SCÈNE III. Artaxerce, Alcibiade. §
ARTAXERCE
Approchez, il est temps de finir l’un et l’autre
Les importuns soupçons de mon coeur et du vôtre,
Oublions les raisons qui vous firent quitter
Des lieux où tout semblait vous devoir arrêter,
765 Je ne m’attendais pas de vous voir disparaître
Dans un temps... Mais enfin vous en étiez le maître
Par votre éloignement vous n’aurez rien perdu,
Reprenez près de moi le rang qui vous est dû.
ALCIBIADE
Ah ! Puis-je...
ARTAXERCE
Ah ! Puis-je... Pour répondre à ma faveur nouvelle,
770 Il ne faut que vos soins, vos conseils, votre zèle.
Enfin, j’en ai besoin encore plus que jamais,
Et pour les obtenir j’y joins vos intérêts.
Vous savez qu’en ces lieux une nombreuse armée
Sous moi depuis longtemps à vaincre accoutumée
775 Attend l’ordre fatal qui doit la faire agir,
Et ne sait de quel rang ses traits doivent rougir ;
C’est du sang de la Grèce. Oui, c’est votre patrie
Qui doit de cette armée éprouver la furie,
Les Grecs vous ont banni, nous sommes outragés
780 Mais j’ose me flatter que nous serons vengés.
ALCIBIADE
Rien ne peut résister à l’effort de vos armes,
Toute l’Europe en tremble, et la Grèce en alarmes
Croit déjà...
ARTAXERCE
Croit déjà... Finissez un discours trop flatteur,
Et ne présumez pas que plein de ma grandeur
785 Ébloui de l’éclat de cet empire immense,
Dont cent peuples divers composent la puissance,
Je pense sans péril dompter des ennemis
Que tant d’illustres rois n’ont jamais vu soumis ;
Ainsi, sans me flatter avec toute la terre,
790 Parlez ? Comment faut-il conduire cette guerre ?
Quel succès croyez-vous que j’en doive espérer ?
En quels lieux, en quel temps, par où faut-il entrer ?
ALCIBIADE
Puisque vous l’ordonnez, et que sans vous déplaire,
Puissant roi désormais je ne puis plus me taire,
795 Je parlerai du moins avec la liberté
D’un Grec qui ne doit point cacher la vérité !
Vous allez attaquer des peuples indomptables
Sur leurs propres foyers plus qu’ailleurs redoutables
Qui ne comptent pour rien les caprices du sort,
800 Toujours certains de vaincre ou de braver la mort ;
Des peuples élevés dès leur plus tendre enfance
Dans l’amour du travail et de l’obéissance,
Qui pour braver la honte et le joug étranger
Chercheront à l’envi la gloire et le danger,
805 Tout votre or ne saurait y faire un infidèle,
Nés tous pour la patrie, et pleins du même zèle ;
Vous les verrez unis et jaloux de leurs droits,
Défendre constamment leurs pays et leurs lois ;
Surtout ne croyez pas pour vous faire un passage
810 Choisir quelque endroit faible en prendre l’avantage ;
Les Grecs sur leur valeur fondant tout leur espoir,
De l’assiette des lieux n’osent se prévaloir,
Tout est égal pour eux. Quand le péril commence,
Ils volent vers l’endroit où l’ennemi avance,
815 De leur seule vertu jusqu’au bout soutenus,
Toujours fiers, toujours prêts, et jamais prévenus ;
Ce n’est pas tout encore. Ah ! Si dans ces contrées
Par de si vastes mers des vôtres séparés
Affaibli de soldats et privé de secours,
820 Quelque revers troublait le bonheur de vos jours,
Soutiendrez-vous les Grecs la valeur triomphante ?
Vous en avez, Seigneur, une preuve éclatante ;
Ils ont terni l’éclat de cet empire heureux,
Darius et Xerxes ont-ils rien pu contre eux ?
5
825 L’un vit à Marathon éclater sa faiblesse,
Les seuls Athéniens y vengèrent la Grèce ;
Xerxes qui le suivit dépeupla ses États,
Il fit gémir les mers du poids de ses soldats,
Des monts les plus affreux il perça les barrières,
830 Et son immense camp fit tarir les rivières.
Que produisit enfin l’amas prodigieux
D’hommes et de vaisseaux qu’il tira de ces lieux ?
6
Trois cent grecs retranchés au pas des Thermopyles ;
Rendirent en un jour ces efforts inutiles,
835 Et les Athéniens aimèrent mieux cent fois
Abandonner leurs murs, que d’attendre sous ses lois;
J’ignore le succès que le ciel vous destine ;
7
Mais, Seigneur, regardez Platée et Salamine.
