Chez la vefve NICOLAS DE SERCY, au
Palais, en la Sale Dauphine, à la
Bonne-Foy Couronnée.
M. DC. XLVII.
AVEC PERMISSION.
Édition critique établie par Aurélia Pouch dans le cadre d'un mémoire de master 1 sous la direction de Georges Forestier (2007-2008)
Introduction §
La pièce que nous nous proposons d’étudier ici, Le Turne de Virgile, fait partie de ce répertoire largement oublié des auteurs dits mineurs du XVIIe siècle. Oublié parce que, il faut le reconnaître, il est de qualité moindre que les chefs-d’œuvre de Corneille, Molière, Racine et autres Rotrou, mais aussi parce que les critiques du XVIIe siècle et d’aujourd’hui l’ont dévalorisé, parfois injustement. Qu’on nous permette de citer ici deux critiques portant sur Le Turne de Virgile, qui n’ont pas vraiment contribué à sortir cette pièce de l’oubli :
Sa tragi-comédie, pas plus que sa tragédie, adaptée des livres VII et XII de l’Enéide, ne mérite de retenir l’attention1.
« Le Turne de Virgile rappelle trop Le Cid pour qu’on puisse éviter une comparaison défavorable : c’est un Cid édulcoré, sans grandeur tragique. Apparemment le plus grand modèle pour La Brosse est Corneille et non Virgile. […] Dans une même langue, une imitation aussi fidèle tend au plagiat. » (Françoise Kantor, dans sa préface à l’édition du Turne de Jean Prévost).
On le voit, les commentaires sur cette pièce sont autant sommaires que négatifs. C’est pourquoi nous essaierons dans cette édition critique d’évaluer de manière approfondie ses qualités et ses défauts, afin d’établir le rôle qu’elle a pu jouer dans l’histoire du théâtre du XVIIe siècle en France.
L’auteur : biographie et carrière littéraire §
Nous ignorons tout de l’auteur du Turne de Virgile, aucune donnée biographique n’étant parvenue jusqu’à nous2. Son nom fait à lui seul problème : en effet, sur les cinq pièces que ce dramaturge a écrites entre 1642 et 1648, quatre sont signées Brosse, et une seule (le Turne) La Brosse. Est-ce le même auteur ? On peut se poser la question, dans la mesure où il y avait effectivement deux frères Brosse, comme nous l’apprenons dans la préface du Curieux impertinent ou le jaloux (comédie de 1645) : c’est notre auteur qui signe cette préface, du nom de Brosse, mais la pièce est de la main de son frère, mort prématurément : « C’est trop pour te faire estimer ce Poëme, que tu sçaches qu’il n’est le travail que de quinze jours, et c’est assez pour que tu l’admires, de t’asseurer que son Autheur l’a composé à l’âge de treize ans […] Car outre que mon Genie n’a pas plus de force en sa jeunesse, que celuy de l’Autheur en avoit en son enfance, c’est que depuis sa mort il ne m’a pas esté possible de lire d’un œil sec deux pages de son manuscrit : Je l’ay donné à l’Imprimeur tel que je le receu de la main de celuy à qui tu le dois, duquel si tu desires d’apprendre le nom ; sçache qu’il estoit mon frere, et que je me nomme BROSSE. » (Au lecteur).
Nous ne savons pas sous quel nom signait ce frère : signait-il La Brosse et est-il aussi l’auteur de la tragédie, jouée elle aussi en 1645 ? Nous ne le saurons sûrement jamais, mais plusieurs éléments tendent à démentir l’hypothèse de deux auteurs (l’un pour les quatre pièces signées Brosse, et l’autre pour le Turne de Virgile) : tout d’abord, les pièces sont toujours dédiées à des personnalités de la région d’Auxerre (Monsieur de Bastonneau, seigneur de Vincelottes, Monsieur de Lambert, Marquis de Saint-Prix, Mesdemoiselles de Vincelottes et Messire François de Rochefort, gouverneur des villes d’Avallon et Vézelay) ou font référence, dans l’épître, aux habitants d’Auxerre (La Stratonice ou le malade d’amour), et il semble donc probable que Brosse était originaire de cette région. Deuxième point, il y a de trop grandes similitudes, aussi bien d’écriture que de dramaturgie, entre les pièces, pour songer à deux auteurs différents : que l’on compare la Stratonice (sa première pièce) et le Turne de Virgile, et l’on trouvera des vers très proches3 ; sur le plan dramaturgique, toutes les pièces de Brosse comportent un déguisement ou, du moins, un jeu sur l’identité : dans la Stratonice, le héros ne sait plus qui est qui ; dans les Songes des hommes esveillez, Clarimond, Clorise et Isabelle offrent à Lisidor, pour le tirer de la mélancolie qui l’accable depuis la disparition de sa fiancée dans un naufrage, trois spectacles de mystifications, puis une véritable représentation théâtrale ; dans le Turne de Virgile, c’est Juturne qui se déguise en chevalier ; et enfin, dans l’Aveugle clair-voyant, où Cléanthe joue la comédie en se faisant passer pour un aveugle, et où Nérine prend la place de sa maîtresse Olimpe. Cette proximité dramaturgique semble plaider en faveur d’un seul et même auteur. Ce qui est corroboré par l’allusion que Brosse fait, dans l’avis au lecteur des Innocens coupables, au Turne de Virgile : « Je te promets dans peu une Comedie que j’appelle les Songes des Veillans que j’espere qui te satisfera, et une Tragedie intitulée le Turne où tu verras si j’ai manqué de force pour surmonter Virgile que j’ay eu au moins assez d’assurance pour l’envisager. » Brosse est bien l’auteur de cette tragédie. Pourquoi signe-t-il alors tantôt Brosse et tantôt La Brosse ? L’énigme reste entière.
L’existence d’un frère lui aussi dramaturge et des origines auxerroises probables sont donc les seuls éléments biographiques que nous possédions. Un historien de la ville d’Auxerre, l’Abbé Lebeuf, fait allusion dans ses Mémoires concernant la ville d’Auxerre4 à un certain N. Brosse, fils d’un chapelier de la ville, auteur d’une seule tragédie, et qui aurait été tué en 1651. S’agit-il de notre auteur ? Brosse n’a écrit en effet qu’une seule tragédie (le Turne de Virgile), et sa dernière pièce, l’Aveugle clair-voyant, a été publiée en 1650 : qu’il soit mort en 1651 est donc une possibilité, d’autant que Les Anagrammes royales qui lui ont longtemps été attribuées, et qui datent de 1660, sont en fait l’œuvre du Révérent Bénédictin Brosse, Louis Gabriel de son prénom, et dont tous les écrits datent d’après 16515. Comment expliquer autrement que par la mort le fait que cet auteur, après avoir donné au public cinq pièces en huit ans, se soit brutalement arrêté ? Et pourtant, il est impossible d’affirmer que le N. Brosse cité par l’Abbé Lebeuf est bien le dramaturge : en effet, que celui-ci signe Brosse ou La Brosse, il ne donne jamais son initiale.
Cette absence d’informations biographiques a sans doute contribué à la disparition progressive de notre auteur de l’histoire littéraire, d’autant que celui-ci n’a visiblement pas cherché à s’imposer à Paris. Il a certainement dû y monter pour faire représenter ses pièces et les faire publier, mais sans plus. Il dédie ses pièces à des personnalités locales, et ne devait donc pas avoir de puissant protecteur à la Cour (ce qui n’a pas empêché que sa comédie Les Songes des hommes esveillez soit représentée devant le Roi et la Cour). Parmi ses contemporains, seul d’Aubignac fait allusion à lui dans sa Pratique du théâtre6 : il lui aurait déconseillé de traiter le sujet de Stratonice, ce que Brosse a pourtant fait, mais ce dont d’Aubignac semble ne pas vouloir se souvenir.
Voilà qui nous amène à la carrière littéraire de Brosse. Il est l’auteur, en un temps relativement court, de cinq pièces (et non six, comme nous l’avons expliqué plus haut) : La Stratonice ou le malade d’amour, tragi-comédie représentée en 1642 et publiée en 1644 ; Les Innocens coupables, comédie représentée en 1643 et publiée en 1645 ; Les Songes des hommes esveillez, comédie représentée en 1645 et publiée en 1646 ; Le Turne de Virgile, représentée en 1645 et publiée en 16477 ; L’Aveugle clair-voyant, comédie représentée en 1648 ou 1649 devant le Roi et publiée en 1650. Comme on le voit, Brosse s’est essayé, comme de nombreux auteurs de son temps, à tous les genres dramatiques, mais seules ses comédies semblent avoir rencontré un réel succès : Les Songes des hommes esveillez sont encore représentés à l’Hôtel de Bourgogne lors de la saison 1646-16478, L’Aveugle clair-voyant est traduit en allemand en 1663 et 1669. Ces comédies se caractérisent par la mise en place de la dialectique du réel et de l’illusion, fondamentale dans l’esthétique théâtrale de la première moitié du XVIIe siècle, supportée par une « dramaturgie de l’oxymore »9 tout à fait novatrice ; mais sa tragédie s’avère elle aussi particulièrement audacieuse. En effet, elle s’inspire d’un épisode de l’Enéide, adapté une seule fois au théâtre, par Jean Prévost en 1612, dans sa tragédie Turne (généralement, les auteurs préfèrent l’épisode du chant IV : les amours de Didon et d’Enée, et la séparation des amants). En outre, la tentative de Brosse est audacieuse, parce qu’elle cherche à transformer en tragédie une épopée, qui n’offre pas vraiment de matière tragique : chez Virgile, il n’y a pas de phrase décrivant une séparation douloureuse des amants et pouvant donner lieu à une tragédie ; le chant XII de l’Enéide est un chant épique et son adaptation au genre tragique n’allait pas de soi.
Dès lors, comment expliquer la si rapide disparition, déjà au XVIIe siècle, d’un auteur visiblement dynamique et original ? Nous avons déjà souligné le fait que l’absence d’éléments biographiques a dû accélérer les choses. Mais il faut aussi mentionner que Brosse utilise des procédés théâtraux assez archaïques (en particulier le décor à compartiments sur lequel nous reviendrons), qui ne correspondaient déjà plus de son temps aux attentes des spectateurs. Et surtout, les critiques des siècles suivants ont toujours déprécié son œuvre. Voici ce que disent les frères Parfaict à propos du Turne de Virgile : « Nous croyons qu’il est superflu d’entrer dans le détail d’un poème dont le sujet est connu, et qui ne contient rien d’assez curieux pour amuser le lecteur. La versification est faible, et les endroits traduits de l’Enéide servilement et sans grâce »10. Par ailleurs, Brosse a souvent été considéré, tant par les frères Parfaict que par la critique contemporaine, comme un suiveur, tantôt de Calderón pour Les Innocens coupables11, tantôt de Corneille pour Le Turne de Virgile12, sans originalité, réputation qui l’a fortement handicapé face à des rivaux comme Corneille, Rotrou… Mais, comme cela a déjà été montré pour ses comédies13, et comme nous tenterons de le faire pour sa tragédie, l’œuvre de Brosse présente un intérêt non négligeable dans l’histoire du théâtre français du XVIIe siècle.
La pièce : résumé, représentation et mise en scène §
Résumé §
Présupposés : Enée et ses compagnons ont été vaincus à Troie par les Grecs et se sont donc enfuis. Mais un oracle leur a prédit qu’ils fondraient une nouvelle Troie et qu’ils deviendraient très puissants, mais pour cela ils doivent traverser de nombreuses épreuves. Juste avant la pièce, Enée arrive en Italie, où il apprend que c’est sur le site de Lavinium qu’il doit construire sa ville et qu’il doit épouser la fille du roi. Mais il se heurte bien sûr aux habitants autochtones…
Acte I : l’action commence in medias res, pendant la guerre entre les Troyens, emmenés par Enée, et les Latins, dont le roi est Latinus. Ceux-ci sont en mauvaise posture, et le roi Latinus souhaite mettre un terme au combat en acceptant de donner sa fille à Enée. Turne, grand guerrier latin et fiancé de Lavinie, fille de Latinus, refuse de rendre les armes, et propose un duel entre Enée et lui, pour mettre fin à la guerre : le vainqueur obtiendra la main de Lavinie, et deviendra par conséquent le successeur de Latinus. Celui-ci, après de longues réticences, accepte. Pendant que Turne se galvanise pour le combat, arrivent Amata, la reine, et Juturne, la sœur de Turne, qui tentent de le convaincre de renoncer à ce duel où il risque de perdre la vie. Turne ne veut rien savoir ; intervient alors Lavinie, qui exerce sur son fiancé un chantage et qui amène Turne à renoncer au combat par amour pour elle. Mais le roi revient, et rappelle à Turne ce qu’il a promis : Turne part au combat.
Acte II : Lavinie et Juturne sont désespérées à l’idée de perdre leur amant et leur frère, mais Sidon leur annonce que le duel est annulé car les Troyens refusent de laisser combattre Enée. Lavinie est soulagée, mais Juturne se méfie d’une bonne nouvelle si soudaine. De fait, Turne apparaît pour leur dire qu’Enée a décidé de combattre malgré l’opposition de son peuple. Lavinie est effondrée, tente de retenir son amant, mais Turne cette fois-ci ne se laisse pas attendrir et le roi intervient pour rappeler à sa fille son devoir. De son côté, Juturne confie à Sidon un secret dont ni le lecteur ni le spectateur ne sont informés.
Acte III : l’action se passe dans le camp troyen. Acate tente de faire renoncer Enée au duel, sans succès : Enée explique comment il est arrivé là, clame son amour pour Lavinie… Latinus et Turne arrivent pour le combat. Les deux partis échangent des serments, mais alors que le duel s’apprête à commencer, un cavalier intervient pour empêcher les deux chefs de se battre, et finit par transformer le duel en une bataille générale, de sorte que les deux combattants initialement prévus ont moins de chance de se tuer l’un l’autre.
Acte IV : Turne, très vexé, explique à la reine Amata ce qui s’est passé, furieux de n’avoir pas pu conquérir la gloire qu’il convoitait. De plus les Latins ont battu en retraite et le roi a disparu. Tyrène nous apprend qu’il est prisonnier des Troyens. Turne doit alors subir les reproches d’Amata, puis de Lavinie, d’ « estre perfide Amant et Chef peu courageux »14. Lavinie lui demande d’aller chercher son père ou de l’oublier : Turne s’apprête à aller au camp troyen quand survient le roi Latinus, sain et sauf, libéré par Enée dont il vante les mérites. Mais Enée réclame le duel. Pendant ce temps, Turne reçoit une lettre du mystérieux cavalier qui a empêché le duel : nous apprenons en même temps que lui qu’il s’agissait de sa sœur Juturne, et qu’elle est morte durant la bataille. Plein de fureur, Turne part combattre pour venger sa sœur, sans écouter Lavinie.
Acte V : Sidon vient raconter le duel à Lavinie et Amata : Turne est mortellement blessé et le roi a donné Lavinie à Enée. Les deux femmes refusent cette décision. Enée arrive et déclare sa flamme à Lavinie qui reste sourde à ses propos, ce qui agace Latinus. Mais Turne, agonisant, désire parler à Lavinie : il lui demande d’accepter Enée pour époux et de l’aimer, ce qui suscite l’admiration d’Enée. Lavinie jure qu’elle le fera ; Turne meurt en héros ; mais Lavinie persiste à refuser Enée, malgré sa promesse. Le roi console alors Enée en lui conseillant de faire confiance au temps.
Représentation et mise en scène §
La pièce a vraisemblablement été représentée en 1645, mais nous ne connaissons ni le jour précis, ni le lieu de sa représentation. Brosse fait allusion dans l’Avis au lecteur qui accompagne les Innocens coupables, pièce jouée en 1643 et publiée en 1645, à la comédie qu’il donnera prochainement, les Songes des hommes esveillez, et à sa première et unique tragédie, Le Turne de Virgile. Bien qu’on ne sache pas quand ait été rédigé cet Avis, il faut qu’il l’ait été avant la représentation des Songes, donc avant ou pendant l’année 1644, ce qui signifie qu’en 1644, la tragédie de Brosse est déjà suffisamment avancée pour qu’il puisse écrire : « je te promets dans peu une Comédie que j’appelle les Songes des Veillans que j’espère qui te satisfera, et une Tragédie intitulée Le Turne où tu verras si j’ai manqué de force pour surmonter Virgile que j’ai eu au moins assez d’assurance pour l’envisager »15. Elle n’est pourtant représentée qu’en 1645, nécessairement entre novembre et mars, période réservée à la création des tragédies ; le lieu de création, en revanche, pose problème, car nous n’avons aucune information à ce sujet. Il existe en 1645 trois théâtres principaux à Paris : l’Hôtel de Bourgogne, le Marais (ancien jeu de paume), et le Palais-Cardinal. Ce dernier a été inauguré en 1641, le théâtre du Marais rouvre en octobre 1644, après avoir été détruit par un incendie au début de la même année ; quant à l’Hôtel de Bourgogne, c’est le plus ancien, puisqu’il existe depuis le XVIe siècle (1548). Tous trois étaient donc en activité en 1645 et susceptibles d’accueillir la création du Turne de Virgile. Toutefois, dans la mesure où trois autres pièces de Brosse, Les Innocens coupables, les Songes des hommes esveillez et l’Aveugle clair-voyant, ont été créées à l’Hôtel de Bourgogne, on peut penser qu’il en fut de même pour la tragédie.
