dramatisées par les grands tragiques de l’antiquité ou dans le récit des historiens antiques. « L’histoire ou la Fable » est une formule qui revient sous la plume de Corneille dans ses Trois discours33 rappelant les sources privilégiées de la tragédie. À partir de 1630 la fable et l’histoire vont ainsi constituer l’essentiel des sujets tragiques ; l’histoire se trouvant avantagée par rapport à la mythologie dans la mesure où cette dernière habitée par la violence, l’immoralité et un merveilleux païen ne sied pas au siècle qui célèbre de plus en plus la raison. En outre, les sujets mythologiques ne répondant pas aux exigences des nouveaux principes théoriques, on leur préfère donc les sujets historiques. L’histoire du monde antique prédomine. L’intemporalité des épisodes que l’antiquité gréco-romaine propose attire les auteurs de théâtre, contemporains de Claude Boyer, qui l’invoquent souvent pour son excellence ; elle demeure ainsi une source féconde et incontournable pour les poètes dramatiques classiques. La majesté et la gravité des sujets romains épousant parfaitement la grandeur inséparable de la tragédie justifie cet attrait pour les sujets empruntés à l’antiquité. Claude Boyer ne fait donc pas exception à cette tendance lorsqu’il choisit, pour sa tragédie, un sujet emprunté à l’histoire romaine. Il a pu alors mobiliser l’Histoire romaine de Tite-Live qui décrit dans le second tome l’épisode qui sert de trame à sa tragédie, c’est-à-dire, le contexte historique des débuts de la république romaine. Les évènements narrés par l’historien se confondent avec la légende des débuts de la puissance romaine. Après le viol de Lucrèce par Sextus Tarquin, Lucius Junius Brutus, qui jusque-là contrefaisait la folie (« Brutus » signifie « l’Idiot » ) aidé de Tarquin Collatin, mari de Lucrèce, soulève le peuple et chasse le roi Tarquin le Superbe avec sa famille de Rome. Ce dernier se réfugie en Étrurie tandis que les citoyens élisent Brutus et Lucius Tarquinius Collatinus comme consuls, et que la république est proclamée en 509 av. J.-C. Des envoyés des Tarquins viennent alors réclamer la restitution des biens royaux. On délibère. La restitution des biens est votée. Mais les émissaires en profitent pour fomenter un complot contre la république et font écrire aux conjurés, parmi lesquels figurent les fils de Brutus, Titus et Tibérius, une lettre assurant leur fidélité aux Tarquins. Cette lettre les perdra puisqu’ils seront dénoncés par l’esclave Vindicius, témoin de la remise de la lettre. À la connaissance du complot, les sénateurs refusent de rendre les biens royaux, en font don au peuple et les conspirateurs sont mis à mort ; Titus et Tibérius, fils du sénateur ne bénéficient d’aucun traitement de faveur34.

Ce que l’on constate au vu de cet épisode historique qui sert de trame à la tragédie de Claude Boyer c’est que les classiques retiennent plus précisément une certaine idée de Rome et de la farouche vertu romaine ; Corneille et Garnier ont ainsi largement contribué à cette image d’une vertu romaine austère d’Horace à Cinna et à La Mort de Pompée. Les dramaturges prennent donc appui sur l’histoire et sur la romanité telle que la percevait l’esprit civique de l’ère Richelieu à travers le mythe du « vieux Romain » comme Brutus mais aussi Scaevola, Caton ou Régulus, un mythe tel qu’il a pu être façonné par des historiens antiques comme Tite-Live ou Plutarque. Claude Boyer s’inscrit alors dans cette vogue qui privilégie la Rome antique et ses figures d’exception ; il se conforme alors au goût prononcé de la cour qui, sous l’impulsion de Richelieu se passionne, dans les années 1635-1640, pour la cité antique. L’histoire romaine offre en effet la perspective d’une peinture de valeurs propres à plaire aux détenteurs du pouvoir : vaillance de l’État, exaltation du civisme et de la raison d’État, mise en scène du conflit entre amour et devoir. En conséquence, les tragédies romaines se multiplient dès les années 1630 ; il s’agit principalement de tragédies austères dont l’intitulé débute le plus souvent par « La Mort de…35 » et qui se caractérisent par un sujet emprunté à l’histoire et une intrigue très simple.

Les prédécesseurs et potentielles sources d’inspiration : richesse de l’intertextualité §

La tragédie La Mort des enfans de Brute présente des traits essentiels qu’elle partage avec d’autres pièces contemporaines parmi lesquels figurent la grandeur du sujet traité qui place l’intrigue dans les premiers temps tumultueux de la mythique république romaine, comme la noblesse constante du ton, la sobriété et la forme concentrée avec des actes courts qui accentuent la tension dramatique. L’histoire romaine et le destin tragique des familles illustres que l’on associe sont réinvestis par d’autres dramaturges susceptibles d’avoir inspiré Boyer. Les vieux mythes archaïques réapparaissent en effet en filigramme dans bien des pièces, faisant intervenir d’autres figures marquantes illustrant la vertu romaine tandis que l’époque privilégiée s’étend des guerres civiles à l’empire.

L’avènement en des temps troublés de la république romaine et les traditionnelles figures que la tradition historique associe à cette période a suscité très tôt l’intérêt de nombreux dramaturges. En 1647 année où La Mort des enfans de Brute est montée sur la scène, Du Ryer présente une tragédie dans le même ton, qui exalte un autre représentant du « vieux Romain » de la république naissance manifestant une vertu légendaire et inaltérable ; ce personnage historique dont la tragédie prend le nom est Scaévole. Les personnages de Junie et Scaévole font preuve comme le Brute de Boyer d’un certain fanatisme patriotique envers la jeune république romaine, et se trouvent partagés entre leur aspiration au bonheur et le service de la patrie et de la liberté romaine, auxquels ces derniers se montrent prêts à immoler leur vie. Par ailleurs, dès le XVIe siècle, la figure de Brute apparaît comme celle du libérateur du peuple romain qui subit le joug des Tarquins. Le personnage plus jeune que dans la tragédie de Claude Boyer (il n’est pas encore père) et au fait de sa gloire, vengeant l’outrage de l’infortunée Lucrèce devient ce héros de la liberté adulé par la Rome de la république triomphante et inspire des dramaturges comme Filleul qui donne une tragédie Lucrèce en 1566, et Dy Ryer qui écrit sur le même sujet une tragédie du même titre en 1638.

Hardy inaugura quant à lui la série des Coriolan français en s’inspirant de Plutarque36 ; suivront notamment François de Chapoton avec sa pièce Le Véritable Coriolan et Urbain Chevreau avec son Coriolan qui se font concurrence en 1638. Or l’intrigue de ces pièces mettant en scène le même personnage présente des similitudes avec la tragédie de Claude Boyer. Caius Marcius, surnommé Coriolan suite à la prise héroïque de la ville de Corioles, s’est vu bannir par les tribuns du peuple, menés par Sicinius qui, prenant prétexte de son comportement foncièrement hostile au peuple, l’accusèrent de tyrannie et refusèrent de l’accepter comme dirigeant (consul). Furieux et blessé dans son honneur, il rejoint les ennemis de Rome, les Volsques, menés par Aufidius et leur propose de les mener contre la capitale. La blessure de l’orgueil aristocratique se traduisant par des alliances néfastes pour le peuple romain constitue le sujet de ces pièces qui fait écho à l’intrigue choisie par Claude Boyer et qui n’est pas sans évoquer le contexte politique de la France des années 1640 alors que le royaume doit faire face à des révoltes nobiliaires jusqu’à la Fronde qui vient couronner cette tendance à la désobéissance. En outre, les tragédies mettant en scène des conjurations et des parricides connaissent également un essor depuis le XVIe siècle et sont susceptibles d’avoir nourri l’inspiration de Claude Boyer. Parmi les principales on compte César de Grévin (1562) puis La Mort de César de Scudéry (1636) dans laquelle les conjurés se manifestent comme dans La Mort des enfans de Brute dès l’ouverture de la tragédie « créant ainsi un véritable système de causalité dans la régie des événements qui vont suivre, et mettant ainsi les motivations politiques à l’origine du drame37 » au premier plan ; et enfin Cinna de Corneille (1640) mettant en scène une conjuration, elle aussi proche du parricide (Auguste est considéré par Cinna comme un père de substitution) mais qui contrairement aux précédentes n’aboutit pas. En considérant ces intrigues qui reposent sur des conspirations, on remarque qu’une autre figure romaine se trouve privilégiée par les dramaturges, il s’agit de Brutus, fils adoptif de César qui partage avec son illustre prédécesseur un idéal libertaire et un dévouement envers l’intérêt républicain qui ne recule devant aucun sacrifice et qui conduit le personnage au parricide. Ainsi Guyon Guérin de Bouscal propose en 1639 une tragédie intitulée La Mort de Brute et de Porcie, une pièce qui par ses thématiques et ses personnages historiques a légitimement pu influencer Claude Boyer.

L’on m’a presté ce corps, il faut que je le rende;
Mais j’emporte l’honneur avec la liberté,
Approche, cher amy, qu’à ce coup je t’embrasse;
Adieu, je nâquis libre, et libre je trespasse38.

Le devoir patriotique et l’amour de la liberté se trouvaient donc déjà érigés en valeurs suprêmes autorisant le sacrifice d’un être cher lorsque celui-ci se trouve aussi endosser la toge détestable du tyran ou bien prompt à servir ses intérêts comme ce sera le cas chez Boyer.

Par ailleurs, en 1640, La Calprenède propose un sujet très proche de celui de Claude Boyer lorsqu’il écrit La Mort des enfants d’Hérodes, ou Suite de Mariane. Il y est en effet question d’un conflit familial, qui s’appuie sur un référent historique, mettant en présence un père qui soupçonne ses deux fils de trahison ; ceux-ci en veulent selon lui à son pouvoir et à sa vie, alors qu’en réalité ils sont innocents. Les frères liés par l’amitié, font preuve de maladresse dans une cour de calomniateurs, manœuvrés malgré eux, ils sont finalement mis à mort par leur père. La Calprenède peint un Hérode versatile instable basculant de la tendresse paternelle à l’aveuglement furieux qui lui fait commettre l’irréparable. En 1641 et 1645 l’historien Tite-Live source présumée de Claude Boyer et les exemples historiques de mise à mort dans le cadre de familles illustres donne également leur sujet à deux autres tragédies rivales L’Injustice punie Du Teil et La Virginie romaine de Le Clerc, qui elles aussi présentent des similarités avec l’intrigue de la tragédie de Boyer. Elles apparaissent comme des variations sur le récit livien : « un autre crime qu’une passion infâme avait fait naître et dont le dénouement ne fut pas moins terrible que le viol et la mort de Lucrèce39 ». Virginie menacée de subir les outrages du décemvir Appius Claudius est mise à mort par son père, acte à la fois vertueux et inhumain tout comme le sera le sacrifice expiatoire des fils de Brute. En outre, en 1646, Maréchal publie une tragédie intitulée Le Dictateur romain, ou Papyre. Le dictateur se trouve dans le cas de faire périr le jeune vainqueur Fabie, vainqueur certes mais qui a désobéi aux ordres, par une application inflexible de la loi. Il se trouve pourtant lié étroitement avec Fabie qui doit épouser sa fille. Cette tragédie à fin heureuse évite toutefois l’infanticide au personnage de Papyre contrairement à ce qui se produit dans la pièce de Claude Boyer.

La tragédie La Mort des enfans de Brute apparaît également comme une continuation de sujets et thématiques propres à Claude Boyer lui-même. Le dramaturge avait d’ores et déjà célébré le patriotisme du vieux-Romain, l’amour de la liberté et la générosité stoïcienne avec le personnage de Porcie dans La Porcie romaine, 1646. Le dramaturge avait déjà exploré le thème de l’amitié indéfectible entre les membres d’une même fratrie : dans La Sœur Généreuse publiée en 1647, Sophite était prête à mourir à la place de sa sœur Clomire. Le conflit entre géniteur et progéniture avait également fait l’objet d’une pièce, conflit conduisant au crime d’infanticide. Dans Aristodème, pièce représentée entre 1646 et 1647, Claude Boyer donnait ainsi à voir un père qui fait le choix douloureux de mettre à mort sa propre fille dont il soupçonne le déshonneur. Enfin, Boyer se plait à représenter des tragédies politiques qu’il élabore à partir de sujets romains et d’une matrice historique : La Porcie romaine s’appuie sur le récit de Plutarque dans La Vie de Brutus tandis que Porus ou La Générosité d’Alexandre s’inspire de La Vie d’Alexandre le Grand toujours d’après Plutarque.

Claude Boyer disciple et émule de Corneille §

Un peu plus d’un an avant la parution de La Mort des enfans de Brute, le 22 janvier 1647 Corneille est reçu à l’Académie française, consécration qui appuie son influence auprès de ses disciples parmi lesquels figure Claude Boyer. En effet, ce dernier est surtout reconnu comme étant un fidèle disciple de Corneille et La Mort des enfans de Brute se ressent fortement de cette inspiration cornélienne en particulier de ses tragédies romaines. De ce monde romain d’Occident et d’Orient, Corneille avait déjà tiré six pièces au moment où paraît la tragédie de Claude Boyer, affichant dans son Deuxième discours une nette préférence pour les sujets historiques qui a sans doute eu une influence sur ses successeurs : « J’estime donc…qu’il n’y a aucune liberté d’inventer la principale action, mais qu’elle doit être tirée de l’histoire ou de la fable40. » Dans les années 1640, Corneille, qui a médité les critiques de l’Académie, ouvre donc la voie à Claude Boyer en donnant deux tragédies romaines Cinna (1639) et Horace (1640). Rigoureusement conformes aux règles, moins tendres et plus austères que le Cid (représentée en 1637), ces tragédies peignent la grandeur romaine dans tout son éclat et constituent également des tragédies politiques ; la seconde retrace même le destin d’une conjuration, comme ce que proposera à son tour Claude Boyer. C’est dans la lignée du maître que souhaite vraisemblablement s’inscrire Claude Boyer en élisant comme cadre les débuts tumultueux de la république romaine et en s’inspirant de l’œuvre de l’historien Tite-Live. Comme lui, Boyer répond à un certain idéalisme historique, tel qu’a pu le présenter Chapelain c’est-à-dire que « l’art proposant une idée universelle des choses, les épure des défauts et des irrégularités particulières, que l’histoire par la sévérité de ses lois est contrainte d’y souffrir41. » Pour les deux auteurs dramatiques, il s’agit de dégager de ces sujets romains des réflexions de morale politique qui vaillent aussi pour leur temps.

Comme Corneille, Boyer donne également à voir dans sa tragédie l’affrontement de l’amour et des droits de l’individu aux plus hautes valeurs morales et aux exigences impérieuses de la société. La tragédie politique, là encore porte la marque de Corneille. En effet les affaires d’État tiennent une place centrale dans son théâtre. Le salut de Rome est menacé dans Horace, qui donne à voir une guerre fratricide avec une cité voisine, Albe ; la conception du pouvoir est interrogé dans Cinna qui représente un empereur tyrannique qui en faisant preuve de clémence et en renonçant à la répression sanglante du soulèvement désarme le complot attenté contre lui et assure la pérennité d’un régime adouci. Lorsque la politique n’est pas placée au premier plan, quelque grand intérêt d’État constitue une toile de fond à l’intrigue, c’est le cas notamment pour le Cid ; Rodrigue sauve le royaume d’une invasion des Maures et pour Polyeucte (parue en 1642), dans la mesure où entre le drame humain et le drame surnaturel intervient un problème politique : l’État romain doit réagir à l’essor du christianisme. Comme naguère Corneille, Claude Boyer fait le choix de joindre à l’intrigue politique, une intrigue amoureuse de sa création. La tragédie épouse ainsi les attentes d’un public galant, et le dramaturge reproduisant les schémas des tragédies cornéliennes se montre sensible au goût du temps pour les mésaventures amoureuses des grands. L’intrigue de La Mort des enfans de Brute présente en effet deux faces, une face affective ayant pour enjeu un être et référant au désir, Tite et Tibère, fils de Brute épris de Tullie, fille de Tarquin, souhaitent s’unir à elle, et une face objective qui fait intervenir des considérations politiques : Tullie conduit une conjuration pour restaurer la monarchie. Les problèmes d’ordre politique se trouvent ainsi modalisés par l’affectif. La pièce de Boyer emprunte donc des procédés cornéliens aussi bien dans le choix de son sujet que dans la constitution dans le détail de son intrigue. Ainsi, comme dans Rodogune, tragédie cornélienne publiée en 1647, la pièce de Claude Boyer donne à voir deux jumeaux liés par une belle amitié fraternelle et contraints à un choix impossible. Devant satisfaire les exigences contradictoires d’un parent et d’une amante, les frères sont contraints à trancher entre les liens du sang et la voix de l’amour. La complexité de la situation repose sur le fait que des sentiments positifs (réciprocité de l’amour, de l’amitié, de la fraternité) sont également conflictuels. La relation triangulaire rendue possible par l’invention du personnage de Tullie donne à voir une triade de cœurs à l’unisson toujours sur le modèle de Rodogune, pour laquelle deux frères rivaux dans leurs amours tiennent pourtant l’un pour l’autre les rôles de confidents, et d’alliés :

Confidents tout ensemble et rivaux l’un de l’autre,
Nous ne concevions point de mal pareil au nôtre ;
Cependant à nous voir l’un de l’autre rivaux,
Nous ne concevions pas la moitié de nos maux42.

La Mort des enfans de Brute se nourrit donc de plusieurs sources et traditions. La tragédie se montre capable de réinvestir un tragique qui s’appuie sur un sujet antique traditionnel ainsi que des figures archaïques qu’elle adapte aux nouveaux codes et enjeux propres à la première partie du XVIIe siècle. Parmi ceux-ci figurent notamment la recherche de l’émotion et du pathétique, les réflexions politiques et morales et des héros d’une nouvelle étoffe, plus soucieux de galanterie que d’exploits guerriers, des héros mis en présence de modèles stoïciens que décrivent les historiens et qui sont devenus des topoï. Le patronage des Anciens auxquels est empruntée la trame apparaît pour Claude Boyer comme une caution nécessaire mais il prend en compte dans le même temps le public de son temps et ses centres de préoccupations.

Un drame historique et politique au service de problématiques contemporaines §

La tragédie politique, à travers les faits historiques retenus pour nourrir ses fables, ne cesse de poser les questions (et parfois même de formuler les réponses voulues par le pouvoir ! ) qui agitent la réflexion sur la légitimité, l’exercice du pouvoir royal, le rôle des grands dans la monarchie et dans l’État, les heurts de la droiture et de l’intérêt politique. Le théâtre de cette époque entretient et nourrit le débat sur les conduites politiques et les conduites morales43.

La tragédie de Claude Boyer, en plaidant ostensiblement pour une doctrine politique qui exhorte à la soumission sans réserves à l’intérêt public et exalte le civisme, tend à célébrer des valeurs consensuelles favorables aux tenants du pouvoir dans les années 1640 ; toutefois elle se fait également l’écho et le relais des grands débats politiques de son temps. Elle interroge les bouleversements qui suivent le changement de régime. Dans un contexte de transition vers la monarchie absolue, et de contestation nobiliaire, la question de la légitimité est constamment abordée. Ainsi la tragédie de Claude Boyer ouvre le débat entre des modes d’accession et des pratiques du pouvoir divergentes ; elle confronte, par le biais du discours des personnages aux positions idéologiques contraires, deux régimes politiques antagonistes, la république et la monarchie.

Un souverain romain détrôné, un complot monarchique : constitution d’une intrigue politique §

La politique est élevée par les classiques à la dignité tragique. C’est surtout sous l’impulsion de Corneille que seront assimilés le genre tragique et le souci politique :

Sa dignité (celle de la tragédie) demande quelque grand intérêt d’État ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maitresse […] S’il ne s’y rencontre (dans un poème dramatique) point de péril de vie, de pertes d’État ou de bannissement, je ne pense pas qu’il ait droit de prendre un autre nom plus relevé que celui de comédie44.

Dans la tragédie des affaires publiques sont mêlées d’ordinaire avec les intérêts particuliers des personnes illustres qu’on y fait paraître : il y entre des batailles, des prises de villes, de grands périls, des révolutions d’État…45

Le goût du public de l’époque consacre cette évolution de la tragédie, manifestant de l’attrait pour les pièces romaines, pour les grands problèmes politiques, ainsi que les discussions sur les avantages de la monarchie et de la démocratie, sur les devoirs et les droits des citoyens. La tragédie se mêle donc de politique, prend pour objets d’étude le pouvoir et présente des personnages politiques c’est-à-dire des personnages qui incarnent une postulation politique ; le souverain, le conquérant ou encore le conspirateur. Elle offre l’occasion de mêler la méditation sur le passé et la réflexion politique contemporaine en questionnant la légitimité des fondements de l’État, le mode d’accession au pouvoir par l’hérédité, le mérite, la force légitimée ou non par une pratique juste et généreuse du pouvoir.

L’histoire romaine en particulier propose de nombreux exemples de souverains placés dans des situations dont la diversité permet de mesurer l’ampleur et l’acuité des questions qui se posent au XVIIe siècle à propos du pouvoir « la tragédie politique […] reflète une pensée politique, […] propose à la réflexion des spectateurs des questions politiques46 ».

Le théâtre comme toute littérature du XVIIe siècle, est une « expérience en voie d’élaboration et […] un modèle diffus de compréhension pratique des bouleversements politiques. »47 C’est aussi une grille de lecture ou d’interrogation du réel48.

Robert Garnier avait ainsi pris trois sujets dans les guerres civiles de Rome pour écrire les tragédies suivantes : Porcie, 1568, Cornélie, 1574 et Marc-Antoine, 1578. Porcie représente comme l’indique le sous-titre « la cruelle et sanglante saison des guerres civiles de Rome : propre et convenable pour y voir dépeinte la calamité de ce temps » ; la dédicace de Marc-Antoine rapproche elle aussi les guerres civiles romaines des « malheureux troubles de ce royaume, aujourd’hui dépouillé de son ancienne splendeur. » La tragédie de Claude Boyer présente à son tour une puissance romaine menacée par des luttes intestines qui opposent les partisans du roi déchu, aux soutiens de la république encore balbutiante. Cette instabilité à l’intérieur de l’État peut donc, par un jeu de miroir, évoquer les troubles rencontrés par la France de 1648 alors que la révolte des grands, qui se voient privés par le pouvoir royal d’une participation active au gouvernement de l’État et doivent renoncer à plusieurs de leurs privilèges, menace de déclencher une guerre civile et de renverser le pouvoir établi. La France connaît en effet à cette période un temps d’émeutes et de répressions, qui est source d’une profonde instabilité politique. Sous la régence, la politique absolutiste de Richelieu puis de Mazarin contre le pouvoir des grands avait eu pour conséquence de nombreux complots ; après avoir évité en septembre 1643 la « cabale des importants » menée par Beaufort et Madame de Chevreuse, le cardinal et Anne d’Autriche la régente doivent faire face en 1648 à une nouvelle menace ; les troubles connaissent alors leur apogée avec la Fronde49 qui entretient un climat de profonde insécurité. La tragédie de Claude Boyer fait donc dans une certaine mesure écho à ce soulèvement armé de la noblesse française contre le monarque en donnant à voir la révolte des fils Tite et Tibère suivi par l’aristocratie romaine déchue de sa position dominante avec l’avènement de la république et réunie dans une vaste conjuration ; Vitelle qui en est l’instigateur mentionne en effet cent participants. Le conflit générationnel au sein d’une même famille, en montrant les fils Tite et Tibère, membres de la conjuration monarchique face à leur père, Brute, farouche défenseur de la république peut en outre évoquer le positionnement de la jeune noblesse française particulièrement problématique dans un contexte politique qui voit le régime monarchique se radicaliser.

Débat politique sur la scène tragique, deux modèles antagonistes confrontés §

La tragédie orchestre la confrontation entre deux modèles politiques, leur mode d’établissement et la pratique du pouvoir associée à chacun d’eux. Ainsi l’une des questions sous-jacentes dans la tragédie de Claude Boyer est la suivante : Si le pouvoir ne se dégrade pas en tyrannie, une république populaire n’est-elle pas préférable à une monarchie, lorsque le pouvoir monarchique se trouve perverti, asservi aux plaisirs, aux penchants coupables d’un roi malhonnête et malveillant envers ses sujets ? Déceler dans le passé une cohérence reposant sur un autre fondement que le principe monarchique, un principe républicain en l’occurrence, farouchement défendu dans la pièce et triomphant, peut être perçu comme une remise en cause de son absolue supériorité et nourrit le débat. Par ailleurs, une seconde question se pose dans La Mort des enfans de Brute : le peuple changeant, influençable une fois livré aux puissants démagogues ou aux figures autoritaires telles que Brute n’est-il pas finalement dangereux pour la stabilité et l’ordre de l’État ?

La pièce permet ainsi l’ouverture d’un débat sur le régime politique le plus bénéfique et le plus légitime. Ce débat passe au premier plan à l’acte III lorsque Brute fait arrêter Vitelle. L’échange entre les deux hommes est ainsi prétexte à une joute verbale dans laquelle chacun fait valoir ses arguments en faveur du système politique qu’il défend. Le discours se veut donc doctrinal, il ne s’agit plus de blâmer un individu singulier (Brute pour son action envers un souverain particulier Tarquin, Vitelle qui a trahi la confiance d’un ami) mais de discuter les fondements d’une vision politique royaliste ou républicaine. Vitelle défend une conception du pouvoir monarchique qu’il assimile à l’émanation de la volonté divine et considère donc la monarchie comme un régime providentiel faisant du roi un élu et un représentant parmi les hommes d’un pouvoir transcendant et incontestable. Nul doute que la défense d’une monarchie de droit divin50 ne serve les souverains jaloux de leur autorité et ne fasse écho avec la montée en puissance d’une monarchie absolue en France. En se présentant comme un homme investi par les dieux n’ayant aucun compte à rendre à ses administrés, le monarque peut ainsi justifier le caractère absolu de son pouvoir qui n’est partagé avec personne et n’admet de limites que celles fixées par la divinité.

Verrons-nous ce héros plus craint que le tonnerre,
Le favory des Dieux, et le Dieu de la terre,
Le sang de tant de Rois, et de vos Fondateurs51 […].

Pour le peuple, s’opposer au roi ou le critiquer revient donc à s’opposer à la volonté divine. La rébellion est en effet présentée par Vitelle comme un acte profane, irréligieux. Si Tarquin le Superbe s’est rendu coupable d’abus de cette source d’autorité divine, il n’en reste pas moins celui à qui les Romains doivent une aveugle obéissance. Le refus catégorique du soulèvement contre le souverain tyrannique et a forciori du tyrannicide présent en germe dans la tragédie de Claude Boyer rejoint les théories d’un certain nombre de penseurs de l’absolutisme en France52. La personnalité du souverain, la manière dont il use de son pouvoir ne peuvent nullement justifier un soulèvement du peuple :

Car en un mot fust-il un Monstre sur la terre,
Digne d’estre embrasé par le feu du Tonnerre,
Est-ce à vous à punir, est-ce à vous à juger ?
Les Dieux portent la foudre, et savent se vanger.
Pourquoy si leurs bontez et leurs soins nous conservent,
Voulez-vous usurper un droit qu’ils se reservent.
Quelque rude qu’il fust, c’est avoir trop osé
D’avoir rompu le joug qu’ils nous ont imposé ;
Et nos zeles icy sont des zeles profanes53.

Corneille dans Œdipe fait apparaître les mêmes interrogations sur l’origine divine du pouvoir et ses conséquences quant aux potentiels soulèvements du peuple. À l’acte V, scène 1, alors qu’il connaît l’origine criminelle de son ascension Œdipe met en avant la volonté du Ciel qui choisit les rois et condamne l’idée que le peuple puisse se rebeller contre eux :

Mais ce n’est pas au peuple à se faire justice,
L’ordre que tient le Ciel à luy choisir des rois
Ne lui permet jamais d’examiner son choix,
Et le devoir aveugle y doit toujours souscrire
Jusqu’à ce que d’en haut on veüille s’en dédire54.

De la même façon, Vitelle récuse l’action des républicains, en faisant valoir cet argument ; Brute et ses alliés en contestant la monarchie de Tarquin se sont rendus coupables d’hybris. La pièce réinvestit alors un motif tragique séculaire désignant les excès de l’orgueil humain qui prétend s’affranchir de l’ordre divin, et en propose une application politique, les hommes se révoltent contre leur souverain légitime. Cette condamnation d’orgueil à l’encontre de Brute trouve un relais dans toute la pièce, elle est rendue particulièrement sensible par l’assimilation de ce dernier à une divinité dans le récit de Marcelle : « Il peut ou retenir, ou lancer le tonnerre55 ». Par conséquent Vitelle se prévaut du soutien des dieux lorsqu’il organise la conjuration qui doit renverser à nouveau le régime en place pour restaurer la monarchie et rendre à Rome un dirigeant légitime : « Grands Dieux vangeurs des Rois conduisez cette trame56 ».

Brute qui se présente en champion de la république en appelle également aux dieux, aux sources de légitimation traditionnelles pour justifier le choix du régime républicain. Son interprétation est alors différente de celle de Vitelle. Ainsi le renversement de la monarchie ne constitue pas un sacrilège puisque les dieux ont permis qu’il se produise et n’ont pas laissé la république succombée au péril qui la menaçait en révélant la conjuration :

Et le Ciel de sa gloire ayant pris la conduite,
Luy donne les moyens de pouvoir triompher,
Des Titans orgueilleux qui veulent l’étouffer.57
Souvent de leur couroux nous somme les organes,
Les Dieux ne daignans pas les fraper de leurs mains,
Ont voulu se servir de celles des Romains ;
Et s’ils eussent voulu condamner nostre ouvrage,
Son rétablissement en rendoit témoignage58.

De plus, à la république sont associées des valeurs morales positives, elle se trouve ainsi désignée comme le régime des libertés et de la vertu contre les abus et les vices de la tyrannie. Brute se livre à un éloge de cette liberté, intrinsèquement liée dans son esprit à la république, et n’hésite pas à recourir aux hyperboles comme en témoigne le superlatif et la personnification de la liberté par l’emploi d’une épithète hypocoristique : « Bien le plus grand des biens, charmante liberté59 ! » Le peuple a librement désigné des représentants chargés d’administrer les affaires de la cité et notamment de rendre la justice. Le pouvoir émane donc du peuple et il est susceptible d’influencer les décisions prises pour assurer la bonne administration de la cité ; ainsi sous la pression populaire, le Sénat se prononce pour la clémence d’abord envers l’un des fils de Brute coupables de trahison, puis envers les deux en les graciant au moment de leur exécution.

Dans le cadre de cette confrontation entre deux modèles politiques rivaux la tragédie de Claude Boyer va pouvoir interroger la nature de la frontière entre les sphères privées et publiques, entamer une réflexion sur la tyrannie (en faisant une distinction entre la tyrannie d’établissement et la tyrannie d’exercice) ; mais aussi réfléchir aux rapports qui unissent la morale et la politique, et à la proximité entre pulsions du pouvoir et cruauté. La tragédie permet ainsi d’entretenir une réflexion sur la nature du bon roi en proposant l’exemple de mauvais dirigeants. L’exemple de Tarquin chassé de la cité que les rois avaient dirigée depuis des générations tend à se présenter comme un contre modèle pour tout souverain soucieux d’assurer la pérennité de son pouvoir. C’est au nom d’une confusion mortifère des sphères privées et publiques que la monarchie est réprouvée, parce que Tarquin a agit en tyran, en faisant passer son intérêt personnel et ses appétits coupables non seulement avant le bien-être de son peuple mais aussi au détriment de ce dernier, il a condamné la monarchie. Tite reprend les mots de son père à propos de Tarquin « méchant homme »60. L’analogie entre le règne du roi sur le royaume et celui du père sur sa famille est celle à laquelle Brute recourt pour expliquer sa dévotion envers Rome et justifier le régime qu’il a instauré ; la bonne utilisation de la force et de la douceur apparaît alors comme le propre du bon roi et du bon père par opposition au tyran et au père cruel.

Brute se présente ainsi comme un républicain qui lutte victorieusement contre la tyrannie royale et se propose de guider plus favorablement le destin des Romains qu’il regarde avec une affection et une sollicitude toute paternelle. Il se rend pourtant lui aussi coupable d’une forme de tyrannie, la tyrannie dite « d’établissement » ou « d’usurpation » dans la mesure où il accède au pouvoir par un coup d’État renversant par la violence un ordre établi61. Le mobile apparent ne manque pas de noblesse, il s’agit libérer les Romains du joug du tyran. Cependant, loin d’effacer la tâche que constitue cette accession irrégulière au pouvoir, Brute ne semble pas adopter une pratique juste et généreuse du pouvoir propre à asseoir sa légitimité62. Tite, Tibère et Vitelle déplorent ainsi dans le premier acte les actions sanglantes et infamantes qui ont conduit à l’instauration de la république et se sont poursuivies après le renversement de la royauté. La mention du sang versé, celui qui plus est, des citoyens les plus respectables, des personnalités de haut rang vient entacher la naissance de ce régime et laisse planer le doute quant à sa nature bénéfique. Il est question d’assassinats d’innocents, de destructions par le feu, et l’image du monstre avide de sang revient à plusieurs reprises dans les propos des conjurés pour désigner la Rome républicaine, et les Romains ralliés à la cause de Brute :

Elle ne rend jamais ce qu’elle a devoré,
Ce Monstre insatiable est toujours altéré63
Romains, Monstres voicy le sang de vostre Roy64.
Sa soif ne s’esteint point avec l’eau de nos larmes ;
Pour la des-alterer ce Tigre veut du sang65.
Le sang des innocens cruellement meurtris.
Ah ! chere Servilie à mes yeux egorgée66

Vitelle prend acte des crimes, meurtres perpétrés sous la république, et par le biais d’un comparatif de supériorité renverse la situation faisant de Brute le véritable tyran dans la double acceptation du terme.

Par des crimes plus grands et plus noirs mille fois,
Que ceux dont sa malice ose charger les Roys67.

Ainsi, Brute qui se réclame d’un idéal libertaire et vertueux poursuit la répression sanglante après l’établissement de la république. Lorsqu’il a vent de la conjuration, il décide de n’épargner ni parents ni amis pour assurer le maintien du régime. Brute se trouve par conséquent taxé, à mesure qu’avance la pièce, de « cruauté68 » pour l’entêtement qu’il manifeste à vouloir mettre à mort les traîtres ne tolérant aucune exception. Parmi les occurrences on relève notamment les expressions : « cruel Genie » v. 645 / « le cruel » v. 870 ; et la comparaison : « Pour la mort de ses fils il monstre plus d’envie/ Qu’un Père moins cruel n’en auroit pour leur vie. » (v. 941-942). S’il n’exécute pas Tullie lorsqu’il apprend qu’elle vit toujours, il l’a maintient confinée jusqu’à son suicide. Pire encore Brute assure agir au nom et pour le bien du peuple romain, pourtant il se montre sourd à toute supplique émanant de la foule ou de cette haute instance désignée par le peuple qu’est le Sénat et fait valoir une prérogative privée, celle du pater familias, qui lui donne droit de vie ou de mort sur sa progéniture. Le nouveau régime à l’instar du régime qu’elle a supplanté voit alors la tyrannie d’établissement ou d’usurpation laisser peu à peu place à la tyrannie d’exercice69.

La structure judiciaire : justice ou vengeance, une confusion funeste pour les institutions du régime §

Dans la première moitié du XVIIe siècle, la tragédie se modèle sur la structure judiciaire dans la disposition de l’action, elle donne une forme dramatique au procès. Le Cid de Corneille en 1637 donnait ainsi à voir la transition d’une tragédie de la vengeance, qui s’impose sans discussion avec l’évidence d’un devoir du sang, à la tragédie judiciaire lorsque Chimène au terme de l’acte II et en l’absence d’héritier mâle se voit obligée de faire appel à la justice du roi. La Mort des enfans de Brute emprunte des situations à la tragédie procès, le titre tend à faire de la pièce la chronique d’une mort annoncée, laissant d’ores et déjà présager de l’issue défavorable pour les protagonistes Tite et Tibère accusés de trahison. La tragédie s’apparente alors à ce que Christian Delmas qualifie de « tragédie-mise à mort70 ». En effet, sous couvert de rendre la justice, ce type de tragédie décide de la mort du héros éponyme. Elle interroge également les notions de justice et de vengeance, le problème de leur légitimité, leurs ambigüités, les frontières tenues entre crime et action noble. On assiste alors à une véritable crise de la légitimité qui conduit à une réversibilité des valeurs en particulier du principe de justice dont se réclament tous les personnages. Nous sommes alors en droit de nous poser la question : Qui est dans son droit ? Qu’est-ce qui distingue l’acte de justice du terrible attentat ? Les deux camps qui s’affrontent dans la tragédie, les républicains et les conjurés, trahissent dans leurs discours cette crise des valeurs morales ; dans ce trouble engendré par le débat politique il semble impossible de distinguer nettement la juste et droite cause des actes condamnables.

La logique de la vengeance est celle à laquelle obéit Tullie et les conjurés qui aspirent à rétablir les rois et à laver l’affront du soulèvement républicain dans le sang de Brute ; elle intègre pourtant un souci d’équité. Son exigence est celle de la loi du talion, le sang versé des rois doit être payé par un autre tribut de sang. Tibère se réfère explicitement à ce principe pour expliquer ses intentions : « Perdre les destructeurs de son illustre rang, /Rendre affront pour affront, et du sang pour du sang71. » Le principe de justice dans leur bouche se mêle donc à celui de vengeance provoquant une confusion. Vitelle cherche pourtant à rehausser son entreprise, en invoquant des valeurs nobles ; il recourt ainsi à des expressions antithétiques (voire oxymoriques : « beau crime » v. 809) et associe l’accès de colère, le courroux, la vengeance et l’attentat, des actes et des sentiments répréhensibles à l’accomplissement de la justice :

Et changeant vos douleurs en un juste courroux,
Vangez d’un mesme coup Tarquin, Tullie, et vous72.

La revendication du statut d’opprimé et non pas d’agresseur est aussi représentative de ce procédé d’inversion des valeurs, et de la perte d’un étalon de justice :

Puisque seul j’ay causé leur illustre attentat
Fay que je serve seul de victime à l’Estat73.

Tibère témoigne d’une même confusion lorsqu’il évoque le projet de démettre Brute de sa fonction dirigeante :

Par l’illustre vangeance où l’amour vous engage,
Et que le Ciel reserve à vostre grand courage
Par un Roy malheureux que vos vaillantes mains
Rendront heureusement au thrône des Romains74.

Par ailleurs, le service de la cité et la préservation du régime républicain conduisent Brute à condamner à mort sa propre descendance. Un tel acte est perçu par celui là même qui le perpètre comme une possible manifestation de cruauté plutôt que comme le résultat d’un jugement éclairé et juste :

Je ne fasse aveuglé du zele de l’Estat,
D’un acte de justice, un horrible attentat,
Et que je monstre à tous par un crime contraire,
Et contre mon dessein, que je suis votre Pere75.

Brute complexifie encore le schéma en se rendant lui-même coupable, complice de l’attentat ; il opère en effet une confusion entre son erreur et la faute de ses fils et estime qu’il doit réparation à l’État d’un attentat dont il est doublement à l’origine d’abord parce qu’il a fait preuve de faiblesse :

Mes bontez ont causé son horrible attentat,
Mais ma justice enfin en vangera l’État.
Je veux pour apaiser mes transports legitimes,
D’autant de conjurez faire autant de victimes76 ;

Ensuite parce que ses propres fils sont impliqués :

Et vangeray sur eux avec sévérité,
Leur noire perfidie et ma facilité.77

En outre, Brute se réclame d’un idéal d’impartialité, pourtant il se trouve simultanément investi des rôles de père (parti intéressée donc), de juge et même de bourreau comme l’indique la métonymie du vers 764 : « Ses Partisans frappez du bras qui l’a frappé. » (à propos de Tarquin). Celui-ci assume donc des prérogatives qui devraient nécessiter l’intervention de plusieurs personnes et requérir un recul nécessaire pour rendre un jugement juste. L’omniprésence des marques de la première personne « mes bontez/ mes transports/ ma justice/ ma vangeance » (v. 695, v. 689, v. 688, v. 766), la confusion entre vengeance personnelle et justice d’État achève de jeter le doute sur l’impartialité d’un personnage nécessairement clivé. Ainsi Brute se fixe comme objectif de punir tous les conjurés de la même manière sans distinction pour leur nom et la relation qu’ils peuvent entretenir avec leur juge.

Et pour chers qu’ils nous soient, il faut qu’également
Tous subissent l’arrest d’un juste chastiment78.
Je me modère icy parce que je suis Juge,
Et pour mieux balancer vostre noire action,
Brute veut envers tous agir sans passion79.

Cette recherche d’équité le poussera finalement à se montrer plus sévère encore envers ses proches compromis dans la conspiration. En effet, cette volonté de traiter chaque coupable avec la même sévérité le rend inaccessible à la pitié et le pousse à aller contre la volonté de Rome. Brute se veut le serviteur de l’idéal républicain et du peuple romain mais il poursuit cependant sa soif de justice au-delà des limites imposées par la cité. Par deux fois il refuse de se plier à la voix démocratique qui absout ses fils. Il rejette la décision de la plus haute autorité de Rome, celle du Sénat qui désirait épargner un fils, gracié et autorisé à épouser la femme qu’il aime comme le rappelle son épouse Junie à l’acte IV, 2 :

Rome plus complaisante aux douleurs d’une Mere,
Par la mort d’un seul fils assouvit sa colere,
Et nous faisant justice et grace à mesme jour
Elle sçait contenter sa haine et vostre amour80.

Alors que le moment de l’exécution approche, la constance et la fraternité dont font preuve les fils de Brute font basculer l’assistance en leur faveur. Sous la pression populaire, le Sénat décide de les gracier tous deux. Cependant Brute reste sourd aux témoignages de pitié et aux supplications du peuple romain assemblé lors de l’exécution sur la place publique, une assemblée appuyée symboliquement par la venue de Collatin représentant du Sénat. Cette confusion funeste révèle la forte résonance politique de ce genre de tragédie. Dans la société très hiérarchisée du personnel tragique, il suffit désormais de porter ombrage au pouvoir absolu, qu’il s’agisse de celui d’un roi cruel qui maltraite ses administrés ou d’un républicain trop zélé qui fait fi de l’avis de ses conseillers, pour se trouver coupable. La concentration des fonctions de juges et de commandant tend à présenter la justice comme l’exercice du pouvoir et ouvre la voie à sa perversion. De la même manière la volonté farouche d’incarner la république que manifeste Brute et qui se ressent dans son discours lorsqu’il se propose de défendre le régime par l’omniprésence des pronoms de la première personne, manifeste une potentielle dérive du pouvoir. Cette identification au régime conduit Brute à confondre les sphères publiques et privées. Tout affront à la république romaine est vécu comme une attaque personnelle et Brute voit ainsi son statut de père interféré avec les prérogatives judiciaires qu’il s’arroge. L’exercice de ce pouvoir solitaire et mortifère qui fait fi des aspirations manifestes du peuple ou de toute autre autorité compétente contrebalance la condamnation de la monarchie. L’accomplissement solitaire du pouvoir présente en effet bien des risques, notamment celui de l’arbitraire. La tragédie joue avec les risques de démesure que comporte l’exercice de la royauté ou d’un pouvoir personnel proche (consulat) ; elle met également en avant l’injustice intrinsèque de tout pouvoir : la libido n’est plus une passion de l’âme, elle est consubstantielle au pouvoir qui est passion.

Chapitre II : Une Étique romaine au cœur de situations de conflit dignes de la tragédie §

La tragédie de Claude Boyer met en scène des personnages retenus par la tradition historique comme des modèles d’une vertu le plus souvent austère et intransigeante ; une vertu qui plonge les personnages dans des dilemmes insolubles, les pousse au dépassement voire au sacrifice de soi et justifie même les gestes insoutenables tels que l’infanticide. La vertu romaine mythique et stoïcienne représentée dans La Mort des enfans de Brute nourrit ainsi des situations de conflit qui s’élèvent à la dignité tragique.

Un idéal héroïque et vertueux au service d’une intrigue tragique §

L’influence du néostoïcisme §

La Mort des enfans de Brute se caractérise par une continuelle célébration de la vertu. Tout au long de la tragédie, les personnages sont loués ou blâmés en fonction de leur caractère vertueux, des sacrifices qu’ils sont capables de faire en son nom. Les personnages se voient tous attribuer, à des degrés et dans des circonstances variables, cette qualité morale entraînant des témoignages plus ou moins grandioses de cette force d’âme. Outre Brute auquel renvoie la plupart des occurrences du terme, la vertu étant ce qui caractérise le mieux le personnage, caractéristique que lui reconnaissent ses ennemis (Tullie, Vitelle), ses fils et son épouse alors même qu’il les plonge dans le malheur, on relève ainsi des associations systématique de la vertu aux autres personnages de la pièce :

Ce grand adorateur de la vertu romaine,
S’arracheroit le cœur s’il avoit consenty
A servir un tyran et prendre son party,
Voila de sa vertu l’illustre charactère81.
La vertu que les Dieux font éclater en vous,82 / Que le Ciel avoit fait le prix de sa vertu83.
Connaissant vos vertus, et le peu que je vaux,84
De voir tant de vertus, et de ne les aymer point :85
Ta vertu rend icy mon esprit confondu,86

Par ailleurs, les sentences et règles de conduite que le dramaturge prête à ses personnages, principalement à Brute, participent elles aussi d’une célébration de la vertu intransigeante : « Que qui sert un tyran, ne l’est pas moins que luy87. » ; « Qui plaint le criminel, prend la part de son crime88 » ; « Au zele du pays immolés tous vos soins89 » ;  « Devorer par respect vos soupirs, et vos pleurs :/Voyla d’un vray Romain le genereux langage90 ».

Cette exigence de vertu et d’une vertu austère et farouche emprunte pour beaucoup à la morale stoïcienne, morale qui connaît un regain d’intérêt à l’époque où paraît la pièce et qui correspond à l’idéologie dominante de la Rome antique. Le système de valeurs morales que célèbrent les stoïciens exprime l’impératif de la raison qui s’accorde parfaitement avec l’esprit classique, louant des personnages capables de dépasser le tumulte des passions pour parvenir à l’apaisement. Les quatre vertus cardinales91 chez les stoïciens sont en effet les suivantes : le courage (ou rationalité devant le danger), la tempérance (ou rationalité face au désir), la prudence (ou rationalité dans la prise de décision), et la justice (ou rationalité dans le rapport à autrui). La vertu stoïcienne consiste ainsi en une force de la volonté ou force d’âme qui permet aux hommes qui en dispose d’accepter le destin qui leur est dévolu avec ses souffrances et ses joies de manière égale et constante. C’est le privilège du sage qui ne sera jamais ébranlé dans la mesure où il accorde sa volonté et ses désirs avec l’ordre du monde ou s’abstient de désirer ce qu’il ne peut obtenir. Cette doctrine qui exalte la raison et la volonté a très tôt séduit les Romains, Panétius de Rhodes est celui qui a infléchi le stoïcisme pour l’adapter aux idéaux romains, l’individu privé devant alors subordonner sa volonté et ses aspirations au salut de la patrie, au service de l’État. La tradition a par la suite consacré cette appropriation en faisant du « vieux Romain » tel qu’il se trouve incarné dans la pièce par un Brute impassible et ferme au moment de prononcer l’arrêt de mort puis d’exécuter ses proches, la figure archétypale d’une vertu austère et intransigeante. Les dramaturges à la suite de Corneille ont ainsi pu faire de Rome la patrie mythique de la vertu. Avec Horace, le poète met en place un idéal héroïque romain qui lui permit de créer des conflits monstrueux au nom de la vertu. « Une telle fierté devait naître romaine92 » dit Lélius de la Numide Sophonisbe qui par un savant mélange de vertu, de passion et d’abnégation fait passer l’intérêt de la cité avant tout. Il n’est donc pas étonnant que pour Claude Boyer, cet émule et admirateur de Corneille, Rome reste cette patrie imaginaire de la vertu.

Incarnation d’une vertu mythique et stoïcienne sur la scène tragique §

La tragédie de Claude Boyer interroge les fondements d’un idéal héroïque et vertueux en donnant à voir des personnages modelés suivant les principes d’une morale stoïcienne et mythique traditionnellement associée à la Rome antique. Le personnage de Brute et le triomphe de la virtus93 dans La Mort des enfans de Brute manifestent cet héritage stoïcien de la tragédie classique. Claude Boyer en peignant son personnage tragique reste fidèle à cette tradition historique qui fait de Brutus un modèle de la vertu hautaine et inébranlable romaine.

