M. DCC. XIII
Par Mr. ADDISON. Traduite de l’Anglais Par Mr. A[bel] BOYER.
Citation §
Horat. De Art. Poët.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. §
La Réputation des savants de cette île, par rapport à la philosophie, aux mathématiques, et aux connaissances les plus sublimes, est assez établie dans toute l’Europe ; mais comme la plupart des étrangers ignorent le génie et le goût des Anglais pour la Poésie, il y a longtemps que j’avais formé le dessein de les leur faire connaître, par rapport à la Tragédie, qui selon Aristote, est le poème qui occupe le premier rang. Dans cette Pensée, j’embrassai avec plaisir l’occasion de mettre en Français, la tragédie de CATON, qui ayant emporté les applaudissements de la Cour et de la ville, et réuni les suffrages des deux partis qui divisent l’Angleterre, ne pouvait que répondre à la fin que je m’étais proposée. J’entrepris cette traduction d’autant plus volontiers, qu’ayant été vivement touché de la représentation de cette excellente pièce, je crus d’abord pouvoir exprimer des mouvements que j’avais ressentis, et qui avaient fait une forte impression sur mon esprit. Peut-être que l’amour-propre se mit aussi de la partie, et que je me flattai d’acquérir quelque réputation, en étendant celle de son illustre auteur au-delà des mers.
Quels que soient les motifs qui m’engagèrent dans cette entreprise, j’en reconnus bientôt le poids et la témérité ; et je m’aperçus qu’à la vérité CATON pourrait se soutenir en Français par les caractères, les moeurs, et les sentiments ; mais qu’il perdrait beaucoup du côté de la diction. La langue anglaise, rivale de la grecque et de la latine, est également fertile et énergique : elle est de plus, ennemie de toute contrainte, (de même que la Nation qui la parle) elle se permet tout ce qui peut contribuer à la beauté et à la noblesse de l’expression ; au lieu que la française énervée et appauvrie par le raffinement, toujours timide, et toujours esclave des règles et des usages, ne se donne presque jamais la moindre liberté, et n’admet point d’heureuses témérités. Ainsi plus un original anglais est parfait dans le Grand et dans le Sublime, plus il est rempli d’images vives, et de métaphores hardies, et plus il perd en français, où les figures un peu fortes, et les saillies de l’imagination sont regardées comme des défauts, pour ne pas dire des extravagances.
La langue anglaise partage encore un autre grand avantage avec la Grecque et la Latine : je veux dire, le nombre et l’harmonie : ce qui paraît, en ce qu’elle a une espèce de prose mesurée, qui étant astreinte à un certain nombre de pieds, composés de syllabes longues et brèves, se soutient d’elle-même, et sans le faible appui du clinquant des rimes. L’avantage de cette prose, qu’on nomme "Blank Verse", se fait voir dans le poème épique, et surtout dans la tragédie, où les anglais se servent d’un style agréablement assaisonné, je veux dire d’un vers de cinq pieds, qui répond au vers iambique des Anciens, lequel, selon Aristote, et son savant commentateur, est le vers que la nature semble avoir dicté elle-même, et qui entrant le plus dans la conversation et dans l’entretien familier, est le plus propre à la tragédie ; au lieu que les Français sont obligés de se servir d’un grand vers alexandrin de douze et de treize syllabes, qui convient aussi peu à la tragédie que le vers hexamètre, qu’Aristote condamne dans ce genre de poésie. D’ailleurs, l’assujettissement aux rimes masculines et féminines, et la recherche affectée des rimes riches, que les meilleurs critiques anglais regardent comme des puérilités, sont de terribles entraves pour un poète français ; et lui font souvent dire des inutilités.
C’est pour cette dernière raison, que, quand même je me serais senti assez de force et d’haleine pour mettre, cette tragédie en vers français, j’aurais pourtant mieux aimé la traduire en prose. Je puis en cette occasion, emprunter ce qui a été remarqué à l’égard d’Homère par l’illustre Madame Dacier dont la savante plume est le parfait modèle des écrivains et des traducteurs français : « Un Traducteur peut dire « en Prose tout ce que Mr. Addison a dit, mais il ne peut le faire en Vers, surtout en « notre Langue, où il faut nécessairement qu’il change, qu’il retranche, qu’il ajoute. Or « ce que Mr. Addison a pensé et dit, quoique rendu plus simplement, et moins « poétiquement qu’il ne l’a dit, vaut certainement mieux que tout ce que qu’on serait « forcé de lui prêter en le traduisant en Vers » : notre Poésie, ajoute Madame Dacier, n’est pas capable de rendre toutes les beautés d’Homère, et d’atteindre à son élévation : elle pourra le suivre en quelques endroits choisis ; elle attrapera heureusement deux vers, quatre vers, six vers, comme Mr. Despréaux l’a fait dans son Longin, et Mr. Racine dans quelques-unes de ses tragédies ; mais à la longue le tissu sera si faible qu’il n’y aura rien de si languissant. Je puis, appliquer tout cela à Caton ; et même le rendre sensible par un exemple.
Il y a environ six semaines que je priai Mr. Hullin, qui a donné au public des preuves éclatantes de son génie pour la poésie, d’essayer de mettre en vers français la première scène du premier acte de Caton. Il m’accorda ma prière ; mais il sentit bientôt la gêne et l’embarras où est un poète qui est obligé de suivre, en rimes, les pensées d’autrui ; et il m’a assuré que tout ce qu’il a pu arracher de sa muse, en un mois de temps, sont les seize vers suivants, qui font l’ouverture de la pièce :
Si Mr. Hullin eût continué sur le même ton, et qu’il eût bien voulu entreprendre la traduction entière de Caton, j’aurais de bon coeur supprimé la mienne ; mais comme il s’en est modestement défendu, alléguant qu’il ne se sentait pas assez de talent pour se charger d’un travail si rude, et si épineux, il faudra que le public, qui a fait paraître beaucoup d’impatience de voir Caton en Français se contente d’une version en prose ; du moins jusqu’à ce que quelque poète, ou plus hardi, ou plus laborieux que Mr. Hullin, nous en donne une en vers.
Je ne m’étendrai pas davantage sur les traductions en général : c’est une matière que l’illustre Madame Dacier a traitée avec tant de justesse, de goût et de discernement, qu’il suffit de renvoyer le lecteur à l’excellente préface qu’elle a mise à la tête de son Iliade d’Homère. Je dirai seulement par rapport à ma traduction, que j’ai tâché d’imiter le style de cette savante femme, et du fameux auteur de Télémaque, persuadé que je suis, que les écrivains, de même que les peintres, qui se défient de leurs propres forces, doivent avoir devant les yeux les plus grands originaux, parce que, quoiqu’ils n’atteignent pas la perfection, ils s’élèvent du moins au-dessus du commun.
Il est vrai que pour conserver quelques expressions vives et figurées de Caton, je me suis donné des libertés que mes illustres modèles, par respect pour leur langue, ne se seraient peut-être jamais permises. Je sais que par là je m’expose à la critique des Français ; mais ce n’est pas ce qui fait ma principale peine. Je crains beaucoup plus la censure des Anglais, qui m’accuseront avec raison, d’avoir ôté à mon original la plus grande partie de ses beautés naturelles. Ce qui me rassure un peu, c’est que les personnes qui entendent à fond l’une et l’autre langue, lesquelles seules sont en droit de prononcer, en quoi j’ai fait tort à Mr. Addison, sentiront les difficultés qui m’ont empêché de rendre toutes ses expressions avec une dernière exactitude, et auront quelque indulgence pour une traduction, que je n’ai entreprise que dans la vue de satisfaire la curiosité du public.
Au reste, comme je recevrai avec toute sorte de soumission la censure des connaisseurs, je déclare en même temps, que je regarderai avec le dernier mépris la critique de certaines gens qui n’ont d’autre talent que celui de mordre. Dans ce nombre je mets un certain ZOILE Anglais qui a eu l’audace et la présomption de se révolter contre le goût de tout ce qu’il y a de savant, et de poli dans la Nation Britannique, qui a osé attaquer Caton, sans le moindre ménagement ni pour l’auteur, ni pour ses admirateurs, et qui même s’est formalisé de la distinction que je fais de cette pièce, en la traduisant en français, préférablement à beaucoup d’autres qui, selon lui, méritent mieux que Caton l’attention des étrangers. Je ne ferai pas l’honneur à ce censeur atrabilaire de tirer son nom de l’obscurité où il est dans cette île, en le faisant passer au-delà des mers. D’ailleurs, les étrangers se passeront fort bien de connaître un pédant hérissé de Grec et de Latin, sans la moindre teinture, de politesse, un rimeur fanatique, qui prend pour enthousiasme poétique les fumées de la bile, qui le consume, un faux imitateur du sublime de Sophocle, d’Euripide, et de Milton, son illustre compatriote, un auteur enfin, qui, pour se venger des huées des nourrissons d’Apollon, qui l’ont banni du Parnasse, s’est érigé en critique, et à la faveur de quelques passages d’Horace, du père Bossu, et de Mr. Dacier mal appliqués, attaque tout ce que le public applaudit.
À Londres ce 20/32 Juillet 1713.
ERRATUM §
Fautes à corriger.
Page 9. ligne 12. est Masque, lisez est le Masque.
Page 16. ligne 26. des Dieux de Caton, lisez, des Dieux et de Caton.
Page 18. ligne 17. l’un l’autre, lisez, l’un et l’autre.
Page 23. ligne 7. Decius, lisez, Lucius.
Page 35. ligne 20. lorsqu’elles se rencontrent, lisez, lorsqu’elle se rencontre.
Page 72. ligne20. trompter, lisez, tromper.
Avertissement §
Cette Édition a été faite en petits Caractères pour être plus promptement envoyée dans les pays étrangers, où cette pièce est attendue avec impatience. Il y a dans les deux feuilles B. et C. quelques fautes d’impression qui n’altèrent point le sens du Discours, et que l’esprit du lecteur pourra facilement redresser. Elles seront toutes corrigées dans la nouvelle édition qui est sous la presse avec des remarques ; le tout en plus gros caractères, pour la commodité de toutes sortes de personnes.
Sur la Critique de Caton du Sieur D*****. §
ÉPIGRAMME.
PERSONNAGES et ACTEURS §
- CATON, Chef des Romains échappés de la Bataille de Pharsale. Mr. Boothe.
- LUCIUS, sénateur romain Mr. Keen.
- SEMPRONIUS, sénateur romain Mr. Mills.
- JUBA, prince de Numidie. Mr. Wilks.
- SYPHAX, général des Numides. Mr. Cibber.
- PORTIUS, fils de Caton. Mr. Powel.
- MARCIUS, fils de Caton. Mr. Rian.
- DECIUS, ambassadeur de César. Mr. Bowman.
- MARCIE, fille de Caton. Me. Oldfield.
- LUCIE, fille de Lucius. Me. Porter.
- Soldats révoltés, Gardes, etc.
ACTE I §
SCÈNE PREMIÈRE. Portius, Marcus. §
PORTIUS.
1L’Aurore s’obscurcit et se couvrant d’affreux Nuages n’amène qu’avec peine le jour fatal, qui doit décider du sort de Caton et de Rome. Oui, Marcus la furieuse discorde semble maintenant n’avoir d’autre objet que de terrasser ce grand homme, pour assouvir sa rage et mettre le comble aux horreurs d’une guerre Civile. César a déjà désolé plus de la moitié de la Terre, et s’aperçoit des vastes ravages que son épée a faits parmi les mortels. S’il n’arrête son bras destructeur, il manquera bientôt d’Hommes pour former des armées, et pour soutenir ses crimes. Dieux ! Quelle horrible désolation l’ambition cause parmi vos ouvrages !
MARCUS.
Cher Portius, doué d’une fermeté à toute épreuve, tu peux, d’un oeil tranquille, et dans un point de vue philosophique regarder le crime, la rébellion, la fraude, et césar lui-même. Pour moi, je souffre la torture, et je perds la raison, quand je songe à ce fier vainqueur. Toutes les fois que j’entends son nom ; il me remet devant les yeux l’image de Pharsale. Je vois le tyran altier se promener d’un air insultant sur le champ de bataille, jonché des corps morts des citoyens Romains, et rempli de meurtre et de carnage : je vois les pieds de son cheval fougueux teints de sang patricien. Hé quoi, Portius ! Le Ciel, juste vengeur des crimes, manque-t-il de foudres pour écraser le mortel qui doit sa grandeur à la ruine de sa patrie ?
PORTIUS.
Crois-moi, Cher Marcus, une grandeur si impie, est accompagnée de trop d’horreur et de remords pour être l’objet de l’envie : tu vois avec quel éclat les belles actions de notre père percent le nuage épais qui l’environne, et brillent d’un nouveau feu ! Ses disgrâces rehaussent ses vertus, et le couvrent d’une gloire immortelle. Grand dans son infortune, il combat pour la justice, pour la vertu, pour la liberté, pour Rome. Son épée ne frappa jamais que les têtes criminelles ; et son bras vengeur n’est redoutable qu’aux oppresseurs, aux tyrans, et aux usurpateurs.
MARCUS.
Personne n’en peut disconvenir : mais enfin que peut faire Caton contre tout un monde, un monde lâche et rampant qui tend le col au joug, et baise la main de César qui le met à la chaîne ? Renfermé dans Utique, c’est en vain que Caton tâche de former un abrégé de la grandeur romaine ; et qu’à couvert d’une garde numide, il dirige une armée et un Sénat, faibles et tristes débris, échappés à de grands combats, dont l’oppresseur remporte seul tout l’avantage. Dieux ! Quand je pense à de telles vertus, accompagnées de tels revers, je ne suis plus maître de ma raison ! Peu s’en faut que le sort de ce cher père ne me tente de renoncer à ses maximes.
PORTIUS.
Souviens-toi, Marcus, de ce qu’il nous a dit tant de fois. Les voies du Ciel sont impénétrables aux yeux des mortels ; c’est un labyrinthe où la raison humaine se perd ; elle n’en saurait démêler les détours faits avec un art admirable, ni voir où finit cette confusion apparente, qui n’est que l’effet d’un ordre très régulier.
MARCUS.
Ce sont là les sentiments d’un esprit calme, et sans inquiétude. Ah ! Portius ! Si tu sentais la moitié des maux qui déchirent mon âme, tu tiendrais sans doute un autre langage. J’aime, Portius, mais j’aime un objet qui n’est point touché de mon martyre, et dont les mépris sont autant de coups de poignard, pour un coeur déjà accablé d’autres soucis. Ah ! Si Lucie voulait enfin répondre à mes voeux !
PORTIUS, à part.
Hélas ! Tu ignores que ton frère est ton rival ! Mais je te connais trop pour te découvrir ce secret.
Mon cher Marcus, ta vertu est mise à une grande épreuve : rassemble donc toutes tes forces ; appelle à ton secours tout ce que tu tiens de ta naissance ; suis l’exemple héroïque de ton père ; et tâche de surmonter un faible qui n’est que trop naturel à tous les hommes : ce serait là une victoire digne du fils de Caton.
MARCUS.
Portius, un conseil que je ne puis suivre bien loin de me soulager, ne fait que me reprocher ma faiblesse. Dis-moi que l’honneur m’appelle au combat, et qu’il faut affronter la mort en s’élançant dans un gros d’ennemis ; et tu verras que Marcus ne balance pas un moment à suivre les glorieuses traces de son père. La raison est un remède trop faible contre l’amour ; et l’ambition même, cette soif des grandeurs qui maîtrise toutes les autres passions, ne saurait l’éteindre. C’est, pour ainsi dire, une seconde vie, une partie de notre âme ; un feu qui nous anime, et qui se glisse dans toutes nos veines. Ah ! Je ne le sens que trop, je succombe.
PORTIUS.
Considérez, mon frère, le jeune Juba, Prince de Numidie. Voyez avec quelle attention il se forme à la gloire, et dompte l’humeur sauvage de son tempérament, pour imiter l’exemple éclatant de notre père. Il aime notre soeur Marcie, et il l’aime éperdument : ses yeux, ses gestes, tout découvre sa passion. Cependant il étouffe le feu qui le dévore ; et lorsque ce feu fait le plus d’effort pour éclater, le désir de la gloire, et le soin de sa réputation le rendent maître de sa passion, et font qu’il la retient dans le fond de son coeur. Hé quoi ! Un Africain, un fils de Juba, fera-t-il honte au fils du grand Caton, en montrant au monde une vertu inconnue à une âme Romaine ?
MARCUS.
Portius, brisons là-dessus. Vos Paroles me piquent jusqu’au vif. Quand est-ce que Juba, ou que Portius même, a montré plus de vertu, ou plus d’ardeur pour la gloire que moi ?
PORTIUS.