D’autant que l’Hôtel de Bourgogne était connu pour ses représentations à décor multiple, dont Brosse fait usage dans quasiment toutes ses pièces, et précisément dans les Songes des hommes esveillez, qui venaient d’être créés en 1644 à l’Hôtel de Bourgogne : en effet, Brosse utilise encore ce qu’on appelle « le décor à compartiments », c’est-à-dire que, comme l’explique Sophie-Wilma Deierkauf-Holsboer16, « les lieux où devait se transporter l’action n’étaient pas présentés successivement comme cela se fait aujourd’hui, mais ils étaient juxtaposés et toujours présents sur la scène ». Les différents lieux étaient présentés sous forme de compartiments, et chacun était caché derrière une toile peinte ou un rideau, qu’on enlevait au moment voulu, manœuvre rappelée par Brosse dans l’Avis au lecteur du Turne de Virgile : « on doit abaisser une toile derrière laquelle ils se battent avec quelque bruit d’armes ». Ainsi, un seul lieu à la fois était visible pour les spectateurs. Ce type de décor était en usage depuis le Moyen Âge, et il est encore courant à l’Hôtel de Bourgogne entre 1622 et 1635. Mais à partir de cette date, le décor multiple tend à disparaître, sous l’influence toujours croissante des règles dramatiques. L’application des unités, la concentration et la simplification des pièces dramatiques réduit progressivement le nombre de compartiments sur scène, et conduit finalement à la sobriété du décor unique, et donc à l’installation d’un unique rideau de scène que nous connaissons encore aujourd’hui. Pourquoi Brosse conserve-t-il alors ce décor archaïque ? C’est que, en 1645, l’unité de lieu n’est pas encore bien fixée, et les pièces se déroulent souvent dans une ville entière, comme c’est le cas pour le Turne de Virgile, dont l’action se situe à Lavinium. Dans cette décennie de flottement cohabitent donc le décor à compartiments, qui indique les différents endroits de la ville où se déroule la pièce, et le grand rideau de scène, qui est installé en 1641 au Palais-Cardinal, et en 1647 à l’Hôtel de Bourgogne. En effet, la manœuvre du lever et de l’abaissement du grand rideau était tellement compliquée, qu’il n’était jamais utilisé pendant les entractes, et que donc les petits rideaux du décor à compartiments étaient conservés pour permettre les changements à vue. Dans le Turne de Virgile, ce petit rideau sert à cacher une scène de bataille, qui sans cela et sans possibilité d’abaisser le grand rideau, aurait pu choquer les spectateurs. Combien y avait-il de compartiments dans ce décor ? Dans la plupart des pièces relevées par Mahelot, il y a avait cinq compartiments disposés symétriquement autour du proscenium qui restait presque toujours libre. Le principal compartiment se trouvait en général au fond de la scène, puis sur les deux côtés, il y avait deux compartiments dont les plus rapprochés de la salle étaient les plus importants. Dans le Turne de Virgile, on comptabilise nécessairement au moins trois compartiments : une salle du palais de Latinus (actes I, II, IV et V), le camp troyen (acte III) et le champ de bataille (acte III).
Sous des dehors d’archaïsme, Brosse se situe donc à une période charnière de la mise en scène de son temps.
Brosse et le théâtre de son temps §
Brosse et les règles §
Le Turne de Virgile est la seule tragédie de Brosse, et elle nous donne l’occasion de voir comment un jeune auteur adapte le « genre théâtral » par excellence qu’est la tragédie aux règles nouvellement établies pour contrer le genre « libre » de la tragi-comédie, qui connaît un flamboyant succès durant la décennie 1630-1640, et pour créer une illusion encore plus parfaite : désormais, les règles sont garantes de l’illusion, tout en permettant de régler le dérèglement des passions et de conserver au spectateur la conscience de l’artificialité de l’action présentée pour que la catharsis puisse agir17.
L’unité de temps est la première à se mettre en place : Chapelain publie dès 1630 sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures. Le temps de la fiction doit correspondre à peu près au temps de la représentation, pour que le spectateur ne se rende pas compte qu’il est au théâtre et que la vraisemblance soit donc maintenue. Chez Brosse, l’unité de temps fait déjà question. En effet, il ne met dans la bouche de ses personnages aucune indication temporelle, comme le font souvent les auteurs pour signaler qu’ils respectent cette unité. Brosse ne nous parle jamais du « jour qui se lève » ou de « l’approche de la nuit » ; à peine avons-nous en quelques endroits l’indication « dans peu de temps », pour montrer que l’action s’enchaîne assez rapidement18. Mais, comme pour Le Cid, il est assez peu vraisemblable que tant d’actions se passent en vingt-quatre heures : il y a une bataille générale, un duel, deux morts (Juturne et Turne), sans compter les nombreux reports du duel qui donnent lieu à d’assez longues discussions.
De cette première unité découle les deux autres : en un temps restreint, les déplacements sont limités et l’action ne peut être démultipliée. L’unité de lieu reste très souple jusque vers 1660 : comme le soulignent plusieurs théoriciens, il est invraisemblable que deux ennemis parlent et agissent en un même lieu. Aussi, on admet volontiers que l’action se déroule dans une ville ou une région, les personnages pouvant alors se déplacer sans choquer la vraisemblance. C’est pourquoi Brosse peut situer l’action de sa pièce « à Lavinium, ville du Latium, contrée d’Italie, maintenant appelée le territoire de Rome ». D’autant que l’usage du décor à compartiments, hérité des tragédies de la Renaissance où l’on aimait à multiplier les lieux de jeu, était encore fréquent en 1645, et permettait donc de montrer au public plusieurs lieux sur la même scène. A l’acte III, de la scène 3 à la scène 4, on passe ainsi d’un lieu à un autre, de la tente d’Enée au champ de bataille. Si l’unité de lieu proprement dite n’est pas encore très stricte, ce sont les liaisons de scènes qui commencent à devenir obligatoires au milieu du siècle : la scène ne doit pas rester vide. De ce point de vue, la pièce de Brosse est caractéristique de cette période où se mêlent décor multiple et liaisons de scène. En effet, elle présente plusieurs lieux, mais les scènes (et non pas les actes, car ils symbolisent parfois un changement de lieu) sont parfaitement liées : il y a toujours un personnage sur scène. Les deux liaisons principales sont celles de présence (pour une scène, il reste un acteur de la scène précédente sur le plateau) et de vue (la sortie des personnages est justifiée parce qu’ils voient arriver un autre personnage). Dans les deux cas, la sortie ou l’entrée des personnages est textuellement justifiée : ainsi, pour la liaison de présence à la fin de la scène 1 de l’acte I, Latinus sort pour « publier la nouvelle » du combat de Turne, ou à la scène 5 de l’acte IV, Turne sort pour venger sa sœur ; quant à la liaison de vue, elle est souvent introduite par « Mais j’apperçoy ma sœur qui vient avec la Reine » (I, 2), « la Reine que voicy » (II, 2), « Ænée arrive icy » (V, 3) … , tous éléments permettant de souligner la parfaite liaison des scènes et donc le respect de l’unité d’action.
Celle-ci commence à s’imposer dans les années 1630 : elle est une attaque directe aux partisans de la tragi-comédie, connue et appréciée pour ses actions multiples et éclatées. Elle est tout à fait respectée par Brosse : toute la pièce tourne en effet autour du duel entre Enée et Turne. Tous les personnages agissent en fonction de ce duel, que ce soit pour l’empêcher ou pour l’encourager, et l’action détachée du personnage secondaire qu’est Juturne a un impact direct sur le duel. Les actions découlent bien les unes des autres, et rendent donc la pièce vraisemblable. Et les épisodes virgiliens qui ne pouvaient se fondre dans ce moule de vraisemblance, Brosse les a modifiés : ainsi le suicide d’Amata, invraisemblable pour une reine qui n’est pas amoureuse et qui est en plus le soutien de sa fille, est remplacé par la péripétie tragi-comique de l’enlèvement du roi. Cet héritage tragi-comique se retrouve d’ailleurs dans la multiplication des actions tout au long de la pièce : la tragédie de Brosse est une pièce où s’enchaînent les changements de décision, les batailles, les enlèvements… Pour plaire au public, la nouvelle tragédie reprend le dynamisme de la tragi-comédie tout en réduisant la pluralité de l’action.
Mais la veine épique a dû poser un problème à Brosse au niveau des bienséances. En effet, cette notion prend une importance croissante dans les années 1640 : il importe de ne pas choquer le public, et donc de conformer les caractères des personnages, leur langage, et le traitement des faits, au code éthique des contemporains. Ainsi, la violence est totalement bannie de la scène, alors même qu’au début du XVIIe siècle, elle était au contraire une caractéristique très prisée du théâtre baroque, qui se plaisait à montrer sur scène meurtres, suicides, viols, enlèvements, morts… Désormais toutes ces actions ont lieu en coulisses. Il est donc impossible en 1645 de montrer sur scène de sanglantes batailles. Et la remarque de Brosse dans l’Avis au lecteur nous rappelle que la question était encore sensible en ce milieu de XVIIe siècle : « on doit abaisser une toile, derriere laquelle ils se battent avec quelque bruit d’armes. Cette observation devoit estre mise en marge, sur la fin du troisieme Acte ; mais l’imprimeur l’ayant obmise, j’ai bien voulu la placer icy, afin de prevenir ta censure qui m’auroit pû reprendre d’ensanglanter la Scéne […] ». Brosse n’ose pas montrer la bataille aux spectateurs, mais pense qu’ils auront plaisir à en entendre le bruit : « singulier compromis »19, qui nous révèle son souci des bienséances.
La tragédie française de 1634 à 1645 §
Entre 1630 et 1649, la production tragique ne cesse d’augmenter (passant de 38 tragédies pour la décennie 1630-1639 à 69 entre 1640 et 164920), quoique concurrencée par la tragi-comédie. De 1635 à 1640, l’histoire antique, la mythologie et la reprise de tragédies antiques (comme Médée) sont la principale source de sujets dramatiques. Les auteurs se plaisent à y introduire le merveilleux (c’est ce qui est aujourd’hui qualifié d’esthétique baroque), et on constate également des doublons : il y a alors deux troupes de théâtre à Paris, et souvent, les auteurs attitrés rivalisent sur un même sujet. On a ainsi deux Lucrèce, l’une de Chevreau et l’autre de du Ryer. A partir des années 1640, les tragédies racontant l’histoire de martyrs chrétiens se développent, mais les sujets antiques restent prépondérants, d’autant que Corneille connaît un succès conséquent avec ses trois tragédies romaines : successivement Horace (1640), Cinna (1642) et Polyeucte (1642). Il n’est pas impossible que ce succès ait influencé Brosse dans le choix de son sujet. Mais pourquoi choisir Virgile comme source principale ?
Jusqu’au XVIIIe siècle, Virgile fut admiré et vénéré sans réserves : on recense près de soixante éditions de Virgile en France au XVIe siècle, et les traductions, commentaires et parodies de son épopée dans la première moitié du XVIIe siècle abondent. Par ailleurs, le poète latin fait partie, avec Cicéron, Quintilien et Horace, des auteurs étudiés dans les collèges, et qui n’ont donc plus de secrets pour les élèves. Souvent, ces derniers sont capables de réciter des vers entiers de l’Enéide, comme nous récitons aujourd’hui des vers de Racine, ce qui explique que nous trouvions, en marge de la pièce de Brosse, des citations en latin de Virgile, sans traduction : elles ne faisaient pas mystère pour le lecteur de l’époque.
L’œuvre de Virgile a donc inévitablement donné lieu à des adaptations dramatiques au XVIIe, siècle du théâtre par excellence, et plus particulièrement de la tragédie, qu’il a érigé en genre sublime. Or ce qu’il y a de tragique dans l’Enéide, ce sont les amours de Didon et Enée, qui inspirèrent de fait le plus les auteurs (citons, chez les Italiens, Pazzi, Cinthio, Dolce, et chez les Français, Jodelle, Le Breton, La Grange, Scudéry, Hardy avec Didon, Boisrobert, La vraie Didon ou la Didon chaste). En effet, cet épisode du livre IV de l’Enéide était déjà tragique en soi. Virgile avait inséré dans son épopée une véritable tragédie : un amour partagé entre une reine et un héros, mais un amour interdit parce qu’Enée doit poursuivre sa route selon l’ordre des destins, et parce que Didon est veuve et qu’elle a juré fidélité à son défunt mari. Mais seul Enée décide de suivre son devoir et de renoncer à son amour, et il abandonne donc Didon, qui se suicide. On conçoit aisément que cette histoire ait donné matière à de nombreuses pièces. En revanche, la deuxième partie de l’épopée, qui narre principalement la lutte entre Turne et Enée, est beaucoup plus épique que tragique : l’essentiel de l’action consiste en des combats entre les deux camps, jusqu’au duel final entre les deux guerriers. Pas de réelle matière tragique donc, et il n’est par conséquent pas très étonnant qu’aucun auteur ne se soit hasardé à adapter cet épisode avant Jean Prévost en 1612, puis Brosse en 1645. Ce sont les deux seules occurrences d’adaptations dramatiques de cet épisode. Le choix de Brosse se révèle donc classique pour un jeune auteur qui a dû faire ses études au milieu de Cicéron, Horace et Virgile, et écrire une pièce sur un sujet antique était chose courante, mais son audace réside dans le fait que la deuxième partie de l’œuvre de Virgile n’avait jamais donné de tragédie ; Turne n’avait pas la renommée d’Enée et il n’était pas connu pour être un héros tragique (c’est Enée qui viendrait plutôt à l’esprit), et c’est peut-être pourquoi Brosse a intitulé sa pièce le Turne deVirgile, permettant ainsi au spectateur et au lecteur de se rappeler qu’il y a un Turne chez Virgile, et que c’était le rival d’Enée.
La pièce de Prévost, intitulée Turne, est très proche du canevas épique de son modèle virgilien : les dieux sont présents et influent sur l’action, le mariage entre Enée et Lavinie est purement politique, Enée est présenté comme un chef idéal, doué d’une force morale, politique et religieuse sans faille, qui ne connaît que son devoir, le personnage de Lavinie est quasiment absent, et toute l’action est subordonnée à l’idée du duel. Cependant, Prévost a fait de Turne un personnage innocent et coupable, attachant et humain, qui avoue son amour pour Lavinie, mais qui est aussi impétueux et violent. C’est donc un personnage plus complexe et plus central que celui de Virgile que nous présente Prévost : il transforme l’épopée d’Enée en tragédie de Turne, héros qui mérite et ne mérite pas son sort, définition exacte du héros par Aristote21. Ce développement psychologique du personnage s’affine au cours des années, et se retrouve chez Brosse, où la tragédie de Turne est mise en valeur par l’amour qu’il porte à Lavinie.
Les sources §
L’Enéide §
Toutefois, l’influence de Prévost semble limitée. Lorsque Brosse reprend le même sujet en 1645, il n’est pas certain qu’il ait connu le texte de Prévost. Il n’y fait jamais allusion, et sa tragédie, est très éloignée de celle de Prévost. En revanche, on retrouve tout à fait le schéma de l’épopée virgilienne (voir extraits mis en annexe) : Enée arrive dans le Latium pour « establir en ces lieux une nouvelle Troye » (v. 50), s’ensuit une guerre entre Troyens et Latins ; Enée et Turne conviennent d’un duel « pour terminer cette guerre mortelle » (v. 61), pour gagner Lavinie et le trône ; les deux partis prêtent serment (Enéide, XII, 195 sq. / acte III) ; Amata refuse de laisser sa fille à Enée ; Juturne disparaît en tentant de sauver son frère ; Turne est tué lors du duel. Brosse a donc bien suivi la progression de l’intrigue, et son respect de l’œuvre virgilienne se retrouve jusque dans son texte. En effet, il fait allusion à plusieurs reprises à des événements qui ont eu lieu précédemment dans l’épopée : ainsi, le vers 15 renvoie au livre VII, le vers 20 au livre IX, le vers 620 au livre VI, toutes références précises qui étaient claires pour les spectateurs de l’époque. Par ailleurs, il cite en marge de son texte des extraits en latin de l’Enéide, qui peuvent lui servir de didascalies (v. 806), ou qui soulignent au lecteur combien il reste proche du texte original : ainsi, la scène 4 de l’acte III reprend presque mot pour mot le serment échangé entre Latinus et Enée dans l’Enéide. Comparons par exemple le texte d’Enée : chez Virgile on trouve22 « que le soleil en cet instant soit mon témoin, et témoin aussi cette terre que j’invoque et pour laquelle j’ai pu supporter de si rudes travaux (…). Brosse ne dit pas autre chose :
Astre pere du jour qui court incessamment,Clair flambeau, je te fay témoing de mon serment,Et toy, noble pays, florissante Italie,Ou l’ordre du Destin prescrit que je m’allie,Belle terre, pour qui l’on m’a veu si souvent,Et le joüet de l’onde, et le butin du vent (…) (v. 763-768)
La pièce de Brosse se caractérise donc par une très grande fidélité au texte latin. Mais il a tout de même dû modifier plusieurs points, afin d’intégrer sa pièce à l’esprit de la tragédie du XVIIe siècle. La première différence à noter chez Brosse est l’absence des dieux. Les personnages y font référence, mais ceux-ci n’interviennent pas dans le cours de l’action : les tensions entre l’homme et l’instance divine sont transférées dans le cadre de la cité, sous la forme d’un conflit entre l’individu héroïque et le pouvoir représenté par le roi, entre la conscience morale et les intérêts d’Etat. Cela accentue bien sûr le tragique de la situation, puisque les personnages, même s’ils peuvent prendre les dieux à témoins, sont livrés à eux-mêmes et sont victimes de leurs propres décisions. Ainsi, c’est de son plein gré, et malgré les protestations des femmes, que Turne va combattre Enée, mais le spectateur ne peut que prendre son parti, car il agit, mû par la force amoureuse.
Cette absence des dieux peut se justifier également par le fait que Brosse devait trouver un moyen de faire se dérouler le duel entre Enée et Turne. En effet, depuis le début de la pièce, le combat entre les deux héros est sans cesse reporté, soit que les personnages féminins persuadent Turne d’y renoncer, soit que les troupes d’Enée l’empêche de s’y livrer, et cela permet de maintenir une réelle tension tragique : le duel aura-t-il lieu ou non ? Qui de l’amour et du devoir va l’emporter chez Turne ? Mais la tragédie doit présenter le dénouement du nœud : il faut que le duel ait lieu, et donc qu’un élément fasse pencher la balance du côté de l’amour ou du devoir. Et c’est le personnage de Juturne qui va faire basculer l’action, puisque, déguisée en chevalier, elle déclenche une bataille générale où elle trouve la mort, mort que son frère Turne va vouloir venger. Mais la vengeance de Turne n’est possible que parce que Brosse a changé la nature de Juturne : dans l’Enéide, elle est une nymphe, que Jupiter décide d’écarter du combat en la faisant enlever par la furie Dira, et Turne ne peut pas venger la disparition de sa sœur parce que c’est le souhait de Jupiter, et parce qu’elle ne meurt pas (les nymphes sont des créatures immortelles) ; elle disparaît donc simplement. Dans la tragédie, Juturne est humanisée, et par conséquent sa mort est inacceptable : elle n’était pas supposée participer au combat, et Enée est le responsable indirect de sa mort. Quelle meilleure raison que la mort injuste d’un proche, et la vengeance qui en découle nécessairement23, pour déclencher le duel tant attendu, et maintenant parfaitement légitime pour Turne ?