ARTAXERCE
Je ne m’attendais pas à ce libre discours,
840 Cependant sans chagrin j’en ai permis le cours :
Vous honorez les Grecs d’une trop haute estime,
De ma juste colère ils seront la victime ;
Non que je les méprise, et veuille me cacher,
Que la pure vertu chez eux se doit chercher ;
845 Mais il est chez ces Grecs des brigues et des haines,
Et des peuples jaloux et de Sparte et d’Athènes ;
Ces peuples m’ouvriront leurs chemins et leurs ports,
Ils viendront avec joie appuyer mes efforts,
Pour détruire l’orgueil de ces villes trop fières,
850 Et les faire sous moi succomber les premières ;
D’ailleurs quels chefs ont-ils qui puissent m’arrêter ?
Si jadis à Xerxes on les vit résister ;
Il avaient Thémistocle, ils avaient Miltiade,
Plus que tous ces guerriers j’ai craint Alcibiade ;
855 Mais il est parmi nous, et ces peuples ingrats
On engagé son coeur à me prêter son bras ;
Oui, j’attends de vous seul cet illustre conquête,
Ah ! Lorsque mes soldats vous verront à leur tête
Que n’oseront-ils point sous un chef tel que vous ?
860 Vengez donc votre exil en servant mon courroux.
ALCIBIADE
Moi, Seigneur ?
ARTAXERCE
Moi, Seigneur ? Oui, vous-même, il est temps que la Grèce
Ressente par vos mains ma fureur vengeresse,
N’allez point m’opposer par un subtil détour
Que ce pays ingrat vous a donné le jour,
865 Qu’il est toujours honteux d’accabler sa patrie ;
Enfin souvenez-vous qu’Artaxerce vous prie,
Ou plutôt qu’il commande, et c’est assez pour vous ;
Mais pour vous engager par des moyens plus doux
Avant que de tenter cette grande entreprise
870 Je vous offre le coeur et la main d’Artémise.
Le flambeau de l’hymen pour vous doit s’allumer,
J’ai fait ce choix, son coeur l’a daigné confirmer,
Épousez-la. Voyez quel honneur vous prépare,
Malgré les Grecs jaloux, une faveur si rare.
875 Hâtez-vous d’y répondre, allez sur nos autels
Pour témoins de vos feux prenant les immortels
Jurer en même temps la perte de la Grèce,
Confondre des serments de haine et de tendresse,
Et sans vous arrêter à de communs succès
880 Portez votre valeur plus loin que mes souhaits.
ALCIBIADE
Mais quoi, la politique et la saine prudence,
Peuvent-elles souffrir qu’un Grec...
ARTAXERCE
Peuvent-elles souffrir qu’un Grec... Oui, ma vengeance
Ne peut être remise en de meilleures mains
Qu’en celles d’un guerrier que mille affreux dédains,
885 Mille sanglants affronts ont chassé de la Grèce ;
Mais je vois dans vos yeux des marques de tristesse
Vous recevez mes dons avec tant de froideurs ?
ALCIBIADE
Ah ! Que ne pouvez-vous lire au fond de mon coeur ?
ARTAXERCE
Vous ne répondez rien ? Quel trouble ?
ALCIBIADE
Vous ne répondez rien ? Quel trouble ? Mon silence,
890 Seigneur, vous dit assez tout ce que mon coeur pense,
De vos dons les plus chers vous voulez m’accabler ?
Mais mon ambition ne saurait m’aveugler,
Accepter vos présents, c’est me charger d’un crime
La princesse Artémise en serait la victime,
895 Si je pouvais souffrir qu’un hymen odieux
Liât mon sort funeste à ses jours glorieux,
Nommez quelqu’un des rois dont les voeux la demandent,
Ne lui dérobez point les honneurs qui l’attendent,
Et ne la forcez pas par une austère loi,
900 D’immoler sa grandeur aux désirs de son roi.
Ce serait trop, Seigneur, je dois encore vous dire
Que pour la dignité de cet auguste Empire,
Ce sont des chefs Persans qui traversant les mers
Doivent perdre les Grecs ou les charger de fers :
905 Choisissant pour les vaincre une main étrangère,
Vous honorez la Grèce et la rendez plus fière,
Voulez-vous qu’on publie un jour dans l’avenir,
Qu’il vous fallut un Grec, Seigneur, pour la punir,
Et qu’elle aurait joui d’un gloire immortelle
910 Si l’un de ses enfants n’eut conspiré contre elle ?
ARTAXERCE
Faibles déguisements, impuissantes raisons !