Marcus, je connais assez ton coeur généreux ; je sais que la moindre étincelle d’honneur suffit pour l’embraser.
MARCUS.
Un frère doit compatir à ce qu’un frère souffre.
PORTIUS.
Le Ciel m’est témoin que j’y compatis : vois mes yeux baignés de larmes. Ah ! Que ne peut mon coeur se découvrir à ta vue ! Cher Marcus, tu verrais que je partage les maux que tu souffres.
MARCUS.
Pourquoi donc m’accables-tu de reproches, au lieu de soulager par des soins obligeants et des sentiments de tendresse ?
PORTIUS.
Ah ! Cher Marcus, si je pouvais calmer tes inquiétudes, et adoucir tes peines, sois persuadé que je le ferais, aux dépens même de ma vie.
MARCUS.
Ô le meilleur des Frères et le meilleur des Amis ! Excuse, je t’en conjure, un esprit malade, qui est le jouet des Passions ; et qui tantôt s’élève agité par de furieux transports ; et qui tantôt s’abat, et retombe dans le calme. Mais Sempronius paraît ; je ne veux pas qu’il soit témoin de ma faiblesse.
SCÈNE II. Sempronius, Portius. §
SEMPRONIUS, à part.
Le succès d’une conspiration dépend de la prompte exécution, et le retardement est toujours dangereux dans ces sortes d’entreprises. Mais que fait Portius en ces lieux ? Le flegme de ce jeune homme ne me revient pas. Il faut que je dissimule, et que ma langue trahisse mon coeur.
Cher Portius, que je vous embrasse ! Encore une fois embrassons-nous, pendant que nous sommes libres. Peut-être que si nous remettions à demain à nous entredonner ces marques d’amitié, nous pourrions l’un et l’autre n’embrasser qu’un esclave. Peut-être que le soleil qui nous éclaire aujourd’hui, est le dernier qui éclairera la liberté romaine.
PORTIUS.
Mon père assemble ce matin dans ce Lieu son petit Sénat Romain, tristes restes de Pharsale, pour voir s’il y a encore quelque moyen d’arrêter le Torrent qui entraîne la ruine de Rome, et de ses Dieux ; ou s’il faut enfin abandonner l’Univers à la Fortune de César.
SEMPRONIUS.
Toute la pompe et toute la grandeur de Rome ne sauraient donner à son Sénat plus d’éclat que la présence de Caton. Ses vertus rendent notre assemblée majestueuse. Elles impriment une espèce de terreur semblable à celle que la religion inspire ; et font trembler César même à la tête d’une armée enflée de ses victoires. Ah ! Mon cher Portius, si je pouvais appeler ce grand homme du nom de père ; si votre soeur Marcie voulait bien être sensible aux voeux de votre ami, je pourrais me dire le plus heureux de tous les mortels !
PORTIUS.
Hélas ! Sempronius, est-ce le temps de parler d’amour à Marcie, lorsque la vie de son père est dans un danger si éminent ? Ce serait, à peu près, vouloir faire sa cour à une vestale qui tremble à la vue du feu sacré qui va s’éteindre.
SEMPRONIUS.
Plus je considère les merveilles de ta race, et plus je suis ravi en admiration. Cher Portius, fais attention à ce que tu es ! Tout le Monde a les yeux sur le Fils de Caton : le mérite de ton père te donne en Spectacle à l’Univers, et expose au grand jour ou tes vertus, ou tes Défauts.
PORTIUS.
Je te sais bon gré de me faire apercevoir que je m’amuse ici dans un temps si précieux. Je me retire : et pendant que le Sénat délibérera sur les suites de la guerre, je vais relever le courage abattu des soldats, et leur inspirer l’amour de la liberté, et le mépris de la vie. Je vais étaler à leurs yeux l’intérêt de la Patrie, et tâcher de ranimer ce qui reste encore en eux de Romain : la fortune ne dépend pas des mortels : mais faisons plus, Sempronius, rendons-nous dignes de ses faveurs.
SCÈNE III. §
SEMPRONIUS.
Jeune rêveur ! Il veut imiter son père, et se pique de parler par sentences comme lui. Mais d’où vient que le vieux Syphax ne paraît pas encore en ces lieux ? Son esprit Africain le rend assez propre au mal ; mais il est un peu lent, et a besoin d’être suffisamment aiguillonné, et tenu en haleine. Caton m’a maltraité : il a refusé d’accorder sa fille Marcie à mes voeux les plus ardents ; d’ailleurs, les revers qu’il a essuyés de puis la bataille de Pharsale, ne laissent rien à espérer à mon ambition : au lieu que les bonnes grâces de César, qui comble ses amis de bienfaits, peuvent m’élever aux grandeurs, et aux premières dignités de Rome. Si je livre Caton, j’ai droit, pour récompense, de demander sa fille comme ma captive. Mais voici Syphax.
SCÈNE IV. Syphax, Sempronius. §
SYPHAX.
Sempronius, tout est prêt pour notre dessein : j’ai sondé mes Numides, et je les trouve tous disposés à la révolte. Ils se plaignent d’une commune voix de la sévère discipline de Caton, et n’attendent que le Mot pour changer de maître.
SEMPRONIUS.
Crois-moi, Syphax, il n’y a point de temps à perdre. Au moment même que nous parlons le vainqueur s’avance à grands pas, et déjà il nous talonne. Ah ! Tu ne connais guère l’activité de César, et tu ignores avec quelle rapidité il va de conquête en conquête. En vain la nature oppose des monts et des mers à son passage ; il franchit tous ces obstacles, et triomphe en courant. Les Alpes et les Pyrénées s’aplanissent sous lui ; et impatient de combattre, il poursuit sa route malgré les vents, les flots, et les orages. Un jour de plus, et tu le verras foudroyer nos murailles. Mais, dis-moi, as-tu gagné le jeune Juba ? Ce serait un surcroît de services qui te rendrait encore plus agréable à César, et qui t’attirerait de plus grandes faveurs.
SYPHAX.
Il est perdu, Sempronius, et perdu sans ressource : il n’a la tête remplie que des vertus de Caton. Cependant je vais retourner à la charge, car je l’attends ici à tout moment ; et je tâcherai de vaincre les dures maximes de bonne foi et d’honneur, et les autres rêveries, qui ont corrompu son naturel africain, et infecté son esprit.
SEMPRONIUS.
Fais valoir auprès de lui tous les motifs que tu croiras capables de l’attirer. Le père de Juba n’étant plus, la soumission de ce prince rendrait César maître de l’Afrique, et de la moitié de la zone torride.
SYPHAX.
Mais, Sempronius, est-il bien vrai que votre Sénat s’assemble aujourd’hui ? Dieux ! Soyez circonspect. Caton a des yeux perçants ; et il pourrait démêler nos trames, si nous ne les couvrons d’un voile épais.
SEMPRONIUS.
Cher Syphax, repose-toi sur moi. J’enveloppe mes desseins secrets dans le transport et dans la passion, qui selon moi, est le masque le plus sûr. Je tonnerai pour Rome et pour ma patrie, et je ferai retentir le Sénat d’invectives contre César. L’Hypocrisie calme et modérée est un vieux tour tout usé. Pour bien tromper, il faut se parer d’un beau zèle, accompagné de rage, et de fureur.
SYPHAX.
Vraiment, vous êtes capables de faire des leçons aux vieillards, et d’enseigner la fraude aux rusés Africains.
SEMPRONIUS.
Encore un coup, sers-toi de toute ton adresse pour gagner Juba. Cependant je vais pratiquer nos soldats romains, pour les porter à la révolte, et fomenter leurs mécontentements, jusqu’à ce qu’il éclatent tout à coup, et se déchargent sur Caton. Souviens-toi, Syphax, qu’il faut se dépêcher. Songe bien aux moments inquiets que l’on passe depuis qu’on a formé cette conspiration, jusqu’à ce qu’on l’ait conduite à l’instant de son exécution. Espace terrible, et plein d’horreur, où la mort s’offre à nos yeux de toutes parts ! À chaque parole qu’on profère, on croit prononcer sa condamnation ; nos pensées mêmes nous effarouchent, et nous causent des alarmes, jusqu’à ce qu’on ait frappé le coup fatal.
SCÈNE V. §
SYPHAX, seul.
Je vais encore tâcher de ramener ce jeune obstiné, et de lui faire secouer le joug de Caton. Le temps presse. César est prêt à fondre sur Nous. Mais voici Juba, qui vient à propos.
SCÈNE VI. Juba, Syphax. §
JUBA.
Syphax, je suis bien aise de te rencontrer seul : j’ai observé depuis peu que tu as le visage abattu, et l’air sombre et rêveur : dis-moi je t’en conjure, quels noirs chagrins te froncent le sourcil, et te donnent un regard effaré à la vue de ton prince ?
SYPHAX.
Je n’ai point l’art de déguiser mes sentiments : et je ne saurais avoir l’air riant et serein, lorsque j’ai le coeur serré de douleur. Je ne suis pas encor assez Romain pour cela.
JUBA.
Pourquoi parles-tu en des termes si peu respectueux des maîtres de l’univers ? Ne vois-tu pas que toutes les nations se soumettent à leur puissance, et reconnaissent la supériorité de leur vertu ? Est-il un peuple dans les déserts de l’Afrique, parmi nos rochers, et nos sables brûlants, qui ne tremble au seul Nom de Rome ?
SYPHAX.
Quel avantage a ce peuple altier sur vos fiers Numides ? Décoche-t-il une flèche avec plus de force et d’adresse ? Le javelot dardé par une main romaine vole-t-il avec plus de vitesse et frappe-t-il plus sûrement ? Qui est-ce qui égale nos légers Africains à dompter le cheval fougueux, et à le rendre souple et maniable ? Ou qui comme eux, fais ranger en bataille l’éléphant chargé de combattants, et de milliers de Traits ? Voilà, mon Prince, voilà des vertus en quoi votre Zama ne le cède point à Rome ?
JUBA.
Ce ne sont là que des vertus inférieures ; des avantages qui ne consistent que dans la force du corps. Une âme romaine attache sa vue à des objets bien plus grands et plus relevés. Elle fait son étude de civiliser les hommes grossiers, d’introduire la politesse parmi les barbares, et de les retenir par le frein des lois ; de dompter les peuples sauvages ; de cultiver leur esprit par la sagesse, et la discipline ; et de faire fleurir les arts Libéraux, qui font les charmes et la félicité de la vie civile. De telles vertus donnent du relief, et de l’éclat à la nature humaine, épurent l’âme, et mettent nos barbares au rang des hommes.
SYPHAX.
Dieux ! Je ne suis plus Maître de moi-même. Excusez, Seigneur, le transport d’un vieillard : mais après tout, à quoi tendent ces Vertus admirables, cette Politesse Romaine, et ces manières civiles qui rendent l’homme doux et traitable ? Servent-elles à autre chose qu’à déguiser nos passions ; à apprendre à notre visage à trahir nos sentiments, à retenir les saillies de l’âme ; à supprimer les mouvements du coeur ; et à lui interdire tout commerce avec la langue ? Enfin, à nous métamorphoser ; et à faire que nous ne soyons pas tels que la nature et les Dieux nous ont faits naître ?
JUBA.
Pour te fermer la bouche. Jette les yeux sur Caton ! C’est là où tu pourras voir à quel faîte de grandeur divine les vertus romaines élèvent un mortel. Uniquement occupé à faire du bien, à dispenser la Justice, il n’a d’attention et d’inquiétude que pour ses Amis ; et, sévère à lui-même, il néglige sa propre conservation ; il se refuse le sommeil, le repos et les aliments, il combat contre la soif, la faim, et la fatigue ; et lorsque la fortune lui offre toute la pompe et tous les plaisirs qu’il pourrait souhaiter, son austère Vertu lui fait rejeter les vains appas du faste et de la volupté.
SYPHAX.
Croyez-moi, Seigneur, il n’est point d’africain qui traverse nos vastes déserts de Numidie, à la poursuite des bêtes, et qui vive de la proie dont il est redevable à son arc et à ses flèches, qui ne pratique mieux toutes ces vertus tant vantées. Il doit ses repas à la fortune de la chasse. Il étanche sa soif dans le courant d’un ruisseau, qu’il trouve dans son chemin. Il fatigue le jour, et à l’approche de la nuit, il se couche sur un agréable gazon que la nature lui présente, ou bien il repose sa tête sur un rocher. Après avoir goûté le doux sommeil jusqu’au retour de l’aurore, il se lève frais et vigoureux ; se remet à chasser ; et si dans cette nouvelle journée il attrape de quoi faire un autre repas, et rencontre une eau vive dont il n’a pas encore goûté, il bénit son Destin, et se croit aussi heureux que ceux qui vivent dans le luxe.
JUBA.
Syphax, tes préjugés ne te permettent pas de distinguer les vertus que l’on doit à l’ignorance, de celles qui sont l’effet du choix et de la raison ; ni de remarquer, en quoi un héros diffère d’une bête brute. Mais supposé qu’il y ait des hommes qui méprisent la volupté, et ce qui peut flatter les sens ; où trouvera-t-on un Mortel qui soutienne les revers du sort, et qui soit grand et majestueux dans l’adversité comme Caton ? Ciel ! Avec quelle constance et quelle fermeté d’âme, il triomphe dans les disgrâces ! Avec quelle force il porte le poids des infortunes, et bénit les Dieux qui mettent sa Vertu à l’épreuve !
SYPHAX.
Ce n’est que vanité, pure vanité, et enflure de coeur. C’est, si je ne me trompe, ce que les Romains appellent Stoïcisme. Si le Roi votre père n’avait pas eu une si fausse idée de la vertu romaine, et du parti de Caton, le fil de ses jours n’eût pas été tranché par la main d’un vil esclave ; et ses troupes égorgées qui mordent à présent la poudre, couvertes d’hideuses blessures, ne seraient pas la proie des corbeaux et des vautours de la Numidie.
JUBA.
Pourquoi t’ouvres-tu une si cruelle blessure dans mon coeur ? Je ne saurais retenir mes larmes au nom d’un père si cher.
SYPHAX.
Plût au Ciel que vous voulussiez profiter des malheurs de ce cher père ?
JUBA.
Que veux-tu que je fasse ?
SYPHAX.
Que vous abandonniez Caton.
JUBA.
Une telle perte me ravirait un autre père.
SYPHAX.
Je vous entends, Seigneur, je vois bien le noeud qui vous retient ; il vous tarde de l’appeler du nom de père. Les attraits de Marcie captivent votre coeur, et vous attachent à Caton. Je ne m’étonne plus, si tout ce que je puis vous dire, ne fait aucune impression sur votre esprit.
JUBA.
Syphax, ton zèle devient importun : jusqu’ici je t’ai permis de lui donner une libre carrière ; mais apprends désormais à le retenir ; et à ne pas le laisser émanciper au-delà des bornes que je lui prescris.
SYPHAX.
Seigneur, le Roi votre père ne m’a jamais traité de la sorte : hélas ! Il n’est plus ! Mais pouvez-vous jamais oublier avec quelle tendresse, quelle affection, et quels regrets il vous embrassa, et vous donna des bénédictions réitérées, en vous disant les derniers adieux ? Pour moi j’en conserverai toujours le doux et triste souvenir, qui tour à tour me comble de joie et de douleur. Ce bon Prince, les yeux trempés de larmes, et me serrant la main, me dit en poussant un grand soupir, Syphax, je t’en conjure, aie soin de mon Fils ? Sa douleur et ses sanglots l’empêchèrent d’en dire davantage.
JUBA.
Hélas ! De quelle manière pourrai-je m’acquitter de ce que le devoir et la reconnaissance exigent de moi envers un si bon père, dont je chérirai toujours la mémoire ?
SYPHAX.
En faisant attention à ses conseils.
JUBA.
Il me chargea de suivre les tiens, et de déférer à tes sentiments. Ainsi je te permets de me reprocher mes défauts avec la dernière sévérité, et de donner une libre carrière à tes transports ; et je t’assure que j’écouterai tes remontrances sans la moindre émotion, et avec la dernière tranquillité.
SYPHAX.
Hélas ! Mon Prince, je ne songe qu’à vous conduire à un port assuré.
JUBA.
J’en suis persuadé : mais dis-moi comment ?
SYPHAX.
Évitez le sort qu’ont tous les ennemis de César.
JUBA.
Mon père a toujours dédaigné de le faire.
SYPHAX.
Oui, et il lui en a coûté la vie.
JUBA.
J’aime mieux périr, et périr mille fois ; que de blesser mon honneur.
SYPHAX.
Dites plutôt votre amour.
JUBA.
Syphax. Je t’ai promis de t’écouter avec tranquillité : mais pourquoi veux-tu me forcer à avouer une flamme que j’ai étouffée pendant longtemps, et que je voudrais encore cacher ?
SYPHAX.