Un dernier élément qui est présent dans l’épopée virgilienne et que Brosse n’a pas repris, est le suicide de la reine Amata. Dans l’Enéide, celle-ci se suicide lorsqu’elle apprend que Turne est parti au combat. Dans la tragédie, elle menace de se tuer, et Lavinie aussi24, quand on leur annonce que Turne est mortellement blessé, mais elle ne met pas sa menace à exécution : elle ne peut pas se suicider parce qu’elle est le soutien de sa fille Lavinie contre son père. En effet, il est rare au XVIIe siècle d’avoir sur scène à la fois le père et la mère. D’ordinaire, le père suffit à représenter l’autorité parentale. Mais, dans le Turne de Virgile, la mère a un rôle bien précis : elle refuse qu’Enée épouse Lavinie, et s’oppose donc en cela à son époux et roi, Latinus. Si elle meurt, sa fille n’a plus d’autre choix que d’obéir à son père, et le duel entre Enée et Turne n’a donc plus lieu d’être : ce serait mettre à mal toute la pièce. Par ailleurs, Brosse semble avoir voulu mettre en scène le caractère haineux de la reine. En effet, dans l’Enéide, Amata exprime sa colère à Latinus au chant VII (voir extrait mis en appendice) ; mais Brosse a choisi de repousser cet affrontement entre la reine et son mari à la fin de sa pièce pour en faire le point culminant d’une divergence d’opinion à un moment clé de la tragédie. Jusqu’à la scène III de l’acte V, les deux personnages expriment leur opinion, mais chacun de leur côté (Latinus à la scène 1 de l’acte I, Amata à la scène 3). A l’acte V, il s’agit presque d’un duel, sous les yeux de Lavinie, qui est donc amenée à prendre parti, et au moment où Enée doit arriver : l’urgence de la décision à prendre crée ainsi la tension dramatique, et c’est pourquoi Brosse ne pouvait pas faire périr Amata. Il en avait besoin pour cet affrontement.
Mais Brosse a remplacé cet épisode par une péripétie, probablement inspirée des tragi-comédies du temps : l’enlèvement du roi Latinus par les Troyens à l’acte IV. Ce thème de l’élimination, même provisoire, de l’élément obstacle sert, dans la tragi-comédie ou dans la pastorale, à permettre l’union des deux amants. Mais dans la tragédie, il va avoir l’effet inverse : une jeune fille doit tout à son père, et ne peut donc accepter sans rien dire sa disparition. Son devoir filial lui impose de réclamer le retour de son géniteur (III, 4 : « Mon devoir t’interrompt et t’impose silence » ). Brosse a donc été particulièrement ingénieux en insérant cet épisode : cela lui permet de montrer le personnage de Lavinie sous un autre jour. En effet, depuis le début de la pièce, cette princesse n’agit que par l’amour qu’elle porte à Turne, elle tente de l’empêcher de se battre, ce qui l’amène donc à s’opposer à son père. Avec l’enlèvement de celui-ci, elle est obligée de faire taire son amour, et de se montrer particulièrement sévère avec son amant, comme la reine l’a été auparavant avec lui, en lui faisant les mêmes reproches : Turne se retrouve désormais seul contre tous, et le spectateur ne peut que le prendre en pitié, de même que Lavinie, qui change d’avis juste après que Turne s’est justifié (III, 4).
Tout en restant fidèle au canevas virgilien (un duel doit avoir lieu pour déterminer qui d’Enée ou de Turne épousera Lavinie et succèdera à Latinus), Brosse a donc adapté les personnages et la situation de l’épopée à la tragédie renaissante du XVIIe siècle.
L’influence de Corneille §
En 1645, Corneille est LE grand auteur : Molière et Racine n’ont pas encore produit leurs chefs-d’œuvre, et Corneille a connu un succès retentissant avec Le Cid, et la Querelle qu’il a déclenchée. Si le schéma de la tragédie de Brosse était déjà présent chez Virgile, le choix de ce sujet a certainement été influencé par le succès encore récent de la tragi-comédie de Corneille.
Rappelons en brièvement l’intrigue : Chimène et Rodrigue sont amants. Mais Rodrigue tue le père de Chimène pour venger son propre père. Bien que leur amour persiste, Chimène en appelle à la justice du roi pour obtenir réparation de la mort de son père. Celui-ci envoie son fils combattre les Mores pour que son triomphe fasse céder Chimène. Rodrigue revient triomphant, mais Chimène insiste pour qu’il soit puni. Elle propose alors un duel entre Rodrigue et un autre guerrier (c’est Don Sanche qui se dévoue), le vainqueur l’épousera. Dans le Turne de Virgile, c’est Turne qui propose le duel parce que c’est son honneur qui est en jeu ; Lavinie ne peut le proposer, car elle aime Turne, et qu’il ne l’a en rien offensée, alors que Chimène était contrainte de réclamer la mort de Rodrigue, même si cela lui coûte. Mais pour Turne, l’enjeu du duel n’est pas strictement personnel, il est aussi politique, puisque le vainqueur règnera sur le Latium. Ce point rappelle d’ailleurs Horace du même Corneille, où le duel entre les Horaces et les Curiaces, décidé d’un commun accord, doit déterminer le sort de Rome25. C’est le roi Latinus qui incarne cet enjeu national, et qui le rappelle à Turne lorsque celui-ci dit hésiter entre son devoir, qui est de défendre sa patrie, et sa passion, qui est de se soumettre à l’amour de Lavinie :
Au point qu’on nous doit voirDétruire d’un rival, l’orgueil et le pouvoirLors que pour reprimer son insolente envieLe temps presse de faire un appel de sa vie,Un honteux repentir, d’un glorieux desseinVous arrache à mes yeux les armes de la main. (I, 5)
Mais, en dépit de cet enjeu national, les deux amants sont trop aveuglés par leurs sentiments et trop soucieux de leur propre situation pour songer qu’elle peut influencer le destin de tout un peuple. Turne et Lavinie ne semblent pas prendre en compte l’aspect politique des choses. La tragédie de Brosse est une tragédie amoureuse, où l’enjeu politique est mis au second plan : certes Turne se bat pour succéder à Latinus, mais il veut surtout gagner Lavinie (v. 90 : « J’affronteray la mort pour gagner Lavinie » ). Ou, quand ils repensent à leur devoir, c’est alors l’amour qu’ils occultent complètement : ainsi, Lavinie, lorsque le roi, son père, est enlevé, demande à son amour de se taire pour laisser la place à son devoir filial (IV, 3) ; Turne, lui, écarte l’amour à deux reprises, la première fois, lorsqu’il décide d’aller combattre :
Je sens si je restois en ce lieu davantageQue vous pourriez enfin esbranler mon courage.Adieu Madame, adieu, je vous laisse mon cœurC’est assez de mon bras, pour revenir vainqueur. (II, 4)
La seconde lorsqu’il apprend la mort de sa sœur Juturne, et qu’il décide d’aller la venger :
Mais je jure le Ciel que vous serez vangee,Je suis sourd à l’Amour j’escoute mon devoir,Ma maistresse sur moi n’a plus aucun pouvoir (IV, 5)
Ces deux personnages principaux sont en fait très exclusifs : ils sont soit amoureux, soit soucieux du destin de l’Empire ou de leur vengeance. Mais c’est bien l’amour qui est au centre de la tragédie au sens où sans ce fondement amoureux, la pièce s’effondre. Or, comme l’explique Corneille dans son Discours du poème dramatique, « sa dignité [de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et veut donner à craindre des malheurs plus grands, que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ses intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang, et leur laisse le premier. » Or chez Brosse, l’intérêt d’Etat est indéniable, mais il est très peu exploité.
Brosse n’a donc pas rendu l’amour aussi tragique que Corneille, et c’est ce qui a pu faire écrire à F. Kantor, dans sa préface au Turne de Prévost, que le Turne de Virgile est « un Cid édulcoré, sans grandeur tragique »26. Il n’empêche que l’influence de Corneille sur la tragédie de Brosse est claire tant sur les plans dramaturgique et thématique, que sur le plan textuel. En effet, Brosse a inséré dans sa pièce des vers qui, sans être recopiés du Cid, les rappellent du moins fortement. Il en est ainsi par exemple du monologue de Turne (I, 2) où celui-ci s’adresse à son épée comme Don Diègue à la scène 4 de l’acte I du Cid. Le parallèle est encore plus clair entre Turne et Rodrigue qui réclament la mort des mains de leurs amantes :
Tenez, prenez ce fer, donnez moy le trespasOu si vous l’aimez mieux, laissez faire ce bras. (Le Turne de Virgile, IV, 3)Après ne me réponds qu’avecque cette épée […]Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envieDe finir par tes mains ma déplorable vie (Le Cid, III, 4)
Et ce, au moment où les deux amants ont commis une faute, Turne d’avoir abandonné le roi au camp troyen, Rodrigue d’avoir tué le père de Chimène. Et les deux femmes de refuser parce qu’elles tiennent aux jours de leurs amants.
Enfin, la fin de la tragédie de Brosse est clairement inspirée de Corneille (encore que dans l’Enéide, Turne reconnaisse aussi que Lavinie est désormais l’épouse d’Enée27, mais chez Corneille et Brosse, ce retournement a une signification dramaturgique), puisque Latinus dans le Turne de Virgile et Don Fernand dans Le Cid, les personnages –juges, font référence au temps pour garantir le mariage d’Enée et Lavinie, et de Rodrigue et Chimène, alors même que les deux femmes le refusent :
Vous en viendrez à bout par la perseverance,L’une et l’autre à la fin rendront vos vœux contens,Mais il faut que ce soit un ouvrage du temps. (Le Turne de Virgile, V, 7)Espère en ton courage, espère en ta promesse ;Et possédant déjà le cœur de ta maîtresse,Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi. (Le Cid, V, 7)
Mais si l’amour est partagé dans le cas de Rodrigue et Chimène, il est loin de l’être pour Enée et Lavinie : il ne l’était pas avant le crime d’Enée, et il peut encore moins l’être maintenant qu’Enée a tué Turne. C’est pourquoi Enée ne peut compter que sur le temps pour que Lavinie s’apaise et accepte le mariage. Enée a déjà largement prouvé sa vaillance en battant Turne, et Lavinie n’a pas d’autre choix que d’épouser Enée puisqu’il est le choix de l’oracle, et de son père, qui est aussi son roi. Seul le temps peut achever de la faire céder.
Corneille a pu influencer le dénouement du Turne de Virgile d’une autre manière. Celui-ci se rapproche en effet beaucoup de celui de Polyeucte, tragédie de Corneille jouée en 1641. Dans cette pièce, le héros, Polyeucte, chrétien récemment converti, demande, avant que Félix ne l’envoie à la mort, à sa femme Pauline, de vivre avec Sévère, guerrier romain. Comment ne pas ici se souvenir de la pièce de Brosse, où Turne mourant demande à Lavinie d’épouser Enée ?
Cet homme est un thresor qu’on ne peut estimerIl vous ayme Madame, et vous devez l’aymer. (Le Turne de Virgile, V, 7)Vivez avec Sévère. (Polyeucte, V, 3)
Dans les deux cas, le personnage devient véritablement un héros, puisqu’il cède la femme qu’il aime à un autre, mais, chez Brosse, Turne cède Lavinie à son rival Enée parce qu’il a perdu le duel, et que l’honneur lui commande de respecter les clauses du duel, même si cela lui coûte. Alors que chez Corneille, Polyeucte cède Pauline à Sévère parce qu’il sait que Félix va le condamner à mort et que Pauline et Sévère se sont aimés avant que Félix ne donne sa fille à Polyeucte. Polyeucte rassemble en fait ceux qui avaient été séparés, et cela ne fait qu’ajouter au statut de héros qu’il s’était construit en adoptant une foi différente de celle de son roi. Turne, en revanche, devient un héros parce que, bien que vaincu, il surmonte sa défaite en donnant délibérément ce qu’il a de plus cher à son rival, alors qu’il aurait pu persister dans son refus de laisser Lavinie à un étranger. Mais dans les deux cas, les deux femmes refusent de se soumettre à la volonté du mourant.
Dire comme Françoise Kantor dans sa préface au Turne de Prévost que « apparemment le plus grand modèle pour La Brosse est Corneille et non Virgile » et que « pour lui du moins les Modernes l’emportent sur les Anciens, surtout si le moderne a découvert la recette du succès », est certainement excessif et injustifié : excessif parce que, certes Brosse s’est inspiré de Corneille, mais la principale source de sa pièce est bien l’épopée virgilienne ; injustifié parce que, si l’influence de Corneille est indéniable, une nette différence distingue Le Cid du Turne de Virgile : alors que Chimène aime celui qu’elle refuse d’épouser, Lavinie n’aime pas celui que son père veut lui donner pour époux, et cela crée une différence de genre que l’on ne peut occulter : chez Corneille, l’amour, bien qu’invraisemblable, triomphe, ce qui fait du Cid une tragi-comédie ; chez Brosse, l’amour, bien que partagé (entre Turne et Lavinie), est contrarié, ce qui fait du Turne de Virgile une tragédie.
De l’épopée à la tragédie §
Le passage d’un genre à l’autre §
Le Turne de Virgile, une tragédie : le genre de la pièce est évident à la lecture, mais il pose problème dans la mesure où il est issu d’une épopée, et où le passage de l’épique au tragique impose un certain nombre d’adaptations.
D’après Aristote, l’épopée et la tragédie sont les deux genres fondateurs, et ils sont largement intergénériques, puisque « les éléments que contient l’épopée appartiennent à la tragédie, mais ceux que contient la tragédie ne se retrouvent pas tous dans l’épopée » (Poétique, 1448b) : autrement dit, la tragédie est un fragment d’épopée. Il faut cibler un moment passionnel, dramatique ou pathétique de l’épopée pour en tirer une tragédie. Et c’est exactement ce que Brosse a fait : il a choisi dans l’épopée virgilienne le conflit qui oppose Turne, Amata et Juturne au roi Latinus et à Enée. Les premiers refusent qu’Enée s’installe en Italie, les seconds y sont au contraire favorables. Mais cet épisode, qui recouvre les livres VII et XII, est en même temps un des plus épiques de toute l’épopée (le conflit entre Amata et Latinus n’occupent que quelques vers). En effet, Enée est arrivé en Italie et touche donc presque à son but : fonder une nouvelle ville pour son peuple. Sa quête touche à sa fin, mais il doit encore lutter contre les Latins. Ce passage se caractérise donc par l’abondance des combats, et la violence qui en découle (témoin le meurtre de Turnus par Enée dans les derniers vers du texte virgilien). Comment Brosse a-t-il donc transformé ce morceau d’épopée en tragédie ?
Il a tout d’abord modifié les forces agissantes. En effet, l’épopée est collective, tandis que la tragédie est individuelle, subjective : dans l’Enéide, c’est la fondation de Rome, nouvelle Troie qui est en jeu, et l’on voit s’affronter deux camps, chacun avec des personnalités qui émergent, mais elles ne supplantent jamais les entités nationales que sont Lavinium et Troie. L’épopée a un enjeu politique : la guerre a des enjeux nationaux et concerne donc des peuples, non des individus. C’est cette dimension qui disparaît dans la tragédie, ou qui est, du moins, mise au second plan : les camps des deux combattants ont encore une influence (les Troyens empêchent Enée, leur chef, de combattre à l’acte II ; les Latins entendent la harangue de Juturne et s’engagent dans une bataille générale à l’acte III), et le souci de l’Etat est présent chez Enée (« Le jour est arrivé, qu’ont marqué les Destins / Pour me faire monter au Throsne des Latins », v. 615-616) comme chez Turne (« Ces esclaves des Grecs nous donneroient des loix ? / Ha que Turne plutost perisse mille fois. », v. 55-56). Cette persistance en arrière-plan de l’enjeu politique crée un conflit, pour le héros puisqu’il doit désormais choisir entre son devoir politique, et sa passion amoureuse. Mais ce qui émerge surtout de cette atténuation du collectif, ce sont bien les figures d’Enée et de Turne en tant qu’individus qui s’affrontent, et c’est donc bien à un conflit interpersonnel que nous assistons. De fait, ils se désignent tous deux comme des « Rivaux », mais moins sur un plan politique que sur le plan amoureux. La tragédie pointe la subjectivité, et c’est pourquoi, pour eux, l’enjeu n’est pas le trône et la succession de Latinus, mais le cœur de Lavinie, les deux hommes s’affrontent pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils représentent :
Esteignons dans le sang nos flames ennemies (v. 810)
Peu importe qu’Enée soit le chef des Troyens et Turne un grand guerrier latin, ils sont « Rivaux » en amour, et c’est précisément cela la matière de la tragédie.
L’amour est la matière principale de la tragédie, et c’est en développant ce thème que Brosse a pu faire faire de l’épopée de Virgile une tragédie du XVIIe siècle. L’amour donne matière à tragédies parce qu’il entre le plus souvent en conflit avec d’autres valeurs, qu’elles soient politiques, sociales, affectives… C’est la raison pour laquelle l’épisode des amours de Didon et Enée a été plus souvent adapté au théâtre : leur relation entrait en conflit avec la mission d’Enée et le statut de la reine. Le lien amoureux entre Lavinie et Turne est très ténu dans l’Enéide : Lavinie est pour ainsi dire absente, et elle ne s’oppose pas à la volonté de son père ; quant à Turne, il ne manifeste pas vraiment ses sentiments à l’égard de la princesse. Néanmoins, au fur et à mesure que la guerre s’éternise, les Latins font sentir à Turnus que la guerre contre les Troyens est sa guerre, et Virgile distille ainsi un parfum de tragédie dans son épopée : « les enfants privés de leur père maudissent l’affreuse guerre et l’hymen de Turnus » (Enéide, XI, 216) ; « la jeune Lavinia, cause de si grands malheurs » (Enéide, XI, 480). C’est donc cet élément-là qu’il fallait développer pour faire de Lavinie un enjeu tragique, et Brosse l’a fait avec brio. En effet, Lavinie est presque devenue dans la tragédie le personnage principal, et l’amour est LE grand thème de la pièce28. Tout est organisé autour de l’amour : l’enjeu de la pièce est de savoir qui épousera Lavinie. Les personnages de Turne et d’Enée entrent en tragédie car ils sont sensibles à l’amour. C’est aussi pour cela que Brosse rend Enée amoureux de Lavinie, alors qu’il ne l’a jamais vue, ce qui crée une légère incohérence : sans amour, Enée serait resté un héros d’épopée, et n’aurait pas pu se poser en rival de Turne, qui lui, déjà un peu dans l’épopée virgilienne, est un héros de tragédie. Brosse a dû modifier le caractère d’Enée pour le faire entrer en tragédie, c’est pourquoi il ne pouvait pas en faire son héros : un Enée amoureux ne ressemble pas à un Enée épique, or la ressemblance est un critère aristotélicien de formation du caractère des personnages. Enée doit donc rester en second plan. Turne est un héros de tragédie parce qu’il est sensible (il cède même à l’amour à l’acte I, et déjà dans l’Enéide, il rougissait devant Lavinia, XII, 66), et que cette sensibilité amoureuse se heurte à son devoir. Chez Virgile, Turnus ne nous apparaît jamais plus touchant que lorsqu’il est disqualifié comme héros national. Turnus est « un héros d’épopée malheureux, qui se retrouve grand au plan de sa tragédie personnelle »29. L’Enéide est une épopée où pointe la tragédie, et avec l’amour-passion, introduit par Brosse, et qui a nécessairement une relation conflictuelle avec l’environnement épique, elle entre en tragédie.