La Rome républicaine fournit à la tragédie un certain nombre de grandes figures qui n’ont cessé de hanter notre culture occidentale. Brutus l’ancien, celui qui chassa Tarquin, est la plus ancienne de ces figures de vieux Romains, dont la vertu intraitable reste un modèle impressionnant94.

Le personnage historique de Brutus qui sert de modèle au dramaturge appartient aux grands exempla romains ; il rejoint le premier et sans doute le plus fameux représentant de la virtus romaine Mucius Scævola avec lequel il partage un amour inconditionnel de la patrie et un sens exigent du devoir qui le pousse aussi bien à tuer qu’à se sacrifier. Ainsi aux dires de Tite-Live, Mucius Scaevola qui ne supportait pas le siège de Rome, se résolut à venger cette indignité par quelque grande et mémorable action. N’ayant pu mener à bien son projet, lorsqu’il fut arrêté dans le camp de Porsenna, l’ennemi de sa patrie, il plongea sa main droite dans le feu d’un brasier allumé pour un sacrifice.

« Je suis Romain », dit-il. « Je m’appelle Gaius Mucius. Je voulais te [Porsenna] tuer, ennemi contre ennemi, et j’aurai pour mourir autant de cœur que pour tuer : pour agir comme pour souffrir, le courage est vertu romaine95. »

Célébrant le triomphe de la raison d’État sur les passions personnelles, le personnage de Brute apparaît comme l’incarnation de cet idéal de dévotion. Le fait qu’il privilégie Rome plutôt que ses propres fils, méprisant les liens du sang, illustre cette dévotion. Or le dévouement pour le bien commun de la nation, le primat de la vie publique sur les intérêts et le bonheur privés est une des caractéristiques de la culture romaine de l’antiquité et de la philosophie stoïcienne. Brute témoigne tout au long de la pièce d’un grand patriotisme, et d’un zèle sans bornes pour le service dû à la patrie. Il refuse ainsi toute défaillance devant son devoir de citoyen républicain. Le soin de l’État bannit tout autre office et va jusqu’à se substituer à l’attachement à la progéniture. La Rome républicaine est en effet chérie comme un enfant par Brute ; il recourt lui-même à cette image : la république est l’œuvre qu’il lègue à la postérité. Enfin, Brute assimile son destin à celui de la république romaine, son honneur et son existence demeurent intimement liés aux intérêts de sa patrie ; toute atteinte à la première est vécue comme une agression par le second:

Rome j’ai par mes soins brisé ton esclavage,
Mais croy que je sçauray soustenir mon ouvrage,
Et pour le faire choir il faudra qu’aujourd’huy
D’un semblable revers Brute tombe avec lui96.

Comme les personnages brossés par Corneille, Brute n’oublie jamais la cité dont il est le membre et le serviteur. En effet, dans les tragédies cornéliennes se dessinait déjà un ordre héroïque qui semble avoir été influencé par cet héritage stoïcien dans la mesure où il confondait le destin du héros avec celui de l’État. Rodrigue en prêtant son bras au service du roi devient « soutien de la Castille » et garantit ainsi le pouvoir royal. De la même façon dans Horace, le roi Tulle commande au héros qui a déjà tout sacrifié pour Rome de vivre « pour servir l’État. » On retrouve la même éthique, la même morale du salut national dans la tragédie de Claude Boyer qui fait tenir à Brute des discours de même nature, et clôt la pièce sur cette réflexion « Faisons que tous nos jours ne servent qu’aux Romains. »

Par ailleurs, la tragédie de Claude Boyer réinvestit un motif propre à la morale stoïcienne, celui du sacrifice au nom d’une fidélité indéfectible envers les principes moraux. Brute figure sur la scène tragique le sacrifice pour la patrie en faisant passer l’honneur de la république avant des considérations d’ordre privées et affectives et la mort de ses fils de est vécue comme un martyr, la métonymie du sang faisant le lien entre leur mort et la mortification du père. La tragédie de Claude Boyer propose également une transposition de cet idéal stoïcien sous la forme moins conventionnelle d’un martyre amoureux. Ainsi à la dévotion envers la patrie incarnée par Brute, au courage austère et à la vertu politique et farouche, s’oppose une dévotion envers l’être aimé, une vertu galante. Un amour oblatif conduit en effet les fils de Brute, Tite et Tibère, à se dépasser, à prendre tous les risques jusqu’au sacrifice de leurs propres vies pour préserver celle qu’ils aiment d’un amour inconditionnel. S’élevant au dessus des sentiments du vulgaire, les fils de Brute se parent d’une dignité tragique et édifient le spectateur :

Pourvu que nostre mort vous garde de perir ?
Qu’importe, quel de deux le sort fera mourir ?
S’il faut une victime à ce grand sacrifice :
Ce choix n’est pas à nous, que Rome la choisisse97.

La mort apparaît alors comme l’ultime gage d’une passion sans espoir. Triomphe du privé sur le public, c’est au nom de leur amour que les frères exigent d’être sacrifiés98. Il n’est pas fait mention devant Brute de convictions politiques profondes qui auraient suscité leur désir de renverser le régime, seul est invoqué le nom de Tullie puis le devoir de la servir et de la rétablir au rang que lui destinait sa naissance. De son côté Tullie que l’amour attache à Tite autant qu’à Tibère se montre tout aussi prête au sacrifice, à plusieurs reprises dans la pièce. Ainsi lorsque le coup d’État est découvert la princesse n’hésite pas, par deux fois, à se proposer comme victime expiatoire désirant ainsi détourner le courroux de Brute et sauvegarder la vie de ses amants. Elle ruine tout espoir de fuite loin de Rome ou de nouvelle alliance monarchique en se présentant à son ennemi et perd du même coup toute chance de voir le projet de restauration monarchique aboutir :

Que ne viens-tu Barbare en puiser dans ce flanc ?
Esteins du sang des Rois cette fureur avide,
Et du moins sauve-toy du nom de parricide. 99

Enfin, un autre témoignage de cette inspiration de la morale stoïcienne tient à cette propension qu’ont les personnages à « faire de nécessité vertu100 ». Le personnage de Junie notamment fait preuve à son tour, en appliquant cette maxime, de la vertu stoïcienne et romaine tant louée. Elle apparaît ainsi comme une mère éplorée mais résignée et sa constance est exemplaire. Elle refuse de se montrer abattue quand l’espoir de voir ses fils lui revenir vivants existe encore, si mince soit-il, et refuse au contraire de laisser paraître des signes de faiblesses lorsque tout est perdu. Drapée dans une dignité tragique elle continue à promouvoir les valeurs morales auxquelles elle croit ; elle exige la modération des effusions trahissant l’émotion, la faiblesse et prône une attitude magnanime dans le dépassement de soi et l’acceptation du sort. À l’acte IV, 5, elle exhorte même ses fils à observer une contenance noble alors que ces derniers, apprenant le châtiment qu’on leur réserve, semblent tentés par l’apitoiement et le désespoir.

Je force la nature et par un noble effort,
J’apprens à tous les deux à mespriser la mors.
Surtout qu’aucune plainte injuste ou legitime
N’oste rien à l’honneur d’un trespas magnanime:101

Ces manifestations de courage, d’abnégation et de dignité face à un sort défavorable qui caractérisent les protagonistes doivent susciter chez le spectateur une admiration pour la vertu :

Dans l’admiration qu’on a pour sa vertu, écrit Pierre Corneille en 1639 dans l’examen de sa pièce Nicomède, je trouve une manière de purger les passions dont n’a point parlé Aristote, et qui peut-être plus sûre que celle qu’il prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte. L’amour qu’elle nous donne pour cette vertu que nous admirons, nous imprime de la haine pour le vice contraire.

De vertueux criminels, des personnages en demi-teinte §

La Mort des enfans de Brute ne présente pas des modèles irréprochables ; elle offre des nuances dans la peinture des caractères. La pièce donne ainsi à voir des personnages en demi-teinte, « ni tout à fait coupables, ni tout à fait innocents » pour emprunter les termes de la description que fera Racine en 1677 de son personnage de Phèdre dans la préface de sa tragédie. Les relations entre les victimes et les coupables se complexifient, les victimes sont noircies par quelque crime tandis que les coupables se montrent dignes, au vu de leurs mobiles, de compréhension voire de pitié. Les personnages se trouvent en effet tiraillés par des exigences morales qui les placent devant des choix insoutenables et engendrent ainsi des situations de conflit dignes de la tragédie.

Désir d’absolu et imperfection humaine §

La revendication d’une certaine conception de la vertu, le respect de valeurs morales et d’idéaux érigés en impératifs catégoriques conduisent paradoxalement les personnages à des actes répréhensibles. Le canevas tragique reposant sur la révolte des fils contre leur père, la trahison des vues paternelles (Tullie se présentant devant Brute tombe en son pouvoir et ruine tout projet de restauration monarchique), la mise à mort d’enfants orchestrée par leur propre père, se nourrit de cette crise des valeurs morales dont on voit qu’elles peuvent paradoxalement servir des fins condamnables. La tragédie interroge ainsi les fluctuantes limites entre l’action droite moralement valorisée et la conduite coupable.

La passion amoureuse que les fils de Brute ont pour la fille de Tarquin nourrit à la fois des intentions magnanimes et vertueuses, mais elle se traduit dans le même temps par des actes répréhensibles qui entachent l’honneur des personnages. En comparant la tragédie de Brute avec Horace de Corneille, on s’aperçoit que les deux frères sont plus proches d’un Curiace que d’un Horace, adoptant comme lui les paroles et les attitudes d’un galant homme à l’égard de leur maîtresse, ils avouent comme lui sentir leur devoir de fils chanceler devant l’infortune de celle qu’ils aiment. C’est par amour, et pour respecter l’engagement sur la foi donné à Tullie, que Tite et Tibère se rendent coupables ; la fidélité à des principes éthiques et moraux se traduit donc paradoxalement par des comportements criminels qui contreviennent à d’autres impératifs plaçant les personnages dans des situations de conflits irréductibles. Coupables d’abord, ils le sont pour avoir failli à l’honneur qui leur intimait d’obéir et d’imiter leur père et ses convictions, en se ralliant à la conjuration. Toutefois, le soupçon d’un crime plus grave les poursuit, celui de parricide. L’assassinat de Brute n’est pas clairement abordé par Tullie qui réclame vengeance et qui finira par écarter cette éventualité. Pour les frères cependant la mort de Brute apparaît comme inévitable s’ils persistent dans leurs vœux de servir la princesse et entreprennent de prendre les armes pour renverser le régime, en ralliant l’armée de Tarquin qui attend aux portes de la cité. Leur trahison envers leur père sur laquelle plane ce soupçon d’aspiration au parricide est décrite comme une souillure indélébile : « J’effaceray bientost cette honteuse tache102 ». Brute en vient ainsi à renier ses enfants, leurs actes témoignant à ses yeux d’une dégénérescence, d’un avilissement inacceptable :

Ah ! Non, non; mes enfans ont une ame plus pure,
Esloignez-vous de moy, Monstres de la nature103.

Enfin, il réinvestit l’imagerie animale qualifiant ses enfants de « vipereaux » et la métaphore du « monstre » pour condamner le vice dont ses fils se sont rendus coupables.

Pourtant Tite et Tibère bénéficient de circonstances atténuantes pour leur trahison. La grandeur et la noblesse des sentiments qui les animent et motivent leurs actes contribuent à les racheter. L’amour qu’ils éprouvent pour la fille de Tarquin et qui cause leur crime en les associant à la conjuration n’est pas regardé par tous les personnages comme une passion coupable et criminelle. Seul Brute appuie l’image d’une passion amoureuse au sens de « patior » (ce qui est subi et implique donc une altération de la volonté), de maladie amoureuse et pernicieuse causée par quelques charmes. Il est vrai qu’à plusieurs reprises la passion amoureuse dont les frères célèbrent la pureté et la noblesse arrête les réflexions, étouffe les réserves et rend téméraires les âmes les plus réservées. L’amour lève les impératifs de la civilité et de la religion. Ainsi Tibère tient tête à son géniteur et revendique avec provocation son geste de conspirateur : « Nous ne l’avons pas fait: mais malgré nostre Pere, /Nous le ferions encor si nous le pouvions faire104 », tandis que la passion que nourrissent les frères pour Tullie les enjoint même à braver, à manquer de respect aux dieux au détour d’imprécations, ainsi Tibère s’emporte : « Que s’ils l’osoient choquer d’un mot injurieux, /Nous nous revolterions mesme contre les Dieux105 ». Les autres personnages ne s’offusquent pas d’une affection née entre des êtres aux qualités reconnues et bien nés106. Plus encore, l’amour parce qu’il mène au sacrifice de valeurs auxquelles les frères répètent être attachés devient principe d’héroïsme à leurs yeux. L’oubli du devoir filial et civique au nom de l’amour, le renoncement douloureux aux vertus peut ainsi paraître moins blâmable et même digne, à défaut d’admiration, d’empathie. Les actes de Tite et Tibère vont effectivement provoquer dans leur entourage un élan de compassion ; c’est le cas lorsqu’ils obtiennent le soutien du peuple romain assemblé convaincu de leur grandeur d’âme et touché de leur malheur comme lorsque leur mère exprime sa fierté de les voir redouter le sort de leur maîtresse plutôt que de craindre leur propre mort. Les fils de Brute ne sont donc pas étrangers à un certain idéal d’héroïsme et de vertu. Comme ils le souhaitaient, le sacrifice que leur dicte la fidélité au serment amoureux, le respect de la parole donnée leur donne l’occasion de prouver leur bravoure et leur vertu alors même qu’ils devraient être blâmés et honnis pour leur trahison. La réaction de l’assistance confirme le glissement de leur statut de coupables réprouvés par leur père en victimes et mêmes en martyrs amoureux ; le jugement populaire favorable aux deux frères apparaît alors comme miroir de la réaction affective espérée des spectateurs au théâtre. La mort par amour apparaît ainsi comme une forme d’épreuve pour atteindre le dépassement de soi et la grandeur tragique. Tite et Tibère quittent la sphère de la plainte et du remords qui affaiblissait leur héroïsme pour faire preuve de la même vertu stoïcienne que leur père.

Par ailleurs, ce choix d’une peinture morale qui intègre des nuances concerne également les personnages dont on voulait a priori faire des modèles de conduite irréprochables. Brute se réclame d’une haute considération de la vertu et en fait le principal mobile de ses actions. Pourtant il manifeste une hauteur et une raideur excessive, drapé dans cette vertu qu’il ne cesse de revendiquer. La sévère vertu dont fait preuve le personnage menace alors de devenir une austérité froide et rigide, quoique Boyer tente de faire de cette austérité une ardeur héroïque au service de la patrie romaine pour justifier l’acte inacceptable, la mise à mort des enfants. Le personnage de Brute rappelle alors celui d’Horace dans la tragédie cornélienne. Face à un Curiace moins superbe et plus enclin au doute et à la plainte, opposant au simple héroïsme ce qu’il nomme « la vertu », une qualité qui requiert une attitude proprement extraordinaire, Horace choisit pour sa part cette « solide vertu » qui « n’admet point de faiblesse avec sa fermeté107 » ; c’est au nom de cette conception intransigeante qu’il mettra à mort sa propre sœur, un crime qui n’est pas sans évoquer celui dont se rend coupable Brute. Ce dernier pousse son exigence et son amour de la vertu au-delà de toutes limites, et semble s’enivrer de ce sentiment. Il se rend ainsi coupable d’orgueil. Ce qui sera vrai plus tard pour le Lorenzo de Musset, auquel Philippe rappelle que « L’orgueil de la vertu est un noble orgueil108 », l’est déjà pour le Brute de Claude Boyer. L’expression forte du devoir se manifeste chez ce personnage par une passion liée à ce même devoir. Le risque de l’outrance existe donc en germe dans le personnage de Brute et menace de le faire basculer de la gloire au péché d’orgueil. De la gloire, qui est une forme passionnée de l’honneur, très invoquée dans le théâtre cornélien, on retrouve de nombreuses occurrences dans la pièce de Claude Boyer. S’étant rendu illustre par le service qu’il a rendu à Rome, Brute a une haute idée de lui-même et de ce qu’il se doit, du respect qu’il se doit. Pour Brute il s’agit donc avant tout de ne pas déchoir à ses propres yeux et aux yeux de ses concitoyens peu importe la nature des actes qu’il lui faudra commettre. Il veut réaliser la plus haute image de lui-même et doit pour cela « se faire un effort », c’est-à-dire faire un effort sur soi : « Mon vrai crime est ma gloire…109 ». Sa persévérance dans la dureté, son intransigeance tendent à entacher une vertu, peu désirable, au vu du prix qu’elle réclame. Les occurrences nombreuses du terme « fureur » se trouvent ainsi associées au personnage de Brute qui se rend coupable d’excès jusqu’à commettre un crime irréparable, l’infanticide, et invitent ainsi à renouer avec le motif grec de l’ hybris comme manifestation déréglée et démesurée de l’orgueil humain. La vertu farouche que Brute qualifié de « grand adorateur de la vertu romaine110 » souhaite incarner dans ses manifestations les plus extrêmes s’apparente alors à un violent mouvement de l’âme, passion instinctive qui peut aller jusqu’à la rage et la frénésie.

Cét orgueil insolent qui chasse nos Monarques,
Laisse de la fureur d’assez sanglantes marques111 :
Mais qui peut resister aux traits de sa fureur,
Si le seul nom de Roy luy donne tant d’horreur112 ?
Brute, portez le coup, vous voyez la victime,
Je n’apprehende point la fureur de vos mains113,
Que ne viens-tu Barbare en puiser dans ce flanc ?
Esteins du sang des Rois cette fureur avide114,

La nature fondamentalement positive de la « vertu » tend ainsi à être remise en cause et participe d’une redéfinition des caractères monolithiques comme en témoignent les adjectifs épithètes que le dramaturge associe à la valeur morale : « vertu sévère » (V, 1), « âpre vertu » (IV, 6), « tyrannique vertu » (V, 4). Il est également fait mention de l’« âpre vertu » (v. 220) de Brute. À la lumière de la définition du terme proposée par Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) il est possible de rapprocher la vertu dont fait preuve Brute d’un état passionnel et excessif : « APRE, se dit aussi de celuy qui est fort avide dans ses désirs et ses passions. » ; l’association dans la bouche de Brute des termes « tyrannique » et « vertu » favorise elle-aussi ce rapprochement inquiétant. Libre sur le plan politique, Brute n’en subit pas moins une autre forme d’asservissement en se pliant malgré lui aux exigences de la vertu. La fermeté, la résolution de Brute sont alors sujettes à l’ambigüité ; s’agit-il vraiment d’un comportement exemplaire digne d’admiration ou d’une manifestation outrancière d’un amour propre qui bafoue les lois de la nature autorisant les pires actions ? Cet orgueil qui caractérise Brute le conduit en effet à un geste considéré comme cruel et inhumain, au sacrifice de ses propres enfants. Les accusations d’inhumanité, de cruauté se multiplient et se trouvent relayées par les instances les plus impartiales. Ainsi à l’acte IV, 1 Junie rapporte à Tullie la réaction du Sénat à l’annonce par Brute de son intention de sacrifier ses deux fils conspirateurs. Une telle mise à mort est considérée comme un acte transgressif et non comme une preuve de vertu :

Le sénat estonné de sa rigueur extrème,
De la mort de ses fils plus touché que luy-même,
A son impieté ne consent qu’à regret115.

À l’acte V, 4, Brute reconnaît lui-même sa culpabilité et l’énormité de son crime mais ce mouvement est rapidement dépassé. Brute rougit d’avoir versé des pleurs et refuse de céder plus longtemps au repentir qui détruirait sa gloire. C’est sur ce sursaut de vertu romaine et d’orgueil et sur un appel à sa propre célébration que s’achève la pièce, laissant ainsi planer le doute quand à la considération que le spectateur peut avoir du personnage.

Des dilemmes cornéliens, « le personnage tragique vit dans le conflit, dans la crise116 » §

Le combat des passions contre la nature, ou du devoir contre l’amour, occupe la meilleure partie du poème, et de là naissent les grandes et fortes émotions, qui renouvellent à tous moments et redoublent la commisération117.

Les oppositions des sentiments de la nature aux emportements de la passion ou de la sévérité du devoir forment de puissantes agitations qui sont reçues de l’auditeur avec plaisir ; et il se porte aisément à plaindre un malheureux opprimé ou poursuivi par une personne qui devrait s’intéresser à sa conservation, et qui quelque fois ne poursuit sa perte qu’avec déplaisir, ou du moins répugnance118.

Le sujet d’une tragédie se doit donc selon Corneille d’opposer les tendresses du sang aux lois du devoir119 ; l’exigence de l’honneur aux penchants des affections. Claude Boyer applique fidèlement cette maxime cornélienne et le sujet de sa tragédie inspiré de Tite-Live est adapté à ce principe cornélien. Face à un choix qui devrait être déchirant entre les principes républicains qu’il défend, ses responsabilités devant le peuple romain en tant que consul et l’amour paternel qu’il nourrit à l’égard de Tite et Tibère, Brute semble peu en proie au dilemme et n’hésite pas à condamner à mort ses deux fils. Là où les enfants hésitent et délibèrent Brute fait preuve de fermeté et de résolution dans sa décision. Il persiste dans sa douloureuse décision alors même que les tentatives de le faire fléchir se multiplient (intervention du Sénat en faveur des condamnés, plaintes d’une épouse éplorée, prières d’un peuple touché par son infortune). Comme naguère Horace, personnage cornélien auquel il se compare, Brute tente de simplifier les données d’une situation intolérable. Il ne récuse pas le destin mais il compose avec lui, en éliminant autant que possible les vaines récriminations du sentiment, les plaintes amollissantes du cœur. Une seule mention est faite, dans le récit que Marcelle fait de l’exécution publique des fils de Brute à l’acte V, 1, du « combat120 » que se livrent des exigences contradictoires, la tendresse paternelle et le dévouement pour les intérêts de la patrie ; tandis qu’une seule scène est dédiée à la déploration et aux remords (acte V, 4) mais Brute a déjà accompli son devoir, mis à mort ses enfants, et se ressaisit presqu’aussitôt.

Le titre de la tragédie annonce par ailleurs qu’une place importante sera réservée aux frères rivaux et néanmoins amis qui se trouvent partagés et ne parviennent à choisir entre des attitudes également légitimes mais inconciliables, entre leur devoir filial et un amour qu’ils considèrent comme légitime. Le dramaturge ne cherche pas l’épanchement gratuit des sentiments mais peint l’amour vertueux, héroïque et contrarié des enfants de Brute en présentant des personnages en proie aux dilemmes, aux prises entre des exigences contradictoires tout aussi dignes d’emporter leur assentiment et de dicter leur conduite. Tite, Tibère et Tullie apprennent en effet à leurs dépens qu’on ne peut aimer dans le camp des ennemis. Comme on peut l’observer au cours de longues discussions infructueuses sur la voie à choisir, l’obstacle tragique est toujours source de méditation morale, de débat intérieur. Charles Mazouer propose une typologie des cas tragiques engageant le héros dans un débat moral faisant de Corneille l’initiateur de ces types de choix121. Le premier, le plus simple, consiste pour le héros à choisir la bonne ou la mauvaise conduite, la vertu engage clairement dans une voie à laquelle le personnage peut se tenir ou bien renoncer. Le second type de choix instaure un débat entre deux postulations bonnes, entre deux valeurs qui méritent également d’être servie et défendue, le devoir patriotique vient ainsi se heurter dans la tragédie de Claude Boyer aux postulations de l’individu privé. Le débat porte comme dans Horace, pris en exemple par Charles Mazouer, sur la priorité et les modalités de choix entre deux exigences. Cette situation inextricable entre deux extrêmes puissants que sont l’amour et le devoir se trouve résumée par Tite à l’acte II, 1, v. 482 : « Satisfaire à l’Amour, sans blesser la nature ». Les personnages sont mis en demeure de faire un choix impossible, choix qui les oblige en premier lieu à une réflexion morale particulièrement aigue. D’un côté Tite et Tibère se trouvent contraints par amour pour la princesse Tullie à rallier la cause monarchiste et d’un autre côté ils sont tenus d’observer leur devoir de fils en obéissant à la loi du père122 comme le rappelle Tite dès la scène 1 de l’acte I : « Vitelle, j’obéis à ce devoir severe, /Qui soûmet les enfans aux volontez d’un Père123 ». Si la considération du devoir de la naissance et le soin de l’honneur restent prégnants pour les personnages, l’amour et le devoir envers l’être aimé s’imposent avec tout autant de force. Ainsi, le choix de l’amour et ce qu’il implique, la désobéissance envers le père, la trahison du régime républicain, peut l’emporter sur la considération du devoir dans la mesure où il s’agit d’un amour honnête entre gens de bonnes conditions, conforme aux bienséances et susceptible de provoquer des actions nobles et vertueuses. L’amour et la gloire que l’on cherche à opposer dans la tragédie de Claude Boyer sont pourtant plus proches qu’on ne croit : la gloire est fondée sur l’estime de soi tandis que l’amour est fondé sur l’estime de l’être aimé124. Le dilemme cornélien opposant l’amour et le devoir tel qu’il est décrit dans le Discours de la tragédie par Corneille et se trouve ainsi infléchi. Tite et Tibère se sont en effet engagés par serment auprès de Tullie, leur devoir les incite donc également à la servir pour rester fidèle à la parole donnée au risque de s’avilir à leurs propres yeux s’ils venaient à rompre cet engagement : « J’ay donné ma parole, et je la veux tenir :/Je remettray Tarquin, je vengeray Tullie125. » D’un côté l’honneur rejoint les liens du sang, de l’autre il sert les liens amoureux ; plus précisément, il s’agit pour les frères de se rendre digne de l’amour de Tullie : « Respectez un devoir qui force tous les cœurs/D’avoir pour vos beautez de pareilles ardeurs126. » Placés dans la même situation que naguère Cinna, le héros de Corneille, qui déclarait « Je deviens sacrilège ou je suis parricide127 », les deux frères se réfèrent à la parole donnée à la femme aimée comme à un devoir tout aussi impératif que celui qui les lie à leur père et à sa charge. Pour décrire leur engagement à observer les lois de l’amour Tite et Tibère recourent au même vocabulaire, « commandement, zèle, respect », et placent ainsi de nouveau les deux instances paternelle et amoureuse sur un même plan pour signifier davantage le dilemme qui impose de trancher entre les deux. La participation à la conjuration se veut donc un gage de la valeur et de la sincérité des amants, elle est vécue par Tite et Tibère comme une mise à l’épreuve :

Pouvons-nous esperer un si superbe prix,
Nous qui pour l’acquérir n’avons rien entrepris ?
Autant que demander une faveur si rare,
Et que pour l’un de nous sa bonté se declare,
Il faut par des exploits dignes de nostre ardeur,
Tâcher à meriter cette insigne faveur.
Il faut qu’à sa maison la Royauté renduë,
L’insolence de Rome à ses pieds confonduë,
Son Père, et nos travaux portant son interest,
Luy demandent pour nous ce glorieux Arrest128

L’expression de ce dilemme occupe la totalité du second acte et se trouve relayée dans les trois autres à travers des motifs récurrents. Ainsi, relevant de cette topique de la contradiction, on observe d’abord la métaphore du « combat » qui revient fréquemment pour décrire le débat entre deux impératifs inconciliables : « De quels divins transports nostre ame est assaillie/De quels combats l’amour reste victorieux129 » ; « Hélas ! que ce combat a pour moi de rigueur ! /Où la mort seulement est le prix du vainqueur130 ; « Mais plus pour ses enfans il souffre des combats131 ». Dans les vers suivants, « ennemis », « contre », « pressé », « triomphé », « déchiré » sont des termes qui relèvent de ce champ lexical :

L’espoir de ce bon-heur ne nous est plus permis,
L’un ou l’autre, ou tous deux seront nos ennemis. 
Sentimens estouffez d’amour, et d’amitié,
Cher et sacré respect belle, et divine flame ;
Triomphez l’un ou l’autre, et regnez dans nôtre ame :
Ou puisque l’un et l’autre ont pour nous tant d’appas,
En déchirant nos cœurs, donnez-nous le trespas132.
Nous sommes arrivez dans une conjoncture,
Où trouvans contre nous l’amour, et la nature,
Pressé de deux devoirs si sacrez, et si saincts133,
Sentimens estouffez d’amour, et d’amitié,
Cher et sacré respect, belle et divine flamme ;
Triomphez l’un ou l’autre, et régnez dans nôtre ame :
Où puisque l’un et l’autre a pour nous tant d’appas,
En déchirant nos cœurs, donnez nous le trespas134.

L’incompatibilité des sentiments et des devoirs à observer est également rendue sensible dans la construction du vers 413 qui repose sur un hypozeuxe c’est-à-dire un parallélisme de construction (grande concordance des vers autour de la césure) opposant frontalement les deux impératifs : le respect dû au père occupe le premier hémistiche, la passion amoureuse pour Tullie le second. Les expressions dérivées « forcer/blesser la nature » s’inscrivent elles aussi dans cette métaphore topique du combat pour exprimer le dilemme. Le lieu des contraire est également fortement convoqué jusque dans ses formes extrêmes comme l’antithèse et l’oxymore : « Si cette sainte amour le fait nostre ennemy135 », Tite dans ce vers renvoie dos à dos deux termes antithétiques, « amour » rehaussé par l’épithète qui souligne la pureté du sentiment et « ennemi » qui convertit le père, allié potentiel au vu des liens du sang en opposant ; à d’autres moments c’est l’oxymore qui est convoquée dans le discours des personnages : « cruelle amour136 », « un ennemi si doux137 », « objet ensemble et doux et rigoureux138 » (la répétition de la conjonction de coordination « et » renforce la binarité du vers et rend ainsi d’autant plus sensible la nature double des sentiments pour Tullie et le fait qu’ils entretiennent une perpétuelle hésitation). Ces procédés rhétoriques associés à la métaphore du combat rappellent que les dilemmes impliquent une situation de duplicité pour les personnages tiraillés, divisés au plus profond d’eux-mêmes. C’est donc finalement la suspension du jugement qui l’emporte avec une forte récurrence du verbe «  balancer139 ».

La dialectique du devoir et de la passion fonctionne en effet très bien pour Tullie qui se trouve aux prises avec des aspirations contradictoires : être rétablie sur le trône confisqué à son père et voir triompher son amour inconditionnel pour les frères Tite et Tibère. Elle manifeste sur scène la douleur d’une séparation impossible entre les tendresses d’une amante et les résolutions de la fille d’un souverain. Tullie apparaît alors comme un avatar des héroïnes cornéliennes auxquelles elle emprunte de nombreux traits. On retrouve en elle les déchirements entre la voix du cœur et celle du devoir tels qu’a pu les éprouver l’Émilie de Corneille, elle qui « aime encore plus Cinna qu’elle ne hait auguste140 » mais qui poussée par les exigences de sa « gloire » se croirait infâme si elle n’accomplissait pas son devoir. Plus sensible et attentive aux plaintes du cœur, si Tullie marche vers un idéal d’honneur, elle ne lui sacrifie pas tout ; le feu qui la dévore est moins la passion de la justice qu’une passion amoureuse oblative. Alors que l’héroïne de Corneille voit son amour céder, même au prix de son bonheur, devant la cause qu’elle défend, Tullie se laisse dominer par sa passion qui la mène au sacrifice. Elle se rapproche ainsi de la Camille d’Horace qui comme elle connaît les contradictions nées d’un amour irrépressible pour l’ennemi, et les travers d’une passion amoureuse qui la conduit à la mort. Comme l’amante de Curiace, elle tend ainsi à incarner le tragique de la passion dévorante, insurmontable et funeste. Quoiqu’elle ne semble jamais perdre de vue le souci de sa gloire et de son rang, le pathos finit par l’emporter, au détriment de l’incarnation de la fonction royale141.

Les personnages de La Mort des enfans de Brute semblent avoir en commun leur aspiration à la perfection morale et une éthique rigoureuse que contrebalance pourtant une nature humaine imparfaite ; ils sont ainsi susceptibles, dès lors qu’ils se trouvent en proie aux dilemmes et sont confrontés à des choix impossibles ou extrêmement douloureux, de commettre l’impardonnable, de se rendre coupables. Ils conservent leur statut de héros tragiques, c’est-à-dire d’êtres vertueux susceptibles de commettre une faute qui, en les faisant tomber dans le malheur, est de nature à susciter la crainte et la pitié. Comme l’expliquait Aristote, la vision d’un individu absolument innocent et continuellement en proie à la souffrance et au malheur génère un sentiment de répulsion indignée ou d’horreur, ce qui excède la frayeur et la pitié. Le sentiment d’indignation est le même lorsque le criminel est un tyran tout au long de la pièce sans jamais être mis en déroute. Les personnages de la tragédie de Claude Boyer parce qu’ils ne sont pas infaillibles et peuvent fauter se montrent aptes à susciter la compassion des spectateurs enclins à plaindre leurs souffrances et à admirer la fermeté de leur résolution lorsque leur destin est scellé.

Chapitre III : Dramaturgie de l’émotion, un théâtre qui privilégie la dimension pathétique §

« La principale règle est de plaire et de toucher : toutes les autres ne sont faites que pour parvenir à cette première » écrira Racine dans sa préface de Bérénice (1670) ; l’une des attentes du public tragique est de connaître les troubles de l’âme qui affectent les héros. Les spectateurs du théâtre tragique souhaitent éprouver ce paradoxal plaisir des larmes qui est comme « une douleur affaiblie et diminuée142 » par le prisme de la représentation, de la fiction :

On veut être ému, agité ; on veut répandre des larmes. Ce plaisir qu’on prend est si bizarre, que je ne puis m’empêcher d’y faire réflexion. Se plairait-on à voir quelqu’un que l’on aimerait dans une situation aussi douloureuse que celle où est le Cid, après avoir tué le père de sa Maitresse ? Non, sans doute. Cependant le désespoir extrême du Cid, le péril extrême où il est de perdre tout ce qui lui est cher, plaît par cette raison même que le Cid est aimé du Spectateur ; d’où vient qu’on est agréablement touché par le spectacle d’une chose qui affligerait si elle était réelle143 ?

Claude Boyer montre sur scène à travers la plainte des victimes et la fureur des bourreaux, les malheurs de personnages historiques illustres en proie à des passions contradictoires, qui subissent les affrontements terribles et douloureux entre le devoir et les inclinations, les penchants affectifs. Il perpétue ainsi un système dans lequel l’écriture dramatique doit émouvoir le spectateur en lui donnant à percevoir, voir et entendre, ce que les personnages éprouvent. Lorsque Claude Boyer rédige sa pièce, la tragédie est en pleine évolution délaissant quelque peu la représentation de la fureur au profit des passions plus douces, plus humaines, et des personnages polis même dans le malheur à l’instar de Junie appelant ses enfants à une exigence de constance et de dignité face à la mort. Ainsi comme le prescrivait La Mesnardière, la tragédie privilégie les gémissements et les pleurs de la pitié plutôt qu’elle n’insiste sur la colère et la haine. La Mort des enfans de Brute se veut donc à la fois une œuvre où le tragique réside dans le choc des volontés fortes et contraires, où des héros luttent, et une œuvre qui donne à voir l’écrasement d’une vie sous le poids d’un destin faisant une grande place à la déclamation, au lyrisme et au pathos d’autre part. Le dramaturge se penche alors sur la réaction des personnages qui vaincus, atteignent le sublime dans la mort ou l’élévation morale dans la résignation vertueuse.

Prépondérance d’un lyrisme élégiaque §

Une progression inexorable vers le dénouement §

Il semble que Claude Boyer n’ait pas totalement tourné le dos aux influences des formes tragiques héritées du XVIe siècle et en particulier aux tragédies dites « statiques ». En effet, l’issue de la tragédie La Mort des enfans de Brute est déjà connue dès son commencement. Tout semble révolu. Le malheur a déjà frappé les Tarquins blessant les deux frères Tite et Tibère dans leurs convictions politiques et leurs espérances amoureuses ; tandis que la mort (le plus souvent le suicide) invoquée tour à tour par tous les personnages paraît dès l’ouverture de la pièce être la seule issue, l’unique recours et perspective face à des situations inextricables et la seule action à la portée des personnages. Tite la désigne déjà comme le remède aux maux qu’il endure dès l’acte I, 1 : « Mourons Tibère […]144 » ; Tibère y vient à son tour rapidement à l’acte II, 2, « A la mort145 ». Les deux frères acceptent la mort comme leur destin pour garantir le bonheur des êtres aimés: « Je mérite la mort et luy votre pitié146. » / « […] il mourra pour son frere147 ». Tullie qui l’invoquait à la suite de Vitelle, « Le desespoir d’un bien qui bornoit mon envie, /Precipite mon sort, et m’arrache à la vie148. » comme l’unique moyen de pression pour déterminer les frères à l’acte I, 2 : « Allez, delivrez-vous du soin de ma vengeance;/N’y prenez plus de part, ma mort vous en dispense149 », l’évoque ensuite sous la forme impérative comme la seule alternative au malheur qui la frappe à l’acte IV, 1 : « Livie, il faut mourir […]150 » un impératif que l’épouse de Brute reprendra à son compte deux scènes plus tard151. Par ailleurs consciente qu’elle ne peut espérer autre chose qu’une fin tragique, Tullie cherche même à plusieurs reprises à servir de victime au courroux républicain pour protéger ses amants, notamment à l’acte V, 2 : « Le sacrifice est prest pour expier ce crime, /Et leurs Dieux rarement se passent de victime152 ». Brute lui-même en vient à réclamer la mort devant son épouse lorsqu’une fois ses enfants morts il laisse échapper des remords : « Ils ont perdu la vie, /Et la mienne par toy me doit estre ravie153. » La conjuration est quant à elle avortée dès le premier rassemblement à la fin de l’acte II, la condamnation à mort des conjurés prononcée dès le début de l’acte III. Il ne reste plus aux personnages, semble-t-il, qu’à manifester sur la scène les agitations que provoque leur infortune, à débattre de l’attitude à adopter face à cette situation douloureuse tandis que le spectateur voit inexorablement arriver la catastrophe. Cet implacable acheminement vers l’issue inéluctable de la tragédie ménage deux moments : les confrontations et les récits.

Claude Boyer privilégie ainsi les discours qui se déclinent en récits des évènements cruciaux d’une part, en lamentations et délibérations plaintives d’autre part. Le discours occupe alors la première place154. Ainsi non seulement les délibérations forts nombreuses dans la tragédie La Mort des enfans de Brute font progresser l’action en ce qu’elles conduisent toujours à un geste ou une décision grave, mais de surcroît, si les tirades des personnages respectent les contraintes parfois artificielles de la rhétorique, elles n’en perdent pas leur intensité dramatique et leur puissance émotive. Les personnages tentent tout d’abord de se contraindre, mais se laissent peu à peu gagner par leurs sentiments ; l’émotion croît sans cesse jusqu’à atteindre un climax. Il en va de même pour les récits qui informent de manière plus ou moins exhaustive et favorisent une tension et une émotion grandissante de l’assistance.

Par ailleurs, les discours tentent de masquer l’irréversibilité d’une issue annoncée, celle d’une mise à mort ; l’auteur dramatique ménage ainsi des effets de suspension et des rebondissements155 brisant la linéarité initiale du sujet :

Le dramaturge transforme l’accès au dénouement en remplaçant l’irréversibilité initiale par une mise en place progressive des conditions qui amènent au geste final ou à la mort des personnages. Cette mise en place, qui repose sur la création d’une situation bloquée, substitue à l’action d’une entité supérieure, qu’il s’agisse d’une hérédité pesante ou d’une volonté divine vengeresse, la volonté des personnages et, tout en réservant le dernier acte à la catastrophe, permet un subtil et complexe jeu sur le pathétique156.

L’amour et la volonté de satisfaire l’âtre aimé constituent le déclencheur de la catastrophe, elle conduit les personnages à changer de disposition, des changements dont témoignent leurs discours et qui semblent susceptibles d’influer sur le dénouement. Apprenant que Tullie vit, Tite et Tibère expriment la volonté de servir ses vues mais l’attachement et le désir de rester fidèles à leur père les poussera ensuite à se raviser une fois que Tullie se sera retirée; l’hésitation constante entre ces deux aspirations les conduira finalement à choisir la mort, mort qui leur sera effectivement administrée comme peine pour leur trahison. La passion amoureuse conduit également Tullie à modifier sa conduite; elle s’expose pour eux en révélant qu’elle a survécu à Brute, faite prisonnière elle exprime le désir de se substituer à ses amants au moment du supplice public et après leur mort annonce qu’elle suivra ceux qu’elles aiment dans la mort avant de se suicider. L’auteur introduit ainsi des renversements successifs de fortune ou péripéties qui émanent de la volonté des personnages. La décision du Sénat d’épargner l’un des deux fils (acte IV, 2), l’annonce de la décision de Brute qui choisit finalement d’ignorer cette grâce et de les condamner tous deux (acte IV, 4), enfin la suspension momentanée de l’exécution laissant espérer une issue heureuse (acte V, 1) constituent des retournements de situation qui semblent compenser l’apparence statique de cette tragédie. Les péripéties donnent donc l’illusion de mouvement alors qu’elles ont pour finalité paradoxale d’annuler le cours possible de l’action en permettant à l’annonce du titre de se concrétiser, elles aiguillent les tensions jusqu’au paroxysme.

Un modèle discursif privilégié : l’élégie, le parti pris de la déploration §

Si la tragédie La Mort des enfans de Brute privilégie le discours, elle choisit également une modalité particulière qui témoigne de ce glissement du genre tragique de la représentation de la fureur, des actions odieuses à la déploration fataliste, au lyrisme élégiaque et à l’amplification verbale du malheur. Claude Boyer privilégie ainsi selon la définition de l’élégie que propose La Mesnardière : « des discours languissants de personnes affligées157 », discours archétypal des souffrances tragiques. Dans La Mort des enfans de Brute, le lyrisme de la déploration se révèle très présent et si les trois rhétoriques (judiciaire, délibérative, démonstrative) sont représentées, le pathétique l’emporte. Or La Mesnardière qui place la tragédie du côté de la majesté et de la grandeur définit au contraire l’élégie comme

une espèce de Poème qui est propre aux choses lugubres »158, à la mort et à l’amour en particulier «  son style étant conforme à ses pensées douloureuses, ses paroles […] modestes, son élocution languissante et son caractère facile159.

Pourtant l’alliance de la tragédie et de l’élégie est envisagée par La Mesnardière surtout dans le cas où un héros tragique ne peut plus entrer dans de terribles fureurs mais seulement se plaindre. C’est le cas des fils de Brute, présentés comme de jeunes gens honnêtes, galants et raisonnables, livrés par un sort rigoureux, qui leur ôte la possibilité d’agir (se serait s’armer contre un père ou menacer la vie d’une amante), à un discours languissant et affligé. L’élégie intègre donc la sphère du tragique dans le cadre du discours. Il ne s’agit pas de représenter des actions pitoyables sur scène mais de dispenser des discours pathétiques. Exprimés en style moyen, les sentiments, les douleurs des personnages vont pouvoir susciter la compassion du public.

Propres à susciter la souffrance des personnages, les liens familiaux sont depuis l’antiquité les lieux privilégiés de la tension tragique, qui tend à les trahir, à les rompre, à les subvertir ; ils deviennent chez Claude Boyer un moteur puissant de la dimension pathétique dans la mesure où Brute illustre le cas d’une paternité malheureuse. À cela le XVIIe siècle ajoute le lien amoureux. La passion amoureuse, devient ainsi le thème de prédilection de l’élégie et une passion moderne qui permet la rencontre de ce genre discursif avec la tragédie classique. Le public réclame ces unions impossibles, ces séparations lamentables, ces adieux déchirants, cette fidélité à l’épreuve de la mort et de l’idéal, et d’autres situations pathétiques que l’amour introduit au théâtre et dont La Mort des enfans de Brute offre des exemples édifiants. Il semble bien que les amants en larmes soient un gage d’émotion tragique. Dès les années 1635-1640 se développe en effet dans la tragédie un pathétique tendre hérité du modèle pastoral sous l’influence notamment des Amours de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, probablement écrite en 1621 et représentée en 1623, et qui triomphe dans la tragédie de Du Ryer, Alcionée en 1637. Cette dernière pièce mettait en relief la circulation des larmes suite à la mort du héros à l’acte V ; les larmes coulent sur les visages et sont l’objet de discours, les modalités pathétiques, exclamations, interrogations, la multiplication des interrogations qui accentuent l’émotion, et hyperboliques, interjections abondent. Nous retrouvons dans La Mort des enfans de Brute ce type de discours et de modalités qui renforce la dimension pathétique de la tragédie. On relève de nombreuses occurrences des verbes « toucher, estonner », ainsi que des substantifs « malheur, pitié, plainte, tristesse, douleur » ou encore, des adjectifs « déplorable, lamentable, triste, pitoyable ». Les occurrences des larmes, des pleurs, qui relèvent à la fois d’un vieil arsenal tragique hérité de Sénèque et d’une évolution des goûts d’un public soucieux de galanterie sont particulièrement nombreuses dans la pièce160 ; on relève notamment dix-huit mentions du terme pleur, deux du verbe « pleurer » et une rime particulièrement expressive « douleur/pleur161 ». Les larmes ont en outre une fonction oratoire précise, et participent à l’avancée du drame en ce qu’elles témoignent d’une montée de la tension dramatique, elles préfigurent dans la bouche de Tullie le sang versé :

Cher Vitelle, est-ce assez de vous donner des larmes ?
Et puisque je vous pers après de tles malheurs,
Devrois-je pas verser mon sang au lieu de pleurs162 ?
Sa soif ne s’esteint point avec l’eau de nos larmes ;
Pour la desalterer ce Tigre veut du sang163.

La mention des pleurs marquent également une gradation ascendante dans le pathétique ; ainsi Brute éperdu après la mort de ses enfants prend un visage plus humain « Souffre qu’à tout mon sang je donne quelques larmes !164 » Les larmes riment par ailleurs souvent avec armes165. Leur pouvoir peut ou non opérer mais elles apparaissent dans tous les cas comme un appel à la pitié plus ou moins persuasif : « Les pitoyables pleurs que vous versez pour eux, /N’ont pas moins sceu toucher ce peuple genereux : » (Brute, acte II, 1, v. 307-308) ; les enfants tentent vainement de toucher leur père par la vue de leurs larmes et par la mention de leur souffrance : « J’ay voulu par mes pleurs attendrir nostre père » (Tite, acte II, 2, v. 370), Junie mentionne à plusieurs reprises ses pleurs pour tenter de fléchir Brute et de le faire revenir sur sa fatale décision : « Qui par de tendres pleurs combattent sa colère » (acte IV, 1, v. 966). Ainsi, si les manifestations du malheur qui frappent les deux frères ne touchent pas le cœur sévère de leur père elles atteignent à coup sûr une autre cible indirecte, les spectateurs de la tragédie pour lesquels l’empathie fonctionne. La contagion lacrymale naît alors du sentiment de pitié que le dramaturge parvient à susciter devant un spectacle tragique, celui des amants déchirés que sont Tite, Tibère et Tullie, mais aussi celui des plaintes et des suppliques de cette mère affligée qu’est Junie.

L’élégie, ses procédés rhétoriques et en particulier l’évocation des pleurs dans la première partie du XVIIe siècle relèvent davantage du culte de la sensibilité et de la délicatesse qu’érige le discours galant. Cette évolution est notamment due à un lyrisme mondain, à une poésie qui célèbre cette marque de galanterie associée à un cadre intime et amoureux dans les salons aristocratiques dans les années 1630. La tentation galante passe en effet par les larmes qu’on verse complaisamment sur la scène tragique au XVIIe siècle, tandis que la complexion des personnages se fait volontiers plus  mélancolique. Un excès de lacrymogénie risque toutefois de rompre le charme et l’attendrissement connaît un seuil de saturation ; le dramaturge se doit donc d’être prudent, et de tâcher à trouver la juste mesure.

Galanterie et tragédie : une antinomie ? Casuistique galante des héros sentimentaux, le symptôme d’une crise de l’héroïsme §

La Sophonisbe qui a de la tendresse pour Massinisse jusqu’à la mort (la tragédie de Mairet) a été plus goûtée que celle qui sacrifie cette tendresse à la gloire de sa Patrie (la tragédie de Corneille)166.

On constate un infléchissement sentimental de la réflexion théorique sous l’influence de l’esthétique galante encore balbutiante au moment où écrit Claude Boyer. La question se pose alors de savoir s’il est ou non absurde de peindre en grands amoureux les personnages historiques au XVIIe siècle :

(La tragédie) n’est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d’entretiens galants, de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants pour faire rire, suivi à la vérité d’une dernière scène où les mutins n’entendent aucune raison, et où, pour la bienséance, il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il en coûte la vie167.