2Seigneur, il est difficile de dompter l’amour, mais on peut aisément faire diversion à ses forces. Peut-être que l’absence contribuerait à votre guérison ; ou qu’un autre objet, en allumant une nouvelle flamme dans votre Coeur, y éteindrait celle qui vous consume aujourd’hui. Les dames de la Cour de Zama ont des attraits bien plus vifs que les Romaines, et le soleil qui roule son char sur leurs têtes, et les éclaire de plus près, leur communique plus de feu, et leur donne plus de coloris : mon Prince, si vous étiez auprès d’elles, vous oublieriez bientôt les beautés fades du septentrion.
JUBA.
Ce ne sont point les traits du visage, le teint, ou le coloris que j’admire. La beauté n’a que des attraits passagers, qui se ternissent à mesure qu’ils deviennent familiers aux yeux d’un amant, et qui enfin ne font aucune impression. La vertueuse Marcie semble n’avoir rien de commun avec son sexe ; non seulement elle est douée d’une beauté divine ; mais ses charmes sont rehaussés et épurés par une grandeur d’äme, par une sagesse sans affectation ; et par la sainteté des moeurs, l’âme de Caton brille dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions ; mais la douceur qui règne sur son visage, son air riant et ses manières engageantes et gracieuses, tempèrent la sévérité des vertus de son père.
SYPHAX.
Ah ! Que vous vous plaisez à vous étendre sur ses louanges ! Mais, Seigneur, je vous en conjure, faites réflexion.
JUBA.
Ah ! Syphax ; n’est-ce pas là Marcie elle-même, qui s’avance vers nous, avec la belle Lucie, sa chère compagne ? Que mon coeur est ému à la vue de ce divin objet ! Je t’en prie, Syphax, laisse-moi un moment.
SYPHAX, à part.
Que le ciel les confonde ? Une Femme va d’un coup d’oeil défaire tout ce que je viens de tramer.
SCÈNE VII. Juba, Marcie, Lucie. §
JUBA.
Vivez charmante fille, dont la beauté adoucit les horreurs de la guerre ! Votre vue dissipe tous mes ennuis ; je me sens pénétré d’une joie secrète, et j’oublie pour un moment l’approche de César.
MARCIE.
Prince, je serais fâchée que ma présence divertit votre attention de ce qui la demande toute entière, et que vous puissiez songer à autre chose qu’aux armes, pendant que l’ennemi Victorieux, encore tout fumant de carnage, nous menace de si près, et vous appelle au champ de bataille.
JUBA.
Ah ! Divine Marcie, permettez-moi d’espérer que vos voeux m’y accompagneront ! Cette flatteuse pensée m’inspirera une nouvelle ardeur, et donnant plus de force à mon bras et à mon épée, je terrasserai un gros d’ennemis.
MARCIE.
Mes voeux et mes prières accompagneront toujours les amis de Rome, ceux qui combattent pour la cause glorieuse de la vertu, et ceux, enfin, qui l’approbation des dieux et de Caton.
JUBA.
Pour me rendre digne de vos soins pieux, j’aurai incessamment votre illustre père devant les yeux ; et je tâcherai d’imiter dans toutes mes actions, les éclatantes vertus, pour avoir part à sa gloire.
MARCIE.
Jamais mon père dans un temps comme celui-ci, n’a perdu en paroles des moments si précieux.
JUBA.
Vos reproches, aimable et vertueuse fille, ne sont que trop justes : je vole à mes soldats pour animer leurs courages languissants, en leur étalant la vertu de Caton. Lorsque je les mènerai au combat, et que les deux armées rangées en bataille, seront prêtes à en venir aux mains, votre idée sera toujours présente à mon esprit ; et dans le fort du choc et de la mêlée je ne songerai qu’aux belles actions qui doivent couronner celui qui aspire à l’estime de Marcie.
SCÈNE VIII. Lucie, Marcie. §
LUCIE.
Ma chère Marcie, tu es trop sévère : comment as-tu pu faire des reproches si durs à ce généreux prince, et avec tant de rudesse rebuter un amant qui te chérit plus que sa propre vie ?
MARCIE.
C’est pour cela même que j’ai voulu l’éloigner : son air, sa voix, son coeur généreux, tout parle en sa faveur d’une manière si touchante, que je ne me sens pas assez de force pour soutenir sa présence.
LUCIE.
Pourquoi veux-tu combattre une passion si agréable, et refuser ton coeur à tant de charmes ?
MARCIE.
Quoi, Lucie, voudrais-tu que je m’abandonnasse à des douces rêveries, et à la tendresse, au moment que la vie de Caton est en danger ? César vient armé de fureur et de vengeance, et sa foudre n’a d’autre objet que la tête de ce cher père. Ne dois-je pas être entièrement occupée de ces justes alarmes ?
LUCIE.
Pourquoi, en butte, comme je suis, à tant de chagrins et de malheurs, n’ai-je pas la même fermeté d’âme que toi pour les soutenir ? Hélas ! La Nature m’a donné un coeur si tendre, et si susceptible de douces passions, qu’il est, tour à tour, en proie à la pitié et à l’amour.
MARCIE.
Ma chère Lucie, personne ne s’intéresse plus que moi à tout ce qui te touche : ainsi tu peux te décharger sur moi de tes ennuis les plus secrets ; et me dire qui c’est, qui livre ce doux combat à ton coeur ?
LUCIE.
Je ne dois pas rougir en les nommant, puisque je te dirai que ce sont les frères de Marcie, et les fils de Caton.
MARCIE.
Ils te regardent l’un et l’autre des mêmes yeux que leur soeur, et ils m’ont souvent fait confidence de leur passion, mais dis-moi, lequel des deux a le plus de part dans ton estime. Je brûle d’impatience, et je crains, en même temps, de l’apprendre.
LUCIE.
Pour lequel des deux fais-tu le plus de voeux ?
MARCIE.
Ni pour l’un ni pour l’autre, et cependant pour les deux : ces chers frères partagent également la tendresse et les souhaits de leur soeur : mais duquel des deux Lucie a-t-elle fait choix ?
LUCIE.
Ma chère Marcie, ils tiennent tous deux un haut rang dans mon estime ; mais celui qui a la préférence dans mon coeur. Ah ! Pourquoi veux-tu que je le nomme ? Tu sais que l’Amour est une passion aveugle et bizarre, qui a des penchants et des dégoûts dont on ne saurait rendre raison.
MARCIE.
Ma Chère, je t’en conjure, tire-moi de l’embarras où je suis ; et dis-moi lequel de mes deux frères je dois désormais appeler heureux ?
LUCIE.
Si c’était Portius, pourrais-tu blâmer mon choix ? Ô Portius tu t’es rendu maître de mon coeur. Dieux ! Avec quelle flatteuse et agréable tendresse il sait aimer, et pousser des soupirs ! Avec quelle sincérité, quel agrément, et quelle noble douceur il explique ses généreux sentiments ! Pour Marcus, il est un peu trop bouillant : il n’exprime ses feux que par des transports ; et ses plaintes amoureuses sont si vives et si passionnées, que je ne saurais l’entendre parler sans une espèce de crainte, accompagnée de frissonnement.
MARCIE.
Ah ! Comment peux-tu avoir tant de rigueur pour lui ? Hélas ! Ma chère Lucie, tu ne sais pas jusqu’à quel excès il t’aime. Toutes les fois qu’il parle de toi, son coeur est embrasé : son âme semble s’envoler à chaque parole qu’il profère, et ses sentiments, ses pensées et ses regards ressemblent à ceux d’un homme qui n’est plus maître de sa raison. Jeune Infortuné ! Ah ! Lucie, que ton indifférence va élever de furieuses tempêtes dans son coeur ! Hélas ! J’en crains de fâcheuses suites.
LUCIE.
Tu sembles prendre son parti contre ton frère Portius.
MARCIE.
Aux Dieux ne plaise. Si Portius était l’amant malheureux, j’aurais pour lui la même pitié.
LUCIE.
Jamais un tendre coeur a-t-il senti les alarmes dont le sien est agité ! Portius lui-même verse souvent des larmes devant moi, comme s’il pleurait le malheur de son rival ; et me prie de ne pas découvrir les mouvements et le penchant de mon coeur : tant il craint les tristes effets que cela pourrait causer dans l’esprit de Marcus.
MARCIE.
Il sait trop bien qu’il prend d’abord feu ; et il ne voudrait pas plonger ce cher frère dans le désespoir : c’est pourquoi il attend un temps plus heureux, et des moments plus favorables.
LUCIE.
Hélas ! Ce n’est que trop tard que je m’aperçois que je me suis engagée dans un labyrinthe de malheurs et de chagrins, où je ne vois point de fin ; et que je suis née pour troubler la famille de ma chère Marcie, et pour semer la discorde parmi des frères ! Ô pensée accablante, et qui perce mon âme de douleur !
MARCIE.
Ma chère Lucie, n’augmentons pas nos douleurs par d’inutiles regrets, mais laissons aux Dieux immortels à disposer de notre Sort. Le Ciel peut dissiper les nuages affreux qui nous menacent, et nous amener des jours heureux : à peu près de même qu’un pur ruisseau, qui étant troublé par la chute des torrents impétueux, et des pluies orageuses, s’éclaircit peu à peu, et s’épure à mesure qu’il court ; jusqu’à ce qu’enfin le tranquille cristal de ses eaux réfléchit l’image des fleurs qui couronnent ses bords, et nous peint un ciel azuré et serein.
ACTE II §
SCÈNE PREMIÈRE. Le Sénat assemblé. §
SEMPRONIUS.
Grâces aux Dieux immortels, Rome vit encore dans ce Sénat ! Souvenons-nous que nous sommes les amis de Caton ; et agissons en hommes dignes de porter ce titre.
LUCIUS.
Caton sera bientôt en ces lieux, pour nous informer lui-même du sujet de cette Assemblée. Mais le voici qui vient : puissent les dieux tutélaires de Rome diriger ses conseils !
CATON entre, et prend sa place.
Pères conscrits, l’approche de César est la cause et le sujet de cette assemblée : Rome attend son sort de nos délibérations. Il s’agit de savoir de quelle manière nous devons nous comporter à l’égard de cet homme altier et ambitieux ! La fortune se déclare pour lui, et autorise ses forfaits : Pharsale l’a rendu maître de Rome ; l’Égypte a ensuite subi le joug, et le Nil reconnaît ses lois. Qu’est-il besoin de vous retracer l’image de la défaite de Juba et de la mort de Scipion ? Les sables brûlants de la Numidie fument encore de sang : il est temps de résoudre quelle conduite nous devons tenir. L’ennemi vient à vous à grands pas, et semble nous envier les stériles déserts de la Libye. Pères conscrits, expliquez vos sentiments : êtes-vous encore dans la résolution de vous défendre, jusqu’à la dernière extrémité ? Ou votre courage succombera-t-il enfin, et voulez-vous céder au temps, et à la mauvaise fortune. Sempronius, quel est votre avis ?
SEMPRONIUS.
3J’opine pour la guerre, Dieux ! Un Sénat romain peut-il balancer un moment à choisir de l’esclavage ou de la mort ? Non, non, armons-nous promptement, et avec ce qui nous reste de troupes, allons fondre tête baissée sur l’ennemi, et percer ses fières et épaisses légions : peut-être que quelque main, conduite par les Dieux immortels, plongera le poignard dans le sein de l’usurpateur, et brisera les fers de l’Univers. Allons. Pères conscrits, allons : c’est Rome qui demande notre bras. Allons venger ses Citoyens cruellement égorgés, ou partager leur sort. Les corps morts de la moitié du Sénat engraissent les champs de la Thessalie, pendant que nous délibérons, si nous sacrifierons notre vie à la gloire et à la liberté, ou si nous la passerons dans la servitude ? Que la honte n’anime votre courage. Les mânes de nos collègues qui ont péri à Pharsale, semblent nous montrer leurs plaies, et nous appeler au combat. L’ombre du grand Pompée nous reproche notre lenteur, et celle de Scipion erre parmi nous et demande d’être vengée.
CATON.
Sempronius, qu’un excès de zèle et d’ardeur ne vous emporte pas hors des bornes de la raison : la véritable grandeur d’âme paraît dans les exploits que la justice autorise, et que la sagesse conduit ; tout ce qui est au-delà, n’est que folle témérité, et fureur. Ne sommes-nous pas responsables de la vie de ceux qui combattent pour Rome ? Si nous les menions inconsidérément à la boucherie, les gens désintéressés n’auraient-ils pas sujet de dire, qu’à notre mort nous avons sacrifié mille vies pour illustrer notre chute, et donner de l’éclat à notre ruine ? Lucius, dites, je vous prie, votre avis.
LUCIUS.
J’avoue que je penche pour la paix. Nos discordes n’ont déjà fait que trop de veuves et d’orphelins : la Scythie en pleurs gémit de nos guerres criminelles ; et les régions les plus reculées se voient déniées d’Habitants par les animosités de Rome : il est temps de mettre bas les armes, et d’épargner les restes du genre humain. Ce n’est point César, pères conscrits, ce sont les Dieux mêmes qui se déclarent contre nous, et qui rendent nos efforts vains et inutiles. C’est se raidir contre les décrets du Ciel que de braver l’ennemi, lorsqu’on n’a d’autres armes à lui opposer que le désir de la vengeance et le Désespoir. Nous avons déjà donné assez de preuves de notre amour pour la patrie ; il est temps d’en donner de notre soumission aux ordres des immortels. Ce n’est pas pour venger nos injures particulières, que nous avons pris les armes, mais pour délivrer la République : ce motif cessant, elles deviennent inutiles. Le même amour de la patrie, qui nous les avait données, nous les arrache des mains ; et nous apprend à avoir de l’horreur pour le sang romain répandu sans fruit. Nous avons déjà fait tout ce que des hommes pouvaient faire : et si la chute de Rome est inévitable, le Ciel et la Terre rendront témoignage à notre innocence.
SEMPRONIUS à part à Caton.
Ce langage, et ce dehors de modération, cachent souvent la trahison. Je crois entrevoir quelque chose Caton, ayez l’oeil sur Lucius, et tenez-vous sur vos gardes.
CATON.
Ne faisons paraître ni témérité, ni défiance : la valeur qui passe les justes bornes devient férocité, et lorsque la peur s’empare des esprits de ceux qui délibèrent sur les affaires publiques, elle est aussi pernicieuse que la trahison même. Évitons l’une et l’autre de ces extrémités : Pères conscrits, je ne vois pas que nos affaires soient encore désespérées et sans ressource. Nous sommes couverts de bons boulevards ; et nos murailles renferment des troupes accoutumées à la fatigue et aux chaleurs d’Afrique. Derrière nous est le vaste Royaume de Numidie, qui n’attend que l’ordre de son jeune prince pour prendre les armes. Puisqu’il nous reste quelque espérance, ne nous défions pas des Dieux immortels ; mais du moins, attendons que César soit à nos portes, avant que de nous rendre. Nous aurons toujours assez de temps pour demander des chaînes, et pour reconnaître un maître. Pourquoi hâterions-nous la chute de Rome. Non, non, ménageons jusqu’au dernier moment de sa liberté. Par là nous serons encore libres pendant un jour : et j’en atteste le ciel, selon moi un jour, que dis-je, une heure de liberté, vaux mieux qu’une éternité dans les fers.
MARCUS vient sur le Théâtre.
Pères conscrits, il n’y a qu’un moment qu’étant à mon poste à la garde de la porte, un héraut est arrivé du camp de César, et avec lui le vieux Decius chevalier romain. On lit son impatience dans ses yeux, et il demande à parler à Caton.
CATON.
Vous permettez, Pères conscrits, qu’on le fasse entrer.
Decius a été autrefois lié d’amitié avec moi ; mais d’autres vues, d’autres intérêts ont rompu ces noeuds, et l’ont attaché à César. Peut-être que son message contribuera à nous déterminer.
DECIUS, vient sur le Théâtre.
César salue Caton.
CATON.
S’il pouvait envoyer le salut aux amis égorgés de Caton, il serait bien reçu, tes ordres ne portent-ils pas de t’adresser au Sénat ?
DECIUS.
Je n’ai affaire qu’avec Caton. César voit les extrémités où vous êtes réduits, et comme il connaît le grand mérite de Caton, il tremble pour sa vie, et s’intéresse à sa conservation.
CATON.
Ma vie dépend du destin de Rome ; dis-lui que s’il veut sauver Caton, il épargne sa patrie. Dis à ton dictateur, que Caton méprise une vie, que César a le pouvoir d’offrir.
DECIUS.
Rome et ses sénateurs se sont soumis à César : les capitaines, et les consuls qui arrêtaient ses conquêtes, et qui lui refusaient des triomphes, ne sont plus. Pourquoi Caton ne veut-il pas être ami de César ?