Car il n’y a pas de tragédie sans conflit. En effet, l’épopée se caractérise par l’élan d’un personnage qui rencontre des obstacles à sa mission, mais qui réussira inévitablement : dans l’Enéide, c’est le destin d’Enée qui est tracé. Il doit fonder une nouvelle Troie, et, quelques soient les obstacles qu’il rencontre, il est impensable qu’il ne les surmonte pas. La force d’Enée renverse tout sur son passage. A l’inverse, la tragédie doit présenter un conflit, qui bloque la situation de départ. Le conflit se situe généralement à deux niveaux : au niveau intra-personnel et au niveau interpersonnel. Dans le premier cas, un personnage est en conflit avec lui-même. Ainsi, Turne et Lavinie sont tous deux en proie à un conflit intérieur qui oppose leur devoir et leur passion amoureuse : doit-il honorer son statut de prince guerrier et combattre Enée, ou bien céder à son amour pour Lavinie et renoncer au combat ? Doit-elle obéir à son père, comme le veut son statut de jeune fille, ou bien se laisser emporter par son amour pour Turne et refuser d’épouser Enée ? Dans le second cas, ce sont des personnes qui s’opposent : Turne s’oppose à Latinus et Enée, Lavinie s’oppose surtout à son père et à Turne, Amata à Enée et Latinus… La tragédie est un conflit intra- et interpersonnel, et le héros est celui qui renonce à quelque chose, alors que dans l’épopée, le héros est celui qui conquiert quelque chose.
L’introduction de la personne dans sa subjectivité dans la tragédie amène nécessairement la responsabilité des caractères agissants30. Les forces collectives ne sont plus guidées par des dieux, car ceux-ci n’ont plus leur place dans la matrice tragique. En effet, les dieux sont par essence omniscients (voir la place qui leur est accordée par Virgile dans l’Enéide, et par Prévost dans sa tragédie, qui, par la simple présence des dieux, s’apparente davantage à une traduction versifiée de l’épopée), mais la tragédie donne à voir les destins malheureux d’individus en proie au doute. Les divinités sont donc écartées du genre tragique en tant qu’acteurs, et l’homme se retrouve seul face à ses responsabilités et à son destin. La tragédie doit donc se présenter comme un enchaînement de faits absolument inéluctable, qui paraissent être le fruit des décisions successives du héros ou de son refus d’en prendre. Et c’est peut-être ce qui manque à la tragédie de Brosse.
Une tragédie inachevée ? §
En effet, Turne ne prend aucune initiative jusqu’à l’acte IV, où il décide de venger la mort de sa sœur ; avant, il reste sous l’influence de Lavinie, qui réussit à le faire renoncer au combat, ou de Latinus qui le remet dans le chemin du devoir. Faut-il y voir un défaut dû à l’adaptation d’un passage épique, ou bien l’influence de la dramaturgie cornélienne ? Comme l’explique G. Forestier31à propos du Cid, « pour Corneille le tragique des relations entre les personnages, le tragique des affrontements, repose sur une impossibilité d’agir. ». Dans le Turne de Virgile, Turne est, comme Rodrigue, face à un dilemme qui l’empêche d’agir : s’il combat Enée, il perd l’amour de Lavinie et risque de perdre la vie ; s’il renonce au combat, il perd son honneur et n’est donc plus digne d’épouser Lavinie. Mais à la différence du héros cornélien, Turne prend une décision (combattre Enée), après avoir cédé dans un premier temps à sa passion amoureuse, mais on l’empêche de mener à bien cette décision. Là où Rodrigue subissait les conséquences de sa décision, Turne est obligé d’attendre qu’un élément extérieur (en l’occurrence, le déguisement et la mort de sa sœur Juturne) le pousse à agir. Avant, il a pris une décision, mais elle n’est jamais réalisée. La situation est donc bloquée, et aucun des personnages n’est prêt à céder. De fait, si l’un d’eux le faisait, il n’y aurait plus de tragédie. Ils ne peuvent dramaturgiquement pas céder ce pour quoi ils luttent, c’est en cela que, à partir du moment où l’on apprend que Turne est mortellement blessé, la situation se retourne. Mais tandis que chez Corneille, l’impossibilité d’agir n’empêche pas la situation d’avancer, chez Brosse, la situation n’avance pas : on pourrait qualifier les trois premiers actes de « luttes d’influence », Turne renonce au duel, puis l’accepte, celui-ci doit avoir lieu, puis est annulé…
Mais cette structure dramaturgique trouve peut-être son explication dans le fait que Brosse est resté trop proche de l’épopée virgilienne. Il a en effet conservé exactement le même schéma que celui de l’épopée, qui organise l’action en vue du seul duel. Finalement, la question que pose la tragédie est moins « qui va épouser Lavinie », que « le duel aura-t-il lieu » ? Si ce débat peut engendrer un conflit, il n’est pas tragique en soi. En revanche, les conséquences du duel auraient pu donner lieu à une véritable tragédie (comme c’est le cas dans Horace, où le duel a lieu assez rapidement dans la pièce, et où les funestes conséquences de ce duel occupent la majeure partie de l’action), qui n’est qu’ébauchée dans la dernière scène du Turne de Virgile. Pour résumer, on peut dire que Brosse a adapté l’Enéide en une tragédie ; il n’en pas tiré une tragédie, et c’est peut-être là que réside la principale faiblesse de sa pièce. D’ailleurs, le personnage de Latinus est assez représentatif de cette défaillance. En effet, au début de la pièce, il pense que les Troyens seront inévitablement vainqueurs, et accepte de donner son trône et sa fille à Enée, sans que cela ne lui cause visiblement aucun trouble. Le roi ne connaît pas de conflit intérieur. D’ordinaire, un père (à moins qu’il ne soit un tyran) hésite, éprouve des remords à donner sa fille à un ennemi, d’autant plus quand elle était promise à un autre. Latinus, lui, n’a qu’une idée en tête : finir la guerre. Une seule raison à cela : le personnage est resté dans le genre de l’épopée, il sert les destins d’Enée, et n’a donc pas été adapté au genre tragique. Turne lui-même n’est pas complètement devenu un personnage tragique : nous en voulons pour preuve que le conflit tragique qui l’anime a été créé par des interventions extérieures. Le monologue que lui confie Brosse (I, 2) est tout entier tourné vers le duel. Il faut attendre les scènes 3 et 4, et l’arrivée des personnages féminins, pour que Turne hésite entre accomplir son devoir et céder à sa passion amoureuse. Le conflit inévitable entre pathos et ethos ne se trouve pas entier dans le personnage de Turne, et c’est en cela que celui-ci est encore un héros d’épopée. De plus, dès le début de la pièce, il est placé en position de vaincu : quoi qu’il fasse, il perd Lavinie, et est amené lui aussi à servir les destins d’Enée. Et finalement, la situation initiale n’évolue pas vraiment : Lavinie devait épouser Enée, et elle l’épouse. L’action linéaire de l’épopée est reprise, et seul le personnage de Turne connaît un retournement psychologique, mais pour conclure cette action linéaire. L’inattendu tragique est absent.
La tragédie de Brosse est donc une mauvaise adaptation d’une épopée, ou bien une adaptation inachevée.
Les personnages §
Le héros de la pièce, Turne, est un parfait héros de tragédie d’après les critères que donne J. Scherer32. Il est jeune, impétueux (c’est lui qui propose le duel), noble (il est fils du roi Daunus), valeureux et malheureux. Il est en proie à un conflit intérieur entre son ethos et son pathos33, autrement dit entre son devoir et sa passion. Son devoir lui impose de se battre contre Enée. En effet, fils de roi et guerrier reconnu, il a déjà un statut de héros : or « il suffit qu’un héros refuse de se battre en duel pour cesser d’être un héros »34. Si Turne refuse de se battre, il ne sera donc plus digne de Lavinie. Comme pour Rodrigue, l’amour est un moteur pour Turne. Mais c’est aussi un obstacle, car en se battant, il risque de mourir et de perdre la femme qu’il aime, et c’est pourquoi Lavinie tente de l’empêcher de combattre. Comme chez Corneille, l’amour entre en conflit avec lui-même35 : l’amour pousse Turne à combattre et lui enjoint de renoncer. Turne est donc partagé pendant une grande partie de la pièce entre obéir à son roi ou se soumettre à l’amour de sa belle. Il cède à l’amour (I, 4), mais c’est la seule fois de la pièce. Après, il n’écoute plus que son devoir, encore plus quand il s’agit de venger sa sœur. Cependant, ce qui fait la force du personnage, c’est que c’est un héros que l’on empêche de montrer son héroïsme36 : durant toute la pièce, Turne est en effet l’objet de reproches, que ce soit de la part de Latinus (I, 1), d’Amata (IV, 2) ou de Lavinie (IV, 3), et le duel tant attendu est sans cesse repoussé, d’abord par Turne lui-même qui cède à Lavinie (I, 4), puis par les Troyens qui refusent de laisser Enée combattre (II, 2), et enfin par Juturne (III, 5). Sa défaite face à Enée devrait l’anéantir, mais c’est précisément là qu’il devient véritablement un héros : il renonce, par respect pour les règles du duel, à ce pour quoi il s’est battu pendant toute la pièce. Turne est un héros parce qu’il sait renoncer à sa passion amoureuse pour honorer son devoir et sauver son honneur. Et le public ne peut avoir que de la sympathie pour lui, car sa situation est injuste, et d’autre part c’est un héros faillible, capable de céder à l’amour, mais aussi d’y renoncer par devoir. Et le tragique de sa situation est accentué par le fait qu’il est l’auteur de sa propre fin : c’est lui qui a proposé le duel, parce qu’il devait se montrer conforme à son statut de héros et digne de Lavinie. Turne devient un héros parce qu’il se souvient de ce qu’il se doit même lorsqu’il est vaincu et même face à l’amour. Quel plus bel exemple d’héroïsme tragique !
Sa mort sur scène accentue cet héroïsme. En effet, à une époque où la bienséance proscrit la violence sur scène (batailles, viols, enlèvements ont dorénavant lieu en coulisses), la mort du héros sur scène prend une réelle valeur dramaturgique, loin du plaisir esthétique de l’ère baroque. Turne a été blessé à mort par Enée, il est donc vaincu ; mais s’il mourrait sur le champ de bataille, sa mort, bien que regrettable, passerait presque inaperçue, et Enée sortirait grandi du duel. Mais Brosse a choisi de faire de Turne son héros : il faut donc que ce dernier accomplisse quelqu’action héroïque. Cette action, c’est le don qu’il fait à son rival de Lavinie. Mais c’est la mort qui le pousse à faire ce don ; s’il ne cède pas à Enée, le public ne peut plus avoir de sympathie pour lui, et la situation n’avance pas. Turne mourant est donc obligé de revenir sur scène pour débloquer définitivement la situation, et son état de mourant, souligné à plusieurs reprises par Lavinie et Amata37, le contraint à parler. Montrer la mort du héros est en outre ici un moyen de faire pression sur Lavinie : elle ne peut rien refuser à un mourant, d’autant moins quand il s’agit de son amant. La mort de Turne est donc bien dramaturgiquement nécessaire si Brosse veut faire de lui son héros, et elle rend la décision finale de Lavinie d’autant plus audacieuse et inattendue que celle-ci a promis à un mourant…
Quasiment absente de l’Enéide, le personnage de Lavinie laissait donc toute latitude à Brosse. De fait, il en a fait une héroïne classique de tragédie, partagée elle aussi entre son devoir et sa passion, et empruntant plus d’un trait à la Chimène de Corneille. Lavinie se caractérise essentiellement par l’amour qu’elle porte à Turne. De ce point de vue, elle est déjà le fruit de l’influence de la préciosité, qui élève le pouvoir de la femme aimée sur l’homme qu’elle aime à la hauteur d’un absolu38. Elle soumet entièrement son amant à sa volonté, que ce soit pour l’empêcher de combattre (I, 4) ou pour lui commander d’aller chercher son père chez l’ennemi (IV, 3), et elle manie très facilement le chantage et la menace (I, 4). Mais, si elle est amoureuse, Lavinie est aussi fille de roi, et son devoir lui impose de se soumettre à la volonté de son père. Sa tirade qui ouvre le second acte transcrit bien le combat qui se livre en elle :
Espargnez mon Amant, et respectez mon Pere, […]Je suis presque à tous deux tenuë également,Enfin l’un est mon Pere, et l’autre est mon Amant (v. 306, 311-312)
Si elle cède à son devoir lorsque son père est fait prisonnier par les Troyens (comme Chimène, elle ne peut laisser passer l’atteinte faite à son père), elle est plutôt dominée, contrairement à Turne, par sa passion, et cela jusqu’à la fin, même après avoir promis à Turne d’aimer Enée. Elle ne se comporte donc pas comme une fille de roi appelée à régner, mais comme une héroïne privée39. Ainsi, comme Chimène dans le Cid40, elle refuse le mariage que lui impose le roi. Mais il y a une différence essentielle entre les deux héroïnes : Chimène refuse d’épouser l’homme qu’elle aime parce qu’elle ne peut pas l’épouser sans heurter son devoir, mais Lavinie refuse d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, parce qu’elle en aime un autre. Alors que Corneille accentue une séparation déjà tragique, Brosse, lui, pousse à l’extrême la fidélité des amants.
Que Lavinie s’oppose aussi fortement à la volonté de son père et de son roi durant toute la pièce a une raison toute simple : sans cela, il n’y aurait pas eu de pièce. Son refus (et celui de Turne), qui ne se manifeste ni dans l’épopée virgilienne, ni dans la pièce de Prévost où Lavinie a un rôle tout à fait passif, crée la situation dramaturgique. Elle refuse Enée par amour pour Turne, mais aussi parce que le troyen est haïssable.
Le héros virgilien, Enée, a toute la sympathie du lecteur : il a perdu son épouse, son père, a quitté Didon, a traversé de nombreuses épreuves, a quitté sa patrie… Mais son héroïsme ne cadre plus avec les valeurs du XVIIe siècle. Le XVIIe siècle fait d’Enée un « anti-héros pétri d’imperfections »41, constamment en proie à la peur de mourir et sujet aux pleurs, ce qui apparaît comme une tare aux yeux des mœurs contemporaines, et qui en plus est un vaincu qui fuit son pays. En outre, pour les hommes du XVIIe siècle, tuer un adversaire qui est à terre est une faute grave au regard des codes chevaleresques, d’autant plus que, chez Virgile, c’est sous l’emprise de la passion qu’Enée porte le coup mortel à Turne, au point que les traducteurs conseillent de bannir de la sphère imitative cet épisode. Brosse accentue d’ailleurs la cruauté d’Enée, puisqu’au vers 1326 il écrit : « Il le fait relever et le perce de coups ». Enée agit de manière parfaitement raisonnée et devient un véritable monstre. On comprend pourquoi Brosse a choisi de faire de Turne son héros : Enée est un personnage haïssable, un « tygre ambitieux » (v.1390)42, qui ne vient à Lavinium que pour construire une nouvelle ville, et qui, aux yeux de Turne, Lavinie et Amata, n’a aucune légitimité à vouloir épouser Lavinie. Mais, d’un autre côté, Brosse était contraint de faire d’Enée un héros potentiel. Sinon, pourquoi Latinus lui donnerait-il sa fille sans remords ni hésitation ? Il fallait présenter un rival crédible à Turne : c’est pourquoi Enée fait preuve de « générosité » envers Latinus en le libérant, et se montre même amoureux de Lavinie (alors qu’il ne l’a jamais vue, mais il fallait trouver un motif de rivalité entre les deux héros, et la politique ayant été écartée de la pièce, il ne restait que la rivalité amoureuse)43, allant jusqu’à demander la mort de ses mains, comme Turne au premier acte. Enée s’affiche comme le double troyen de Turne, tous deux méritent également Lavinie, mais Turne est le véritable héros de la pièce car, bien que mû par l’amour, il se rend à son devoir et cède Lavinie à Enée.
Amata et Latinus forment le couple régnant et l’instance familiale de la pièce. Ils ont donc tous deux un fort pouvoir d’influence sur les autres personnages. Il est très rare au XVIIe d’avoir sur scène les deux parents. D’ordinaire le père suffit à représenter l’autorité. Mais dans le Turne de Virgile, la présence des deux parents se justifie aisément par le fait qu’ils s’opposent : Latinus se caractérise par un ethos d’une force inébranlable. Il est entièrement soumis à l’oracle, souhaite que la guerre finisse, et est prêt à donner sa fille à Enée, sans être aucunement tourmenté par le sacrifice que cela représente. A l’inverse, Amata oublie son devoir de reine pour soutenir la passion amoureuse de sa fille, allant jusqu’à s’opposer à son époux (V, 3, v. 1411-1416). Son suicide présent dans l’Enéide est ici largement compensé par l’ardeur qu’elle met à défendre sa fille et son amour pour Turne, n’hésitant pas à attiser sa haine contre Enée (V, 3, v. 1389 sq.). C’est d’ailleurs le personnage qui est le plus souvent présent en scène avec dix-neuf scènes sur vingt-neuf (Lavinie en a dix-huit). Latinus et Amata incarnent tous deux les parties du conflit de Lavinie : elle ne sait pas si elle doit obéir à son père ou se laisser influencer par sa mère : à la scène 3 de l’acte V, ils se livrent à une véritable lutte d’influence, qu’illustrent parfaitement les stichomythies. Mais Lavinie a déjà tranché au premier acte : « Il peut tout sur sa fille, et rien sur vôtre Amante » (v. 270).