L’intrigue de la tragédie La Mort des enfans de Brute repose sur l’intrication des plans politiques et amoureux, elle offre une place centrale et non secondaire à la passion amoureuse et à l’épanchement du sentiment amoureux. La tragédie qui se renouvelle voit ainsi la galanterie gagner de plus en plus de place dans le théâtre tragique et La Mort des enfans de Brute confirme cette tendance. On critique toutefois très vite cette galanterie jugée incompatible avec la grandeur tragique. On reproche notamment aux héros tragiques de s’enfermer dans des discours froids et rébarbatifs où l’amour malheureux et le sort défavorable nourrissent l’écho d’une plainte sans fin :

User d’un discours galant, c’est préférer une douceur de bon ton au langage des passions qui ressortissent à la tragédie, c’est renoncer à pester et à laisser libre cours aux fureurs tragiques et aux violentes manifestations de désespoir pour préférer la tendre déploration, bref c’est frustrer le spectateur des violentes émotions qu’il est en droit d’attendre du personnage168.

À un long discours galant qui viendrait irriter ennuyer, le spectateur préfèrerait, à en croire l’abbé D’Aubignac, la manifestation brutale et soudaine du désespoir « il ne faut pas qu’il fasse une longue plainte mêlée de sentiments de tendresse et de douleur, mais il faut d’abord le mettre dans la fureur et prêt à se tuer lui-même169. » Les personnages des fils de Brute, héros historiques réécrits pour devenir des gentilshommes amoureux ont ainsi pu être taxés par les critiques d’émotivité exacerbée, préférant le discours de la déploration, les larmes et la prostration à l’action. L’adhésion au sort, si elle se fait trop sereine et se voile de mélancolie, peut en effet finir par compromettre la tragédie d’action. L’ultime héros de Corneille, Suréna atteint ainsi en 1674 un tel degré de détachement par rapport aux accidents du sort aux revirements de la fortune qu’il refuse en dépit des sollicitations pressantes, de se compromettre dans l’action, dont le champ lui est pourtant ouvert. L’enfermement dans la plainte, et l’extériorisation du désespoir par le biais des pleurs et des soupirs jette-t-il le discrédit sur les héros tragiques amoureux dans La Mort des enfans de Brute ?

Des héros non actantiels §

La tragédie tend à se composer d’une suite de plaintes, de déplorations, auxquelles les évènements du drame servent de prétextes. Le constat de leur impuissance face à un destin implacable incline les héros à se draper dans une dignité stoïque redevable au stoïcisme antique. Claude Boyer cherche donc moins à faire admirer des héros qui surmontent la situation tragique, même si cette exaltation de l’héroïsme se vérifie dans le traitement du personnage de Brute, qu’il ne tend à apitoyer le spectateur par les malheurs qu’occasionnent des évènements insurmontables et la cruauté du sort. Les héros romains de Garnier se complaisaient déjà dans de telles attitudes dignes d’un Caton d’Utique, figure du stage stoïcien par excellence, qui décida de se suicider par amour de la république après la prise de pouvoir de César. Ils favorisent alors une roide rhétorique et des sentences définitives comme celle prêtée à Brutus dans Cornélie, 1574 :

Je l’aime chèrement, je l’aime, mais le droit,
Qu’on doit à son pays, qu’à sa naissance on doit,
Toute autre amour surmonte ; et plus qu’enfant, que père,
Que femme, que mari, notre patrie est chère170.

Les héros de Boyer sont des exemples probants de l’amor facti c’est-à-dire du consentement au destin. Chacun des protagonistes se trouve peu à peu enfermé dans une ligne de conduite définitive, tracée par des principes, des idéaux, des sentiments et accepte alors son sort comme une chose immuable. Brute devra sacrifier ses fils au nom de son dévouement inconditionnel pour la patrie, Vitelle mourra pour son aspiration déterminée à restaurer la monarchie, Tullie, Tite et Tibère mourront au nom d’un amour défendu envers et contre tout. Les personnages sont voués à l’aboulie. Le caractère des personnages est en cela influencé par l’idéal de constance stoïcienne telle que l’a revisité le christianisme depuis la fin du XVIe siècle. Se considérant comme vaincus dès l’ouverture de la pièce Tite et Tibère manifestent un actif consentement au destin qui les hisse au niveau du sort ; tel a été, à l’aube du XVIIe siècle, l’apport décisif de l’Hector de Montchrétien, qui prête à Andromaque ces fières paroles en faveur de son époux :

Eh bien, l’on apprendra que sagement il cède
Au destin invincible ; est-ce un mal sans remède171 ?

Les fils de Brute et la fille de Tarquin tentent bien d’examiner à l’aune de la raison les dilemmes qu’ils rencontrent, de délibérer mais l’univers dans lequel ils évoluent ne répond pas aux sentiments que chacun éprouve ; ne subsistent alors que la certitude que la mort est la seule issue puis les pleurs et les soupirs qui accompagnent cette constatation et témoignent d’une douleur et d’un embarras insurmontables. La mort apparaît dès l’acte I comme la seule échappatoire à un mal jugé sans remèdes et se trouve d’ores et déjà acceptée par les frères à défaut d’une lutte ouverte contre un père ou d’un parjure au serment amoureux envers Tullie :

Mon frere, épargnons nous des remords eternels :
Et sans soüiller nos mains de crimes execrables,
Apaisons d’un sang pur ses manes adorables.
Mourons172.

Ne reste alors aux personnages qu’à déplorer les hasards malheureux du sort et à tenter d’éveiller l’empathie du public : « Ah ! Laisse soûpirer ce cœur infortuné173 » / « Pour comprendre à quel point le sort nous persecute174 » / « Ah que nostre destin est digne de pitié175 ! » / « Et si j’osois au sort imputer nos douleurs, /Le cruel non content de mes derniers malheurs, / Ose encor sans respect s’attaquer à ma flame176 ». Les rebondissements suivants cette constatation accablée, ne leur arrachent que des soupirs et des pleurs. À l’approche de l’exécution de ses deux fils, ce que Junie interprète à tort comme le refus et la crainte du trépas n’est en fait qu’une nouvelle déploration des vicissitudes du destin qui privent les frères d’une action d’éclat pour prouver leur amour. La mort elle ne fait pas l’objet d’une quelconque remise en cause :

Elle n’est pas vengée et nous perdons le jour,
Souffrez donc qu’un soûpir échape à nostre amour177,
La laisser en mourant exposée au malheur,
N’est-ce pas le sujet d’une extréme douleur ?
Pour comprendre à quel point le sort nous persecute ;
Ne considérez pas l’horreur de nostre cheute178,

Leur situation est inexorablement bloquée, ils restent finalement inactifs face au danger qui menace tantôt leur amante tantôt leur père. Tite et Tibère manifestent ainsi dans la tragédie une constante difficulté à agir, évoluant entre indécision et aveuglement volontaire, ces derniers déploient une stratégie de l’évitement. Quand leur père est ferme et résolu dans sa décision, toute excessive qu’elle puisse paraître, les fils hésitent, discutent, pèsent le pour et le contre sans jamais passer à l’acte. L’acte II tout entier est consacré aux tergiversations et revirements successifs des personnages. L’action se trouve ainsi dès l’ouverture de la pièce repoussée, les frères préférant la mort à toute tentative de révolte. Vitelle tente, vainement, de les exhorter à la vengeance de la mort de Tullie puisque Tite et Tibère préfèrent partager le sort et l’affliction des Tarquins plutôt que d’agir contre leur père :

Nous suivrons pour le moins Tarquin et sa fortune,
Ne la pouvant changer nous la rendrons commune.
Il nous sera permis, ne l’osant secourir.
De partager un mal que l’on ne peut guerir179.

Les fils de Brute font alors valoir le fait que, Tullie étant morte, la restauration monarchique n’a plus de raison d’être et la rébellion perd toute justification à leurs yeux :

Laissons le thrône à bas puisque Tullie est morte […]
En vain, et contre Rome, et malgré les destins,
Je voudrois restablir la grandeur des Tarquins :
Car quand avec mes mains je l’aurois restablie,
Je hayrois un bien qui n’est pas pour Tullie180

C’est finalement le discours de la princesse bien vivante qui les convainc de prendre part à la conjuration ; elle impulse donc un premier mouvement. Devant la générosité des Romains à l’égard de Tarquin à l’acte II, ils seront à nouveau tentés de rester inactifs ou de choisir la mort comme échappatoire. Vitelle ne manque pas de leur reprocher leur passivité et leur volonté de quitter la conspiration dès la fin de l’acte II, une aspiration qu’il attribue à un caractère timoré. Signifiant cependant qu’il n’est plus temps de se déterminer (la réunion entre les conjurés doit se tenir le soir même), il met fin aux débats et ôte aux fils de Brute la nécessité de choisir par eux-mêmes une ligne de conduite. À l’acte III, l’arrestation des deux frères les dispense d’un choix d’allégeance trop douloureux. Le schéma se reproduit encore dans l’acte suivant ; à l’annonce de la décision du Sénat d’épargner un enfant de Brute, Tite et Tibère s’en remettent à la décision de Tullie et se déchargent du même coup de la responsabilité du choix :

Mais Rome ne sçachant quel prendre pour victime,
Nous en remet le choix, dans un semblable crime :
C’est donc à vous, Madame, à régler nostre sort181

Le refus de cette responsabilité est rendu sensible par le glissement successif de l’identité de celui qui devra faire ce choix : il s’agit de Rome dans le premier vers, des frères dans le second, de Tullie enfin dans le troisième. Or devant l’incapacité de Tullie à déterminer lequel des deux bénéficiera de la clémence du Sénat, les frères se proposent tour à tour de donner leur vie paralysant là encore toute prise de décision ; la responsabilité du choix est à nouveau déplacée vers Rome, la situation reste ainsi bloquée, tant les protagonistes répugnent à s’engager.

Ce choix n’est pas à nous, que Rome la choisisse182.

C’est à nouveau la sentence de Brute annoncée par Junie à la scène 4 de l’acte IV qui en condamnant les deux fils à subir le même sort met fin aux douloureuses tergiversions.

Ce zele officieux enfin nous fait justice,
Nous voilà delivrés d’un si funeste choix183.

Tite et Tibère ne prennent finalement que peu de décisions, laissant les choix qui engagent leur destin à de tierces personnes, et préfèrent l’épanchement amoureux et plaintif.

Des héros sensibles §

En donnant à voir des héros non actantiels et en assurant le prima de l’émotion, Claude Boyer rejoint ainsi une tendance de la tragédie moderne par sa recherche de l’émotion et du pathétique pour provoquer la compromission du spectateur avec les personnages souffrants :

L’action tragique gagnera à être pitoyable plutôt que cruelle et à rouler de préférence sur les malheurs de l’amour, tandis que les héros seront en toutes circonstances civils et galants, renonçant aux fureurs et aux blasphèmes pour préférer les plaintes et les larmes184.

Représentatifs de cet héroïsme tendre propre à susciter la compassion voire la commisération chez le spectateur, les frères Tite et Tibère manifestent une fureur douce. Leur tristesse contraste alors avec l’ardeur vindicative que Brute réclame dans le service de la nation et de sa conception intransigeante de la justice. Ils vont atteindre le spectateur, susciter la pitié par la douceur en montrant des âmes nobles qui ne quittent jamais la civilité et qui substituent à la fureur sénéquienne de l’inhumain la fureur moderne c’est-à-dire la représentation du trop humain. Ces personnages résignés ne représentent plus que le double inversé du modèle héroïque, dont l’invention a valeur fondatrice pour la tragédie moderne, et qui se caractérise par la maîtrise de soi en acte. Ils s’apparentent alors à une nouvelle forme d’héroïsme qui laisse plus de place à l’intime, à l’épanchement. Les héros amoureux de La Mort des enfans de Brute, présentent en effet les caractéristiques d’un héroïsme qui appartient davantage à la sphère privée au lieu de donner à voir des personnages sans tâches et auréolés de gloire militaire. Plus imparfaits et plus sensibles, les personnages de Tite et Tibère concurrencent donc le héros aristocratique et généreux. Droits, loyaux autant qu’il leur est permis envers leurs proches, soumis en amour et généreux en amitié, les deux frères marquent le début d’un renouveau du héros tragique en décalage avec le personnage de Brute qui incarne quant à lui la figure sempiternelle et froide du patriotique et vertueux Romain.

La gloire pour cette nouvelle étoffe de héros n’est plus seulement le fruit de prouesses guerrières mais réside davantage dans la constance amoureuse et l’abnégation envers l’être aimé : « Ils ne vivent qu’en vous » dit Junie à Tullie185. Pour l’amant galant, la femme aimée devient, selon la métaphore galante et topique, une « divinité » qu’il convient de servir avec dévotion et honneur, et cela même au prix de sa mort ; l’acte d’aimer se trouve ainsi assimilé à un asservissement volontaire aux volontés de l’être aimé : « Par ce Dieu de nos cœurs, par ce charmant objet186 ». Plutôt que de rechercher comme glorieuse la mort au service de la patrie, l’amour motive les actes et supplante la patrie comme mobile de dépassement de soi et de sublimation. Aux célèbres vers d’Horace : « Mourir pour le pays est un si digne sort/Qu’on briguerait en foule une si belle mort187. » et de Rodrigue « Mourir pour le pays n’est pas un triste sort, /C’est s’immortaliser par une belle mort.188 » qui reflètent l’idéal patriotique qui anime Brute, répond l’amour de Tullie qui se substitue au pays comme objet de vénération pouvant conduire à une mort volontaire. Ainsi, l’unique témoignage d’amour à la portée de héros sensibles tels que Tite et Tibère est la mort. Le sacrifice au nom de leur amour apparaît dans le discours des frères comme un moyen de s’immortaliser et chacun d’eux cherche donc par des tours emphatiques cherchent à le rendre exemplaire :

Alors qu’il faut aux yeux des hommes,
Signaler nostre amour et monstrer qui nous sommes,
On me verra perir d’un courage si fort,
Que j’en feray trembler les auteurs de ma mort189.
Ma constance et ma mort feront mille jaloux190.

La rivalité amoureuse des deux frères se trouve bien décrite sur le mode agonique « Faites que par ma mort nostre combat finisse191 » mais n’appelle pourtant pas l’accomplissement d’exploits guerriers ou d’action d’éclat susceptibles d’orienter l’amour de la belle vers l’un plutôt que l’autre ; les deux frères s’affrontent en faisant valoir leur désir de se sacrifier l’un pour l’autre, une résolution au sacrifice qui devient la seule action digne de la pitié et de l’amour de Tullie. Les frères ne sont donc pas animés d’un esprit de conquête et n’envisagent de mériter l’amour de Tullie qu’en éveillant chez elle la compassion :

S’il faut une victime à ce grand sacrifice192
Pour l’eslever au thrône, aller au precipice,
Et de ce qui m’est cher, lui faire un sacrifice193.

Dans les vers précédents, les parallélismes de construction mettent en exergue un mouvement descendant et une opposition des termes « eslever/precipice » ; « cher/sacrifice ». Ces vers illustrent bien l’attitude adoptée tout au long de la pièce par les fils de Brute qui n’envisagent de s’attirer gloire et reconnaissance de leur entourage et a fortiori de Tullie que par un acte négatif, la privation, le sacrifice.

Cette évolution de l’héroïsme ne fait cependant pas l’unanimité, des voix se font entendre pour le contester. Ainsi les critiques ont pu reprocher aux personnages de Tite et de Tibère une certaine indolence, une facilité à se laisser aller à la plainte, à l’épanchement de leurs cœurs amoureux. Cette complaisance dans une posture passive et dans l’affliction tend à les desservir. Il y a chez les personnages de Tite et Tibère un goût certain de la mise en scène de soi dans une posture de souffrance, de l’enfermement dans la plainte proche du dolorisme :

Mourons Tibère, et qu’un beau desespoir :
Fasse sans plus tarder nostre premier devoir194
Notre âme est pour jamais aux soûpirs condamnée ;
Et de quelques bien faits qu’on flatte nos douleurs,
Nous ne les recevrons qu’en rependant des pleurs195.
Pour l’eslever au thrône, aller au precipice,
Et de ce qui m’est cher, luy faire un sacrifice196.

Charles Mazouer porte un jugement bien sévère dans Le Théâtre de l’âge classique :

La tragédie les maintient dans une sorte de malaise, d’ambigüité et de mauvaise foi qui n’ont rien d’héroïques ; ils s’engagent progressivement dans la conspiration royaliste tout en voulant préserver leur innocence et donner le spectacle de leur belle âme197.

De plus, les signes d’attendrissement risquent d’être méprisés comme autant de preuves d’une faiblesse indigne qui, féminisant les personnages, leur ôte du crédit. Corneille qui adopte le modèle héroïque et non le modèle galant accorde à ses héros le droit de pleurer mais restreint de tels épanchements et ne les réserve qu’à l’expression d’une souffrance incomparable. Considérant que les désagréments liés à un chagrin amoureux ne sauraient motiver ce genre de manifestations, il se montre méfiant comme d’autres dramaturges vis-à-vis de ce qui, selon lui, renvoie à une galanterie de comportement souvent raillée car excessive et considérée comme une marque dégradante de la complaisance d’un personnage envers lui même. Saint-Evremond expliquait quant à lui combien les soupirs et les larmes avilissent le héros tragique en exacerbant la faiblesse d’un héros qui manque de respect envers lui-même au point de s’abaisser à la complaisance : « C’est un spectacle indigne de voir le courage d’un Héros amolli par des larmes198. » Claude Boyer accorde quant à lui plus de part à ces manifestations des sentiments et ne se prête pas à cette récusation quasi systématique des pleurs et de l’attendrissement199. Cependant, concession ou non faite à cette perception des larmes comme une marque de faiblesse susceptible de provoquer le mépris de l’assistance, Claude Boyer dans La Mort des enfans de Brute tend à privilégier dans le cas des héros masculins un autre témoignage de la souffrance amoureuse, les soupirs au détriment des pleurs. Respectant une esthétique galante en vogue qui chérit le langage du corps, Boyer substitue donc au motif des larmes qui reste l’apanage féminin, un motif plus moderne, celui des soupirs. Les personnages retiendront donc leurs larmes mais laisseront échapper des soupirs déchirants, tribut à l’amour et au désespoir qu’il cause. Claude Boyer s’expose pourtant encore au critique, dans la mesure où une telle solution ne suscite pas l’unanimité. Le reproche adressé à Corneille par Saint-Evremond semble tout aussi applicable à son disciple :

(Corneille) a adouci l’horreur de leur Scène (celle des Anciens) par quelques tendresses d’amour judicieusement dispensées : amis il n’a pas eu moins de soin de conserver aux sujests tragiques notre crainte et notre pitié, sans détourner l’âme de véritables passions qu’elle y doit sentir, à de petits soupirs ennuyeux, qui pour cent fois variés ne laissent d’être toujours les mêmes200.

La surenchère des soupirs se révèleraient tout aussi condamnable que celle de pleurs. On remarque que cette contestation est une réalité que l’auteur intègre à sa tragédie dans la mesure où les soupirs comme les pleurs suscitent une réaction défavorable de la part des autres personnages présents sur scène et rendus témoins de ces débordements affectifs : souvent étonnés ces derniers condamnent avec plus ou moins de véhémence ces marques de l’affliction. Par ailleurs, le jugement des personnages extérieurs au trio amoureux permet également de nuancer cette attitude complaisante et cet auto-apitoiement qu’on leur reproche. Junie rappelle ainsi que ses fils s’émeuvent face aux troubles qui menacent leur amour et peuvent ainsi à leur tour émouvoir sans que cela soit dans leur intention d’échapper à la mort par ce sentiment qu’ils font naître. Leur sensibilité, leur compassion fait alors l’objet d’une évaluation positive dans la mesure où elle n’est pas autocentrée :

Puisqu’à vos propres maux vos cœurs inaccessibles,
Pour les malheurs d’autruy paroissent si sensibles,
Il faut dans un malheur qui nous afflige tous,
Qu’une égale pitié s’interesse pour vous201.

L’imitation réglée des dérèglements §

Le spectateur s’oublie dans sa conscience de spectateur pour se retrouver de plein pied avec les héros de la tragédie. Au point de se sentir agité des mêmes troubles que les personnages, et d’épouser leurs passions202.

Le théâtre cherche à produire un effet sur le spectateur et à faire naître des émotions en lui faisant oublier qu’il assiste à une fiction, que les émotions représentées sont factices. Pourtant la composition en alexandrins rimés, la recherche d’une beauté formelle du discours, les codes déclamatoire et gestuel, apparaissent comme autant de facteurs susceptibles de permettre au spectateur de rester conscient au plus fort de la tension tragique qu’il est au théâtre et assiste à une imitation des passions qui agitent le cœur humain.

Esthétique du désordre §

Ce chant de la déploration qui caractérise la tragédie La Mort des enfans de Brute est du à une idée de dérèglement de l’ordre des choses dressant des enfants contre leur père, dissociant conduite individuelle et devoir de citoyen, opposant les membres d’une même fratrie dans la quête d’une félicité amoureuse. L’art de la tragédie tient alors à l’imitation des passions humaines responsables de ces divers troubles pour créer un « beau désordre », une esthétique du désordre : « la tragédie est l’art de représenter de façon réglée le dérèglement203 ». La tragédie de Claude Boyer s’intéresse en effet aux funestes conséquences des passions déréglées et propose le spectacle de l’évènement passionnel lui-même, c’est-à-dire du conflit entre des passions contradictoires et le trouble qui en résulte. Dans son chapitre consacré aux « Discours pathétiques », d’Aubignac explique comment donner l’impression qu’un personnage est en proie au désordre de ses passions, sans pour autant que son discours soit confus. Toute la difficulté pour le dramaturge consiste alors à suggérer le trouble de l’esprit de son personnage sans empêcher la compréhension de son discours :

on doit avouer que ce désordre dans les paroles d’un homme qui se plaint, est un défaut qui affaiblit les marques extérieures de la douleur et il le faut réformer sur le Théâtre, qui ne souffre rien d’imparfait : C’est où les manquements de la Nature, et les fautes des actions humaines doivent être rétablies204.

Le discours doit suggérer une vive émotion alors qu’il est le fruit d’une rigoureuse construction. La confusion intérieure des personnages ne doit pas affecter la cohésion de leurs discours au risque de perturber la réception du public qui perdra l’effet de la suggestion de cette douleur. Il faut donc parvenir à produire autrement l’effet du désordre que la passion affiche dans la nature. En tant que manifestations discursives de la passion, les figures et tropes en sont le meilleur moyen. Il s’agit donc de suggérer le trouble dans l’elocutio par le biais de procédés rhétoriques, par l’utilisation de ce que l’abbé d’Aubignac nomme « grandes figures » :

Il faut mêler et varier les grandes figures (…) afin que cette diversité d’expressions porte une image des mouvements d’un esprit troublé, agité d’incertitude et transporté de passion déréglée. Ainsi par l’ordre des choses qui se disent, on réforme ce que la Nature a de défectueux en ses mouvements ; et par la variété sensible des Figures, on garde une ressemblance du désordre de la Nature205.

L’expression de l’émotion, surenchère des codes rhétoriques §

Les procédés rhétoriques tentent ainsi d’évoquer les faits psychiques. La tragédie se donne les moyens stylistiques de les peindre, tente de faire croire à l’existence extra discursive des personnages et à leurs sentiments. Les passions dans la tragédie sont ainsi envisagées selon leur fécondité oratoire ; Marc Fumaroli dira alors qu’elles « sont dans l’art dramatique comme dans l’art oratoire moins des faits psychiques que des modes du verbe206 ». L’émotion devient donc affaire de tropes et de pointes ; dire le trouble et la confusion implique une rhétorique et une syntaxe qui soulignent l’émotion.

De nombreuses figures langagières signalent et exacerbent l’émotion dans le discours des personnages. Le transport qu’il soit causé par l’affliction, la passion amoureuse ou la colère se trouve dans la pièce manifesté par une agitation dans le discours. Plusieurs symptômes langagiers sont ainsi savamment mis en œuvre pour dire le trouble et la passion. Le choix d’un lexique hyperbolique suggère efficacement l’empire des passions, le désarroi de l’âme et la vive affliction ; la juste mesure est bannie du discours au profit de la peinture des excès. On relève ainsi les occurrences nombreuses des mots dont le sens était amplifié au XVIIe siècle tels que « transport », « trouble », « ennui », «  etonnement » ; autant de termes qui émaillent le discours des personnages de la pièce207. La répétition de substantifs qui conservent encore aujourd’hui un sens fort renforce davantage l’émotivité du discours : on relève ainsi trois occurrences du mot « ardeur » en l’espace de six vers dans la réplique de Tite qui défend son amour acte IV, 2, v. 993-1005. Les maux eux-aussi sont toujours incommensurables ; on relève ainsi l’omniprésence de l’adjectif qualificatif « extreme » qui sert cette rhétorique amplificatrice pour dire la force et l’excès des émotions dont sont animés les personnages, elle donne parfois lieu à des pléonasmes : « fureur extreme208 ».

Parfois l’empire du sentiment se trouve même suggéré par des figures d’animation et de personnalisation, Brute par exemple n’est plus que courroux et ce dernier se trouve animé acte III, 3, v. 819 : « que ton brulant couroux en soit desalteré » ; l’animation de la colère file la métaphore du Tigre, du Monstre avide de sang. Marcelle attise quant à elle l’émotion des personnages qui écoutent son récit en proposant une personnification des sentiments : « La crainte et la douleur erroient dans cette place209 ». Les images convoquées par les personnages en proie au dérèglement rejoignent les procédés d’amplification, les figures rhétoriques de l’exagération. Les motifs de l’eau et du sang se trouvent ainsi rapprochés à plusieurs reprises, un rapprochement qui entre dans une esthétique de l’émotion et dramatise le propos. Il ouvre la voie à la métamorphose de l’eau des larmes en sang suggérée par Tullie : « Devrois-je pas verser mon sang au lieu de pleurs210 », reprise par Brute dans l’expression hyperbolique « fleuve de sang211 » et par Tibère qui met en exergue les deux termes en les plaçant en début et fin de vers : « Son sang ne pouvoit être apaisé par des larmes212 » ; Tullie reprend à nouveau ce motif à l’Acte IV, 1 : « Sa soif s’esteint point avec l’eau de nos larmes/ Pour la desalterer ce Tigre veut du sang213 » ; le parallélisme de construction qui associe le fait de boire « soif » / « desalterer » et le liquide « larmes » / « sang »  met en avant la rime significative qui accomplit la métamorphose des larmes en sang. L’égarement sous l’effet d’une émotion impérieuse s’exprime également de façon imagée par une autre métaphore convenue, celle de l’aveuglement ; Brute y recourt pour expliquer la trahison de ses fils épris et donc égarés par leur amour « Fils, qu’une aveugle ardeur à ce crime a conduis214 ». L’expression de la passion amoureuse et de ses tourments est particulièrement privilégiée et recourt à des figures du discours normées et attendues qui suffisent à susciter dans l’esprit du spectateur le jeu de références culturelles sur lequel se fonde ce type de communication dramatique. Le discours des amants galants affectionne les hyperboles. Ils recourent aux tournures expressives et insistantes :

Que cent foudres plutost tombent dessus nos testes.
A les souffrir pour vous, elles sont toutes prestes215

Mais aussi aux motifs topiques comme la métaphore de la flamme ou de l’« ardeur » amoureuse qui émaillent les répliques du trio amoureux :

Que fera vostre veuë au moment que les flammes,
Avecque plus d’ardeur resaissisentnos ames ?
Et malgré cete ardeur quitous deux nous consomme216.

Ou encore à celle de la maladie217. Si Brute souscrit pleinement à la vision d’un amour pensé comme une passion mortifère et coupable, les frères tout en lui prêtant des atours positifs reconnaissent que leur affection les destine à un sort fatal.

Par ailleurs, une ponctuation expressive abondante caractérise les discours des personnages dont on veut rendre sensible la vive émotion. Les modalités exclamatives, les modalités interrogatives, les interrogations rhétoriques sont également très présentes, et se veulent l’expression de l’affectivité du locuteur ; elles servent elles-aussi une écriture qui privilégie l’émotion. C’est notamment le cas à l’ouverture de la seconde scène de l’Acte I, quatre des six premières répliques ne comptent pas moins de quatre modalités exclamatives suivies de trois modalités interrogatives qui viennent souligner l’extrême surprise des personnages. La répétition des mêmes interjections (« Mon frère ! » ) ou d’expressions dérivées (« justes dieux », « seigneur » ) crée pourtant un effet de symétrie et d’écho qui participe d’un jeu de miroir entre des frères jumeaux et tend à révéler l’artifice, la nature construite d’une réaction que l’on veut spontanée.

De la même manière la construction des vers participe de cette imitation du dérèglement passionnel. Elle n’en est pas moins artificielle et parfaitement réglée dans la mesure où elle obéit aux lois strictes de la versification. Les tirades sont souvent longues et respectueuses de la symétrie pour satisfaire le goût classique dans les moments où la passion ne devrait pourtant ni laisser à ceux qu’elle habite le loisir et la patience d’entendre un développement d’idées et de réflexions ni donner lieu à des constructions si ordonnées. L’expression du dilemme de Tullie acte IV, 3 passe ainsi par une série d’hyposeuxes qui opposent des antithèses à l’intérieur des deux hémistiches ; la régularité extrême des mètres et du rythme binaire contraste alors avec le bouleversement suggéré par la nature inconciliables des termes qui les composent :

Je ne puis faire un vœu sans en craindre la suite,
La grace que je fais ; me procure un malheur,
Si je fais un present, c’est avecque douleur218

Cependant l’auteur n’hésite pas à bouleverser la syntaxe comme la construction des vers. Il segmente, décompose l’alexandrin en multipliant les enjambements qui isolent des segments de phrases, parfois même un mot des personnages, véritable cri du cœur ou plainte déchirante. La scène 4 de l’acte IV s’ouvre sur un enjambement et reproduit le procédé sur toute la durée de la scène, les répliques des personnages se trouvent alors particulièrement morcelées, entrecoupées presque systématiquement isolant des interjections : « Triste éclaircissement219 ! », « Ah ! Rigueur.220 », « O comble de malheur221 ! ». Les effets de répétition et de redondance dans la construction sont également des indices d’un propos que l’on veut marqué par l’emportement ou la détresse du personnage. Ainsi la colère de Brute qui découvre la trahison de ses fils à l’Acte III, 3 s’exprime par le biais d’anaphores qui soulignent d’abord son étonnement ; il réitère des interrogations n’osant croire à ce qu’il vient d’apprendre (répétition de l’interrogatif « Comment » : « Comment avez-vous pû choisir dans ma maison222/ Comment par vos decrets ay je pû naistre Père223. » Ces figures de répétition signalent également une tension croissante en même temps que le personnage est gagné par la fureur (répétition du pronom « vous » qui accuse et se fait de plus en plus menaçant) : « Vous n’aurez plus pour moy de sentiment si lasche224/Vous le verrez bien-tost ce Brute infortuné225 ». Les constructions elliptiques de certaines répliques contrefont quant à elles l’affolement des personnages en proie aux doutes et aux déchirements intérieurs. À l’acte II, 3 la réplique de Tullie226 constitue un enthymème, c’est-à-dire une forme de syllogisme auquel manque l’une des prémisses :

Ah ! J’aperçoy le coup dont nous sommes atteins :
Donc Brute et les Romains ont juré vostre perte ?
Vous estes donc trahis, et je suis découverte,
Brute épargne tes fils: et vous venez sur moy,
Romains, Monstres voicy le sang de vostre Roy.

L’ellipse indique ici que la terreur qui saisit le personnage l’empêche de conduire un raisonnement construit et la pousse aux conclusions hâtives. Se basant sur des présomptions que lui dicte la peur (« j’aperçoy » ) et des informations partielles dont elle dispose (Tullie interrompt son interlocuteur au moment où il l’informe de la situation) ; elle conclut sans attendre que la conjuration est découverte, que les frères son perdus et qu’elle va devoir mourir ; l’accumulation des sentences dans les trois deniers vers (le destin de tous les protagonistes de la pièce est réglé) accentue l’effet créé par l’ellipse en mimant l’affolement du personnage.

Autre procédé rhétorique abondamment présent dans la pièce, l’épanorthose constitue une figure de rectification, d’autocorrection. Ainsi la passion amoureuse conduit Tite, Tibère et Tullie à revoir à plusieurs reprises leur position respective. En présence de Tullie, les frères s’engagent et réaffirment leur soutien inconditionnel avant de prendre le temps de la réflexion une fois éloignés de l’objet de leurs désirs ; ces revirements successifs entre l’acte I et l’acte II rendent sensible l’instabilité résultant de l’état émotionnel déchirant des frères. De la même manière à l’Acte III, Tullie chargée de choisir le fils qui sera sacrifié ne cesse de revenir sur sa décision, manifestant par là son trouble : « Et j’accepte l’Arrest que vous prononcerés227 » / « Ah ! ce choix me surprend, il n’est pas legitime/Je reprend le pouvoir que je vous ay rendu228 ».

Enfin, le discours passionné se caractérise notamment par une intensité dans la dimension allocutive. Une parole est prononcée là où le personnage devrait se taire, on observe la multiplication des apostrophes rhétoriques et de l’imprécation. Les prises de paroles font ainsi intervenir les traditionnelles adresses à des instances supérieures. On relève chez tous les personnages de fréquentes adresses au destin et aux dieux pour s’en plaindre. Les imprécations, les suppliques sont moins adressées aux divinités qu’elles n’interviennent dans un système de valeurs, et font entendre un surmoi qui autorise l’identification du spectateur. Ainsi Brute se récrie contre cette austère vertu qui l’a poussé à perdre ce qu’il aime en père «  Laisse moy soûpirer tyrannique vertu229 », Junie en appelle à la nature et aux sentiments humains qu’elle dicte « Tendresse, Amour, Pitié, que la Nature inspire/ Sur un Père cruel estendez vostre Empire230 » tandis que les amants convoquent tour à tour l’honneur et le devoir au plus fort de leurs égarements.

En marge du discours, d’autres signes manifestent également l’emprise des passions sur les personnages. Tout ce qui entoure et perturbe ou empêche le discours des personnages trahit tout autant l’excès de l’émotion. Ainsi le trouble peut se manifester aussi bien par la force des images, du lexique et du ton du discours d’un personnage qu’être marqué par des signes de faiblesse, de défaillance. Jean-Yves Vialleton, dans Poésie dramatique et prose du monde. Le comportement des personnages dans la tragédie en France au XVIIe siècle, dresse une sorte d’échelle sur laquelle il évalue l’émotivité des personnages en fonction des signes extérieurs manifestés dans la langue231. Le discours est affecté selon trois modalités différentes : le silence, le soupir, les pleurs, autant de manifestations physiques qui correspondent à des degrés croissants de l’émotion, du dérèglement. On évoque ainsi les manifestations extérieures du trouble ou de la passion. Dans le silence la communication n’est pas interrompue mais différée, le personnage « passe son tour » de parole, le silence est inopportun, le personnage reste interdit. L’absence de réplique n’est pas typographiquement marquée dans la tragédie La Mort des enfans de Brute, elle est signalée par un personnage qui attend une répartie « Mais vous vous estonnez ! D’où vient ce grand silence ? » déclare Tullie à l’acte I, 2, v. 193, devant la stupéfaction des frères et leur silence qu’elle interprète comme un manque d’ardeur ; « Lasches à ce discours vous paraissés de marbre » déclare quant à lui Brute, à propos de ces fils à l’acte III, 2, v. 734, percevant leur silence comme un défaut de courage. Par ailleurs, interrompre son discours sous le coup de l’émotion constitue une figure répertoriée de la rhétorique passionnée. l’acte II, 3 Tibère confronté aux questions de Tullie garde le silence ; non seulement il ne divulgue pas les nouvelles qu’il a apprises concernant les intentions de Rome, mais il interrompt même l’échange en quittant la scène sous le coup de l’émotion qui lui fait craindre d’être désagréable à la princesse. Inversement, si la vive émotion conduit au mutisme voire à la disparition d’un personnage, elle se traduit aussi par des irruptions impromptues et des interventions inopinées ; c’est le cas de Tullie à l’acte III, 4 qui révèle ainsi qu’elle a survécu au renversement de la monarchie et s’expose imprudemment au courroux de Brute. Le soupir constitue un second degré dans la manifestation du trouble et de l’émotion. Claude Boyer y recourt fréquemment dans La Mort des enfans de Brute comme dans ses autres tragédies, Lisimène232, Tyridate233. Les interjections « Las, hélas » suspendent comme le silence l’interlocution et centrent la parole sur le locuteur, « quand il n’y a plus rien à faire sinon à ne rien dire » selon l’expression du poète J.Rebotier dans Litaniques, c’est aussi un moyen de pallier, de dire son silence. « Hélas » est un adverbe de silence comme oui est un adverbe d’affirmation explique Jean-Yves Vialleton qui en fait l’onomatopée du soupir, un silence substitut de la parole et non plus simplement absence de parole. Les pleurs enfin moins fréquents que les soupirs dans la pièce constituent un troisième et dernier degré dans l’expression de l’émotion sur scène.

Par ailleurs, l’état d’esprit d’un personnage s’il ne se signale pas dans son discours peut très bien être indiqué par un commentaire indirect de nature dénotative c’est-à-dire que l’on recourt à un autre personnage pour évoquer de l’extérieur la passion ou le trouble qui saisit le héros. Le discours s’enrichit ainsi d’indications physiques qui ont valeur de didascalie : « Mais quel nouveau sujet ramene icy mon Père ? /Ses yeux etincelans nous font voir sa colere234 » ; « Vitelle cessés d’estre et surpris et fasché235 » ; « Que vois-je Dieux ! je lis sur ce visage/ De nos derniers malheurs l’infaillible présage236 ».

Le dialogue, forme dynamique et normée du discours pour encadrer les débordements §

Le dérèglement, le trouble est permis par les classiques sur la scène tragique quand il se cache dans un lieu clos ou se donne cours dans la relation en confidence. Le désordre comme l’explique Jean-Yves Vialleton est « une marque de familiarité237 » et par conséquent il ne doit intervenir que dans un échange avec un familier, un confident, un parent. Hors ces circonstances le désordre est malvenu, il est emportement. Si la solitude du monologue se prête parfaitement à cet épanchement du trouble et de la confusion, force est de constater que Claude Boyer n’y a pas recours dans La Mort des enfans de Brute ; cette absence est d’autant plus remarquable dans la mesure où il est au contraire très fréquemment employé par ses contemporains dans leurs tragédies. Le monologue consiste en une adresse au moi ; le personnage est alors tourné vers lui-même dans une attitude d’auto-analyse et d’épanchement lyrique. Claude Boyer joue de cette attente légitime du spectateur en donnant à voir des personnages dans une attitude proche du monologue. Ainsi, Brute à l’acte V, 5 manifeste un fort clivage dans son discours considérant et s’adressant à une partie seulement de lui-même jusque là réprimée, à sa nature de père qui l’attache au sort de ses enfants disparus et qui le fait paraître criminel à ses propres yeux. Son attitude rappelle, alors qu’il n’est plus temps, celle de Mithridate dans le monologue final que lui offre Racine :

Mais quelle est ma fureur ? et qu’est-ce que je dis ?
Tu vas sacrifier, qui ? malheureux ! Ton fils !238

Au repli sur soi pour laisser libre cours au trouble, aux doutes et à la passion que constitue le monologue qui tend à introduire des pauses réflexives et lyriques dans la continuité de l’action, Claude Boyer préfère l’entretien d’intimes, la forme plus dynamique du dialogue à deux voire trois voix. La pièce s’illustre tout d’abord dans les dialogues-duels c’est-à-dire dans des échanges animés au cours desquels chaque personnage tend à défendre une position ou un argument face à ses interlocuteurs ; les échanges gagnent ainsi en intensité. À l’acte I, 1, Vitelle s’adressant aux fils de Brute confie sa douleur, exprime une profonde détresse et son indignation ; la teneur affective de son discours nourrit pourtant une argumentation rigoureuse propre à convaincre Tite et Tibère de se rallier à sa cause. À l’acte III, 1, l’entretien entre Brute et Vitelle laisse libre cours au déchaînement des rancunes et de la colère ; pourtant, sous couvert de l’expression débridée d’émotions vives le dialogue prend la forme d’une construction rhétorique et logique réfléchie et convaincante qui doit conforter les opinions. Bien qu’elle doive suggérer l’émotion des personnages, l’écriture des tirades et des dialogues reste donc soumise aux impératifs de la composition rhétorique.

En outre, de la même manière qu’il repousse le monologue, Claude Boyer s’illustre également peu dans le faux dialogue, forme de discours qui invite pourtant à la confidence ; un seul cas se présente dans la tragédie, à l’ouverture de l’acte V, Tullie entourée de Julie et de Livie expose ses craintes de voir le Sénat soutenir la décision de Brute et approuver le jugement qui condamne à mort Tite et Tibère. Anne Ubersfeld rappelle que le faux dialogue renvoie traditionnellement à l’échange entre un confident de basse extraction et un personnage de haute naissance dans la tragédie classique :

Dialogue entre un puissant qui se libère de ses soucis, et un confident dont la tâche principale est de l’écouter et de relancer son discours par de rares paroles239.

La présence des suivants et suivantes, lorsqu’ils ne se voient pas chargés de la mission de messager se trouve particulièrement effacée. L’auteur dramatique préfère mettre en présence des personnages proches par leurs rangs et leur qualité qui vont jouer les uns vis-à-vis des autres les rôles de confidents, recevant les plaintes, se plaignant à leur tour, se soutenant mutuellement aux cours d’échanges complaisants. Tullie et Junie ne s’entretiennent pas seules avec Marcelle, Livie et Julie qui les accompagnent sur scène mais dialoguent ensemble, elles ont l’occasion de partager leurs inquiétudes, de se réconforter et de contenir les excès émotifs qui les touchent tour à tour. Ainsi Tullie qui redoute la mort de ses amants se livre inconsidérément à cette crainte tandis que Junie tente de l’apaiser par son discours et corrige cet emportement : « Ah ! Madame perdés cet injuste transport240 ». Les personnages masculins à l’exception de Brute sont quant à eux privés de serviteur auquel il incombe traditionnellement le rôle de confident ; les frères jumeaux se trouvent donc contraints d’assumer l’un vis-à-vis de l’autre cette fonction. Les accès plaintifs et les emportements qui caractérisent le discours des frères se trouvent alors contrebalancés dans le cadre d’un échange dialogué ; ainsi les écarts langagiers de Tibère impulsif et irréfléchi sont corrigés par les interventions de Tite. Ce dernier modère les propos provocateurs de son frère irrespectueux envers Brute : « Osez-vous irriter sa cholere ?241 » / « Ayons mon frere ayons un esprit plus sousmis, /Et mourons innocens, autant qu’il est permis242 » ; il intervient pour tempérer ses emportements lorsque celui-ci fait étalage impudiquement et sans fruit de son émotion : « Excusez la douleur qui fait parler mon frere243 » / « J’ay tâché de vous désabuser244 » et le ramène à la raison lorsque ses sentiments l’aveuglent : « Cessez de vous flatter d’un bien imaginaire.245 » Le duo d’amour, autre catégorie de prise de parole identifiée par Anne Ubersfeld dans son ouvrage se trouve par ailleurs revisité par Boyer. Les plaintes amoureuses adressées par chacun des frères à Tullie dans des têtes à têtes alternés respectent le schéma du duo d’amour, c’est-à-dire une symétrie syntaxique des énoncés lyriques et expressifs (recours fréquents à l’hypotypose) qui en font une sorte de chant amoebée. Or :

Le duo d’amour se caractérise donc par l’équilibre du dialogue alterné, par la répétition thématique, mais aussi par l’unité du thème et son caractère futile, l’essentiel étant la parole en écho, soulignant l’identité du sentir246.

Tout d’abord, Claude Boyer redouble le système du duo amoureux par le duo fraternel constitué par Tite et Tibère qui emprunte au premier les mêmes caractéristiques : les personnages mêlent leurs plaintes, déplorent à l’unisson leurs douleurs. La gémellité rend alors davantage sensible le phénomène d’écho, le jeu de symétrie d’un discours de la déploration fermé sur lui-même ; on retrouve ainsi les mêmes termes propres à exprimer le désarroi, la plainte et même des constructions identiques dans la bouche des frères qui se répondent mutuellement l’un achevant parfois la plainte débutée par l’autre. Ensuite, le duo d’amour est revisité dans la mesure où il intervient dans le cadre de relations triangulaires qui ouvrent la voie à une série de trilogues au cours desquels les deux frères se trouvent confrontés à l’objet de leur amour Tullie ; les motifs de symétrie et de jeux d’écho entre les répliques intègrent ce discours à trois voix : acte IV, 2 par exemple, les adieux déchirants entre les amants sont répétés successivement comme en une seule et même plainte par les trois protagonistes, v. 1136 les frères se partagent un vers pour saluer leur amour avant de prendre congé, Tullie leur répond v. 1141 redoublant l’interjection « Adieu ». Par ailleurs et comme chez Corneille (Rodogune, Suréna) ces trilogues reposent sur des relations égalitaires et positives impliquant une réciprocité de l’amour, de l’amitié et de la fraternité. La complexité des schémas affectifs se trouve alors suggérer par cette forme particulière du discours.

La fonction émotive du discours est donc constamment privilégiée dans la tragédie de Claude Boyer. Il s’agit moins de prendre une décision, puisque les personnages restent sur leurs positions respectives en se lamentant face à une situation inextricable que de susciter une réaction empathique chez le spectateur. Si l’expression de l’émotion est privilégiée, elle intègre des discours normés et rigoureux qui imitent mais ne pâtissent pas du désordre passionnel.

Chapitre IV : La pièce, structure et codification §

La disposition : aménagement du système tripartite exposition, nœud et dénouement §

Les grands temps de la pièce §

Comme Corneille dans Horace, Claude Boyer adopte une disposition qui obéit à une logique narrative, suivant point par point le récit des historiens et en particulier de Tite-Live en faisant coïncider le début de l’action dramatique avec le début de l’épisode historique : la confiscation des biens royaux, événement qui déclenche la mise en place d’une conjuration. Le déroulement de l’action tragique se conforme alors à celui de l’histoire en donnant à voir la décision du Sénat de restituer les biens royaux qui ne désarme pas la conjuration, la révélation de cette conjuration par un esclave, et la mise à mort des comploteurs sans distinction pour leurs noms et qualités. Avant que ne survienne le dénouement tragique, Claude Boyer va toutefois recourir aux effets d’attente, de retardement, qu’il n’emprunte pas à la tradition historique. Il lance ainsi des pistes, des issues potentielles favorables aux fils de Brute qui se révèlent toutes rapidement illusoires et déceptives, mais qui tendent à faire oublier momentanément au spectateur et avant l’heure du dénouement, la mort des deux personnages qu’annonce pourtant le titre.

Tout d’abord, l’exposition outre sa fonction informative doit lancer un mouvement et captiver le spectateur. Le dramaturge privilégie ainsi l’action avec un début « in medias res » qui introduit les canevas de l’intrigue mêlant conflit politique et allégeances contradictoires envers le père et la femme aimée. Toutefois, si les composantes du dilemme tragique sont d’ores et déjà exposées, l’un des protagonistes, qui donne aussi son nom au titre de la tragédie, Brute, n’entre pas en scène. L’auteur ménage ainsi des effets d’attente ; il introduit la figure de Brute par le biais de la description complexe qu’en proposent les personnages qui le respectent, car ils lui sont attachés par le sang ou l’alliance, et qui dans le même temps s’opposent à lui, au nom de divergences et de rancœurs plus ou moins exacerbées.

Ensuite, les hésitations des deux frères qui aspirent à accomplir leur devoir mais ignorent le chemin à suivre, et qui tantôt se montrent prêts à s’engager auprès de Tullie et tantôt se souviennent de ce qu’ils doivent à leur père, constituent le nœud de l’action. Retardant la fin inévitable, ces tergiversations plongent le spectateur dans l’incertitude et l’inquiétude :

on doit entendre par le nœud les événements particuliers qui, en mêlant et en changeant les intérêts et les passions, prolongent l’action et éloignent l’événement principal247.

Le dramaturge introduit des péripéties et des revirements qui font croître la tension dramatique. Ces deux modes d’action ont en commun de marquer une pause et font croire à une modification des choses susceptible d’avoir une influence sur le dénouement. Pourtant ils ne font que le rendre plus douloureux dans la mesure où ils ne permettent pas d’empêcher la mort des protagonistes. Plusieurs coups de théâtre ponctuent ainsi le dilemme des frères et vont le faire évoluer : la générosité des Romains qui remettent en cause leur dévouement à la cause des conspirateurs tout d’abord, la découverte de la conjuration menée par Vitelle, puis celle de leur implication respective et enfin la manifestation de Tullie qui tente de détourner le courroux de Brute. Le dilemme des fils de Brute connaît alors un infléchissement, condamnés ils doivent déterminer l’identité du frère qui se verra sacrifier tandis que l’autre sera épargné, puis apparaît la possibilité de voir le Sénat accorder sa grâce aux enfants de son bienfaiteur alors même que se tient l’exécution publique. Le doute quant à la possibilité d’une issue heureuse perdure donc jusqu’au milieu du dernier acte dans lequel la mort attendue des fils de Brute est finalement rapportée par un messager.