CATON.
Pour les mêmes raisons que tu viens d’alléguer.
DECIUS.
Caton, j’ai ordre de vous parler en ami. Faisons attention, je vous en conjure, à l’orage qui menace votre tête et qui est prêt à éclater. Cédez à la nécessité, acceptez la paix que César vous offre, et vous conserverez le rang glorieux que vous tenez dans votre patrie. Rome en rendra des actions de grâces au Ciel, et vous regardera comme le second des mortels.
CATON.
Brisons là-dessus. Caton ne saurait vivre à de telles conditions.
DECIUS.
César n’ignore pas vos Vertus, que dis-je, il les admire, et met votre vie et votre amitié à un si haut prix, qu’il souscrira volontiers aux conditions que vous dicterez vous-même.
CATON.
Dis-lui qu’il congédie les légions ; qu’il rétablisse la Liberté de la République, et qu’il soumette ses actions à la censure et aux décrets du Sénat. Cela fait, il peut conter sur l’amitié de Caton.
DECIUS.
Caton, tout le monde applaudit à votre sagesse ; mais...
CATON.
Je ferai encore plus : quoique la voix de Caton n’ait jamais servi à justifier les coupables, ni à pallier les crimes, je monterai moi-même sur la tribune, et je haranguerai le peuple romain, pour tâcher d’obtenir la grâce de César.
DECIUS.
Un tel langage ne convient qu’à un vainqueur.
CATON.
Un tel langage convient à un Romain.
DECIUS.
Qu’est-ce qu’un romain ennemi de César ?
CATON.
Il est plus grand que César : il est ami de la vertu.
DECIUS.
Considérez, Caton, que vous êtes dans Utique, à la tête d’un faible débris du Sénat, et que vous ne tonnez plus dans le Capitole, appuyé des suffrages de tous les Romains.
CATON.
C’est à César à considérer ce qui nous a obligés de nous retirer ici ; et que c’est son épée qui a affaibli le Sénat, et l’a réduit au triste état où il se trouve. Tu es ébloui du faux éclat des triomphes et des victoires de César ; mais si tu le regardais dans un véritable point de vue, tu le verrais noirci de meurtres, de trahison, de sacrilège, et de crimes que je ne saurais nommer sans horreur. Je sais que tu me regardes comme un homme accablé de malheurs, et perdu sans ressources : mais j’en atteste les Dieux ! Je ne voudrais pas pour mille mondes être César.
DECIUS.
Est-ce là la réponse que Caton envoie à César, pour tous les soins généreux, et pour les offres de son amitié ?
CATON.
Les soins qu’il a pour moi, sont les effets de son arrogance et de son orgueil, homme présomptueux ! Les Dieux ont soin de Caton. Si César veux montrer de la grandeur d’äme, dis-lui, qu’il emploie ses soins pour les amis que j’ai ici avec moi, et qu’il fasse un bon usage d’un pouvoir mal acquis, en protégeant des gens qui valent beaucoup mieux que lui.
DECIUS.
Votre courage indompté vous fait oublier que vous êtes homme ; et vous fait courir à votre perte. Je n’ai plus rien à dire. Hélas ! Que de larmes le récit de cette triste ambassade va faire verser à Rome !
SEMPRONIUS.
Caton, nous te remercions. Le génie immortel de Rome parle par ta bouche, et ton âme ne respire que la liberté. César frémira au récit des paroles que tu viens de proférer, et tremblera au milieu de ses triomphes.
LUCIUS.
Le Sénat reconnaît qu’il est redevable à Caton, qui avec tant de grandeur d’âme a soin de nos vies, pendant qu’il néglige sa propre conservation.
SEMPRONIUS.
Ce n’est pas pour cela que Sempronius le remercie. Lucius paraît amoureux de la vie ; mais qu’est-ce que la Vie ? Est-ce marcher, respirer, et contempler le soleil ? Non, non, c’est être libre. La Liberté perdue, la vie devient un fardeau accablant ; ah ! Ciel, si en mourant je pouvais plonger le poignard dans le sein de César, et venger ma patrie ; que la mort me serait douce, et avec quel excès de joie je quitterais la vie !
LUCIUS.
D’autres pourraient servir leur patrie avec autant d’ardeur et de zèle, sans pourtant marquer tant de transport.
SEMPRONIUS.
La modération est sans doute une grande vertu ; dans les tièdes défenseurs de la patrie.
CATON.
Sempronius, que cela n’aille pas plus loin : nous sommes tous amis de Rome, et amis communs. N’affaiblissons pas encore par nos divisions, un parti, qui n’est déjà que trop faible.
SEMPRONIUS.
Caton, je sacrifie mes ressentiments à Rome. Je me tais.
CATON.
Pères conscrits, il est temps de prendre quelque résolution.
LUCIUS.
Caton, nous sommes tous de votre avis. La conduite de César a convaincu le Sénat, qu’il faut se défendre, jusqu’à ce que nous soyons obligés de capituler.
SEMPRONIUS.
Nous devons nous défendre jusqu’au dernier moment de notre vie ; mais, Caton, mon suffrage se soumet à la voix du Sénat.
CATON, se levant.
Eh bien, pendant que notre liberté et notre sort sont encore dans un état douteux, remplissons l’espace incertain de nos vies, de fermeté, d’amitié, de courage romain, et de toutes les vertus dont les hommes sont capables, afin d’obliger le Ciel même à avouer, que nos jours devaient être prolongés. Pères conscrits, je vous laisse. Le jeune prince Numide s’avance, pour apprendre nos résolutions.
SCÈNE II. Caton, Juba. §
CATON.
Juba, le Sénat a résolu de demeurer armé, et de faire tête à César, jusqu’à ce que le temps fasse naître quelque occasion favorable.
JUBA.
Cette résolution est digne du Sénat romain. Mais, Caton, accordez à un jeune homme un moment d’attention, et daignez écouter ce que j’ai à vous dire. Lorsque le Roi mon père m’ordonna, quelques jours avant sa mort, de marcher à Utique, comme s’il eût pressenti sa triste fin, et lorsque sa douleur lui permit de parler, mon fils, dit-il, quelque sort qu’ait ton père, demeure attaché à Caton. Il t’élèvera à la vertu, et à la gloire. Profite de ses préceptes, et tu éviteras les malheurs, ou du moins tu apprendras à les supporter avec grandeur d’âme.
CATON.
Ton père était un digne prince, il méritait un meilleur sort ! Mais le Ciel en a disposé autrement.
JUBA.
Hélas ! Lorsque je pense au triste sort de ce cher père, je ne saurais retenir mes larmes, même devant le grand et magnanime Caton.
CATON.
Tes larmes sont pieuses, et justes, et tu n’en dois pas rougir.
JUBA.
Mon père s’attirait le respect des nations 2trangères ; les rois d’Afrique recherchaient son alliance : et à l’exemple de ses voisins, des princes qui, à ce que la renommée raconte, règnent au-delà des sources inconnues du Nil, dans des égions reculées, de l’autre côté du soleil, tâchaient de l’avoir pour ami. J’ai souvent vu leurs ambassadeurs chargés de présents, et accompagnés d’une nombreuse Suite, remplir le palais royal de Zama.
CATON.
Je n’ignore pas la grandeur de ton père.
JUBA.
Je ne fais pas ce récit pour vanter la grandeur de mon père ; mais pour indiquer à Caton de nouvelles alliances. Ne ferions-nous pas mieux de quitter cette ville d’Utique, de faire prendre les armes à la Numidie, et de rechercher l’appui des puissants amis de mon père ? S’ils connaissaient Caton, les plus éloignés de ces rinces feraient marcher à son secours une multitude de combattants, dont les visages noirs, et basanés augmenteraient les horreurs de la guerre, et imprimeraient de la terreur.
CATON.
Et crois-tu que Caton puisse se résoudre à fuir devant César ? Et que comme Hannibal, il soit jamais réduit à errer en Afrique, et à mendier du secours de royaume en royaume ?
JUBA.
Peut-être, Caton, que mes soins sont trop empressés ; mais je voudrais tâcher de conserver une vie si chère. J’ai le coeur percé de douleur, quand je vois tant de vertu accablé sous le poids de tant de malheurs.
CATON.
Je suis obligé à ton coeur généreux. Mais sache, jeune Prince, que la véritable vertu s’élève au-dessus de ce que le monde appelle malheurs et infortunes. Ce ne sont point des maux : car s’ils l’étaient, ils ne seraient jamais le partage des gens de bien, et des favoris du Ciel. Les Dieux, dans leur sage providence, forment autour de nous des tempêtes qui fournissent aux hommes l’occasion de ramasser toutes leurs forces, et qui demeurent ensevelies dans le calme de la vie.
JUBA.
Je suis ravi, lorsque j’entends vos divins discours : je brûle de l’amour de la vertu : et toutes les facultés de mon âme n’aspirent à autre chose.
CATON.
Si tu aimes les vertus laborieuses, les veilles, l’abstinence, et la fatigue, tu peux les apprendre de Caton ! Tu apprendras de César ce que c’est que la fortune !
JUBA.
La meilleure fortune qui puisse arriver à Juba, dépend entièrement de Caton.
CATON.
Qu’est-ce que Juba vient de dire ? Ses paroles m’embarrassent.
JUBA.
Permettez-moi de les rappeler : elles me sont échappées, et ne portaient sur rien.
CATON.
Jeune Prince, dis-moi ce que tu souhaites, et ne me déguise pas tes sentiments.
JUBA.
Ils sont téméraires, permettez que je les cèle.
CATON.
Qu’est-ce que Juba peut demander, et que Caton peut lui refuser ?
JUBA.
Je tremble de le dire Marcie partage toutes les vertus de son père.
CATON.
Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
JUBA.
Caton, vous avez une fille.
CATON.
Adieu, jeune Prince : je ne voudrais pas t’entendre proférer une parole, qui pût diminuer l’estime que j’ai conçue de toi. Souviens-toi que la main du Ciel est appesantie sur nous, et qu’il demande la sévérité dans tous nos sentiments. Il me faut maintenant parler d’autre chose que de fers ou de victoire ; de liberté, ou de mort.
SCÈNE III. Syphax, Juba. §
SYPHAX.
Que vois-je ? Mon Prince, vous voilà dans le trouble et dans la confusion ! Il semblerait à vous voir, que vous ayez été réprimandé par quelque sévère philosophe.
JUBA.
Syphax, c’est fait de moi !
SYPHAX.
J’en suis persuadé.
JUBA.
Je suis perdu dans l’esprit de Caton.
SYPHAX.
Et dans celui de tout le monde.
JUBA.
Je lui ai fait connaître ma faiblesse, et mon amour pour Marcie.
SYPHAX.
Ah ! Sans doute Caton est un homme très propre pour être dépositaire d’un secret amoureux !
JUBA.
Ah ! J’en ai tant de regret, que j’ai envie de percer ce coeur qui a trahi ma faiblesse ! Il n’y a jamais eu de mortel si malheureux que Juba ?
SYPHAX.
Hélas ! Mon Prince que vous avez changé depuis quelque temps ! Je vous ai vu autrefois devancer le lever du soleil pour battre le fort du tigre, ou pour chercher le lion dans son repaire affreux. Dieux ! Quelle joie éclatait sur votre visage, lorsque vous l’aviez lancé ! Je vous ai vu dans le plus fort de la chaleur de la canicule, le chasser jusqu’à ce que l’ayant réduit aux abois, vous l’attaquiez à coups d’épieu, et méprisant les furieuses atteintes de ses griffes, vous terrassiez ce fier ennemi écumant de rage, et couvert de larges blessures !
JUBA.
Je t’en prie, ne me parle plus de cela.
SYPHAX.
Quelle joie avait le bon Roi votre père de vous voir soupeser les pattes de la bête que vous aviez fait garnir d’or, et jeter sur vos épaules ses velues dépouilles !
JUBA.
Tous tes contes de vieillard sont hors de saison, et n’ont aucun agrément pour moi, dans la situation où je suis : Dieux ! Caton indigné et Marcie perdue sans espoir de retour !
SYPHAX.
Jeune Prince, je pourrais vous donner un bon avis : Marcie pourrait être encore à vous.
JUBA.
De quelle manière, mon cher Syphax ?
SYPHAX.
Juba commande les braves Numides, montez sur des coursiers qui ne peuvent souffrir le frein, et qui sont plus vite que les vents. Vous n’avez qu’à dire le mot ; et nous enlèveront cette belle.
JUBA.
Des pensées si noires peuvent-elles monter au coeur d’un homme ? Voudrais-tu abuser de ma jeunesse, et me porter à faire une action qui flétrirait mon honneur ?
SYPHAX.
Dieux ! Peu s’en faut que je ne m’arrache les cheveux de vous entendre parler de la sorte. Honneur n’est qu’une belle idée, qui n’existe que dans l’imagination, et qui par ses vains appas séduit les jeunes Gens sans expérience, et en leur faisant poursuivre des ombres et des chimères, les plonge dans des maux réels.
JUBA.
Voudrais-tu dégrader ton prince, et en faire un scélérat et un ravisseur ?
SYPHAX.
Les ancêtres de ces hommes tant vantés, et dont vous admirez tant les vertus, n’étaient que de tels scélérats. Un ravissement a jeté les fondements de cette Rome immortelle, la terreur des nations, dont le vaste Empire renferme tout ce que le soleil éclaire. Vos Scipions, vos Césars, vos Pompées, et vos Catons, ces Dieux de la terre, que sont-ils, que l’engeance impure du viol des Sabines ?
JUBA.
Syphax, je crains que tes cheveux gris ne couvrent une tête remplie de noires trames, et de complots Africains.
SYPHAX.
En vérité, mon Prince, vous n’avez pas encore assez étudié les hommes pour les connaître : jeune comme vous êtes, vous admirez les élans de l’enflure d’une âme romaine, les saillies de Caton, et les transports extravagants de sa vertu.
JUBA.
Si la science du monde rend un homme perfide, puisse Juba rester toujours dans l’ignorance !
SYPHAX.
Allez, vous êtes jeune.
JUBA.
Juste Ciel ! Puis-je entendre et souffrir un tel langage ! Va, tu n’es qu’un vieux traître.
SYPHAX, à part.
J’ai poussé l’affaire trop loin.
JUBA.
Caton saura ta lâche perfidie.
SYPHAX, à part.
Il faut que j’apaise cette tempête, ou que j’y perde la vie.
Jeune Prince, regardez, je vous en conjure, ces cheveux qui ont blanchi sous le casque, au service de votre père.
JUBA.
Tes cheveux blancs ne mettront pas ton insolence à couvert.
SYPHAX.
Faut-il qu’une parole, qui échappe à un infirme vieillard, renverse tout le mérite de ce qu’il a fait dans la vigueur de son âge ? Est-ce là la récompense d’une vie que j’ai passée à votre service !
J’enrage. Avec quelle fierté il m’écoute !
JUBA.
Est-ce parce que le trône de mes ancêtres n’est pas rempli, et que la couronne de Numidie est encore chancelante, que tu as l’audace d’insulter ton Prince ?
SYPHAX.
Pourquoi me percez-vous le coeur par de tels reproches ? Le vieux Syphax ne vous suit-il pas à la guerre ; nonobstant la faiblesse de son bras, ne charge-t-il pas sa tremblante main de javelots, et ne couvre-t-il pas d’un casque son front ridé ? À quoi est-ce qu’il aspire ? A-t-il d’autre ambition que de verser pour votre défense le peu qui lui reste de sang ?
JUBA.
Syphax, brisons là-dessus. Je ne veux plus t’écouter.
SYPHAX.
Quoi ! Ne plus m’écouter ! Lorsqu’on attaque ma fidélité envers mon Prince, envers le fils du Roi mon maître ? Mon Prince peut prononcer l’arrêt de ma mort, et m’ôter l’usage de la parole ; mais pendant que je vis, je ne saurais demeurer dans le silence, et traîner une vie languissante dans son indignation.
JUBA.
Tu ne connais que trop bien le faible de mon coeur. Je te crois fidèle à ton Prince.
SYPHAX.
Quelle preuve plus éclatante en pouvais-je donner ? Je me suis offert de me prêter à une action que je déteste au fond de mon coeur, pour vous rendre maître de l’objet de votre amour, à quelque prix que ce fût.
JUBA.
N’avais-tu autre chose en vue ? J’avoue que j’ai été trop prompt.
SYPHAX.
Et pour cela seul, vous m’avez traité de traître.
JUBA.
Tu te trompes, sans doute : je ne t’ai pas traité de la sorte.
SYPHAX.
Pardonnez-moi, mon Prince, vous m’avez appelé traître ; et de plus, vous m’avez menacé de vous plaindre de moi à Caton ? Quelles plaintes, Seigneur, pouvez-vous porter à Caton ? Si ce n’est que Syphax vous aime avec trop d’ardeur, et qu’il est prêt à sacrifier sa vie, que dis-je, son honneur même pour vous servir ?