Reste le personnage de Juturne, sœur du héros. Bien que personnage secondaire dans l’intrigue, elle joue un rôle capital : d’abord parce qu’elle a une fonction annonciatrice. Elle est souvent en retrait dans les scènes, mais lorsqu’elle prend la parole, c’est pour annoncer un malheur qui généralement se produit à la scène suivante (II, 3), elle symbolise la méfiance du spectateur, et relance le suspense. Mais son rôle a une grande importance surtout parce qu’il permet à Brosse de dénouer la situation44. En effet, alors que depuis le premier acte le duel est sans cesse empêché et que Turne ne cesse d’hésiter entre aller au combat ou non, l’annonce de la mort de Juturne (IV, 5) met Turne dans un tel état de fureur qu’il se rend au duel, non plus pour gagner Lavinie, mais pour venger sa sœur. Et le personnage de Juturne ajoute au tragique du dénouement, parce qu’elle s’était travestie pour empêcher le duel d’avoir lieu, et sa mort précipite le duel. Elle n’atteint donc pas le but qu’elle s’était fixé, mais en se sacrifiant pour empêcher la mort de son frère, elle devient une véritable héroïne, et permet à Turne de devenir à son tour un héros en vengeant sa mort. Elle est donc un personnage clé de la tragédie.
Une thématique baroque : le déguisement §
Toutes les pièces de Brosse quelque soit leur genre, comportent un déguisement : la décennie 1640-1649 est de fait la grande époque du déguisement dramatique. Sur 70 tragédies, 14 comportent une dissimulation d’identité. Dans Le Turne de Virgile, c’est le personnage de Juturne qui se déguise en cavalier à la fin du troisième acte. Conformément à la terminologie de Georges Forestier45, nous avons affaire à un « déguisement secondaire », c’est-à-dire qui ne porte que sur une partie de l’action, mais qui n’en est pas moins déterminant pour la suite de l’action : le déguisement a une signification dramatique. Juturne se déguise de manière consciente pour transformer le duel entre Turne et Enée en bataille générale, de sorte que les deux combattants ne peuvent pas se retrouver face à face. Il y a deux niveaux à son déguisement. D’abord un niveau verbal : elle prétend être un envoyé des dieux (« l’Organe du Destin et des Dieux irritez », v. 833) et les autres personnages la prennent pour le dieu Mars (« Mars ne parut jamais avecque plus de pompe / Il faut que ce soit luy. », v.830-831). Mais elle ne peut se contenter de prétendre être autre, sous peine d’être immédiatement reconnue par son frère. D’où le deuxième niveau de déguisement, physique celui-là, et ce déguisement d’apparence en cavalier entraîne pour Juturne un changement de sexe, mais le spectateur46 ne l’apprend, avec Turne, qu’à l’acte IV par un billet de Juturne elle-même. Le mystère est donc maintenu pendant près d’un acte, ce qui est très long : généralement, les déguisements conscients n’occupent guère plus de quelques scènes47. C’est d’ailleurs la seule pièce de tout le répertoire où le déguisement a lieu si tôt, ce qui permet de créer un coup de théâtre pour les spectateurs.
Le costume de Juturne se compose très certainement d’un casque. G. Forestier écrit48, dans son livre sur le déguisement, que le casque souligne à l’interlocuteur qu’il est en présence d’un individu qui lui cache son identité, et que s’il est victime de ce déguisement, il l’est en pleine connaissance de cause. Dans Le Turne de Virgile, Turne est victime du déguisement de sa sœur, mais sans le savoir : en période de guerre, sur un champ de bataille, nombreux doivent être les hommes casqués. Il ne peut pas soupçonner que son interlocuteur dissimule son identité et est en fait sa sœur, d’autant que l’adéquation entre Juturne et son personnage est parfaite, puisqu’elle se bat sans laisser paraître aucune faiblesse féminine. En outre sa sœur ne montre pas qu’elle cache, au contraire, elle cherche à cacher qu’elle cache, d’où l’utilisation du casque.
Le déguisement semble être pour Juturne le dernier recours : elle avait déjà épuisé le potentiel affectif pour retenir Turne au premier acte. Sans ce travestissement, elle n’aurait certainement pas pu pénétrer sur le champ de bataille, et Turne ne l’aurait pas écoutée. Elle doit compenser la faiblesse de son sexe par cette ruse, qui est très bien préparée par Brosse : en effet, à l’acte II, scène 1, c’est Lavinie qui recommande à Juturne de contraindre ses douleurs et lui dit :
Soyons ce qui faut estre, et non ce que nous sommes,Méprisons les mal-heurs, tâchons de paroistre hommes49 (v. 321-322)
Juturne la prend au mot un acte plus tard, après avoir confié un « secret » à Sidon (fin de l’acte II), de quoi nourrir le suspense pour les spectateurs. Juturne se déguise également dans l’Enéide, mais Turne la reconnaît très vite et le lui fait savoir. Ici Turne ne pouvait pas reconnaître sa sœur, car il fallait à Brosse un prétexte valable pour que Turne, furieux, combatte enfin Enée : s’il l’avait aussitôt reconnue, le duel aurait bien eu lieu à l’acte III. C’est pourquoi l’apparition de Juturne casquée a lieu si tôt dans la pièce50 : Turne devait ensuite apprendre qui était ce mystérieux cavalier, et le dénouement ne devait pas être la reconnaissance d’identité (la pièce ne se fonde pas sur la dissimulation d’identité de Juturne), comme c’est souvent le cas, mais la mort de Turne. Dès lors le déguisement de Juturne est-il une réussite ? On peut dire que oui, dans la mesure où elle n’est reconnue par personne (ce qui lui permet de développer un large discours du personnage déguisé51, puisque Brosse lui a évité d’être menacée par l’intervention d’un autre personnage) et où elle réussit, même temporairement à empêcher le duel entre Turne et Enée. Néanmoins, puisque Turne finit par mourir au combat, ce qui est précisément ce que voulait empêcher Juturne, son déguisement se révèle un échec. De fait, les causes d’échec d’un déguisement, recensées par G. Forestier52, sont les suivantes : transparence du déguisement ; apparition du personnage dont le personnage déguisé a pris la place ; trahison du secret par un tiers ; reconnaissance du personnage déguisé par un intervenant extérieur ; et circonstance imprévisible qui force le personnage déguisé à se dévoiler. C’est précisément ce que nous avons ici : c’est la mort qui est la circonstance imprévisible, et qui oblige Juturne à se dévoiler. Brosse ne pouvait pas la faire mourir sans se dévoiler, sinon son déguisement aurait été inutile : le duel entre Turne et Enée aurait eu lieu sans que Turne soit au courant de la mort de sa sœur, donc sans vengeance, donc sans dimension tragique. Le dévoilement du déguisement de Juturne était nécessaire pour permettre à Turne de surmonter sa passion amoureuse, et de mourir en héros : en apprenant le déguisement et la mort de sa sœur, Turne n’écoute plus que la voix du devoir, qui lui impose de venger Juturne, et meurt en héros parce qu’il a suivi son devoir malgré son amour pour Lavinie. Le déguisement de Juturne ouvre donc à Turne les portes de la gloire, et en cela on peut dire qu’il est une réussite, même s’il atteint un autre but que celui qu’il s’était fixé. Mais si, une fois le déguisement mis en place, son dévoilement était dramaturgiquement nécessaire, le principe du déguisement l’était-il aussi ? N’est-il pas pour Brosse un moyen de plus de repousser le duel, en cédant à une mode thématique… ? L’absence de justification du déguisement, soit par un monologue d’explication, soit par le traditionnel récit à un confident (Juturne ne mentionne à Sidon qu’un « secret » ), joue en faveur de cette hypothèse. Car, comme l’écrit G. Forestier, « le principe de la motivation [du déguisement] est, pour tout bon dramaturge, obligatoire. Forcer le spectateur à prendre les déguisements tels qu’ils sont sans se poser de questions est assurément le meilleur moyen de l’amener à se poser des questions sur leur légitimité. »53. En fait, si le déguisement de Juturne se justifie par le fait qu’elle doive pénétrer dans le camp troyen (donc se déguiser en soldat et en homme), il se réduit à sa fonction dramatique54, qui est de parler à Turne et Enée pour empêcher leur duel, avant de partir mourir au combat. Mais, comme nous l’avons déjà dit, il fallait à Brosse un motif suffisamment fort pour que Turne combatte enfin Enée : en cela, le déguisement de Juturne est juste un moyen dramatique pour arriver à ce que Brosse voulait : la mort de Turne sur scène pour en faire un héros.
Le style §
Si la structure de la tragédie de Brosse est relativement faible, comme nous l’avons montré plus haut, cette faiblesse se trouve compensée par un style très travaillé, et que nous nous proposons d’étudier ici.
La variété métrique §
La pièce de Brosse est écrite en alexandrins parfaitement réguliers (mis à part un vers faux, v. 1417). Mais à deux reprises, on relève des écarts métriques significatifs : le vers 782 n’est constitué que d’un hémistiche. Est-ce un oubli de l’auteur, du compositeur ? Il est plus probable que Brosse a voulu donner au serment adressé par Enée aux dieux une forme de solennité. On retrouve le même style aux vers 1261-1264 : le vers 1262 n’est constitué que d’un hémistiche. Cela s’explique par le fait que Turne reprend ici les mots de la lettre de sa sœur (écrite en vers mêlés comme nous l’expliquons ci-après), et que la scène est particulièrement importante : Turne décide de venger sa sœur, et il en mourra. La solennité est donc de mise.
Nous trouvons également un écart métrique à la scène 5 de l’acte IV, mais qui se justifie aisément, car il est beaucoup plus courant. Il s’agit en effet de la lettre de Juturne à son frère. Comme l’explique J. Scherer55, « il est admis que la lettre ou le billet ne doivent pas être écrits comme le dialogue parlé ordinaire, qui s’exprime par des alexandrins à rimes plates ». Il faut en effet que le spectateur remarque qu’il s’agit d’une lettre, et que ce ne sont pas des paroles du personnage qui lit la lettre. Brosse mêle pour cette lettre les octosyllabes et les alexandrins, illustrant par là la tension respiratoire de celle qui va bientôt mourir, mais qui trouve tout de même la force de reprendre le vers solennel pour demander vengeance.
Les sentences §
Une particularité de la tragédie de Brosse est l’emploi affiché de sentences. La forme de la sentence a toujours été goûtée par les auteurs dramatiques : elle aurait en effet une valeur morale, propre à enseigner la vertu, par où elle rejoint le côté instructif du théâtre. Elle a donc toujours été présente, mais a connu une évolution formelle : les auteurs et les imprimeurs du XVIe siècle, pour attirer l’attention de leurs lecteurs, faisaient précéder les sentences de guillemets ouvrants56. Le dernier à le faire au XVIIe, selon J. Schérer, est Mairet, dans sa Silvanire en 1631. Et pourtant, Brosse fait de même. Pourquoi remet-il cet usage au goût du jour ? Craignait-il que le lecteur ne remarque pas la présence de ces petites phrases à valeur de proverbes ? En effet, cet usage est destiné uniquement au lecteur, car sur scène, seul le contenu général et abstrait de la sentence peut la faire sentir comme telle au public. Mais il n’empêche qu’en 1645, l’usage de guillemets était passé de mode, et que cela ajoute à l’archaïsme de la pièce, déjà sensible avec le décor à compartiments. Dans Le Turne de Virgile, ces sentences expriment une vérité commune qui peut s’appliquer à la situation de la pièce, et elles concernent essentiellement le domaine politique. Elles servent à illustrer et à justifier un propos, et elles s’intègrent donc dans un discours construit. La forme de la sentence obéit à des principes stricts : elle doit tenir en une seule phrase, les phrases qui l’entourent peuvent l’expliquer, mais ne doivent pas lui être indispensables ; elle ne doit comporter aucun adverbe, aucune conjonction pouvant la rattacher au contexte ; elle ne doit faire référence à aucun personnage de la pièce ; elle doit être au présent, ayant valeur universelle et intemporelle. Ainsi, aux vers 69-72, la véritable sentence est le vers 71 : « Souvent les plus adroits meurent en combattant », les autres vers ne servent qu’à l’expliquer. Latinus fait appel à cette maxime générale pour essayer de convaincre Turne de renoncer au combat. Elle a donc valeur d’avertissement. En revanche, l’emploi des guillemets se justifie malaisément pour les vers 159-160 et 1589-1592. Dans le premier cas, le possessif « son » fait inévitablement référence à Turne dont vient de parler Amata, et la valeur générale de la sentence est automatiquement annulée. Enfin, pour les vers 1589-1592, il est impossible d’en isoler un qui porterait l’idée principale, ils sont liés entre eux. Ils ont certes une valeur morale, mais ne constituent pas une sentence. Doit-on y voir un usage abusif des guillemets ? Dans la mesure où d’autres vers de la pièce peuvent être considérés comme des sentences malgré l’absence de guillemets (par exemple le vers 276 : « Amour a des guerriers, aussi bien comme Mars), on parlera plutôt d’un usage inapproprié.
Les formes de l’écriture théâtrale §
Deux données formelles caractérisent la pièce de Brosse. Tout d’abord la faible récurrence du monologue : on en comptabilise deux dans toute la pièce, l’un pour Turne (I, 2), et l’autre pour Enée (III, 2). Les deux adversaires ont chacun un morceau de bravoure, à défaut d’en avoir un sur le champ de bataille. Dans son monologue, Turne cherche à se galvaniser pour le combat, d’où les nombreuses apostrophes et les multiples impératifs : « Heroiques transports, genereux mouvemens », « noble instrument », « Et vous puissans attraits des yeux de Lavinie », « Ouy Latins », « Apprenez », « ne sois pas », « Arrache », « Inspirez moy » … Cela renforce le sentiment que Turne est en-dehors de l’action tout au long de la pièce : il trouve hors de lui les ressources pour le combat, et cela parce que c’est plus l’amour qui le porte à affronter Enée que son honneur personnel. Et le contraste avec les scènes suivantes est d’autant plus saisissant : Turne trouvait seul les ressources pour aller combattre, mais il faut que trois personnages s’unissent pour qu’il cède à l’amour : son devoir avait pris le pas sur sa passion. Son monologue n’a de valeur que par rapport à ces scènes, qui détruisent tout ce qu’il a pu mettre en œuvre pour justifier ce duel.
La fonction du monologue d’Enée est totalement différente : il a une visée informative. Enée nous raconte ce que lui a dit la Sibylle lorsqu’il est descendu aux Champs-Elysées pour voir son père. Le héros troyen apparaît aussitôt comme favorisé par le destin, et le futur utilisé par la Sibylle ne laisse aucun doute sur l’avenir du prince troyen. Enée est d’ores et déjà présenté comme un vainqueur, et il le sera. Mais en même temps, Enée ne justifie sa future victoire que par la prédiction de l’oracle. Il ne conquiert pas son statut de vainqueur, et c’est pourquoi il n’est pas un héros. Son monologue nous présente donc un Enée sûr de lui, et dont les ambitions politiques et amoureuses s’accordent (v. 650-655) : son monologue ne peut donc pas être délibératif, puisqu’il ne connaît pas de conflit. Enée n’a donc rien d’un héros tragique, ce qui renforce le caractère injuste de la situation de Turne et Lavinie.
Mais ce qui frappe à la lecture de la pièce, c’est surtout le nombre de récits : il y en a six. Deux raisons à cela : le texte de Virgile est une épopée où les combats et leur description occupe une certaine place, et ces combats ne pouvant être montrés sur scène pour des raisons de bienséance, il faut les raconter. Ce sont les personnages masculins, présents sur le champ de bataille, qui s’en chargent (Sidon, II, 2 et V, 1 ; Enée, III, 2 ; Turne, IV, 1 et IV, 3 ; Latinus, IV, 4). Ces nombreuses narrations suspendent l’action, mais sont en même temps nécessitées par l’abondance des événements qui se déroulent en coulisses, et changements de décision. Le problème est que ces récits épiques n’apportent pas toujours quelque chose à la progression dramatique de l’action : les personnages n’ont pas le temps de réagir au récit qu’un événement vient déjà le contredire, ou qu’un personnage commence un autre récit. Ainsi à l’acte IV, trois récits s’enchaînent en l’espace de trois scènes ! Néanmoins, si ces récits n’ont pas de qualités dramaturgiques, leur qualité littéraire est indéniable. Brosse réussit à chaque fois à rendre vivante l’action dépeinte. Prenons par exemple le récit du duel entre Turne et Enée fait par Sidon (V, 1) : il est habilement découpé en cinq parties (la plus conséquente relatant spécifiquement le duel), ce qui ménage un certain suspense pour le public, et accroît la tension pour les deux personnages. Il commence par présenter les deux combattants, sans les nommer, de manière tout à fait égale : « tous deux » est répété sept fois soulignant l’évident parallélisme entre les deux hommes. Puis, les figures des deux combattants se distinguent, Turne étant à terre, et Enée en position de force. Turne apparaît courageux (« son cœur affermy », « ce noble courage » ), et Enée plein de fureur (« le presse », « oublia la pitié », « jusques à la furie », « oyant son courroux » ). Rien ne peut les départager sauf l’écharpe de Pallante : c’est l’élément décisif du duel, et c’est pourquoi il en est question au quinzième vers (milieu exact) de la tirade qui en compte trente. C’est à partir de là qu’Enée entre en furie. Sans cette écharpe, Enée était prêt à accorder la grâce à Turne (v. 1306-1313). Et ce récit est rendu d’autant plus vivant que Sidon utilise le discours direct (v. 1306-1308) et qu’il parle au présent, actualisant ainsi son discours. Le dernier vers de la tirade (« Il le fait relever, et le perce de coups » ) la clôt de manière assez abrupte, laissant aux personnages et aux spectateurs le soin d’imaginer si Turne est vivant ou mort, jusqu’à ce que Lavinie pose la question. Brosse atteint donc par cette force descriptive à une tension et à un pathétique certains, et cela dans tous les récits de la pièce.
Les figures au service de l’expression amoureuse §
L’amour est dans la tragédie de Brosse le principal moteur de la pièce. Il va donc de soi que son expression passe par des figures, et une rhétorique de la passion, destinées à émouvoir les spectateurs. Nous n’avons pas d’effusion passionnelle, comme on peut en trouver dans les tragi-comédies, mais au contraire une condensation des sentiments en oxymores, parallélismes, répétitions, apostrophes, qui illustrent parfaitement la tension dramatique et charment facilement l’oreille de l’auditeur.
Les oxymores et antithèses sont les figures qui transcrivent le mieux la tension puisqu’ils associent deux termes opposés : ainsi, Turne parlant de son amour pour Lavinie le décrit comme une « aimable tyrannie » (image que l’on retrouve d’ailleurs dans Le Cid), car cet amour, bien que partagé et donc « aimable », le pousse à combattre Enée. Cet oxymore résume en fait tout le conflit de Turne. De même pour l’expression « supplice de mon cœur que je trouve si doux » : Turne souffre d’avoir à choisir entre son devoir et sa passion, mais c’est parce qu’il aime qu’il doit choisir. Notons que la figure oxymorique est beaucoup moins présente que dans les comédies de Brosse, et que l’on peut donc difficilement parler de « dramaturgie de l’oxymore »57.