Le dénouement de la tragédie remplit quant à lui les fonctions traditionnelles qui lui sont associées telles que les présente Bellegarde :

Lorsque les obstacles cessent, que les doutes s’éclaircissent, et qu’enfin la destinée des principaux personnages s’est développée, c’est alors que commence le dénouement…248

Se pliant au principe de justice et d’ordre qui régit les dénouements tragiques, il permet d’accéder à une situation stable, et assure le retour de la sérénité après les luttes des forces antagonistes qui constituaient le nœud. Si la menace que représentait la conjuration est éliminée dès le troisième acte, le procès des fils de Brute auprès de leurs pairs a suscité des débats et des dilemmes ; il est à présent terminé et la sentence a été exécutée. Le châtiment infligé par Brute constitue une véritable table rase, tous les détracteurs du régime coalisés (Vitelle, le reste des conjurés) sont éliminés249 et les derniers partisans de la monarchie périssent (Tullie) tandis que les soutiens de frères, potentielles menaces résiduelles changent de disposition (Junie). C’est la fin de la loi du Talion défendue par les deux frères qui se présentent à Brute en vengeance de leur défunte amante:

Son sang ne pouvoit estre apaisé par des larmes,
Il falloit recourir à de meilleures armes,
Perdre les destructeurs de son illustre rang,
Rendre affront pour affront, et du sang pour du sang.
Nous ne l’avons pas fait: mais malgré nostre Pere,
Nous le ferions encor si nous le pouvions faire250.

Le dénouement est complet dans la mesure où il règle le sort des protagonistes ; Brute conserve sa fonction et sa dignité d’homme d’état, Tullie se suicide à l’annonce de la mort de ses deux amants, Junie consent à imiter la contenance de son époux et à reprendre son rôle d’épouse aimante et digne, enfin, la succession des générations mise en péril sera pourtant assurée par les cousins de Brute, et les citoyens romains à venir (fait validé par la tradition historique) qui perpétueront dans l’honneur sa mémoire. Ce dénouement se révèle particulièrement bref, après la mort de ses deux fils, Brute ne s’autorise qu’une rapide déploration, laissant sa tendresse de père gagner sa résolution de dirigeant républicain. La mort de Tullie suit de près l’annonce de celle de Tite et de Tibère, elle ne contrecarre pas le retour à une situation apaisée étant donné que la réconciliation est déjà amorcée par Brute qui décide d’enterrer le corps de la princesse avec ceux de ses fils. Enfin, les résistances de Junie au retour de la paix sont momentanées et elle se laisse rapidement convaincre par Brute de la nécessité de rentrer dans son devoir d’épouse romaine. Le conflit attendu par la confrontation de la mère endeuillée avec l’époux bourreau est ainsi très vite désamorcé par l’appel à la raison qui ne tolère plus les débordements ; les époux rentrent dans leur devoir, la mère doit cesser ses plaintes importunes pour prendre des sentiments romains.

Résumé de la pièce §

Brute a chassé les Tarquins de Rome et proclamé la république. Cependant ses proches étaient liés à la famille royale par l’affection (ses fils aiment Tullie, une fille de Tarquin qu’ils croient morte) ou l’alliance matrimoniale (Vitelle était l’époux de Servilie, également fille de Tarquin). Tullie est en fait dans Rome, à portée par conséquent d’appuyer la conjuration mise sur pied par son beau-frère en faveur de Tarquin et d’acquérir les suffrages de ses deux amants. Cette conjuration est découverte au troisième acte. Brute apprend avec indignation que ses deux fils, séduits par les discours de Vitelle et plus encore par la passion qu’ils ont pour Tullie, ont tenté de rétablir le tyran sur le trône. Il ne s’agit, dans les deux derniers actes que de décider du sort des coupables. L’amour de la patrie, étouffant tout autre sentiment dans le cœur de Brute, il refuse la grâce que le Sénat veut accorder successivement à l’un puis aux deux fils du héros national ; et Tullie prisonnière, abandonnant ses projets de coup d’État, rejoint de son propre chef ses amants dans le tombeau.

Acte I : Menace de la « concordia251 », la conjuration s’organise §

Scène 1 : entretien entre Vitelle, allié des Tarquins, et les deux fils de Brute, Tite et Tibère, au sujet de la confiscation annoncée des biens royaux. Vitelle déplore la chute des rois et prononce des invectives contre Rome. Il exhorte les frères à braver l’autorité de Brute et à se rebeller en faveur du roi déchu invoquant la perte des filles de Tarquin, Tullie et Servilie son épouse. Tite et Tibère abattus à ce souvenir, refusent de se soulever en vain puisque la princesse ne peut plus régner.

Scène 2 : Apparition de Tullie que l’on croyait morte comme sa sœur Servilie, la nuit au cours de laquelle le régime fut renversé. Ce coup de théâtre doit amener les frères à revoir leur position. Si Tullie vit, ils ont une raison légitime de se dresser contre leur père. Tibère est plein d’ardeur, mais Tite laisse paraître des hésitations. Tullie assure ne pas désirer la mort de Brute et tente de renverser les perspectives, les infortunes de Tarquin ne manqueront pas de conduire à la guerre avec les souverains voisins qui craignent la contagion républicaine ; la rébellion contre la république défendue par Brute ne relève donc pas d’une trahison mais d’un service rendu à la cité. Les frères acceptent de rallier la conjuration, et de signer une lettre qui en porte témoignage.

Acte II : Dilemmes et délibérations : le geste généreux des Romains envers Tarquin désarme les fils de Brute en proie au doute §

Scène 1 : Brute annonce à ses fils que Rome accepte de rendre ses biens à la famille royale. La nouvelle est accueillie par les soupirs plaintifs de Tite et Tibère qui feignent un état de deuil éternel rappelant à Brute la mort de leur princesse.

Scène 2 : Entretien et délibération entre les frères, rapprochés par leurs convictions politiques et leur alliance au sein de la conjuration monarchiste, rivaux en amour. L’intrication des plans politiques et sentimentaux est réaffirmée. Le geste du peuple romain en faveur de son souverain déchu rend illégitime le soulèvement aux yeux de Tite. A nouveau la mort apparaît aux deux frères comme la seule issue au dilemme qu’ils rencontrent. Ensuite, les complications se multiplient. Le dilemme est d’abord moral, il repose sur l’impossible observation de deux impératifs, le respect naturellement dû au père et le respect de la parole donnée à Tullie ; le dilemme concerne aussi les sentiments incompatibles éprouvés par les deux personnages, à savoir l’amour d’un père et celui de la princesse.

Scène 3 : Les frères sont confrontés à Tullie. Tibère nourrit l’espérance de voir la fille de Tarquin renoncer à son projet de vengeance, projet impliquant le renversement de la république et la mort de Brute. Tout en réaffirmant son intention de la servir contre Rome, il ne parvient pas à annoncer la restitution des biens royaux, qui paralyse leur action vengeresse, à la princesse.

Scène 4 : Les discours obscurs et alarmants des deux frères plongent Tullie dans l’erreur, elle y perçoit le signe d’une mort annoncée, celle de son père (ce sur quoi Tite la détrompe) et celle des frères eux-mêmes dont elle imagine que l’implication dans la conjuration a été révélée.

Scène 5 : Vitelle a été informé par Tite de l’offre des Romains qui restituent à Tarquin sinon la couronne tout au moins les biens royaux. Il accuse les fils de Brute de vouloir renoncer au service du monarque et de sa fille compte tenu de cette décision récente. Tullie encore sous le coup de sa vaine frayeur à l’idée de voir les frères en danger de mort renonce à se montrer vindicative au profit d’une plainte douloureuse sur le sort. Tite bouleversé réitère son engagement auprès de Tullie. Vitelle conclut avec austérité la scène rappelant qu’il n’est plus possible de revenir en arrière pour les conjurés qui tiennent de nuit une assemblée ; on apprend ainsi qu’un rendez-vous secret avait été fixé pour finaliser la préparation du coup d’État qui doit renverser Brute et rétablir Tarquin.

Acte III : Découverte des trahisons et condamnations sans appel §

Scène 1 : Nouvel échange entre les frères. Tibère accepte de remettre Tullie sur le trône dans la mesure où Brute n’est pas directement visé par sa vengeance. Tite balaye cette tentative d’évitement rappelant la nécessité d’un choix entre la fidélité due au père et celle due à l’amante ; il propose de porter seul la faute du parricide et de se mettre à mort au nom d’un esprit de justice.

Scène 2 : Interruption du dialogue par l’arrivée de Brute sur un coup de théâtre. La conspiration est découverte, Vitelle reconnu comme le chef du soulèvement qui s’apprêtait à utiliser les biens royaux restitués pour corrompre des républicains est arrêté. Alors qu’il ignore l’identité des conspirateurs assemblés par Vitelle, Brute exhorte ses fils à suivre son exemple de fermeté et à traiter sans ménagement celui qui était un ami proche.

Scène 3 : Confrontation avec Vitelle. Brute livre les secrets de la découverte du complot, l’esclave Valère a transmis une lettre de la main de Vitelle adressée à Tarquin et contenant les noms des conjurés, lettre qu’il n’a vraisemblablement pas encore consultée. La scène permet la confrontation des conceptions politiques autour du motif de l’approbation divine. Le monarque peut se dire de droit divin selon Vitelle, et il convient de se plier à ses volontés quand bien même celles-ci choqueraient le bien commun car en s’y soumettant, on respecte l’ordre divin. L’absence de châtiment divin à la rébellion qui a érigé la république constitue pour Brute une preuve de l’assentiment des dieux et donc une forme de légitimation suffisante. Vitelle révèle la compromission de Tite et Tibère. Si Tite adopte une posture soumise face au courroux de son père, Tibère revendique ses actes invoquant un mobile amoureux.

Scène 4 : Tullie tente de s’interposer entre Brute qui la croyait disparue et ses fils, son intervention loin de débloquer la situation en détournant les foudres de Brute ne fait que renforcer le désir qu’ont les deux frères de la défendre envers et contre tout, au mépris de leurs devoirs de fils et de citoyens, mépris que Tibère affiche à nouveau aux yeux de son père.

Acte IV : Compromis et débat amoureux §

Scène 1 : Tullie est bouleversée. Ses suivantes invoquent sans succès l’espoir de voir l’influence du Sénat et de Junie, l’épouse de Brute, influer sur les décisions de ce dernier. L’une d’elle annonce à Tullie ce qu’elle est seule à percevoir comme un signe de bon augure que Brute l’autorise à revoir ses deux fils.

Scène 2 : Tullie se lamente auprès de Tite et incrimine un amour qui accable malgré elle les fils de Brute et les condamne à endurer des malheurs extrêmes. Tite tout en voulant exempter son amour de reproches annonce la décision du Sénat, la mort inéluctable en rétribution de la faute ne frappera que l’un des fils de Brute lequel se verra désigner par Tullie. Loin d’y voir un compromis, Tullie se trouve accablée par un nouveau sujet de plainte face à ce dilemme cruel. Tite en offrant de se sacrifier au nom de l’amitié qu’il nourrit pour son frère et du penchant en sa faveur qu’il croit déceler chez Tullie se propose de résoudre le dilemme sans attendre l’ordre exprès de la princesse. Tullie renonce à prendre une telle décision et s’en remet à Tite qui persévère dans son projet, et annonce son sacrifice pour sauver la vie de son frère. Décontenancée, Tullie s’y oppose.

Scène 3 : Tibère se manifeste tout aussi décidé à se sacrifier pour son frère. Tullie se montre incapable d’accepter la mort de l’un comme de l’autre frère, face à ce choix impossible, le trio amoureux laisse libre cours à la plainte et aux protestations, la princesse appelle sur elle la vengeance des Romains. Tibère indigné par l’exigence de Rome qui met Tullie au désespoir appelle la cité à trancher elle-même le cours de sa vie ou celle de son frère.

Scène 4 : Junie entre en scène porteuse d’une triste nouvelle qui clôt les délibérations. La sentence est tombée, les deux frères sont condamnés. La volonté du Sénat de conserver en vie l’un des fils de Brute s’est trouvée contrariée par Brute lui-même qui exige ce double sacrifice. Tullie se retire en menaçant de suivre dans la mort ses amants.

Scène 5 : Junie hésite entre la fermeté dictée par son devoir et les tendresses d’une mère affligée par la perspective d’une double perte. Elle ordonne à ses fils de conserver courage et dignité face à la mort tout en déplorant un sacrifice rendu inévitable par la sévérité de Brute. Tibère et Tite accordent cependant d’ultimes soupirs à leur amour tout en manifestant leur inquiétude profonde concernant le destin de Tullie.

Scène 6 : Marcellin vient chercher les frères pour les mener au supplice et rapporte le combat intérieur qui a éclaté en Brute sous les yeux du peuple romain, son austère vertu et son rôle de juge l’emportant toujours cependant sur son affliction de père. Tite et Tibère soutiennent avec vaillance et conjointement l’annonce de leur mort imminente, mort qu’ils veulent rendre exemplaire par leur courage inflexible.

Acte V : Ultimes revirements et dénouement §

Scène 1 : Marcelle en qualité de messager rapporte le déroulement de l’exécution publique des deux frères à sa maîtresse. Il dresse un tableau propre à susciter la pitié, celui d’une Rome émue par la vaillance des frères devant la mort, chacun réclamant le droit d’être sacrifié en premier tandis que Brute triomphe d’un combat intérieur à peine visible en redoublant de sévérité pour hâter le supplice. Le récit reste suspendu par l’annonce d’un possible revirement de fortune en faveur des fils de Brute. Le peuple sous l’impulsion de Collatin s’opposait à cette mise à mort et était entendu par Brute jusqu’alors inexorable au moment où Marcelle s’est retirée pour prévenir et redonner espoir à une mère accablée.

Scène 2 : Junie vient enquérir Tullie de ce changement de fortune. La princesse celée se propose une fois encore de détourner les coups qui menacent les fils de Brute en s’offrant en victime à la colère des Romains qui ignorent encore sa présence. Quand bien même Tite et Tibère viendraient à survivre, ils ne seraient pas épargnés par le malheur, Tullie ne pouvant épouser que l’un ou l’autre frère.

Scène 3 : Marcellin paraît, son discours laconique tombe comme un couperet, les fils de Brute sont morts. Cette information brutalement délivrée rompt le suspens qu’avait nourri le long développement de Marcelle.

Scène 4 : Brute pour la première fois paraît en laissant voir sa douleur ; il se récrie même contre cette vertu si chère qui lui a tant coûté. Tullie désespérée annonce qu’elle va rejoindre ses amants dans la mort.

Scène 5 : Face à Junie, Brute manifeste de cuisants remords, reprenant à son compte les qualificatifs odieux que lui conféraient Vitelle et Tullie, il regarde désormais l’exécution de ses fils comme un crime et non comme un acte vertueux. Brute connaît un nouveau revirement. Après avoir réclamé un châtiment pour son acte, il profère des menaces à l’encontre de son épouse qui se rend coupable en pleurant la perte d’hommes déclarés ennemis de Rome.

Scène 6 : Livie annonce le suicide de Tullie. Le repentir de Brute prend fin et Junie à son exemple se ressaisit ; chacun devra s’oublier et se dévouer pour Rome. La pérennité de la lignée menacée par le sacrifice de Tite et de Tibère est corrigée par un appel aux descendants qui devront honorer la mémoire de Brute à leur place.

Le respect des conventions, mise en pratique des règles classiques §

La règle des trois unités §

La Mort des enfans de Brute respecte scrupuleusement la règle canonique des trois unités qui satisfait le goût classique pour la symétrie et les exigences mnémotechniques d’une certaine pédagogie :

Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli252

L’unité de temps est respectée. La mention de la réunion des conjurés à la tombée de la nuit est l’une des rares indications temporelles, elle clôt l’acte II : « Les chefs des conjurez, sans désordre et sans bruit/ Chez les Aquiliens s’assemblent cette nuit253 ». Cette allusion laisse supposer qu’entre les retrouvailles des amants à l’acte I, les délibérations quant à la ligne de conduite à tenir, la découverte de la conjuration et les différentes mises à mort de l’acte IV, et V, il s’est écoulé vingt-quatre heures réparties cependant sur deux journées, lesquelles se trouvent scindées par la tenue de cette assemblée. Cette assemblée a un rôle déterminant dans la mesure où elle précipite le dénouement en révélant la conjuration254.

L’unité d’action est également respectée ; l’action recouvre « les démarches des personnages mis en présence des obstacles qui forment le nœud et qui ne sont éliminés qu’au dénouement255. » ; la tragédie respecte une unité de péril et d’intérêt, l’action se concentre autour du destin des enfants de Brute qui en se décidant à rallier la conjuration monarchiste se voient condamnés à mort, et finalement exécutés. L’action est simple, la mort des enfants de Brute était inéluctable, le début de la pièce en contenait les prémisses et le dénouement selon ce principe d’un déroulement continu réalise donc bien les virtualités inscrites dans le commencement de l’action.

Enfin, l’unité de lieu est également observée et appelle quelques commentaires. L’action de la tragédie se déroule dans l’une des pièces de la maison de Vitelle. Or la nature du lieu conditionne la vraisemblance mais aussi la bienséance des comportements :

Un lieu « affecté » à quelqu’un peut imposer des règles de comportement: un lieu affecté à quelqu’un n’est pas comme une salle du commun, qui n’est affectée à personne, et où chacun peut faire ce que bon lui semble. La nature du lieu conditionne aussi le droit pour un personnage d’être dans ce lieu et les procédures d’entrée dans ce lieu256.

La demeure de Vitelle constitue un lieu territorialisé c’est-à-dire défini par la personne qui en est le maître et par le droit de présence des personnages qui paraissent dans ce qui n’est pas leur territoire propre. Il représente ainsi un espace symbolique qui fait le lien entre les deux maisons qui se déchirent, la maison de Tarquin (Tullie y est dissimulée) et celle de Brute (les frères Tite et Tibère ont leurs entrées). L’absence de description précise de la salle de la maison dans laquelle les personnages évoluent lui permet de se prêter à toutes sortes de rencontres. Claude Boyer semble reprendre une fois encore un précepte que Corneille propose à la fin de son Discours des trois unités : « une salle sur laquelle ouvrent […] divers appartements257. » Le lieu tend à l’indéfinition en raison de sa polyvalence. Vialleton, évoque quant à lui cet espace dans lequel évoluent les personnages comme un « Lieu ni ouvert ni fermé, lieu à ouverture restreinte, souvent évoqué comme un lieu ouvrant sur un lieu ouvert et attenant à un lieu fermé258 » ; tandis qu’Anne Ubersfeld parle d’un « vestibule classique ». La pièce dans la demeure de Vitelle qui est occupée par les personnages constitue ainsi un espace qui autorise aussi bien les entrevues politiques, c’est là que se fomente le complot de la conjuration à l’acte I et que Brute et Vitelle débattront du meilleur système politique, que les entretiens amoureux entre les fils de Brute et la fille de Tarquin et les échanges intimes entre proches affligés qui y laissent s’exprimer leurs craintes, leurs plaintes, leur colère et leurs repentirs. Il s’agit également d’un lieu où les personnages attendent les nouvelles et même un espace de réclusion dans le cas de Tullie qui s’y dissimulait volontairement pour garantir sa survie et s’y voit finalement enfermée malgré elle et gardée sous ordre de Brute. Par ailleurs, le contrôle de ce lieu présente quelque importance si l’on considère l’évolution de la trame de la pièce, il garantit symboliquement une position avantageuse dans le rapport de force qui met au prise républicains et monarchistes. On observe ainsi un basculement qui s’opère au cours de la pièce. L’intrusion de Brute dans le lieu est toujours funeste et synonyme de mort. Ainsi au début de la pièce, le spectateur apprend que l’épouse de Vitelle a été massacrée au moment de sa prise de pouvoir, sa venue dans la demeure de Vitelle semble dès lors annonciatrice de mort, ce que le déroulement de la trame confirme. L’arrivée de Brute annonce tout d’abord la découverte du complot monarchiste et la mise à mort des coupables, le lieu n’est donc plus propice aux réunions entre conjurés et Vitelle (rapidement exécuté) comme Tite et Tibère se voient interdits de séjour, cette exclusion manifeste clairement un renversement dans le rapport de force. En conséquence, la poursuite de l’intrigue amoureuse est compromise ; l’intrusion de Brute signifie que la demeure de Vitelle n’est plus un asile pour les amants dont les rencontres dépendent dès lors du bon vouloir du farouche républicain (acte IV, 1, Tullie est avisée que Brute lui accorde une dernière entrevue avec Tite et Tibère). Déserté par les personnages masculins, l’espace est investi par Junie, Tullie et leurs suivantes qui s’y livrent à des plaintes ; en effet, pour les personnages féminins l’arrivée de Brute est également synonyme d’un retournement de fortune, ainsi Tullie est faite prisonnière et séquestrée :

On me garde, Madame, et je ne sçay pourquoy,
Brute m’avoit promis liberté toute entière ;
Cependant je connois que je suis prisonniere259.

Enfin, ce lieu clos s’ouvre sur un espace plus vaste, construit essentiellement grâce aux allusions et aux récits des personnages ; ainsi Vitelle invite les frères à se rendre à la demeure des Aquiliens, Tullie évoque quant à elle le palais royal la nuit de soulèvement républicain qui s’est traduite par une série de massacres260, tandis que les messagers entraînent, dans leurs récits, les spectateurs sur la place publique où se déroule l’exécution de Tite et Tibère.

La vraisemblance : de l’Histoire à la fiction dramatique §

La vraisemblance est l’une des exigences les plus importantes pour l’esthétique classique.

Les auteurs du XVIIe siècle se donnent beaucoup de peine pour faire croire que le matériel de leurs tragédies a quelque garant dans l’histoire […] la vraisemblance et l’histoire sont pour les tragiques classiques deux puissants dieux et ils cherchent à se mettre en règle avec l’un et avec l’autre261.

Le choix d’une assise historique pour La Mort des enfans de Brute se justifie par ce souci de la vraisemblance puisque, comme le rappelle l’abbé d’Aubignac dans La Pratique du Théâtre, toutes les choses qui se passent au théâtre doivent être regardées comme « véritablement arrivées, ou ayant dû arriver262 ». Le choix d’une vérité historique est réaffirmé dans plusieurs œuvres de Claude Boyer ; ainsi dans l’avis au lecteur d’Oropaste, ce dernier rappelle l’origine historique de son personnage principal et la validité de son nom :

[…] afin que tu ne juges pas de moi sur l’exemple de quelques auteurs de ce temps, qui prenant la licence de prêter un nom véritable à un sujet chimérique, pourraient faire croire que j’ai donné un nom inventé à un sujet historique.

En présentant le sacrifice des enfants par un père, Boyer promeut par ailleurs l’autorité du « vraisemblable extraordinaire », garanti par l’histoire contre la possible tyrannie d’une normalité moyenne édictée par les doctes. L’historicité du fait sert ainsi à rejeter une objection attendue, qu’il n’est pas vraisemblable qu’un parent mette à mort ses enfants, objection à laquelle s’était déjà confronté Corneille « qu’il n’est pas vraisemblable qu’une mère expose son fils à la mort pour en préserver un autre263 » et qu’il avait repoussée de la même manière.

L’auteur par ce choix d’une intrigue historique et de personnages illustres bénéficie également de l’important pouvoir de séduction et de persuasion exercé par des noms connus empruntés à l’histoire. Utiliser le nom d’un personnage historique pour lui prêter une passion relève de la captatio benevolentiae du public. G. Scudéry explique ainsi dans la préface d’Ibrahim en 1641, qu’il se refuse à mettre en scène des héros imaginaires : « Comment serais-je touché de (leurs) infortunes, puisque je sais que ces royaumes mêmes ne sont point en la Carte Universelle, ou pour mieux dire en l’être des choses. » Une histoire illustre qui fait intervenir un personnage célèbre a plus de chance de toucher qu’un personnage obscur. Le choix d’un sujet historique doit emporter les suffrages du public en se conformant à la mémoire conservée des faits passés. La tragédie apparaît alors comme l’expression de la mémoire collective, conformant l’histoire aux valeurs et aux codes de l’époque. Ainsi, Claude Boyer dans sa tragédie ne célèbre pas l’histoire romaine mais bien l’image que son époque se fait de l’histoire et des vertus romaines ; elle est donc l’expression d’une culture commune. En effet la vertu dont font preuve les personnages de la tragédie, celle de Brute prêt à tous les sacrifices pour la grandeur de son nom, celle de ses fils résolus devant la mort et amants courtois, fermes dans le service rendu à leur amour, celle de Junie épouse et mère à la constance exemplaire, ressemble fort aux valeurs aristocratiques d’honneur et de gloire chères aux contemporains de l’auteur. Le destinataire de la fiction qui reconnaît dans cette dernière des valeurs familières, des idées partagées, un héritage commun, se trouve ainsi transporté dans l’œuvre, convaincu de la probabilité de cette fiction au point de se croire devenu témoin d’une action véritable. C’est pour cela que la fiction tâche de s’accorder aux opinions et croyances du spectateur, non pas au nom d’un conformisme social mais d’un transport imaginaire réussi.

Le choix du sujet de La Mort des enfans de Brute se conforme, à bien des égards, aux attentes du public et aux exigences des pairs. Dans la préface d’Héraclius rédigée par Corneille en 1647 à propos de la place de la vérité dans la tragédie, ce dernier indique qu’il convient de choisir une tragédie :

dans les évènements extraordinaires qui se passent entre personnes proches, comme d’un père qui tue son fils, une femme son mari, un frère sa sœur, ce qui n’étant jamais vraisemblable, doit avoir l’autorité de l’Histoire ou de l’opinion commune pour être cru, si bien qu’il n’est pas permis d’inventer un sujet de cette nature. C’est la raison qu’il donne (Aristote) que les Anciens traitaient presque les mêmes sujets, d’autant qu’ils rencontraient peu de familles où fussent arrivés de pareils désordres, qui font les belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion264.

Les grands offrent alors plus de matière pour la tragédie que le commun des mortels. Les évènements de nature à provoquer crainte et pitié restent de l’ordre de l’exceptionnel et les mêmes familles sont conservées par la tradition pour servir de cadre à l’intrigue tragique. Corneille conclut de même dans son Second Discours :

Ce n’est pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre ; celles des autres hommes y trouveraient place s’il leur en arrivait d’assez illustres et d’extraordinaires pour le mériter, et que l’histoire eût assez de soin d’eux pour nous les apprendre265.

En choisissant une famille consacrée par la tradition historique, une figure canonique de l’austère vertu romaine, Claude Boyer s’inscrit dans une parfaite continuité des travaux d’Aristote et de Corneille. En construisant une intrigue, qui repose sur l’opposition des personnes que tout aurait dû unir, il respecte encore ces schémas aristotéliciens repris par Corneille et a même le mérite de proposer en une seule tragédie plusieurs situations insoutenables qui confrontent des parents ; l’auteur dramatique se réapproprie ainsi plusieurs motifs tragiques prônés par ses aînés. La pièce recouvre en effet la menace de fratricide pour l’amour de Tullie, de parricide envers Brute, et d’infanticide avec la condamnation des jumeaux par leur père. Claude Boyer reprend également dans sa tragédie plusieurs schémas archétypaux bien connus des contemporains, et susceptibles de faire intervenir un système de valeurs communes et partagées. Comme nous l’avons vu, La Mort des enfans de Brute donne à voir des conflits intrafamiliaux, ces derniers sont associés par l’auteur aux conflits nés de la relation amoureuse et de l’alliance politique :

[…] les enjeux matrimoniaux et sentimentaux imbriqués dans la nouvelle tragédie politique se justifient par l’approfondissement affectif qu’apportent les liens familiaux au réseau d’opposition généré par les grands intérêts d’État266.

La situation est dite tragique parce qu’elle procède à une inversion des rapports naturels entre proches. Le cas du héros que définit Corneille dans l’Avertissement aux lecteurs qui précède le Cid est tragique dans la mesure où « la persécution et le péril ne viennent point d’un ennemi, ni d’un indifférent, mais d’une personne qui doive aimer celui qui souffre et en être aimée » ; la situation des personnages de la pièce de Boyer obéit à ce schéma tragique dans la mesure où non seulement elle oppose les membres d’une même famille mais reprend également le motif des amants ennemis. Les enfants du père de la république romaine se sont épris de la fille de l’ancien roi et réciproquement, bravant un interdit puisque l’appartenance à une famille d’obédience républicaine ou monarchique les constituait initialement en ennemis. La tragédie dévoile ainsi la perversion des liens fondamentaux. Or la famille comme cellule de base se veut représentative de l’humanité par son statut exemplaire. Au XVIIe siècle, ce modèle s’élargit à l’échelle de la cité et des problèmes relationnels entre ses différentes composantes. Les questions individuelles s’inscrivent alors naturellement dans le cadre de la cité qui les englobe et à leur tour, les problèmes touchant l’homme dans la cité sont solidaires de l’ordre providentiel de l’univers. Ainsi, l’Ancien Régime se voulait à l’image d’une famille au sens large, reposant sur des réseaux naturels (la noblesse paternaliste). Le monarque suivant ce modèle correspond à la figure du père pour ses sujets, une correspondance exploitée par Claude Boyer qui fait de Brute le père de Rome plus que celui de Tite et Tibère. La rébellion contre le père prend alors une autre ampleur. Le terme de « parricide » recouvre de manière indistincte l’attentat entre proches parents et le régicide et de la même manière, s’en prendre génériquement à la patrie peut être assimilé à un matricide, ce qui a pour effet d’intégrer de proche en proche dans l’ensemble de la sphère politique dans le noyau originel. Claude Boyer en présentant la révolte de fils contre leur père à la tête du régime reprend donc ce schéma commun du parricide.

Pourtant malgré cet attachement à la tradition historique et aux schémas topiques de la tragédie classique, l’auteur de La Mort des enfans de Brute s’autorise quelques entorses à la vérité historique ; il prend soin de justifier ces écarts comme des tributs à la vraisemblance Des personnages historiques sont retouchés dans des proportions variables ou sont tout simplement issus de l’imagination de l’auteur dramatique. La liberté de manipuler la matière historique se définit à l’époque le plus souvent comme liberté du poète d’imaginer selon les codes et catégories modernes, imposés par le concept du vraisemblable dans le traitement des sources. Les sujets historiques comportent une plus grande probabilité pour être effectivement advenus, leur emprise sur le spectateur laisse aux auteurs une marge relative de liberté pour effectuer des révisions. Sous couvert d’une trame historique fixée par la tradition et d’un renvoi respectueux aux sources communément admises, les auteurs retravaillent donc les personnages, la chronologie, les circonstances à leur guise. Racine dans sa préface d’Andromaque en 1667 se justifiera par le respect de l’histoire grecque :

Mes personnages sont si fameux dans l’Antiquité que, pour peu qu’on la connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés. Aussi n’ais-je pas pensé qu’il fût permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté que j’ai prise, ç’a été d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus.

La liberté des auteurs concerne en particulier les personnages féminins dont l’histoire n’est pas prodigue. Corneille n’hésitera pas à signaler avec désinvolture dans l’adresse au lecteur qui ouvre sa pièce Sertorius, 1662 avoir « été obligé de recourir à l’invention pour en introduire deux » tandis que l’intrigue amoureuse de Cinna reposait également sur l’invention du personnage d’Émilie, amante du héros appelant ce dernier à servir sa soif de vengeance pour Auguste. Le personnage de Tullie chez Boyer est également le fruit d’une réécriture et elle permet comme naguère Émilie dans Cinna de superposer deux intrigues politiques et amoureuses, en associant aux causes politiques des motivations personnelles ; elle permet également de façonner le caractère des jeunes héros Tite et Tibère, personnages historiques pour leur part, selon les critères galants de la fin des années 1640. Par ce travail de réécriture ténu de l’histoire, l’auteur affirme la préservation des droits de l’invention dans la mesure où les libertés prises ne contreviennent pas avec le souvenir de l’épisode historique tel qu’il a été transmis par la tradition et qu’elles suppléent à l’attente et au goût du public de plus en plus touché par des héros tendres et galants.

Bienséance : l’importance des récits et de l’hypotypose §

Les règles de la bienséance permettent d’adapter la pièce au public qui la reçoit : « La tragédie ne doit pas choquer les goûts, les idées morales, ou, si l’on veut, les préjugés du public267. » Soucieux de souscrire à cette règle, l’auteur de La Mort des enfans de Brute recourt fréquemment au récit-écran : « ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose268 ». Le récit est hérité de l’Antiquité et constitue un tribut payé aux règles de la vraisemblance, de la bienséance, ainsi qu’à celles de l’unité de temps et de lieu. Pis aller imposé par les circonstances, le recours au récit permet avant tout de respecter la bienséance externe. Cette dernière est à rapprocher de l’Art poétique d’Horace qui demande qu’on ne montre pas sur la scène ce qui provoquerait « incrédulité et révolte » et rejette par conséquent le réalisme macabre. L’interdit concerne donc notamment les scènes de violences, de mort dans lesquelles le sang est répandu. La mort des enfants de Brute, évènement central qui donne son nom à la pièce ne peut donc pas être représentée sur scène ce qui justifie le récit par la voix d’un messager, Marcelle ; il en va de même pour le suicide de Tullie. Dans le cas du sacrifice comme dans celui du suicide, le corps est occulté. En ne représentant pas tout sur scène la tragédie classique gagne en dignité dans le sens où elle proscrit le pathétique facile et bas consistant à donner au spectateur un élan d’horreur physique, et s’écarte résolument du mélodrame. Cette vertu d’atténuation est propre au récit qui tend à effacer la présence scénique des interlocuteurs. En effet, dans le récit, la nature interlocutive du discours se trouve réduite et le langage tient alors plus du discours narratif ; sa nature homogène et univoque l’apparente davantage au discours rhétorique que dramatique.

Outre le récit à proprement parler qui rapporte un événement survenu hors de l’espace scénique, le discours du messager comprend un certain nombre de développements accessoires qui obéissent aux règles de la rhétorique et confèrent au récit une fonction d’ornement. Le récit tend alors à se rapprocher du morceau de bravoure dans lequel l’auteur fait montre de son éloquence et de sa maîtrise des tropes langagiers. Il s’agit de donner un commentaire de l’action rapportée, d’en livrer les détails les plus marquants, et susceptibles de susciter la plus vive émotion pour le personnage qui écoute. Très prisé du public classique, il permet le déploiement d’une rhétorique épidictique mêlant l’information à l’éloge ou au blâme. Après les défenseurs de la tragi-comédie dès la fin des années 1620 ce sera au tour des romantiques d’ironiser : « Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions269. »

N’étant pas eux même dramatiques, les récits risquent d’ennuyer, ou du moins de briser le mouvement de l’action. Ces morceaux ont donc été particulièrement soignés par les classiques. Leur art consiste à animer les récits pour qu’ils donnent l’illusion de l’action et prennent un caractère épique (Le Cid, IV, 3 ; Polyeucte, III, 2 ; Iphigénie, V, 6) ; et parfois à mettre l’accent sur la réaction des personnages qui apprennent la nouvelle (Horace : récit de Julie III, 6 et rebondissement avec le récit de Valère, IV, 2 ; Andromaque, V, 3). Le discours de Marcelle à l’acte V entrecoupé par l’intervention d’un second messager Marcelin pour rapporter la fin tragique des fils de Brute entre dans cette seconde catégorie de récits, qui donnent à voir la scène à travers le regard interposé de personnages secondaires bouleversés. Marcelle qui décrit la scène de mise à mort insiste sur la dimension pathétique et édifiante du spectacle auquel elle a assisté ; faisant jouer les deux ressorts de la tragédie, la crainte et la pitié, elle loue la grandeur de Tite et de Tibère, fiers et dignes devant la mort, et rapporte la stupeur de l’assistance devant l’impassibilité de leur père déterminé à prononcer envers et contre tout la sentence mortelle. Il s’agit de susciter dans l’imaginaire du spectateur une scène que le dramaturge ne peut montrer. L’analyse de ce récit révèle que les tropes les plus traditionnels associés au récit sont très largement représentés. Parmi ceux-ci figurent le lieu de la définition, et de la description270, ainsi que les figures de style qui structurent un discours imagé et maintiennent ainsi l’attention du spectateur en rendant présents et donc plus vivant les faits racontés. Ainsi, l’hypotypose, est par excellence une figure de spectacularisation : « L’affaire semble se dérouler et la chose se passer sous nos yeux271 » ; la définition de Quintilien précise qu’il s’agit d’une « figure de style consistant à décrire une scène de manière si vive, si énergique et si bien observée qu’elle offre aux yeux avec la présence, le relief et les couleurs de la réalité272. » Marcelle mais aussi Tullie (qui se livre à une description émotive de la nuit du soulèvement républicain acte II, 5) n’hésitent donc pas à recourir à ce procédé, décrivant les postures, les personnages en action, elle s’interrompt à dessein sur le geste dramatique du bras du bourreau qui se lève prêt à frapper, et introduit même dans son récit les paroles éloquentes des protagonistes qu’elle prétend retranscrire fidèlement ajoutant encore à cette description précise et riche pour éveiller l’émotion. Dans le discours de Marcelle, l’hyperbole (insistance sur le nombre des spectateurs « toute Rome » v. 1320), la métaphore (la crainte et la douleur se trouvent animées v.1261 pour décrire l’assistance) et des effets de contraste (la constance et la fermeté du père intraitable sont opposées à l’élan de compassion et la stupeur qui saisissent la foule) sont également mobilisées pour susciter la participation affective et la commisération de l’auditoire. Les récits de Marcelle et dans une moindre mesure celui de Marcellin et Tullie associent ainsi différentes fonction du récit, une fonction informative : l’utilisation d’un point de vue externe fait connaître au spectateur le déroulement de la mise à mort, une fonction de portrait lorsque le messager s’attarde sur la contenance des différents protagonistes, Brute rigide, inflexible, ses enfants généreux et fiers, et une fonction pathétique qui insiste sur la nature douloureuse du spectacle et les émotions de l’assistance.

Une peinture vraisemblable et bienséante des « caractères » §

Les principaux personnages doivent paraitre le plus souvent, et demeurer le plus longtemps qu’il est possible sur le théâtre, parce que ce sont les meilleurs acteurs […] parce qu’ils sont toujours les mieux vêtus, et partant les plus agréables au peuple […] parce qu’ils ont les plus belles choses à dire273.

Or dans la tragédie attribuée à Claude Boyer, on observe une restriction de la distribution, un resserrement autour des deux cellules familiales, celle des Tarquins et celle de la maison de Brute, auxquelles sont rattachés quelques personnages secondaires de serviteurs.

Par ailleurs, au XVIIe siècle, l’écriture des personnages doit se plier à un ensemble de codes et de conventions. Ces derniers n’étaient pas considérés comme des individus mais comme des types sociaux et éthiques. Les dramaturges pensaient ainsi la constitution psychologique de leurs personnages en termes de « caractères » ; la définition de ces caractères renvoie à la représentation que la société de ce siècle se faisait des caractéristiques éthiques de tel ou tel type de personnage. La Mesnardière au chapitre VIII de sa Poétique, 1639, définissait les différents caractères, précisant qu’il faut :

Faire les Héros généreux, les Philosophes prudents, les Femmes douces et modestes, les Filles pleines de pudeur, les Ambassadeur hardis, les Espions téméraires et peu soucieux de la vie, les Valets grossiers et fidèles ; et ainsi des autres personnages, chacun selon sa fortune, son âge, sa condition.

L’auteur de La Mort des enfans de Brute respecte ce cahier des charges. Les personnages de la tragédie correspondent donc à des types sociaux et éthiques et l’élaboration de leur psychologie est dépendante de quatre critères essentiels : la qualité, la convenance, la ressemblance et la constance. Un dramaturge se doit en effet de forger ses caractères, notamment, selon le principe de ressemblance. Ainsi, le héros d’un sujet historique doit être conforme à l’histoire, c’est-à-dire conforme à l’image fixée par la tradition historique et parvenue telle aux contemporains avec ses approximations éventuelles. L’action de la tragédie se voulant illustre, les personnages sont hors du commun par leur naissance tout d’abord mais aussi par leur grandeur d’âme. La tragédie de Claude Boyer en mettant en scène des élites romaines consacrées par la tradition doit donc se plier à certaines règles ; la vérité de la peinture et l’éloge de la grandeur se confondent dans le cas de ce sujet romain. En effet, « peindre les Romains c’est peindre la « noble et magnanime fierté » de la République et la « pompe » de l’Empire » écrit Guez de Balzac dans sa lettre du 17 janvier 1643 adressée à Corneille274. La Rome antique dans le prisme de la tradition allie le souci de représenter des personnages qui ressemblent aux originaux et le respect de l’héroïque, de la bienséance. Dans Sophonisbe, Corneille affirme ainsi qu’on ne peut lui reprocher d’avoir peint des « femmes trop héroïnes » car c’est d’une réalité historique, de la vision traditionnelle de l’esprit romain et de sa fierté proche de l’inhumanité, qu’est tirée la merveille275. La recherche de la pompe majestueuse passe aussi par le choix des costumes : la pièce comme beaucoup à l’époque devait donner à voir des héros stylisés du monde romain, produit d’un processus d’accommodation qui se traduit par des combinaisons pour nous curieuses de tonnelets à l’antique et de chapeaux magnifiquement empanachés. Les manières des personnages sont aussi celles de la cour, incluant révérences et baisemain. Enfin, les comédiens ont naturellement le port majestueux, comme il sied aux héros qu’ils représentent.

Les personnages masculins §

Brute, personnage central de la tragédie, constitue la figure emblématique d’une légende fondatrice. Son nom latin était Lucius Junius Brutus, dit aussi Brutus l’Ancien ; il est considéré comme le fondateur légendaire de la république romaine276.

L’épisode de la légende des fondations de la Rome républicaine qui donne à Claude Boyer la matière de sa tragédie présente des similitudes avec un mythe primordial lui aussi fondateur, celui de Chronos dévorant ses enfants par crainte de voir l’un d’entre eux un jour le renverser pour prendre sa place. On relève une inquiétude très proche chez Brute qui se montre près à tout pour s’assurer de la survivance d’un régime qu’il a instauré face aux menaces de coup d’état que représentent ses fils et la conjuration. Par ailleurs, l’image dévoratrice du père se nourrissant du sang de ses propres enfants que l’on associe au mythe de Chronos trouve un écho dans la pièce de Claude Boyer. Rome et les Romains qui ont permis le renversement de Tarquin sont à plusieurs reprises assimilés à un monstre assoiffé du sang de ses propres citoyens277 dans les discours en faveur de la restauration monarchique, tandis que le premier serviteur de Rome, Brute, se voit attribuer les mêmes qualités lorsqu’inflexible, il exige la mort de ses fils et refuse tout compromis.

On peut imaginer que c’est ce personnage, dont la décision terrifiante de mettre à mort ses propres enfants au nom d’un idéal vertueux et patriotique inflexible ne pouvait manquer de susciter l’émoi et la stupeur des spectateurs, qui a influencé Claude Boyer dans le choix de son intrigue. Doté d’une âme naturellement droite et simple opposée aux compromis, le personnage possède une conception de la vertu inébranlable et farouche. Brute fait ainsi preuve comme nous avons pu le voir de cette force d’âme et de cette gravité que les Romains aiment à considérer comme leur apanage. En effet, il n’est pas un moment où Brute perd de vue son devoir, et les instants voués au doute ou à la plainte sont extrêmement restreints. La constance du caractère place le personnage à un niveau quasi-épique et lui fait défendre son statut de héros en qui rien de médiocre ne subsiste. Le principal intérêt du personnage surhumain réside alors dans l’admiration qu’il suscite. Outre le point de vue de la réception, ce caractère « parfait » a également un intérêt dramaturgique : il est une norme par rapport à laquelle on peut mesurer l’écart chez les autres personnages. Le triomphe du sentiment patriotique sur les liens du sang fait de Brute un idéal de dévotion qui illustre bien le paradoxe de la grandeur et de la servitude de la gloire. La gloire lui est acquise dans la mesure où il s’est élevé à la plus haute dignité en chassant les Tarquins et qu’il est reconnu et estimé des Romains278. La gloire interdit pourtant à cet individu extraordinaire les gestes ordinaires attachés à la figure paternelle qui le ferait échapper au tragique tout en l’exposant aux périls qui sont le lot des grands, Brute est ainsi menacé d’être renversé à son tour par une nouvelle conjuration.

Observant déjà ce qui deviendra une maxime cornélienne en 1674 : « Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes. » / « La tendresse n’est point de l’amour d’un héros279 », Brute partage les traits des héros cornéliens inspirés eux aussi d’archétypes romains. L’empreinte du personnage fixée par la légende des fondations de la république qui fait de lui l’effigie de la rigueur et de l’intégrité romaine ne suffit peut-être pas à la compréhension du personnage. Claude Boyer s’est sans doute également inspiré des modèles cornéliens ; Corneille ayant avant lui « d’un pinceau sans pareil a peint l’esprit Romain280 ». Brute entre en effet dans les catégories de la psychologie du héros cornélien, une psychologie qui comme l’a montré M. Lanson dans Hommes et Livres, Paris, 1895, s’accorde entièrement avec la théorie cartésienne des passions. Brute répond aux critères des hommes à l’âme forte : 

C’est par le succès de ces combats (entre la volonté et les passions) que chacun peut connaitre la force ou la faiblesse de son âme ; car, ceux dont la volonté peut le plus aisément vaincre les passions et arrêter les mouvements du corps qui les accompagnent ont sans doute les âmes les plus fortes281.

On observe cependant un renversement du schéma des personnages cornéliens entre les caractères prêtés aux jeunes protagonistes et aux aînés : Brute malgré son âge avancé partage l’héroïsme et le goût de l’absolu que Corneille prête à ses jeunes personnages, l’on pense à Rodrigue ou bien à Horace. Il appartient à la jeunesse de se donner sans réserve ni partage à un haut idéal, d’y mettre une intransigeance qui peut passer aux yeux des sceptiques pour une forme de fanatisme. Être absolument maître de lui, Brute dompte ses passions, il vient à bout rapidement de sa sensibilité de père et n’hésite pas à emprunter la voie la plus difficile ; il est ainsi certain de ne pas céder inconsciemment à la faiblesse alors même que des alternatives lui sont proposées.