JUBA.
Syphax, je sas que tu m’aimes ; mais certainement tu as porté trop loin ton zèle pour ton Prince. L’honneur est un devoir sacré : c’est une loi supérieure aux Rois mêmes ; c’est une perfection qui caractérise les âmes nobles ; et qui soutient et fortifie la vertu, lorsqu’elle se rencontre dans le même sujet ; où qui du moins fait que ceux qui n’ont pas la vertu même, tâchent de l’imiter : en fin l’honneur est ce qu’il y a de plus respectable parmi les hommes, et l’on ne doit jamais y donner la moindre atteinte.
SYPHAX.
Par le Soleil qui nous éclaire, je suis charmé de vous entendre parler de la sorte, quoi que vos paroles soient autant de reproches pour moi. Hélas ! J’avais cru ingénument jusqu’ici qu’un zèle aveugle et officieux pour le service de son Prince, était le seul motif qui devait faire agir un sujet, et la passion qui devait enflammer, ou plutôt éteindre toutes les autres. Heureux les peuples qui conservent leur honneur en remplissant les mêmes devoirs qui les attachent à leur souverain !
JUBA.
Syphax, je commence à te reconnaître dans ce discours. La Numidie est devenue le mépris des nations par sa perfidie : et la foi punique est notée d’infamie, et a passée en proverbe, pour trahison, et mauvaise foi. Syphax faisons nos efforts pour ôter l’opprobre de notre patrie, et pour rétablir sa réputation.
SYPHAX.
Seigneur, vos sages discours me font verser des larmes de joie. Si jamais vous portez la couronne de votre père, les préceptes de Caton rendront la numidie heureuse et florissante.
JUBA.
Syphax, que je t’embrasse. Oublions l’un et l’autre ce qui s’est passé, et qui n’est que l’effet ou de la chaleur de la jeunesse, ou de l’humeur chagrine de la vieillesse : ton Prince connaît ton mérite, et a de l’estime pour toi. Si jamais le Sceptre me tombe en partage, tu peux compter que tu seras la seconde personne de mon royaume.
SYPHAX.
Seigneur, vous m’accablez de bontés, et je ne me sens pas de joie.
JUBA.
Adieu, Syphax : je vais chercher l’occasion de me remettre bien dans l’esprit de Caton. Je préfère l’approbation de ce grand homme à l’admiration de toute la Terre.
SCÈNE IV. §
SYPHAX, seul.
Les jeunes Gens sont également prompts à faire un affront, et à l’oublier. Les Vieillards font tout le contraire. Vieux Traître ! Jeune Étourdi, ces paroles pourraient te coûter bien cher. J’avais encore quelque folle tendresse pour toi, mais c’en est fait, je la bannis pour jamais. César je suis absolument à toi.
SCÈNE V. Syphax, Sempronius. §
SYPHAX.
Eh bien ! Sempronius, le Sénat de Caton a résolu de soutenir le siège, avant que de se rendre.
SEMPRONIUS.
Syphax, nous avons été toi et moi sur le bord du précipice. Lucius s’est déclaré pour la paix, et un ambassadeur est venu de la part de César, pour offrir des conditions honorables à Caton. S’ils se soumettaient avant l’exécution de notre dessein, nous serions l’un et l’autre enveloppés dans la ruine générale, et absorbés dans un commun naufrage.
SYPHAX.
Dans quelle assiette est Caton ?
SEMPRONIUS.
N’as-tu jamais vu, comme le mont Atlas demeure immobile, et porte sa cime orgueilleuse dans la nue, pendant que l’orage gronde sous sa tête, et que les vagues de l’océan viennent se briser à ses pieds ? Tel cet homme superbe. Son âme altière soutient avec une fermeté inébranlable les atteintes du sort, et s’élevant au-dessus de sa mauvaise fortune, regarde César avec mépris.
SYPHAX.
Mais quel est cet ambassadeur ?
SEMPRONIUS.
Je l’ai pratiqué adroitement ; et j’ai trouvé le moyen de faire savoir à César que Syphax et Sempronius sont de ses amis. Mais que je t’interroge à mon tour Juba est-il enfin déterminé ?
SYPHAX.
Oui, mais c’est en faveur de Caton : j’ai tout mis en usage pour tâcher de le gagner : je me suis servi de raisons, de prières, de caresses ; je me suis emporté, je me suis radouci ; je lui ai représenté que sa sûreté, sa vie, son intérêt, enfin tout ce qu’il avait de plus cher, devait le porter à suivre mes conseils ; mais je n’ai rien avancé ; il n’a de l’attention que pour Caton.
SEMPRONIUS.
Eh bien, n’importe, nous ferons nos affaires sans lui ; il fera une assez jolie figure dans un triomphe, et marchant devant le char du vainqueur, sa bonne mine brillera aux yeux des dames romaines. Mais à propos, Syphax, je me flatte que tu as entièrement abandonné les intérêts de Juba, et que tu ne serais pas fâché que je possédasse Marcie.
SYPHAX.
Je souhaite au contraire de tout mon coeur qu’elle soit à vous.
SEMPRONIUS.
Syphax, j’aime cette belle, et je l’aime malgré moi-même ; je fais tout ce que je puis pour me détacher de ce charment objet, et je n’en saurais venir à bout.
SYPHAX.
Assure-toi de la personne de Caton, livre Utique, et César ne te refusera pas si peu de chose ; mais tes troupes sont-elles disposées à la révolte ?
SEMPRONIUS.
Tout est prêt pour notre dessein. Les chefs des factieux sont à nous, et ils ne cessent de souffler le murmure et le mécontentement aux soldats. Ils ne s’entretiennent que de leurs pénibles marches, de leurs longues fatigues, de leurs travaux, de la faim et de la soif qu’ils ont soufferts ; et ils disent hautement qu’ils ne veulent plus endurer ce mélange bizarre de philosophie et de guerre. Dans moins d’une heure ils vont donner assaut au Sénat.
SYPHAX.
Eh bien ! En attendant je m’en vais exercer mes troupes Numides dans la grande place pour les tenir en haleine, et être à portée de te seconder. Je sens par avance un secret plaisir, lorsque je me représente le regard affreux de votre inébranlable Caton, lorsque inopinément il verra l’orage fondre sur lui de toutes parts. Ainsi dans nos vastes déserts de Numidie, lorsque l’ouragan impétueux forme un furieux tourbillon dans les airs, et enlève des plaines entières de sable, le voyageur éperdu, voit d’un oeil effaré le stérile désert qui s’élève autour de lui, et demeure enseveli sous la poudre qui l’a suffoqué.
ACTE III §
SCÈNE PREMIÈRE. Marcus, Portius. §
MARCUS.
Je rends grâce au Ciel, de ce que dans le cours d’une vie remplie de traverses, j’ai du moins trouvé un ami : la nature, par son influence secrète, m’a donné un penchant pour Portius, et m’a porté à l’aimer, avant même que je connusse son mérite, et après l’avoir connu, ce qui n’était qu’instinct, est devenu parfaite amitié.
PORTIUS.
Cher Marcus, ce que le monde appelle amitié, n’est la plupart du temps qu’une société criminelle, ou tout au plus qu’une faible liaison formée par la communication des plaisirs : la nôtre a pour fondement la vertu la plus sévère, et une telle amitié ne finit qu’avec la vie.
MARCUS.
Portius, je t’ai découvert le faible de mon coeur. Je t’en conjure, aie de l’indulgence pour ma tendresse : flatte mon amour, et je te promets que je soumettrai toutes mes autres passions aux règles les plus sévères de la vertu.
PORTIUS.
Lorsque l’amour est bien placé, et qu’il n’est pas hors de saison, ce n’est pas un défaut que d’aimer. Les âmes nobles et vertueuses, les héros et les philosophes se rendent aux charmes vainqueurs de cette douce passion. Je n’exige pas de vous, que vous la bannissiez de votre coeur. Je sais que ce serait en vain ; mais seulement que vous en suspendiez les mouvements, jusqu’à ce qu’un temps plus favorable les autorise.
MARCUS.
Hélas ! Vous parlez en homme qui n’a jamais senti les inquiétudes, les peines, et les transports d’une âme qui voit dans l’éloignement l’Objet de ses ardents désirs. Un amant ne vit pas comme le reste des Hommes : il ne mesure le temps que par les différents mouvements de sa Passion. Oui, cher Portius, absent de la belle Lucie, la vie m’est un fardeau insupportable ; et cependant lorsque je revois ce charmant Objet, je suis encore mille fois plus malheureux : la crainte et l’espérance, l’amour, la rage, et le désespoir, élèvent en même temps des tempêtes dans mon âme, et mon coeur est déchiré par ces différentes passions.
PORTIUS.
Qu’est-ce que ton frère Portius peut faire pour se soulager ?
MARCUS.
Cher Portius, tu as le bonheur de jouir souvent de l’entretien de cette belle, je t’en supplie prends ma cause en main ; parle-lui en ma faveur, avec toute l’éloquence que l’amour fraternel et l’amitié peuvent t’inspirer. Dis-lui, que ton Frère traîne une vie languissante ; que le feu dont il brûle, le dévore et le consume ; qu’il ne goûte plus le doux sommeil, et qu’il se refuse les aliments ; que la jeunesse, la santé, et la guerre même n’ont plus d’attraits pour lui : enfin, fais lui une vive peinture des inquiétudes qui m’agitent nuit et jour, et des tourments que tu vois que je souffre.
PORTIUS.
Marcus, je t’en conjure, ne me charge pas d’un soin qui me convient si peu. Tu connais mon tempérament.
MARCUS.
Peux-tu me voir prêt à être submergé dans un abyme de maux, et refuser de me tendre ton bras secourable pour m’en tirer ?
PORTIUS.
Marcus, je n’ai rien à te refuser ; mais pour ce que tu demandes, j’ai mille raisons.
MARCUS.
Je sais que tu pourras me dire, que ma passion est hors de saison, que le grand exemple et les malheurs de Caton, doivent conspirer à la bannir de mon coeur. Mais, hélas ! Que toutes ces raisons sont faibles, lorsqu’on aime comme moi ! Ah ! Portius, Portius, je souhaiterais de toute mon âme que tu susses ce que c’est qu’aimer. Si tu le savais, je suis persuadé que tu aurais pitié de ton frère, et que tu ne refuserais pas de le servir.
PORTIUS, à part.
Ciel ! Que dois-je faire dans cet embarras ? Si je lui découvre mon amour, je perds son amitié ; et si je le lui cache, je manque aux devoirs d’un ami, et d’un frère.
MARCUS.
Mais n’est-ce pas Lucie qui à l’heure accoutumée vient jouir du frais zéphyr sous ce portique de marbre, à couvert des ardeurs du soleil ? Cher Portius, regarde ce port, ce visage, ces traits, ces yeux, ce chef d’oeuvre des Cieux. Fais-y bien attention, et après cela condamne, si tu peux, ma passion.
PORTIUS.
Elle nous aperçoit, et s’avance.
MARCUS.
Je vous laisse pour un moment : souviens-toi, mon cher Portius, que la vie de ton frère dépend de ce que tu diras.
SCÈNE II. Lucie, Portius. §
LUCIE.
N’est-ce pas votre frère Marcus que je viens de voir en ces Lieux ? Pourquoi évite-t-il ma présence ?
PORTIUS.
Ah ! Charmante Lucie, il n’est pas possible de trouver des paroles assez fortes pour exprimer la violence de son amour, et du feu qui le consume. Il languit, il gémit, il soupire, il s’abandonne au désespoir, enfin il est prêt à expirer. Sa passion et sa vertu forment un cahot si bizarre et si tumultueux, qu’on ne reconnaît plus en lui l’homme raisonnable. Ciel ! Qui croirait que l’amour pût causer un si grand désordre dans une âme noble ! Ah ! Lucie, je ne sais plus moi-même où j’en suis ! Mon coeur partage tous les maux de mon frère : et même en ce moment que j’ai le bonheur de jouir de votre présence, un trouble secret s’élève dans mon âme éperdue, accable mes sens, et me rend malheureux au milieu de la félicité même.
LUCIE.
Dans ce violent combat de l’amour et de l’amitié, faites bien attention à votre gloire. Songez, Portius, que l’hymen qui pourrait autoriser nos feux, pourrait en même temps mettre le comble à la douleur de votre frère, et le coucher au tombeau.
PORTIUS.
Infortuné jeune homme ! Le croiriez-vous, Lucius, il a le coeur si généreux, et si éloigné de toute défiance, qu’il a fait confidence de son amour à son rival, et l’a instamment prié d’agir pour lui auprès de l’objet de ses voeux. Ainsi, je vous en conjure, n’achevez pas de l’accabler par vos mépris : vous voyez qu’il touche au terme fatal ; ayez soin d’une vie qui m’est si chère, en lui laissant entrevoir quelque faible rayon d’espérance. Peut-être que, lorsque les nuages qui nous menacent seront dissipés, et que la tempête dont nous sommes agités sera calmée.
LUCIE.
Non, non, Portius ! J’ai fait réflexion sur les malheurs qui accompagneraient notre hyménée : je me représente les larmes d’une soeur, l’indignation d’un père, et la mort d’un frère : Ainsi, Portius ! Je jure par ce qu’il y a au Ciel de plus saint, et par les puissances qui jugent les mortels, que je ne joindrai jamais ma main à la vôtre pendant que nous serons exposés à tant de maux ; et qu’au contraire je tâcherai d’oublier nos amours, et s’il se peut, de vous bannir entièrement de ma mémoire.
PORTIUS.
Dieux ! Quelles paroles viens-je d’entendre ! Rappelez-les, je vous en conjure, ou c’en est fait de moi.
LUCIE.
J’ai fait le voeu ; les Dieux l’ont ouï, et l’ont confirmé : puisse la peine la plus sévère due au parjure, tomber sur ma tête, si je le fausse.
PORTIUS, après avoir demeuré quelque temps interdit.
Je suis tout interdit, et je vous regarde avec le même étonnement, qu’un homme frappé de la foudre ; qui doutant, s’il est encore en vie, contemple d’un oeil effaré les objets qui l’environnent, et qui est lui-même le triste objet de l’indignation du Ciel.
LUCIE à part.
J’ai enfin exercé toute ma rigueur ; mais, hélas ! Je sens ma tendresse qui revient, et qui s’empare de mon coeur. Les larmes vont m’échapper. Mais, quoi ! Ne saurais-je les retenir, et ne plus penser à lui ?
Le destin m’arrache de vous : il faut que je vous oublie.
PORTIUS.
Ah ! Cruelle, avez-vous la dureté !
LUCIE.
Arrêtez, Portius, retenez des reproches qui me percent jusqu’à l’âme. Pourquoi me regardez-vous avec dédain ? Votre froideur me glace le sang, et me fait ressentir les approches de la mort. Les Dieux ne nous permettent pas de nous abandonner à la tendresse ; mais, hélas ! Je ne saurais soutenir vos mépris !
PORTIUS.
Non, non, ne parlez pas de tendresse, vous ne connûtes jamais la force de l’amour. J’ai été déçu, et le bonheur dont je me flattais, n’était qu’un songe trompeur. Ah ! Cruelle Lucie ! Votre funeste voeu retentit encore à mes oreilles, et m’annonce le trépas. Que ferai-je, que dirai-je ? Vite, fuyons sa présence fatale. Ah ! Elle s’évanouit ! Elle expire ! Malheureux que je suis ! Qu’est-ce que je viens de faire ! Lucie, charmante Lucie, dont j’ai attaqué l’innocence par d’injustes reproches ! Vivez, ma chère Lucie, la plus vertueuse, et la plus belle de votre sexe ; vivez, ou Portius va plonger son épée dans son sein pour vous suivre. Vos imprécations ne vont pas au-delà du tombeau, et n’empêcheront pas que mon ombre ne soit la compagne éternelle de la vôtre. Mais elle revient ? Et la vie commence à ranimer ses attraits.
LUCIE.
Ah ! Portius, n’avez-vous pas tort d’accabler par vos mépris, celle dont la vie dépend de votre estime ; et de douter de la foi de celle qui est sur le point d’expirer à vos yeux ; qui vous aime plus que femme n’a jamais aimé ? Mais qu’est-ce que je dis ? Où s’abandonne ma tendresse ? Mon coeur, à peine revenu du trouble où vous l’avez plongé, oublie le voeu qui lie mon âme : un abyme de maux nous sépare. Il ne faut plus nous voir.
PORTIUS.
Ah ! Ne prononcez pas un si cruel arrêt : mes sens en sont accablés et ma raison cède aux violents transports que cette pensée élève dans mon âme.
LUCIE.
