ARMINIUS
TRAGÉDIE

1685

CAMPISTRON

Paris : Sur le quai des Grands-Augustins, au dessus de la grande porte, à l’image de Saint-Louis

ACTEURS §

  • VARUS, gouverneur de la Germanie, pour Auguste.
  • SÉGESTE, prince des Cattes.
  • ARMINIUS, prince des Cherusques, accordé à Isménie.
  • SIGISMOND, fils de Ségeste, accordé à Polixène.
  • ISMÉNIE, fille de Ségeste.
  • POLIXÈNE, soeur d’Arminus.
  • BARSINE, confidente d’Isménie.
  • TULLUS,confident de Varus.
  • SUNNON, capitaine des gardes de Ségeste.
  • SINORIX, capitaine des gardes de Ségeste.
  • Suite.
La scène est dans le camp de Varus, après les forêts de Veutberg, dans les tentes de Ségeste.

ACTE I §

SCÈNE I. Ségeste, Sunnon. §

SÉGESTE

Oui, Sunnon, je le veux? je l’attends de ton zèle,
Parle, trace à mes yeux la peinture fidèle
Des sentiments divers du peuple et des soldats.

SUNNON

Seigneur...

SÉGESTE

Parle te dis-je, et ne me flatte pas.
5 Je sais que le traité que je viens de conclure
De la plupart des miens excite le murmure,
Que ne pénétrant point dans mes justes desseins,
On me voit à regret dans le camp des Romains.
Je le sais, dis le reste, il ne me faut rien taire.

SUNNON

10 Puisque vous m’ordonnez, Seigneur, d’être sincère,
Je ne vous cèle point que de ce changement
Les peuples étonnés cherchent le fondement :
"Quoi, Segeste, dit-on, par qui la Germanie
Jusqu’ici des Romains brava la tyrannie,
15 Qui de flots de leur sang couvrit nos champs vingt fois
1
Qui fit trembler le Tibre au bruit de ses exploits,
Ce Segeste aujourd’hui peut étouffer la haine ?
Et mêler ses drapeaux avec l’Aigle romaine ?"

SÉGESTE

Je fais plus. Du sénat je brigue la faveur,
20 Son estime est pour moi le comble du bonheur,
Et c’est avec plaisir que j’entends qu’il me nomme
Allié de l’Empire, et citoyen de Rome.
Je regarde ces noms comme un illustre prix.
Toi-même à ce discours tu me parais surpris !
25 Mais apprends les raisons de ce qu’on m’a vu faire,
Et ne condamne plus une paix nécessaire.
Les dieux sont témoins que dans mes desseins,
Me proposant pour but le salut des Germains
Sans regarder jamais ma grandeur ni ma gloire
30 J’ai combattu pour eux et cherché la victoire ;
Pendant plus de vingt ans par un heureux effort
Entre l’Empire et moi j’ai suspendu le sort ;
Mais dans ce même temps Rome était occupée
À la perte d’Antoine et du jeune Pompée,
35 Et les chefs divisés par leurs propres fureurs
Nous laissaient aisément reculer nos malheurs.
Maintenant partout règne une paix profonde
Qu’Auguste sous ses lois fait trembler tout le monde,
Devais-je attendre ici qu’il rassemblât sur nous
40 Tout l’effort, tous les traits de son vaste courroux ?
J’ai cru devoir céder, puisqu’un léger hommage
M’assurait le repos et détournait l’orage.
Ce n’est pas que souvent un reste de fierté
Ne m’ait presque contraint de rompre le traité.
45 Mais de mille héros la perte encore éclate ;
2 3
Et qu’ont fait contre Rome, Annibal, Mithridate.
Nicomède, Pyrrhus, tant d’autres rois fameux ?
Étais-je plus puissants ? Étais-je plus heureux ?
J’ai sauvé mes états en finissant la guerre,
50 Et quand je me soumets avec toute la terre,
J’obéis aux décrets des dieux et du destin
Qui veulent que tout cède à l’Empire romain.

SUNNON

Je crois de cette paix les causes légitimes ;
Des princes vos voisins vous suivez les maximes ;
55 Cependant si je puis en vous obéissant
Vous opposer, Seigneur, un intérêt puissant,
J’oserai dire encore qu’une immortelle gloire
Aurait à l’avenir transmis votre mémoire.
Si voyant l’Univers par les romains dompté
60 Vous seul aviez joui de votre liberté
Pour abattre l’orgueil et le pouvoir de Rome,
Peut-être ne faut-il que le bras d’un seul homme,
Vous l’avez dit cent fois. Eh ! Qui pouvait, Seigneur,
Prétendre mieux que vous à ce suprême honneur ?
65 Rome s’assure en vain sur la foi des oracles,
Les mortels quelquefois y mettent des obstacles.
Ils relèvent un trône, un État abattu,
Et font changer les dieux à force de vertu.
Mais sans développer un si profond mystère ;
70 Arminius croit-il ce traité salutaire ?
Votre amitié confond vos droits avec les siens,
Vous l’allez confirmer par de plus fort liens,
Bientôt en épousant la princesse Isménie
Il verra sa famille avec la vôtre unie.
75 On dit que cet hymen si longtemps différé
À son retour ici doit être célébré,
Déjà tous nos soldats en préparent la fête,
Déjà chacun attend...

SÉGESTE

C’est en vain qu’on l’apprête ;
Cependant garde-toi de parler désormais
80 D’un hymen que les dieux ont rompu pour jamais.

SUNNON

Ciel ! Qu’entends-je, Seigneur ? Qui peut être la cause ?

SÉGESTE

Un obstacle invincible à cet hymen s’oppose,
Je le romps à regret ; je plain Arminius.
Mais enfin j’ai promis Isménie à Varus.
85 Le rang de gouverneur de ces vastes provinces
Élève ce romain au-dessus de nos princes,
Il adore ma fille, et son coeur amoureux
Me presse chaque jour de les unir tous deux.
Je m’y suis engagé, ma parole est donnée.

SUNNON

90 À ce discours, mon âme interdite étonnée,
De soupçons différents se laissant agiter,
Ne sait auquel, Seigneur, elle doit s’arrêter.
Eh quoi ! Par quel choix, de sa tendre jeunesse
Aminius reçut la foi de la princesse ?
95 Il lui donna la sienne ? Et jusques à ce jour
Vous-même avez pris soin de nourrir leur amour ?
De ce grand changement que faut-il que je pense ?
Croirai-je qu’oubliant une longue alliance.
Pas des conseils flatteurs réglant tous vos desseins.
100 Vous sacrifiez tout au pouvoir des romains ?
Pardonnez-moi, Seigneur, mais, Dieux, que puis-je croire .
Quel sujet ?...

SÉGESTE

Ne crois rien de funeste à ma gloire.
Si j’étouffe ce feu que j’avais allumé,
Le seul Arminius en doit être blâmé.
105 Juges-en. Au moment que l’on m’eut fait entendre
Qu’aux faveurs de César j’avais droit de prétendre.
Sans vouloir séparer nos communs intérêts,
J’exigeai que ce prince entrât dans cette paix ;
Je dépêchai vers lui ; Je crus qu’en diligence
110 Il viendrait confirmer cette auguste alliance,
Il différa pourtant : Je pressai ; mais en vain,
J’ignore s’il revient, s’il s’arrête en chemin
Mais pendant quatre mois sans daigner me répondre
Par ses retardements je me suis vu confondre ;
115 Les romains me pressaient, et j’étais menacé
De voir rompre sans fruit le traité commencé.
Je l’ai conclu tout seul ; et ma fille est le gage
Qui de cette union doit rassurer l’ouvrage :
Le prince m’a quitté, j’ai fait ma paix sans lui,
120 Je ne m’en repends pas ; on m’apprend aujourd’hui
Que de tous nos États à ma honte il publie
Que je trahis mon sang, mes amis, ma patrie
Que mandant la paix les armes à la main,
Je vends la Germanie à l’Empire romain,
125 Et je deviens suspect par ce lâche artifice
Aux peuples que mes soins sauvent du précipice,
Je suis même averti qu’il conspire en secret,
S’il arrive en ce camp il se perd, c’en est fait,
S’il trame les projets que l’on m’a fait entendre
130 De le faire punir, je ne puis me défendre
Je trouverai bien plus, je crois que sans douleur
Je livrerai ce prince à son dernier malheur,
Sa fortune, son nom, la gloire de sa vie
Ont versé dans mon coeur une secrète envie
135 Qui me force à rougir de voir entre ses mains
Le pouvoir que j’avais jadis sur les Germains
Cependant quelque soit l’intérêt qui me presse,
Sa franchise, son rang, sa vertu, sa jeunesse,
Le soin de son honneur, un reste de pitié ;
140 Enfin, le souvenir d’une longue amitié
Me porterait peut-être à prendre la défense ;
Mais je crains des romains la haine et sa vengeance.
Je voudrais que ce prince inspiré par les dieux,
Bien loin de s’approcher s’éloignant de ces lieux,
145 Il n’a plus de ma part que des voeux à prétendre.

SUNNON

Ah ! Seigneur, sur ses jours voudraient-on entreprendre ?
Il se confie à vous, vous l’appelez. Eh quoi ?
Vous verrait-on pour lui violer votre foi ?
Laisseriez-vous ?...

SÉGESTE

Varus dans ce camp est le maître,
150 Aminius se perd, s’il ose ici paraître,
À moins que les romains désarmant le courroux,
Ce prince ambitieux ne tombe à leurs genoux ;
Mais le soin de son sort me cause peu de peine,
Ma fille seule, hélas ! m’inquiète et me gêne,
155 Je viens de la mander, je l’attends en ces lieux,
Elle vient, laissez-nous, que lui dirai-je ? Ô Dieux !

SCÈNE II. Ségeste, Isménie, Barsine. §

ISMÉNIE

De votre art, Seigneur, on est venu me dire
Que vous aviez ici quelque ordre à me prescrire.
J’ai d’abord vers ces lieux précipité mes pas.
160 Que voulez-vous Seigneur ?

SÉGESTE

Ce que je veux ? Hélas !
Que ne puis-je à jamais ma fille vous le taire.

ISMÉNIE

Vous soupirez Seigneur, Ciel ! Quel est ce mystère ?

SÉGESTE

Dans de profonds chagrins vous me voyez plongé
Et ce n’est que pour vous que je suis affligé.

ISMÉNIE

165 Pour moi, grands Dieux ! Serais-je assez infortunée
Pour troubler le bonheur de votre destinée ?
Qu’ai-je pu faire, hélas ! Quel crime ai-je commis ?

SÉGESTE

Je ne vous blâme point. Les desseins ennemis
Vous demandent ma fille un cruel sacrifice,
170 Et de votre douleur me rendent complice,
Ils contraignent ma main de vous porter les coups.

ISMÉNIE

Comment ?

SÉGESTE

Vous l’entendrez, surtout consultez-vous ;
D’un effort vertueux vous croyez-vous coupable ?
Sentez-vous cotre coeur constant, inébranlable,
175 Répondez-moi ?

ISMÉNIE

Seigneur, s’il ne faut que mourir
Sans faiblesse au trépas vous me verrez m’offrir,
Votre fille en mourant aura soin de sa gloire,
Et ne laissera point une indigne mémoire ;
Expliquez-vous, le ciel a-t-il juré ma mort ?

SÉGESTE

180 Non, vos jours ne sont point poursuivis pas le sort,
Mais quand ses dures lois vous auraient condamnée,
Croyez-vous que mon coeur vous eût abandonnée ?

ISMÉNIE

Que est donc cet effort ?