Les apostrophes sont nombreuses dans le texte, car elles ressortissent par essence au genre tragique. Elles permettent au personnage d’invoquer un abstrait ou un mort, et soulignent la dimension tragique de ses propos. Désespéré, il prend à témoin une entité qui le dépasse, ce qui amplifie encore son état démuni. C’est dans cet esprit que Turne invoque les « dieux » (v. 189) : il est sans ressources face une coalition féminine déterminée. Lavinie, elle, s’adresse aux « deregles mouvemens, d’un cœur qui desepere » (v. 305), lorsqu’elle se désespère que Turne renonce au combat. Ou encore, quand elle ne sait qui elle doit écouter, de son père ou de sa mère, elle invoque « dieux, respect, piété » (v. 1427).
Mais ce sont les figures de parallélisme et de répétition qui reviennent le plus souvent. Anaphores, chiasmes, polyptotes renforcent les paroles des personnages, et ont un fort pouvoir dans la rhétorique amoureuse. Par exemple le dialogue entre Turne et Lavinie (I, 4) est fort de ces figures. Turne commence par reprendre les mots de Lavinie : « Arrestez » / « j’arreste » ; « commande » / « commandement » ; « Escoutez moy parler » / « Parlez, je vous écoute », tissant un lien amoureux entre les deux amants, et nous montrant Turne prêt à succomber à la force rhétorique de Lavinie. Les vers que celle-ci prononce un peu plus loin achèvent de convaincre Turne de renoncer au combat :
D’amour je n’en ay plus, je n’ay que de la hayne,Puis qu’il est inhumain, je veux estre inhumaine (v. 221-222)
Elle met sur le même plan l’amour et la haine, sous-entendant par là que sa haine sera aussi forte que son amour si l’amour de Turne à son égard n’est pas aussi fort que le sien.
Enfin, à la dernière scène, c’est Turne qui use de ces figures, accentuant ainsi l’émotion de Lavinie, et du spectateur par la même occasion, pour la pousser à accepter d’épouser Enée. L’anaphore initiale
Que la Parque à son gré tranche ma destinée,Que ce soit aujourd’huy ma derniere journéeQue j’aille chez les morts sans partir de ce lieu (v. 1535-1537)
rend la scène éminemment pathétique, et le discours amoureux de Turne souligne ce sentiment et fait naître la pitié même chez son rival. Les antithèses entre « tué » et « ressucitez » mettent en exergue le pouvoir surhumain de l’amour face à la mort, et le tragique de la situation des deux amants.
On voit que si le talent dramaturgique de Brosse, du moins dans le genre tragique, est discutable, son talent littéraire ne l’est pas puisqu’il réussit à nous émouvoir tout au long de la pièce de la relation amoureuse de Turne et Lavinie, sans que nous notions au premier abord la faiblesse de construction de sa pièce.
La pièce de Brosse est la dernière adaptation de la lutte entre Enée et Turne de la littérature française. Seul un opéra du XVIIIe siècle, intitulé Lavinie, traite de cet épisode. A partir du milieu du XVIIe, la tendance est plutôt à la désacralisation de Virgile et de son œuvre : comme l’explique Christian Biet dans son article « Enéide triomphante, Enéide travestie »58, « le texte latin devient la cible privilégiée des auteurs burlesques durant la période troublée de la Fronde : Furetière en 1648, Scarron de 1649 à 1652, Dufresnoy (1649), Perrault, (1653), Brébeuf (1650), d’Assoucy (1648) […] Toutefois, il n’est pas question de railler Virgile, mais de tourner en ridicule la manière sacrée et universitaire dont on le consacre à l’époque ». La pièce de Brosse est donc non seulement le reflet du passage d’un genre à l’autre (de l’épopée à la tragédie), mais aussi un témoignage des derniers feux dramatiques du poète latin, car si Racine rend hommage à Virgile dans sa préface de Bérénice, l’épopée du grand poète latin ne sera plus l’objet d’aucune adaptation théâtrale.
Note sur la présente édition §
Il n’existe qu’une seule édition du Turne de Virgile, exécutée en 1647 par la veuve du libraire Nicolas de Sercy. En voici la description :
VI-96p ; in-4°.
[I] : titre
[II] : verso blanc
[III-V] : A TRES-HAUT ET TRES-PUISSANT SEIGNEUR…[épître à Messire François de Rochefort]
[VI] : AU LECTEUR
[VII] : PERMISSION et Fautes survenues à l’impression
[VIII] : LES ACTEURS
1-96 texte de la pièce.
De cette édition sont conservés dans les bibliothèques parisiennes six exemplaires manuscrits que nous avons consultés : pour l’établissement du texte, nous avons utilisé l’exemplaire 4-BL-3508 (2) qui se trouve à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris, et qui se trouve être le seul exemplaire complet. En effet, les pages 81 à 88 sont manquantes dans tous les autres exemplaires : celui de la BNF59 (Rés-YF-56), celui de l’Arsenal coté GD-1453 (5)60, celui de la bibliothèque Richelieu coté 8-RF-5675 (3), celui de la bibliothèque de la Sorbonne (RRR 8 = 414), et celui de la bibliothèque Sainte-Geneviève (DELTA 15215FA) reprennent les pages 73 à 80.
Tous les exemplaires sont identiques.
Présentation de la page de titre :
LE /TURNE /DE /VIRGILE. /TRAGEDIE. /Fleuron du libraire (masque) /A PARIS, /Chez la vefve NICOLAS DE SERCY, au/Palais, en la Sale Dauphine, à la/bonne-Foy Couronnée./Filet/M.DC.XLVII./AVEC PERMISSION.
Nous avons conservé la graphie du XVIIe siècle (les pluriels et les participes passés se terminent en –ez, et les participes présents en –ans), à quelques exceptions près :
- – nous avons distingué, conformément à l’usage moderne, le i et le j, et le u et le v.
- – nous avons transformé le ß en –ss- (épître, Auβé ; impreβion ; v. 44 deβeins ; v. 127 et 168, aβisté ; v. 244, 345, 813 paβion ; v.276, 799, 1064, 1075, 1189, 1458 auβi ; v.285 diβipez ; v. 320 paβions ; v. 356, 823 aβiste ; v.535 preβé ; v.589 aβeurez ; v.661 aβiegez ; v.702 aβeurance ; v.796 groβissant ;v. 823 aβistez ; v.835 impreβion ; v.870 pouβiere ; v.949, 1148, 1161 auβitost ;v.1008 bleβer ; v.1081 pouβé ; v.1273 laβez ; v.1275 aβinee ; v.1338 poβible ; v.1398 assaβin ; v.1542 aβaillir ; v.1596 impoβible).
- – nous avons transformé les voyelles surmontées d’un tilde en voyelle suivie d’une consonne nasale : v.10 tõber ; didascalie : troyēs ; v.1555 dõpte.
- – nous avons rajouté ou supprimé des accents diacritiques pour distinguer par exemple ou conjonction de où adverbe, et a verbe de à préposition. Ces corrections concernent les vers suivants : où aux vers 245, 359, 512, 668, 847, 1152 ; a aux vers 355, 447, 508 ; ou aux vers 420, 798 ; à aux vers 276.
Nous avons corrigé les coquilles :
Epître, faits / v. 10 vous-mesms / v.174 seroient / v.186 redoubtez / v.189 aversaires / v.240 de / v. 242 nostre / v.247 nous / v.259 c’est / v.308 ordonner / v.342 m’econnoistre / v. 358 en / v.374 donc / v.381 en / v. 394 regrée / v. 434 D’une / v.447 apart / v.457 auroint / v.463 d’avoir / v. 505 en / v.590 pouura / v. 599 quelqu’en / v.604 un / v. 811 ces / v. 891 coup / v.922 rendra / v.1002 affranchis / v. 1026 sacrifiér / v.1065 aversaire / v.1066 quelle / v.1071 qu’en / v. 1087 séme / v.1091 effroyale / v.1157 proche / v.1211 cela, dit-il, se tait / v. 1217 ces / v.1222 et 1224 Sydon / v.1234 s’en / Page 73 Turne / Page 74 Sison / v. 1275 assinee / v.1324 cet / Page 89 Sison / v.1514 paraitroit / v.1528 tosjours / v. 1541 ces / v.1581 d’esteint.
Nous avons conservé la ponctuation originale, sauf quand un changement s’imposait :
- – Epître : pour recommander après,
- – v. 133 : me payeront de ma peine ?
- – v. 148 : un amour sans égal ;
- – v. 152 : par une belle mort,
- – v. 231 : vous changez
- – v. 243 : ma resolution
- -– v. 244 : détruit ma passion
- – v. 255 : qu’il conçoive pour vous
- – v. 262 : ils n’auroient que du blâme
- – v. 272 : alors qu’il veut regner
- – v. 273 : à vos pieds mon espée
- – v. 274 : aux combats occupée
- – v. 275 : sans tenter les hazars
- – v. 291 : sa rare beauté.
- – v. 307 : absolus comme ils sont
- – v. 309 : les poursuivre
- – v. 320 : entre nos passions
- – v. 322 : de paroistre hommes
- – v. 325 : en voyant ;
- – v. 329 : estant si malheureuse
- – v. 332 : pour une dureté
- – v. 333 : avec plus de tendresse
- – v. 339 : que vous me combattiez
- – v. 341 : alors qu’il nous fait naistre
- – v. 342 : qu’on ne peut méconnoistre
- – v. 352 : qui s’appreste à tomber
- – v. 382 : et de nostre advantage
- – v. 385 : et se confondre eux mesmes
- – v. 397 : autorisez d’Iule
- – v. 415 : s’explique ouvertement
- – v. 429 : de leur bonté suprême ?
- – v. 502 : des dépouilles d’Ænée
- – v. 527 : en l’estat où je suis
- – v. 545 : aisément je me flatte
- – v. 549 : d’une fureur extréme
- – v. 560 : le fer de la main,
- – v. 565 : mes oreilles,,
- – v. 647 : m’attaquer aujourd’huy
- – v. 875 : et que l’on voit l’éclair.
- – v. 958 : d’en avoir du reproche,
- – v. 959 : et de rage troublé ;
- – v. 1036 : et d’Amant desloyal
- – v. 1044 : de l’indignation,
- – v. 1152 : plus d’Amant,
- – v. 1171 : justement irrité.
- – v. 1258 : et d’un Amant,
- – v. 1536 : ma derniere journée
LE TURNE DE VIRGILE.
TRAGEDIE. §
EPISTRE61
A
TRES-HAUT
ET
TRES-PUISSANT
SEIGNEUR
MESSIRE FRANCOIS DE Rochefort Marquis de la Boulais, Baron de Chastillon, Chailly, Aussé, Chitry, Corbellin, S. More, Gouverneur des villes d’Avalon, Vezelay, etc. §
MONSEIGNEUR,
Je fais aujourd’huy de la fable ancienne une verité moderne ; il est croyable que Promethée62 fût amoureux du feu celeste, et que la crainte d’en estre brûlé ne l’empescha pas de le ravir. Puis qu’au hazard* d’estre esblouy et mesme aveuglé de l’Eclat de votre condition ; je n’ay pû négliger dans la passion* que j’avois d’estre connu de vous, un moyen qui m’a semblé utile pour m’en63 approcher. Virgile ayant esté autrefois bien veu d’Auguste64, je me suis persuadé qu’estant tel65 en toutes vos actions, vous ne dedaigneriez pas de me regarder, si pour me presenter à vous, je marchois sur les pas de ce grand Genie. Je ne vante point le merite du Heros dont le nom sert de titre à mon Poëme, pour recommander aprés ceux de vostre race, en les comparant à luy. Cette façon de loüer est trop ravalée, et bien qu’elle soit aujourd’huy des plus ordinaires, je pense avoir raison de la mépriser, ayant à parler d’une maison dont les avantages ne le66 furent jamais. Quand67 Turne auroit esté cent fois plus genereux*, je ferois beaucoup pour sa gloire si je le comparois aux Heros de votre illustre famille, et non pas eux à luy. Et quand Ænée auroit esté infiniment plus Religieux68, ce seroit sans luy faire tort, que je maintiendrois69 qu’il l’auroit toujours esté infiniment moins que vous. J’en ay trop dit, en ayant trop à dire, un mauvais nageur s’avançe tousjours trop en Mer pour peu qu’il s’esloigne du rivage. J’adjouste que l’Echo qui ne respond pas à la voix du Tonnerre, m’apprend que je ne puis parler assez sobrement de ce qui est inconçevablement au dessus de moy. Je m’impose donc silence, et contraignant en cette occasion* ma langue et ma plume ; je ne permets au plus à l’une, que de vous supplier de m’avoüer* dans l’offre que je vous fais d’un de mes travaux : Et à l’autre, de-signer aprés cét aveu, que je suis.
MONSEIGNEUR.
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant serviteur.
LA BROSSE70.
AU LECTEUR. §
Remarque s’il te plaist qu’au poinct* que les Latins excitez par la harangue de Juturne, chargent les Troyens ; on doit abaisser une toile71, derriere laquelle ils se battent avec quelque bruit d’armes. Cette observation devoit estre mise en marge, sur la fin du troisiesme Acte ; mais l’imprimeur l’ayant obmise, j’ai bien voulu la placer icy, afin de prevenir ta censure72 qui m’auroit pû reprendre73 d’ensanglanter la Scéne, et d’imiter hors de temps les rudes spectacles des Colleges74. Je n’ay plus rien à te faire remarquer, si ce n’est quelques fautes survenuës à l’impression, dont voicy les plus importantes.
LES ACTEURS. §
- LATINUS, Roy des Latins.
- AMATA, femme de Latinus.
- LAVINIE, fille de Latinus.
- TURNE, fils du Roy Daunus, Amant de Lavinie.
- JUTURNE, sœur de Turne.
- SIDON,
- TYRENE, Gentils hommes Latins.
- ÆNEE, Prince Troyen.
- ACATE, amy d’Ænée.
- TROUPE des Latins.
- TROUPE des Troyens.
ACTE I. §
SCENE PREMIERE. §
LATINUS.
LATINUS.
TURNE.
LATINUS.
TURNE.
LATINUS.
TURNE.
LATINUS.
TURNE
LATINUS
SCENE II. §
TURNE.
SCENE III §
AMATA
TURNE
AMATA
JUTURNE
TURNE
AMATA
TURNE
SCENE IV §
LAVINIE
TURNE, bas.
LAVINIE
TURNE
LAVINIE
TURNE
LAVINIE
TURNE
AMATA
LAVINIE
TURNE
TURNE
LAVINIE
TURNE
AMATA
LAVINIE
TURNE
LAVINIE
TURNE
SCENE V §
LATINUS.
TURNE bas,
LATINUS.
TURNE.
LATINUS
JUTURNE
LAVINIE
AMATA
ACTE II §
SCENE PREMIERE §
LAVINIE.
JUTURNE
LAVINIE
SCENE II §
SIDON
LAVINIE
SIDON
LAVINIE.
JUTURNE.
LAVINIE.
SCENE III §
AMATA
LAVINIE.
AMATA
LAVINIE.
JUTURNE.
AMATA.
SCENE IV §
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
Que craignez vous ?LAVINIE.
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
SCENE V §
LAVINIE.
SCENE VI §
LATINUS.
LAVINIE.
LATINUS.
LAVINIE.
LATINUS.
AMATA.
SCENE VII §
JUTURNE.
SIDON.
JUTURNE.
ACTE III §
SCENE PREMIERE §
ÆNEE.
ACATE.
ÆNEE.
SCENE II §
ÆNEE.
SCENE III §
ACATE.
ÆNEE.
ACATE.
ÆNEE.
ACATE.
ÆNEE.
ACATE.
ÆNEE.
SCENE IV §
LATINUS.
ÆNEE.
LATINUS.
TURNE.
ÆNEE.
TURNE.
ÆNEE.
TURNE.
ÆNEE.
TURNE.
SCENE V §
JUTURNE
TURNE.
LATINUS.
ÆNEE.
JUTURNE.
ACTE IV §
SCENE PREMIERE §
TURNE.
AMATA.
TURNE.
AMATA.
TURNE.
AMATA.
TURNE.
AMATA.
TURNE.
AMATA.
TURNE.
AMATA.
SCENE II §
TYRENE.
AMATA.
TURNE.
SCENE III §
LAVINIE.
TURNE.
AMATA.
LAVINIE.
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
SCENE IV §
LATINUS.
AMATA.
LAVINIE.
TURNE.
LATINUS.
SCENE V §
AMATA.
TURNE.
Lettre.
TURNE.
AMATA.
TURNE.
AMATA.
LAVINIE.
ACTE V §
SCENE PREMIERE §
AMATA.
SIDON.
SIDON.
AMATA.
SIDON.
En reculant, le Ciel permet qu’il tombeLAVINIE.
SIDON.
LAVINIE.
SIDON.
AMATA.
SIDON.
AMATA.
SIDON.
LAVINIE.
SIDON.
SCENE II §
AMATA.
LAVINIE.
AMATA.
LAVINIE.
SCENE III §
LATINUS.
AMATA.
LATINUS.
AMATA.
LAVINIE.
LATINUS.
AMATA.
LATINUS.
AMATA.
LATINUS.
LAVINIE.
AMATA.
LAVINIE.
LATINUS.
LAVINIE.
AMATA.
LAVINIE.
LATINUS.
LAVINIE.
LATINUS.
LAVINIE.
SCENE IV §
ÆNEE.
AMATA.
ÆNEE.
LAVINIE.
AMATA.
LATINUS.
LAVINIE.
ÆNEE.
SCENE V §
SIDON.
LATINUS.
SIDON.
D’embrasser vos genouxLATINUS.
SIDON.
LATINUS.
SIDON.
SCENE VI §
LATINUS.
LAVINIE.
AMATA.
ÆNEE.
Helas ! si sa pitiéAMATA.
SCENE DERNIERE §
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
ÆNEE.
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
AMATA.
LAVINIE.
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
LAVINIE.
TURNE.
ÆNEE.
LATINUS.
AMATA.
LATINUS.
ÆNEE.
LATINUS.
FIN.
PERMISION. §
Il est permis à la vefve Nicolas de Sercy, d’imprimer ou faire imprimer, la Tragedie, Intitulée le Turne, de Virgile, par le Sieur de la Brosse, fait ce II. Aoust.1646.