Considérons à présent les personnages de Tite et Tibère. L’écriture de ces deux personnages permet tout d’abord d’interroger la gémellité et la réversibilité des rôles. La gémellité fascinait les Anciens ; Claude Boyer semble tributaire de cet attrait en choisissant comme intrigue pour sa pièce le sacrifice des fils de Brute et en élisant pour sous-titre « les enfans de Brute ». Véronique Dasen, professeur d’archéologie classique, à l’université de Fribourg explique dans Naissance et petite enfance dans l’Antiquité282 que dans le monde gréco-romain, les jumeaux occupent une place à part dans l’imaginaire collectif, tantôt valorisés, voire héroïsés, tantôt rejetés, voire mis à mort283. Claude Boyer joue de cette ambivalence en présentant des personnages que l’amour pour Tullie pousse au dépassement de soi mais qui n’en sont pas moins instigateurs de trouble et de désordre en prenant part à la conjuration pour renverser le régime. Par ailleurs, l’auteur dramatique revient avec ces deux personnages sur un thème emblématique, celui du double. Rapprochés par l’onomastique les deux frères partagent les mêmes convictions politiques, la même ardeur pour Tullie, et la même bravoure face à la mort. La proximité entre les deux personnages est poussée jusqu’à un degré extrême par Claude Boyer. En effet des similitudes se retrouvent même dans leurs discours et se font écho. L’acte II tout entier, durant lequel les frères tentent de déterminer une conduite à suivre et de faire un choix dans leur allégeance en faveur de leur père ou bien de Tullie, s’apparente à un monologue intérieur à deux voix. Tite et Tibère partagent les mêmes désirs, sont en proie aux mêmes doutes et finalement se déterminent de la même façon. Le jeu de miroir entre les deux personnages s’illustre jusque dans le partage de mêmes répliques qui se trouvent jumelées ; ainsi certaines exclamations et interrogations se trouvent répétées à l’identique dans la bouche de l’un puis de l’autre frère : « Ah ! mon frere ! / Ah ! mon frere284 ! » ; « Pouvez-vous approuver cet effort temeraire ? » / « Pouvez-vous balancer après l’avoir promis285 ? »

En outre, si la tragédie repose sur la perversion des liens intimes entre membres d’une maison rapportant un double infanticide, elle illustre aussi, sous un versant positif, les liens qui existent entre membres d’une même famille à travers les témoignages édifiants de la loyauté et de l’affection qui unissent les deux fils de Brute. Or l’amitié est une relation essentielle de la civilisation classique qui repose sur une tradition savante et morale ; ainsi, dans la tragédie de Claude Boyer le frère est un ami selon l’adage pythagoricien « un ami est un autre [soi] -même » et la belle définition que donne Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (Livre III-IX). Ces frères ne sont donc pas ennemis, comme on le voit fréquemment dans la tragédie, notamment sous la plume de Racine. L’ensanglement mutuel de deux frères figure en effet « l’allégorie du conflit tragique par excellence286 », comme en témoigne le fronspicine commandé par Racine à Le Brun pour tenir lieu d’ouverture de la première édition de ses Œuvres (1675). Dans la Thébaïde ou les Frères ennemis, le spectateur assiste ainsi à une lutte fratricide qui résulte de la haine que se vouent Étéocle et Polynice, et qui provoque la guerre civile. La tragédie de Claude Boyer propose au contraire la peinture d’une amitié qui se veut exemplaire ; le lien qui unit les deux frères rappelle la légende de Castor et Pollux, un mythe qui symbolise l’amour fraternel désintéressé et indéfectible. Cette amitié parfaite évoque également celle que se sont jurée les frères jumeaux Séleucus et Antiochus dans Rodogune de Corneille :

J’embrasse comme vous ces nobles sentiments ;
Mais allons leur donner le secours des serments,
Afin qu’étant témoins de l’amitié jurée,
Les dieux contre un tel coup assurent sa durée. (Antiochus)
Allons, allons l’étreindre au pied de leurs autels
Par des liens sacrés et des noeuds immortels.(Séleucus)287

Rivaux en amour, étant tous deux épris de la même femme, la princesse Rodogune, et dans l’accession au pouvoir, étant tous deux susceptibles d’accéder au trône (Cléopâtre leur mère prétend connaître l’identité de l’aîné des jumeaux et désiré l’annoncer pour couronner le nouveau roi), Séleucus et Antiochus ne manifestent aucune animosité l’un envers l’autre. Chacun se montre au contraire prêt avec le même empressement et la même sollicitude à s’effacer devant la décision de Cléopâtre et de Rodogune qui ne peuvent offrir le bonheur qu’à l’un d’eux. Ni la rivalité dans leurs espérances ni les ruses de leur mère qui cherche à les retourner l’un contre l’autre288 ne parviendront à ébranler cette amitié indéfectible. Le spectre du duel amoureux, constitue dans la tragédie de Claude Boyer le seul motif propre à nourrir l’animosité entre les frères et il se trouve immédiatement écarté. Bien que se sachant rivaux Tite et Tibère se soutiennent mutuellement sans faillir et chacun accompagne de ses vœux la réussite de l’autre auprès de la princesse : « Que je merite peu cette amitié parfaicte ! /Vous me la souhaitez, et je vous la souhaite289. » Alors même qu’ils convoitent la même femme, les deux frères bannissent de leurs cœurs le sentiment de jalousie qui aurait pu les désunir. Tite et Tibère se font ainsi forts de la maxime énoncée par Silvandre dans l’Astrée selon laquelle l’amour est incompatible avec la jalousie car l’un est plénitude et l’autre privation ; les deux sentiments se repoussent donc : « S’il est impossible que deux contraires soient en même temps en même lieu, il l’est encore plus que l’amour et la jalousie soient en un même cœur290. » Outre les entretiens qui donnent lieu à des compliments réciproques, les entrevues successives qu’ils ont avec Tullie témoignent de leur loyauté mutuelle ainsi que de leur capacité à faire preuve d’abnégation et à s’oublier en faveur d’autrui au nom de ce sentiment d’amitié. Ainsi chacun des frères se montre résolu à mourir pour permettre à l’autre d’accéder au bonheur et n’hésite pas à plaider la cause de son rival auprès de Tullie à l’acte III, 1 : « Qu’elle regne mon frere: et vous vivez heureux/J’expieray le crime et mouray pour tous deux291 » ; « Que je meure plûstost, et vous vivez mon frère292 ». À l’acte IV, 2, c’est Tite qui affirme devant la princesse être prêt au sacrifice, « Eh bien ce sera moy qui seray la victime293 » ; lors de la scène suivante (acte IV, 3) c’est au tour de Tibère : « N’en soyez poins en peine, il mourra pour son frere, /« Cher Tite consentez à ce juste projet294 ». Cette amitié exemplaire qui unit les frères est par ailleurs propre à faire basculer l’opinion publique en leur faveur lorsqu’ils se trouvent sur le point d’être mis à mort. Lorsque les fils de Brute se trouvent pareillement condamnés, ils font front ensemble au moment de leur exécution et chacun cherche encore, contre tout espoir, à sauvegarder la vie de l’autre. Tite premier à faire face au bourreau tente par un discours convaincant de disculper son frère en s’attribuant tous les torts tandis que Tibère s’interpose physiquement entre le bourreau et son frère pour préserver ce dernier.

Dernier personnage masculin de premier plan, Vitelle tient à la fois le rôle de conseiller et de comploteur. Vitelle est un adjuvant de Tite et de Tibère dont il sert les fins amoureuses en leur conseillant et en leur donnant la possibilité de rallier la conspiration dont il est le chef de file, ce qui leur permettra de s’attacher les faveurs de Tullie ; il est également un opposant à Brute, puisqu’il conduit la tentative de soulèvement monarchiste. Parent par alliance de Tarquin et oncle des fils de Brute, il assure un lien entre les deux maisons et les deux systèmes politiques qui s’opposent, la monarchie des Tarquins et la république de Brute. Sa position est presqu’aussi complexe vis-à-vis de Brute que peut l’être celle de Tite et de Tibère. Brute n’est pas seulement un parent par alliance puisqu’il est l’époux de Junie, sœur de Vitelle, mais il est également désigné comme l’ami de ce dernier. On suppose que cette amitié lui a sauvé la vie lors de la fuite des Tarquins qui a vu le massacre de son épouse. Pourtant ce lien étroit se heurte à une profonde amertume, à un désir de vengeance envers cet état républicain que Brute défend et protège, désir de vengeance entretenu par le souvenir de Servilie, son épouse assassinée. Il n’y a pourtant pas de réel dilemme pour Vitelle, âme et chef de la conjuration, entre ses vues politiques, son aspiration à la vengeance et l’affection qu’il a pour Brute. À aucun moment il n’envisage de se plier aux nouvelles lois instaurées par ce dernier, et n’envisage que le suicide pour sanctionner un éventuel l’échec de la conjuration. Le personnage de Vitelle diffère par ailleurs des fils de Brute dans la mesure où pour défendre la conjuration, il place les mobiles sentimentaux (la fidélité à la mémoire de Servilie) après ceux qui relèvent d’un idéal politique. Vitelle défend par ailleurs dans son discours une certaine conception de la monarchie qui peut faire écho aux spectateurs contemporains, à l’heure de la contestation d’un régime monarchique en passe de devenir absolu, et qui se réclame du droit divin. Il reconnaît qu’un membre de la dynastie royale puisse agir de manière plus ou moins préjudiciable pour son peuple mais défend pourtant le principe monarchique, le régime royal comme l’expression de la volonté divine qu’aucun homme ne saurait légitimement remettre en cause.

Les personnages féminins §

La Contre-Réforme avait rendu hommage à la « femme forte », considérant que la force d’âme féminine repose avant tout sur l’acceptation du sort.

On observe une abondance de ces héroïnes, de ces femmes fortes dans le premier XVIIe siècle. Entre 1642 et 1644, Scudéry publie Les Femmes illustres, ou Les Harangues héroïques. En 1647, le P. Le Moyne donne sa Galerie des femmes fortes. Ils fournissent des listes de femmes exemplaires parmi lesquelles Lucrèce et Porcie représentent la partie romaine. Les personnages féminins qui interviennent dans la tragédie de Boyer ne sont pas sans ressemblances quel que soit leur âge avec ces modèles des femmes fortes et vertueuses.

Tullie tout d’abord est le fruit d’une altération historique. Le nom dans l’histoire romaine telle que la rapporte Tite-Live, se réfère à un personnage de la lignée de Servus Tullus, lié aux Tarquins non par les liens du sang mais par l’alliance matrimoniale. Elle fut mariée à Aruns, frère de Tarquin, mais entretint avec ce dernier une liaison secrète. Personnage vénal et impie, Tullie se rend coupable d’adultère et de meurtre par empoisonnement pour être réunie avec son amant :

Ce prince était né avec de grands talents, et jamais son ambition n’eût éclaté par des crimes, sans une liaison coupable qu’il eut avec Tullie. L’adultère et l’inceste conduisent cette jeune princesse au meurtre, et ses crimes lui frayèrent un chemin au parricide. Tarquin et Tullie, pour se livrer en toute liberté à leur passion, résolurent de se marier ensemble. Un double empoisonnement leur facilita cette affreuse union si fatale au peuple romain, et bientôt à Tullie et aux Tarquins eux-mêmes. Depuis ce moment, Tullie ne cessa de pousser son mari à se saisir des rênes du gouvernement295.

Le nom de Tullie reste associé à des mœurs dépravées, à l’idée de corruption au nom d’un amour contre nature de la sphère du politique par une interpénétration des mobiles amoureux et de l’exercice du pouvoir. La conséquence en est la dégénérescence de la race des Tarquins. La Tullie de Boyer, devenue fille de Tarquin porte les stigmates de la malignité attachée au personnage féminin de la légende. Comme son homonyme historique, elle se trouve animée d’un amour qui, pour n’être plus incestueux, n’en est pas moins une aberration puisqu’il s’adresse à ses ennemis. Brute recourt lui aussi à cette catégorie d’images mais sous un versant plus sombre ; celui-ci prête à la princesse un caractère de dangereuse enchanteresse capable non plus par des philtres empoisonnés mais par des charmes tout aussi pernicieux de corrompre la vertu masculine et de pousser des fils à la rébellion contre leur propre sang.

Le personnage de Tullie permet avant tout de donner à la conjuration un mobile amoureux dans la mesure où c’est pour servir la femme aimée que les fils de Brute se révoltent contre le régime républicain et bravent leur père. Le personnage de Tullie fait ainsi le lien entre les deux plans de l’intrigue, son versant politique par sa naissance, son statut de princesse écartée du pouvoir, et son versant amoureux, en tant que figure féminine, Tullie est l’objet d’un amour passionnel. Cette position ambivalente au carrefour des intrigues amoureuses et politiques tend à faire de Tullie un personnage en clair-obscur. Amante éplorée et princesse vengeresse, faible femme ou tyran, adjuvante ou ennemie, Tullie présente plusieurs facettes. Elle est une amante intéressée qui use de l’inclination qu’elle provoque chez les fils de Brute pour servir des fins politiques. L’inclination des deux frères, la fidélité à leur serment amoureux rejoint alors une série d’arguments qu’elle mobilise à l’acte I, 2 pour légitimer le retour des Tarquins. D’un autre côté elle se révèle également une ambassadrice influencée, dans la mesure où elle incarne les intérêts des Tarquins, la voix de la restauration monarchique tout en désirant préserver ceux qu’elle aime. Elle se préoccupe du sort des princes au point de faire passer leur intérêt, leur survie avant la réussite du complot. Ainsi, dès lors que Tite et Tibère laissent paraître des réticences à servir sa cause si la condition première est la mise à mort de leur père, la princesse avance des intentions pacifiques à son égard, se montrant prête à épargner Brute :

Vous vous abusez, j’ayme trop vostre honneur,
Pour vouloir par sa perte acheter mon bon-heur.
Et je n’accepterois qu’avec un œil timide,
Le bien que m’offriroit une main parricide296.

Répugnant à mettre en péril la vie des deux frères, elle semble prête à renoncer au complot à l’acte II, 5 :

Cher Vitelle, de grace
Prevenons les malheurs dont le Ciel nous menace,
Plustost que d’exposer ces Princes genereux,
Soyons persecutés et toujours malheureux297.

Plus encore, lorsqu’il apparaît que leur vie est réellement en danger, elle s’expose même pour eux ruinant ses chances d’échapper au courroux républicain et de tenter une autre révolte contre le régime. Elle paraît ainsi devant Brute qui a découvert le complot et manifeste l’intention de se montrer à la foule de Romains assemblés lors de l’exécution pour détourner leur colère des deux frères et recevoir les coups qui leur sont destinés. Cette ambivalence constante au cœur du dilemme du personnage s’avère douloureuse pour le personnage et ses différentes interventions sur scène tendent à accentuer la dimension pathétique de la tragédie. La princesse provoque aussi bien les plaintes amoureuses, les pleurs de compassion de Junie que la pitié de Brute à l’annonce de son suicide ; elle est elle-même en proie au désespoir lorsque les choix douloureux se multiplient et qu’elle ne doit plus seulement se déterminer entre son devoir de fille et sa passion amoureuse mais également décider du sort des deux hommes qu’elle aime en déterminant lequel devra être exécuté.

Le personnage de Junie se montre plus effacé. L’épouse de Brute reste en retrait et figure un double pâle de Brute dont elle partage les convictions, la ferveur républicaine mais de manière plus nuancée. Lorsque la vie de ses enfants est menacée, aucun dilemme ne se présente à elle et Junie tente tout pour les secourir ; les vertus maternelles l’emportent immédiatement sur la considération de la justesse de la cause. Toutefois lorsque tout est perdu, Junie fait preuve d’une dignité toute tragique et montre autant de fermeté devant le sort qui l’afflige qu’elle avait déployé d’énergie pour sauvegarder la vie de ses fils lorsque leur destin n’était pas encore scellé. Le personnage de Junie, moins sévère et altier que celui de Brute facilite l’identification du spectateur par la commisération. Plus que tous les autres personnages, Junie en mère affligée et impuissante à préserver la vie de ses propres enfants, appelle un sentiment de compassion et renforce la dimension élégiaque de la pièce. Par ailleurs, elle figure un double du spectateur lors du dénouement : sa réaction à l’annonce de la mort de ses fils est extrêmement violente, elle s’emporte contre Brute risquant d’exciter son courroux. Toutefois, après avoir entendu son discours elle s’apaise et se rallie à l’idée d’une dignité romaine qu’il faut à tout prix observer, et à l’obligation de servir la patrie par tous les moyens. Le changement qui s’opère dans son cœur et qui est rendu sensible dans son discours ; l’apaisement qui bannit tout conflit de la scène et ouvre la voie à la réconciliation, témoigne de l’efficacité dramatique du dénouement. Figure plus douce, plus encline à la pitié que son mari elle facilite au moment du dénouement l’identification du spectateur et lui montre la voie en surmontant ses douleurs et en se ralliant finalement à la conduite digne et magnanime qui sied à sa condition d’épouse et de femme romaine.

Les serviteurs : esclaves et suivants §

Le grand absent de la tragédie qui intervient dans le récit historique de Tite-Live est Vindicius, l’esclave messager. Il est fait référence dans la tragédie à cet esclave qui a révélé la conjuration sous le nom de Valère par Brute dans la pièce. Si son nom est mentionné298, le personnage lui n’apparaît pas. Les personnages de suivants, Marcelle, Marcellin, Livie, Julie, a priori esclaves eux aussi conformément à l’observation d’une vérité historique (dans un souci de se conformer aux usages connus de la cité antique), ne font pas l’objet d’une caractérisation particulière et ne sont dotés que d’un nom qui permet de les identifier, même si l’onomastique tend à les rapprocher au point de les confondre. Le rôle très secondaire des serviteurs peut expliquer l’absence de rigueur dont fait preuve le dramaturge à leur égard. Ainsi un personnage de suivante nommé Julie fait plusieurs apparitions sans pour autant avoir été annoncé dans la liste préalablement établie des personnages de la pièce. Les serviteurs ou suivants sont ainsi relayés au second plan et n’ont le plus souvent dans la pièce que le statut de destinataires indirects par rapport à la communication principale. Anne Ubersfield parle d’« assistants muets299. » Ils sont en effet présents pour écouter, donner la réplique, poser quelques questions, transmettre une information, avertir, ainsi à l’acte IV, 1 Livie et Julie informent Tullie de l’avancée du procès des frères alors que l’affaire est portée au Sénat et évoquent l’intervention de Junie en leur faveur ; leur rôle est encore de consoler les puissants qu’ils accompagnent. Le serviteur-confident a toujours la possibilité d’être considéré comme présent ou absent bien qu’il occupe toujours physiquement la scène ;  il n’est pas là si l’on préfère l’oublier.

Outre cette fonction d’écoute lorsque les protagonistes éprouvent le besoin de s’épancher ou d’analyser la situation, les serviteurs Marcelle et Marcellin endossent également le rôle de messager dans la pièce. Ils font le lien entre le lieu où l’action bat son plein et la scène, rapportant les évènements qui se déroulent hors de l’espace scénique et dont l’horreur et l’impudeur leur valent d’être proscrits par égard pour les bienséances. Les messagers informent ainsi les héros de l’évolution de l’action et permettent aux spectateurs de se figurer ce qui advient dans un autre lieu que celui représenté ménageant ainsi également la règle de l’unité de lieu. Le messager constitue donc un lien entre le dedans et le dehors et la scène tragique ne demeure pas un lieu clos grâce à lui. Le récit qui est alors la modalité d’expression du messager fait rebondir l’action et présente un caractère dramatique très marqué, c’est le cas de celui dont se charge Marcelle alors que les enfants de Brute son prêts à être mis à mort ; fragmentant habilement un discours très imagé, elle laisse planer le doute sur leur destin et ménage un certain suspense.

Note sur la présente édition §

Les exemplaires consultés §

Nous avons consulté dans les bibliothèques parisiennes plusieurs exemplaires disponibles de l’unique édition de la tragédie La Mort des enfans de Brute, composée en alexandrins et nos avons observé quelques variantes du texte, des variantes qui dans les exemplaires prennent la forme de notes manuscrites ajoutées et concernent à la fois le texte (certaines coquilles apparaissant dans le texte ont été corrigées à la main, d’autres ajouts constituent des erreurs) et l’attribution de la pièce.

Bibliothèque de l’Arsenal §

La mention « anonyme, attribué à Claude Boyer » est inscrite en note manuscrite sur la page de titre de l’exemplaire (4- BL- 3608).

Bibliothèque Mazarine §

L’exemplaire du texte (4°10918-6/5) figure à l’intérieur d’un recueil de théâtre aux armes de Louis-Jean-Marie de Bourbon, duc de Penthièvre, avec ex-libris gr. de Nicolas-Joseph Foucault. Ce recueil comprend des pièces publiées chez Toussaint Quinet dans les années 1630-1650. Le Grand Tamerlan et Bajazet de De Magnion publiée le 25mars 1648 ; Tyridate de Boyer publiée le 4 février 1649, Aristodème de Claude Boyer publié le 28 novembre 1648, La Mort de Brute et de Porcie ou la vengeance de la mort de César de Guérin de Bovscal publiée le 28 novembre 1648, Porus ou La Générosité d’Alexandre publiée le 28 février 1648. Une note manuscrite ajoutée sur la page de titre attribue la pièce à La Calprenède : « par La Calprenède ».

Bibliothèque de la Sorbonne §

Le nom de La Calprenède apparaît dans une note manuscrite sur la page de titre de l’exemplaire (RRA 8= 95). La tragédie intègre un recueil intitulé Théâtre de La Calprenède comprenant : La Mort de Mitridate, La Clarionte ou Le Sacrifice sanglant, Phalante, et Le Comte d’Essex, des tragédies publiées chez Antoine de Sommaville.

Bibliothèque nationale de France §

Le site François Mitterand §

L’exemplaire disponible (Rés. Yf-521) correspond à la version numérisée du texte, disponible sur le site de la Bibliothèque nationale de France (BNF), et a servi de support à cette édition critique. Aucune précision concernant l’auteur n’est fournie, le texte apparaît donc comme étant anonyme, pourtant le référencement de la bibliothèque indique que la pièce est de Claude Boyer. La pièce intègre un recueil et côtoie des pièces de théâtres adaptées en ballets et représentées par l’Académie Royale de musique : Médée et Jason (paroles de Mr Pellegrin et musique de Mr Sallomon), Méduse ; Les Mélanges lyriques, ballet-héroïque composé de l’acte d’Ismène et de celui de Zélindor, Roi des Silphes (poèmes de Moncrif et musique de M.M Rebel et Francoeur) ; Le Ballet de la Merlaison ; La Mort d’Hercule représentée sous le titre d’Alcide ; La Mort de Licomède, ballet tragique ; La Mort de Roxane de I.M.S ; Les Mortels (chant et danse) ; Les Muses, ballet comprenant quatre sections « La pastorale », « La satire », « la tragédie », « la comédie » ; Myrtil et Lycoris (paroles de M.M Bocquet et musique de M.Desormery).

Le site Richelieu §

Premier exemplaire (8-rf-7390) : Une note manuscrite au dos de la couverture attribue la pièce à La Calprenède. Des corrections à l’encre ont été pratiquées sur l’exemplaire (v . 317, le nom de Tullie est barré et remplacé par celui de Tibère désigné comme l’énonciateur de la première exclamation « Ah mon frère ! » ; « servois » est souligné au v. 445 ; « confonduë » v. 466 est souligné ; « son interest » v. 467 est barré ; une correction illisible est apportée à « couronnée » v. 566 ; « pour vous contre nous-méme » est barré et remplacé par « pour nous contre vous-méme » v. 590 ; « plus serf que vous » est barré et remplacé par « moins serf que vous » v. 755, ce qui constitue une coquille cette fois, puisque Valère, à qui il est fait allusion, est un esclave).

Deuxième exemplaire (8-rf 6195 (3) ) : La pièce sans nom d’auteur ajouté intègre une compilation comprenant La Desniaise comédie publiée chez Toussainct Quinet le 28 may 1648, Aristodème de Claude Boyer, une pièce publiée le 28 novembre 1648 ; La Mort de Valentinian et d’Isidore de Gillet de la Tessonerie, pièce publiée en 1648 (absence de date précise) ; Porus ou La Générosité d’Alexandre de Claude Boyer, pièce publiée le 28 février 1648.

Troisième exemplaire : Une note au crayon sur la page de titre attribue la pièce à Claude Boyer. La pièce est intégrée à une autre compilation d’œuvres de théâtre comprenant L’Injustice punie de M. Du Teil publiée le 3 may 1641 chez Antoine de Sommaville ; Le Grand Selim ou le couronnement sans nom d’auteur ni date de publication apparents, une pièce publiée chez Nicolas De Sercy et représentée pour la première fois en 1642.

Établissement du texte §

Description matérielle de notre exemplaire §

Pour l’établissement du texte, nous avons suivi la leçon de l’unique édition de la pièce datant de 1648 :

vol 1 in-4 de [IV] -88p.

[I] LA MORT DES ENFANS DE BRUTE/ TRAGEDIE/ [fleuron du libraire Toussainct Quinet] / A PARIS/Chez TOUSSAINCT QUINET/ au Palais/ sous la montée de la Cour des Aydes/[filet] / M. DC. XLVIII/ AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] verso blanc de la page de titre

[III] « Extrait du Privilege du Roy »

[IV] liste des « PERSONNAGES » et la didascalie « La Scene est dans une des Salles de la maison de Vitelle. »

1-88 : texte de la pièce comprenant cinq actes.

Les corrections opérées §

Nous avons scrupuleusement respecté la graphie de l’exemplaire de l’édition originale :

  • – La présence ou l’absence d’accents effectifs ou diacritiques.
  • – Les lettres surnuméraires non prononcées.
  • – La graphie des verbes conjugués et en particulier les terminaisons des verbes conjugués à la deuxième personne du pluriel, « és » et non « ez » : v. 177, v. 303, v. 515, v. 516.
  • – Nous n’avons pas signalé les nombreuses variations purement orthographiques de mêmes termes (variations sans doute dues à des changements de cahiers d’impression) dans le souci de ne pas surcharger les notes. Nous avons signalé les renvois au glossaire par des astérisques lorsque le terme présentait une signification différente de l’acception actuelle, ou bien lorsqu’il nous semblait pertinent d’expliciter son sens.

Nous avons opéré les rectifications d’usage, nécessaires à une parfaite intelligence du texte :

  • – Les lettres entre crochets, à droite du texte, correspondent aux changements de cahier dans le texte original. De même, les chiffres entre crochets correspondent aux numéros de pages.
  • – Au XVIIe siècle la pratique voulait que le texte des personnages soit inscrit en italiques et les didascalies en romain. C’est le cas pour les paroles des personnages de La Mort des enfans de Brute cependant nous avons procédé à une inversion pour nous conformer à l’usage actuel.
  • – Nous avons systématiquement rétabli la distinction entre « u » et « v » ainsi qu’entre « j » et « i ».
  • – Nous avons décomposé l’esperluette « & » en « et ».
  • – Nous avons décomposé les voyelles nasales surmontées d’un tilde en voyelle + consonne : « auroient » pour « auroiét » v. 217 ; « vangeurs » pour « v ? ?geurs » v. 293 ; « viendroient » pour « viendroiét » v. 358 ;« bontez » v. 785 au lieu de « b ? ?tez » ; « seront » pour « ser ? ?t » v. 804 ; « viens » pour « vi ? ?s » v. 1145.
  • – Nous avons amendé quelques leçons manifestement incorrectes : « vos impiétés à la place de « tes impiétés » v. 26, le référent étant un pluriel « Romains » ; « Relevons » et non « Rélevons » v. 224 ; « encor » et non « encore » v. 333 ; « l’un et l’autre ont pour nous tant d’appas » au lieu de « l’un et l’autre a pour nous tant d’appas » v. 415 ; « un effroyable bruit » pour « une effroyable bruit » v. 584 ; « Donc vous prenez party pour nous contre vous-méme » à la place de « Donc vous prenez party pour vous contre nous-méme » v. 590 ; « rigueur » et non « rigueu » v. 771 ; « celles » au lieu de « celle » v. 792 ; «  une aveugle ardeur » et non « un aveugle ardeur » v. 899 ; « air » au lieu de « art » v. 973 ; « j’accepte » pour « l’accepte » v. 1068 ; « ces sentimens » et non « ses sentimens » v. 1199 ; « dy » et non « d’y » v. 1242 ; « échapés » et non « échapé », v. 1375 ; « son amour l’a perdüe » pour « son amour la perdüe » v. 1446.
  • – Des pronoms élidés manquants ont été ajoutés : « a-t-il perdu la vie ? » et non « a-il perdu la vie ? » v. 550 ; « faudra-t-il » et non « faudra-il » v.1203.
  • – Nous avons signalé les corrections importantes (attributions de répliques erronées, confusion entre les personnages, contre-sens, non-sens, vers faux, espacements fautifs des mots) ainsi que les interprétations possibles de certains vers obscurs par des notes en bas de page. L’absence d’un vers est également typographiquement signalée par une ligne de pointillés à l’acte IV, 4.
  • – Nous avons ajouté à la liste des personnages qui ouvre la pièce un personnage de suivante, celui de Julie, qui n’apparaissait pas alors qu’il intervient à l’acte IV, 1, à l’acte IV, 3. À l’acte V, 2, aux vers 1377-1381, il y a manifestement confusion entre le personnage de Junie et celui de Julie. La teneur et le ton autoritaire de la réplique inappropriés de la part d’une suivante ainsi que l’absence de mention du nom de Julie dans la liste des personnages présents lors de cette scène, nous ont conduit à remplacer « Julie » par « Junie ».
  • – Même lorsque celle-ci nous a surpris, nous avons tâché de respecter la ponctuation du texte d’origine.
  • – Ainsi les deux-points, signes très usités dans la pièce, ont été conservé tels que sur le texte original, alors qu’ils n’introduisent pas toujours des propositions explicatives ou du discours direct et ne précèdent jamais d’énumérations contrairement à l’usage actuel ; ils correspondent à des pauses, à la fin de l’un des membres d’une période (sens conféré à ce signe de ponctuation par Antoine Furetière dans son Dictionnaire universel de 1690).
  • – De la même manière, l’usage des points de suspension n’était pas courant à l’époque de la parution de la pièce, ces derniers n’apparaissent pas dans la tragédie et seuls les points, points virgule et parfois les deux-points signalent la fin ou l’interruption d’une phrase : v. 177, v. 235, v. 341, v. 376, v. 407, v. 483, v. 497, v. 501, v. 576-577, v. 705, v. 769, v. 937, v. 1169, v. 1299, v. 1384, v. 1391.
  • – Enfin, après les signes de ponctuation forte autres que les points (les points d’exclamation, d’interrogation) l’usage typographique veut qu’on utilise des majuscules, le texte ne se plie pas systématiquement à cette règle. Nous avons respecté cette particularité. Par ailleurs, de nombreuses majuscules sont utilisées à l’intérieur du vers et semblent avoir une valeur de mise en relief, elles ont donc été conservées.
  • – Au XVIIe siècle le point d’interrogation peut parfois ne souligner qu’une élévation de la voix, nous avons donc conservé les points d’interrogation sans sens interrogatif dans les cas suivants : « Un esprit qu’a surpris un si grand changement ? » v. 207 ; «  Pardonnez, ma Princesse, un sentiment rebelle, Je ne manque envers vous ny de coeur ny de zele ? » v. 234 ; « Quel bon-heur est le nôtre ? » v. 1131.
  • – Nous avons cependant fait des corrections lorsqu’il s’agissait de coquilles évidentes.
  • – Lorsque le point d’interrogation était redoublé au terme des vers qui constituaient une seule et même phrase, nous ne l’avons conservé qu’à la fin du dernier vers : « Vivray-je pour souffrir la honte d’un refus/Et n’ay-je vostre amour que quand je ne suis plus ? » v. 199-200 ; «  Pourveu que nostre mort vous garde de perir/Qu’importe, quel de deux le sort fera mourir ? » v. 1115-1116.
  • – Lorsque le point d’interrogation manquait ou bien qu’il était incorrectement, conformément au sens interrogatif de la phrase, remplacé par un point d’exclamation, nous l’avons rétabli : «  Est-ce vous ma Princesse ? » v. 209 ; « Me considerez-vous sans coeur, et sans memoire ? » v. 210 ; «  Quel est votre dessein ? » v. 368, « Où mon frère ! » v. 407; « Enfin que ferons-nous ? » v.655 ; « Qu’avez-vous fait Princesse et que demandez-vous ? » v. 907 ; « Qu’est cecy Marcellin ? » v. 1383.
  • – Nous avons restitué la virgule entre deux éléments grammaticaux de même nature répétés, entre les prépositions au v. 1084 : « Par ce dieu de nos c ? urs, par ce charmant objet », et au v. 1449 : « Dans ce pressant peril, dans ce desordre* extreme* » ; entre les verbes : « J’ayme, j’ayme Tullie (...) » v. 623 et au vers 859 « Ayons mon frere, ayons (...) » ; entre les deux segments de phrase au vers 230  : « S’il faut servir Tarquin, jettons les yeux sur Brute, » ; « Trop heureux si pour vous, allant perdre le jour, » v. 1139.
  • – À plusieurs reprises nous avons introduit des traits d’union pour remplacer des apostrophes, dont l’usage dans les tournures interrogatives était incorrect : v. 262, v. 332, v. 501, v. 536, v. 643, v. 921.
  • – Au contraire, lorsqu’elles étaient absentes alors que leur présence était cette fois nécessaire, les apostrophes manquantes ont été ajoutées : « d’horreur » et non « d horreur » v. 71 ; « l’un » et non « l un » v. 536 ; « l’issuë » et non « lissuë » v. 602 ; « l’honneur » au lieu de « l honneur » v. 992 ; « d’un » et non « d un » v. 1244.
  • – Nous avons également ajouté des traits d’union lorsqu’ils manquaient : « avez-vous » v. 27, «  verrons-nous » v. 39, v. 41, « Treuvez-vous » v. 81, « Voulez-vous » v. 107, « Espargnez-vous » v. 109, « parlez-vous » v.134, « avons-nous » v. 135, « vous a-t-elle » v. 137, « elle-mesme » v. 146, « Pouvons-nous » v. 158, « épargnons-nous : » v. 164 , « voyez-vous » v. 180, « Estes-vous » v. 195, « Rompez-vous » v. 196, « monstrez-vous » v. 197, « considerez-vous » v. 210, « nous-méme » v. 212, v. 279, « Vangeons-les » v. 225, « direz-vous » v. 226 ; « pensez-vous » v. 249, « est-ce » v. 319, v. 1180, « auriez-vous » v. 321, « N’aura-t-elle » v. 327, « qu’a-t-elle » v. 332, « dittes-vous » v. 341, « Plaignez-vous » v. 354, « donnez-lui » v. 366, « Osez-vous » v. 377, « pouvez-vous » v. 385, « Est-ce » v. 386 et v. 1394 , « donnez-nous » v. 416, « connoissez-vous » v. 417, « considerez-vous » v. 427, « rendez-vous » v. 454, « Pouvons-nous » v .459, « tardons-nous » v. 469, « pensez-vous » v. 532, « dites-luy » v. 544 , « regarderez-vous » v. 592, « Advertis-la » v. 615, « Voulez-vous » v. 652, « ferons-nous » v. 655, « plains-toy » v. 664, « oseriez-vous » v. 706, « portons-y » v. 732, « fust-il » v. 781, « avez-vous » v. 823 et v. 834, « arrachés-vous » v. 896, « demandez-vous » v. 907, « faites-nous » v. 911, « vous-mesmes » v. 917, v 1066, « Vien-t-en » v. 921, « voyons-les » v. 972, « faut-il » v. 1197, «  Laisse-moy » v. 1237, v. 1387, « faites-vous » v. 1313 ; « veux-tu » v. 1388, « Rens-moy » v. 1425, « Puny-moy » v. 1437.
  • – Nous avons au contraire supprimé des traits d’union injustifiés : «  connoisssez-mal » v. 535, « n’irritez-point » v. 908 ; « Pour-elle » v. 914, « vers-vous » v. 1038.

La Mort des enfans de Brute
TRAGEDIE §

Personnages. §

  • Brute, Pere de Tite et de Tibère.
  • Tite, Fils de Brute et de Junie.
  • Tibère,
  • Vitelle, Gendre de Tarquin.
  • Junie, Femme de Brute et soeur de Vitelle.
  • Tullie, Fille de Tarquin.
  • Marcelle, Confidente de Junie.
  • Livie, Confidente de Tullie.
  • Marcellin, Suivant de Brute.
  • Troupe de gardes.
  • [Julie, Suivante.]
La Scene est dans une des Salles de la maison de Vitelle.

ACTE I §

LES ENFANS DE BRUTE. TRAGEDIE

SCENE PREMIERE §

TITE, VITELLE, TIBERE.

TITE.

Ouy Rome est inflexible, et cette criminelle [A, 1]
Joint le titre d’injuste à celuy de rebelle*,
Elle ne rend jamais ce qu’elle a devoré,
Ce Monstre300 insatiable est toujours alteré :
5 Enfin son interest la rend inexorable. [p. 2]

VITELLE.

Ah ! malheureux Tarquin, ah ! Prince déplorable* !
Où rencontreras-tu quelque fidelle appuy,
Si tes meilleurs amis te quittent aujourd’huy ?
Rome monstre formé de tant d’ames changeantes,301
10 Qui fais à nostre Estat cent faces differentes,
Et t’osant dispenser de nos premieres lois* :
Esleves l’insolence, et dethrônes lés Roys.
Si le dessein d’agir contre la tyrannie*,
Nous fait voir maintenant la Royauté bannie,
15 Rend au moins, rend les biens aux Roys que tu bannis,
Et ne fais pas contr’eux le mal que tu punis.
Princes, souffrirons*-nous que l’audace* Romaine,
Contre nos Souverains fasse esclater sa hayne* ?
Par des crimes plus grands et plus noirs mille fois,
20 Que ceux dont sa malice* ose charger nos Roys.
Quel pretexte, quel droict peut avoir sa manie*,
D’estendre sur leurs biens sa lâche tyrannie* ?302
Ce n’est plus l’interest de nostre liberté,
Qui doit servir d’excuse à cette cruauté*.
25 Romains, Tarquin n’est plus sur ce thrône adorable*,
Que vos impietez* ont rendu miserable* :
Mais quel droict avez-vous de retenir son bien ?
En cessant de regner, il devient citoyen.
Vous, si vous prenez part aux sentimens de Rome, [p. 3]
30 Ne considerez plus ce que fut ce grand homme :
Et si regner en luy n’est plus qu’un titre vain,
Abandonnez un Ro ; mais servez un Romain.
Cét orgueil insolent qui chasse nos Monarques,
Laisse de la fureur* d’assez sanglantes marques :
35 Après avoir chassé les Tarquins de leur rang,
Banny tous leurs parens, versé son plus beau sang,
Le debris éclatant d’une illustre* couronne
Doit borner ses horreurs*, et sauver sa personne.
Quoy Princes verrons-nous un Roy précipité
40 D’un thrône si superbe* à la mendicité ?
Verrons-nous ce Heros plus craint que le tonerre,
Le favory des Dieux, et le Dieu de la terre,
Le sang de tant de Rois, et de vos Fondateurs,
Tout seul abandonné de ses adorateurs,
45 Profanant mal-gré luy sa majesté de Prince,
Mandier du secours, de Province en Province ?
Et peut-estre privé d’un si honteux secours,
Consommer* lentement le reste de ses jours.
Romains si vos rigueurs qui vont jusqu’à l’extréme*,
50 Refusent à ce Roy jusqu’à la pitié méme,
Ma mort qui previendra* ses suprémes malheurs,
Armera mes amis, et touchera vos coeurs.

TIBERE.

Ceux à qui vous parlez, ne sont pas inflexibles, [p. 4]
Nos coeurs pour les Tarquins ne sont que trop sensibles.
55 Et nostre desplaisir* s’accroist de la moitié,
De n’avoir pour leurs maux qu’une vaine pitié.
Car quoy qu’il soit nouveau que les Enfans de Brute,
Travaîllent pour Tarquin et relevent sa cheute :
Et que voyant en Brute une main qui les perd,
60 On rencontre en ses fils une autre qui les sert,303
Toutesfois pour son bien, et pour vous satisfaire,
Les fils ont combattu les sentimens du Pere ;
Mais qui peut resister aux traits* de sa fureur*,
Si le seul nom de Roy luy donne tant d’horreur* ?
65 Nous avons recognu304jusqu’où va cette hayne*.
Ce grand adorateur de la vertu* romaine,
S’arracheroit le coeur* s’il avoit consenty
A servir un tyran*, et prendre son party,

TITE.

70 Seigneur, pour confirmer tout ce qu’a dit mon frere,
Et que, ce qu’ont d’horreur les plus noirs assassins,
Brute le trouve tout au seul nom des Tarquins306 ;
Apprenez, qu’aussi-tost que l’ardeur* de mon zele*
Eust parlé pour Tarquin, et fait Rome infidelle,
75 Son austere vertu* par un despit soudain, [p. 5]
Interrompt mon discours, et blâme mon dessein :
Quoy, dit-il, mes enfans osent accuser Rome ?
Mes enfans ont parlé pour un si méchant homme ?
Me forcent-ils d’aymer le tyran* des Romains,
80 Et d’élever son thrône avec mes propres mains ?
Treuvez-vous la pitié d’un si facile usage,
Qui ne sçauroit servir qu’à son desavantage,
Qui ne fait des presens que pour s’empoisonner,
Qui presse l’instrument pour nous assassiner,
85 Et qui piquant nos coeurs d’une fausse clemence,
Enrichit l’ennemy dont on craind la puissance ?
Qu’on ne m’en parle plus, et qu’on sçache aujourd’huy,
Que qui sert un tyran*, ne l’est pas moins que luy.
Vitelle, j’obëis à ce devoir severe,
90 Qui soûmet les enfans aux volontez du Pere ;
Mais s’il faut obeir à ses commandemens,
S’il faut suivre les lois*, mal-gré vos sentimens,
Nous suivrons pour le moins Tarquin et sa fortune,
Ne la pouvant changer nous la rendrons commune.
95 Il nous sera permis, ne l’osant secourir,307
De partager un mal que l’on ne peut guerir.

VITELLE.

Ah ! Princes ces raisons* que Brute vous oppose,
Ce zele* du public dont il soustient la cause,
Dans cette extremité sont un foible devoir* [p. 6]
100 Contre les sentimens d’un juste desespoir*.
Vous interessez*-vous pour cette republique,
Dont la rebellion308effroyable et tragique*,
Plus loing que sur le thrône estalant ses horreurs*,
Dans le sang de Tullie a saoulé ses fureurs*,
105 Et tranchant tout l’espoir d’une illustre* famille,
En bannissant le Pere, a faict mourir la fille ?
Voulez-vous maintenant pour comble de ses maux,
Abandonner son Pere, et flatter* ses bourreaux ?

TITE.

Helas !

VITELLE.

Espargnez-vous ces inutiles larmes*.
110 Ayez, ayez recours à de plus fortes armes,
Et changeant vos douleurs en un juste courroux,
Vangez* d’un mesme coup* Tarquin, Tullie, et vous.
Belle ombre de Tullie, amante* infortunée,
De tes plus chers amans* Princesse abandonnée !
115 Ah ! Ce ne sont pas là ces efforts genereux*,
Que ta bouche en mourant demandoit à tous deux !
Et toy, ma Servilie espouse genereuse*,
Fille d’un malheureux309, soeur d’une malheureuse !
Toy qu’un peuple mutin par un cruel* effort
120 T’arrachant de mes bras, mit dans ceux de la mort !
Ne me reproche plus que j’ay pû te survivre, [p. 7]
La soif de te venger m’empescha de te suivre.
Me voyant maintenant sans secours, sans espoir,
Tu me dispenseras d’un si juste devoir*.
125 Le desespoir* d’un bien qui bornoit mon envie,
Precipite mon sort, et m’arrache à la vie.
Princes, je vay mourir, et puis qu’il faut quitter
Le glorieux espoir dont j’osois me flatter*,
Puis qu’à cette vengeance on ne peut vous resoudre,
130 Je l’abandonne au ciel, je la remets au foudre*,
Je cours joindre Tullie, et flattant son courroux,
Tascher de destourner ses yeux de dessus vous,
Pour luy cacher l’horreur de vostre perfidie.

TIBERE.

Pourquoy me parlez-vous du malheur de Tullie ?
135 Que vous avons-nous fait pour nous entretenir
D’un object si cruel* à nostre souvenir ?

TITE.

Frere ingrat à Tullie autant qu’à vostre gloire*,
Que vous a-t-elle fait pour bannir sa memoire ?
Aymons un souvenir qui nous doit affliger,
140 Et qui met dans nos coeurs l’ardeur* de nous vanger.

TIBERE.

Ah ! que de vostre part ce reproche me touche ! [p. 8]
Qu’un soupçon m’est cruel* venant de vostre bouche,
Vous que j’ay fait tesmoin de ma fidelité !
M’osez-vous soupçonner de quelque lascheté ?
145 Je bannis de mon ame un souvenir que j’ayme,
Et Tullie a voulu s’en bannir elle-mesme,
Sçachant que cet object n’esleve dans mon coeur,
Qu’un effroyable amas de tristesse, et d’horreur*,
Qu’un desordre* impuissant, qu’une inutile rage
150 Indigne de Tullie, et de nostre courage*.
Oseray-je penser à ce funeste jour,
Qui fit évanoüyr l’espoir de nostre amour*,
Où mille factieux310, où Rome toute en armes,
Remplist tout le Palais et de sang et des larmes* ;
155 Et jusques sur Tullie eslevant son courroux,
Porta dedans nos coeurs le plus grand de ses coups* ?
Quand cette belle morte à mes311 yeux se presente,
Pouvons-nous voir coüler le sang d’une innocente,
Sans qu’un amour outré312luy fasse à mesme temps,
160 Un sacrifice entier du reste des vivans ;
Et qu’entre les bourreaux rencontrant nostre Pere,
Son313 aveugle fureur tâche à se satisfaire ?
Puisqu’un tel souvenir nous rend criminels,
Mon frere, épargnons-nous des remords eternels :
165 Et sans soüiller nos mains de crimes execrables, [p. 9]
Apaisons d’un sang pur ses manes adorables*.
Mourons.

TITE.

Mourons Tibere, et qu’un beau desespoir* :
Fasse sans plus tarder nostre premier devoir* ;
La vengeance nous plaist, mais l’amour* est plus forte,
170 Laissons le thrône à bas puisque Tullie est morte :
En vain, et contre Rome, et mal-gré les destins,
Je voudrois restablir la grandeur des Tarquins :
Car quand avec mes mains je l’aurois restablie,
Je hayrois* un bien qui n’est pas pour Tullie ;
175 Et je ne pourrois voir qu’avec la larme à l’oeil,
Le Pere sur le thrône, et la fille au cercueil.
Mourons.

SCENE II §

TULLIE, TITE, TIBERE, VITELLE.

TULLIE.

Ah vous vivrés314 Princes, si vostre vie
Par ma mort seulemen vous peut estre ravie.

TITE.

Ah ! mon frère ! ah Seigneur. [B, 10]

TIBERE.

Mon frère ! justes Dieux !

TULLIE.

180 Me méconnoissez-vous ?

TITE.

Que voyez-vous mes yeux ?

TIBERE.

Est-ce nostre Princesse ?

VITELLE.

Oüy, Princes ; c’est Tullie,
Et c’est ce qui me reste encor de Servilie.
Dans l’effroyable nuict du crime des Romains,
C’est tout ce que je peus arracher à leurs mains ;
185 Encore fallut-il qu’une esclave en sa place,
Arrestast les fureurs* de cette populace.315

TULLIE.

Oüy, c’est vostre Tullie, elle que son bon-heur,
Et Vitelle ont sauvé du destin de sa soeur.316
Et que son amitié* sollicitoit de suivre, [p. 11]
190 Si vostre souvenir ne l’eust forcée à vivre ;
Et si pouvant par vous surmonter son mal-heur,
Elle eust pû* sans rougir escouter sa douleur.
Mais vous vous estonnez* ! d’où vient ce grand silence ?
Quoy ? cette belle ardeur* s’esteint en ma presence !
195 Estes-vous sans amour* ou bien sans souvenir ?
Rompez-vous vostre foy* quand il la faut tenir ?
Et ne me monstrez-vous cette ingratte foiblesse,
Qu’alors qu’il faut remplir une illustre* promesse ?
Vivray-je pour souffrir* la honte d’un refus
200 Et n’ay-je vostre amour* que quand je ne suis plus ?
Allez, delivrez-vous du soin* de ma vengeance ;
N’y prenez plus de part, ma mort vous en dispense,
Je puis estre mourant ce qu’autresfois je fus,
Cruels* ! vous m’aymerez quand je ne seray plus.

TIBERE.

205 Avecque trop d’ardeur* vous blasmez un silence :
Qui vient de nostre joye, et de vostre presence,
Un esprit qu’a surpris un si grand changement ?
Ne revient pas si tost de son estonnement.*
Est-ce vous ma Princesse ? et si je l’ose croire,
210 Me considerez-vous sans coeur, et sans memoire ?
Si vostre feinte mort a bien eu le pouvoir
D’armer contre nous-méme un si prompt desespoir*,
ue fera vostre veuë au moment que les flammes*, [p. 12]
Avecque plus d’ardeur* ressaisissent nos ames ?
215 Et que l’impression d’un desir glorieux*,
Redouble son effort par celuy de vos yeux.
Quel coeur, quel bras Madame auroient tant de foiblesse,
Qui ne la surmontast aupres d’une maistresse* ?
Pour moy je sens desja qu’une pressante ardeur*,
220 Vient insensiblement s’emparer de mon coeur.
Je brusle de servir et le Pere, et la fille.
Sus, mon frere, vangeons cette auguste famille !
Et servans à Tarquin de victime ou d’apuy,
Relevons sa fortune, ou tombons avec luy.

TITE.

225 Vangeons-les : mais Madame en cette conjoncture,
Que direz-vous des fils qui forçans la nature*317;
Et se laissans conduire à la seule fureur*,
Pour servir vostre Pere, abandonnent le leur ?
Avant qu’on entreprenne, avant qu’on execute,
230 S’il faut servir Tarquin, jettons les yeux sur Brute,
S’il le faut rendre au thrône, et lui servir d’apuy,
Considerons un Pere entre le thrône, et luy.
Pardonnez, ma Princesse, un sentiment rebelle*,
Je ne manque envers vous ny de coeur ny de zele* ?
235 Mais.

TULLIE.