SÉGESTE

Souvenez-vous au moins
Quels ont été pour vous mon amour et mes soins,
185 Songez que de vos maux j’ai frémi par avance,
Et que vous me devez entière obéissance ;
Je crois par ce discours vous devoir préparer
Au secret que je vais enfin vous déclarer ;
Dès vos plus jeunes ans vous espérez ma fille,
190 De voir Arminius entrer dans ma famille ;
Cependant à ce prince il ne faut plus penser.

ISMÉNIE

Ah ! Quel projet, Seigneur, venez-vous m’annoncer ?
Dans quel temps ?...

SÉGESTE

Je vous plains, comme vous je soupire,
Mais Rome le défend, et je ne puis l’en dédire,
195 D’autres raisons encore s’opposent à vos voeux,
Et me forcent de rompre un hymen malheureux.

ISMÉNIE

De ce coup imprévu justement confondue,
Dieux ! Quel horreur je sens dans mon âme éperdue ;
Ah ! Seigneur pardonnez dans cette extrémité
200 Si j’ose m’exprimer avec sincérité,
Votre bonté pour moi bannissant la contrainte
M’a permis de tous temps de vous parler sans crainte,
Vous disiez que le sort n’attaquait point mes jours ?
Eh ! Cet arrêt funeste en termine le cours.

SÉGESTE

205 Qu’entends-je ! Vous cédez à l’ardeur qui vous presse,
Ma fille s’abandonne à toute sa faiblesse ;
Quoi ? Loin de m’obéir votre devoir trahi...

ISMÉNIE

Eh ! Mon malheur ne vient que d’avoir obéi ;
Aminius courant de victoire en victoire
210 En vain pour s’enflammer faisait parler sa gloire,
Ses soins pour moi, ses feux, et ses heureux combats,
Lui gagnaient mon estime, et ne m’engageaient pas :
Souvenez-vous, Seigneur, que vous vintes vous-même
Joindre à ses voeux ardents votre pouvoir suprême
215 Et par les justes droits que vous avez sur moi,
À ce jeune héros vous promîtes ma foi,
J’obéis sans effort : cet ordre légitime
Fit alors succéder la tendresse à l’estime,
Mais pourrai-je étouffer, Seigneur, sans désespoir
220 Des feux qu’ont allumé l’estime et le devoir ?

SÉGESTE

Recevez mieux des lois prescrites par un père,
Et bien loin de frémir d’un effort nécessaire,
Montrez...

ISMÉNIE

C’en est donc fait ; et vous ne pensez plus
À vos engagements avec Arminius,
225 Vous avez oublié qu’avec mon hyménée
À mon frère, sa soeur fut aussi destinée ;
Des yeux de Polixène il a senti les coups,
Elle vient en ces lieux le prendre pour époux,
Verra-t-elle ...

SÉGESTE

Je sais que Sigismond l’adore ;
230 Mais il faut qu’il immole un feu que Rome abhorre,
Et mon fils par César fait chevalier romain
Ne peut sans son aveu disposer de sa main.
Mais ne pensons qu’à vous. Ce que je viens de dire,
N’est pas la seule loi que je vous dois prescrire,
235 Et vous devez encore...

ISMÉNIE

Eh ! Que dois-je, Seigneur ?
Quoi ne suffit-il pas de bannir de mon coeur...

SÉGESTE

Non, il ne suffit pas, et vous l’allez apprendre,
C’est peu pour vous de rompre une union si tendre
Il faut encore sentir en faveur de Varus
240 Tout ce que votre coeur sent pour Arminius,
Ce romain désormais ne songe qu’à vous plaire,
Voilà l’époux enfin que vous destine un père,
Fuyez Arminius, et pour mieux m’obéir
Portez-vous, s’il le faut, jusques à le haïr.

ISMÉNIE

245 Je ne puis étouffer le trop juste murmure
Qui s’élève en mon coeur contre une loi si dure,
Quoi donc ? Vous prétendez forcer des sentiments
Qu’ont assure vos soins, l’habitude et le temps,
Dès que j’ouvris les yeux vos discours, votre zèle
250 M’inspirèrent pour Rome une haine immortelle,
Et moi pour satisfaire à vos premiers desseins
Aimant Arminius j’ai haï les Romains,
Seigneur, c’est bien assez de contraindre mon âme
De s’attacher sans cesse à combattre sa flamme,
255 De perdre pour jamais un légitime espoir,
Que j’avais trop conçu sur la foi du devoir,
Daignez vous contenter de cette obéissance,
Ne forcez point mon coeur à plus de violence,
Et croyez que c’est trop de vouloir en un jour
260 Changer l’amour en haine, et la haine en amour.

SÉGESTE

Pour vous faire obéir à cette loi si dure
D’un effort généreux votre vertu m’assure,
Varus vient. Vous savez quel est votre devoir,
Préparez-vous, ma fille, à le bien recevoir.

ISMÉNIE

265 Quelle gêne ?

SCÈNE III. Varus, Segeste, Isménie. §

SÉGESTE

Je viens d’annoncer à ma fille
L’honneur dont votre amour veut combler ma famille ;
Seigneur, elle est toujours prête à subir mes lois,
Ses plus tendres désirs se règlent par mon choix.
Vous pouvez sans contrainte expliquer votre flamme,
270 Je vous laisse, Seigneur.

SCÈNE IV. Varus, Isménie, Barsine. §

VARUS

Vous vous troublez, Madame ;
Je connais les raisons : on veut vous arracher
Un amant dès l’enfance à vos désirs si cher,
Un amant si longtemps avoué par un père,
Jeune charmant, enfin digne de vous plaire,
275 Mais c’est peu ; l’on vous ôte encore un autre époux
Qu’un long âge a rendu moins aimable pour vous ;
Je serai le premier à me rendre justice,
Mes soupirs sont pour vous un triste sacrifice,
Un amant tel que moi ne doit point se flatter :
280 D’autres s’attacheraient à vous représenter,
Traçant de leurs travaux une brillante histoire,
Qu’un front ne vieillit point environné de gloire,
Qu’on long amas d’honneur, des exploits éclatants
Réparent quelquefois les injures des ans :
285 Que c’est même à vos yeux un plus grand avantage,
De charger de vos fers un captif de mon âge,
Et d’embraser un coeur, que les ans, la raison
Semblaient devoir sauver de ce fatal poison ;
Cependant aujourd’hui, je ne veux point, Madame,
290 Prêter auprès de vous ces secours à ma flamme ;
Je sais que dans ce coeur plein de sa passion
De semlables discours font peu d’impression,
Mais je crois qu’à mes voeux votre âme inaccessible
Au bonheur des Germains se montrera sensible,
295 Que le juste désir d’assurer pour jamais
À votre père, aux siens, l’abondance et la paix,
À l’offre de ma main vous rendra moins contraire,
C’est par là seulement que je prétends vous plaire,
Faites pour la patrie en donnant votre foi,
300 Ce que je n’ose encore vous demander pour moi.

ISMÉNIE

Hélas ! Puis-je, Seigneur ?

VARUS

Non, arrêtez, Madame,
Et suspendez encore le destin de ma flamme,
Avant que me l’apprendre, attendez pour le moins
Que mes profonds respects, que le temps, que mes soins,
305 Que mes sincères voeux, mes ardents sacrifices
Puissent de mon rival balancer les services ;
Surtout ne craignez point que j’aille contre vous
Solliciter un père, allumer son courroux,
Je ne veux employer sa puissance absolue
310 Qu’à me faire accorder l’honneur de votre vue,
Et je vais désormais borner tous mes plaisirs
À prévenir vos voeux et vos moindres désirs ;
4
Des grâces de César j’ai comblé votre père,
Et des bienfaits nouveaux vont chercher votre frère,
315 Tout vous retracera mon amour, mes transports ;
Vous pourrez sur mon sort vous expliquer alors.
Adieu Madame.

SCÈNE V. Isménie, Barsine. §

ISMÉNIE

Ô coup, ô disgrâce imprévue,
Malheureuse !

BARSINE

Quoi donc ?

ISMÉNIE

Ma mort est résolue,
Mon père me condamne, il m’ôte Arminius,
320 Barsine, c’est vouloir que je ne vive plus.
Père injuste ! Pourquoi tyranniser ma vie ?
Puis-je aimer, ou haïr au gré de votre envie ?
Ne concevez-vous point en m’imposant ces lois
Qu’un coeur comme le mien ne se rend qu’une fois ;
325 Déplorables effets de l’amitié romaine !
Périsse Rome, objet trop digne de ma haine :
Toi, cher Arminius, qu’on arrache à ma foi,
Tu sais que je ne vis qu’autant que je te vois,
Reçois de mon amour mes jours que je t’immole ;
330 Mais fuis loin de ces lieux, écarte toi, cours, vole ;
Si toujours à te voir j’ai borné mes souhaits,
Maintenant je les borne à ne te voir jamais,
Viendrais-tu dans ce camp pour servir de victime
Au rival odieux dont le pouvoir m’opprime ?
335 C’est le dernier malheur que j’ai à redouter,
Courons, hasardons tout, afin de l’éviter,
Faisons partir vers lui quelque ami plein de zèle.
Viens Barsine...

SCÈNE VI . Isménie, Barsine, Sinorix. §

SINORIX

Apprenez une heureuse nouvelle,
Madame, Arminius va paraître à vos yeux,
340 Il vient en ce moment d’arriver en ces lieux,
Sigismond s’avançant dans la forêt prochaine
Est allé hors du camp recevoir Polixène,
Que le prince son frère a voulu devancer ;
J’ai cru que je devais venir vous l’annoncer,
345 Pour être le premier à vous marquer mon zèle ;
Madame, en d’autres lieux le devoir me rappelle,
J’y cours.

SCÈNE VII. Isménie, Barsine. §

ISMÉNIE

Qu’ai-je entendu ? Dans quels temps justes Dieux,
Allez vous présenter mon amant à mes yeux ;
Quels malheurs ! Quels combats ! Quel spectacle barbare
350 Ce funeste retour aujourd’hui me prépare ?
De quel oeil se verront mon père et mon amant ?
Ah ! Pouvais-je prévoir cet affreux changement ?
Jusqu’ici les destins propices et fidèles
Marquaient tous mes moments par des faveurs nouvelles,
355 Mais dans un seul instant leurs tyranniques lois
Ont ait tomber sur moi tous les maux à la fois ;
Je ressns en un jour plus d’ennuis, plus d’alarmes,
Qu’en dix ans de bonheur je n’ai trouver de charmes ;
C’en est trop, justes Dieux ! Et si votre vigueur
360 Condamnait les transports d’une innocente ardeur ;
Si vous vouliez punir mon âme trop charmée
Des sensibles douceurs d’aimer et d’être aimée,
Hélas ! Pour me punir, n’était-ce point assez
D’égaler mes douleurs à mes plaisirs passés ;

BARSINE

365 Ah ! Madame espérez...

ISMÉNIE

Que veux-tu que j’espère ?
Tu le vois mieux que moi, tout me devient contraire ;
Mais c’est trop m’attendrir, mes soupirs et mes pleurs
M’arrêtent en ces lieux sans parer mes malheurs ;
Courons donc à mon frère apprendre ma disgrâce,
370 Il m’aime, un sort pareil aujourd’hui le menace,
Cherchons-le, puissions-nous accorder en ce jour
Les devoirs opposés du sang et de l’amour.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Isménie, Barsine. §

ISMÉNIE

Que fait Arminius, dis, l’as-tu vu, Barsine ;
Attendra-t-il ici le sort qu’on lui destine ?
375 De ces lieux ennemis ne veut-il point sortir ?