Fautes survenuës à l’impression.
Act. 2. Sc. I. vers 14. belles, lisez nobles. Sc. 2. vers I. belle, lisez bonne. Vers 21, en, lisez est. Sc. 3. vers 36. sa. lisez la. Sc 4. vers 44. son sang, lisez le Ciel. Acte 3. Sc. 2. vers 43. respects, lisez motifs. Sc. 3. vers. 30. mon lisez le. Sc. 4. vers 33. ardeur lisez d’abord. Acte IV. Sc. 1. ce lisez le.
Lexique §
Extraits de l’Enéide (traduction par Jacques Perret, 1987, Les Belles Lettres). §
Exim Gorgoneis Allecto infecta venenis principio Latium et Laurentis tecta tyranni celsa petit tacitumque obsedit limen Amatae, quam super adventu Tuecrum Turnique hymenaeis femineae ardentem curaeque iraeque coquebant. Huic dea caeruleis unum de crinibus anguem conicit inque sinum praecordia ad intima subdit, quo furibonda domum monstro parnisceat omnem. Ille inter vestis et levia pectora lapsus volvitur attactu nullo fallitque furentem vipeream spirans animam ; fit tortile collo aurum ingens coluber ; fit longae taenia vittae innectitque comas et membris lubricus errat. Ac dum prima lues udo sublapsa veneno pertemptat sensus atque ossibus implicat ignem necdum animus toto percepit pectore flammam, mollius et solito matrum de more locuta est multa super natae lacrimans Phrygiisque hymenaeis : « Exsulibusne datur ducenda Lavinia Teucris, o genitor, nec te miseret gnataeque tuique ? Nec matris miseret, quam primo aquilone relinquet perfidus alta petens abducta virgine praedo ? An non sic Phrygius penetrat Lacedaemona pastor Ledaeamque Helenam Troianas vexit ad urbis ? Quid tua sancta fides ? Quid cura antiqua tuorum et consanguineo totiens data dextera Turno ? Si gener externa petitur de gente Latinis idque sedet Faunique premunt te jussa parentis, omneme equidem sceptris terram quae libera nostris dissidet externam reor et sic dicere divos. Et Turno, si prima domus repetatur origo, Inachus Acrisiusque patres mediaeque Mycenae. » Hi subi nequiquam dictis experta Latinum contra stare videt (…).
Aussitôt Allecto, chargée de poisons gorgoniens, commence par le Latium et gagne le haut palais du roi des Laurentes. Elle s’assied sur le seuil silencieux d’Amata. L’arrivée des Troyens et l’hymen projeté avec Turnus brûlaient cette femme passionnée de soucis et de colère. La déesse détache un de ses serpents de sa chevelure azurée, le jette et le cache jusqu’au fond du sein de la reine afin de lui inspirer par ce prodige une fureur qui bouleverse tout le palais. Le reptile s’est glissé entre les vêtements et la douce poitrine : il se déroule sans la toucher, et à son insu lui souffle une haleine vipérine qui excite sa fureur. Le monstrueux serpent n’est plus qu’un collier d’or au cou d’Amata ; il n’est plus qu’une longue bandelette qui retient ses cheveux et coule sur ses membres. Tant que les premières atteintes du visqueux poison ont seulement commencé à toucher ses sens, tant que le feu court dans ses os sans que, dans toute sa poitrine, la vie en ait encore été saisie, la reine parle doucement comme une mère et verse d’abondantes larmes sur l’hymen de sa fille et du Phrygien : « Est-ce donc à ces exilés, à ces Troyens que tu vas donner Lavinia en mariage, toi, son père ? Tu n’as donc aucune pitié de ta fille et de toi-même ? Aucune pitié de sa mère qu’au premier souffle de l’Aquilon ce perfide ravisseur abandonnera pour gagner la haute mer avec sa proie, notre enfant ? N’est-ce pas ainsi que le berger phrygien entra à Lacédemone et emporta la fille de Léda, Hélène, vers la ville de Troie ? Qu’as-tu fait de ta parole religieusement donnée ? Qu’as-tu fait de ton ancien amour pour les tiens et de ta main tant de fois mise dans la main de Turnus qui est de notre sang ? S’il te faut pour les Latins un gendre d’une nation étrangère, si c’est bien cela que tu veux, si les commandements de ton père Faunus t’y obligent, tout pays libre et indépendant de nous est à mes yeux une terre étrangère, et c’est ainsi, je le crois, que l’entendent les dieux. Au surplus, si nous remontons aux origines de sa famille, les ancêtres de Turnus sont Inachus et Acrisius, et ils viennent du milieu de la Grèce, de Mycènes. » C’est ainsi qu’elle éprouve vainement Latinus qui reste inébranlable. (VII, 341-374)
Haud secus accenso gliscit violentia Turno. Tum sic adfatur regem atque ita turbidus infit : « Nulla mora in Turno ; nihil est quod dicta retractent ignavi Aeneadae, nec quae pepigere recusent : congredior. Fer sacra, pater, et concipe foedus. Aut hac Dardanium dextra sub Tartara mittam, desertorem Asiae (sedeant spectentque Latini), et solus ferro crimen commune refellam, aut habeat victos, cedat Lavinia conjux. »
Olli sedato respondit corde Latinus : « O praestans animi juvenis, quantum ipse feroci virtute exsuperas, tanto me impensius aequom est consulere atque omnis metuentem expendere casus. Sunt tibi regna patris Dauni, sunt oppida capta multa manu, nec non aurumque animusque Latinost ; sunt aliae innuptae Latio et Laurentibus arvis, nec genus indecores. Sine me hace haud mollia fatu sublatis aperire dolis, simul hoc animo hauri : me natam nulli veterum sociare procorum fas erat, idque omnes divique hominesque canebant. Victus amore tui, cognato sanguine victus conjugis et maestae lacrimis, vincla omnia rupi, promissam eripui genero, arma impia sumpsi. Ex illo qui me casus, quae, Turne, sequantur bella, vides, quantos primus patiare labores. Bis magna victi pugna vix urbe tuemur spes Italas ; recalent nostro Thybrina fluenta sanguine adhuc campique ingentes ossibus albent. Quo referor totiens ? Quae mentem insania mutat ? Si Turno exstincto socios sum adscire paratus, cur non incolumi potius certamina tollo ? Quid consanguinei Rutuli, quid cetera dicet Italia, ad mortem si te (fors dicta refutet ! ) prodiderim natam et conubia nostra petentem ? Respice res bello varias, miserere patentis longaevi, quem nunc maestum patria Ardea longe dividit. » Haudquaquam dictis violentia Turni flectitur ; exsuperat magis aegrescitque medendo. Ut primum fari potuit, sic institit ore : « Quam pro me curam geris, hanc precor, optime, pro me deponas letumque sinas pro laude pacisci. Et nos tela, pater, ferrumque haud debile dextra spargimus, et nosro sequitur de volnere sanguis ; longe illi dea mater erit, quae nube fugacem feminea tegat et vanis sese occulat umbris. »
At regina nova pugnae conterrita sorte flebat et ardentem generum moritura tenebat : « Turne, per has ego te lacrimas, per si quis Amatae tangit honos animum (spes tu nunc una, senectae tu requies miserae, decus imperiumque Latini te penes, in te omnis domus inclinata recumbit), unum oro : desiste manum committere Teucris. Qui te cumque manent ; simul haec invisa relinquam lumina nec generum Aenean captiva videbo. » Accepit vocem lacrimis Lavinia matris flagrantis perfusa genas, cui plurimus ignem subjecit rubor et calefacta per ora cucurrit. Indum sanguineo veluti violaverit ostro si quis ebur, aut mixta rubent ubi lilia multa alba rosa, talis virgo dabat ore colores. Illum turbat amor figitque in virgine voltus ; ardet in arma magis paucisque adfatur Amatam : « Ne, quaeso, ne me lacrimis neve omine tanto prosequere in duri certamina Martis euntem, o mater ; neque enim Turno mora libera mortis.
Telle grandit en lui la violence maintenant que Turnus a pris feu. Il aborde le roi et commence avec emportement : « Turnus ne se dérobe pas ; les lâches Enéades n’ont aucun prétexte pour reprendre leur parole ou remettre en cause ce qu’ils ont solennellement promis ; je vais combattre. Apporte, grand roi, les objets sacrés, prépare nos conventions. Ou de ce bras j’enverrai le Dardanien au fond du Tartare, ce déserteur de l’Asie, (que les Latins s’asseyent et regardent ! ), et seul je rejetterai par l’épée la querelle qu’il nous fait à tous, ou que, sous lui, tous vaincus il nous tienne, que Lavinia lui soit livrée en épouse. »
Latinus lui répondit avec calme : « O guerrier magnanime, autant tu t’affirmes grand par la fierté de ton courage, d’autant plus soigneusement moi, je dois réfléchir et peser, non sans appréhensions, toutes les chances. Tu as un royaume, celui de ton père Daunus, maintes villes encore, que ton bras a conquises ; Latinus a de l’or et est généreux ; il existe au Latium et aux champs des Laurentes d’autres vierges libres encore et dont la race n’est pas indigne de toi. Permets-moi de mettre au clair sans réticence des choses qui ne sont pas agréables à dire, et en même temps pénètre-toi bien de ceci : il m’était interdit d’unir ma fille à aucun de ses anciens prétendants ; cela, toutes les voix saintes me le disaient, celles des dieux, celles des hommes. Vaincu par l’affection que je te portais, vaincu par la parenté de nos sangs, par les larmes et par l’affliction de mon épouse, j’ai rompu tous les liens, j’ai arraché sa fiancée à mon gendre, j’ai pris des armes sacrilèges. Depuis lors, les malheurs, les guerres qui me poursuivent, tu les vois, Turnus, et ces travaux gigantesques dont tu portes le poids tout le premier. Deux fois vaincus en de grandes batailles, nous défendonc à grand-peine, en notre ville, les espérances des Italiens ; les flots du Tibre sont chauds encore du sang des nôtres, les vastes plaines blanchissent sous leurs os. Pourquoi tant de fois revenir en arrière ? Quel délire trouble mes résolutions ? Si, Turnus une fois mort, je suis prêt à les recevoir comme alliés, pourquoi ne pas plutôt arrêter les combats tandis qu’il est vivant ? Que diront ces Rutules qui nous sont unis par le sang, que dira toute l’Italie si je t’ai livré à la mort (que l’événement confonde ces parloes ! ) quand tu recherchais ma fille et mon alliance ? Songe aux incertitudes de la guerre, aie pitié de ton vieux père qu’Ardée votre patrie retient aujourd’hui loin de toi dans la tristesse. » La violence de Turnus ne fléchit pas, à ces paroles ; elle s’enfle encore et les remèdes l’enveniment. Dès qu’il put parler, il reprit en ces termes : « Le souci que tu prends de mes intérêtes, bon père, dans mon intérêt, je t’en prie, quitte-le, souffre que j’engage ma mort au bénéfice de ma gloire. Nous aussi, grand roi, nous lançons des traits, et un fer qui dans nos mains n’est pas sans puissance ; les blessures que nous avons faites s’emplissent aussi de sang ; sa mère, la déesse, ne pourra rien pour lui, si empressée à le couvrir, ce fuyard, d’une nuée bien féminine, à se cacher dans des ombres creuses. »
Mais la reine, épouvantée par l’approche imprévue de ce combat, pleurait et, comme femme prête à mourir, retenait l’emportement de son gendre : « Turnus, par égard pour mes larmes, pour le cas que tu fais de l’honneur d’Amata (tu es maintenant le seul espoir, la seule assurance de notre vieillesse pitoyable ; la dignité, l’autorité de Latinus sont entre tes mains ; de notre maison qui penche tu es le seul appui), je ne t’adresse qu’une prière : cesse de te battre contre les Troyens. Quel que doive être ton lot dans ce combat, il doit être également le mien ; au même moment je quitterai cette lumière que je hais, et je ne verrai pas, captive, Enée devenu mon gendre. » Lavinia accueillit avec des larmes les paroles de sa mère, inondant ses joues brûlantes ; une vive rougeur y fit monter un feu, chaleur courant sur son visage. Ainsi un artiste teint l’ivoire indien du sang de la pourpre, ainsi, mêlés à des bouquets de roses, rogissent de blancs lis, telles les couleurs sur les traits de la jeune fille. Pour lui, l’amour le trouble et il fixe son regard sur la jeune fille ; son ardeur à combattre s’accroît et il dit brièvement à Amata : « Je t’en prie, ne m’accompagne pas de ces larmes et d’un si lourd présage, quand je vais aux dures batailles de Mars, ô mère ; Turnus n’est pas libre d’écarter la mort. (XII, 9-74)
Tum pius Aeneas stricto sic ense precatur : « Esto nunc sol testis et haec mihi terra vocanti, quam propter tantos potui perferre labores, et pater omnipotens et tu Saturnia conjunx (jam melior, jam, diva, precor), tuque inclute Mavors, cuncta tuo qui bella, pater, sub numine torques ; fontique fluviosque voco quaeque aetheris alti religio et qaue caeruleo sunt numina ponto : cesserit Ausonio si fors victoria Turno, convenit Evandri victos discedere ad urbem, cedet Iulus agris, nec post arma ulla rebelles Aeneadae referent ferrove haec regna lacessent. Sin nostrum adnuerit nobis victoria Martem (ut potius reor et potius di numine firment), non ego nec Teucris Italos parere jubebo nec mihi regna peto : paribus se legibus ambae invictae gentes aeterna in foedera mittant. Sacra deosque dabo ; socer arma Latinus habeto, imperium sollemne socer ; mihi moenia Teucri constituent urbique dabit Lavinia nomen. »
Sic prior Aeneas, sequitur caelum tenditque ad sidera dextram : « Haec eadem, Aenea, terram, mare, sidera, juro Latonaeque genus duplex Janumque bifrontem vimque deum infernam et duri sacraria Ditis ; audiat haec genitor qui foedera fulmine sancit. Tango aras, medios ignis et numina testor : nulla dies pacem hanc Italis nec foedera rumpet, que res cumque cadent ; nec me vis ulla volentem avertet, non, si tellurem effundat in undas diluvio miscens caelumque in Tartara solvat, ut sceptrum hoc » (dextra sceptrum nam forte gerebat) « numquam fronde levi fundet virgulta nec umbras, cum semel in silvis imo de stirpe recisum matre caret posuitque comas et bracchia ferro, olim arbos, nunc artificis manus aere decoro inclusit patribuque dedit gestare Latinis. » Talibus inter se firmabant foedera dictis conspectu in medio procerum. Tum rite sacratas in flammam jugulant pecudes et viscera vivis eripiunt cumulantque oneratis lancibus aras.
At evro Rutulis impar ea pugna videri jamdudum et vario misceri pectora motu, tum magis ut propius cernunt non viribus aequis. Adjuvat incessu tacito progressu et aram suppliciter venerans demisso lumine Turnus pubentesque genae et juvenali in corpore pallor. Quem simul ac Juturna soror crebrescere vidit sermonem et volgi variare labantia corda, in medias acies formam adsimulata Camerti, cui genus a proavis ingens clarumque paternae nomen erat virtutis et ipse accerrimus armis, in medias dat sese acies haud nescia rerum rumoresque serit varios ac talia fatur : « Non pudet, o Rutuli, pro cunctis talibus unam objectare animam ? Numerone an viribus aequi non sumus ? En omnes et Troes et Arcades hi sunt, fatalisque manus, infensa Etruria Turno. Vix hostem, alterni si congrediamur, habemus. Ille quidem ad superos, quorum se devovet aris, succedet fama vivosque per ora feretur ; nos patria amissa dominis parere superbis cogemur, qui nunc lenti consedimus arvis. » Talibus incensa est juvenum sententia dictis jam magis atque magis, serpitque per agmina murmur ; ipsi Laurentes mutati ipsique Latini. Qui sibi jam requiem pugnae rebusque salutem sperabant, nunc arma volunt foedusque precantur infectum et Turni sortem miserantur iniquam. His aliud majus Juturna adjungit et alto dat signum caelo, quo non praesentius ullum turbavit mentes Italas monstroque fefellit.
Alors le pieux Enée, l’épée nue, fait cette prière : « Que le soleil en cet instant soit mon témoin, et témoin aussi cette terre que j’invoque et pour laquelle j’ai pu supporter de si rudes travaux, et toi, Père tout-puissant, et toi, Saturnienne, son épouse (oui, moins sévère pour nous, oui déesse, je te prie), et toi, illustre Mars, ô père, qui fais sous ta puissance mouvoir toutes les guerres ; et j’invoque les sources et les fleuves, tout ce qu’on adore dans les hauteurs de l’éther et les puissances de la sombre mer. Si la victoire, d’aventure, se déclare pour l’Ausonien Turnus, il est convenu que les vaincus se retirent vers la ville d’Evandre, Iule quittera ce territoire, et jamais dans la suite les Enéades devenus rebelles ne ramèneront ici leurs armes ou ne provoqueront ce royaume par le fer. Mais si la victoire a consenti que Mars fût pour nous, comme je le crois plutôt et plutôt veuillent les dieux le confirmer de leur puissance, je n’ordonnerai pas que les Italiens obéissent aux Troyens et je ne demande pas la royauté pour moi : que sous des lois égales les deux nations invaincues s’unissent sous une alliance éternelle. Leurs rites, leurs dieux, je les leur donnerai moi-même ; que mon beau-père Latinus possède le pouvoir militaire, qu’il ait, lui mon beau-père, l’autorité sacrée. Pour moi, les Troyens m’élèveront des murs et Lavinia donnera son nom à cette ville. »
Ainsi parle Enée, le premier ; puis le roi Latinus continue en ces termes, les yeux levés au ciel, et il tend sa main vers les astres : « Sur ces mêmes conventions, Enée, je m’engage moi-même devant la terre, la mer, les astres, les dieux enfants de Latone, Janus au oduble front, la force infernale des dieux, les sanctuaires de Dis l’impitoyable. Que le Père entende ces paroles, lui qui de sa foudre sanctionne les traités. Je touche ces autels, j’atteste ces feux placés entre nous, ces puissances divines : aucun jour, du côyé des Italiens, ne rompra cette paix ni ce traité, quoi qu’il arrive ; moi-même, aucune force n’en détournera mon vouloir, dût-elle emporter la terre dans les flots en les mêlant par un déluge ou fondre le ciel dans le Tartare. Aussi vrai que ce sceptre (il avait justement son sceptre dans la main) n’épandra plus sous un léger feuillage des rameaux ni des ombres, depuis qu’un jour dans la forêt, coupé au ras du tronc, il a perdu sa mère et déposé sa chevelure, ses bras sous le fer, arbre jadis, maintenant l’habileté de l’artiste l’a enserré dans le bronze magnifique et l’a mis dans la main des anciens du Latium. » Telles étaient les paroles par lesquelles l’un et l’autre ils scellaient le traité, à la vue des premiers de leurs peuples. Alors ils égorgent au-dessus de la flamme les bêtes rituellement consacrées, ils arrachent leurs entrailles encore vives et accumulent sur les autels des plateuax lourdement chargés.