Que voudriez-vous que je fisse ? Faites bien réflexion, je vous prie ; sur la foule de malheurs que notre hymen traîneraient après lui. Représentez-vous un frère qui poussé par le désespoir, aurait plongé le poignard dans son sein, et qui les mains fumantes accablerait le ciel de reproches, et ferait des imprécations contre vous ? Voyez un père vénérable qui d’un air sévère vous demande la cause, la funeste cause qui lui enlève un fils ! Regardez Marcie désolée et tremblante, qui s’arrache les cheveux, et qui, dans les furieux transports de sa douleur, s’en prend à Lucie même ! Qu’est-ce que Lucie pourrait lui répondre ? Comment pourrait-elle soutenir la vue de tant d’horreurs ?
PORTIUS.
À ma confusion, il faut que je souscrive à l’arrêt fatal qui va me plonger dans un éternel ennui. Le nuage qui offusquait ma raison, commence à se dissiper ; et même à travers les horreurs du voeu fatal que vous venez de faire, vous me paraissez plus belle, plus aimable, et plus charmante que jamais. Le Ciel éclaire votre esprit ; et votre Vertu rehausse l’éclat de votre beauté : enfin vous êtes toute Divine.
LUCIE.
Portius, n’en dites pas davantage ! Vos paroles me touchent jusqu’au fond du coeur ; ma fermeté s’ébranle et succombe ; et je ne suis plus que tendresse. Pourquoi vos yeux sont-ils baignés de larmes ? Pourquoi vous abandonnez-vous à la douleur ? Ah ! Un tel objet m’attendrit trop. Adieu. Adieu, mon cher Portius, adieu. Quoi qu’il m’en coûte la vie, adieu pour jamais.
PORTIUS.
Arrêtez, Lucie, arrêtez : qu’avez-vous dit ? Pour jamais ?
LUCIE.
Ne l’ai-je pas voué ? Oui Portius, si le succès de vos feux doit porter votre frère au désespoir, adieu. Puis-je répéter le mot fatal ? Adieu pour jamais ?
PORTIUS.
Arrêtez, divine Lucie ! Mon âme est attachée à la vôtre, et je ne puis me séparer de vous, qu’en me plongeant dans des regrets mortels : ainsi lorsqu’une lampe est prête à s’éteindre, la flamme tremblante s’envole et revient tour à tour, et ne quitte qu’avec peine ce qui lui donnait la vie.
LUCIE.
Si la fermeté de Portius est ébranlée par notre séparation : jugez ce que Lucie doit souffrir !
PORTIUS.
Il est vrai que j’ai soutenu avec constance et avec tranquillité les traverses ordinaires de la vie ; mais ce torrent de maux qui vient inopinément fondre sur moi, me terrasse, et vient à bout de ma fermeté. Non, je ne puis consentir à notre séparation.
LUCIE.
Que dites-vous, Portius ? Avez-vous déjà oublié le voeu que j’ai fait ? N’y a-t-il pas des Dieux et des foudres ? Mais voici votre frère Marcus qui s’avance. Je frémis à sa vue. Encore une fois. Adieu, Portius, adieu : songez qu’un coeur puisse aimer plus tendrement, ou ressentir plus de douleur que le mien.
SCÈNE III. Marcus, Portius. §
MARCUS.
Portius, qu’est-ce qu’il y a à espérer ? Dans quelle disposition l’avez-vous trouvée ? Quel est mon sort ?
PORTIUS.
Que veux-tu que je te dise ?
MARCUS.
Que veut dire cet air rêveur ? Vous paraissez frappé d’étonnement et de crainte.
PORTIUS.
Ah ! Je n’en ai que trop de sujet !
MARCUS.
Votre abattement et votre désordre me disent assez mon destin : je ne vous demande plus le succès de vos soins.
PORTIUS.
Je suis fâché de m’en être chargé.
MARCUS.
Quoi ! Est-ce que l’inhumaine insulte à mon amour, et triomphe de mon Martyre ? Ah ! Que ne puis-je la bannir de mon coeur ?
PORTIUS.
Votre douleur vous rend trop soupçonneux ! Quoique Lucie ait juré de ne jamais aimer, elle ne laisse pas de vous plaindre, et d’avoir pitié de vos peines.
MARCUS.
Elle me plaint, et a pitié de mes peines ! Hélas ! Qu’est-ce que la pitié sans amour ? Insensé que je suis, d’avoir choisi un si tiède ami pour parler en ma faveur ? Elle a pitié de mes peines ? Je t’en conjure, dis-moi, de quelles raisons tu t’es servi pour obtenir cette grande grâce ? Elle a pitié de moi ! Ah ! Sache que, lorsqu’un coeur qui brûle d’une ardente flamme, et qui s’attend à un doux retour, ne trouve que de la pitié, cette pitié est pour lui un cruel mépris, aussi fatal que la mort même.
PORTIUS.
Je t’en prie, Marcus, brisons là-dessus. Ai-je mérité d’être traité de la sorte ?
MARCUS.
Qu’ai-je dit, Portius ? Excuse, je t’en prie, mon emportement : un esprit accablé de tant de maux s’en prend à tout ; il se fâche contre son ami, contre soi-même. Mais quel bruit de guerre frappe mes oreilles ? Quelle est cette nouvelle alarme ?
PORTIUS.
Le bruit redouble, et s’approche de nous.
MARCUS.
Ah ! Qu’il me serait doux de mourir glorieusement les armes à la main ! Lucie ! Je suis la victime de tes mépris ; et dans les tourments que j’endure, je n’attends du soulagement que du trépas.
PORTIUS.
Vite, partons. Qui sait, si la vie de Caton est en sûreté ? Ah ! Marcus, ce soin me remplit d’ardeur, et me fait voler au combat et à la gloire.
SCÈNE IV. Sempronius, suivi des Chefs des Révoltés. §
SEMPRONIUS.
Enfin la tempête est élevée, et gronde de toutes parts : ayez soin, mes Amis, d’en augmenter la fureur, jusqu’à ce qu’elle crève sur la tête de Caton. Cependant je vais me ranger parmi ses Amis, et faire semblant d’être de leur nombre, afin que quoi qu’il arrive, les miens soient en sûreté.
Un des Chefs de la Révolte.
Nous sommes tous en sûreté : Sempronius est notre ami, et Sempronius n’est pas moins brave que Caton. Mais le voici qui vient. Marchez hardiment à lui ; jetez-le par terre, et chargez-le de chaînes. Ce jour va finir nos Travaux ; ne craignez rien, puisque Sempronius est notre Ami.
SCÈNE V. Caton, Sempronius, Lucius, Portius, Marcus, Chefs des Révoltés. §
CATON.
Où sont ces Intrépides Fils de Mars, qui avec tant de bravoure tournent le dos à l’Ennemi, et avec tant d’audace se révoltent contre leur Général ?
SEMPRONIUS, à part.
Que le Ciel confonde ces âmes lâches ! Comme ils sont étonnés et éperdus !
CATON.
Perfides ! Est-ce ainsi que vous voulez flétrir vos lauriers, et ternir votre réputation ? Reconnaissez vous donc, que ce n’était ni le zèle pour la patrie, et l’amour de la liberté, ni le désir de la gloire ; mais seulement l’avidité du butin, et l’espérance de partager les dépouilles des villes et des provinces conquises, qui vous ont conduits ici ? Animés de tels motifs, vous faites bien de vous joindre aux ennemis de Caton, et de vous ranger sous les étendards de César. Pourquoi ai-je échappé à la morsure fatale de l’aspic, et aux mortelles atteintes des monstres de l’Afrique, pour voir ce que je vois aujourd’hui ? Pourquoi Caton n’est-il pas mort, sans que vous fussiez criminels ? Voilà, ingrats, voilà mon sein prêt à recevoir vos coups : que celui à qui j’ai fait injustice, frappe le premier. Parlez. Quel de vous croit avoir sujet de se plaindre, ou s’imagine qu’il souffre plus que Caton ? Y a-t-il quelque distinction entre vous et moi, si ce n’est dans les travaux, dans les soins, et dans les veilles, dont j’ai la plus grande part ? N’est-ce pas là toute la supériorité que j’ai sur vous ?
SEMPRONIUS, à part.
Le coeur leur manque : maudits soient ces traîtres ! Tout est perdu.
CATON.
Avez-vous oublié les déserts brûlants de la Libye, ses rochers stériles, ses montagnes de sable, son air infecté, et ses diverses espèces de serpents ? Qui a été le premier à frayer un chemin, lorsque la mort se présentait à chaque pas, dans une route inconnue ? Ou, qui est-ce qui dans une longue et pénible marche, était le dernier de l’armée à étancher sa soif, lorsque sur les bords d’un ruisseau que la fortune nous avait fait rencontrer, vous tarissiez le courant, en buvant à longs traits ?
SEMPRONIUS.
Si par hasard on trouvait quelque petite source, et que vous offriez à Caton l’eau vive dont à peine vous aviez pu remplir un casque, ne la répandait-il pas, sans y toucher ? N’a-t-il pas marché à votre tête pendant les plus ardentes chaleurs du jour, et à travers les nuages de poussière ? Son front a-t-il été moins exposé que le vôtre aux traits du soleil et de la sueur ?
CATON.
Loin d’ici, infâmes, loin d’ici. Allez vous plaindre à César, que vous ne pouviez pas soutenir les travaux et les fatigues que votre général essuie.
LUCIUS.
Voyez, Caton, voyez comme ces malheureux fondent en larmes ! La crainte, les remords, et le repentir sont peints sur leur visage ; et vous demandent grâce.
CATON.
Rentrez dans le devoir, livrez vos chefs, et je vous pardonne.
SEMPRONIUS.
Caton, laissez-moi le soin de ces scélérats. Il faut premièrement les faire rompre sur la roue, les faire ensuite empaler vifs, et les laisser exposés aux injures et aux habitants de l’air. Les Complices de leur crime apprendront à obéir, lorsqu’ils verront ces traîtres, ou sécher au soleil, ou servir de pâture aux corbeaux.
LUCIUS.
Sempronius, pourquoi aggravez-vous le sort de ces misérables ?
SEMPRONIUS.
Quoi voulez-vous pallier la rébellion ? Lucius, cet homme de bien, a pitié des pauvres malheureux qui ne voulaient que tremper leurs mains dans le sang de Caton.
CATON.
C’est assez, Sempronius, faites leur souffrir la mort ; mais en les faisant mourir, souvenez-vous qu’ils sont hommes, et ne portez pas leur supplice au-delà de la sévérité des lois. Lucius, la corruption du Siècle demande que l’on fasse justice ; c’est un frein qui retient un monde impie, insolent et porté au crime. Lorsque les Lois humaines préviennent la vengeance céleste en faisant périr les coupables, les Dieux regardent leur châtiment avec satisfaction, et laissent tomber de leurs mains la foudre qu’ils étaient prêts à lancer.
SEMPRONIUS.
Caton, j’exécuterai vos ordres.
CATON.
De notre côté, allons sacrifier à la liberté : souvenez-vous, mes amis, des lois et des droits de la République ; de ce juste plan de puissance que vous avez reçu de siècle en siècle, de vos illustres ancêtres. Ne trahissez pas un dépôt si précieux et qui a coûté tant de sang ; mais transmettez-le fidèlement à votre postérité. Et toi, divine liberté, inspire nos âmes ; et rends ou notre vie heureuse en te possédant, ou notre mort glorieuse en te défendant.
SCÈNE VI. Sempronius, les Chefs des Révoltés, Gardes. §
Premier Chef des Révoltés.
Sempronius, vous vous êtes tiré d’affaire en habile homme : on aurait presque cru que vous parliez sérieusement.
SEMPRONIUS.
Loin de moi, infâme ! Sachez, scélérats, factieux rampants, traîtres sans coeur.
Second Chef des Révoltés.
Vous poussez le déguisement un peu trop loin : Sempronius, laissez tomber le masque, nous sommes ici tous amis.
SEMPRONIUS.
Sachez âmes de boue, que lorsque de vils esclaves comme vous, ont assez de hardiesse pour entrer dans une conspiration, si elle réussit, on les laisse dans l’obscurité et dans le mépris ; mais si elle échoue, la mort est leur partage, comme vous allez l’éprouver. Gardes, qu’on saisisse ces monstres de rébellion, et qu’on les traîne promptement au supplice.
Premier Chef des Révoltés.
Vraiment, puisque nous en sommes là.
SEMPRONIUS.
Vite, qu’on les expédie ; mais avant toutes choses, arrachez-leur la langue, de peur que même en expirant, ils ne sèment la révolte.
SCÈNE VII. Syphax, Sempronius. §
SYPHAX.
Ami, notre premier dessein a échoué ; mais il y a encore une ressource. Mes troupes sont à cheval, et leurs coursiers Numides marquent par leurs hennissements l’impatience qu’ils ont de courir le désert. Si Sempronius veut se mettre à notre tête et favoriser notre fuite, nous forcerons aisément la porte que Marcus garde ; nous taillerons en pièces tout ce qui fera mine de s’opposer à notre passage ; et dans un jour nous gagnerons le camp de César.
SEMPRONIUS.
Ah ! J’enrage. La moitié de mon projet m’échappe. Il faut que j’abandonne Marcie.
SYPHAX.
Quoi ! Est-ce que Sempronius peut avoir la faiblesse de devenir l’esclave d’une femme ?
SEMPRONIUS.
Non, non, ne crois pas que ton ami se prête jamais à une molle et lâche tendresse. Mais, Syphax, je souhaiterais ardemment de tenir cette fière beauté entre mes bras ; de dompter sa sévère vertu, et de lui faire rendre les armes à ma passion. Cela fait, je l’abandonne.
SYPHAX.
Voilà qui est digne de vous ! Mais, Sempronius, puisque vous êtes dans ce sentiment, ne pourriez-vous pas découvrir où elle est, et l’enlever de vive force ?
SEMPRONIUS.
Mais comment avoir accès auprès d’elle ? Car il n’y a que Juba, et les Fils de Caton qui aient la liberté de l’approcher.
SYPHAX.
Tu prendras l’habit et les gardes de Juba, et les esclaves qui gardent les portes de cette belle, te les ouvriront d’abord que le prince de Numidie paraîtra approcher.
SEMPRONIUS.
Dieux ! Quel heureux projet ! Marcie en ma puissance ! Ah ! Quelle joie tumultueuse mon coeur va ressentir, lorsque je verrai cette belle faisant une vaine résistance entre mes bras, et agitée par les divers mouvements de la crainte et de la colère, qui tour à tour lui donneront de nouveaux charmes ! Ainsi le dieu Pluton, ayant ravi Proserpine, mena la déesse éperdue dans son ténébreux empire, où frappé des attraits de sa captive, il sourit hideusement, et se crût plus heureux que Jupiter avec son Ciel et son soleil.
ACTE IV §
SCÈNE PREMIÈRE. Lucie, Marcie. §
LUCIE.
Eh bien Marcie, après la confidence que je viens de te faire, dis-moi, je t’en conjure, si jamais femme a souffert de plus grands maux que ceux que j’endure.
MARCIE.
Ah ! Lucie, Lucie, si mon coeur osait se décharger des ennuis qui l’accablent, et donner un libre cours à sa douleur, tu verrais que je ne suis pas moins malheureuse que toi ; et Marcie pourrait te rendre soupir pour soupir, et larme pour larme.
LUCIE.
Je sais que ton étoile veut que tu sois l’objet des tendres voeux de Juba, et de Sempronius, Ami de ton père : mais ont-ils l’un ou l’autre le mérite et les charmes de Portius ?
MARCIE.
Ne t’ai-je pas déjà priée de ne pas nommer Sempronius ? Non, Lucie, je ne saurais aimer cet homme bruyant et emporté. Pour Juba, avec la bravoure et la grandeur d’âme d’un héros, il a le coeur le plus tendre, et il pourrait rendre heureuse la plus fière de notre sexe, excepté Marcie.
LUCIE.
Et pourquoi exceptez-vous Marcie ? C’est en vain que vous tâchez de cacher vos sentiments à une personne qui ne connaît que trop le martyre d’un coeur amoureux.
MARCIE.
Pendant que Caton respire, sa fille n’a pas droit de disposer de son coeur, et elle en doit régler tous les mouvements sur la volonté de son père.
LUCIE.
Et si ce père vous donnait à Sempronius ?
MARCIE.
Je ne saurais le croire ; mais s’il le faisait, Ah ! Pourquoi veux-tu ajouter aux maux réels que je souffre, des tourments, éloignés et imaginaires ? Mais j’entends du bruit ; quelqu’un approche. Retirons-nous, et tâchons de noyer les sentiments de tendresse dans la crainte des dangers qui nous menacent. Quelque vertu dont nous puissions nous vanter, lorsque l’Amour somme notre coeur de se rendre, toute femme qui délibère est perdue.