Je sens plus que jamais renaître mes soupçons,
Je sais ce qu’il faut croire, et toute votre adresse
Ne saurait me cacher votre amour pour la Grèce.
ALCIBIADE
915 Eh bien, Seigneur, eh bien je ne le cèle pas,
J’aurais peine contre elle à vous offrir mon bras,
Pouvez-vous condamner un amour légitime
Qu’un instinct noble et saint dans tous nos coeurs imprime ?
ARTAXERCE
Mais vous souvenez-vous qu’abandonné, proscrit,
920 Enfin, c’est par moi qu’Alcibiade vit ?
ALCIBIADE
Oui je ne dois qu’à vous le jour que l’on me laisse,
Ce souvenir m’occupe et m’anime sans cesse,
Et j’atteste les dieux que mes voeux les plus doux
Seraient que tout mon sang fut répandu pour vous,
925 Mais, Seigneur, Voulez-vous...
ARTAXERCE
Mais, Seigneur, Voulez-vous... Je ne veux rien, perfide,
Je connais ta pensée et le soin qui te guide,
C’en est fait. Indigné de tes lâches refus
À protéger tes jours rien ne m’engage plus ;
Apprends donc que les Grecs me demandent ta tête ;
930 Qu’elle leur tiendra lieu d’une illustre conquête,
Que leurs ambassadeurs arrivent sur mes pas,
Prêts à tout m’accorder pour hâter ton trépas,
Aux yeux de l’univers tu seras la victime,
Je pourrais dans leur mains te remettre sans crime ;
935 Cependant fuis leurs coups, sauve-toi malheureux,
Cours loin de mes États te cacher si tu peux ;
Mais grâce au destin tu vois toute le terre
Attaché à te faire une mortelle guerre
Entouré d’ennemis et de persécuteurs
940 Si tu sors de mes mains tu tombes dans les leurs,
Le ciel même ne peut t’affranchir de l’orage,
Ingrat, dans ce moment rappelle ton courage,
Ton coeur en a besoin, ne t’en prends point à moi,
Et n’impute ta honte et ta perte qu’à toi.
SCÈNE V. Alcibiade, Pharnabaze. §
PHARNABAZE
Qu’avez-vous fait, Seigneur ! Quel est votre caprice ?
970 De la rage des Grecs vous rendez-vous complice ?
Pourquoi par des refus offensez-vous le Roi ?
Il vient de me parler, j’en tremble encore d’effroi,
Ses yeux ne m’ont jamais marqué tant de colère,
Dieux ! À quoi pensiez-vous ?
ALCIBIADE
Dieux ! À quoi pensiez-vous ? Et que pouvais-je faire ?
975 Je ne m’attendais pas à recevoir la mort ;
Mais quand j’aurais prévu la rigueur de mon sort,
Esclave malheureux d’une injuste puissance
Aurais-je sur la Grèce exercé ma vengeance,
Et conduisant les coups qui lui sont destinés,
980 Moi-même ravagé ses climats fortunés ?
Voilà ce que j’ai craint, ce que ma prévoyance
Fit l’objet d’une sage et juste défiance,
Voilà ce qui m’avait banni de votre Cour,
Et lorsque par vos soins avancé chaque jour
985 Accablé de faveurs je vis toute le Perse
Applaudir aux bontés du prodigue Artaxerce,
Je prévis que pour prix de ses rares bienfaits
On voudrait m’engager à d’injustes projets,
Que contre ma patrie irritant mes caprices,
990 On prétendrait de moi de criminels services,
Non, on ne dira point dans la postérité
Que la Grèce par moi perdit la liberté.
PHARNABAZE
Mais fallait-il, Seigneur, pour cette ingrate Grèce
Accabler de mépris une illustre princesse ?
995 Ah ! Vous deviez, Seigneur, un peu mieux ménager...
ALCIBIADE
Quoi, Pharnabaze encore conspire à m’affliger ?
Seigneur, depuis longtemps vous devez me connaître,
J’ai fait ce que j’ai pu, le ciel le sait. Peut-être
Si je vous découvrirais mes déplaisirs secrets
1000 Je vous verrais mêler vos pleurs et mes regrets :
Mais allez, laissez-moi. Votre pitié m’accable,
C’est trop s’intéresser au sort d’un misérable,
Chargé de tant de haine et du courroux du Roi,
C’est faire mal sa Cour que de parler pour moi,
1005 Adieu. Que pour jamais ce moment nous sépare,
Je vais attendre seul la mort qu’on me prépare.
PHARNABAZE
Ne l’abandonnons point dans ce mortel ennui
Et s’il se peut sauvons ce héros malgré lui.