LE CHANTEUR ITALIEN
COMÉDIE.
TRENTE-SIXIÈME PROVERBE.

M. DCC. LXXI. Avec Approbation et Privilège du Roi.

de CARMONTELLE.

À Paris, chez Sébastien JORRY, vis à vis le Comédie Française, chez Le JAY, rue Saint Jacques, près celle des Mathurins.

PERSONNAGES §

  • MONSIEUR DE SAINT HYGIN.
  • MADEMOISELLE DE SAINT HYGIN, fille de Monsieur de Saint Hygin.
  • MONSIEUR DELAMARRE.
  • MONSIEUR OCTAVINI, musicien italien.
  • UN LAQUAIS.
La scène est chez Monsieur de Saint-Hygin.

SCÈNE PREMIÈRE. Monsieur de Saint-Hygin, Monsieur Delamarre. §

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Passons ici, Monsieur Delamarre ; puisque vous avez à me parler, nous y serons mieux que dans le salon, qu’on va arranger pour le concert.

MONSIEUR DELAMARRE.

Vous avez concert aujourd’hui ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, ma fille aime beaucoup la Musique, et je ne suis pas fâché de lui donner quelquefois cet amusement-là.

MONSIEUR DELAMARRE.

C’est très bien fait. C’est d’elle que j’ai à vous parler.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Voyons, asseyez-vous.

MONSIEUR DELAMARRE.

N’avez-vous pas envie de la marier ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, si je trouve un bon parti.

MONSIEUR DELAMARRE.

Je crois avoir votre affaire.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Qu’est-ce que c’est ?

MONSIEUR DELAMARRE.

C’est un banquier Vénitien, fort riche, qui veut s’établir à Paris.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Et combien croyez-vous qu’il ait ?

MONSIEUR DELAMARRE.

Un de mes amis qui me l’a adressé et qui connaît son bien et ce que lui vaut sa banque, répond qu’il a quarante à cinquante mille livres de rente.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Diable ! Ce serait une sort bonne affaire ! Ma fille a du bien ; mais ici je ne trouverais jamais un pareil parti. Comment se nomme-t-il ?

MONSIEUR DELAMARRE.

Monsieur, Monsieur... C’est un diable de nom en J, dont je ne me souviens jamais ; cela ne fait, rien ; il est assez jeune et pas trop mal fait.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Je crois qu’il ne faut pas manquer ce parti-là.

MONSIEUR DELAMARRE.

Je pense comme vous ; mais comme il connaît peu de monde à Paris, il n’y a rien à craindre.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Il y connaît au moins ses correspondants, et ces gens-là, qui sont au fait de ses facultés, peuvent avoir des filles à marier ; ainsi il ne faut pas perdre de temps.

MONSIEUR DELAMARRE.

Voulez-vous que je vous l’amène aujourd’hui ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Pourquoi pas ? Il doit aimer la musique, et le concert est justement une occasion.

MONSIEUR DELAMARRE.

C’est très bien dit ; mais c’est que j’ai affaire, et je ne sais pas à quelle heure je pourrai revenir.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Et passez chez lui, et s’il y est, envoyez-le moi.

MONSIEUR DELAMARRE.

Oui, vous avez raison. Je ne perds pas un instant.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Je ne vous remercie pas, encore.

MONSIEUR DELAMARRE.

Vous vous moquez de moi.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Revenez le plutôt que vous pourrez.

MONSIEUR DELAMARRE.

Je ne ferai peut-être pas longtemps.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Allons, tant-mieux ; adieu, mon ami, au revoir.

SCÈNE II. Monsieur de Saint-Hygin, Mademoiselle de Saint-Hygin. §

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Hé bien, Papa, il n’y a pas encore un violon d’arrivé, il n’y a que les Basses, concevez-vous que ces Messieurs se fassent attendre aujourd’hui encore comme la dernière fois ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Ils viendront, ils viendront.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Cela est impatientant !

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Laissons cela un moment.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Permettez que j’aille voir encore.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Non, j’ai quelque chose à te dire en attendant. Tu aimes la musique italienne ?

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Sûrement ; d’abord je ne connais que celle-là.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Moi, je ne l’aime pas trop ; mais cela ne fait rien.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Je vous réponds que vous finirez par ne vouloir pas en entendre d’autre.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Cela se pourra ; mais revenons à notre affaire. Serais-tu fâchée d’épouser un Vénitien, fort riche ? Parle-moi naturellement.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Un Vénitien ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, c’est un homme assez jeune, un banquier.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Et faudra-t-il aller à Venise ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Non, il vient s’établir à Paris.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Pourvu que je ne m’éloigne pas de vous, Papa, tout ce que vous ferez me conviendra très fort.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Cela sera décidé dès aujourd’hui ; c’est Monsieur Delamarre qui m’a fait cette proposition, et ce banquier va peut être venir ici dans le moment, même tout seul. Tu le verras. On prétend qu’il a de quarante à cinquante mille livres de rente ; il n’y a pas à hésiter.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Sans doute, d’abord que cela est sûr.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oh, très sûr. Un de ses correspondants l’a assuré à Monsieur Delamarre.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

J’entends quelqu’un ; c’est peut-être lui.

SCÈNE III. Monsieur de Saint-Hygin, Mademoiselle de Saint-Hygin, Monsieur Octavini, Un Laquais. §

LE LAQUAIS, annonçant.

Monsieur Octavini.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN, allant à lui.

C’est lui-même. Monsieur, donnez-vous la peine d’entrer.

MONSIEUR OCTAVINI, avec une voix claire.