BARSINE

À s’éloigner, Madame, il ne peut consentir,
En vain de votre part à vos ordres fidèle
J’ai peint votre douleur, votre crainte mortelle,
En vain à ce héros j’ai prédit, j’ai tracé
380 Les périls, les malheurs dont il est menacé ;
Constant dans ses projets, et toujours intrépide
Il s’abandonne entier à l’amour qui le guide,
Et croit que de Ségeste ayant reçu la foi,
Il peut paraître ici sans danger, sans effroi.
385 Qu’on respecte toujours même pendant le guerre,
Ce fameux droit des gens saint par toute le terre ;
Mais à l’heureux César, dût-il être immolé,
Il ne veut point partir sans vous avoir parlé.

ISMÉNIE

Hélas ! À quels tourments sa fermeté m’expose.
390 Il périra , Barsine, et j’en serai la cause.
Va, retourne vers lui, qu’il parte en ce moment,
Je le veux, je l’ordonne, et s’il m’aime ardemment,
De son amour pour moi la marque la plus chère,
C’est de fuir les romains, et Varus, et mon père,
395 Qu’il ne s’obstine pas à demeurer ici,
Cours, redouble tes pas..

BARSINE

Madame, le voici.

SCÈNE II. Arminius, Isménie, Barsine. §

ARMINIUS

Madame, malgré vous, malgré votre défense,
J’ose jusqu’en ces lieux chercher votre présence,
Quand Ségeste s’obstine à me manquer de foi,
400 Je viens voir si sa fille est plus juste pour moi ?
Enfin pour disposer de ma funeste vie,
Je viens lire mon sort dans les yeux d’Isménie,
S’ils peuvent sans regret consentir à me voir,
Je n’abandonne point un légitime espoir,
405 S’ils daignent me montrer leur tendresse ordinaire,
En vain à mon amour tout le reste est contraire ;
Mais si d’intelligence avec mes ennemis
Ils détruisent l’espoir qu’ils m’ont toujours permis,
Sans laisser aux Romains le soin de me poursuivre,
410 Madame, avec plaisir je vais cesser de vivre.

ISMÉNIE

Dans un temps moins cruel, vous le savez, Seigneur,
J’aurais à vous revoir borné tout mon bonheur ;
Mais hélas ! La douceur d’une si chère vue
Par une juste crainte est ici suspendue,
415 Je vous vois à regret dans ce camp malheureux,
Où vous n’avez pour vous que mes timides voeux,
Où de votre rival la puissance m’allarme,
Où pour vous perdre, enfin, tout conspire, tout s’arme,
Fallait-il dans ces lieux venir porter vos pas ;
420 Que venez-vous chercher ?

ARMINIUS

Ne le savez-vous pas ?
Absent depuis six mois de tout ce que j’adore,
Je ne pouvais sans vous vivre un moment encore,
J’ai volé vers ce camp, plein d’amour et d’espoir :
Et, qui jamais, Madame, aurait osé prévoir
425 Le funeste dessein qu’a formé votre père ;
Je savais qu’engagé dans un parti contraire
Ce prince s’était joint avec mes ennemis ;
Mais devais-je penser qu’indignement fournis,
Il n’eut point conservé des droits sur une armée
430 À vaincre les romains longtemps accoutumée ;
Qu’il reconnut ici Varus pour souverain,
Et voulut vous forcer de lui donner sa main ?
Pouvais-je soupçonner...

ISMÉNIE

Oui vous deviez tut croire
Des fureurs des Romains jaloux de votre gloire,
435 Et ne deviez-vous pas surtout vous défier
D’un prince qui de Rome a voulu s’appuyer ;
Fallait-il s’exposer à la poursuite injuste...

ARMINIUS

Eh Madame l’amour raisonne-t-il si juste ;
J’espérais, et j’espère encore en ce moment
440 De ramener Segeste à son premier serment ;
Vous le voyez, ce Prince évite mes approches,
Il ne soutiendra point ma vue et mes reproches,
Rassurons-nous : bientôt par un effort heureux.

ISMÉNIE

Hélas ! Seigneur, cessons de nous tromper tous deux,
445 En vain vous vous flattez de regagnez mon père ;
Mais quand il changerait, que prétendez-vous faire ?
Seul contre les Romains armés contre vos jours,
Sans forces, sans soldats...

ARMINIUS

Nous aurons du secours.
Oui Madame, apprenez que toute mon armée
450 Dans les bois de Teurberg par mon ordre enfermée.
Prête à tout entreprendre en ce même moment,
N’attends que ma présence et mon commandement ;
En divers petits corps ces troupes divisées
Ont fait dans nos États cent marches opposés,
455 Et passant par des lieux inconnus des Romains,
Dans les eaux, dans les bois, se traçât des chemins
Après trois mois de soins, de périls et de peines
Se sont jointes enfin dans les forêts prochaines.
Madame, tout est prêt à marcher sous ma loi,
460 Votre frère conspire, et s’unit avec moi :
Je viens de lui parler : il ne voit qu’avec peine
Ségeste adorateur de la grandeur romaine,
Et ne peut endurer qu’un ordre rigoureux
Refuse Polixène à son coeur amoureux,
465 Un intérêt commun dans mes desseins l’engage,
Et nous allons tous deux ...

ISMÉNIE

Ah ! Quittez ce langage,
Un seul mot peut vous perdre, et ces funestes lieux
Pour observer vos pas ont peut-être des yeux.
Ne vous assurez point sur votre rang suprême,
470 Ségeste prévenu, Seigneur, n’est plus le même ;
Il ne connaît que Rome, et les droits les plus saints
Contre elle dans son coeur n’ont que des titres vains ;
Cher prince, épargnez-moi les tourments que j’endure,
Fuyez ce camp fatal, l’amour vous y conjure,
475 Le plaisir que je sens tandis que je vous vois,
Cède à votre péril qui me glace d’effroi ;
Partez, je vous l’ordonne, et ne puis m’en défendre.
Les larmes que m’arrache un intérêt si tendre
Prince, tant de soupirs ne vous font que trop voir
480 Que votre coeur faisait ma joie et mon espoir,
Et je vous perds ? Aussi dans ma douleur profonde,
Je ne compte pour rien tout le reste du monde.
Tout est perdu pour moi. Si pourtant désormais
Je puis jusqu’à la mort former quelque souhait,
485 Je demande à l’amour qu’il conserve en votre âme
L’éternel souvenir du feu qui vous enflamme.
Que tandis que je vais vous tout sacrifier,
Il vous empêche au moins, Prince, de m’oublier,
Non jusqu’à vous causer un supplice trop rude ;
490 C’est assez qu’il vous donne un peu d’inquiétude,
Hélas ! Ce n’est pas trop, allez, quittez ces lieux,
Dans ce dernier soupir, recevez mes adieux.

ARMINIUS

Non, je ne reçois point un adieu si funeste,
S’il faut vous perdre, hélas ! Que m’importe du reste !
495 Madame, quelque sort qui me soit préparé,
Je dois l’attendre ici d’un visage assuré.
Voulez-vous qu’en montrant une indigne faiblesse
J’aille loin de vos yeux expirer de tristesse ?
Vous livrer à Varus ; ah ! s’il me faut mourir,
500 Que ce soit pour la gloire et pour vous conquérir.
Quel ordre, quel départ, Dieux ! Quand je l’envisage
Je frémis, et je sens chanceler mon courage,
Quoi ? J’irais pour sauver de misérables jours
Dont ma douleur bientôt aurait tranché le cours
505 Errer désespéré de contrée en contrée,
Et portant dans mon coeur votre image adorée
Sans cesse dévoré d’inutiles souhaits,
Vous chercher en tous lieux, et ne vous voir jamais.
Quoi, j’irais loin de vous languir sans espérance :
510 Sans trouver un moment d’intervalle à l’absence :
Tandis que mon rival content ; favorisé
Jouirait du bonheur qu’on m’aurait refusé,
M’en préserve le ciel ; qu’ici plutôt je meure :
Vivre dans ces horreurs, c’est mourir à toute heure,
515 Vous le connaissez trop, reprenez donc vos pleurs,
Épargnons-nous tous deux d’inutiles douleurs.
Laissez-moi voir Ségeste, il doit ici se rendre,
Je vais frapper son coeur par l’endroit le plus tendre,
Je vais l’encourager, rappeler à ses yeux ,
520 Sa parole, son sang, ses exploits glorieux,
Il se rendra peut-être, et me fera justice ;
Mais dut-il de mon sang hâter le sacrifice ;
Fidèle à mon amour, fidèle à mon pays,
L’un et l’autre par moi ne seront pas trahis.
525 Que Ségeste en fureur s’arme contre ma vie ;
Je n’aime fortement que vous, et ma patrie,
J’en atteste les Dieux : le coup me sera doux
Qui me fera périr et pour elle et pour vous.

ISMÉNIE

Hélas ! Ah quels malheurs... mais j’aperçois mon père,
530 Ah ! Prince gardez-vous d’allumer sa colère,
Surtout souvenez-vous durant votre entretien
Qu’aujourd’hui votre sort décidera du mien.
Adieu.

ARMINIUS apercevant Ségeste.

Fais-moi fléchir ce courage barbare,
Ô ciel !

SCÈNE III. Ségeste, Arminius, Sunnon, Sinorix. §

SÉGESTE à Sunnon et à Sinorix.

À m’obéir Gardes qu’on se prépare,
535 Exécuter mon ordre et ne balancez pas ;
Cependant laissez-moi, ne suivez point mes pas.

SCÈNE IV. Ségeste, Arminius assis. §

ARMINIUS

Enfin je vous rejoins après six mois d’absence,
Seigneur, le sort répond à mon impatience,
Je n’avais pas pensé que jusques à ce jour
540 Il dût auprès de vous reculer mon retour ;
Mais depuis ces forêts où l’Elbe prend sa source,
Tant d’obstacles divers ont retardé ma course,
Que malgré mes efforts et mon empressement
Je n’ai pu l’avancer, Seigneur, d’un seul moment.

SÉGESTE

545 Seigneur, de vos desseins vous seul êtes le maître,
Et pour vos intérêts vous avez cru peut-être
Qu’il fallait négliger mes utiles avis,
Mais tout autre que vous les aurait mieux suivis,
Je n’examine point quelle raison puissante
550 Vous a fait refuser une paix importante ;
Cependant, je l’avoue, après vos longs refus
Ségeste dans ce camp ne vous attendais plus.

ARMINIUS

Vous ne m’attendiez plus ; Ô ciel ! Pouviez-vous croire
Qu’un serment solennel sortit de ma mémoire,
555 Que je puisse le rompre et vous manquer de foi ;
Mais vous justifiez l’état où je vous vois ;
Quel vous laissai-je hélas ; Quel aujourd’hui vous êtes,
Ma raison se confond à voir ce que vous faites,
Ségeste, ce héros que nous admirons tous,
560 Dont la valeur, le nom, faisait tant de jaloux,
Vient de ternir l’éclat de ces lauriers illustres
Qu’il avait moissonnés pendant plus de six lustres,
Vit-on jamais grand Dieux un semblable retour ?
Et nos neveux, Seigneur, le croiront-ils un jour.

SÉGESTE

565 De tout ce que j’ai fait, j’ai pesé l’importance
Seigneur, et j’ai suivi les lois de la prudence,
Ce sont des changements où les princes, les rois
Se portent par raison plutôt que par leur choix ;
Ils considèrent peu quel serment les engage,
570 Ils consultent leur foi moins que leur avantage,
Et réglant leur parole aux caprices du sort,
Fléchissent sous les lois qu’impose le plus fort.
Ces maximes d’État n’ont rien qui déshonore,
Et si vous l’ignorez, vous êtes jeune encore
575 Vous l’apprendrez, Seigneur, et peut-être qu’un jour
Vous vous en servirez vous-même à votre tout.