Mais les Rutules depuis longtemps déjà désapprouvaient l’idée de ce combat et des mouvements divers troublaient leurs cœurs. Davantage encore maintenant, à reconnaître de plus près que les deux hommes n’ont pas des forces égales. Turnus les confirme dans ces sentiments quand ils le voient s’avanacer silencieux, vénérant l’autel dans l’attitude d’un suppliant, les yeux baissés, quand ils remarquent la jeunesse de ses traits, et, en dépit de l’âge, sa pâleur. Dès que sa sœur Juturne sentit que le murmure grandissait et que les cœurs mobiles de la multitude étaient en passe de changer, elle se jette entre les rangs, ayant pris les traits de Camers, guerrier d’une antique noblesse, fils d’un père dont la bravoure avait eu un éclat particulier, lui-même plein de fougue sous les armes ; adroitement, elle va, vient au milieu des hommes, sème des avis divers et parle ainsi : « N’avons-nous pas honte, Rutules, pour soutenir notre cause à tous, et tels que nous sommes, de jeter en avant un homme seul ? Est-ce le nombre, sont-ce les forces qui nous manquent ? Voyez, ils sont tous là, les Troyens, les Arcadiens et l’armée du destin, cette Etrurie qui en veut à Turnus. A peine chacun des nôtres a-t-il devant lui un ennemi, si nous n’étions qu’un sur deux à combattre. Oui, sa gloire l’élèvera jusqu’aux dieux, lui qui maintenant se dévoue sur leurs autels ; toujours vivant, son nom volera sur les lèvres des hommes. Mais nous, ayant perdu notre patrie, nous serons contraints d’obéir à des maîtres superbes, pour nous être aujourd’hui paresseusement assis par terre dans nos champs. » Ces paroles échauffent l’esprit des guerriers, et de plus en plus ; un murmure court dans les bataillons, les Laurentes eux-mêmes sont changés et eux-mêmes les Latins. Ils espéraient naguère le repos après leurs combats, le salut de leurs biens ; ils veulent maintenant se battre, prient les dieux que le traité soit sans effet et déplorent l’injuste sort fait à Turnus.
Juturne fait mieux encore : dans les hauteurs du ciel elle suscite un signe dont le caractère prodigieux eut une efficacité décisive pour jeter trouble et confusion dans l’esprit des Italiens. (XII, 175-246)
At pater Aeneas audito nomine Turni deserit et muros et summas deserit arces praecipitatque moras omnis, opera omnia rumpit laetitia exsultans horrendumque intonat armis : quantus Athos aut quantus Eryx aut ipse coruscis cum fremit ilicibus quantus gaudetque nivali vertice se attollens pater Appenninus ad auras. Jam vero et Rutuli certatim et Troes et omnes convertere oculos Itali quique alta tenebant moenia quique imos pulsabant ariete muros armaque deposuere umeris. Stupet ipse Latinus ingentis, genitos diversis partibus orbis, inter se coiisse viros et cernere ferro.
Atque illi ut vacuo patuerunt aequore campi, procursu rapido conjectis eminus hastis invadunt Martem clipeis atque aere sonoro. Dat gemitum tellus ; tum crebros ensibus ictus congeminant, fors et virtus miscentur in unum. Ac velut ingenti Sila summove Taburno cum duo conversis inimica in proelia tauri frontibus incurrunt, pavidi cessere magistri, stat pecus omne metu mutum mussantque juvencae quis nemori imperitet, quem tota armenta sequantur ; illi inter sese multa vi volnera miscent cornuaque obnixi infigunt et sanguine largo colla armosque lavant, gemitu nemus omne remugit : non aliter Tros Aeneas et Daunius heros concurrunt clipeis, ingens fragor aethera complet. Juppiter ipse duas aequato examine lances sustinet et fata imponit diversa duorum, quem damnet labor et quo vergat pondere letum.
Emicat hic impune putans et corpore toto alte sublatum consurgit Turnus in ensem et ferit ; exclamant Troes trepidique Latini, arrectaeque amborum acies. At perfidus ensis frangitur in medioque ardentem deserit ictu, ni fuga subsidio subeat. Fugit ocior Euro ut capulum ignotum dextramque aspexit inermem. Fama est praecipitem, cum prima in proelia junctos conscendebat equos, patrio mucrone relicto, dum trepidat, ferrum aurigae rapuisse Metisci ; idque diu, dum terga dabant palantia Teucri, suffecit ; postquam arma dei ad Volcania ventumst, mortalis mucro glacies ceu futtilis ictu dissilvit, fulva resplendent fragmina harena. Ergo amens diversa fuga petit aequora Turnus et nunc huc, inde huc incertos implicat orbis ; undique enim densa Teucri inclusere corona atque hinc vasta palus, hinc ardua moenia cingunt.
Nec minus Aeneas, quamquam tardata sagitta interdum genua impediunt cursumque recusant, insequitur trepidique pedem pede fervidus urget : inclusum veluti si quando flumine nactus cervom aut puniceae saeptum formidine pinnae venator cursu canis et latratibus instat, ille autem insidiis et ripa territus alta mille fugit refugitque vias, at vividus Umber haeret hians, jam jamque tenet similisque tenenti increpuit malis morsuque elusus inani est : tum vero extoritur clamor ripaeque lacusque responsant circa et caelum tonat omne tumultu. Ille simul fugiens Rutulos simul increpat omnis nomine quemque vocans notumque efflagitat ensem. Aeneas mortem contra praesensque minatur exitium, si quisquam adeat, terretque trementis excisurum urbem minitans et saucius instat. Quinque orbis explent cursu totidemque retexunt huc illuc ; neque enim levia aut ludicra petuntur praemia, sed Turni de vita et sanguine certant […].
Aeneas instat contra telumque coruscat ingens arboreum et saevo sic pectore fatur : « Quae nunc deinde mora est ? aut quid jam, Turne, retractas ? Non cursu, saevis certandum est comminus armis. Verte omnis tete in facies et contrahe quidquid sive animis sive arte vales ; opta ardua pinnis astra sequi clausumque cava te condere terra. » Ille caput quassans : « Non me tua fervida terrent dicta, ferox ; di me terrent et Juppiter hostis. » Nec plura effatus saxum circumspicit ingens, saxum antiquom ingens, campo quod forte jacebat limes agro positus, litem ut discerneret arvis. Vix illud lecti bis sex cervice subirent, qualia nunc hominum producit corpora tellus : ille manu raptum trepida torquebat in hostem altior insurgens et cursu concitus heros. Sed neque currentem se nec cognoscit euntem tollentemque manu saxumve immane moventem ; genua labant, gelidus concrevit frigore sanguis. Tum lapis ipse viri vacuom per inane volutus nec spatium evasit totum neque pertulit ictum. Ac velut in somnis, oculos ubi languida pressit nocta quies, nequiquam avidos extendere cursus velle videmur et in mediis conatibus aegri succidimus ; non lingua valet, non corpore notae sufficiunt vires nec nox aut verba sequontur : sic Turno, quaecumque viam virtute petivit, successum dea dira negat. Tum pectore sensus vertuntur varii ; Rutulos aspectat et urbem cunctaturque metu telumque instare tremescit, nec quo se eripiat, nec qua vi tendat in hostem, nec currus usquam videt aurigamve sororem. Cunctanti telum Aeneas fatale coruscat, sortitus fortunam oculis, et corpore toto eminus intorquet. Murali concita numquam tormento sic saxa fremunt nec fulmine tanti dissultant crepitus. Volat atri turbinis instar exitium dirum hasta ferens orasque recludit loricae et clipei extremos septemplicis orbis : per medium stridens transit femur. Incidit ictus ingens ad terram duplicato poplite Turnus. Consurgunt gemitu Rutuli totus que remugit mons circum et vocem late nemora alta remittunt. Ille humilis supplex oculos dextramque precantem protendens : « Equidem mervi nec deprecor » inquit ; « utere sorte tua. Miseri te si qua parentis tangere cura potest, oro (fuit et tibi talis Anchises genitor), Dauni miserere senectae et me seu corpus spoliatum lumine mavis redde meis. Vicisti et victum tendere palmas Ausonii videre ; tua est Lavinia conjunx, ulterius ne tende odiis. » Stetit acer in armis Aeneas volvens oculos dextramque repressit ; et jam jamque magis cunctantem flectere sermo coeperat, infelix umero cum apparvit alto balteus et notis fulserunt cingula bullis Pallantis pueri, victum quem volnere Turnus straverat atque umeris inimicum insigne gerebat. Ille, oculis postquam sacui monimenta doloris exuviasque hausit, Furiis accensus et ira terribilis : « Tuns hinc spoliis indute meorum eripiare mihi ? Pallas te hoc volnere, Pallas immolat et poenam scelerato ex sanguine sumit. » Hoc dicens ferrum adverso sub pectore condit fervidus ; ast illi solvontur frigore membra vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras.
Mais le grand Enée, sitôt qu’il entend le nom de Turnus, abandonne les murs, abandonne les hautes citadelles, tous travaux interrompt, tout retardement précipite, tressaillant de joie, et fait retentir l’horrible tonnerre de ses armes : aussi grand que l’Athos, aussi grand que l’Eryx ou que lui-même, quand il fait gronder ses chênes mouvants, quand il se réjouit des sommets neigeux où il s’exalte si grand, l’auguste Apennin, jusqu’aux nues. Alors d’un seul mouvement, Rutules, Troyens, Italiens, tous ont porté vers eux leurs regards ; ceux qui tenaient le haut des murs, ceux qui à coups de bélier en battaient les assises, tous ont déposé leurs armes de dessus leurs épaules. Latinus lui-même voit avec stupeur ces guerriers gigantesques, nés aux extrémités opposées du monde, en présence l’un de l’autre et prêts à décider entre par le fer.
Eux, dès que la plaine s’est ouverte en un champ libre, ayant de loin lancé leurs javelines en une aprroche rapide, engagent le combat de Mars avec le bouclier et le bronze sonore. La terre gémit ; ils redoublent, à l’épée, leurs coups pressés ; le courage et le hasard composent leurs effets. Dans l’immense Sila ou sur les cimes du Taburne, quand deux taureaux, le front baissé, se ruent en un combat plein de haine, les maîtres tremblants, leur ont laissé la place, toute bête reste immobile, muette de peur, et les génisses se demandent qui va commander dans les bois, se faire suivre des troupeaux entiers ; eux, à grande violence, mêlent leurs blessures ; pesant de leurs masses, ils enfoncent leurs cornes ; des flots de sang lavent leurs cous et leurs épaules ; leur souffle fait mugir tout le bois. Ainsi le troyen Enée et le héros fils de Daunus, d’un plein élan, heurtent leurs boucliers ; un immense fracas emplit l’éther. Jupiter lui-même tient une balance dont il équilibre les plateaux ; il dépose sur chacun le destin des deux hommes : qui sera condamné par l’épreuve ? sous quel poids va pencher la mort ?
Ici Turnus bondit, impunément croit-il, et de tout son corps se dresse, tendant haut son épée, et il frappe ; les Troyens, les Latins en grand émoi, poussent un cri ; de part et d’autre, dans leurs lignes, ils se lèvent. Mais l’épée déloyale se brise et au cœur de l’effort abandonne l’ardent guerrier, si la fuite ne lui restait comme recours. Il fuit, plus rapide que l’Eurus, dès qu’il a vu cette poignée inconnue et sa main désarmée. On dit que sans y prendre garde quand il montait sur son char pour les premiers combats, il avait, au lieu de l’épée paternelle, empoigné dans sa précipitation celle de son cocher Métiscus. Elle lui suffit quelque temps, tout le temps que les Troyens débandés tournaient le dos ; après qu’on en vint à l’armure d’un dieu, à l’œuvre de Vulcain, cette épée d’homme éclata au choc comme une glace fragile, les fragments brillent sur le sable fauve. Alors, éperdu, Turnus fuit, échappe dans toutes les directions ; tantôt d’un sens, tantôt de l’autre, il mêle des circuits insaisissables ; car de toutes parts les Troyens les ont entourés de leur cercle serré, et de ce côté un vaste marais, de l’autre les remparts escarpés ferment la plaine.
Ené ne l’en poursuit pas moins, quoique parfois ses genoux engourdis par la flèche embarassent ses pas et refusent de courir ; plein de feu, il serre du pied le pied du fuyard qui s’affole. Lorsqu’un chien en quête est tombé sur un cerf arrêté par un fleuve ou prisonnier d’un épouvantail de plumes rouges, il le presse de sa poursuite et de ses abois ; lui, terrifié par l’engin et par la haute rive, va, vient, explore mille sentiers, mais l’ombrien vigoureux s’accroche, la gueule béante, déjà le tient, et, comme s’il le tenait, a fait claquer ses mâchoires, et resta déçu de mordre dans le vide. Alors des cris s’élèvent, les rives et les lacs répondent à l’entour, le ciel tout entier tonne de ce tumulte. Il fuit, mais en même temsp prend à partie tous les Rutules, appelant chacun par son nom : il réclame l’épée qu’ils connaissent bien. Enée, au contraire, promet la mort, un trépas immédiat à quiconque approcherait, il les frappe de terreur, les fait trembler, les menaçant de raser leur ville et, tout blessé qu’il est, presse son adversaire. Cinq tours entiers font-ils en courant et autant à l’inverse, d’un sens, de l’autre ; c’est qu’ils ne disputent pas un prix insignifiant, le prix d’un jeu : il s’agit de la vie et du sang de Turnus […].
Enée ne relâche pas son effort, il fait tournoyer sa pique gigantesque et qui semble un arbre, le cœur furieux il parle ainsi : « Qu’as-tu encore maintenant à tarder, ou que nous prépares-tu donc, Turnus ? Ce n’est pas à la course, c’est de près qu’il faut lutter, et avec les armes impitoyables. Prends toutes les formes que tu voudras, assemble tout ce que peuvent ton grand cœur et tes talents, décide de t’envoler à tire-d’aile à la poursuite des astres inaccessibles, ou de t’enfouir, bien enfermé, dans un trou du sol. » Mais lui, secouant la tête : « Tes bravades ne m’effraient pas, sauvage ; ce sont les dieux qui m’effraient et Jupiter ennemi. » Sans en dire plus long, il remarque près d’eux une pierre antique, énorme, qui se trouvait là dans la plaine, borne dressée entre des champs pour établir distinctement le droit des possesseurs. A peine douze hommes à cette fin choisis la pourraient-ils charger sur leurs épaules, deceux dont maintenant la terre produit les corps ; lui, l’arrache d’une main main fiévreuse et il la faisait tournoyer contre son ennemi, se dressant de toute sa hauteur et dans l’élan de sa course, le héros. Mais qu’il coure, qu’il marche, il ne se reconnaît plus, ou qu’il soulève la pierre colossale, essaie de lui imprimer un mouvement ; ses genoux chancellent, son sang glacé s’est figé de frois.Alors la pierre même qu’il tient en mains, roulant par l’air vide, n’acheva la distance ni ne porta le coup. Dans le sommeil, quand un repos plein de langueur, la nuit, a fermé nos yeux, il nous semble qu’en vain nous voulons de tout notre désir courir bien loin ; au milieu de ces tentatives, saisis d’angoisse, nous défaillons ; notre langue est muette, les forces que nous nous connaissions ne soutiennent plus notre corps, la voix et la parole ne suivent plus ; ainsi Turnus : avec quelque énergie qu’il engage son effort, la sinistre déesse lui refuse le succès. Alors mille pensées tournent dans son cœur ; il regarde longuement vers les Rutules, vers la ville, il hésite, il a peur, il commence à trembler que le trait soit sur lui ; il ne voit pas comment s’échapper ni où trouver la force d’assaillir l’ennemi, et nulle part il ne voit son char ni sa sœur qui le conduisait.
Il hésite ; Enée fait touroyer le trait fatal, ayant saisi des yeux l’occasion ; de loin, de tout son effort, il s’élance. Jamais pierres jetées par machine de siège ne grondent avec cette puissance, jamais foudre ne fait tressaillir tels fracas. La pique vole à la manière d’un tourbillon noir, portant avec soi le sinistre trépas, elle fait éclater les bords de la cuirasse et l’orbe du septuple bouclier, elle traverse le milieu de la cuisse avec un bruit strident. Turnus, le jarret ployé, tombe à terre, énorme. Les Rutules se dressent avec un cri de douleur, la montagen à l’entour mugit et de partout, au loin, les bois profonds rendent les voix. Lui, abattu, dans l’attitude d’un suppliant, levant les yeux, la main pour une demande : « Cette fois, j’en ai fini et je ne demande pas de grâce, dit-il ; use de ta chance. Mais si la pensée d’un malheureux père peut te toucher (ce fut aussi l’état d’Anchise ton père), je t’en prie, aie pitié de la vieillesse de Daunus et veuille me rendre aux miens ou, si tu aimes mieux, mon corps spolié de la lumière. Tu as été vainqueur, les hommes d’Ausonie ont vu le vaincu tendre les mains, Lavinia est ton épouse ; dépose désormais ta haine. » Enée frémissant sous ses armes, s’arrêta, les yeux incertains et il retint son bras. A mesure qu’il tardait davantage, les paroles de Turnus avaient commencé à l’émouvoir quand, par malheur, apparut au sommet de l’épaule le baudrier puis, sur le harnois, les clous étincelants, bien connus, de Pallas, le jeune Pallas que Turnus victorieux avait terrassé sous ses coups et dont il portait sur ses épaules le trophée ennemi. Après qu’il eut empli ses yeux de la vue de ces parures (elles ravivent en lui une douleur cruelle), enflammé par les Furies, terrible en sa colère : « Toi qui te revêts de la dépouille des miens, quoi, tu pourrais maintenant te sauver de mes mains ? Dans ce coup, c’est Pallas qui t’immole, Pallas qui se paie de ton sang scélérat. » A ces mots, il lui enfonce son épée droit dans la poitrine, bouillant de rage ; le corps se glace et se dénoue, la vie dans un gémissement s’enfuit indignée dans les ombres. (Enéide, XII, 697-765 et 887-952)
Bibliographie §
Sources §
Œuvres de Brosse §
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