SCÈNE II. Sempronius habillé comme Juba, Gardes Numides. §
SEMPRONIUS.
J’ai détourné la bête : la voilà dans son fort ; et elle ne saurait m’échapper ; soyez alertes, observez bien mes mouvements, et au premier signe que je vous ferai, partez de la main, et enlevez votre proie. Ne vous laissez émouvoir ni par ses cris ni par ses larmes. Dans quelle rage sera le prince Numide d’avoir perdu sa maîtresse ! Si quelque chose pouvait augmenter la joie que j’aurai de posséder un si bel objet, ce serait de voir les tourments que souffrira ce jeune et doucereux barbare. Mais j’entends du bruit ! Ô désespoir ! C’est Juba lui-même ! Il ne me reste qu’une seule ressource. Il faut que je lui ôte la vie, et que je me fasse jour à travers ses gardes. Quoi, Lâches, vous tremblez déjà ! Comportez-vous en gens de coeur, ou par le soleil qui nous éclaire.
SCÈNE III. Juba, Sempronius, Gardes. §
JUBA.
Qu’est-ce que je vois ! Qui est-ce qui ose usurper l’habit et la garde du prince de Numidie ?
SEMPRONIUS.
Un homme né pour châtier ton arrogance, jeune présomptueux ?
JUBA l’examinant.
Que veut dire ceci ? Sempronius !
SEMPRONIUS.
Lui-même. Mon épée t’expliquera le reste. En garde.
JUBA.
En garde toi-même. Orgueilleux et insolent mortel.
SEMPRONIUS.
Destin maudit ! Faut-il que je succombe sous les coups d’un enfant, déguisé en vil Numide ! Et pour une misérable femme ! Dieux ! Je suis confondu. Est-ce ainsi que je finis la vie ! Gronde, gronde tonnerre affreux, secoue par ton horrible fracas la terre, la mer, l’air, et le ciel, et fais trembler Caton même !
JUBA.
Avec quel effort son âme furieuse prend l’essor, et laisse son corps agité et écumant de rage ! Allons menez ces esclaves à Caton, et tâchons de développer cette noire trame.
SCÈNE IV. Lucie, Marcie. §
LUCIE.
Quel cliquetis d’épée vient de frapper mes oreilles ? Mon coeur est déjà si abattu, et si accablé de maux, que je tremble et je frissonne au moindre bruit. Ah ! Marcie, si à mon occasion vos frères. Dieux ! Cette seule pensée me donne des atteintes mortelles !
MARCIE, à la vue du corps mort.
Ciel : du sang ! Un mort ! Un numide ! Dieux ! Protégez la vie du Prince ! Ses habits dérobent son visage à ma vue. Mais qu’est-ce que j’aperçois, un diadème ? Une robe de pourpre ! Ah ! Cruel destin ! C’est lui, c’est lui-même : Juba, le plus aimable Prince qui ait jamais fait naître de tendres sentiments dans le coeur d’une fille. Juba est couché dans les bras de la mort !
LUCIE.
Ma chère Marcie, ne vous oubliez pas dans cette rude épreuve, appelez à votre secours toute votre fermeté.
MARCIE.
Regarde cet objet, et admire ma retenue : n’ai-je pas sujet de m’arracher les cheveux, et de m’abandonner aux plus violents transports ?
LUCIE.
Hélas Marcie, que puis-je faire, que puis-je dire pour te consoler ?
MARCIE.
Ah ! Ne me parle point de consolation, il n’y a que les maux médiocres qui en reçoivent : Vois cet objet et avoue que je ne saurais être consolée.
SCÈNE V. Marcie, Lucie, Juba à côté du théâtre. §
MARCIE, continue.
Non, je veux m’abandonner à ma juste douleur, et me livrer aux transports du plus vif désespoir ; le mérite d’un tel amant exige-t-il moins de ma tendresse et de mon estime ?
JUBA à part.
Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ! Eh ! Quoi ! Le traître Sempronius était-il donc l’amant chéri ? Ah ! Que j’envie son sort, et qu’il me serait doux d’être mort, si j’étais regretté comme lui !
LUCIE.
Ma chère Marcie, pour tâcher de vous soulager, je partage avec vous vos peines : mes larmes coulent avec les vôtres ; et quand je considère votre perte, j’oublie presque celle que je fais.
MARCIE.
Ah ! Il n’est rien qui puisse soulager les tourments que j’endure. Tout le monde n’est pour moi qu’un vaste Désert, qui n’offre rien d’agréable à ma vue, et qui n’a plus rien qui puisse me rendre heureuse !
JUBA.
Dieux ! Quel supplice ! Avait-il donc tant de part à son estime ?
MARCIE.
Ah ! Il n’était qu’amour et que charmes ! Il possédait tout ce qui peut faire naître l’estime dans le coeur d’une fille, et mériter l’admiration des hommes. Délices du genre humain ! Sa présence inspirait une joie secrète : et quand il parlait, les plus fiers des Romains portaient envie à sa vertu, et les vieillards profitaient de ses discours pleins de sagesse !
JUBA à part.
Ciel ! Je ne puis plus me retenir !
MARCIE.
Ah ! Juba ! Juba ! Juba !
JUBA à part.
Que son vient de frapper mes oreilles ! N’a-t-elle pas appelé Juba ?
MARCIE.
Mais pourquoi retracé-je son idée dans mon esprit ! Hélas ! Hélas ! Il n’est plus. Et il n’a jamais su la part qu’il avait à ma tendresse ! Ah ! Lucie, peut-être que dans les atteintes de la mort, il s’est souvenu de Marcie, et que ses dernières paroles n’ont été que des reproches de ma cruauté ! Hélas ! Jeune Prince infortuné, il ignorait que le coeur de Marcie ne brûlait que pour Juba !
JUBA à part.
Dieux ! Je ne me sens plus ! Suis-je en vie, ou suis-je mort en effet ! Tout ce qui m’environne me paraît enchantement !
MARCIE embrassant le Corps mort.
Chers restes de l’objet du plus tendre amour ! La pudeur et la vertu ne sauraient condamner ces dernières marques de ma tendresse, et je puis maintenant en toute liberté.
JUBA se montrant.
Me voici, Charmante Marcie, l’heureux Juba vit encore. Il vit pour recevoir ces chères marques de tendresse, et pour y répondre par les transports de la plus pure et de la plus ardente passion.
MARCIE.
Ciel ! Mes esprits s’égarent dans la joie, et dans la surprise ! Ah ! Ce n’est qu’un songe trompeur ! Quoi ! Mort et en vie à la fois ! Si tu es Juba, quel est donc cet objet ?
JUBA.
C’est un scélérat travesti en Juba pour commettre un noir attentat. Le détail de cette aventure serait trop long, et même je n’ai pas eu le temps de l’entendre jusqu’au bout. Mais Caton est informé de tout. D’abord que j’ai appris le danger dont vous étiez menacée, j’ai volé à votre secours. Je vous ai trouvée accablée de douleur, et je vous avoue que je suis comblé de joie d’apprendre le sujet de vos larmes.
MARCIE.
Ah ! J’ai été surprise dans un temps où je pensais n’avoir rien à ménager. Mais je ne saurais rappeler ce qui m’est échappé. La tendresse que je tâchais d’étouffer dans le fond de mon coeur, a rompu les faibles obstacles que je lui opposais ; et puisqu’elle a éclaté, il n’est plus en ma puissance de vous la cacher.
JUBA.
Ah ! Je suis dans le ravissement ! Aimez-vous donc, charmante Marcie !
MARCIE.
Et vivez-vous pour me le demander ?
JUBA à part.
Oui, je vis ; et la vie ne m’a jamais été si chère, puisque je n’ai jamais ressenti la joie que je ressens présentement.
MARCIE.
Prince, avant que je vous crusse mort, j’ignorais moi-même l’excès de ma tendresse.
JUBA.
Heureuse méprise !
MARCIE.
Heureuse Marcie !
JUBA.
Cher objet de mes voeux ! Unique joie de mon coeur ! Ah ! Les paroles sont trop faibles pour exprimer les transports de mon âme !
MARCIE.
Lucie, soutiens-moi les esprits qui tantôt avaient abandonné mon coeur, y reviennent, si tumultueusement que j’en suis accablée. Conduis-moi, je t’en prie, à mon Appartement. Ah ! Prince ! Je rougis, quand je pense à ce qui m’est échappé mais le destin m’a arraché cet aveu. Courez toujours dans la carrière de la gloire, sous les auspices des Dieux immortels : votre Vertu justifiera ma tendresse, et engagera le Ciel à favoriser nos feux.
SCÈNE VI. §
JUBA, seul.
Mon bonheur est si grand, que je crains encore que ce ne soit qu’un songe. Fortune bizarre, tu m’as assez récompensé de tes inégalités, et de tes rigueurs : je pardonne aux destins : quand même la Numidie serait obligée de subir le joug du vainqueur, et que les villes et les provinces subjuguées augmenteraient le faste de son triomphe, Juba ne se plaindrait pas de son sort ; et pourvu qu’il possède Marcie, il abandonne le reste du monde à César.
SCÈNE VII. Lucius, Caton. §
LUCIUS.
Je suis dans le dernier étonnement. Quoi ! L’orgueilleux Sempronius, qui transporté d’un zèle qui approchait de la fureur, semblait primer les plus ardents défenseurs de la Patrie.
CATON.
Nos Divisions domestiques ont enfanté tant de monstres et de scélérats, que je ne m’étonne plus de rien. Ah ! Lucius, je suis las de vivre dans un monde pervers, et la lumière du jour me fatigue mais voici Portius.
SCÈNE VIII. Caton, Portius, Lucius. §
CATON à Portius.
Que nous apprennent tes pas précipités, et le trouble, qui paraît sur ton visage ?
PORTIUS.
J’ai le coeur percé de douleur d’apporter une nouvelle qui va affliger mon père.
CATON.
César a-t-il encore versé du sang romain ?
PORTIUS.
Non, Seigneur : mais le traître Syphax, comme il exerçait ses troupes dans la grande place, le signal donné, a marché tout à coup, à la tête de sa cavalerie Numide, vers la porte du midi, où Marcus faisait la garde. D’abord que je m’en suis aperçu, je lui ai crié de s’arrêter ; mais il s’est moqué de mes ordres, et secouant la tête, il m’a répondu fièrement, qu’il ne voulait pas rester ici pour partager le sort de Sempronius.
CATON.
Perfides ! Mais vite, vas voir, si ton Frère Marcus se comporte en Romain.
SCÈNE IX. Caton, Lucius. §
CATON.
Lucius, je ne puis résister au torrent. Le droit cède à la force ; César est maître du monde qu’il a mis aux fers, et Caton n’y a plus rien à faire.
LUCIUS.
Lorsque l’orgueil, l’oppression, et l’injustice sont sur le trône, le monde a le plus de besoin de la présence de Caton. Ayez compassion du genre humain, et en sa faveur soumettez-vous à César, et ne dédaignez pas la vie.
CATON.
Veux-tu, Lucius, que je vive pour augmenter le nombre des esclaves de César, ou que par une lâche soumission j’abandonne la cause de Rome, et reconnaisse un tyran ?
LUCIUS.
Le vainqueur n’imposera jamais de dures conditions à Caton. Les ennemis mêmes de César rendent justice à ses vertus, et avouent qu’il est plein d’humanité.
CATON.
Détestables vertus, qu’il n’exerce qu’aux dépens de la liberté de sa patrie ! Une telle humanité populaire n’est pas moins criminelle que la trahison. Mais voici le jeune Juba. Ce généreux Prince paraît vivement touché du crime de ses perfides sujets.
LUCIUS.
Hélas ! Prince infortuné ! Son sort est digne de pitié !
SCÈNE X. Juba, Caton, Lucius. §
JUBA.
Caton, je suis couvert de confusion, et je ne saurais soutenir votre présence.
CATON.
Quel est ton crime ?
JUBA.
Je suis Numide ?
CATON.
Mais un brave Numide ; tu as une âme romaine.
JUBA.
N’êtes-vous pas informé de ce que mes sujets infidèles viennent de faire ?
CATON.
Hélas ! Jeune Prince, la fraude et la trahison sont de tout pays, et de tous les climats. Rome a ses Césars.
JUBA.
C’est être généreux que de consoler, comme vous faites, les malheureux.
CATON.
Il est de la justice d’applaudir au mérite. Prince, la fortune a mis ta vertu à l’épreuve, tu l’as soutenue avec fermeté, et de même que l’or qui est épuré par le feu, tu brilles avec plus d’éclat.
JUBA.
Que puis-je vous répondre ? Mon âme ravie ne saurait exprimer la joie secrète dont elle est pénétrée : oui, divin Caton, je préfère votre approbation à l’empire de Numidie.
SCÈNE XI. Portius, Caton, Lucius, Juba. §
PORTIUS hors d’haleine, et troublé.
Ciel ! Malheur sur malheur et douleur sur douleur ! Cruel destin ! Mon frère Marcus.
CATON.
Qu’a-t-il fait ? A-t-il abandonné son poste ? A-t-il lâché le pied ? Les a-t-il laissés passer sans coup férir ?
PORTIUS.
À peine ai-je quitté ces lieux que le premier objet qui s’est offert à ma vue, a été le corps de ce cher frère, porté sur les boucliers des soldats qui avaient échappé au combat, blême, sans vie, et couvert de blessures. Il a soutenu les efforts d’une multitude d’ennemis à la tête d’une poignée d’amis, résolu de vaincre ou de mourir, jusqu’à ce qu’enfin, accablé par le nombre, il a expiré en grand homme.
CATON.
Je suis content.
PORTIUS.
Mais avant que la mort lui ait arraché le fer de la main, il en a percé le perfide Syphax. J’ai vu moi-même ce vieux traître mordre la poussière, écumant de rage de se voir terrassé.
CATON.
Grâces aux Immortels, mon fils a fait son devoir ! Portius, quand la Parque aura tranché mes jours, ne manque pas de placer son urne près de la mienne.
PORTIUS.
Ah ! Fasse le ciel qu’elles soient longtemps séparées.
LUCIUS.
Caton, que votre Grandeur d’âme a un rude combat à soutenir ! Voyez le triste corps de votre fils qui approche : les sénateurs et les citoyens alarmés et éperdus, l’accompagnent fondant en larmes.
SCÈNE XII. Caton, Juba, Portius, Lucius, le corps de Marcus porté par des Soldats, Sénateurs, Suite. §
CATON, rencontrant le corps mort.
Te voilà mort, mon fils, mais tel que je t’embrasse ! Arrêtez, mes amis : placez-le devant moi, afin que mes yeux se repaissent de ce sanglant objet, et que je compte ses blessures. Que la mort est belle, lorsque la vertu l’accompagne ! Qui est-ce qui ne voudrait pas être à la place de ce jeune homme ? Ah ! Que ne peut-on mourir plus d’une fois pour sa patrie ? Mais pourquoi vous affligez-vous, mes amis ? Je rougirais de honte si la maison de Caton était tranquille, et florissante pendant les horreurs d’une guerre civile. Portius, regarde ton frère, et souviens-toi, que ta vie n’est pas à toi, lorsque Rome la demande.
JUBA à part.
Jamais mortel a-t-il fait paraître tant de fermeté !
CATON.
Hélas ! Mes amis, pourquoi pleurez-vous une perte particulière ? C’est Rome qui demande nos larmes : Rome ! La Maîtresse de l’univers ; Rome ! Mère féconde des héros, et les délices des Dieux ; Rome ! Qui humiliait l’orgueil des tyrans de la Terre, et qui brillait les fers des Nations hélas ! Rome n’est plus. Ô Liberté ! Ô Vertu ! Ô ! Patrie !
JUBA à part.
Dieux ! Quelle intégrité ! Quel amour de la patrie ! Il a vu d’un oeil sec un fils couché dans les bras de la mort, et il fond en larmes pour Rome !
CATON.
Tout ce que la vertu romaine a dompté, tout ce que le soleil éclaire, tout est à César. C’est pour lui que les Décius se sont dévoués ; c’est pour lui que les Fabius sont morts les armes à la main ; c’est pour lui que le grand Scipion a fait des conquêtes ; et que Pompée même a combattu. Hélas ! Mes amis ! Qu’est devenu l’ouvrage de tant de siècles ? Où est l’Empire romain ? Funeste ambition ! Tout est absorbé dans César ! Nos illustres ancêtres ne lui avaient rien laissé à vaincre que sa patrie !
JUBA.
Tant que Caton respirera, César aura honte des chaînes qu’il fait porter au genre humain, et rougira de ses triomphes.
CATON.
César rougir ? N’a-t-il pas vu Pharsale ?
LUCIUS.
Caton, il est temps que vous songiez à votre salut, et au nôtre.