ARMINIUS

Ah ! Pour me détourner de ce funeste exemple,
Il suffit qu’aujourd’hui, Seigneur, je vous contemple ;
Où sont tous vos emplois, votre cour, vos grandeurs ?
580 On vous commande ici, vous commandez ailleurs.
Vous faisiez le destin de toutes nos province,
Vous serviez de modèle à nos chefs à nos princes,
Vous étiez aimé, craint, renommé, souverain,
Vous n’êtes aujourd’hui qu’un citoyen romain,
585 Et vous sacrifiez à ce titre sans gloire
Ces noms toujours suivis d’une longue mémoire.

SÉGESTE

Et cet abaissement doit me combler d’honneur ;
Tous ces noms éclatants ne flattent point mon coeur,
Ma puissance me gêne, et cesse de me plaire
590 Lorsque de mes sujets elle fait la misère,
Et pour leur assurer un sort, des jours heureux
J’embrasse leur destin, et suis sujet comme eux ;
Voilà ce qu’on appelle amour de la patrie,
Et non de vos pareils d’indiscrète furie,
595 Vous sacrifiez tout au soin de votre rang,
Des peuples malheureux vous prodiguez le sang.
Et votre ambition d’une faux zèle animée.
Achète de leur vie un peu de renommée.
Quel bonheur dans la guerre ont trouvé nos États ?
600 De quoi leur ont servi nos sièges, nos combats ?
Ah ! J’ai donné cent fois des larmes à nos pertes,
Les temples ruinés, les provinces désertes,
Les princes moissonnés à la fleur de leurs ans,
Les massacres cruels des femmes, des enfants,
605 Les campagnes partout languissantes, stériles,
La faim, les fers, la mort, la pillage des villes,
Ce sont là les effets par la guerre produits,
Et de votre fierté les déplorables fruits ;
Les peuples cependant ne respirent qu’à peine,
610 Et votre amour pour eux est semblable à la haine,
Pour moi je ne veux plus de victoire à ce prix,
Je préfère la paix à ces tristes débris ;
La paix rend un état florissant, riche, illustre,
La victoire avec foi ne porte qu’un faux lustre,
615 Malgré l’éclat trompeur qui flatte les guerriers
Elle les fait gémir sous leurs propres lauriers ;
Ici le frère en pleurs redemande son frère,
Là le père son fils, ici le fils son père,
Et dans le camp vainqueur il est souvent douteux
620 Lequel des deux partis est le plus malheureux.

ARMINIUS

Oui, Seigneur, j’avouerai que souvent la victoire
Nous vend cher ses faveurs, empoisonne sa gloire,
Que la paix a des biens plus solides, plus doux,
Je l’aurais recherchée, enfin autant que vous
625 Avec un ennemi moins fier et moins terrible,
Mais la paix avec Rome est un joug infaillible,
Et sous les noms flatteurs d’amis , ou d’alliés,
Elle asservit les rois, et les foule à ses pieds.
Du moment qu’avec elle un traité nous engage,
630 Nos enfants dans ses murs envoyés en otage,
Et dès leurs jeunes ans arrachés de vos bras
Contre tous ses soupçons ne la rassurent pas.
Sur le moindre projet de quelqu’autre alliance,
Ne voit-on pas sur nous tomber sa défiance ;
635 Avant que rien résoudre il faut prévoir sa voix.
Et jusqu’à notre hymen tout dépend de son choix,
Mais c’est peu. De nos jours arbitre souveraine
Lorsqu’elle nous proscrit notre perte est certaine :
Son barbare sénat sans foi, sans amitié,
640 Jamais pour nos pareils n’a montré de pitié ;
Des princes qu’elle craint la plus légère offense
Attire sans retour les traits de sa vengeance,
Et sa seule clémence en de grands attentats
Fait gloire d’épargner ceux qu’elle ne craint pas.
645 Ah ! La paix sous ses lois est un bonheur funeste,
Elle me fait horreur, le peuple la déserte,
Les Germains des trésors fuyant la vanité
Sont trop riches, Seigneur, avec la liberté,
Pour se la conserver et tout sexe, et tout âge,
650 De tous temps parmi nous nous a prouvé son courage,
Les femmes dans les camps auprès de leurs époux
Méprisent les dangers, et s’exposent aux coups
Sans faiblesse, sans art, sans parure éclatante,
Leur pompe est leur vertu, leur palais une tente,
655 Leurs fils dans le travail, dans la guerre formés
Dès le flanc de leur mère y sont accoutumés,
Ces enfants nés guerriers au milieu des alarmes
À peine ouvrent les yeux qu’ils demandent des armes,
Ils en font tous leurs jeux. Ah ! Pouvez-vous Seigneur,
660 Sous un joug odieux enchaîner leur valeur.

SÉGESTE

Eh ! Qu’a-t-il d’odieux, ce joug où je l’enchaîne.
Rome n’a plus pour nous de mépris ni de haine.
Elle nous traite en fils, et ne distingue plus
Nos peuples et les siens unis et confondus :
665 Elle règle nos moeurs, sa prudence en sépare
Ce qu’elles ont d’affreux, de rude et de barbare,
Elle enseigne à chérir, à respecter les lois,
À faire des vertus le véritable choix.
Elle épanche pour nous ces trésors que la guerre
670 A portés dans son sein des deux bouts de la terre.
Ses bontés envers nous éclatent chaque jour,
Et nous n’en recevons que des marques d’amour.

ARMINIUS

Eh quoi ! Vous rendez-vous à ces fausses tendresses ?
Voyez, voyez les fers cachés sous ces caresses.
675 Pour imposer un joug au grand coeur des Germains
Rome change à présent de route et de desseins.
Tandis qu’elle a voulu les vaincre par les armes,
De ses puissants efforts il n’ont point pris d’alarmes,
Elle a toujours trouvé quand on a combattu,
680 Valeur contre valeur, vertu contre vertu ;
Elle veut aujourd’hui par un chemin contraire
Achever ce qu’encor la force n’a pu faire,
Et cherche le secours de ces feintes douceurs
Qui ne manquent jamais d’abuser les grands coeurs
685 Mais, Seigneur, c’est assez conteste l’un et l’autre,
Vous blâmez mon parti, je condamne le vôtre,
Il est temps de finir ce fâcheux entretien
Qui porterait trop loin votre esprit et le mien,
Permettez seulement qu’un heureux hyménée
690 D’Ismènie à mon front joigne sa destinée ;
Vous me l’avez promise, et de nos jeunes ans
Nous sommes engagés par de communs serments.

SÉGESTE

Ma fille ! Quoi, Seigneur, y pensez-vous encore ?
Se peut-il...

ARMINIUS

Si j’y pense, ah Seigneur ! Je l’adore,
695 Jamais de tant d’amour mon coeur ne fut épris.

SÉGESTE

Elle n’est pas pour vous, Seigneur, d’assez haut prix.
Songez que cet hymen blesserait votre gloire.
Vous épousez ma fille ; ah ! pourrait-on le croire,
Voulez-vous jusques-là profaner votre main ;
700 Vous qui méprisez tant un citoyen romain,
Je le suis, et depuis je fais gloire de l’être.
Vous êtes souverain, je reconnais un maître,
Seigneur, portez ailleurs vos soupirs et vos feux,
Cent reines brigueront votre main et vos voeux.

ARMINIUS

705 Seigneur, n’insultez point au malheur qui m’accable,
Ne désespérez point un prince déplorable.
Qui peut vous obliger à me manquer de foi ?

SÉGESTE

Je vous sers en effet, et fais ce que je dois,
Seigneur, à d’autres noeuds ma fille est destinée,
710 L’état où je me vois règle son hyménée ;
Enfin, pour son époux j’ai fait choix d’un romain,
Et Varus dans ce camp doit l’épouser demain.

ARMINIUS

Avant que mon rival épouse ce que j’aime,
Ce rival périra, fut-ce César lui-même.

SÉGESTE

715 Nous n’appréhendons point vos funestes projets.

ARMINIUS

Que Varus pour le moins en craigne les effets.
Je ne vous dirai plus rien, Adieu Seigneur, peut-être
Le temps et le succès vous le feront connaître.

SCÈNE V. §

SÉGESTE seul.

Le succès ne sera que malheureux pour toi,
720 Tu ne porteras point tes fureurs loin de moi.

SCÈNE VI. Varus, Segeste. §

VARUS

Qu’avez-vous fait, Seigneur, et que doit-on attendre ?
Mais quoi, quel est ce bruit que je ne puis comprendre,
Qui cause ce tumulte et ces cris confondus ?

SÉGESTE

Ma garde par mon ordre arrête Arminius,
725 À notre sûreté sa perte est nécessaire.
Hâtons-nous et craignons sa fureur téméraire,
Perdons sans balancer ce mortel ennemi,
On ne doit jamais nuire ou haïr à demi.
Seigneur, je suis instruit de toutes ses pensées,
730 Par des lettres des siens à lui-même adressées,
Sinorix a surpris celui qui les portait,
Elles sont en mes mains : ce prince se flattait
D’attaquer notre camp, d’enlever Isménie.
Assurons la paix aux dépends de sa vie.

SCENE VII. Varus, Segeste, Arminius se défendant au milieu des Gardes, Sunnon, Sinorix. §

ARMINIUS

735 Ah traîtres ! Achevez, percez, percez mon sein.
Pourquoi m’arrachez-vous les armes de la main,
Et n’est-ce point assez que vous me preniez la vie
Sans m’exposer encore à tant d’ignominie ?
Voyant Ségeste.
Te voilà. Tu n’as plus ni parole ni foi,
740 Ségeste, par ton ordre on attente sur moi,
Les droits les plus sacrés n’ont donc rien qui t’arrête,
Et tu veux aux romains faire un don de ma tête ;
Digne emploi d’un héros qui durant quarante ans
A rempli l’univers de ses faits éclatants ?
745 Mais toi qui viens jouir de toute ma disgrâce,
Toi dont le front déjà du trépas me menace ;
Magnanime Varus, penses-tu m’étonner ?
J’avais juré ta mort, tu peux me la donner,
J’entendrai sans frémir l’arrêt le plus sévère,
750 Je crains plus ta pitié que toute ta colère.

VARUS

Non, non, je ne viens point jouir de ta douleur,
Je respecte ton rang, ton nom et ton malheur,
Je fais plus, de tes jours arbitre volontaire,
Je veux que de ton sort le Sénat délibère,
755 Lui seul te jugera, cependant ne crois pas
Que la pitié me touche et retienne mon bras.
Ce que je fais pour toi, je le fais pour moi-même,
Isménie a ta foi, tu l’adores, je l’aime.
Comme chef des romains je te dois condamner,
760 Mais comme ton rival je te veux épargner,
Pour assurer ma gloire et confondre l’envie,
Qui pourrait m’accuser d’en vouloir à ta vie !

ARMINIUS

Détrompes-toi, Varus, et sois moins généreux,
Précipite ma mort si tu veux être heureux,
765 D’un rival tel que moi la vie est importune.
Et l’on peut entre nous voir changer la fortune,
L’exemple en est commun : mais sois sûr qu’à mon tour.
Je balancerai moins à te priver du jour.

VARUS

Si de mon sort jamais les dieux te rendent maître,
770 À tes yeux sans secours me forcent de paraître,
Tu pourras ou me perdre ou me sauver, et moi
Sans prévoir l’avenir je fais ce que je dois.

SÉGESTE

Je ne saurais souffrir, Seigneur, qu’il vous outrage,
Qu’on l’ôte.

ARMINIUS

De Ségeste est-ce là le langage,
775 Regarde en quels malheurs tu t’es précipité,
Vois de nous deux, enfin qui doit être imité,
Tu respectes Varus, tu le crains, je le brave,
Je ne parle qu’en roi, tu parles en esclave.
Et captif désarmé je suis plus souverain
780 Que tu ne l’a été les armes à la main.