Vous vous abusez, j’ayme trop vostre honneur, [p. 13]
Pour vouloir par sa perte achepter mon bon-heur.
Et je n’accepterois qu’avec un oeil timide*,
Le bien que m’offriroit une main parricide.
Espargnez vostre Pere, et dans tous vos desseins,
240 Princes, n’entreprenez que contre les Romains.
Ayant banny Tarquin, et brisé sa couronne,
Vous voyez que leur rage attente à sa personne,
Et que l’avidité de leur brutale faim
Jette dans l’indigence un Monarque Romain.
245 Quoy que de son exil Brute ayt esté complice,
Il n’avoüera jamais une telle injustice ;
Et desja son remords blasme secrettement
Les violens effects de son ressentiment.
Car enfin pensez-vous qu’en ce besoin extréme*,
250 On abandonne ainsi l’honneur* du diadéme318 ?
Cent Roys pour prevenir* un semblable revers,
Viendrons jusques icy du bout de l’univers,
Porter avec fureur le flambeau* de la guerre,
Contre une seule ville armer toute la terre ;
255 Et remettant Tarquin dedans son premier rang,
Par des degrez couverts de carnage, et de sang319,
Apprendre le respect aux sujets infidelles,
Et les faire trembler du destin des rebelles*.
Quand nous verrons nos champs couverts de pavillons : [p. 14]
260 Et fumer sous les pas de mille bataillons,
Que fera Brute alors ? et pour sauver sa teste,
Quel port trouvera-t-il contre cette tempeste ?
Prevenez* tant de maux par un coup* genereux*,
Vangez-vous des Romains en combattant pour eux,
265 Et par un soin* utile au salut d’un seul homme,
Sauvez à mesme temps 320Brute, Tullie, et Rome.

TIBERE.

Je n’y balance* point, le sort en est jetté,
Vous, Tite, souspirez* d’avoir tant resisté.

TITE.

Je cede avec raison* à ces raisons* puissantes
270 Qui rendent nos ardeurs* et nos mains innocentes,
Et qui sçachant unir l’amour* de nos parens,
Destruisent le motif de tous nos differens.
Belle, et sage Tullie, en l’estat où nous sommes,
Nous n’avons plus besoin que du secours des hommes.
275 La vertu* que les Dieux font éclater en vous,
Nous persuade assez qu’ils combatront pour nous.

VITELLE.

Les hommes, et les Dieux tous conspirent de méme :
A remettre en vos mains la puissance supréme,
Et Rome envers nous-méme au moins juste une fois : [ 15]
280 Nous preste assez de mains pour secourir nos Roys.
Cent illustres Romains pleins de coeur, et de zele*,
Qui s’offrent à vanger cette juste querele,
Ayants par mille exploits signalé leur pouvoir,
Soustiennent nos desseins d’un legitime espoir.
285 Tout ce que l’Italie a de brave jeunesse,
Dans la méme entreprise avec nous s’interesse*.
Cependant au sénat pour la derniere fois,
On propose aujourd’huy la demande des Roys.
Collatin321 nous y doit servir avec adresse,
290 Mais pour vaincre sa hayne*, il a trop de foiblesse.
Quoy qui puisse arriver, allons écrire au Roy,
Et qu’au moins nos écrits luy marquent nostre foy*.
Grands Dieux vangeurs des Rois conduisez cette trame
Voyons les conjurez, vous cachez-vous Madame ;
295 La hayne* des Romains nous pourroit soupçonner.

TULLIE.

Au point d’avoir le thrône, ou de l’abandonner,
Je ne paroistray point dans ce desordre* extréme*.

TITE.

Non, ne paroissez plus qu’avec le diadéme.
Bien-tost, si ce grand coup* ne depend que de nous,
300 Vous pourrez sans rougir paroistre aux yeux de tous.

TIBERE.

Bien-tost si le succez repond à nostre attente : [p. 16]
Tarquin sera remis, et vous serez contente,
Vous verrés toute Rome, et la hayne* des Roys
Venir d’un pas tremblant se soûmettre à vos loix*.322

ACTE II §

SCENE PREMIERE §

BRUTE, TITE, TIBERE.

BRUTE.

305 Mes enfans, les Romains se rendent à vos larmes, [p. C, 17]
Si l’orgueil des Tarquins leur fit prendre les armes,
Les pitoyables pleurs* que vous versez pour eux,
N’ont pas moins sceu323 toucher ce peuple genereux*:
De Vitelle, et de vous il a souffert les plaintes,
310 Et sçachant de quel coup* vos ames sont atteintes,
Il condamne l’excez de ce noble courroux,
Qui perdant les tyrans*, passa jusques à vous.
Ce que vous voulez rendre aux manes de Tullie,
Et ce que doit Vitelle à ceux de Servilie,
315 Sollicitant pour vous, obtient de sa bonté, [p. 18]
Ce que pour les Tarquins vous avez souhaitté ;
On leur rend tout leur bien; quoy, Tite ? quoy Tibere ?
Vous soûpirez* !

TITE.

Helas !

TIBERE.324

Ah ! mon frère !

TITE.

Ah ! mon frère !

BRUTE.

Quoy, Tibere ? quoy, Tite ? est-ce avec des soûpirs*,
320 Que l’on reçoit un bien qui bornoit vos desirs ?
N’auriez-vous employé de si puissantes larmes*,
Et ce que la nature a de force et de charmes*,
A poursuivre un bon-heur dont le refus vous perd,
Que pour en soûpirer* quand il vous est offert ?
325 Quoy ? Rome à vos desirs jusque-là complaisante ;
Qu’elle en a negligé sa liberté naissante,
N’aura-t-elle envers vous témoigné tant d’ardeur*,
Que pour en recevoir cette ingrate froideur ?
Fils ingrats !

TIBERE.

Ah ! Seigneur en l’estat déplorable* ; [ 19]
330 Où nous met la rigueur d’un sort inexorable,
Prenez pour vos Enfans des sentimens plus doux.
Qu’a fait, Rome, Seigneur, qu’a-t-elle fait pour nous ?
Ses mains fument encor325 du sang de ma Princesse,
Tullie à mon esprit se présente sans cesse,
335 Non pas comme autresfois avec la majesté
Qui faisoit adorer sa divine beauté,
Mais avec les horreurs*326 d’une ombre miserable*,
Où la mort a gravé ce qu’elle a d’effroyable,
Je le vois ce beau corps de blesseures couvert,
340 Et je caresserois une main qui me perd.
Ah ! que plustost, Seigneur.

BRUTE.

Que dittes-vous Tibere !

TITE.

Excusez la douleur qui fait parler mon frere :
Nous sçavons bien, Seigneur, que la tragique* mort
Qu’il impute aux Romains, est un crime du sort.327
345 Et malgré cette ardeur* qui tous deux nous consomme*,328
Il fçait ce que pour nous a voulu faire Rome :
Mais tout ce que pour nous elle a fait en ce jour, [p. 20]
Ne nous redonne pas l’object de nostre amour*.
Soit ou crime de Rome, ou de la destinée,
350 Nostre ame est pour jamais aux soûpirs* condamnée ;
Et de quelques bien faits qu’on flatte* nos douleurs,
Nous ne les recevrons qu’en rependant des pleurs*.

BRUTE.

Puisque vostre douleur ne sçauroit se contraindre,
Plaignez*-vous, sans que Rome ait sujet de se plaindre*.
355 Elle n’a pas causé les maux que vous sentez ;
Mais quand329ils luy seroient justement imputez,
Si vous aviez pour Rome un veritable zele*,
Il vous faudroit cherir les maux qui viendroient d’elle ;
Et loin de la blâmer par de lâches douleurs,
360 Devorer330par respect vos soûpirs*, et vos pleurs* :
Voyla d’un vray Romain le genereux* langage.

TITE.

Ces vertus* sont pour nous de difficile usage,
Seigneur, mais le respect qu’on doit à vos bontez,
Nous fera triompher de ces difficultez ;
365 Nous vous obeyrons.

BRUTE.

Eh bien voyez Vitelle:
Donnez-luy de ma part cette heureuse nouvelle,
Maintenant les Romains me demandent ailleurs, [p. 21]
Adieu, prenez pour eux des sentimens meilleurs.

SCENE II331 §

TIBERE, TITE.

TIBERE.

Quel est vostre dessein !

TITE.

Et le votre mon frère ?

TIBERE.

370 J’ay voulu par mes pleurs* attendrir nostre pere,
Et luy* faisant quitter le party des Romains,
Le rendre favorable à nos derniers desseins.
Bien que pour les Tarquins sa hayne* soit extréme*,
Je connoy ses bontez, et sçay comme il nous ayme :
375 Mais par un mouvement qu’on ne peut excuser
Vous avez :

TITE.

J’ay tâché de vous des-abuser,
Osez-vous esperer qu’à l’aspect de vos larmes,
En faveur des Tarquins Brute prenne les armes : [p. 22]
Et relève luy-méme avec ses propres mains,
380 Le joug dont son courage* affranchit les Romains ?
Nous sommes arrivez dans une conjoncture,
Où trouvans contre nous l’amour*, et la nature,
Pressé de deux devoirs* si sacrez, et si saincts,
Vous ne ferez des voeux que pour ce que je crains :
385 Et dans ce triste estat quels voeux pouvez-vous faire ;
Est-ce contre Tullie, ou contre vostre Pere ?
Qui de deux pour victime a choisi vostre bras ?
Est-ce Brute, ou Tullie ?

TIBERE.

Ah ! ne me pressez pas.
Je puis venger Tullie, et respecter mon Pere.

TITE.

390 Cessez de vous flatter* d’un bien imaginaire ;
L’espoir de ce bon-heur ne nous est plus permis,
L’un ou l’autre, ou tous deux seront nos ennemis.
La fatale* rigueur du sort qui nous opprime,
A levé le bandeau qui couvroit nostre crime.
395 A nos derniers complots tout pretexte est osté,
Rome rend aux Tarquins ce qu’ils ont souhaitté :
Et pour comble de maux cette heureuse rebelle*,
Nous oste tout sujet de murmurer contre-elle.

TIBERE.

Et c’est de ses faveurs dont il la faut punir,                      [23]
400 J’ay donné ma parole, et je la veux tenir :
Je remettray Tarquin, je vengeray Tullie.
Que Rome à son secours apelle l’Italie,
Que pour favoriser ce peuple revolté,
Les Dieux dans les combats marchent à son costé,
405 A servir mon amour* ma main est toute preste,
Que pour dernier secours Brute soit à leur teste,
J’iray sans balancer*.

TITE.

Où mon frere ?

TIBERE.

A la mort.
Puisque mal-gré l’ardeur* de ce boüillant transport* :
Avec quelques beautez que je la considère,
410 Elle ne me sçauroit armer contre mon Pere.

TITE.

Ah que nostre destin est digne de pitié !
Sentimens estouffez d’amour*, et d’amitié*,332
Cher et sacré respect belle, et divine flame* ;
Triomphez l’un ou l’autre, et regnez dans nôtre ame :
415 Ou puisque l’un et l’autre ont pour nous tant d’appas, [p. 24]
En déchirant nos coeurs, donnez-nous le trespas.

TIBERE.

Que ne connoissez-vous trop aymable Tullie,
De quels divins transports* nostre ame est assaillie !
De quels combats l’amour* reste victorieux !

TITE.

420 Allons, mon frere, allons l’exposer à ses yeux :
Sans doute que. Mais las quel destin est le nostre ?
Sans sortir d’un malheur nous tombons dans un autre :
Que deviendra Tullie à l’aspect333 de nos pleurs* ?
Quelque attendrissement qu’elle ait pour nos malheurs,
425 Ce remede est pour nous pire que le mal méme,
Puis qu’enfin vous l’aymez, et qu’avec vous je l’aime.

TIBERE.

Me considerez-vous comme vostre rival ?

TITE.

Je sçay qu’à tous les deux ce penser est fatal*,
Mais de quelque façon que je vous considere,
430 Je ne puis separer mon rival de mon frere,
Et si je veux pour vous la fin de vostre mal,
Quand vous serez heureux, je verray mon rival.

TIBERE.

Ah ! ne vous faites point un sort si déplorable* ; [ D, 25]
Tullie entre nous deux sera Juge équitable,
435 Connoissant vos vertus*, et le peu que je vaux,
Je dois craindre pour moy ce dernier de nos maux.
Oüy, sur moy doit tomber une telle disgrace* ;
Mais de quelque malheur que ce coup* me menace,
Puis qu’enfin la perdant, je dois perdre le jour,
440 Je ne balance* point à servir mon amour*.
Quand quelque autre que vous devroit m’oster Tullie,
Pour la servir encor, je donnerois ma vie,
Et pour la restablir dedans son premier rang,
Pour elle, et mon rival je donnerois mon sang.
445 Que si je la servois entre les bras d’un autre,
Que ne feray-je point quand je la croyray vostre ?
Trop heureux en mourant, et pour elle, et pour vous,
Je verray vos plaisirs sans en estre jaloux.

TITE.

Que je merite peu cette amitié* parfaicte !
450 Vous me la souhaitez, et je vous la souhaite ;
Puis qu’il n’est de bon-heur que pour l’un de nous deux,
Me choisisse le ciel pour estre malheureux,
Et vous, belle Tullie, objet* incomparable,
A cette belle ardeur* rendez-vous favorable,
455 Et d’un frere si cher couronnant les désirs, [p. 26]
Payez en mesme-temps ses pleurs*, et mes soûpirs*.
Allons à ses genoux demander cette grace*,
Je l’obtiendray pour vous.

TIBERE.

D’où vous naist cette audace* ?
Pouvons-nous esperer un si superbe* prix,
460 Nous qui pour l’acquerir n’avons rien entrepris ?
Avant que demander une faveur si rare,
Et que pour l’un de nous sa bonté se declare,
Il faut par des exploits dignes de nostre ardeur*,
Tâcher à meriter cette insigne faveur.
465 Il faut qu’à sa maison la Royauté renduë,
L’insolence de Rome à ses pieds confonduë,
Son Pere, et nos travaux* portant son interest,
Luy demandent pour nous ce glorieux Arrest :
Allons y travailler, que tardons-nous mon frere ?

TITE.

470 Pouvez-vous approuver cet effort temeraire ?

TIBERE.

Pouvez-vous balancer* après l’avoir promis ?

TITE.

Nous devions la servir contre ses ennemis,
Contre des revoltez dont la fureur*extréme* [p. 27]
Arrachoit à Tarquin plus que le diadéme :
475 Mais Rome maintenant luy redonnant son bien,
D’un superbe* Tyran* veut faire un Citoyen ;
Tarquin le doit souffrir*, puisque le Ciel l’ordonne :
Pour n’y pas consentir la Princesse est trop bonne.
Si tost qu’elle sçaura le dessein des Romains,
480 Elle fera tomber les armes de ses mains;
Et nous pourrons enfin dans cette conjoncture,
Satisfaire à l’Amour*, sans blesser la nature :
Il ne faut que la voir.

TIBERE.

Dieux ! quel aveuglement,
Tullie écouteroit un si bas sentiment ?
485 Elle perdroit l’espoir de se voir couronnée,
Et verroit sa maison laschement déthronée
Se soumettre au pouvoir de ce peuple mutin,
Et souffrir* les horreurs* d’un si lasche destin ?
Et vous et moy par qui cette belle affligée,
490 Croit se voir sur le thrône et plainement vangée,
Nous l’abandonnerons en cette extremité* ;
Et pour mieux signaler nostre infidelité,
Devenus à ce poinct à nous-mesmes contraires,
Nous irons luy parler de souffrir* ses miseres ?
495 Par ce lasche discours luy traverser le sein ? [p. 28]
Suivez, suivez tout seul, ce barbare dessein,
Je ne la verray point.

TITE.

Vous la verrez, mon frere.

TIBERE.

Ah ! ce n’est pas l’aymer.

TITE.

C’est perdre nostre Pere.

TIBERE.

Dures extremitez* qu’on ne peut accorder !

TITE.

500 J’aperçoy la Princesse, il la faut aborder.
Arrestez.

TIBERE.

Faudra-t-il qu’à ce poinct je m’oublie !

SCENE III §

TULLIE, TIBERE, TITE.

TULLIE.

Et bien, Princes, quel est le destin de Tullie ? [p. 29]

TIBERE.

Et le vostre et le nostre, et celuy des Romains,
Quoy qui puisse arriver, sont en vos seules mains :
505 Oüy, sur Rome, et sur nous regnez en souveraine,
Princesse prononcez son pardon ou sa peine,
Et pour executer vostre commandement,
Vous verrez l’un et l’autre agir aveuglément.
Quelque sacré respect que Rome vous oppose,
510 Quelque puissant demon* qui défende sa cause,
Ny force ny devoir* ne sçauroient arrester,
Ce qu’un zele* boüillant brusle d’executer.
Nous entreprendrons tout pour vanger vostre injure*,
Sourds à l’amour de Rome, et sourds à la nature,
515 Nous n’avons d’autres voeux que ceux que vous ferés,
Et porterons nos coups* partout où vous voudrés.
Mais, Madame, souffrez qu’au milieu de mon zele*, [p. 30]
J’ose vous annoncer une triste nouvelle,
Sans doute qu’arestant le cours de vos desseins,
520 Elle fera tomber les armes de vos mains ;
Et vous donnant pour Rome un sentiment contraire,
Vous pourrez.

TULLIE.

Poursuivez.

TIBERE.

Las !

TULLIE.

Dites tout, Tibere.
Ne me deguisez point l’excez de mon malheur ;
Que vous perdez bien-tost cette aymable chaleur !
525 Tibere, dites tout.

TIBERE.

Je ne sçaurois, mon frere
J’en ay déja trop dit pour craindre sa colere.
Achevez.

TULLIE

Quel malheur vous oblige à me fuir ?
Ah ! Tibère arrestez.

TIBERE.

Ce seroit vous trahir,
Madame, je ne puis, vous l’aprendrez de Tite.

SCENE IV §

TULLIE, TITE.

TULLIE.

530 Dans quel nouveau malheur le sort me precipite ! [p. 31]
Auroit-il sur Tarquin porté ses derniers coups* ?
Que si mon pere est mort, Tibere, pensez-vous
Que dans un sang si cher ma haine* ensevelie,
Puisse faire la paix entre Rome et Tullie ?334
535 Vous me connoissez mal. Tite, apprenez-moy tout.

TITE.

Ne vous l’a-t-il pas dit, de l’un à l’autre bout ?335

TULLIE.

Prince songez à vous. Tibere m’a quittée.

TITE.

Pour fuir le déplaisir de vous voir irritée,
Tibere sans parler s’est éloigné de vous,
540 Et je dois comme luy craindre vostre couroux.

TULLIE.

Et bien, Tite, fuyez, fuyez impitoyable, [ 32]
Abandonnés Tullie au malheur qui l’accable :
Mais pour le moins touché de sa forte douleur,
Prince, en l’abandonnant, dites-luy son malheur.

TITE.

545 Ne me reprochez point que je vous abandonne,
Je fais en vous quittant ce que l’Amour* m’ordonne :
Quand sans considerer, Brute ny ses desseins,
Je cours braver sa haine* et celle des Romains.

TULLIE.

Quel est donc ce malheur dont je suis poursuivie,
550 Parlez Tite, Tarquin a-t-il perdu la vie ?336

TITE.

Madame, Tarquin vit ; mais Brute et les Romains.

TULLIE.

Ah ! J’aperçoy le coup*337 dont nous sommes atteins :
Donc Brute et les Romains ont juré vostre perte ?
Vous estes donc trahis, et je suis découverte,
555 Brute épargne tes fils: et vous venés sur moy,
Romains, Monstres* voicy le sang de vostre Roy.

TITE.

Ah ! Madame perdés ces injustes alarmes.

SCENE V §

TULLIE, VITELLE, TITE.

TULLIE.

Cher Vitelle, est-ce assez de vous donner des larmes* ? [ E, 33]
Et puisque je vous pers apres de tels malheurs,
560 Devrois-je pas verser mon sang au lieu de pleurs* ?338

VITELLE.

D’où vous naissent ; ma soeur, des peurs si dangereuses ?

TITE.

Ah ! ne prodiguez pas ces larmes* precieuses,
Mesnagez des soûpirs* dont nous aurons besoin,
Les maux que vous pleurez* sont encore trop loin,
565 Vitelle, le malheur dont je l’ay menacée,
Et pour qui je craignois de la voir couroucée339.
C’est que rendant au Roy le bien de ses ayeux
Les Romains vont cesser de nous estre odieux.
Leur bonté s’accordant avec nostre priere,
570 Desarme nos desseins.

VITELLE.

Je l’ay sceu de Tibere ; [p. 34]
Et j’ay sceu qu’à ce poinct vous osiez vous flater*,
De croire que Tarquin s’en pourra contenter.
On veut que vous perdiez l’espoir de la Couronne,
Et l’on veut que Tarquin, comme vous, l’abandonne,
575 Et ce Prince de qui vous faisiez tant de cas,
Tite le veut, Madame.

TITE.

Ah ! ne le croyez pas.
Princesse que plustost.

TULLIE.

Cher Vitelle, de grace*
Prevenons* les malheurs dont le Ciel nous menace,
Plustost que d’exposer ces Princes genereux*,
580 Soyons persecutez et toujours malheureux.
Que nous soyons bannis, et que toute la terre
En faveur des Romains nous declare la guerre ;
Que tous mes tristes jours soient pires que la nuit,
Où pendant les horreurs* d’un effroyable bruit,
585 Et d’un Palais en feu l’objet épouvantable,340
Je vis couler le sang d’une soeur trop aymable.
Que tous mes jours soient tels, ils me seront plus doux, [ 35]
Que s’il falloit pleurer*, et pour eux et pour vous :
Ne me reduisez pas à ce malheur extréme*.

TITE.

590 Donc vous prenez party pour nous contre vous-méme,341
Et thrône, et pere, et soeur vous sont moins chers que nous :
Helas ! avec quel oeil me regarderez-vous ?
Ha ! Princesse, oubliés ce que j’ay voulu faire,
Ne vous souvenez plus que j’ay chery mon pere ;
595 Ou s’il vous en souvient, songez que c’est pour vous,
Que je choque* un devoir* et si saint et si doux :
Allons, Vitelle, allons.

TULLIE.

Ah ! Vitelle.

VITELLE.342

Princesse,
Ces indignes frayeurs marquent trop de foiblesse ;
Prenez des sentimens plus hardis et plus forts,
600 Et du moins par vos voeux secondez nos efforts :
Aussi bien à tel poinct l’entreprise est venuë,
Qu’il nous faut malgré nous en attendre l’issuë.
Les chefs des conjurez, sans desordre* et sans bruit,
Chez les Aquiliens343s’assemblent cette nuit,
605 Pour choisir le signal, l’ordre et le temps propice,
A punir des Romains l’orgueilleuse malice*,
En advertir Tarquin, qui sans perdre un moment,
Déja suivy des siens s’avance sourdement :
L’affaire en cét état, que voulez-vous qu’on fasse ?

TITE.

610 La pousser jusqu’au bout, reparer sa disgrace*
La344 vanger des Romains.

TULLIE.

Et pour le moins songer,
Prince, à vous conserver autant qu’à nous vanger.

TITE.

Que je merite mal une bonté si rare !

VITELLE.

Princesse, Adieu ! La nuict veut que l’on se separe.

ACTE III §

SCENE PREMIERE §

TITE, TIBERE, LIVIE.

TIBERE.

615 Advertis-la, Livie, il sera fort aisé, [p. 37]
De dissiper l’ennuy* que ce songe345 a causé :346
He quoy ! mon frere, he quoi ! Lors que tout favorise,
Et conduit à sa fin nostre illustre* entreprise,
Faut-il faire paroistre un visage estonné* ?

TITE.

620 Ah ! laisse soûpirer* ce coeur infortuné,
Et dans un attentat qui n’est pas legitime,
Souffre que le remors amoindrisse le crime.
J’ayme, j’ayme Tullie, et le Ciel m’est témoin,
Que je n’ay de plus cher ny de plus noble soin*,
625 Qu’à son moindre interest j’immolerois ma vie, [p. 38]
Et mourrois trop content apres l’avoir servie :
Mais je ne puis sans trouble* écouter un couroux,
Qui nous fait attaquer un ennemy si doux347,
Funeste conjoncture, et qui me desespere,
630 Que ne faut-il agir contre un autre qu’un pere !

TIBERE.

Ah ! ne nous rendons point criminels sans sujet,
Brute de nos efforts n’est point icy l’objet,
Et si Tullie osoit nous demander sa teste,
Ma main à la servir maintenant toute preste
635 Traverseroit mon sein plustost que d’obeyr,
Et je ferois effort pour la pouvoir hayr*348*.
Nous voulons seulement par nostre obeyssance,
Remettre la Princesse aux droits de sa naissance.
Et relever l’éclat de ce thrône abbatu,
640 Que le Ciel avoit fait le prix de sa vertu*.

TITE.

Cessons de nous flater*, et connoissons mieux Brute,
L’ennemy des Tarquins, et l’auteur de leur cheute.
De quel oeil verra-t-il que son sang ait osé
Remettre Rome au joug que sa main a brisé ?
645 Il a crû suggéré par un cruel* Genie*,
En bannissant les Rois bannir la tyrannie* :
Ainsi blesser l’objet* de sa plus tendre Amour*, [p. 39]
C’est plus que luy ravir la lumiere du jour.
Oüy dans son sentiment estre à Rome perfide,
650 C’est estre plus qu’impie* et plus que parricide.

TIBERE.

Que fera donc Tullie en ce pressant besoin ?
Voulez-vous de sa cause abandonner le soin* ?
Et violant la foy* que nous avons donnée,
Ne prester que des voeux à cette infortunée ?
655 Enfin que ferons-nous ?

TITE.

Mon frere sur ce point,
Quoy qui puisse arriver, je ne balance* point :
En faveur du pays ma raison* s’interesse* ;
Du combat qu’elle rend naist toute ma tristesse :
Mais pour ne pas trahir l’espoir de sa maison,
660 Je veux par son amour* surmonter ma raison*,
Pour l’eslever au thrône, aller au precipice,
Et de ce qui m’est cher, luy faire un sacrifice.
Tullie, objet* ensemble et doux et rigoureux,
De tes tristes vangeurs plains-toy si tu le peux !
665 Ou plustost moderant l’excez de ta cholere,
En faveur des enfans, ne hay pas tant le pere :
Nous luy sommes plus chers que la clarté du jour, [ 40]
Et nous luy preferons ta gloire* et nostre amour* :
Mais apres cét effort ne trouve point étrange*,
670 Sortant de te vanger qu’un mesme bras le vange ;
Et que pour l’apaiser t’ayant gardé ma foy*,
Je répande le sang que j’expose pour toy.
C’en est fait, il nous faut satisfaire Tullie,
Il faut que jusques-là l’un et l’autre s’oublie,
675 Qu’elle regne mon frere: et vous vivez heureux
J’expieray le crime et mouray pour tous deux.

TIBERE.

Que je meure plûstost, et vous vivez mon frère,
De si beaux sentimens vous la rendront prospere* :
Et je croirois Tullie injuste au dernier poinct,
680 De voir tant de vertus*, et de ne les aymer point :
Mais quel nouveau sujet ramene icy mon pere ?
Ses yeux estincelans nous font voir sa colere,
Sa garde l’accompagne, ah ! grands Dieux qu’est cecy ?

SCENE II §

BRUTE, TITE, TIBERE.
Troupe de Gardes.

BRUTE.

Qu’on saisisse Vitelle, et qu’on l’amene icy : [F, 41]
685 Le Ciel a mis au jour ses lâches artifices ;
Il mourra le perfide ainsi que ses complices,
Mes bontez ont causé son horrible* attentat,
Mais ma justice enfin en vangera l’Estat.
Je veux pour apaiser mes transports* legitimes,
690 D’autant de conjurez faire autant de victimes ;
Et sans considerer alliance, ny rang,
Estreindre349 la revolte en un fleuve de sang.
Fils ingrats, n’aviés vous corrompu mon Genie*,
En faveur de Vitelle, et de la tyrannie*,
695 Et n’avoit-il tâché d’en conserver les biens,
Que pour en suborner* nos meilleurs Citoyens ?
Ah ! Dans la juste rage où mon ame est reduite,
D’un projet si fatal* je rompray bien la suite,
Et vangeray sur eux avec severité,
700 Leur noire perfidie et ma facilité*.
Rome j’ay par mes soins* brisé ton esclavage, [p. 42]
Mais croy que je sçauray soustenir mon ouvrage,
Et pour le faire choir, il faudra qu’aujourd’huy,
D’un semblable revers Brute tombe avec luy.

TITE.

705 Seigneur.

BRUTE.

M’oseriez-vous parler en leur defense,
Voyez en quel peril nous met trop d’indulgence :
Tresor si precieux et qui m’as tant cousté,
Bien le plus grand des biens, charmante* liberté !
Rome par les effets d’une fraude impreveuë,
710 Sortant de t’acquérir, t’a donc presque perduë !
Helas ! à ce penser je sens avec terreur,
Couler dedans mes os une secrete horreur*
Et vous restez confus aprés cette nouvelle ?
Tout coupable qu’il est regrettez-vous Vitelle ?
715 Ah ! de grace*, perdés pour un homme sans foy*,
Cette tendresse indigne et de vous et de moy.
Par un noble courroux soustenez mon estime,
Qui plaint le criminel, prend la part de son crime ;
Et nous devons enfin loin d’en avoir pitié :
720 Pour un perfide amy perdre toute amitié*.
Oüy, bien que vostre esprit aujourd’huy s’interesse*,
Pour un homme autresfois cher à vostre maistresse*,
Au zele* du pays immolés tous vos soins* : [p. 43]
La victime estant moindre,350 il éclateroit moins :
725 Que si malgré l’ardeur* qu’un Pere vous inspire,
Vostre bouche en sa perte et gemit et soûpire* ;
Si Rome est la plus foible et ne l’emporte pas,
Plaignés-le pour son crime et non pour son trespas :
Mais plustost, mes Enfans, imités vostre Pere,
730 Monstrés que de vous deux aucun ne degenere*
Et pour venir à bout de ce monstre nouveau,
Si le fer ne suffit, portons-y le flambeau :
Suivés les mouvements d’une si belle audace*.
Lasches à ce discours vous paroissés de glace !
735 Honte de ma famille, allés enfans sans coeur*,
Je sçauray bien sans vous soustenir mon honneur*.
Le voicy, le voicy ce dangereux rebelle*,
Bien-tost vous entendrés sa sentence mortelle ;
Et puisque son salut borne vostre desir :
740 Je hasteray sa perte avec plus de plaisir.

SCENE III §

VITELLE, BRUTE, TITE, TIBERE.
Troupe de Gardes351.

BRUTE.

Vitelle ? car enfin le soin* de la vangeance [ 44]
M’oste les sentimens que donne l’alliance352 ;
Dans cette occasion cessez d’estre estonné*,
Si j’use du pouvoir que Rome m’a donné.
745 De vostre perfidie elle est assez instruite,
Et le Ciel de sa gloire* ayant pris la conduite,
Luy donne les moyens de pouvoir triompher,
Des Titans orgueilleux qui veulent l’estouffer.
C’est par son ordre exprés que ma main vous arreste,
750 Ou justifiez-vous, ou livrez vostre teste :
Mais comment pourrez-vous vous laver d’un dessein,
Que vous avez osé tracer de vostre main.
J’en porte avecque moy les funestes indices,
Et par là nous sçavons le nom de vos complices.
755 Chez les Aquiliens un serf plus serf que vous,
Et de sa liberté mille fois plus jaloux,
A decouvert enfin la fatale* entreprise, [ F, 45]
Qui du peuple Romain attaquoit la franchise :
Et les Ambassadeurs qui portoient vos escrits,
760 On esté par Valere heureusement surpris.
Le Tyran* que nos maux auroient fait pasmer d’aise,
N’en apprendra jamais un succés qui luy plaise,
Il aura le dépit de voir d’un oeil trompé,
Ses Partisans frappez du bras qui l’a frappé.
765 Je veux resolument sans que rien m’en dispense,
Aux siecles avenir353 transmettre ma vangeance,
Et pour chers qu’ils nous soient, il faut qu’également*
Tous subissent l’arrest d’un juste chastiment.

TIBERE.

Et bien Brute.

TITE.

Osez-vous irriter sa cholere ?

VITELLE.

770 En faveur de Vitelle appaisez vous mon frere.354
Rome usant envers moy d’une telle rigueur,
N’imprime en mon esprit ny surprise ny peur.
Je n’ay pas seul senty sa rage envenimée,
A de tels attentats elle est accoustumée,
775 Et je me sens heureux si son cruel* effort,
Fais que de nos Tarquins je partage le sort.
Il est vray j’ay voulu d’un coup* digne d’estime, [ 46]
Redonner à son peuple un Prince legitime ;
Et par ce grand dessein l’affranchir aujourd’huy ;
780 De ceux qui sont plus fiers et plus Tyrans* que luy.
Car en un mot fust-il un Monstre* sur la terre,
Digne d’estre embrasé par le feu du Tonnerre,
Est-ce à vous à punir, est-ce à vous à juger ?
Les Dieux portent la foudre*, et sçavent se vanger.
785 Pourquoy si leurs bontez et leurs soins* nous conservent,
Voulez-vous usurper un droit qu’ils se reservent.
Quelque rude qu’il fust, c’est avoir trop osé
D’avoir rompu le joug qu’ils nous ont imposé ;
Et nos zeles* icy sont des zeles* profanes.

BRUTE.

790 Souvent de leur couroux nous sommes les organes,
Les Dieux ne daignans pas les fraper de leurs mains,
Ont voulu se servir de celles des Romains ;
Et s’ils eussent voulu condamner nostre ouvrage,
Son restablissement en rendoit témoignage.

VITELLE.

795 Ah ! ne vous flatez point d’un faux raisonnement*    
Puis qu’ils n’ont désiré ce restablissement,
Que pour mieux faire un jour éclater leur justice,
Et pour avoir sujet d’agrandir le supplice ;
Qui semble d’eux sans cesse exiger par ses cris, [p. 47]
800 Le sang des innocens cruellement* meurtris.
Ah ! chere Servilie à mes yeux egorgée,
Les Dieux n’ont pas permis que ma main t’ait vangée,
Mais s’ils laissent la vie à nos persecuteurs,
Croy qu’eux-mesmes sans doute en seront les vangeurs :
805 Mes complices et moy bien-tost verrons ton ombre,
Et quand nous serons joints dans le Royaume sombre :355
Le Ciel pour appaiser nostre sang repandu,
Lancera sur leur chef son foudre* suspendu.
Ne desirez donc plus de punir ce beau crime,
810 Brute, portez le coup*, vous voyez la victime,
Je n’apprehende point la fureur* de vos mains,
C’est pour vous seulement, c’est pour vous que je crains,
Enfans infortunez d’un si dangereux Pere,
Qu’un mesme sort expose aux traits* de sa colere,
815 Et que je vay plonger dans ce mortel danger,
Après qu’en mon dessein j’ay pû vous engager.
Cruel*, s’il faut du sang pour assouvir vos haines*,
Pour épargner le tien prens celuy de mes veines,
Que ton brulant couroux en soit desaltéré.

BRUTE.

820 Quoy ? donques mes enfans ont aussi conspiré !
Mes enfans ont conçeu cét attentat horrible* !
Grands Dieux me faites-vous un destin si terrible ?
Comment avez-vous pû choisir dans ma maison, [ 48]
Les lâches partisans de cette trahison ?
825 Comment par vos decrets ais-je pû naistre Pere,
De ces fiers vipereaux356 qui dechirent leur Mere357 ;
Et qui par les efforts de leurs cruels* desseins,
Songent à renverser l’ouvrage de mes mains ?
Ah ! non, non; mes enfans ont une ame plus pure,
830 Esloignez-vous de moy, Monstres* de la nature !
Elle se donne icy des soins* trop superflus,
Elle me nomme Pere, et je ne le suis plus.
Ah ! Valere, en cachant un crime espouvantable,
D’une lâche pitié m’avez-vous crû capable,
835 Doncques pour m’avoir veu trop zelé pour leur bien,
Vous m’avez estimé si mauvais Citoyen ?
J’effaceray bien-tost cette honteuse tache,
Vous n’aurez plus pour moy de sentiment si lasche,
Vous le verrez bien-tost ce Brute infortuné,
840 Luy-mesme se punir pour vous l’avoir donné.
Oüy puisque vostre esprit à ma gloire* si traistre,
Croid qu’il est trop bon Pere, il cessera de l’estre.

TIBERE.

Vitelle cessés d’être et surpris et fasché*,
Pour avoir découvert ce qu’on n’eust pas caché,
845 Il devoit eclater par quelque conjecture.
Et si pour nous convaincre il en a dit trop peu, [G, 49]
En qualité de juge écoutez nostre aveu.
Vous le sçavez, Tullie est l’objet* de nos flames*,
850 Toute morte qu’elle est, elle embrase nos ames :
Son ombre qui gemit sous la nuit du tombeau,
Seule à cette revolte a presté le flambeau :
Son sang ne pouvoit estre apaisé par des larmes* ;
Il falloit recourrir à de meilleures armes,
855 Perdre* les destructeurs de son illustre* rang,
Rendre affront pour affront, et du sang pour du sang.
Nous ne l’avons pas fait : mais mal-gré nostre Pere,
Nous le ferions encor si nous le pouvions faire.

TITE.

Ayons mon frere, ayons un esprit plus sousmis,
860 Et mourons innocens, autant qu’il est permis.

TIBERE.

Mais mon frere plustost cessons de nous contraindre ;
Si nous n’esperons rien, nous n’aurons rien à craindre :
Faisons que nostre flame* agisse en liberté :
865 Et monstrons aux Romains de qui l’orgueil nous brave,
Qu’on peut cherir des Rois sans qu’on devienne esclave :
Il faut que Brute voye en ce funeste jour,
Dedans toute sa force éclater nostre amour* :
Il faut que jusqu’au bout l’un et l’autre l’irrite, [p. 50]
870 Et justifie ainsi le crime qu’il medite.
Brute, je vous declare icy tous nos desseins,
S’il nous estoit permis, nous perdrions358 les Romains.

BRUTE.

Ah ! c’en est trop, fuyez, Monstres* remplis d’audace*,
De peur qu’en ce moment ainsi qu’un autre Horace,359
875 Je ne fasse aveuglé du zele* de l’Estat,
D’un acte de Justice, un horrible* attentat,
Et que je monstre à tous par un crime contraire360,
Et contre mon dessein, que je suis vostre Pere.361

SCENE IV §

BRUTE, VITELLE, TULLIE, TITE,
TIBERE, Troupe de Gardes.

TULLIE.

Epargne-toy ce crime, esprit denaturé*,362
880 Le Ciel te donne plus que tu n’as désiré.
Pour te donner encore moyen de me poursuivre,
Et pour te mieux saouler, voy qu’il me fait revivre;
Si tu veux sur Tarquin redoubler ta fureur*, [p. 51]
Commence par sa fille à luy percer le coeur.
885 Cét illustre* ennemy n’est pas en ta puissance,
Desja tous nos voisins s’arment pour sa défense :
En me faisant mourir tasche à mieux meriter
Le supplice qu’un jour tu ne peux eviter.
Mais de dessus tes Fils destourne la tempeste.
890 Pour prix de mon amour* quand j’ay voulu ta teste,
Ils n’ont pû se resoudre à cette cruauté*,
Ne leur sois pas plus dur, qu’ils ne te l’ont esté ;
Et me voulant punir dans ta fureur* extréme*,
Cruel* ne punis pas ton pays et toy-mesme.

BRUTE.

895 Que vois-je, justes Dieux ! veillay-je ou si je dors !363
Du tombeau pour ma peine arrachés-vous les morts ?
Apres avoir du Pere authorisé la cheute,
Souffrez-vous que sa fille encor nous persecute ?
Fils, qu’une aveugle ardeur* à ce crime a conduits,
900 Je vois bien qui vous perd, et qui vous a seduits364.
Fille du vray Tarquin, c’est ton intelligence,
Qui m’oste mes enfans leur ostant l’innocence365 :
Mais tu perdras bien-tost ton infame larcin,
Ce coup* d’art affété*366 sera leur assassin :
905 Ils seront exposez à toute ma cholere,
Parce que tu leur plais, et qu’ils ont pû te plaire.

TITE.

Qu’avez-vous fait Princesse, et que demandez-vous ? [p. 52]

TIBERE.

Seigneur, n’irritez point un injuste couroux :
On n’en peut contre un Pere avoir de legitime,
910 Ne nous donnez pas lieu d’accroistre nostre crime.
Sous l’horreur* des tourmens* faites-nous expirer,
Nous en écouterons l’arrest sans murmurer ;
Mais n’attaquez jamais l’honneur* de la Princesse,
Pour elle l’un et l’autre à ce poinct s’interesse*;
915 Que s’ils l’osoient choquer* d’un mot injurieux,
Nous nous revolterions mesme contre les Dieux.

TULLIE.

Moderez ces transports* et rentrez en vous-mesmes,367
Toy loin de condamner ces innocens blasphemes368  :
Prens Brute, prens pitié de leur aveuglement,
920 Leur amour* aujourd’huy me sert de truchement*
Vien-t-en jusqu’en mon sang en chercher l’origine,
Et pour oster le mal en couper la racine

VITELLE.

Puisque seul j’ay causé leur illustre* attentat,
Fay que je serve seul de victime à l’Estat.

BRUTE.

925 Ce qui doit vous punir, est tout vostre refuge, [p. 53]
Je me modere icy parce que je suis Juge,
Et pour mieux balancer* vostre noire action,
Brute veut envers tous agir sans passion*.
Qu’on veille sur Tullie, encor qu’elle me brave :
930 Je ne veux pourtant pas la traiter en esclave,
Que Rome seulement luy serve de prison,
C’est de vous qu’au Senat on me fera raison*,
Qu’on oste de ses yeux mes Enfans et Vitelle.

TITE.

O rigoureux arrest !

TIBERE.

O sentence mortelle !

TITE.

935 Si nous mourons tous seuls, que nostre sort est doux !

TULLIE.

Je ne vivray jamais un moment apres vous.

ACTE IV §

SCENE PREMIERE §

TULLIE, JULIE369, LIVIE.
[p. 54]

JULIE.

Un Pere peut flechir.

TULLIE.

Ah, frivole esperance !
Ne m’as-tu pas fait voir qu’elle est sa violence,370
Et la boüillante* ardeur* dont son zèle* effronté,
940 Precipite l’effet de son impieté* ?371
Pour la mort de ses fils il monstre plus d’envie,
Qu’un Pere moins cruel* n’en auroit pour leur vie.
Il les veut perdre* enfin, mais las ! il fait bien pis,
Sa bouche parricide a condamné ses fils.

JULIE.

945 La voix de la nature a d’invincibles charmes*.

TULLIE.

[p. 55]
Sa soif ne s’esteint point avec l’eau de nos larmes ;
Pour la des-alterer ce Tigre veut du sang. 372
Que ne viens-tu Barbare en puiser dans ce flanc ?
Esteins du sang des Rois cette fureur* avide,
950 Et du moins sauve-toy du nom de parricide.
Mais ce n’est pas à toy d’ordonner de mon sort,
J’auray seule l’honneur* de ce dernier effort.
Livie, il faut mourir : à ce malheur extréme*,
Nous devons apporter un remede de méme.
955 Tombons avec le thrône, et son dernier appuy,
L’espoir me faisoit vivre, et je meurs avec luy :
Ne pouvant me venger, je renonce à la vie.

LIVIE.

Perdez au nom des Dieux cette funeste envie,
Si Brute est sans pitié, Rome en aura pour luy.

TULLIE.

960 Dieux ! quel est notre espoir, si Rome est son appuy ?

LIVIE.

Le Senat estonné* de sa rigueur extreme*,
De la mort de ses fils plus touché que luy-mesme,
A son impieté*ne consent qu’à regret, [ 56]
Et son aveu contraint marque un remors secret.
965 Puis la voix des Parens373, et sur tout d’une Mere,
Qui par de tendres pleurs* combattent sa cholere ;
Malgré l’amour* de Rome, et l’honneur* de son rang,
Obtiendront sur son coeur la victoire du sang.
Cette derniere grace* exprime sa tendresse,
970 Puis qu’il leur a permis de revoir leur Princesse.

TULLIE.

Helas ! nous nous verrons pour faire nos Adieux,
N’importe voyons-les, et mourons à leurs yeux :
Mais helas ! de quel air verray-je ces victimes,
Que pour m’avoir aymée on veut charger de crimes ?

LIVIE.

975 J’aperçoy Tite.

SCENE II §

TULLIE, TITE, LIVIE.

TULLIE.

He bien chers Princes je vous perds, [H, 57]
Et c’est moy, qui vous livre à tant de maux divers :
J’ay hazardé* vos jours pour restablir mon Pere,
Pour regner à mon tour, et pour me satisfaire ;
Et si j’osois au sort imputer nos douleurs,
980 Le cruel* non content de mes derniers malheurs,
Ose encor sans respect s’attaquer à ma flame*,
Il vient porter ses traits* jusqu’au fonds de mon ame :
Et voyant que mon coeur s’interesse* pour vous,
Soudain il vous destine au plus grand de ses coups*.
985 Il est vostre ennemy, parce que je vous ayme,
Comme mon amitié*, sa fureur* est extreme*;
Ou plustost condamnant ce que vous estimés,
Il est votre ennemy, parce que vous m’aimez.
Pour punir une ardeur* contraire à son envie,
990 Quand vous me faites vivre, il vous oste la vie ;
Et lors que vous servez ma gloire* et mon bon-heur,
Il vous frape d’un coup*, qui vous oste l’honneur*.

TITE.

Ne faites point coupable une ardeur* legitime ; [ 58]
Et sauvez nostre amour* de reproche et de crime ;
995 Respectez un devoir* qui force tous les coeurs
D’avoir pour vos beautez de pareilles ardeurs*.
Que s’il faut que le sort par une lâche envie,
Pour punir nos ardeurs* attente à nostre vie,
Si cette sainte amour*374le fait nostre ennemy,
1000 Sa rage pour le moins n’agira qu’à demy.
Rome plus complaisante aux douleurs d’une Mere,
Par la mort d’un seul fils assouvit sa colere,
Et nous faisant justice et grace à mesme jour375
Elle sçait contenter sa haine* et vostre amour*.

TULLIE.

1005 Donc, Tibere n’est plus, et vous osez survivre376
Un frere si charmant* que je brule de suivre ?
S’il est mort, et si Tite a bien pû le souffrir*,
Tibere devoit vivre, et Tite a dû mourir. 377

TITE.

Tibere vit, Madame, et le Ciel plus propice
1010 Remet entre vos mains sa vie et son supplice :
Vous pouvez avancer, ou reculer sa fin.

TULLIE.

Comment ? [p. 59]

TITE.

Apprenez donc quel est nostre destin.
Le Senat trop jaloux du sang de nostre race*378,
Veut sauver l’un de nous, et luy donne sa grace* :
1015 Cependant nostre Mère aux pieds de son Espoux,
Tasche de le flechir et vaincre son couroux :
Mais Rome ne sçachant quel379 prendre pour victime,
Nous en remet le choix dans un semblable crime :
C’est donc à vous, Madame, à regler nostre sort,
1020 Vous portez dans vos mains et la vie et la mort :
C’est à vous à choisir ou l’un ou l’autre frere.
Rome qui sur tous deux se pouvoit satisfaire,
N’en immolant qu’un seul, conserve l’un de nous,
Et par cette pitié se degage envers vous.380

TULLIE.

1025 Helas ! que sa pitié me doit estre funeste,
De deux frères si chers quel faut-il qui me reste !
Dans la necessité de faire un malheureux,
Sa pitié redoubloit à les perdre* tout deux.
Rome, il te sufisoit pour comble de ma peine,
1030 Que ma cruelle* amour* les livrast à ta haine*,
Sans que ta cruauté m’obligeant à ce choix,
Je les fisse perir une seconde fois.
Tite à quoy songez-vous ? qu’est-ce qui vous oblige [p. 60]
D’irriter mes douleurs par un choix qui m’aflige ?
1035 Venez-vous pour381un choix faire espreuve d’un coeur,
Qui brule pour tous deux d’une pareille ardeur* ?
M’y voulez-vous forcer, et par vostre presence,
Faire pancher vers vous cette juste balance* ?
Estes-vous vers un frere infidele ou jaloux,
1040 Est-ce là l’amitié* qu’il attendoit de vous ?
He bien, Tite : mais las !

TITE.

Prononcez, ma Princesse,
Prononcez contre moy, puisque ce choix vous blesse :
Si vous me soupçonnez de trop peu d’amitié*,
Je merite la mort et luy vostre pitié.
1045 Donnez à son ardeur* le prix qu’elle merite ;
Mon amour* y consent et vous en sollicite,
Conservez par ma mort un frere genereux*,
S’il meurt pour me sauver, vous nous perdrez* tous deux :
Et l’estroite amitié*, qui m’attache à sa vie
1050 Me va faire perir sans vous avoir servie.
Souffrez donc que ma mort luy conserve le jour,
Et me rende part là digne de vostre amour*.
Adieu, s’il m’est permis d’expliquer vos pensées,
Qu’un reste de pitié tient encor balancées, *
1055 Je lis desja l’Arrest que vous devez porter, [p. 61]
Et pour vous obeyr, je vay l’executer.