CATON.
Lucius, ne faites point d’attention à mal : je suis en sûreté. Le Ciel ne me laissera pas à la merci du vainqueur. Et César ne dira jamais, j’ai dompté Caton. Mais, hélas ! Mes Amis, le soin de votre salut remplit mon esprit d’inquiétude : mille terreurs s’élèvent dans mon âme. Comment mettrai-je mes amis en sûreté ! C’est à présent, César, que je commence à te craindre.
LUCIUS.
César sait faire grâce, nous n’avons qu’à la lui demander.
CATON.
Hé bien, demandez-la lui, je vous en conjure ! Dites-lui que Caton est l’auteur de tout ce qu’on a fait contre lui. Ajoutez, si vous voulez, que je le prie moi-même, les larmes aux yeux, de ne pas faire éclater son ressentiment sur la vertu de mes amis. Juba, votre sort me fait de la peine : je ne sais, si vous ne feriez pas bien de rechercher la protection du vainqueur, pour regagner la couronne de Numidie.
JUBA.
Si je vous abandonne tant que je jouirai de la vie, puissent les Dieux immortels abandonner Juba !
CATON.
Jeune Prince, si je puis lire dans l’avenir, tes vertus te rendront illustres : un jour viendra où l’on ne regardera pas à Rome comme un crime, d’avoir été ami de Caton. Portius, approche-toi de moi : mon fils, tu as souvent vu ton père tâcher, dans un État corrompu, d’arrêter le torrent du vice, et de la faction ; et tu le vois présentement épuisé de forces, accablé par le nombre, et perdu sans ressource. Je te conseille de songer de bonne heure à la retraite, et d’aller passer le reste de tes jours à ton héritage paternel dans le territoire des Sabins, que l’illustre Caton, mon grand-père, cultivait de ses propres mains, et où tous nos ancêtres ont joui des douceurs d’une vie champêtre, et de la tranquillité qui accompagne la vertu, la frugalité, et la tempérance. Dans cette agréable solitude, fais des voeux pour la paix et pour la prospérité de Rome ; et contente-toi d’être homme de bien dans l’obscurité. Lorsque le vice règne, et que l’impiété est sur le trône, une vie privée est le poste d’honneur.
PORTIUS.
Je me flatte que mon père ne recommande pas à Portius une vie qu’il méprise lui-même.
CATON.
Adieu, mes Amis ! Si quelqu’un de vous ne veut pas se fier à la clémence du vainqueur, des vaisseaux que j’ai fait équiper, et qui sont prêts à faire voile, vous porteront au port où vous souhaiterez aborder. Y a-t-il quelque autre chose en quoi je puisse vous servir ? Le vainqueur approche. Encore une fois, Adieu, mes amis ! Si jamais nous nous rencontrons, ce sera dans des climats plus heureux, et sur des bords plus assurés, où la présence de César ne viendra plus nous inquiéter.
Dans ces lieux de délices, le jeune guerrier, qui animé de l’amour de la vertu a expiré en combattant vaillamment pour sa patrie, se trouvera victorieux ; et le ferme défenseur des droits du genre humain, quoique ici en butte à la faction , au vice, et à la mauvaise fortune, verra ses généreux travaux couronnés.
ACTE V §
SCÈNE PREMIÈRE. §
CATON seul, assis et rêveur, tenant en sa main le Livre de Platon de l’Immortalité de l’Âme.
Cela ne peut être autrement Platon, tu raisonnes juste ! Car enfin, d’où nous vient cette flatteuse espérance, cet ardent désir de l’immortalité ? D’où nous vient cette crainte secrète, et cette horreur intérieure du néant ? D’où vient que l’âme se révolte contre cette pensée, c’est la divinité qui agit en nous ; c’est le Ciel même qui nous fait entrevoir un avenir et une éternité. Une éternité ! Idée agréable, et terrible en même temps ! Dans quels mondes divers et inconnus devons-nous passer ? Quels changements devons-nous subir dans ce vaste Infini ? Ce grand objet, cet espace sans bornes, est devant moi ; mais des ombres, des nuages, et des ténèbres le cachent à ma vue. Je m’en tiens à ceci : s’il y a une puissance au-dessus de nous (et les merveilles que les ouvrages de la nature étalent à nos yeux, ne nous permettent pas d’en douter) il faut que cette puissance aime la vertu, et ce qui est l’objet de son amour, ne saurait manquer d’être heureux : mais quand ? Comment ? Ce monde a été fait pour César ! Je suis las de mes incertitudes. Ceci les finira.
Me voilà doublement armé, la mort et la vie, le poison et l’antidote sont en mes mains : l’un, dans un instant, tranche le fil de mes jours ; l’autre m’apprend que je suis immortel. L’âme sûre de son existence, méprise le poignard, et brave la mort. Les astres perdront leur splendeur, la brillante lumière du soleil s’éteindra avec le temps, toute la Nature succombera sous le poids des années ; mais mon âme jouira d’une Jeunesse éternelle, et elle ne ressentira aucune atteinte, parmi le furieux choc des 2léments, le naufrage de la matière, et la dissolution de l’Univers. Mais d’où vient cette pesanteur qui accable mes esprits ? Quel est cet assoupissement qui s’empare de mes sens ? La nature fatiguée par les soucis, s’affaisse d’elle-même, et cherche le repos. Il faut la satisfaire encore une fois, afin que mon âme recréée par le sommeil, puisse en se réveillant prendre son essor avec toute sa vigueur, et soit une offrande digne du Ciel. Le crime et la crainte qui l’accompagne, troublent le repos ; mais Caton qui ignore l’un et l’autre, ne fait point de différence entre le sommeil et la mort.
SCÈNE II. Caton, Portius. §
CATON continue.
Mais quoi ! D’où vient, mon dils, que vous venez sans être appelé ? N’ai-je pas ordonné qu’on me laissât seul ? Pourquoi ne suis-je pas obéi ?
PORTIUS.
Ah ! Mon cher père, quel affreux objet s’offre à ma vue ? À quel dessein cette épée nue ? Permettez, je vous en conjure, que
CATON.
Jeune indiscret, n’y touchez pas.
PORTIUS.
Ah ! Souffrez que les prières, les larmes, et le danger commun de vos amis vous l’arrachent des mains.
CATON.
Quoi ! Voudrais-tu me trahir ? Voudrais-tu me livrer comme un Captif, comme un Esclave entre les mains de César ? Retire-toi, apprends à obéir à un père, ou sache, jeune Homme !
PORTIUS, en pleurs.
Ah ! Seigneur, ne m’accablez pas de votre indignation. Vous savez que je sacrifierais mille vies, plutôt que de vous désobéir.
CATON.
Eh bien ! Me voilà encore, maître de mon sort. Que les légions de César nous assiègent maintenant de toutes parts ; et ferment toutes les avenues ; que ses flottes couvrent la mer, et bloquent tous les ports ! Caton saura s’ouvrir un passage, et tromper ses orgueilleuses espérances.
PORTIUS.
Seigneur, pardonnez à un fils, qui est pénétré de douleur ! Ah ! Mon père, peut-être que c’est la dernière fois que j’aurai le bonheur de vous appeler de ce tendre nom ! Mon père, je vous en conjure, laissez-vous fléchir à mes larmes. Permettez à mes soins de vous arracher au sort funeste que vous vous préparez.
CATON, l’embrassant.
Je n’ai jamais trouvé en toi que de la piété et de l’obéissance : mon fils, essuie tes larmes : tout ira encore bien. Les Dieux immortels auxquels j’ai tâché de plaire, sont trop justes pour ne pas secourir Caton, et avoir soin de ses enfants.
PORTIUS.
Vos paroles me redonnent la vie !
CATON.
Portius, tu peux te reposer sur ma conduite ; et compter que ton père ne fera rien qui ne soit digne de toi. Mais pars, mon fils ; va voir, si les amis de ton père manquent de quelque chose. Aie soin de les faire embarquer ; et viens me dire si les vents et Neptune propices à mes voeux favorisent leur retraite. Mon esprit est accablé de soucis, et cherche la douceur du repos.
PORTIUS.
Je respire enfin, et mon coeur soulagé.
SCÈNE III. Portius, Marcie. §
PORTIUS.
Ô Marcie ! Ô ma chère soeur ! Il y a encore lieu d’espérer que notre père n’abandonnera pas une vie qui est si nécessaire à sa famille, et à sa patrie. Il s’est retiré pour aller reposer, et son esprit paraît tout à fait tranquille. Les ordres qu’il vient de me donner, en sont des marques certaines ; et font voir qu’il n’est occupé que du Salut de ses Amis. Je t’en prie, Marcie, aie soin que personne ne trouble son repos.
SCÈNE IV. §
MARCIE seule.
Dieux immortels, qui gardez le juste, veillez alentour de sa couche ; versez-lui des pavots, adoucissez son sommeil, dissiper ses chagrins, et tranquilliser son esprit par des songes agréables. Souvenez-vous de toutes ses vertus, et faites voir aux hommes, que la probité est sous votre protection !
SCÈNE V. Lucie, Marcie. §
LUCIE.
Où est ton père, ma chère Marcie, où est Caton ?
MARCIE.
Parle bas, ma chère Lucie, Caton repose. Je sens l’espérance revivre dans mon coeur : je me flatte encore que nous verrons finir nos malheurs.
LUCIE.
Ah ! Je tremble et frémis toutes les fois que je pense à Caton ! Il est sévère, et redoutable comme une divinité. Il ne sait ce que c’est que d’avoir de lindulgence pour la fragilité humaine, ni pardonner des faiblesses qu’il n’a jamais connues.
MARCIE.
Quoique sévère et redoutable aux ennemis de Rome, il est, ma chère Lucie, généreux, doux, pitoyable et bénin à ses amis. Dans son domestique, il n’est que bonté et que tendresse : je l’ai toujours trouvé indulgent, et favorable à mes désirs : enfin, c’est le meilleure père qui fût jamais.
LUCIE.
C’est de lui seul que dépend entièrement notre félicité : Marcie, nos chagrins sont à peu près les mêmes ; et sommes vous et moi dans le même embarras. Le Grand Destin qui a tranché la vie de votre Frère Marcus, que nous pleurons l’une et l’autre.
MARCIE.
Et que je pleurerai toujours : jeune Infortuné !
LUCIE.
Le Destin, dis-je, a affranchi mon âme, et m’a dégagée de mon voeu. Mais qui sait les sentiments de Caton ? Qui sait ses intentions à l’égard de Portius ; ou de quelle manière il a résolu de disposer de Vous ?
MARCIE.
Qu’il vive, c’est assez ! Les Dieux feront le reste.
SCÈNE VI. Lucius, Marcie, Lucie. §
LUCIUS.
Que le repos de l’homme vertueux est doux et tranquille ! Marcie, je viens de voir ton Divin père. Quelque Puissance invisible semble soutenir sa grande âme dans toute sa Majesté. Un profond sommeil s’est emparé de ses sens, et des songes agréables paraissent occuper son esprit. Comme j’approchais de son lit, il s’est écrié, en souriant, César, tu ne saurais me nuire !
MARCIE.
Ah ! Je crains que quelque pensée ne roule encore dans son esprit.
LUCIUS.
Lucie, d’où vient cet excès de douleur ? D’où vient ce torrent de larmes ? Ma fille, sèche tes pleurs. Nous sommes tous en sûreté, pendant que Caton respire. Sa présence nous protège.
SCÈNE VII. Juba, Lucie, Marcie. §
JUBA.
Lucius, la cavalerie que j’avais fait sortir pour battre l’estrade, et pour reconnaître la force et la posture des ennemis, vient de rentrer. Leur camp n’est qu’à une petite heure de marche ; et on le découvre du haut de la tour de l’occident. Leurs boucliers et leurs casques brunis réfléchissent les rayons du soleil couchant, et remplissent de feu toute la plaine.
LUCIUS.
Marcie, il est temps d’éveiller votre père. César est encore dans la disposition de nous accorder une capitulation ; et il ne se tient à l’écart, que pour attendre les dernières résolutions de Caton.
SCÈNE VIII. Lucius, Portius, Juba, Marcie, Lucie. §
LUCIUS continue.
Portius, on lit sur ton visage quelque avis important ! Qu’est-ce que tu nous viens apprendre ? Il me semble qu’une joie naissante brille dans tes yeux.
PORTIUS.
Comme j’allais à grands pas vers le port, où les amis de mon père, impatients de faire voile, accusent les vents contraires, un vaisseau est arrivé de la part du fils de Pompée, qui du fond de l’Espagne demande vengeance de la mort de son père, et arme toute cette nation guerrière en sa querelle. Si Caton était à leur tête, Rome pourrait encore maintenir ses droits, et recouvrer sa liberté. Mais quel bruit frappe mes oreilles ! Ciel ! Quel gémissement viens-je d’entendre ! Ah ! Que je vole à mon père.
SCÈNE IX. Lucius, Marcie, Juba, Lucie. §
LUCIUS.
Caton dans son sommeil même pense toujours à Rome ; et le trouble où cette pensée le jette, lui fait pousser des soupirs pour le salut de sa patrie : mais quoi ! Le gémissement redouble ! Dieux ! Protégez-nous !
MARCIE en pleurs.
Hélas ! Hélas ! Ce n’est point là la voix d’une personne qui dort ! Ce sont les lugubres accents d’un Mourant ! Ah ! Ciel ! Mon père expire !
SCÈNE X. Portius, Lucius, Juba, Marcie, Lucie. §
PORTIUS en pleurs.
Ô Spectacle d’horreur ! Ah ! Marcie ! Nos craintes n’étaient que trop justes ! Hélas ! Nous n’avons plus de père ! Caton s’est jeté sur son épée.
LUCIUS.
Ah ! Portius, épargnez-nous les horreurs de ce triste récit. Nous ne devinons que trop le reste.
PORTIUS.
Je l’ai relevé, et placé sur son siège, où blême, faible, et palpitant, il est prêt à rendre le dernier soupir ; mais comme, avant que son âme s’envole, il demande à voir ses amis, ses gens, pour obéir à ses ordres, le portent en ces lieux, fondant en larmes.
SCÈNE XI. Portius, Lucius, Juba, Marcie, Lucie. §
MARCIE en pleurs.
Dieux ! Donnez-moi la force de soutenir la vue d’un objet plus terrible que la mort même ! Aidez-moi à rendre les derniers devoirs à un père !
JUBA.
Voilà, César, le fruit de tes exploits ! Voilà à quoi se réduisent tes triomphes !
LUCIUS.
Hélas ! Rome n’est plus !
CATON sur le devant du théâtre, parlant à ceux qui le portent.
Arrêtez. Portius, approche-toi de moi. Mes amis sont-ils embarqués ? Peut-on encore faire quelque chose pour leur service ? Que le peu de vie qui me reste, ne soit pas inutile. Ah ! Lucius, es-tu encore ici ? Tu as trop de générosité. Perpétuons, je t’en prie dans nos familles l’amitié qui est entre nous ; et rends Portius heureux en lui donnant ta fille Lucie. Hélas ! Il fond en larmes ! Marcie, ma fille. Ah ! Soutenez-moi. Marcie, Juba a de l’amour pour toi : lorsque la République était encore debout, un Sénateur de Rome eût dédaigné l’alliance d’un Roi ; mais les armes de César ont tout renversé, et tout confondu. Quiconque est brave et vertueux, est Romain. Ah ! Je pâme ! Qu’il me tarde de me voir délivré d’un monde plein de vanité, et le séjour du crime et du repentir. Mais il me semble qu’un rayon de lumière vient éclairer mon âme dans son essor. Hélas ! Je crains de m’être trop précipité. Dieux immortels, scrutateurs du coeur de l’homme, qui en développez les replis les plus cachés, et qui examinez ses pensées les plus secrètes, si j’ai commis un crime, ne me l’imputez pas ! Le plus sage des humains est sujet à faillir ; mais votre bonté est infinie ! Et ... Ah !
LUCIUS.
Ah ! La plus grande Âme qui ait jamais animé un Romain, vient de s’envoler ! Ah ! Caton ! Ah ! Cher ami ! Ta dernière Volonté sera religieusement exécutée. Mais portons ce corps majestueux et respectable au camp de César, et étalons-le à sa vue, afin qu’il nous serve comme de bouclier contre la fureur du Vainqueur. Caton, quoique mort, protégera encore ses amis. La fin tragique de ce grand homme montre aux Nations, quels sont les terribles effets des divisions domestiques. C’est le démon de la discorde qui déchire les entrailles de notre patrie : c’est lui qui porte partout l’épouvante et l’effroi ; qui livre Rome en proie à Rome même ; qui enfante la fraude et la cruauté ; c’est lui, enfin, qui pour mettre le comble à ses fureurs, enlève Caton aux humains criminels, et indignes de sa présence.