VARUS

Laissons un libre cours à sa douleur mortelle,
Seigneur, un soin pressant en d’autres lieux m’appellent,
Qu’on le garde.

SÉGESTE

Sunnon, appliquez-y vos soins.
Qu’il ait à tous moments vos regards pour témoins.
785 Surtout souvenez-vous qu’il y va de sa tête.

ARMINIUS

Où faut-il me conduire ? Allons quoiqu’on m’apprête,
Je défie à la fois le sort et les Romains.
Justes dieux ! Vous savez les malheurs que je crains.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Polixène, Barsine. §

POLIXÈNE

Apprends-moi donc, Barsine, où l’on garde mon frère,
790 Que j’aille lui prouver une amitié sincère.
Et m’acquitter vers lui du plus juste devoir...

BARSINE

Vous sera-t-il permis, Madame de le voir ?
Pour vous plaire, Sunnon osera-t-il enfreindre
L’ordre exprès...

POLIXÈNE

De ma part Sunnon n’a rien à craindre,
795 Étrangère en ce camp, sans secours sans soldats,
Je ne puis que pleurer, voilà mes attentats.
Loin de pouvoir défendre un prince qu’on opprime,
Je cours offrir à Rome une double victime ;
Suivre le sort d’un frère, adoucir son ennui,
800 Le plaindre, le servir et mourir avec lui.

BARSINE

Ô ciel ! Auriez-vous pris un dessein si funeste ?

POLIXÈNE

En puis-je former d’autre, et quel espoir me reste ;
Du sein de nos États on m’amène en ces lieux
Sous l’appas, sous la foi d’un hymen glorieux,
805 Je me flatte qu’ici dès longtemps attendue
La joie en tous les coeurs doit régner à ma vue;
Que j’y dois trouver trouver même une pompeuse cour.
Qu’ai-je trouvé ? Je vois que dès le premier jour
Ségeste me traitant en mortelle ennemie
810 Par le dernier mépris me couvre d’infamie,
Pour un trône promis me prépare des fers,
Et jouir de ma peine aux yeux de l’univers ;
Mais hélas ! Ce n’est point ce qui me désespère,
Je sens moins mes malheurs que les périls d’un frère,
815 Et de quel frère encore ! Pour louer les exploits
Le Renommée à peine a-t-elle assez de voix ?
Lui seul a des Germains fait revivre la gloire,
Et sous leurs étendards ramené la victoire,
On le livre aux Romains, sans doute il va périr,
820 Dieux ! N’est-il pas de bras prompt à le secourir
Laisserez-vous tomber cette tête proscrite ?
Vous Soldats tant de fois triomphants à sa suite ?
Et vous Peuples du joug, sauvez par sa faveur,
Ne défendrez-vous point votre heureux défendeur ?

BARSINE

825 Oui, Madame, espérez qu’un recours favorable...

POLIXÈNE

Eh ! Qui voudrait servir ce prince déplorable :
Qui voudrait des maux avoir quelque pitié !
Quand ceux qui lui juraient une étroite amitié,
Quand ceux que l’amour même engage à sa défense,
830 Semblent passer pour lui jusqu’à l’indifférence,
Sigismond, Isménie, on oublie tous deux
Qu’ils aimaient autrefois ce prince malheureux,
Leur voit-on rien tenter pour assurer la vie ?
Ah ! De leur souvenir je suis aussi bannie,
835 Prennent-ils quelque soin de flatter ma douleur ?
L’infortune du frère est commune à la soeur,
Hélas ! Dans tous les coeurs quel changement je trouve ?
Par quel destin fatal, Dieux, faut-il qu’il éprouve
Que nos cruels malheurs glacent dans un seul jour
840 L’amitié plus forte, et le plus tendre amour ?

BARSINE

Cet injuste soupçon offense l’un et l’autre
Madame, leur douleur est égale à la vôtre,
Les larmes d’Isménie en ce même moment
À son père irrité parlent pour son amant ;
845 Sigismond a juré de sauver votre frère...
Mais il vient, apprenez si son coeur est sincère.

SCÈNE II. Sigismond, Polixène, Barsine. §

SIGISMOND

Quel est votre dessein ? Venez-vous dans ces lieux,
Madame, pour cacher vos plaintes à mes yeux ?
Je n’ose me flatter que ma seule présence
850 Puisse de vos ennuis calmer la violence,
Si pourtant votre amour était égal au mien.

POLIXÈNE

Ah ! Seigneur, finissez cet étrange entretien,
Quel temps choisissez-vous ? La triste Polixène
N’a le coeur pénétré que de crainte et de haine,
855 Ces divers mouvements l’agitent tour à tour,
Il n’est plus dans ce coeur de place pour l’amour.

SIGISMOND

Que dites-vous, ô ciel ?

POLIXÈNE

Ce que je ne puis taire
Je déteste Varus, je tremble pour mon frère,
Je vois l’un souverain, l’autre persécuté,
860 Jugez de ma douleur dans cette extrémité ?
Si je dois m’occuper d’une inutile flamme ?
Mais quand l’amour encore règnerait dans mon âme ;
De quoi me servirait ce vain amusement :
Seigneur, doit-on aimer lors qu’on n’a plus d’amant ?

SIGISMOND

865 De ce fatal discours que faut-il que je pense ?
Me soupçonnez-vous... Mon esprit en balance,
Ne saurait...

POLIXÈNE

Non, Seigneur, je ne vous connais plus
Je n’ai jamais aimé l’esclave de Varus.

SIGISMOND

Juste ciel ! Votre coeur ne peut-il méconnaître ?

POLIXÈNE

870 Vous m’y forcez, Seigneur, quand vous souffrez un maître,
Oui lorsque je vous vois, en vain je veux chercher
Ce prince qui m’aimait et qui m’était si cher,
L’amour m’assure en vain que vous êtes le même,
Ah j’en vois malgré lui la différence extrême,
875 Je trouve encore en vous cet air grand, glorieux,
Cette grâce, ces traits charmèrent mes yeux ;
Mais je n’y trouve plus cette ardeur héroïque
Qui soutenait jadis la fierté germanique,
Ce courage élevé, cette noble grandeur,
880 Et tant d’autres vertus qui charmèrent mon coeur.

SIGISMOND

Ah ? Vous deviez me rendre un peu plus de justice
Sans avoir attendu que je vous éclaircisse
De tout...

POLIXÈNE

Hélas ? Seigneur, pendant ce vain discours
De mon frère peut-être on va trancher les jours,
885 Peut-être la fureur d’un rival qui l’abhorre...

SIGISMOND

Calmez votre douleur, ne craignez rien encore,
Madame, et permettez que je vous fasse voir
Si d’un fidèle amant j’ai rempli le devoir,
Si je balance, enfin, entre vous et mon père,
890 Mais j’en laisse le soin au prince votre frère,
Il parlera, Madame, et vous convaincra mieux.

SCÈNE III. Arminius, Sigismond, Polixène, Sunnon, Barsine. §

POLIXÈNE

Ciel que vois-je ! Est-ce vous ? En croirai-je mes yeux ;
Seigneur, et quel secours ? Quelle main pitoyable,
Finit en vous sauvant le tourment qui m’accable ?
895 À qui dois-je mon frère, et qui me l’a rendu.

ARMINIUS

Vous m’en voyez moi-même étonné, confondu.
Gardé près de ces lieux tout plein de mes disgrâces,
De mes fers ennemis rappelant les menaces,
Préparé par avance aux cruautés du sort,
900 J’attendais à tout heure une sanglante mort ;
Lorsque Sunnon entrant j’ai lu sur son visage
De quelque grand dessein l’infaillible présage ;
Hâtons-nous, m’a-t-il dit, Seigneur, et suivez-moi,
Du salut de vos jours fiez-vous à ma foi.
905 Je le suis. Nous trouvons une route secrète
Qui jusque dans ces lieux guide notre retraite ;
De la nuit qui survient l’heureuse obscurité
A si bien secondé notre témérité,
Que je vous vois enfin, le reste je l’ignore...

SIGISMOND

910 J’ai tout osé pour vous, Seigneur, je dois encore
Remettre entre vos mains l’instrument glorieux
Il prend l’épée l’Arminius des mains de Sunnon, et la lui rend.
Des exploits tant de fois achevés à nos yeux,
Ce n’est pas tout. Du camp sortez en diligence,
Prenez-en lui ; Seigneur, une entière assurance,
915 Il est instruit de l’ordre, et connu des soldats ;
Allez, ne craignez rien, et bientôt sur ses pas
Vous gagnerez les bois, et joindrez votre armée.

ARMINIUS

De quel zèle pour moi vôtre âme est enflammée ;
Puis-je jamais payez des soins si généreux ?

POLIXÈNE

920 Le ciel en ce moment a rempli tous mes voeux
Prince, puisque c’est vous qui me rendez mon frère.

SIGISMOND

Partez, Seigneur, fuyez l’implacable colère
De Ségeste aveugle, des Romains furieux...

SUNNON

Il n’est pas temps encore de sortir de ces lieux ;
925 Les soldats dans le camp errants à l’aventure
Rendent en cet instant votre fuite moins sûre.
Attendons, qu’oubliant leurs pénibles travaux
Dans les bras du sommeil ils cherchent le repos,
Et que la nuit, Seigneur, un peu plus avancée.

SIGISMOND

930 Oui, par votre conseil je change de pensée ;
Et je vais avec soin observer le moment
Où vous pourrez, Seigneur, vous sauver sûrement ;
Moi-même dans ces lieux je viendrai vous surprendre.
Vous auprès de mon père, il est temps de vous rendre
935 Madame, par vos pleurs vous saurez l’abuser.

POLIXÈNE

J’y cours ; vous pour leur fuite, allez tout disposer :
Adieu, Seigneur, le ciel secondant mon envie
Puisse-t-il par nos soins assurer votre vie.

SCÈNE IV. Arminius, Sunnon. §

ARMINIUS

Vous qui pour mon salut travaillez avec eux,
940 Qui plaignez le destin d’un prince malheureux ;
Ami, de qui le zèle à ma perte s’oppose,
J’admire vos bontés, et j’en cherche la cause,
Quel charme à me servir vous a rendu si prompt.

SUNNON

Devais-je moins, Seigneur, au prince Sigismond ?
945 C’est lui qui relevant ma naissance commune
Jusqu’au rang que je tiens a porté ma fortune,
Que pour vous assurer mes soins et mon secours,
M’a juré que mon sort dépendait de vos jours.
Déjà mon coeur pour vous craignait un coup funeste,
950 J’étais presque ébranlé ; le prince a fait le reste,
Et quels que soient les noms qu’on me puisse imposer,
Vos vertus, vos exploits ne sauraient excuser,
Suivez, Seigneur, suivez l’ardeur qui vous anime,
Dans le sang des romains courez laver mon crime ;
955 Des peuples asservis, courez briser les fers,
Vengez-les des mépris, des maux qu’ils ont soufferts,
Forcez tous les Germains, enfin, de reconnaître
Que si Sunnon pour vous devient perfide et traître
Sa trahison sauvant son pays abattu,
960 Mérite leur estime, et le nom de vertu.

ARMINIUS

Oui, laissez-moi le soin d’une juste vengeance.

SUNNON

Mais, Seigneur, si le ciel trahit notre espérance,
Que sert de vous flatter ? Je vois de toutes parts
Mille périls divers s’offrir à mes regards,
965 La fuite de ce camp paraît si difficile...

ARMINIUS

N’importe, je mourrai satisfait et tranquille,
Si je puis expirer les armes à la main,
Et si mes derniers coups versent du sang romain.