TULLIE.

Arrestez, arrestez, Prince trop magnanime,
Si vous cherchez la mort ; monstrez moy vostre crime,
Il faut pour meriter la mort que vous voulés,
1060 Me cacher vos vertus* et ce que vous valés :
Puis qu’un frere rival si proche du suplice,
Envers un frere absent garde cette justice ;
Et puisqu’à tous les deux ce choix est destiné,
Je vous rend le pouvoir que vous m’avez donné.
1065 Prince, pour me sauver d’un deplaisir* extréme*,
Faites, faites ce choix, je le laisse à vous-mesme ;
Je ne soupçonne point celuy que vous ferés,
Et j’accepte l’Arrest que vous prononcerés.

TITE.

Dieux ! de quel nouveau coup* mon ame est abbatuë,
1070 Pour vous faire justice, il faut que je me tuë !
Et n’osant refuser d’ordonner de mon sort,
Vous voulés dérober cét éclat à ma mort.
Que je mourois content si cette bouche aymable
Disposoit à son gré du sort d’un miserable* !
1075 Il est vray que l’Arrest qui m’impose ce choix,
M’apprend vostre justice, et ma mort à la fois ;
Eh bien ce sera moy qui seray la victime. [p. 62]

TULLIE.

Ah ! Ce choix me surprend, il n’est pas legitime
Je reprend le pouvoir que je vous ay rendu,
1080 Je ne rougiray point de vous avoir perdu,
Non vous ne mourrez point.

TITE.

Que deviendra Tibere ?

SCENE III §

TIBERE, TITE, TULLIE, JULIE.

TIBERE.

N’en soyez point en peine, il mourra pour son frere,
Cher Tite consentez à ce juste projet,
Par ce Dieu de nos coeurs*, par ce charmant* objet*,
1085 Par l’illustre* vangeance382où l’amour vous engage,
Et que le Ciel reserve à vostre grand courage*,
Par un Roy malheureux que vos vaillantes mains
Rendront heureusement383 au thrône des Romains.

TITE.

Quoy l’un et l’autre icy conspirent pour m’abatre ; [p. 63]
1090 Assez foible contre un, j’en ay deux à combatre* ?
Mais sans rien hazarder* qui blesse mon devoir*,
Je n’oppose que vous à ce foible pouvoir.
Mon frere qu’ay-je fait pour meriter la vie,
Vous Princesse à quel point vous puis-je avoir servie,
1095 Pour meriter de vous toute vostre pitié ?
Avez-vous l’un pour l’autre une moindre amitié* ?
Pour faire à tous les deux une entiere justice,
Faites que par ma mort nostre combat finisse.

TULLIE.

Helas ! que ce combat a pour moy de rigueur !
1100 Où la mort seulement est le prix du vainqueur.
Grands Dieux ! en quel estat me vois-je icy reduite !
Je ne puis faire un voeu sans en craindre la suite,
La grace* que je fais ; me procure un malheur,
Si je fais un present, c’est avecque douleur:
1105 Et la mesme pitié qui pour vous s’interesse*,
Par un contraire effet frappe l’autre et me blesse.
Qui me delivrera d’un si pressant soucy* ?
Sera-ce vous que j’ayme, ou vous que j’ayme aussi ?
Romains, si vos rigueurs veulent une victime,
1110 Rejettez en le choix sur l’autheur de leur crime.
Faites cheoir sur mon chef ce foudre* suspendu, [p. 64]
Et renversez sur moy ce qu’ils ont attendu.

TIBERE.

Que cent foudres* plustost tombent dessus nos testes.384
A les souffrir* pour vous, elles sont toutes prestes :
1115 Pourveu que nostre mort vous garde de perir
Qu’importe, quel de deux le sort fera mourir ?
S’il faut une victime à ce grand sacrifice :
Ce choix n’est pas à nous, que Rome la choisisse.
Ah ! si tu connoissois Rome combien ce coeur
1120 Au delà de tout autre, a pour toy de l’horreur* !
Ton choix determiné par cette difference,
Tu te ferois justice au gré de ta vangeance,
Et je pourrois.

SCENE IV §

TULLIE, JUNIE, TIBERE, TITE, JULIE, MARCELLE.

TULLIE.

He bien ! Madame. [p. I, 65]

JUNIE.

Il faut mourir.
………………………………………………………………………………385

JULIE.

1125 Est-ce un d’eux ou Tullie ? est-ce tous trois ensemble ?

JUNIE.

Triste éclaircissement !

TULLIE.

Ha je frémis ! je tremble !

JUNIE.

Délivrés-vous enfin d’un si cruel* soucy*.
C’est vous Tite.

TIBERE.

Ah ! rigueur. [p. 66]

JUNIE.

Et vous Tibere aussi.
Oüy je vous perds tous deux.

TULLIE.

Vos deux fils ?

JUNIE.

L’un et l’autre.

TULLIE.

1130 O comble de malheur !

TITE.

Quel bon-heur *est le nostre ?

JUNIE.

Mes pleurs* et les Romains sauvoient l’un de vous deux ;
Mais Brute pour pouvoir s’acquiter envers eux,
Leur fait de tous les deux un entier sacrifice.

TIBERE.

Ce zele* officieux enfin nous fait justice,
1135 Nous voila delivrés d’un si funeste choix.
Adieu Princesse. [p. 67]

TITE.

Adieu, pour la derniere fois.
Princesse nous mourrons sans vous avoir servie ;
Mais au moins c’est pour vous que nous perdrons la vie ;
Trop heureux si pour vous, allant perdre* le jour,
1140 Nostre dernier soûpir* est un soûpir* d’amour*.386

TULLIE.

Adieu, Princes, Adieu, je meurs pour l’un et l’autre,
Vous estes ma victime, et je seray la vostre.

TITE.

Ah ! vivez : va Julie, et prens soin* de ses jours,
On nous garde, et sans toy Tullie est sans secours.

SCENE V §

JUNIE, TIBERE, TITE, MARCELLE.

JUNIE.

1145 Mes fils, je ne viens pas vous arracher des larmes, * [p. 68]
Ny jetter* dans vos coeurs d’inutiles alarmes,
Vostre Pere insensible à toutes nos douleurs,
A veu cheoir à ses pieds le reste de mes pleurs*.
Je regarde vos maux d’un oeil constant et ferme,
1150 Et voyant mes enfans si proches de leur terme,
Je force la nature* et par un noble effort,
J’apprens à tous les deux à mespriser la mort.
Sur tout qu’aucune plainte injuste ou legitime
N’oste rien à l’honneur* d’un trespas magnanime387 :
1155 Qu’un si beau sang versé par l’effort des Romains,
Fasse rougir leurs fronts, aussi bien que leurs mains :
Si Brute a pû faillir, et si vous l’osez croire,
Sauvez l’honneur* du nom et soustenez sa gloire* :
Monstrez envers un Pere autant de pieté,
1160 Que son zele* envers vous monstre* de cruauté*,    
Qu’il admire en ses fils dans ce peril extréme*,
Quels sont les droits du sang, qu’il mesprise luy-méme.
Ne pouvant triompher de son inimitié, [p. 69]
Rendez-vous pour le moins dignes de sa pitié,
1165 Et que d’un front égal* vostre peine soufferte
Luy fasse voir enfin la grandeur de sa perte.

TIBERE.

Helas !

JUNIE.

Quelle douleur mes fils ! quels deplaisirs*388
Font sortir devant moy ces indignes soûpirs* !

TITE.

Madame.

JUNIE.

Craignez-vous d’abandonner la vie ?

TITE.

1170 Oüy, puis que nous mourons sans secourir Tullie.
Elle n’est pas vangée et nous perdons le jour,
Souffrez donc qu’un soûpir* échape à nostre amour*,
Que je mourrois heureux, si le coup* qui m’accable
Faisoit à ma Tullie un sort plus favorable !

TIBERE.

1175 Que le mien seroit doux si mon sang répandu
Luy pouvoit redonner tout ce qu’elle a perdu !
Voir perir à nos yeux l’honneur* de sa naissance,                  [70]
La voir sans aucun rang, sans nom, sans esperance,
La laisser en mourant exposée au malheur,
1180 N’est-ce pas le sujet d’une extréme douleur ?
Pour comprendre à quel point le sort nous persecute ;
Ne considérez pas l’horreur* de nostre cheute,
Ny le coup*, ny la main dont nous devons perir ;
Regardez seulement ce qu’elle doit souffrir*.

JUNIE.

1185 Puis qu’à vos propres maux vos coeurs inaccessibles,
Pour les malheurs d’autruy paroissent si sensibles,
Il faut dans un malheur qui nous afflige tous,
Qu’une égale* pitié s’interesse* pour vous.
Qu’on trouve rarement une Mere constante,
1190 Quand la mort de ses fils luy paroist si presente !
J’ay veu le cher Vitelle, et ses derniers malheurs,
Ont a peine à mes yeux arraché quelques pleurs*.
Helas ! que les enfans sont chers au prix d’un frere :
Une soeur est sans pleurs*, où gemit une Mere,
1195 Et cette amour* de Mere agit si fortement,
Qu’elle estouffe en mon coeur tout autre sentiment.
Ciel ! faut-il que le sang m’inspire des tendresses,
Qui font voir à mes fils ces indignes foiblesses :
Lorsque ces sentimens dans un Pere assoupis
1200 Ne sçauroient obtenir un pardon pour ses fils.
Quel Astre si malin dedans cette occurrence, [ 71]
Entre les deux parens met cette difference ?
Et pourquoy mes enfans faudra-t-il qu’aujourd’huy,
Le sang si fort sur moy soit si foible envers luy ?
1205 Ah ! mes fils.

TIBERE.

En faveur d’une vertu* si rare,
Quelque suplice* affreux* que Rome nous prepare,
Quelques maux que Tullie ait encore à souffrir*,
Vous ne rougirez point en nous voyant perir :
Mais.

JUNIE.

Que vois-je ? grands Dieux ! je lis sur ce visage,
1210 De nos derniers malheurs l’infaillible presage.

SCENE VI §

TITE, MARCELLIN, IVNIE, TIBERE.

TITE.

Que veux-tu Marcellin ? [ 72]

MARCELLIN.

Princes il faut partir,
L’ordre presse, et je vien pour vous en advertir.
Brute, qu’on voit assis au milieu de la place,
Assemble autour de luy toute la populace,
1215 Qui tantost dans ses yeux contemple avec horreur*
Les presages affreux* d’une noire fureur*.
Et tantost* s’aperçoit qu’un reste de tendresse,
Dessus le coeur d’un Pere imprimant sa foiblesse,
Et si prés du peril redoublant ses douleurs,
1220 A son aspre vertu* veut arracher des pleurs*.
Mais quelque sentiment qui regne sur son ame,
Il demande ses fils.

JUNIE.

Cruel* !

TIBERE.

Adieu, Madame ;
Nous nous quittons, la mort nous esloigne de vous. [K, 73]

TITE.

Vivez, Madame, au moins plus heureuse que nous.

JUNIE.

1225 Faites, faites pour moy des voeux plus legitimes :
Vous allez donc mourir innocentes victimes ?
Adieu, pour vous laisser toute vostre vertu*,
Je derobe à vos yeux un courage* abbatu.
Adieu mes fils.

TITE.

Alors qu’il faut aux yeux des hommes,
1230 Signaler nostre amour* et monstrer qui nous sommes,
On me verra perir d’un courage* si fort,
Que j’en feray trembler les auteurs de ma mort.

TIBERE.

Qu’on redouble la honte et l’horreur* du supplice,
Rien ne peut m’esbranler au bord du precipice :
1235 Dans ce moment affreux* à tout autre qu’à nous
Ma constance et ma mort feront mille jaloux.

ACTE V §

SCENE PREMIERE §

JUNIE, MARCELLE.

JUNIE.

Laisse-moy preparer au coup* qui me menace, [ 74]
Et ne m’entretien* plus de l’espoir de leur grace*.

MARCELLE.

Quand le Ciel se dispose à finir leur mal-heur,
1240 Vous laisser si long-temps en proye* à la douleur,
C’est vous rendre, Madame, un dangereux office.

JUNIE.

Et bien dy moy leur sort rigoureux ou propice :
Mais ne deguise rien.

MARCELLE.

Si tost que vos deux fils [ 75]
D’un nombre d’affligez confusement suivis,
1245 Ont paru sur les bords de la place publique,
La foule qui fermoit ce theatre tragique*,
S’est ouverte soudain :Brute les voit venir :
Et mal-gré des soûpirs* qu’il ne peut retenir,
Il les voit ; mais d’un oeil tout ardant de colere,
1250 Qui leur fait voir leur Juge, et leur cache leur Pere.
Le Peuple, que Vitelle et d’autres conjurés,
Qui si prés de la mort se monstroient asseurez*,
Remplissoient du regret de voir tant de noblesse,
Payer si cherement un crime de jeunesse,
1255 Jetant de cét objet ses yeux de toutes parts,
Sur les fils de son Brute attache ses regards.
Une fiere douleur sur leur visage peinte
Faisoit naistre autour d’eux le respect et la crainte,
Et leur maintien superbe* imprimoit à l’abord,
1260 Aux coeurs* les plus Romains l’image de leur mort.
La crainte et la douleur erroient dans cette place,
Où les seuls condamnez exprimoient de l’audace* ;
De sorte qu’il sembloit à nos sens estonnés*,
Que les seuls assistans estoient les condamnés.
1265 Cependant à l’aspect d’un objet si terrible :
Parmy tant d’affligez leur Pere est insensible,
Son visage est égal*389, et sa masle fierté [p. 76]
Dans le coeur des Romains porte la fermeté :
Il voit son plus beau sang prest à couler par terre :
1270 Il peut ou retenir, ou lancer le tonnerre ;
Mais plus pour ses enfans il souffre des combats,
Plus son zele* cruel* demande leur trespas.
De tous les sentimens les plus tendres d’un Pere,
Il dresse un beau Trophée à sa vertu* severe :
1275 Et quand sur son esprit le sang390 est le plus fort,
Il prononce à ses fils la sentence de mort.
Il presse les bourreaux de haster leur supplice,
Et lors qu’ils semblent lents à faire leur office,
Ces enfans trop soûmis d’un Pere trop cruel*,
1280 Demandent à l’envy391 le premier coup* mortel.
Ils s’offrent l’un et l’autre au coup* qui les menace ;
Mais Tite le premier occupant cette place,
Aprés* quelques soûpirs* donnez à son amour*,
Adresse ces propos aux peuples d’alentour :
1285 Voicy l’unique Autheur du crime de Tibere,
Sauvez un fils à Brute, et que ce soit mon frere :
Tibere est innocent, et pour perdre* deux fils,
Vostre Brute, Romains, vous a trop bien servis.
Empeschez malgré luy le mal qu’il se veut faire.
1290 Le peuple estoit tout prest d’accorder sa priere,
Quand Tibere indigné contre son amitié*,
Refuse également* leur grace* et sa pitié.
Tite plaind son malheur, et soudain il s’appreste [p. 77]
D’obeir à son Pere en luy donnant sa teste :
1295 L’executeur tout prest à faire son devoir*.
Leve le bras.392

JUNIE.

Helas ! quel est donc nostre espoir ?
Doncques Tite n’est plus, Brute, Rome, Tullie,
Qui de vous trois m’enleve une si chere vie ?
Cher Tite.

MARCELLE.

Il vit encor, moderez ce transport*.

JUNIE.

1300 Et quel Dieu favorable a destourné sa mort ?

MARCELLE.

Sur le bras du bourreau l’on voit sauter Tibere :
Arreste luy dit-il, et me laisse mon frere :
Pendant que je vivray, Tite ne peut mourir.

JUNIE.

Ah ! ce n’est pas ainsi qu’il les faut secourir,
1305 Tendresse, Amour, Pitié, que la Nature inspire
Sur un Pere cruel* estendez vostre Empire,
Autrement vos efforts ne les sçauroient sauver. [ 78]

MARCELLE.

Oyés ce que les Dieux font pour les conserver,393
On voit douze licteurs*394s’avancer vers la place :
1310 Au respect que leur rend toute la populace :
On connoit Collatin, qui fait signe des mains,
Pour imposer silence, et parler aux Romains.
Que faites-vous, dit-il, quel dessein est le vostre,
Brute a fait son devoir* ; mais nous manquons au nostre,
1315 S’il immole ses fils au devoir* de son sang,
Nous sommes obligés à conserver son rang.
Par ce pressant discours cette grande assemblée,
Comme d’un coup* de vent puissamment esbranlée,
Se pousse enfin vers Brute, et tous humiliez*,
1320 Luy font voir pour ses fils toute Rome à ses pieds.
Cét objet l’attendrit, et l’on voit ce grand homme
Sourd à la voix du sang, prester l’oreille à Rome :
Il ne se defend plus, et d’un air plus remis,
Il alloit accorder le pardon de vos fils,
1325 Quand pour vous delivrer de douleur et de crainte,
Sachant le desespoir* dont vous estiez atteinte,
Mon zele* m’a ravy le loisir de l’oüir.395

JUNIE.

Doux espoir dont mon coeur ose à peine joüir,
Dont la triste clarté tient encor des tenebres, [ 79]
1330 Succede heureusement à des pensers funebres :
Marcelle, mon salut estoit desesperé,
Pour peu que ton secours eust esté differé.
Pour arracher Tullie a l’ennuy* qui l’accable,
Allons luy faire part d’un sort si favorable :
1335 Je le dois à mes fils.

MARCELLE.

Madame, je la voy.

SCENE II §

TULLIE, JUNIE, MARCELLE.

TULLIE.

On me garde, Madame, et je ne sçay pourquoy,
Brute m’avoit promis liberté toute entiere ;
Cependant je connois que je suis prisonniere.

JUNIE.

Madame, l’on vous tient ce qu’on vous a promis,
1340 On vous garde, mais c’est contre vos ennemis ;
Ceux qui sont prés de vous, y sont pour vous defendre. [p. 80]

TULLIE.

Et de qui ?

JUNIE.

Des Romains qui vous pourroient surprendre.

TULLIE.

Les Romains contre moy ne sçauroient faire pis,
Je suis en leur pouvoir puis qu’ils tiennent vos fils,
1345 Et par leurs cruautés* et vostre bonté méme,
Je souffre icy, Madame, et prés de ceux que j’ayme.
Veuillés pour amoindrir les peines que je sens,
Que je ne souffre rien qu’auprés de vos Enfans ;
Permettez que je sorte, et que par ma presence,
1350 Je puisse des Romains divertir la vengeance.
Quelque attendrissement qu’ils monstrent pour vos fils
Des sentimens si doux sont rarement suivis ;
Le sacrifice est prest pour expier ce crime,
Et leurs Dieux rarement se passent de victime,
1355 J’iray sur les autels de ce peuple mutin :
Pour les Enfans de Brute offrir ceux de Tarquin :
Je m’offriray pour eux, ou plustost pour moy-méme,
Pour expier mon crime, et sauver ce que j’ayme.

JUNIE.

Ah ! Madame perdés cét injuste transport*,
1360 Pensez-vous les sauver en courant à la mort ?
Ils ne vivent qu’en vous, et leurs dernieres larmes, [L, 81]
M’ont assez confirmé le pouvoir de vos charmes*,
Laissez faire aux Romains, à Collatin, aux Dieux,
Vous les verrez encor soûpirer* à vos yeux :
1365 Et se plaindre* du sort qui leur sauvant la vie,
Leur ravit le bon-heur de mourir pour Tullie.

TULLIE.

Las ! de quelque succez que je m’ose flater*,
Mon coeur sent des frayeurs qu’il ne peut surmonter !
De leur injuste amour* le bizarre* caprice
1370 A mon timide* espoir n’offre rien de propice.
Et deux freres rivaux si fortement unis
Se verront l’un par l’autre également* punis,
L’un de se voir privé du bon-heur qu’il espere,
Et l’autre d’estre heureux par le malheur d’un frere.
1375 Si bien qu’à peine encore echapés de leurs mains,
Ils ont des ennemis pires que les Romains.

JUNIE.

C’est à vous à regler leur destin et le vostre,
Vous pouvez hardiment couronner l’un et l’autre :
Sans craindre que l’arrest qui partira de vous,
1380 En faisant l’un heureux, fasse l’autre jaloux :
Ne me le cachez plus.

TULLIE.

Faut-il que je m’explique ? [p. 82]

MARCELLE.

Madame, Marcellin.

SCENE III §

MARCELLIN, JUNIE, TULLIE, MARCELLE.

MARCELLIN.

O fin vrayement tragique* !

JUNIE.

Qu’est cecy Marcellin ?

MARCELLIN.

Helas ! tout est perdu.

JUNIE.

Quoy ! mes fils.

MARCELLIN.

C’en est fait.

TULLIE.

O Dieux ! qu’ay-je entendu ? [p. 83]

MARCELLIN.

1385 Ne me demandés point un recit si funeste.
Brute vient, et luy seul vous peut dire le reste.

SCENE IV §

BRUTE, TULLIE, JUNIE, MARCELLIN, MARCELLE.

BRUTE.

Je t’ay donné mes fils, Rome, que me veux-tu ?
J’ay donné tout mon sang à tes moindres alarmes,
1390 Souffre qu’à tout mon sang je donne quelques larmes.

TULLIE.

Donc ces Princes si chers.

MARCELLIN.

Ils ont perdu le jour.
De Brute et des Romains l’esperance et l’amour*, [p. 84]
Par son ordre aux Romains ont servy de victime.

JUNIE.

Ah ! Marcelle est-ce396 la cét espoir legitime ?

MARCELLIN.

1395 Tout le monde, Madame, esperoit comme vous,
Brute exprimoit déja des sentimens plus doux :
D’un Juge rigoureux la Majesté397 severe,
Sembloit avoir fait place aux tendresses d’un Pere,
Quand au lieu du pardon qui flatoit* nostre espoir,
1400 Il commande aux bourreaux de faire leur devoir* :
Tout le monde en fremit, Collatin s’en offense ;
Mais malgré leurs frayeurs, malgré sa resistance,
Il fait mourir ses fils en Juge rigoureux,
Et pleure* aprés leur mort en Pere malheureux.

TULLIE.

1405 Ah ! Tygre.

JUNIE.

Ah ! mes enfans .

TULLIE.

Mais helas ! C’est leur Pere,
J’entre dans vos respects cher Tite, cher Tibere,
Freres qui partagez mon amoureux* desir, [ 85]
Vous m’ostez en mourant la peine de choisir,
Mais aussi vostre mort trop prompte et trop cruelle*,
1410 Me laisse envers tous deux ingrate, et criminelle.
Effaçons dans mon sang ces tiltres odieux;
Chers Princes, je vous suis, et vous suis en des lieux,
Où malgré les Romains, Brute, et mon malheur mesme,
Vous me possederez et j’auray ce que j’aime.

SCENE V §

JUNIE, BRUTE.

JUNIE.

1415 Qu’as-tu fait de ton sang, Brute ?

BRUTE.

Je l’ay versé,
Femme viens achever ce que j’ay commencé :
Viens expier mon crime et viens te satisfaire,
Il me poursuit par tout, je ne m’en puis defaire :
Ce rigoureux remors, et ce grand desespoir*,
1420 M’aprennent, mais trop tard quel estoit mon devoir* :
Je le connoy, mes fils, quand je ne le puis faire : [p. 86]
Quand je ne le suis plus, je sens que je suis Pere,
Et toujours pour moy-mesme, et pour vous inhumain
Je ne suis, quand il faut, ny Pere ni Romain. 398

JUNIE.

1425 Rens-moy mes fils, cruel*.

BRUTE.

Ils ont perdu la vie,
Et la mienne par toy me doit estre ravie.

JUNIE.

Helas !

BRUTE.

Que tes douleurs font un puissant effet,
Qu’estes vous devenus mes enfans, qu’ay-je fait ?
Combien leur triste mort dans les pleurs* d’une Mere,
1430 Grave l’enormité du crime de leur Pere.
Mere, voy le bourreau des enfants que tu plains,
Est-ce qu’apres tes fils pour toy-mesme tu crains ?
Tu me fuis, et l’horreur* dont me couvre ce crime,
Fait un monstre* à tes yeux d’un Espoux legitime,
1435 Fuis de moy, femme, fuis et cachant tes douleurs,
Souviens-toy qu’un Romain punit jusques aux pleurs*.399

JUNIE.

He bien puny*-moy donc.

SCENE DERNIERE §

LIVIE, JUNIE, BRUTE.

LIVIE.

Ah ! Pere impitoyable ! [ 87]
De ton zele* cruel* voy la suitte effroyable :
La Princesse n’est plus, songe à son desespoir*,
1440 Et lis dedans son sang ton crime et ton devoir*.
Et vous de ses Amans* Mere trop affligée,
Si d’un crime innocent ce fer vous a vangée,
Ne vous souvenant plus qu’elle a fait vos malheurs,
Oyez ce qu’en mourant vous demandent ses pleurs* :
1445 Qu’aux cendres de vos fils sa cendre confonduë,
Monstre qu’en les perdant, son amour* l’a perduë.

BRUTE.

Je deplore sa perte autant que mes malheurs,
Mais aussi je rougis d’avoir versé des pleurs*.
Dans ce pressant peril, dans ce desordre* extreme*,
1450 Pour servir ma vertu* Brute revient luy-mesme.400
Femme, permets-moy donc de jouyr d’un honneur*
Achepté par mon sang et par tout mon bon-heur.
Si mon repentir dure il destruira ma gloire* :
Souffre que nos neveux* adorent* ma memoire,
1455 Et qu’ils disent de moy voyant ce que je fis, [p. 88]
Il fut Pere de Rome, et plus que de ses fils.

JUNIE.

Mal-gré le desespoir* qui regne dans mon ame,
Je prens tes sentimens, et suis enfin ta femme.

BRUTE.

Ta vertu* rend icy mon esprit confondu,
1460 Et me redonne enfin plus que je n’ay perdu.
Allons à ces Amants* donner la sepulture,
Et pour quelques momens prestés à la Nature,
Pour rendre nostre nom venerable*aux humains,
Faisons que tous nos jours ne servent qu’aux Romains.401

FIN.

Extraict du Privilege du Roy. §

Par grace et Privilege du Roy, donné à Paris le vingtiesme jour de Novembre 1647. Signé par le Roy en son Conseil Le Brun. Il est permis à Toussainct Quinet Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer une pièce de Théâtre intitulée, la mort des Enfans de Brute, Tragedie, durant le temps et l’espace de sept ans, à compter du jour que ladite pièce sera achevée d’imprimer, et déffences sont faites à tous autres d’en vendre ny distribüer d’autre Impression que de celle qu’aura fait ou fait faire ledit Quinet, à peine de trois mile livres d’amande, ainsi qu’il est plus amplement porté dans les lettres cy-dessus dattées.

Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 28
May 1648.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Glossaire général §