SCÈNE V. Arminius, Isménie, Sunnon. §

ISMÉNIE

Vous êtes libre, enfin Seigneur, et Polixène
970 M’apprenant votre sort vient d’adoucir ma peine.
Dieux ! De quels traits mon coeur s’est-il senti percé ?
Non, nul autre que moi ne saurait le penser,
À peine je respire, abattue, interdite...
Mai grâce au ciel je vois tout prêt pour votre fuite,
975 Vous vivrez... Mais hélas ! Plus d’hymen plus d’espoir,
Pour jamais aujourd’hui je cesse de vous voir,
Et le sort à nos voeux devenu trop contraire...

ARMINIUS

Non, non, je fléchirai le sort et votre père,
Je vais, puisqu’il le faut, m’éloigner de vos yeux,
980 Mais bientôt en vainqueur je reverrai ces lieux,
La justice, l’amour, mon coeur, tout m’en assure,
Le sang de mon rival lavera mon injure,
Varus et les Romains dans ce camp égorgés,
Serviront de victime à mes feux outragés,
985 Mon bras...

ISMÉNIE

Où vous emporte votre aveugle colère ?
Voulez-vous dans leur chute envelopper mon père ?
Quel est votre dessein ? Ah ciel ! Prétendez-vous,
Dans un camp qu’il défend, venir porter vos coups ?
Vous verrai-je au combat animés l’un et l’autre,
990 Peut-être de sa main... peut-être de la vôtre...
Je frémis... C’est assez que nous l’osions trahir,
Voulez-vous me forcer encore à vous haïr ?
Épargnez-le, Seigneur, et respectez sa vie.

ARMINIUS

Le soin de son salut fait ma plus chère envie,
995 Quels que soient les affronts qu’il m’a fait aujourd’hui,
S’il se trouve au combat je veillerai sur lui,
Moins jaloux mille fois d’emporter la victoire,
Que de sauver ses jours aux dépends de ma gloire.

ISMÉNIE

Non, Seigneur, tous vos soins ne me rassurent pas ;
1000 Pourrez-vous retenir la fureur des soldats ?
Je défends...

ARMINIUS

Révoquez une loi si barbare,
Ou redoutez les maux que Rome nous prépare
Souffrez...

ISMÉNIE

Non, c’en est fait, je n’y puis consentir,
N’en parlons plus.

ARMINIUS

Et moi je ne veux plus partir,
1005 Je rentre dans les fers de votre injuste père,
J’abandonne ma tête à toute sa colère ;
Ce prince, les Romains altérés de mon sang,
De la dernière goutte épuiseront mon flanc,
Vous le savez ? Déjà ma perte est résolue,
1010 Et du coup qui m’attend vous n’êtes point émue ?
Ingrate, vous craignez pour un père inhumain,
D’un combat éloigné le péril incertain.
Et vous ne craignez point pour un amant fidèle
Les horreurs d’une mort et prochaine et cruelle.
1015 Triste effet de mes soins ! Je suis prêt à périr
Et vous me défendez de m’oser secourir ;
Mais que dis-je ? Grand dieux ! Quel espoir est le vôtre ?
Voulez-vous vous jeter entre les bras d’un autre ?
Vous donner à Varus ! Et que de son bonheur
1020 Pour vous plaire je sois tranquille spectateur ?
Non, non n’espérez pas que mon obéissance
Jusques à cet effort porte ma complaisance,
Votre fausse pitié m’éloigne de ces lieux,
Et moi je veux du moins ne mourir qu’à vos yeux,
1025 Jy cours.

ISMÉNIE

Quel fureur, quelle affreuse menace ?
Arrêtez... tout mon sang dans mes veines se glace,
Amitié, sang, amour, je cède à votre effort,
Vous déchirez mon coeur qui sera le plus fort ?
Qui... Je sens que l’amour plus fort que la nature
1030 Du sang qui le combat surmonte le murmure,
Je me rends, et je laisse agir votre valeur,
Entre mon père et vous j’ai partagé mon coeur,
Mais un juste transport le fait pencher, l’entraîne
Du côté de celui dont la perte est prochaine,
1035 Et quand je prends parti, Seigneur, entre vous deux
C’est pour le plus à plaindre, et le plus malheureux.

SCÈNE VI. Arminius, Sigismond, Isménie, Sunnon. §

ARMINIUS

Ah ! Madame.

SIGISMOND

Seigneur, fuyez en diligence,
La nuit dans tout le camp fait régner le silence,
Allons, marchez, Sunnon, et de différons pas.

ARMINIUS

1040 Adieu Madame.

ISMÉNIE

Allez, Seigneur, hâtez vos pas,
Revenez, triomphez, mais sauvez-moi mon père.

SCÈNE VII. §

ISMÉNIE, seule.

Il part, que fera-t-il , que faut-il que j’espère ;
Triomphant des Romains et d’un rival vainqueur
Reviendra-t-il encore plus digne de mon coeur ?
1045 Le verrai-je couvert d’une nouvelle gloire,
Brillant de cet éclat que donne la victoire,
Plein d’amour, à mes pieds venir prendre mes lois ;
Mais si je l’avais vu pour la dernière fois ?
Si du ciel irrité la colère obstinée
1050 Par la fin de ses jours marquait cette journée ?
Hélas ! S’il persistait en combattant pour moi ?
Que d’horreurs ! Tout ici redouble mon effroi ;
Peut-être sa victoire également funeste
En épargnant Varus fera tomber Segeste ;
1055 Non, non, rassurons-nous. Mon amant aujourd’hui
N’en veut qu’à son rival, et ne cherche que lui,
Il en triomphera sans accabler mon père :
Pardonne ce souhait à tes désirs contraire,
Ségeste, je t’honnore, et les devoirs du sang
1060 Dans mon coeur agité tiennent le premier rang,
Mais je frémis des noeuds où ton choix me destine,
Et l’État menacé d’une entière ruine
Fait révolter mon coeur contre un joug odieux ;
Ségeste avec Varus, quelle union ? Grand dieux !
1065 Vous qui les unissez, et qui croyez ma peine
Séparez ces objets et d’amour, et de haine,
Que je puisse aimer l’un avec fidélité ;
Et voir immoler l’autre avec tranquillité ;
Mais on vient, c’est Barsine, hélas que me veut-elle ?

SCÈNE VIII. Isménie, Barsine. §

BARSINE

1070 Madame, c’en est fait, la fortune cruelle
Retient Arminius dans ce camp odieux.

ISMÉNIE

Ô ciel ! Qu’entends-je ?

BARSINE

À peine il sortait de ces lieux,
Qu’il a trouvé d’abord pour obstacle à sa fuite
Que Varus fait du camp une exacte visite,
1075 Il va de garde en garde, il court de tous côtés
Par son ordre en cent lieux des soldats sont postés,
Qui prêts à signaler leur zèle et leur courage
Défendent de ce camp le plus étroit passage ;
Sigismond éperdu, Sunnon épouvanté,
1080 Ne sachant que résoudre en cette extrémité,
Ont conduit votre amant dans la tente prochaine,
Mais enfin, désormais leur entreprise est vaine.
J’ai vu leur désespoir, ils ne se flattent plus
De pouvoir hors du camp conduire Arminius,
1085 Le fuite cette nuit leur paraît impossible.

ISMÉNIE

Ainsi de ce héros la perte est infaillible,
À peine un seul instant, un peu d’espoir me luit.
Que ma crainte redouble au moment qui le fuit,
Me faudra-t-il toujours trembler pour ce que j’aime ?
1090 Grands dieux ! Ah que plutôt je périsse moi-même,
Ne ménageons plus rien, l’amour au désespoir
Se fait de ses transports un souverain devoir ;
Allons trouver ce prince, allons dans mes alarmes,
Dans les pleurs que je verse il trouvera des charmes,
1095 Et je sentirai moins mes mortelles douleurs
Si je puis partager son sort et ses malheurs.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. §

VARUS, seul.

Je ne sais que résoudre, et comment me conduire,
Des ordres de César j’aurais voulu m’instruire,
Tullus que dès longtemps j’ai dépêché vers lui,
1100 De Rome auprès de moi doit se rendre aujourd’hui.
Qu’un moment paraît long à mon impatience,
Mais on vient, et je crois : oui, c’est lui qui s’avance.

SCÈNE II. Varus, Tullus. §

VARUS

Eh bien, Tullus, Eh bien ? Qu’est ce qu’on me prescrit ?
Qu’ai-je à faire ?

TULLUS lui donnant une lettre.

Seigneur, l’Empereur vous écrit,
1105 Des ordres de César instruisez-vous vous-même.
Lisez et connaissez sa volonté suprême.

VARUS lit.

Je suis content des soins que vous prenez
Pour ranger les Germains sous mon obéissance,
Continuez, Varus, et vous ressouvenez
1110 Que ce qu’on fait pour moi n’est pas sans récompense,
Je n’ai qu’un ordre à vous donner,
Qu’Arminius par vous soit poursuivi sans cesse,
Employez pour le perdre, et la force, et l’adresse,
Je vous défends de l’épargner.
1115 Ô ciel !

TULLUS

Qu’a donc pour vous cet ordre de funeste ?
Plaignez-vous l’ennemi que l’Empereur déteste ?

VARUS

Je fonde sur sa mort le bonheur de mes jours,
Et je n’ose des siens faire trancher le cours,
Arminius est cher à l’objet que j’adore,
1120 J’en suis haï, faut-il que je me charge encore,
De l’invincible horreur que la mort d’un amant
Lui donnerait pour moi jusqu’au dernier moment ?
De quel front oserai-je aborder Isménie
Du sang d’Arminius ma main encore rougie ?
1125 Teinte d’un sang chéri voudrait-elle épouser
Celui qu’innocent même elle ose refuser ?
Ah ! sans trahir Auguste, et la cause publique.
Accordons ma tendresse avec ma politique,
En assurant ici les lois de l’Empereur
1130 Assurons s’il se peut, le repos de mon coeur ;
Que par la main d’un autre Arminius périsse,
Qu’Isménie en pleurant ce sanglant sacrifice,
Ne me reproche point la source se ses pleurs,
Et porte son courroux et sa vengeance ailleurs.

TULLUS

1135 Eh ! Qui l’immolera si vous lui faites grâce ?
Qui puinira, Seigneur, sa criminelle audace ?

VARUS

Ségeste, avec plaisir prendra ce triste emploi,
Arminius lui fait plus d’ombrage qu’à moi,
Ce jeune chef partout suivi de la victoire
1140 Des exploits de Ségeste a surpassé la gloire ;
Les peuples, les soldats charmés de sa valeur
L’ont honoré du nom de leur libérateur,
Tous courraient le chercher d’une ardeur empressée,
Et Ségeste déchu de sa grandeur passée
1145 S’est rangé parmi nous pour s’épargner l’ennui
De le voir plus illustre et plus aimé que lui.
Mais le voici.

SCÈNE III. Varus, Ségeste, Tullus, Sinorix. §

SÉGESTE

Seigneur, sur de justes alarmes
Tout le camp se prépare et chacun prend les armes,
On vient de m’avertir que sur la fin du jour
1150 Non ennemis sortaient des forêts alentour,
Qu’ils avançaient vers nous : ils ont appris peut-être
Les extrêmes périls, la prison de leur maître,
Ils craignent en ces lieux de voir trancher ses jours
Et pleins d’amour pour lui volent à son secours,
1155 Je ne cèle point, Arminius me gêne,
Que pouvons-nous résoudre ?

VARUS à Sironix.

Allez, qu’on me l’amène.
Vous Tullus, vers nos chefs précipitez vos pas
Que chacun au combat dispose ses soldats,
Je vous suivrai de près. Si l’ennemi avance
1160 Vous reviendrez de tout m’instruire en diligence.

SCÈNE IV. Varus, Ségeste. §

SÉGESTE

Qu’avez-vous résolu, Seigneur ? Vous flattez-vous
De vaincre Arminius, de l’attacher à nous ?

VARUS

Je ne sais, mais je vais du moins lui faire entendre
Le destin qu’en ces lieux sa fierté doit attendre,
1165 Je vais lui présenter les supplices tout prêts,
Peut-être qu’à leur yeux paraissant de plus près,
Leur funeste appareil malgré toute sa haine
Donnera quelque crainte à son âme hautaine.

SÉGESTE

Ah ! Ne l’espérez pas, ce farouche ennemi,
1170 À mépriser la mort n’est que trop affermi,
Vous-même l’avez vu dans la guerre passée...

VARUS

Seigneur, les temps divers font changer de pensée,
Le plus grand coeur s’effraie aux apprêts du trépas,
Tel l’a bravé cent fois au milieu des combats,
1175 Et vu d’une front certain la mort presqu’infaillible,
Qui n’a jamais conçu tout ce qu’elle a d’horrible,
Un esprit enflammé d’une noble chaleur,
Poussé par la vengeance, ou flatté par l’honneur,
Occupé des moyens d’emporter la victoire
1180 Ne laisse alors les yeux ouverts que pour le gloire,
Et fait que le guerrier jaloux de l’acquérir
Vole après les dangers et s’expose à mourir ;
Mais ce même guerrier dans un état tranquille,
Menacé d’une mort à sa gloire inutile,
1185 D’une mort odieuse, et qu’il ne cherche pas,
N’est plus tel qu’il était au milieu des combats,
Il fait voir la faiblesse, il frémit, il murmure,
L’esprit moins prévenu laisse agir la nature,
Et le trépas alors lui devient un objet
1190 Plus redoutable encore qu’il ne l’est en effet.

SÉGESTE

Non, non, Arminius à tout ce qu’on prépare
Opposera, Seigneur, sa constance barbare ;
Mais s’il ne se rend point, cessez de ménager
Un ennemi toujours prompt à vous outrager,
1195 Et repoussant d’un coup tous ceux qu’il nous apprête,
À ses troupes, Seigneur, faites porter sa tête,
Alors tout fléchira. Rien ne peut résister.
Qu’attendez-vous ? Faut-il encore consulter ?

VARUS

Non, ne différons plus une vengeance juste,
1200 Allons, exécutons les volontés d’Auguste,
Hâtons-nous d’immoler un rival odieux,
Et laissons l’avenir entre les mains des dieux.

SÉGESTE

Prononcez donc, Seigneur, l’arrêt de son supplice,
De son sang à César offrez le sacrifice,
1205 Commandez. Un seul mot : mais sachons...

SCÈNE V. Varus, Ségeste, Sinorix. §

SINORIX

Ah ! Seigneur.

SÉGESTE

Eh bien ! Arminius ?

SINORIX

Apprenez un malheur
Dont je frémis et qui va vous surprendre,
Sunnon vous a trahi.

SÉGESTE

Dieux !

VARUS

Que viens-je d’entendre ?

SINORIX

On ne le trouve plus. Dans l’ombre de la nuit
1210 Avec Arminius il s’est coulé sans bruit,
Tout ceux qu’il commandait interdits et timides,
Accusent pas ses soins ignorants...

SÉGESTE

Les perfides.
Tous m’ont manqué de foi, je vais les punis tous,
À peine tout leur sang suffit à mon courroux,
1215 Mille morts...

SCÈNE VI. Varus, Segeste, Sigismond, Sinorix. §

SIGISMOND

Non, Seigneur, connaissez le coupable,
Ne portez point ailleurs ce courroux redoutable,
Dans le sang innocent ne trempez point vos mains,
Perdez-moi, j’ai tout fait. J’ai trompé vos desseins,
J’ai fait partir Sunnon, je l’ai pressé...

SÉGESTE

Toi traître ?
1220 Tu trahis les Romains et ton père et ton maître ?
Tu sers un ennemi par nos soins abattu ?
Qui te le fait servir contre nous...

SIGISMOND

Sa vertu.
Sa valeur, ses exploits qu’en tous lieux on renomme,
L’amour de ma patrie, et ma haine de Rome,
1225 La soin de votre honneur, mon amitié pour lui,
Tout m’a sollicité de lui servir d’appui.
Eh quoi ? Pouvais-je voir ce prince magnanime
Des romains, de Varus, devenir la victime ?
Et vos mains se fouiller se son sang précieux
1230 Consacré par les lois, par son sang, par les Dieux ;
Pouvais-je voir, Seigneur, la triste Germanie
Perdre son défenseur contre la tyrannie ;
Et Polixène en proie à ses vives douleurs
Me demander son frère, et m’accabler de pleurs ;
1235 J’ai rempli mon devoir, Seigneur, faites le vôtre,
Je sauve une victime, et vous en livre une autre,
Si par ce que j’ai fait vous êtes outragé,
Il ne tient plus qu’à vous d’être bientôt vengé,
Versez, versez du sang : mais changez de victime.
1240 Répandez tout le mien sans scrupule, et sans crime
Si j’avais craint la peine, et l’horreur du trépas,
Du prince Arminius j’aurais suivi les pas,
Mais je n’ai pas voulu que vos coups redoutables
Tombassent sur des coeurs qui ne sont point coupables,
1245 Au gré de votre haine ordonnez de mon sort,
Je ne m’en plaindrai pas ; trop heureux si ma mort
D’un reproche honteux sauvant votre mémoire
Aux dépends de ma vie assure votre gloire.

SÉGESTE

Oui ! Lâche tu mourras puisque tu me trahis.

VARUS

1250 Ingrat, quelle fureur agite vos esprits ?
Où puisez-vous l’excès de cette haine injuste ?
Vous, de tant de bienfaits honoré par Auguste ?
Comblé par le Sénat de grâces et d’honneur...

SIGISMOND

Ne me reprochez point vos indignes faveurs,
1255 Lorsqu’à m’en accabler votre Sénat s’applique,
Dans ses fausses bontés je vois la politique,
Et ces fiers ennemis devenus complaisants
Me font plus que leurs coups redouter leurs présents ;
Eh ! Qu’ai-je affaire, ô dieux, de la grandeur romaine ?
1260 Que me sert-elle, hélas ! Si je perds Polixène ?
Oui, César, si par toi je m’en voyais priver,
Quand sa perte à ton rang me devrait élever,
Dans mon coeur indigné de cette récompense
La haine tiendrait lieu de reconnaissance.
1265 Eh quoi ! Tous tes présents, ta libéralité
Me pourraient-ils jamais payer ma liberté ?
J’aurais des fers dorés ; mais je serais esclave.
Je ne puis rien souffrir qui me gêne ou me brave,
Et ne connais pour maître en terre et dans les cieux,
1270 Que la vertu, l’honneur, la justice et les dieux.

VARUS

Pourquoi veniez-vous donc âme ingrate et perfide,
Suivre depuis deux mois notre aigle qui vous guide,
Quel charme, quel dessein vous conduit parmi nous ?

SIGISMOND

Le gloriex désir de m’instruire avec vous,
1275 D’apprendre de plus près ce grand art de la guerre,
Qui vous a fait dompter presque toute la terre ;
D’en joindre la pratique à ce que nous savons,
Et de vous vaincre un jour par vos propres leçons.

VARUS

Juste ciel ! Puis-je encore retenir ma colère ?
1280 Saurais-je assez punir ce discours téméraire ?
Rendez grâces au sang dont vous êtes sorti.

SÉGESTE

Il n’est plus de mon sang s’il quitte mon parti ;
Fait citoyen romain j’en ai pris les maximes ;
Mon fils n’est plus mon fils, traître, couvert de crimes,
1285 Brutus et Manlius m’ont tracé le chemin,
Je le suivrai, Seigneur, et de ma propre main
Immolant sans pitié ce fils lâche et rebelle,
Je saurais me couvrir d’une gloire immortelle ;
Venger l’honneur de Rome à mes yeux profané,
1290 Et mériter le nom que vous m’avez donné.

VARUS

Quoi, Seigneur...

SÉGESTE

Punissons ma coupable famille,
Dans ce fatal moment je hais jusqu’à ma fille ;
Sans doute elle est complice, et du moins de ses voeux,
Elle a favorisé son amant malheureux,
1295 Je veux que l’univers étonné du supplice...

SCÈNE VII. Varus, Ségeste, Sigismond, Isménie, Polixène, Sinorix, Barsine. §

POLIXÈNE

Arrête, père aveugle, et vois ton injustice,
Épargne tes enfants, et que ton fier courroux
Sur Polixène seule épuise tous les coups,
L’amour dans Sigismond a vaincu la nature,
1300 Et si tu veux punir l’auteur de ton injure,
C’est moi : Vois dans mes yeux le souverain pouvoir
Par qui ton fils forcé s’oppose à ton espoir,
Ne délibère plus, me voilà toute prête,
Je m’offre à ta fureur. Mais qu’est ce qui t’arrête
1305 À me donner la mort ? Faut-il t’encourager ?
N’oses-tu te baigner dans un sang étranger ?
Toi, qui voulais verser celui de ta famille ;
Ou peut-être crains-tu de punir une fille ?
Mais cesse d’épargner la soeur d’Arminius.
1310 Ségeste, souviens-t-en, toi penses-y, Varus,
J’ai mêmes sentiments, même coeur que mon frère,
Je ferai contre vous plus qu’il n’a voulu faire ;
Si je ne puis verser du sang dans les combats,
Je puis pas mes discours animer les soldats,
1315 Et suivant le transport de l’ardeur qui m’entraîne,
Contre Rome en tous lieux faire éclater ma haine :
L’inspirer à cent rois abusés ou soumis,
Et vous faire partout de nouveaux ennemis.

SIGISMOND

Hélas ! Que faites-vous, et voulez-vous, Madame,
1320 Ébranler mon courage, intimider mon âme ?
Je m’offrais à la mort sans trouble, sans douleur,
Ah ! Venez-vous...

POLIXÈNE

Je viens partager ton malheur,
Puisqu’un saint noeud n’a pu lier nos destinées,
Que par la mort au moins elles soient enchaînées,
1325 Que tu ne vives pas un instant après moi,
Que je ne pousse pas un soupir après toi.

VARUS

Quel discours ! Quel dessein ! Enfin, que puis-je faire ?
Faut-il...

SCÈNE VIII. Varus, Ségeste, Sigismond, Polixène, Sinorix, Tullus. §

TULLUS

Votre présence au camp est nécessaire,
On entend dans les airs mille cris confondus
1330 Qui poussent jusqu’ici le nom d’Arminius,
Il vient fondre sur nous, et malgré la nuit sombre,
De ses troupes, Seigneur, on découvre le nombre.
Nos chefs et nos soldats au combat préparés
N’attendent que l’emploi que vous leur donnerez,
1335 Tous à l’envi...

VARUS

Marchons, venez punir l’audace
De ce jeune orgueilleux qui court à sa disgrâce.

SÉGESTE

Je vous fuis. Sinorix gardez ce criminel,
Ce rebelle chargé du courroux paternel,
Me punissent les dieux que ma fureur atteste,
1340 Si je l’épargne après sa trahison funeste.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Sigismond, Isménie, Polixène, Gardes. §

SIGISMOND

Ne saurons-nous jamais quel sera notre sort ?
Cet état incertain est pire que la mort,
Hélas ! Chacun de nous tremblant pour ce qu’il aime,
À peine en ce moment se souvient de lui-même ?
1345 De ce fatal combat que je crains le succès,
J’y vois de toutes parts de sinistres effets ;
Ou mon père expirant, ou mon ami sans vie,
Et peut-être sa mort de la vôtre suivie,
Quel supplice ? Grands dieux ! Où me vois-je réduit ?