Adorable
Se dit de ce que l’on doit vénérer. « ADORABLE. adj. masc. et fem. Qui merite le plus profond des respects. Dieu seul est adorable. les mysteres de la Religion sont adorables. le tres-auguste et adorable Saint Sacrement de l’Autel. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 25, v. 166 ; « adorer » v. 1454.
Affeté
« Qui affecte trop de plaire par des manières de parler ou d’agir qui ont un air de coquetterie » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 904.
Affreux
Se dit de ce qui cause une terreur comparable aux affres (grand effroi) de la mort. « AFFREUX, EUSE. adj. Qui est horrible, qui fait peur, qui donne de l’effroy. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 1206, v. 1216, v. 1235.
Amant
Le terme comporte davantage de nuances que la définition neutre que le lecteur moderne y associe, il ne s’agit pas uniquement de celui qui aime et est aimé, le terme inclut la notion de degré. « AMANT, ANTE. adj. Celuy qui aime d’une passion violente et amoureuse. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, édition 1690.
V. 113, v. 114, v. 1441, v. 1461.
Amitié
« AMITIÉ. subst. fem. Affection qu’on a pour quelqu’un, soit qu’elle soit seulement d’un costé, soit qu’elle soit reciproque. Les devoirs de l’amitié obligent à se servir l’un l’autre. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690. Le terme englobe donc l’attachement et les gages qui y sont associés.
V. 189, v. 412, v. 449, v. 720, v. 1040, v. 1043, v. 1049, v. 1291.
Le terme est aussi employé pour signifier un attachement particulier, comme un euphémisme du terme « amour ».
V. 986 et v. 1096.
Amour
Le nom accepte les deux genres au XVIIe siècle, on le trouve aussi bien au masculin qu’au féminin dans la pièce de Claude Boyer. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « AMOUR. s.m. et. f. Passion de l’ame qui nous fait aimer quelque personne, ou quelque chose. (...) Les Romains se sont sacrifiez pour l’amour de la Patrie. »
Occurrence de l’amour de la patrie romaine : v. 514, v. 647, v. 967, et de l’amour entre concitoyens : v. 1392.
« AMOUR, se dit principalement de cette violente passion que la nature inspire aux jeunes gens de divers sexes pour se joindre, afin de perpetuer l’espece. » C’est principalement en ce sens de passion amoureuse que le terme apparaît dans la tragédie de Claude Boyer.
V. 152, v. 169, v. 195, v. 200, v. 348, v. 383, v. 405, v. 412, v. 419, v. 440, v. 471, v. 482, v. 546, v. 660, v. 668, v. 868, v. 890, v. 920, v. 994, v. 999, v. 1004, v. 1030, v. 1046, v. 1052, v. 1085, v. 1140, v. 1172, v. 1230, v. 1283, v. 1369, v. 1392, v. 1446 ; « amoureux » v. 1407, v. 1446 mais on trouve également des occurrences de l’amour des parents v. 271, de l’amour maternel v. 1195 et paternel v. 1305.
Ardeur
Du latin ardere, « être en feu. » « Se dit figurément en Morale, et signifie, Passion, vivacité, emportement fougue. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 73, v. 140, v. 205, v. 270, v. 408, v. 454, v. 463, v. 899, v. 939.
Il est plus précisément employé pour désigner la fougue associée à l’étroit attachement (zèle ardant de Brute par amour de sa patrie) et à celle du sentiment amoureux dans la mesure où ce dernier se trouve rattaché par la tradition à la pathologie de l’échauffement atrabilaire : l’amour est alors une maladie physique. Par analogie la tradition littéraire avec les traités médicaux, s’est approprié ces descriptions de l’amour. Le motif du feu dont l’ « ardeur » est dérivée est ainsi une constante dans la description des symptômes de ce sentiment.
V. 194, v. 214, v. 219, v. 327, v. 345, v. 725, v. 989, v. 993, v. 996, v. 998, v. 1036.
Asseuré
Le terme a le sens de « plein d’assurance ». « ASSEURÉ, ÉE. adj. Hardi, sans crainte. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 1252.
Audace
Dictionnaire français contenant les mots et les choses de Pierre Richelet, 1680 : « Hardiesse mêlée d’insolence et de témérité. Hardiesse mêlée d’éfronterie.
V. 17, v. 458, v. 873.
« Audace. Ce mot se prend quelquefois en bonne part lorsqu’il est adouci et acompagné de quelque épitéte favorable; et il signifie hardiesse. [Ainsi on dit une belle, une noble audace.] »
V. 733, v. 1262.
Balancer
Le terme signifie le plus souvent « hésiter ». « BALANCER, se dit figurément de l’examen qu’on fait dans son esprit des raisons qui le tiennent en suspens, et qui le font incliner de part et d’autre. Le Juge a longtemps balancé les raisons de ces parties. il y avoit longtemps qu’il balançoit s’il se marieroit ou non. les Juges étoient partagés, et cette affaire a esté long-temps balancée. On dit aussi, que la victoire a long-temps balancé entre les deux partis. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 267, v. 407, v. 440, v. 656, v. 471.
Balancer est aussi employé au sens de « juger », d’« évaluer » pour prendre une décision raisonnée et impartiale, le verbe rappelle le symbole de la justice qu’est la balance.
V. 927, v. 1038.
Bizarre
« BIZARRE, BIGEARRE. adj. de tout genre. Fantasque, extravagant, capricieux. Un esprit bizarre. un homme bigearre. il a l’humeur bizarre. sentiments, opinions bizarres. Il signifie aussi fig. Extraordinaire et hors de l’usage commun. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
Caractère
« CARACTERE : ce qui resulte de plusieurs marques particulieres, qui distingue tellement une chose d’une autre, qu’on la puisse reconnoistre aisément. Se dit aussi figurément d’une certaine qualité qui imprime du respect à ceux qui la connoissent. » Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 69.
Charme
L’origine étymologique du mot, « Charme : Carmen, Incantatio, Incantamentum. » Dictionnaire d’Estienne, 1549, évoque l’envoûtement, l’incantation, le sortilège magique. Le terme renvoie alors à ce qui possède un attrait ensorceleur et évoque ainsi la puissance occulte et mystérieuse qu’exercent certains êtres sur les autres. « CHARMANT, ANTE. adj. Qui plaist extraordinairement, qui ravit en admiration. Cette femme a toutes les manieres charmantes. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690. Le terme désigne aussi dans le vocabulaire amoureux, une métonymie précieuse qui conserve le sens fort de « carmina », c’est-à-dire d’un envoûtement, d’un attrait irrésistible. Il est fréquemment associé dans ce registre amoureux à la théorie du « je ne sais quoi » ; en effet, la naissance de l’amour n’est pas un choix conscient et raisonné, pas davantage un simple attrait physique ; mais une inclination mystérieuse, un «  je ne sais quoi » : « je ne sais quel charme auprès d’elle m’attache » dit Florame dans La Suivante de Corneille, 1634.
V. 1362, v. 322 « charmes », v. 708, v. 945 « charmante », v. 1006, v. 1084 « charmant ».
Choquer
Contrevenir, faire défaut. CHOQUER, signifie figurément, Quereller, offencer. (...) C’est un homme delicat sur le point d’honneur, il se choque de tout. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 596, v. 915.
Coeur
Le terme désigne couramment le siège des sentiments amoureux.
V. 1084.
Il peut également se référer au courage, à l’énergie morale qui anime un individu.
V. 735, v. 1260.
Il peut enfin de manière plus concrète désigner l’organe vital.
V. 67.
Consommer
« CONSOMMER. v. act. Achever, finir, terminer. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 48.
Le terme s’emploie aussi comme synonyme de « consummer » en parlant du sentiment amoureux.
V. 345.
Coup
Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694 : « COUP. s.m. Impression que fait un corps sur un autre en le frappant, le perçant, le divisant etc. »
V. 156, v. 310, v. 516, v. 531, v. 810, v. 984, v. 992, v. 1069, v. 1183, v. 1280, v. 1281, v. 118.
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : COUP, se dit aussi des accidents extraordinaires qui sont des effets de la Providence, de quelque cause inconnuë, de la fortune, du hasard.
V. 263, v. 438, v. 552, v. 1173, v. 1237.
COUP, signifie quelquefois, Tour subtil, adresse.
V. 112, v. 904.
COUP, se dit aussi des actions heroïques, hardies et extraordinaires, soit en bien, soit en mal.
V. 299, v. 777.
Courage
« COURAGE. s.m. Ardeur, vivacité, fureur de l’ame qui fait entreprendre des choses hardies, sans crainte des perils. (...) vertu qui éleve l’ame, et qui la porte à mépriser les perils, quand il y a des occasions d’exercer sa vaillance, ou à souffrir les douleurs, quand il y a lieu de monstrer sa constance et sa fermeté. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 150, v. 380, v. 1086, v. 1228, v. 1231.
Cruel
Les classiques ont tendance à renouer avec le sens étymologique du terme qui désigne une personne avide de sang et lui confèrent par conséquent un sens fort. « Inhumain, impitoyable, qui aime le sang, qui prend plaisir à faire du mal aux autres. Homme cruel. cruel tyran. ces peuples-là sont sauvages et cruels. avoir l’ame cruelle, l’humeur cruelle. Il se dit aussi de quelques animaux. Le tigre est une beste cruelle. [Brute se trouve souvent qualifié de « cruel » et sera au v.1405 l’objet d’une animalisation qui l’assimile à un tigre.] On dit encore dans ce sens, Destin cruel. fortune cruelle. Il signifie aussi, Fascheux, douloureux, insupportable. C’est un cruel mal, un cruel supplice, une cruelle mort. cela est cruel. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
« cruelle » v. 800, v. 1030, v. 1409 ; « cruel » v. 119,  v. 136, v. 142, v. 204, v. 645, v. 775, v. 817, v. 827, v. 894, v. 942, v. 980, v. 1030, v. 1127, v. 1222, v. 1272, v. 1279, v. 1306, v. 1425, v. 1438 ; « cruellement » v. 800.
Demon
Le terme n’a pas dans la pièce la connotation négative que lui confère la mythologie chrétienne en en faisant une entité mauvaise, un mauvais esprit. « DEMON. s.m. Les Anciens ont appellé ainsi certains Esprits ou Genies qui apparoissent aux hommes, tantost pour leur servir, tantost pour leur nuire. On tient que Socrate avoit un Demon familier, un Genie particulier. ». Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
« demon » v. 510, « génie » v. 645, v. 693.
Denaturé
« Qui manque d’affection et de tendresse pour ses plus proches parents. (...) Il sign. aussi, Qui est contraire aux sentiments naturels d’affection et de tendresse. C’est une action bien barbare et bien denaturée à un pere de tuer son fils. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 879. Les expressions « forcer la nature » v. 226, v. 1151, « blesser la nature » v. 482, «  sourds à la nature » v. 514, « méprisez la voix de la nature » v. 846 présentes dans la pièce possèdent la même signification, celle d’une action ou d’un sentiment qui va à l’encontre de ce que prescrit la nature.
Degenerer
« DEGENERER. v.n. Devenir moindre en valeur, en merite, que ceux qui ont precedé. Les Romains ont bien degeneré de la vertu de leurs Peres. Les enfans des grands hommes degenerent souvent. » Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 730.
Déplaisir/Desplaisir
Se dit au XIIe siècle, avec un sens qui est plus fort que le sens actuel, d’une profonde douleur. « DÉPLAISIR. s.m. Fascherie, chagrin, douleur d’esprit, affliction. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 55, v. 1065, v. 1167.
Déplorable
« DÉPLORABLE. adj. de tout genre. Qui merite d’estre déploré, qui est digne de compassion, de pitié. Il ne se dit aussi que des choses. L’estat où il est. est déplorable. c’est une chose déplorable que l’estat où il est. sa condition est fort déplorable. son sort est déplorable. » Dictionnaire de l’Académie françoise, édition de 1694.
V. 6, v. 329, v. 433.
Desespoir
« DESESPOIR. s.m. Passion de l’ame qui la trouble, qui luy fait perdre l’esperance. Il ne faut pas mettre un penitent dans le desespoir. Le desespoir est un peché qui ne se pardonne ni en ce monde, ni en l’autre. La perte de son fils luy a donné un mortel desespoir. Il s’est tué de desespoir. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, édition de 1690.
V. 100, v. 125, v. 167, v. 212, v. 1326, v. 1419, v. 1439, v. 1457.
Desordre
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « Confusion, manque d’ordre, d’arrangement (…) On dit aussi, qu’un homme est en desordre, quand il se trouble en parlant, ou qu’il se trouve en un estat deshonneste et indecent. » Le terme désigne donc un état de confusion, de dérèglement causé par quelques passions et qui rend impossible la contenance en public.
V. 149, v. 297, v. 603, v. 1449.
Devoir
Le terme désigne ce à quoi on est obligé. « DEVOIR. s.m. Obligation qu’on a de dire ou de faire quelque chose, soit qu’on y soit obligé par la loy, soit par son écrit, soit par l’honnesteté. « Et vous devez sçavoir, / Que qui sert bien son Roy, ne fait que son devoir, dit Corneille dans le Cid. » » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 99, v. 124, v. 168, v. 383, v. 511, v. 596, v. 995, v. 1091, v. 1295, v. 1314, v. 1315, v. 1400, v. 1420, v. 1440.
Disgrace
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « DISGRACE. s.f. Diminution, perte de faveur. »
V. 610.
« DISGRACE, signifie aussi, Malheur, accident. »
V. 437.
Égal
Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694 : « EGAL, ALE. Adj. Pareil, semblable, le mesme, soit en nature, soit en quantité, soit en qualité. »
« également » v. 767, v. 1292, v. 1372, égale v. 1188.
« Il se dit fig. Des choses qui regardent l’esprit. Un esprit egal tient tousjours une mesme conduite, ne s’abbat point dans l’adversité, et ne s’enorgueillit point dans la prosperité. une humeur egale qui est toujours de mesme et sans caprice. »
V. 1165, v. 1267.
Ennui/ennuy
Le terme a le sens de tristesse profonde, de tourment. Il faut noter que le degré d’intensité de ce terme est sensiblement plus élevé que ce que nous entendons aujourd’hui par « ennui ». Le terme présente au XVIIe siècle le sens fort de « grave affliction » ou encore de « désespoir ». « ENNUY.s.m. Lassitude d’esprit, causée par une chose qui deplaist par elle-mesme ou par sa durée. Il signifie aussi generalement, Fascherie, chagrin, deplaisir, souci. Un homme accablé d’ennuis. les ennuis de la vieillesse. de mortels ennuis. cette affaire luy a donné beaucoup d’ennuy. cela sert à adoucir les ennuis, à charmer les ennuis. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 616, v. 1333.
Estonner/Étonner
Étymologiquement le terme signifie « comme frappé par le tonnerre » car il est dérivé du latin « attonare, attonitus » ; il renvoie donc à un puissant ébranlement, bouleversement ; le degré d’intensité est par conséquent  nettement supérieur à ce que l’on entend de nos jours par « étonné ».  « ESTONNER. v. act. Causer à l’ame de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte. (...) ESTONNER, se dit aussi des émotions des corps qui sont esbranslez et attaquez par quelque violence. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
« estonnement » v. 208 : la surprise a un impact physique, sous le coup de l’émotion que provoque la vue de Tullie, les fils de Brute restent sans voix, « estonné » v. 619, v. 961, v. 743, « estonnés » v. 1263.
Étrange
« Ce qui est surprenant, rare, extraordinaire. » Antoine de Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 669.
Extréme/Extreme
« EXTREME. adj. de tout genre. Qui est au dernier point, au souverain degré. Extreme joye. extreme plaisir. extreme passion. amour extreme. extreme peine. extreme malheur. rigueur extreme. aux maux extremes, les extremes remedes. » A.Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 49, v. 249, v. 297, v. 373, v. 473, v. 589, v. 893, v. 953, v. 1065, v. 1161, v. 1180, «  extremité » v. 491, « extremitez » v. 499.
Facilité
« On dit (...) au figuré, une facilité d’esprit, de genie, de moeurs, de stile. On dit encore, Abuser de la facilité de quelqu’un, pour dire, Tirer advantage de la foiblesse, de la simplicité, de la mollesse de quelqu’un, et le surprendre. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 700.
Fascher
Le sens est plus fort au XVIIe siècle. « FASCHER. v. actif. Offenser, mettre en colere, deplaire. »  Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 843.
Fatal
« FATAL, ALE. Adj. Ce qui doit arriver necessairement, arrest de la destinée. C’est par un decret fatal de la Providence que cette ville a esté ruinée.
V. 393.
FATAL, signifie encore, la fin, la mort. On a beau appeller le Medecin, quand l’heure fatale est venuë, il faut mourir. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
Occurrences qui associent ces deux sens pour évoquer la destinée funeste des personnages voués à la mort : v. 428, v. 698, v. 757.
Flame/Flamme
Le terme désigne de manière imagée l’ardeur amoureuse ; il s’agit au XVIIe siècle d’une  métaphore convenue du discours galant pour parler du sentiment amoureux. « FLAMME. subst. Fem (…). On dit figurément, la flamme de l’amour; et se dit premièrement de l’amour divin. Une flamme celeste. Seigneur, que je brusle de vos flammes. Il se dit communément de l’amour prophane. Cet amant brusle d’une flamme innocente pour cette fille. Il ne faut point nourrir des flammes criminelles. Une flamme constante, est une amour fidelle. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, édition de 1690.
V. 213, v. 413, v. 849, v. 864, v. 981.
Flatter/Flater
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « Attribuer à une personne de bonnes qualitez qu’elle n’a pas, l’en loüer, l’en feliciter. »
V. 108.
« FLATTER, signifie (...) Deguiser une verité qui seroit desagreable à celuy qui y est interessé, luy donner meilleure opinion d’une chose qu’il n’en doit avoir. Occurrence du terme dans ce sens, celui d’« entretenir quelqu’un dans une illusion agréable ».
V. 1399.
FLATTER, se dit figurément en choses spirituelles. Flatter sa douleur, c’est-à-dire, l’adoucir par quelques reflexions morales.
V. 351.
« Se donner de belles esperances. Flatter son imagination, c’est la repaistre de chimeres agreables. Je ne trouve rien qui flatte mon esprit en ce gros livre. On dit aussi, que l’apparence flatte, pour dire, nous trompe. » Se flatter signifie « se faire illusion ».
V. 128, v. 390, v. 571, v. 641, v. 1367.
Foudre
« FOUDRE. s.m. et f. Exhalaison grasse et sulphurée qui s’enflamme par le choc des nuës, et qui en sortant avec violence fait un grand bruit, et des effets extraordinaires sur la terre. On a toûjours armé les Dieux Payens de la foudre : « Ces foudres impuissans qu’en leurs mains vous peignez », dit Corneille dans son Polyeucte. Les lieux touchez de la foudre estoient estimez sacrez chez les Anciens (…). FOUDRE, se dit figurément de la colere de Dieu, ou des Rois. Les prieres que les Fidelles ont fait à Dieu, luy ont arraché, luy ont fait tomber la foudre des mains. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690. Dans la tragédie de Claude Boyer, le terme symbolise le châtiment et relève de l’imagerie du sacré omniprésente dans la pièce. C’est en effet l’instrument emblématique de la punition divine. Tantôt la conspiration des fils de Brute tantôt le renversement des rois se trouvent perçus comme une violation du sacré et une infraction à la révérence vouée aux forces supérieures.
V. 130, v. 784, v. 808, v. 1111, v. 1113.
Foy
« Foy, se prend pour l’Asseurance donnée de garder sa parole, sa promesse; pour cette probité, cette regularité qui fait qu’un homme observe exactement ce qu’il a promis. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 292, v. 715.
Le terme de « foy », « rend compte fondamentalement des exigences qui régissent dans l’ordre chevaleresque, les rapports entre les hommes. Il désigne d’abord la confiance que l’on accorde à un être et qui engendre un engagement, une parole (…) l’évolution du sens privilégie métonymiquement l’expression de l’effet qui résulte de cet engagement, et le mot désigne alors la fidélité à la parole. » (Anne Sancier-Château, Introduction à la langue du XVIIe siècle). Ce mot devient aisément propre à la parole amoureuse, puisque l’amoureux ou la maîtresse peuvent donner leur foi, l’engagement a la même valeur que le serment sur l’honneur ; c’est le sens de la foi jurée.
V. 196, v. 653, v. 671.
Franchise
FRANCHISE, signifie chez les Poëtes et les amants, Liberté. Il a perdu sa franchise. il a engagé sa franchise. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 758.
Fureur
Égarement d’esprit qui tient de la rage et de la frénésie. Violent mouvement de l’âme, passion instinctive qui peut aller jusqu’la démence et la folie. « FUREUR .f.f Emportement violent causé par un dérèglement d’esprit et de la raison. La morsure des animaux enragez rend les hommes malades de fureur. (…) FUREUR Se dit en Morale de la colère lorsqu’elle est violente et démesurée, et qu’elle jette les hommes dans quelques excés… »
V. 34, v. 63, v. 104, v. 162, v. 186, v. 227, v. 253, v. 811, v. 883, v. 949, v. 1216, « fureur extreme/extréme » : pléonasme aux vers 105, 473, 893 et 986.
Genereux
Le terme englobe plusieurs caractéristiques positives, et se dit donc de manière générale de celui qui a des sentiments nobles et fait preuve de magnanimité (randeur d’âme). « GENEREUX, EUSE. adj. Qui a l’ame grande et noble, et qui prefere l’honneur à tout autre interest. Auguste fit une action genereuse en pardonnant à ses ennemis. GENEREUX, signifie aussi, Brave, vaillant, courageux. Alexandre estoit un Prince genereux, qui affrontoit hardiment les plus grands perils. » Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 115, v. 263, v. 308, v. 361, v. 579, v. 1047 ; « genereuse » v. 117, « generosité » v. 863.
Genie
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « GENIE. subst. masc. Bon ou mauvais Demon que les Anciens croyoient accompagner les hommes illustres. Apulée a fait un Traitté du Genie de Socrate. » Le génie dans la Rome antique intègre les divinités domestiques célébrées par un culte familial et associées au « pater familias ». Celui-ci est alors entendu comme la faculté à prendre des décisions bénéfiques pour la famille. Chez Auguste, le « Génie » était le protecteur du peuple tout entier, quand il était mis en relation avec le titre de « pater patriae ». « GENIE, se dit aussi du talent naturel, et de la disposition qu’on a à une chose plutost qu’à une autre. (...) Un homme ne sçauroit reüssir, quand il force son genie. » Claude Boyer a pu mêler les deux définitions attribuées au terme dans les occurrences que l’on retrouve dans son texte ; il associe ainsi le sens culturel hérité de la tradition latine qui sied au contexte historique de sa tragédie et son application plus contemporaine et restreinte qui en fait un synonyme d’inclination, de disposition naturelle, de talent particulier.
V. 645, v. 693.
Gloire
« GLOIRE, se dit par emprunt et par participation, de l’honneur mondain, de la loüange qu’on donne au merite, au sçavoir et à la vertu des hommes. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 137, v. 668, v. 841, v. 991, v. 1158, v. 1453 ; gloire de la nation romaine v. 746.
Grace
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « GRACE. s.f. Faveur qu’un Superieur fait à un inferieur sans qu’il l’ait meritée. On le dit premierement de Dieu qui est l’auteur de toutes les graces. »
V. 969.
« GRACE, est quelquefois opposé à justice et à rigueur, et signifie alors, Pardon, remise, composition. Le Roy accorde des graces pour les crimes remissibles. »
V. 457, v. 1014, v. 1103, v. 1238, v. 1292.
« De grace.adv. Par faveur, par pitié, par courtoisie. »
V. 577, v. 715.
Hayne/Haine
« HAINE. s.f. Passion de l’ame qui nous porte à vouloir du mal à nostre prochain, et à luy en procurer quand nous le pouvons. HAINE, se dit aussi de certaines aversions bien ou mal fondées qu’ont les hommes pour certaines choses. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 18, v. 65, v. 290, v. 295, v. 303, v. 373, v. 533, v. 548, v. 817, v. 1004, v. 1030, « hayrois » v. 174, « hayr » v. 636.
Hazarder
Le terme signifie mettre en péril. HASARDER. v. act. Risquer, mettre au hasard. HASARDER, se dit aussi en parlant de ceux qui font des imprudences. » A.Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 977, v. 1091.
Honneur
Le terme réfère au sentiment de la dignité morale et de ce à quoi elle oblige, sentiment que l’on se doit à soi-même pour être digne de sa race, de sa lignée, et mot-clé dans l’échelle des valeurs aristocratiques d’après les valeurs définies par Anne Sancier-Château dans  Introduction à la langue du XVIIe siècle. « HONNEUR. s.m. Tesmoignage d’estime ou de soûmission qu’on rend à quelqu’un par ses paroles, ou par ses actions. Il faut rendre honneur et respect premierement à Dieu et aux choses saintes, aux Rois et aux Magistrats, à ses parents et à la vertu (…) HONNEUR, se dit en general de l’estime qui est deuë à la vertu et au merite (…) HONNEUR, signifie aussi la charge, la dignité qui attire les respects et les soûmissions des autres. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 235, v. 250, v. 736, v. 913, v. 952, v. 967, v. 992, v. 1154, v. 1158, v. 1177, v. 1451.
Horreur
Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694 : « Mouvement de l’ame accompagné de fremissement et de crainte, causé par l’aversion qu’excite la veuë, ou le souvenir de quelque objet affreux, terrible. »
V. 38, v. 148, v. 712, v. 911, v. 1120, v. 1182, v. 1215, v. 1233, v. 1433.
« Horreur, se prend encore, pour l’Enormité d’une mauvaise action, d’une action cruelle. »
V. 103, v. 488, v. 584.
Horrible
« HORRIBLE. adj. m. et f. Qui fait peur ou horreur, ou qui donne une grande aversion. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 687, v. 821, v. 876.
Humilier
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « HUMILIER. v. act. Rabattre l’orgueil de quelqu’un, le mortifier. Les ennemis ont esté fort humiliez, par toutes les pertes qu’ils ont souffertes. S’HUMILIER, se dit aussi de cet abbaissement volontaire qu’on fait devant quelqu’un, et sur tout devant la Majesté de Dieu. »
Occurrence : au sens de profonde déférence : « humiliez » v. 1319.
Illustre
« ILLUSTRE.adj.m et f. et sub. Ce qui est eslevé par-dessus les autres par son mérite, par sa vertu, par sa noblesse, par son excellence. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 37, v. 69, v. 105, v. 198, v. 281, v. 618, v. 855, v. 863, v. 885, v. 923, v. 1085.
Impieté/impietez
« IMPIETÉ, Action d’un homme impie. Les sacrileges, les blasphemes sont des impietez. (…) se dit aussi du manque de respect et du devoir envers ses pere et mere. C’est une grande impieté de lever la main sur son pere, ou sur sa mere, de leur refuser des aliments dans leur vieillesse. » L’adjectif employé dans la tragédie est pris dans un sens large, il recouvre l’idée de sacrilège, d’un acte de profanation des choses sacrées et dignes de révérence, il désigne le plus souvent un acte dirigé le plus souvent vers un membre de la famille. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 26, « impie » v. 650, v. 940, v. 963.
Impression
« IMPRESSION, se dit figurément en choses spirituelles et morales. Les experiences font de plus vives impressions dans l’esprit, que tous les discours qu’on peut faire. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
Occurrence du terme avec ce sens figuré évoquant la force du mobile qui exhorte à agir : v. 215.
Injure
« Ce mot vient du Latin injuria. Quod fit citra jus, injuria est. on appelle injure, ce qui se fait sans raison, contre les biens ou contre l’honneur d’une personne. INJURE, se dit aussi des affronts, des torts et dommages qu’on fait à une personne par voyes de fait. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 513.
Intéresser
« INTERESSER.v.act. Engager quelqu’un par son Interest à soustenir, à faire quelque affaire (…) attirer à son parti. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690. Le verbe est employé à la forme pronominale dans la pièce avec ce sens de « s’engager pour défendre quelqu’un ou quelque chose ». Le verbe n’exprime par lui-même aucune valeur favorable ou défavorable, mais il marque le fait de s’engager totalement, de se passionner pour quelque chose ou quelqu’un.
V. 101, v. 286, v. 657, v. 721, v. 914, v. 983, v. 1105, v. 1188.
Licteur
Les licteurs faisaient office de bourreaux dans la Rome antique. « LICTEUR.s.m. Ministre des Magistrats Romains, qui marchoit devant eux, portant des haches enveloppées dans des faisceaux de verges. (…) Ils estoient prests à deslier leurs faisceaux, soit pour foüetter, soit pour trencher la teste aux condamnez. » Dictionnaire universel, Antoine Furetière, 1690.
V. 1309.
Loy/loi
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « Loy.subst.fem. Commandement qui vient d’une autorité supérieure, auquel un inférieur est contraint d’obeïr. ». Cette définition générale s’applique dans ses contextes très différents dans la pièce. Le terme a dans un cadre politique, le sens de prescription de l’autorité souveraine.    
V. 11, v. 92.
« Loy, se dit aussi en parlant d’une obeïssance volontaire qui fait qu’on se soûmet aux volontez d’autrui. Cet amant it souslesloi de sa maistresse. » Le terme « loy » possède donc également un sens galant, Charles Sorel écrit en 1644 Les loix de la galanterie. Le terme rappelle ici que la maitresse est dans une posture dominante. En tant qu’amants soumis aux désirs de Tullie, les jumeaux ont vocation à faire observer ses volontés au reste des hommes.
V. 304.
Maistresse
Le mot désigne une personne aimée qu’on recherche en mariage.
V. 218, v. 722.
Malice
« MALICE. subst. fem. MALICE, se dit de l’inclination qu’on a à faire mal, et des actions qui sont nuisibles à quelqu’un. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, édition de 1690.
V. 20, v. 606.
Manie
« Mania » en grec signifie « folie ». « MANIE. s.f. En termes de Medecine, est une maladie, causée par une resverie avec rage et fureur sans fievre, qui provient d’une humeur atrabilaire engendrée par adustion de la bile, de la melancolie ou du sang. MANIE, se dit aussi de l’emportement et desreglement de l’esprit (…) MANIE, est encore une passion excessive qu’on a pour quelque chose. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 21.
Misérable
L’emploi de l’adjectif dans la tragédie exclut les connotations péjoratives qui impliquent un jugement moral négatif : « MISERABLE. adj. masc. et fem. et subst. Qui est dans la douleur, dans la pauvreté, dans l’affliction ou l’oppression. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 26, v. 337, v. 1074.
Monstre
Étymologiquement le terme renvoie à un mélange interdit par la nature provoquant donc le plus souvent la répulsion et l’effroi. Par extension, le terme peut désigner dans le cadre d’une évaluation morale, une personne cruelle et dénaturée. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « MONSTRE. subst. masc. Prodige qui est contre l’ordre de la nature, qu’on admire, ou qui fait peur. Aristote dit que le monstre est une faute de la nature, qui voulant agir pour quelque fin, n’y peut pas neantmoins arriver, à cause que quelques-uns de ses principes sont corrompus. L’Afrique est pleine de monstres à cause de l’accouplement des bestes feroces de differente espece qui s’y rencontrent. »
V. 4, v. 9, v. 731, v. 830, v. 873
« MONSTRE, se dit figurément en Morale, de ceux qui ont des passions vicieuses et excessives. Neron estoit un monstre en cruauté. »
V. 556, v. 1160, v. 1434, v. 781.
Neveux
« NEVEUX, au plurier, se dit de tous les hommes qui viendront aprés nous, de la posterité. Il faudra laisser à nos neveux ce que nos majeurs nous ont laissé. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690. Les neveux désignent donc les descendants d’une manière générale et n’implique pas nécessairement d’appartenir à la même famille.
V. 1454.
Objet
Le terme peut surprendre lorsqu’il désigne une personne en complément d’objet. « OBJET, se dit poëtiquement des belles personnes qui donnent de l’amour. C’est un bel objet, un objet charmant. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690. Anne Sancier-Château, dans Introduction à la langue du XVIIe, précise qu’il est plus fréquemment employé pour les femmes, bien qu’il puisse aussi désigner un homme.
V. 453, v. 647, v. 663, v. 849, v. 1084.
Outrer
« OUTRER : signifie picquer au vif, faire un cruel affront. Il fut outré de douleur en apprenant la mort de sa femme. Ajax fut tellement outré du refus des Grecs, qu’il se tua luy-même. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 159.
Passion
« PASSION, en Morale, se dit des differentes agitations de l’ame selon les divers objets qui se presentent à ses sens. Les Philosophes ne s’accordent pas sur le nombre des passions. Les passions de l’appetit concupiscible, sont la volupté et la douleur, la cupidité et la fuite, l’amour et la haine. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 928.
La passion d’amour demeure la première passion représentée par la tragédie. Le mot même de passion commence à être employé au XVIIe siècle dans cette acceptation particulière de passion de l’amour. Elle évolue alors tout en conservant cette idée d’un sujet passif, soumis à l’émotion « de la brutalité du désir tyrannique aux raffinements précieux » (Charles Mazouer, La tragédie de l’âge classique, t. I, Le premier XVIIe siècle.)
Perdre
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « PERDRE. v. act. et n. Souffrir quelque dommage, quelque diminution en sa santé, en son honneur, en ses biens.
« Perdre le jour » v. 340.
« PERDRE, signifie aussi, Destruire, ruiner. C’est un homme qu’on veut perdre, qu’on veut exterminer.
V. 855, v. 943, v. 1028, v. 1048, v. 1139, v. 1287.
Plaindre
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « PLAINDRE. v. act. qui se dit souvent avec le pronom personnel. Témoigner sa douleur, son affliction par quelque signe exterieur. »
V. 354, v. 1365.
« PLAINDRE, signifie aussi, Demander raison, ou reparation de quelque tort ou injustice, ou en faire quelque reproche. »
V. 354.
Pleur
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « PLEURS. s. m. plur. Larmes, humidité qui tombe des yeux par quelque violente émotion de l’ame, et particulierement de la tristesse (…). Les soupirs, les cris et les pleurs sont des marques d’affliction. »
V. 307, v. 352, v. 360, v. 370, v. 423, v. 456, v. 560, v. 966, v. 1131, v. 1148, v. 1192, v. 1194, v. 1220, v. 1429, v. 1436, v. 1444, v. 1448 ; « pleurez » v. 564, « pleurer » v. 588 ; « pleure » v. 1404.
Les pleurs avaient leur place dans les genres tragiques violents comme dans les pièces de Sénèque et répondent dans ce cas le plus souvent à une dimension morale. Les pleurs expriment alors le repentir, le remords du criminel. Dans les années 1640-1650, les pleurs relèvent davantage du culte de la sensibilité et de la délicatesse qu’érige le discours galant. Cette évolution est notamment due à un lyrisme mondain, à une poésie qui célèbre cette marque de galanterie associée à un cadre intime et amoureux dans les salons aristocratiques de l’époque.
Prevenir
Le terme a le sens de devancer. « PREVENIR. v. act. Arriver devant, venir le premier. (…) Prevenir, en parlant du temps, veut dire proprement, Anticiper. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 51, v. 251, v. 263, v. 578.
Prospere
« PROSPERE.adj.m et f. Heureux, favorable. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 678.
Race
« RACE. s.f. Lignée, generation continuée de pere en fils: ce qui se dit tant des ascendans que des descendans. Il vaut mieux estre le premier que le dernier Noble de sa race: c’est ce qui fut répondu par Iphicrate Capitaine des Atheniens, à Hermodius qui luy reprochoit la bassesse de sa naissance, parce qu’il étoit fils d’un Cordonnier. (...) RACE, se dit des anciennes familles illustres. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 1013.
Raison
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « RAISON, f.f. Entendement, première puissance de l’ame qui discerne le bien du mal, le vray d’avec le faux. »
V. 97, v. 269.
« RAISON, signifie aussi, Argumentation, preuve. »
V. 269, v. 657, v. 660 ; « raisonnement » v. 795.
« RAISON, se dit aussi de la justice que l’on fait, ou qu’on demande à quelqu’un, de l’éclaircissement de quelque chose, de la réparation de quelque injure receuë (..) Faites moy raison sur cette affaire. »
« faire raison » v. 932.
Rebelle
« REBELLE. adj. m. et f. et subst. Qui se revolte contre son Souverain et ses superieurs, qui ne veut pas obeïr aux loix. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 2, v. 233, v. 258, v. 397, v. 737.
Soin
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « SOIN. s.m. Diligence qu’on apporte à faire reüssir une chose, à la garder et à la conserver, à la perfectionner. »
V. 201, v. 265, v. 701, v. 723, v. 741, v. 785, v. 831, v. 1143.
« SOIN, est aussi l’attache particuliere qu’on a auprés d’un maistre, ou d’une maistresse, pour les servir, ou leur plaire. (...) Soupirs, devoirs, petits soins en amour, tout est langage. »
V. 624, v. 652.
Soûpir
Le terme reste associé à l’expression de la souffrance intérieure, il désigne dans le contexte amoureux, pour lequel il est le plus sollicité, les gémissements d’amour ou les supplications amoureuses. « SOUSPIR, se dit aussi d’un témoignage exterieur de tristesse, d’affliction, de douleur, qui se donne par une respiration violente et presque involontaire. Cette veuve pousse des souspirs et des gemissements pour la mort de son mary; sa grande douleur ne luy permet que des sanglots, des souspirs entrecouppez. Les amants font de tendres souspirs en presence de leurs maistresses. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
« soûpirs » v. 319, v. 350, v. 360, v. 456, v. 563, v. 1140, v. 1168, v. 1172, v. 1247, v. 1283, « soûpirez » v. 317, « souspirez » v. 268, « soûpirer » v. 324, v. 620, v. 1364, v. 1387, « soûpire » v. 726.
Soucy
Le terme « souci » a un sens plus fort que celui que nous lui prêtons actuellement. « SOUCI. s.m. (...) SOUCI, signifie Chagrin, inquietude d’esprit, peut-être à cause qu’il fait devenir jaune. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 1107, v. 1127.
Souffrir
« SOUFFRIR. v. act. Sentir de la douleur, du mal, ou quelque incommodité considerable. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 1114, 1184, 1207.
Le terme signifie « supporter », « subir », « tolérer », des significations qui peuvent même ne pas ses substituer mais s’ajouter à la précédente. « Souffrir, signifie aussi, Supporter. (…) Tolerer, n’empescher pas, quoy qu’on le puisse. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 17, v. 199, v. 477, v. 488, v. 494, v. 1184.
Suborner
« Suborner.v. act. Corrompre, porter quelqu’un au mal. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 696.
Superbe
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « Adj. m.&f. Vain, orgueilleux, qui a de la presomption, une trop bonne opinion de luy même. »
V. 476.
« Se dit de ce qui marque la magnificence, la somptuosité. »
V. 40, v. 459, v. 1259.
Timide
« TIMIDE. adj. m. et f. Foible, peureux, qui craint tout. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 237, v. 1370.
Tragique
Les deux sens explicités par le Dictionnaire de l’Académie françoise, dans l’édition de 1694 sont mobilisés conjointement dans la pièce : « TRAGIQUE. adj. de t. g. Qui appartient à la Tragedie. Poëme tragique. un Poête tragique. il excelle dans le genre tragique. Il se prend aussi substantivement pour le Genre tragique. Ce poëte s’applique au tragique. il est propre pour le tragique, et ne reüssit pas dans le comique. » Tragique signifie fig. Funeste. Evenement tragique. mort tragique. histoire tragique. la fin des meschants est souvent tragique. il a fait une fin tragique. »
V. 102, v. 343, v. 1246, v. 1304, v. 1382.
Trait
Le terme a un sens très concret qui le rend synonyme de « coup ». « TRAIT. s.m.v. Fleche, dard, qui se tire avec un arc ou une arbaleste. »  Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 63, v. 814, v. 982.
Le terme est aussi employé figurément dans le sens de marque ostensible, témoignage d’un caractère.
V. 863.
Transport
En rendant impossible la maîtrise de soi, le transport apparaît comme une manifestation sensible de l’empire des passions. Le transport est associé à l’expression violente et brève de  vifs sentiments. Les Anciens ont théorisé cette manifestation sensible violente en la rapprochant de la théorie médicale des tempéraments formulée par Hippocrate : le corps est maintenu dans son équilibre par un mélange adéquat d’humeurs, le transport bouleverse cet équilibre et modifie le caractère. « TRANSPORTS : se dit figurément en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’ame par la violence des passions. Un transport de joye a causé quelquefois la mort. Un transport de colere cause souvent de grands malheurs. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 408, v. 418, v. 689, v. 917, v. 1299, v. 1359.
Travaux
« TRAVAUX, se dit au pluriel des actions, de la vie d’une personne, et particulierement des gens heroïques. Dieu benit les travaux des gens de bien. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 467.
Trouble
« Trouble, se dit figurément des altérations, des émotions, des inquietudes, des des embarras, des desordres de l’ame causez par les passions, » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690. Le trouble désigne l’impossibilité pour l’être de prendre du repos ; il se manifeste par une agitation qui peut ou non s’extérioriser. Si le terme peut s’employer pour plusieurs types d’agitation, l’amour est néanmoins l’ « un des agents les plus puissants de l’inquiétude, et celle-ci est bien une manifestation du sentiment amoureux. » Anne Sancier-Château, Introduction à la langue du XVIIe.siècle.
V. 627.
Truchement
« TRUCHEMAN, ou TRUCHEMENT, m.et f. Interprete. Celui par le moyen duquel deux personnes se parlent, quoiqu’elles n’entendent point la Langue l’une de l’autre. » Antoine Furetière, Dictionnaire universel, édition augmentée de 1725.
V. 920.
Tyrannie
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690 : « TYRANNIE. s.f. Empire illegitime usurpé, ou cruel et violent. Les Grecs et les Romains ont été fort ennemis de la tyrannie. »
V. 13, v. 22, v. 646, v. 694, « tyran » v. 68, v. 79, v. 88, v. 312, v. 476, v. 761, v. 780, « tyrannique » v. 1387.
Les réflexions politiques qu’engagent Vitelle et Brute concernant l’instauration d’un pouvoir et sa mise en pratique pour justifier leur préférence respective pour la monarchie ou la république les amènent tous deux à invoquer le terme de tyrannie. Il convient alors de distinguer « tyrannie d’établissement » et « tyrannie d’exercice », les deux définitions étant confondues par A.Furetière. La première sorte de tyrannie réfère à une usurpation par la force du pouvoir, c’est le sens étymologique du terme. La seconde sorte de tyrannie se réfère davantage à la pratique du pouvoir, lorsqu’il est fait usage de la force et de méthodes oppressives pour assurer le contrôle des administrés. Ces deux définitions permettent d’expliquer les positions antagonistes de Vitelle et de Brute notamment lors de leur débat ; les deux personnages se référent à la tyrannie mais selon des acceptations différentes : Brute se considère comme celui qui a chassé un roi cruel et violent (la monarchie était une tyrannie d’exercice à abattre) pour donner le pouvoir au peuple. Il est aux yeux de Vitelle le véritable tyran, c’est-à-dire celui qui a obtenu par des voies illégitimes le pouvoir (tyrannie d’établissement), pouvoir qu’il exerce par ailleurs avec violence puisque l’établissement du nouveau régime s’est faite dans le sang d’innocents (Servilie) et au détriment des autres Tarquins molestés et spoliés (tyrannie d’exercice).
Venerable
« VENERABLE. adj. m. et f. Grave, majestueux, qui attire du respect. » A.Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
V. 1463.
Vertu
Le terme s’emploie principalement dans un contexte moral. Le sens est dérivé de l’acceptation qu’en donne la philosophie stoïcienne dominante dans la Rome antique et qui connaît un regain d’intérêt au XVIIe siècle ; la vertu, mâle vigueur du guerrier ou vaillance et énergie morale du héros est comprise comme la force d’âme ou la magnanimité qui pousse l’individu à faire ce qui est moralement perçu comme bien et juste de manière intransigeante. « VERTU, se dit figurément, de la droiture, de la probité ; de la disposition, ou de l’habitude de l’ame à faire le bien, à suivre ce qu’ordonnent les lois, et ce que dicte la raison. ». Antoine Furetière, Dictionnaire universel, édition augmentée de 1725.
V. 66, v. 69, v. 75, v. 275, v. 362, v. 435, v. 640, v. 680, v. 1060, v. 1205, v. 1220, v. 1227, v. 1274, v. 1387, v. 1450, v. 1459.
Zele
« Affection ardente pour quelque chose. Il se dit principalement à l’égard des choses saintes et sacrées. (...) Il se dit aussi, de ce qui regarde les obligations de la vie civile. Le Zele de la patrie. le zele pour la Patrie. avoir beaucoup de zele pour son Prince, pour le service de son Prince. » Dictionnaire de l’Académie françoise, 1694.
V. 73, v. 98, v. 234, v. 281, v. 357, v. 512, v. 517, v. 723, v. 789, v. 875, v. 1134, v. 1160, v. 1272, v. 1327, v. 1438.

Sur l’auteur §

Bibliographie dramatique de Claude Boyer §

Entre 1646 et 1697 Claude Boyer écrivit une trentaine de pièces, seul ou en collaboration, classées par dates des premières représentations :

  • – La Porcie romaine, tragédie (1646).
  • – La Sœur généreuse, tragi-comédie (1646).
  • – Porus, ou La Générosité d’Alexandre, tragédie (1647).
  • – Aristodème, tragédie (1647).
  • – La Mort des enfans de Brute, tragédie (1647).
  • – Tyridate, tragédie (1648).
  • – Ulysse dans l’isle de Circé, ou Euryloche foudroyé, tragi-comédie (1648).
  • – Clotilde, tragédie (1659).
  • – Frédéric, tragédie (1659).
  • – La Mort de Démétrius, ou Le Rétablissement d’Alexandre, roy d’Épire, tragédie (1660).
  • – Tigrane, tragédie (1660), non imprimée.
  • – Policrite, tragi-comédie pastorale (1662).
  • – Oropaste, ou Le Faux Tonaxare, tragédie (1662).
  • – Les Amours de Jupiter et de Sémélé, tragédie (1666), édition moderne Genève, Droz, 1990.
  • – Le Jeune Marius, tragédie (1669).
  • – La Feste de Vénus, comédie pastorale-héroïque (1669).
  • – Policrate, comédie héroïque (1670).
  • – Lisimène, ou la Jeune bergère, pastorale (1672).
  • – Le Fils supposé, tragédie (1672).
  • – Démarate, tragédie (1673), non imprimée.
  • – Le Comte d’Essex, tragédie (1678).
  • – Agamemnon, tragédie (1680), sous le nom de Pader d’Assezan.
  • – Oreste, tragédie (1681), en collaboration avec Michel Le Clerc et non imprimée.
  • – Ataraxerce, tragédie (1682).
  • – Antigone, tragédie (1686) sous le nom de Pader d’Assezan.
  • – Jephté, tragédie (1691).
  • – Judith, tragédie (1695).
  • – Méduse, tragédie en musique (1697).
  • – On lui attribue également La Mort de Promédon, ou L’Exil de Nérée, tragi-comédie, (1645) et Atalante, représentée à l’Hôtel de Bourgogne en 1671 et non publiée.

Sur la pièce §

Vogue des tragédies austères §

Pour contrebalancer dans les années 1630-1640 l’essor de la tragi-comédie, des tragédies dont l’intrigue est simple, le sujet emprunté à l’histoire romaine et dont l’intitulé prévoit le plus souvent la mort de l’un ou de plusieurs protagonistes, se multiplient.


Auteurs Tragédies austères Dates de publication
Isaac de Benserade La Mort d’Achille ou la dispute de ses armes 1636 ; 1637
Georges de Scudéry La Mort de Caesar 1636; 1637 ; 1638; 1646; 1652; 1658
Guyon Guérin de Buscal La Mort de Brute et de Porcie 1637; 1640
Guyon Guérin de Buscal La Mort de Cléomenès 1640
Guyon Guérin de Buscal La Mort d’Agis 1642
Savinien de Cyrano de Bergerac La Mort d’Aggripine 1654;1656
Zacharie Jacob dit Montfleury La Mort d’Asdrubal 1647
Jacques Auger La Mort de Caton ou l’illustre désespéré 1648
Tristant l’Hermite La Mort de Chrispe ou les malheurs domestiques du grand Constantin 1645 ; 1652 ; 1656
Tristant l’Hermite La Mort de Sénèque 1645 ; 1646 ; 1647
Bénigne de Griguette La Mort de Germanic Caesar 1646
Gauter de Coste de La Calprenède La Mort de Mitridate 1637
Gauter de Coste de La Calprenède La Mort des enfanst d’Hérode ou la suite de Mariane 1639 ; 1652 ; 1656
Charles Chaulmer La Mort de Pompée 1638
Corneille idem 1644 ; 1648 ; 1652
Charles Bauter La Mort de Riger 1634
J., M., S. La Mort de Roxanne 1648
François Chevillard La Mort de Théandre            ou la sanglante tragédie de la mort et passion de notre Seigneur Jésus-Christ 1649
Gillet de la Tessonerie La Mort de Valentinian et d’Isidore 1648 ; 1656
Gillet de la Tessonerie La Mort du Grand Promédon ou l’exil de Nérée 1643 ; 1645
Antoine Le Métel d’Ouville Les Morts vivants 1646

Un référent majeur, l’œuvre de Corneille §

L’œuvre de Corneille développe un ample panorama de l’histoire de Rome, quasiment de sa fondation avec Horace, jusqu’aux invasions barbares dans Attila, ses pièces joignant aux ambitions de peintures de l’histoire celles de traités de morale politique. Rome est un terrain sur lequel Corneille a excellé.


1640 Horace Rome à ses débuts
1642 Cinna et Polyeucte Rome impériale
1643 La Mort de Pompée Fin de la République
1646 Théodore Rome impériale
1647 Héraclius Empire d’Orient
1651 Nicomède République romaine au IIe siècle
1662 Sertorius République au Ier siècle
1663 Sophonisbe République au IIIe siècle
1664 Othon Rome impériale
1667 Attila Fin de la Rome impériale
1670 Tite et Bérénice Rome impériale

Les sources historiques : Rome et ses exempla §

Voici le récit de l’exécution des traîtres et en particulier des fils de Brutus tel que nous le rapporte Tite-Live dans l’Histoire Romaine, livre II402.

Direptis bonis regum, damnati proditores sumptumque supplicium, conspectius eo quod poenae capiendae ministerium patri de liberis consulatus imposuit et, qui spectator erat amovendus, eum ipsum fortuna exactorem supplicii dedit. Stabant deligati ad palum nobilissimi iuvenes ; sed a ceteris, velut ab ignotis capitibus, consulis liberi omnium in se averterant oculos, miserebatque non poenae magis homines quam sceleris quo poenam meriti essent : " Illos eo potissimum anno patriam liberatam, patrem liberatorem, consulatum ortum ex domo Iunia, patres, plebem, quidquid deorum hominumque Romanorum esset, induxisse in animum ut superbo quondam regi, tum infesto exsuli proderent ! " Consules in sedem processere suam, missique lictores ad sumendum supplicium. Nudatos virgis caedunt securique feriunt, cum inter omne tempus pater voltusque et os eius spectaculo esset, eminente animo patrio inter publicae poenae ministerium."

« Après le pillage des biens royaux, les traîtres furent condamnés et punis ; leur exécution fut en ce point remarquable qu’elle contraignit un père, à titre de consul, à ordonner le châtiment de ses fils, et, alors qu’il aurait dû être le dernier des spectateurs, le sort précisément le désigna exécuteur du supplice. Se trouvaient là, attachés au poteau, des jeunes gens de la fine fleur de la noblesse ; mais tous les regards se détournaient des autres, comme s’il s’agissait d’inconnus pour se reporter sur les fils du consul ; ce n’est pas tant leur châtiment qu’on déplorait que le crime qui le provoquait : " précisément cette année même, leur patrie rendue à la liberté, leur père, son libérateur, le consulat qui avait pris naissance dans leur famille, le sénat, le peuple, tous les dieux et les hommes de Rome, tout cela ils avaient résolu de le livrer au roi superbe de naguère, à l’exilé hostile d’aujourd’hui ! Les consuls prirent place sur leur siège et dirent aux licteurs de procéder au supplice. Ceux-ci battent de leurs verges les corps nus des condamnés, ils les frappent de leurs haches : pendant tout ce temps, on n’avait d’yeux que pour le père, son visage, sa physionomie où perçait l’amour paternel au milieu de sa charge de justicier. »

Claude Boyer a également pu s’inspirer du témoignage d’historiens pour créer le personnage de Brute. Dans La Vie des hommes illustres de la ville de Rome, X, Aurélius Victor dépeint ainsi le personnage de Brutus :

Nous sommes à la fin de la royauté, sous le règne du septième et dernier roi de Rome, l’étrusque Tarquinus Superbus (superbus : « orgueilleux), roi tyrannique et cruel qui sera chassé de la ville avec toute sa famille. Lucius Junius Brutus, fils d’une sœur de Tarquin le Superbe, craignant d’éprouver le même sort que son frère, qui avait été tué par son oncle, à cause de ses richesses et de sa prudence, contrefit l’insensé; ce qui lui fit donner le surnom de Brutus. Lorsque les jeunes fils du roi allèrent à Delphes, on leur adjoignit, par dérision, Brutus, qui offrit en présent au dieu une baguette d’or cachée dans un bâton de sureau. Dès que l’oracle eut répondu que celui-là aurait à Rome le pouvoir suprême, qui, le premier, embrasserait sa mère, Brutus embrassa la terre. Dans la suite, pour venger l’outrage fait à Lucrèce, il jura la perte des rois, de concert avec Tricipitinus (surnom de Lucretius, père de Lucrèce) et Collatin. Après l’exil des princes, élu premier consul de Rome, il fit battre de verges et frapper de la hache ses propres fils, qui, de complicité avec les Aquilius et les Vitellius, avaient conspiré pour introduire les Tarquins dans la ville. Peu de temps après, ces princes s’avancèrent contre Rome à la tête d’une armée. Lors d’une bataille qu’il leur livrait, Brutus engagea un combat singulier avec Aruns, fils de Tarquin et tous deux succombèrent sous les blessures qu’ils se firent mutuellement. Le corps de Brutus fut exposé dans le Forum; son collègue prononça l’éloge funèbre, et les dames romaines portèrent le deuil pendant une année. Ce fut le premier éloge funèbre prononcé chez les Romains403.

Tite-Live apporte quant à lui d’autres éléments dans le sommaire de l’Ab urbe condita, II404 :

SOMMAIRE  Brutus fait jurer au peuple qu’il ne souffrira plus de roi dans Rome; il force Tarquin Collatin, son collègue, devenu suspect comme parent des Tarquins, à abdiquer le consulat et à sortir de la ville; il livre au pillage les biens de la famille royale, consacre à Mars le terrain appelé depuis Champ-de-Mars; fait frapper de la hache de jeunes patriciens, ses fils mêmes et ceux de son frère, qui avaient conspiré pour rétablir les Tarquins; il donne la liberté à leur dénonciateur, l’esclave Vindicius, et de là vient le mot de vindicte. Il conduit l’armée contre les princes, qui venaient faire la guerre à Rome avec les troupes réunies de Veies et de Tarquines; il périt dans le combat avec Aruns, fils de Tarquin-le-Superbe. Les dames romaines portent son deuil pendant un an.

Legs à la postérité : une intrigue tragique et un personnage d’exception, Brute §

Des textes postérieurs témoignent de l’influence de l’auteur et de son sujet sur la production dramatique et de l’intérêt tout particulier qu’a suscité la figure exemplaire de Brute. Ainsi, en décembre 1690, Catherine Bernard donna une tragédie intitulée Brutus et qui reprenait la même trame que celle de Claude Boyer :

elle eut vingt-cinq représentations : le sujet en est fort intéressant, mais il est foiblement rendu. Cependant elle fut suivie ; elle resta long temps au Théatre ; le bruit courrut pendant long temps que le célèbre Fontenelle y avait travaillé405.

Le sujet de la tragédie tient pourtant davantage de la décision de Brute que de la mise à mort des enfants ; la tragédie s’appuie ainsi plus sur le pathos suscité par la vision d’un père anéanti, déchiré par son devoir et son amour de père que par celle d’enfants cruellement mis à mort. Brute concentre donc l’essentiel du pathétique de la pièce qui se focalise sur l’immense souffrance du personnage. Catherine Bernard choisit d’ailleurs d’accentuer la sensibilité de Brute qui reste imperturbable et intransigeant chez Boyer. S’il se montre tout aussi ferme dans sa décision, il doute de pouvoir l’exécuter et ne sollicite pas la charge de bourreau craignant de redevenir un simple père en oubliant sous le coup de la douleur son devoir d’homme d’État. Cette sensibilité exacerbée se traduit également par un renoncement à la vie publique après la mort de Titus et Tiberinus, renoncement qui est une prise de distance vis-à-vis d’une patrie qui exige l’impossible de ses serviteurs. Tandis que chez Boyer le bref « repentir » de Brute ne s’accompagne d’aucun blâme de la cité et ne se présente pas comme un obstacle à la poursuite de sa carrière publique. Concentrant la tonalité pathétique sur le personnage de Brute, Catherine Bernard n’exclut pas pour autant l’amour comme source d’émotion. Celui-ci, qu’il soit ou non partagé, est racinien dans son intensité destructive : c’est une passion qui rend la raison impuissante, qui fait de Tibérinus un tyran sadique, de Valérie une détestable furie, et du vertueux Titus un traître. Valérie qui est jalouse de l’amour que porte Titus à sa rivale Aquilie, envoie un esclave l’espionner et découvre sans s’y attendre la conjuration. C’est donc la jalousie extrême de la jeune femme qui conduira son amant à sa perte en révélant la conjuration. La passion amoureuse est encore utilisée comme alibi, en motivant selon un autre schéma, la trahison envers le père, elle atténue la culpabilité des enfants. Aquilie aimée quant à elle des deux frères mais aimant le seul Titus révèle à ce dernier le chantage odieux imaginé par son père conjuré : soit Titus ouvre aux troupes favorables à Tarquin la porte Quirinale dont il a la charge, soit Aquilie qu’il aime sera donnée en mariage à son frère Tiberinus qu’il déteste. Chacune des deux amantes souffrent d’avoir envoyé à la mort sans le vouloir celui qu’elle aime, Valérie en permettant la révélation de la conjuration, Aquilie en brisant la dévotion d’un Romain envers son père et sa patrie ; elles cherchent alors l’une comme l’autre à mourir. Brutus, est le titre d’une autre tragédie en trois actes, inspirée elle aussi du sujet historique choisi par Claude Boyer, et qui fut représentée au collège royal de Bourbon de la compagnie de Jésus pour la distribution des prix, le jeudi 1er jour de juillet 1715406. La pièce comprend une mission pédagogique, ce qui se traduit par le rapport fidèle des évènements historiques. Brutus premier consul de Rome après la chute des Tarquins a deux fils. L’aîné Tite veut ramener la monarchie parce qu’il croit en ses principes et idéaux plus qu’en ceux de la république. Son cadet Tibère, a des intérêts qui le poussent à soutenir les Tarquins, mais ne rejoint la conspiration que pour suivre son frère qu’il chérit profondément. Brutus avait publiquement déclaré qu’il serait prêt à mettre à mort ses propres fils si ces derniers se ralliaient aux partisans de la restauration monarchique. Émile, tribun militaire lui confie alors que l’un d’eux, le cadet essaie de rétablir les rois et Brutus le fait aussitôt arrêter. Tite apprenant l’arrestation de son frère le défend de son mieux et finalement devant l’inflexibilité de son père avoue son implication tentant ainsi d’innocenter son frère en s’accablant lui-même. Brutus furieux déclare qu’il va les exécuter tous deux. Vitellius beau-frère de Brutus et sénateur romain annonce à son neveu Tite qu’il a le soutien du Sénat contre son frère. Ce dernier rejette cette grâce si Tibère n’obtient pas la même faveur. Tite et Tibère supplient chacun leur père d’épargner la vie de l’autre (variante de la supplique adressée à Tullie sur le même motif chez Boyer) qui refuse de revenir sur sa décision. Vitellius survenant annonce que le Sénat se prononce finalement en faveur des deux jeunes hommes. Invoquant la loi du pater familias Brutus se prévaut de toute décision concernant sa progéniture. Il fait exécuter ses fils suscitant à la fois l’horreur pour cette décision sanglante et l’admiration de son entourage pour sa grandeur d’âme qui ne recule pas devant le sacrifice. Enfin, Voltaire proposa une autre variation sur le sujet de la tragédie que nous étudions, celle-ci fut représentée le lundi 11 décembre 1730 à Paris :

Elle eut treize représentations, c’étoit dans ce temps-là une des meilleurs Pieces de ce célèbre Tragique, elle réussit à la ville et à la Cour, où elle fut donnée le 30 du même mois. Restée au Théatre. Cette Comédie fut traduite en plusieurs langues407.

Dans cette version, Brutus, père de la république après l’exil des rois, condamne ses propres fils pour avoir comploté de livrer la cité aux mains de son voisin étrusque. La tragédie expose clairement que leur crime envers la cité équivaut au matricide. Crébillon aurait également repris non seulement le sujet mais également le titre de la pièce. La Mort des enfans de Brute est une pièce qu’on lui attribue, mais elle n’a jamais été ni jouée ni imprimée408.

Bibliographie générale §

Autres pièces de Claude Boyer §

Porus ou La Générosité d’Alexandre, Paris, Toussainct Quinet, 1647 (Bibliothèque Arsenal, 4- BL-3551 (1) ).
Oropaste ou Le Faux Tonaxare, Paris, Charles de Sercy, 1662 (Bibliothèque Richelieu, 8-Y-5859).
Le Jeune Marius, Paris, G. Quinet, 1670 (Bibliothèque Arsenal, 8- BL-12920 (4) ).
Le Comte d’Essex, Paris, Charles Osmont, 1678 (Bibliothèque Arsenal, 8- BL-12923 (3) ).
Artaxerce, Paris, C. Blageart, 1683 (Bibliothèque Arsenal, 8- BL-12922).
Antigone, Paris, G. Cavelier, 1686 (Bibliothèque Arsenal, 8- BL-12924 (5) ).

Pièces des contemporains et des auteurs postérieurs §

Corneille Pierre, Horace, 1640 ; Cinna, 1643 ; Rodogune, 1647 ; Héraclius, 1647 ; Œdipe, 1659 ; Attila, 1667 ; Suréna 1674.
Racine, Andromaque, 1667 ; Mithridate, 1673.
Voltaire, Brutus, 1730.
Musset, Lorenzaccio, 1833.

Ouvrages critiques sur Claude Boyer §

Clara Brody, The Work of l’Abbé Claude Boyer, New York, King’s crown press, 1947.
Sylvie Benzekri, Claude Boyer dramaturge, une traversée du XVIIe siècle, thèse soutenue à l’université de la Sorbonne Paris IV, décembre 2008.

Ouvrages historiques, philosophiques, critiques et littéraires de l’Antiquité au XVIIIe siècle §

Antiquité gréco-romaine §

Aristote, La Poétique, texte traduit et présenté par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, collection « Poétique », 1980 et La Poétique, traduction de J. Hardy, Gallimard, 1996, p. 97.
Épictète, Le Manuel, traduction de Mario Meunier Paris, Flammarion, 1964.
Denys d’Halicarnasse, les Antiquités romaines, traduites par François Bellenger, Pari, éd. Philippe-Nicolas Lottin, 1723.Tite-Live, Histoire romaine, éd. Jean Bayet, trad. Gaston Baillet, Les Belles Lettres, 1940 et Tite-Live, Histoire romaine, traduction de M. Nisard, Tome I, Paris, 1864.
Honoré d’Urfé, L’Astrée, Honoré d’Urfé, L’Astrée, Paris, Toussainct du Bray, 1607.
Aurélius Victor, Les Hommes illustres de la ville de Rome, traduction nouvelle par M. N. A. Dubois, Paris, éd. C. Panckoucke, 1846.

Ouvrages théoriques du XVIIe et XVIIIe siècle §

Aubignac (abbé d’), La Pratique du théâtre, 1657, Antoine de Sommaville, IV, 2, 1657 ; et François Hédejin, Aubignac (abbé d’), La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Paris, H. Champion, 2011.
Guez (de) Balzac Jean-Louis, Response à deux questions ou Du Charactere et de l’Instruction de la Comédie, publiée dans Les Œuvres diverses de 1644, éd. Zuber, champion, Paris, 1995.
Morvan de Bellegarde Jean-Baptiste, Lettres curieuses de littérature et de morale, Amsterdam, Henri Schelte, 1707.
Boileau, Art poétique, Paris, Denys Thierry, 1674.
Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte à Monseigneur le dauphin, Paris, chez Pierre Cot, 1709.
Corneille, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard, 1987. (Pour les textes de théorie dramatique).
Œuvres de Pierre Corneille, avec le commentaire de Voltaire et les jugements de La Harpe, tome dixième, Paris, Ladrange, 1827. (Idem).
Descartes René, Les Passions de l’âme, Paris, Henry Le Gras, 1649.
Furetière Antoine, Second Factum pour Messire Antoine Furetière, abbé de Chalivoy, contre quelques-uns des Messieurs de l’Académie française, Amsterdam, H. Desbordes, 1686.
La Mesnardière, Le Charactère élégiaque, Paris, Veuve Jean Camusar, 1640.
Philibert Jean, Tableau de l’histoire romaine ou événements qui ont immortalisé les Romains, Paris, A. Eymery, 1824.
Œuvres mêlées de Monsieur de Saint-Évremond, Paris, J. Leon Techener fils, 1865.

Répertoires des auteurs et pièces de théâtre §

Clément, J.M.B. et J. de Laporte, Anecdotes dramatiques, tome III, Paris, Veuve Duchesne, 1775.
Fieux de Mouhy (de) Charles, Abrégé de l’histoire du théâtre françois, depuis son origine jusqu’à 1780, précédé du Dictionnaire de toutes les Pièces de théâtre jouées et imprimées ; du Dictionnaire des auteurs dramatiques, et du Dictionnaire des Acteurs et Actrices, tome I, Paris, L. Jorry, 1780.
Le Catalogue de la bibliothèque dramatiquede M. de Soleinne, Catalogue rédigé par P. L. Jacob, bibliophile, Paris, Alliance des Arts, 1843-1845.
Lancaster Henry Carrington, A History of French dramatic Literature in the seventeenth century, Part I 1635-1651, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942.

Leiris Antoine, Le Dictionnaire portatif des théâtres, Paris, C. A. Jombert, 1763.

Parfaict, Cl. et Fr., Dictionnaire des theatres de Paris, tome I, Paris : Rozet, 1767.

Ouvrages généraux sur la tragédie du XVIIe siècle §

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Baby Hélène, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, 2002.
Barbafieri Carine, Atrée et Céladon. La Galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Presses Universitaires de Rennes, 2006.
Busson Henri, Le Rationalisme dans la littérature française de la Renaissance (1553-1601), Paris, Vrin, 1971.
Caigny (de) Florence, Sénèque le Tragique en France (XVIe-XVIIe siècle), Imitation, traduction, adaptation, Paris, Classiques Garnier, 2011.
Delmas Christian, La Tragédie de l’âge classique (1553-1770), Paris, Seuil, 1994.
Bluche François, Louis XIV, Paris, Fayard, 1986.
Forestier Georges, La Tragédie française. Passions tragiques et règles classiques, Paris, Armand Colin (coll. U), 2010.
Forestier Georges, Introduction à l’analyse des textes classiques, Paris, Armand Colin, 2012.
Forestier Georges, Essai de génétique théâtrale, Corneille à l’œuvre, Paris, Droz, 1996.
Fumaroli Marc, Héros et orateurs, Paris, Droz, 1996.
Howe Alan, Le Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, Centre historique des Archives nationales, 2000.
Lebègue Raymond, La Tragédie française de la Renaissance, Bruxelles, Office de publicité S.A., SEES, 1954.
Louvat Bénédicte, Poétique de la tragédie, SEDES, 1998.
Mazouer Charles, Le Théâtre français de l’âge classique, t. I, Le premier XVIIe siècle, Champion, 2006.
Michel Lise, Dramaturgie et politique dans la tragédie française (1634-1651), thèse soutenue à l’université de la Sorbonne Paris IV, septembre 2006.
Niderst Alain, édition critique présentée et annotée de Pierre Corneille, Théâtre complet, volume I, éditions du Tricentenaire, 1984.
Pasquier Pierre et Surgers Anne, La Représentation théâtrale en France au XVIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2011.
Peureux Guillaume, La Fabrique du vers, Paris, Seuil, 2009.
Riffaud Alain, Répertoire du théâtre français imprimé, Genève, Droz, 2009.
Scherer Jacques, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s.d. [1950].
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre, Belin, coll. « Lettres Belin Sup », 1996, I ; III Le dialogue de théâtre.
Vialleton Jean-Yves, Poésie dramatique et prose du monde. Le comportement des personnages dans la tragédie en France au XVIIe siècle, Champion, 2004.

Articles littéraires §

Delon Michel, « Balzac, David, Lethière », L’Année balzacienne, nº 5, 2004.
Dasen Véronique, Naissance et enfance de menues dans l’Antiquité. Actes du colloque de Fribourg, 28 novembre-1er décembre 2001. Orbis Biblicus et Orientalis 203, Fribourg, Academie Press, 2004.
Mercier Stéphanie, Ἢ θεῖον ἢ θηριῶδες, Regards croisés sur la vie de Lucius Junius Brutus, Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve), n°13, janvier-juin 2007.
Millet Olivier, « La représentation du corps souffrant dans la tragédie humaniste et baroque (1550-1630) », [in] Corpus dolens. Les Représentations du corps souffrant du Moyen Âge au XVIIe siècle, études réunies par L. Borot et M.-M Fragonard, Publications de l’université de Montpellier III, 2002.
Wollenberg Jörg, « Richelieu et le système européen de sécurité collective. La bibliothèque du Cardinal comme centre intellectuel d’une nouvelle politique », Dix-septième siècle, nº 1, vol. 210, 2001.

Dictionnaires et ouvrages sur la langue §

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Fournier Nathalie, Grammaire du français classique, Belin, 1998.
Fromilhague Catherine, Les Figures de style, Paris, Armand Colin, coll. « 128 Lettres », 2010.
Furetière Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, 1690.
H. Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF, 1989.
Richelet Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise : Ses Expressions Propres, Figurées & Burlesques, la Prononciation des Mots les plus difficiles, les genres des Noms, le Regime des Verbes avec Les termes les plus connus des Arts & des Sciences, le tout tiré de l’usage et des bons auteurs de la langue françoise par P. Richelet, A Geneve Chez Jean Herman Widerhold, 1680.
Sancier-Château Anne, Introduction à la langue du XVIIe siècle, tome I, Vocabulaire, Fernand Nathan, 2003.
Kibédi Varga Aron dans Rhétorique et Littérature, Paris, Klincksieck, 2002.
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