ISMÉNIE

1350 Ô courroux ! Ô rigueur du ciel qui nous poursuit,
Que de soupirs perdus ? Que d’inutiles plaintes ?
Toujours des soins nouveaux et de nouvelles craintes ;
Est-ce là le bonheur que j’avais attendu ?
Mais Barsine revient.

SCÈNE II. Sigismond, Isménie, Polixène, Barsine. §

ISMÉNIE

Parle, n’as-tu rien vu,
1355 Ne nous déguise rien.

BARSINE

Je ne puis vous apprendre,
Que ce qu’un bruit confus vient de me faire entendre ;
J’étais près de ces lieux où j’ai de toutes parts
Promené vainement mes curieux regards.
Je n’ai pu rien connaître, et ma timide vue
1360 Dans mille objets affreux s’est d’abord confondue,
Les clameurs des soldats mourants ou renversés,
Les cris des combattants, les plaintes des blessés,
Le carnage, le sang, l’horreur, le bruit des armes
Ont étonné mon coeur, et fait coulé mes larmes,
1365 Je n’ai pu soutenir ce spectacle sanglant,
J’ai frémi, j’ai couru vers ces lieux en tremblant,
Où des soldats romains la joie et le langage
M’ont appris que Varus avait tout l’avantage,
Et que l’injuste sort secondant ses desseins,
1370 Se déclarait, Madame, en faveur des Romains.

POLIXÈNE

Ne nous flattons donc plus, notre perte est certaine
Votre père et Varus vont assouvir leur haine.

SIGISMOND

Hélas, Madame !

POLIXÈNE

Eh quoi ! Prince vous soupirez ;
Juste ciel, est-ce ainsi que vous me rassurez ;
1375 Pensez-vous que frappé du péril qui nous presse
Mon coeur en ce moment soit exempt de faiblesse ?
Je la cache à vos yeux pour ne pas redoubler,
Des tourments assez grands vont vous faire trembler,
Je vous cache la mienne, ah ! Cachez-moi la vôtre,
1380 Rassurons-nous plutôt, aidons-nous l’un et l’autre ?
Je sens qu’il est cruel d’être privé du jour,
Lorsqu’on fait son bonheur d’un mutuel amour,
Toutefois dans la mort que le ciel nous envoie,
Nos coeurs doivent trouver quelque sujet de joie,
1385 Nous mourrons satisfaits, vous de moi, moi de vous,
Nous n’avons ni soupçons, ni mouvements jaloux,
Cher prince, notre sort est plus doux qu’il ne semble,
Nous mourrons l’un pour l’autre, et nous mourrons ensemble.

ISMÉNIE

Oui, dans votre malheur vous êtes trop heureux,
1390 Un semblable destin attire tous mes voeux ;
Mais moi de mon amant absente, séparée,
Des maux que vous souffrez comme vous déchirée.
Je ne saurais hélas : Pour flatter mon ennui
Le voir, ni lui parler, ni mourir avec lui,
1395 Et quoi que chez les morts je m’apprête à le suivre,
J’aurai le déplaisir d’avoir pu lui survivre,
Ô dieux ! En cet instant peut-être que Varus
Perce d’un trait fatal le coeur d’Arminius ;
Peut-être de soldats une troupe barbare
1400 Foule sa tête auguste, ou du corps la sépare.
Et portant sur un dard ce trésor précieux,
En fait à tout le camp un trophée odieux ;
Juste ciel, quel objet ? Mais j’aperçois mon père,
Et je vois dans ses yeux éclater sa colère,
1405 C’en est fait, n’attendons qu’un trépas rigoureux.

SCÈNE III. Ségeste, Sigismond, Ismène, Polixène, Barsine, Sinorix, Gardes. §

SÉGESTE

Traîtres, les dieux cruels ont exaucé vos voeux ;
Du sang de mes soldats et des troupes romaines
Le fier Arminius vient de couvrir vos plaines,
Mais de ce grand succès vous ne jouirez pas ;
1410 Et loin que son triomphe ait pour lui des appas,
Lui-même il pleurera, du moins j’ose le croire,
L’avantage fatal de sa triste victoire,
Puisqu’il perd aujourd’hui pour nous avoir défaits,
Le plaisir et l’espoir de vous revoir jamais ;
1415 Varus encore suivi des restes de l’armée
Soutient d’Arminius la valeur enflammée ;
Il l’arrête, et je viens pour vous enlever tous
Aux voeux d’un ennemi qui ne cherche que vous ;
Venez, venez à Rome, où Varus vous envoie,
1420 Je vais vous y mener, et je sens quelque joie
À penser que le chef de nos heureux vainqueurs
Honorera bientôt ma fuite de ses pleurs.
Gardes qu’on les conduise ; allons, c’est trop attendre,
Marchons.

SCÈNE IV. Ségeste, Sigismond, Isménie, Polixène, Barsine, Sinorix, Tullus, Gardes. §

TULLUS

Il n’est plus temps, et songez à vous rendre,
1425 Seigneur, tous mes soldats sont dispersés ou morts,
Aminius me suit, tout cède à ses efforts,
Et Varus animé d’une généreux courage
Vient de mêler son sang au reste du carnage.

SÉGESTE

Il est mort !

TULLUS

Oui, Seigneur, en héros, en romain,
1430 En bravant l’injustice, et les coups du destin ;
Après avoir trois fois par des faits incroyables
Soutenu des Germains les assauts redoutables,
De ruisseaux de leur sang inondé les sillons,
Et presque renversé leurs épais bataillons,
1435 Il voit de toutes parts ses troupes fugitives,
Et ne peut rassembler les légions craintives ;
Alors demeuré seul, encore il se défend,
Et fait sentir la crainte aux vainqueurs qu’il attend ;
Il n’osent l’aborder, sa fierté les étonne,
1440 Toutefois à grands flots leur troupe l’environne,
Et honteux de se voir par lui seul arrêté,
Lui poussent à l’envi cent coups précipités ;
Son sang coule aussitôt, il le voit, et rappelle
De sa force épuisée une force nouvelle,
1445 "C’est assez, a-t-il, Ah ! Ne permettons pas
Que mes jours soient tranchés par d’indignes soldats.
Surtout épargnons-nous la rage et l’infamie
De devoir au vainqueur le reste de ma vie."
Il se frappe à ces mots ; mortellement blessé
1450 Sur un monceau de corps il tombe renversé,
Et ce oup à jamais consacrant sa mémoire
Dans la défaite même il se couvre de gloire.

SÉGESTE

Ah Varus ! Que je plains, que j’admire ton sort
Je brûle de te suivre, et d’imiter ta mort ;
1455 Je jure ainsi que toi de fuir l’ignominie
De tenir du vainqueur une importune vie,
Mais avant qu’achever le dessein que je prends,
5
Faisons un sacrifice à tes mânes errants,
Que ces perfides coeurs que le destin me livre
1460 Dans la nuit du tombeau soient forcés de te suivre,
Que sans égard enfin du sexe et du rang
De tous trois à mes yeux on répande le sang,
Que j’y mêle le mien, qu’Arminius ne trouve
Que les sanglants effets des fureurs que j’éprouve,
1465 Qu’il ne rencontre ici pour fruit de ses exploits,
Que son ami, sa soeur, sa maîtresse aux abois,
Et pour venger les maux où son bonheur m’expose,
Qu’il plaigne mon trépas par les horreurs qu’il cause,
Ah ! Que mon bras du moins seconde ma fureur ?
1470 Que je meure...

SIGISMOND

Ah Seigneur quel dessein ? Quelle envie ?

ISMÉNIE

Arrêtez...

SÉGESTE

Quoi cruels vous ménagez ma vie ?
Vous m’osez demander ; et vous voulez enfin
Qu’Arminius soit seul maître de mon destin ?

SCÈNE V. Ségeste, Armonius, Sigismond, Isménie, Polixène, Barsine, Sinorix, Gardes. §

SÉGESTE

Eh bien, Arminus, par un revers funeste,
1475 La fortune en tes mains met le sort de Ségeste :
Tu sais de quelle ardeur j’ai poursuivi tes jours !
Tu me vois maintenant sans espoir, sans secours ;
Venge-toi sans scrupule, et prends une victime
Dont la perte est utile et la mort légitime.
1480 Frappe, perce ce coeur qui n’attend que tes coups.

ARMINIUS

Cessez de m’animer, et d’aigrir mon courroux,
Vos derniers attentats, vos cruelles injures
Ont laissé dans mon coeur d’assez vives blessures,
Pour me porter sans peine à vous donner la mort,
1485 Et je ne doute point, si la rigueur de sort
Vous eut par ma défaite abandonnée ma vie,
Que déjà vos fureurs ne me l’eussent ravie ;
Que n’avez-vous point fait aujourd’hui contre moi ?
Ce n’était pas assez de me manquer de foi ?
1490 Sans égard pour les droits que ma naissance donne ?
Vous avez attenté jusque sur ma personne,
Et de vos fers honteux osant charger mes mains,
L’univers étonné du bruit de mon offense
Ne le sera pas moins d’apprendre ma vengeance.
1495 D’un mot je ne puis vous perdre, et je suis offensé ;
N’y pensons plus, Seigneur, oublions le passé,
C’est moi qui vous en prie. Enfin de ma victoire
Je ne veux d’autres prix, je ne veux d’autres gloire,
Que le charmant espoir d’être de vos amis,
1500 Et le parfait bonheur de me voir votre fils ;
Craignez moins de César la puissance funeste,
Combattons seulement, je vous réponds du reste,
En vain vous avez cru que fidèle aux romains
La victoire partout seconde leurs desseins,
1505 Que contre leurs efforts rien ne nous peut défendre.
Pour les vaincre il suffit de l’oser entreprendre,
Vous venez de les voir expirer sous mes coups,
Et ces Romains enfin sont hommes comme nous.
Mais dussions-nous périr, Seigneur, pour la patrie,
1510 Mourons libre du moins, s’il faut perdre la vie,
Un malheur éclatant est toujours glorieux.
Soutenons notre gloire, et laissons faire aux dieux.

SÉGESTE

Vaincu, désespéré, que pourrais-je répondre ?
Prince, tous vos discours ne font que me confondre,
1515 Je ne m’attendais pas à ces soins généreux,
Et si vous vous vengiez je serais plus heureux ;
Jouissez à loisir des fruits de la victoire,
Mais ne me forcez pas d’en voir toute la gloire.
Quand vous me découvrez vos nobles sentiments,
1520 Ma honte et ma douleur croissent à tous moments
Épargnez ma faiblesse, et loin de votre vue;
Laissez-moi dévorer le chagrin qui me tue.

ARMINIUS

Suivre-le, Sinorix, et veillez sur ses jours,
Madame...

ISMÉNIE

Non Seigneur, je vole à son secours,
1525 Permettez...

SCÈNE DERNIÈRE. Arminius, Polixène, Isménie, Sigismond, Barsine. §

ARMINIUS

Je vous suis, venez, allons Madame,
Remettre par nos soins le came dans son âme,
Malgré son désespoir, malgré tout son courroux,
Le temps, et vos respects le fléchiront pour nous,
Je m’étais engagé de venger mon outrage,
1530 De m’ouvrir jusqu’à vous un glorieux passage,
Varus est mort, enfin les romains sont défaits,
Grâces aux dieux, l’effet réponds à mes souhaits,
De mes libérateurs reconnaissons le zèle,
Et consacrons à Rome une haine immortelle.