Monsieur, est Monsieur de Saint-Hygin ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, Monsieur, et voilà ma fille, qui sera charmée de faire connaissance avec vous.

Elle fait la révérence.

MONSIEUR OCTAVINI.

Mademoiselle, je suis votre serviteur. Je suis pas encore bien au fait de la langage de ste pays, mais j’ai purtant entendou dire beaucup de Mademoiselle pour son gût pour notre mousique.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Oui, Monsieur, j’aime beaucoup la musique italienne.

MONSIEUR OCTAVINI.

Je suis bien fâché de n’avoir pas encore été plous longtemps ici.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Ah, cela se réparera ; on dit que vous avez envie d’y rester toujours.

MONSIEUR OCTAVINI.

Oh, tujurs ; je sais pas encore bien autrement.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN à Monsieur de Saint-Hygin.

Papa, il a une drôle de voix, ce Monsieur-là.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Paix donc.

Haut.

Monsieur, suivant ce qu’on m’a dit, il serait aisé de vous y fixer, et il n’y a personne qui ne voulût s’allier avec un homme aussi honnête que vous ; ma fille a du bien, elle en aura encore davantage, et l’on doit vous avoir dit que je serais charmé pour ma part, que tout cela pût vous convenir.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur, après la concert, vous direz si je chante bien, et puis, s’il vous plaît, l’argent il me fait point, je suis content tujurs de vivre à Paris, par tut ce que j’y ai vous.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Le concert n’est pas une chose qui doive nous retarder, je m’en vais envoyer chercher mon notaire qui vous montrera l’état des biens de ma fille.

MONSIEUR OCTAVINI.

Je n’ai pas besoin de voir.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Pardonnez-moi, quand on se marie, il faut bien que toutes ces formalités-là se fassent. Est-ce que ce n’est pas l’usage dans votre pays ?

MONSIEUR OCTAVINI.

Pardonne-moi ; mais je n’ai point été à des mariages. Mademoiselle il se marie donc ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, si vous voulez.

MONSIEUR OCTAVINI.

Je ne puis pas empêcher.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN, à Mademoiselle de Saint-Hygin.

Il ne sait pas ce qu’on lui dit.

Haut.

Monsieur, je vais vous parler tout naturellement on m’a dit que vous vouliez vous marier.

MONSIEUR OCTAVINI.

Moi ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, Monsieur, et comme vous ne savez pas beaucoup notre langue, je ne veux pas prendre de détours pour vous dire que si vous voulez épouser ma fille, c’est une affaire faite.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur, je vois bien que c’est un badinage ; c’est pourquoi je dis rien à cela.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Non, je ne badine point ; sur ce qu’on nous a dit de vous, nous en serons charmés.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur, je suis veuou pur la concert.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Hé bien, vous entendrez le concert. Est-ce que ma fille ne vous plaît pas ?

MONSIEUR OCTAVINI.

Je dis point qu’il n’est pas jolie ; mais pour la mariage c’est autrement ; vous savez bien que je ne puis pas.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Pourquoi, dans votre état il faut se marier en demeurant à Paris, lorsqu’on y veut tenir une bonne maison.

MONSIEUR OCTAVINI.

Oui, mais Monsieur, je curs peut-être encore dans d’autres pays.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

C’est une défaite ; si vous avez des engagements ici avec d’autres, c’est différent.

MONSIEUR OCTAVINI.

Non, je suis point engagé.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Si vous n’êtes point engagé, pourquoi ne voulez-vous pas de ma fille ? Vous n’entendez pas bien, je crois, ce que j’ai l’honneur de vous dire.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur, je parle tut de bon. Je suis point pur la mariage.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

On vous a peut-être dit du mal des femmes de France.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur, pour les femmes, je suis fort charmé de voir en ste pays, mais je puis pas dire.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Monsieur, quand vous connaîtrez ma fille, je me flatte que vous penserez différemment, et je ne vois pas pourquoi nous ne finirions pas cette affaire tout de suite.

MADEMOISELLE DE SAINT-HYGIN.

Mais Papa, c’est aussi trop presser Monsieur.

MONSIEUR OCTAVINI.

Oui, Mademoiselle, il dit bien, et la concert il vaut mieux pur moi.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Mais dites-moi, je vous prie, une raison.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur...

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Monsieur Delamarre...

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur Delamarre, il m’a dit de venir ici chanter aujurd’hui, c’est le vérité.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Il va venir, ainsi il vous expliquera mieux tout cela que moi.

MONSIEUR OCTAVINI.

Je entend fort bien ; c’est pur cela que je dis comme il est vrai, certainement.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Je n’y comprends rien.

SCÈNE IV. Monsieur de Saint-Hygin, Mademoiselle de Saint-Hygin, Monsieur Octavini, Monsieur Delammare, Un Laquais. §

LE LAQUAIS, annonçant.

Monsieur Delamarre.

MONSIEUR DELAMARRE.

Ma foi, mon ami, je suis bien fâché, mais on m’a dit que notre homme en question était allé à Saint-Cloud se promener, et qu’il ne rentrerait que ce soir fort tard.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Bon, le voilà.

MONSIEUR DELAMARRE.

C’est Monsieur Octavini.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, il dit qu’il ne peut pas se marier qu’il a des raisons qu’il ne peut pas me dire.

MONSIEUR DELAMARRE, souriant.

Quoi ! Vous croyez que c’était...

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Comment, allez-vous aussi être comme lui, et tout le monde se moque-t-il de moi aujourd’hui ?

MONSIEUR DELAMARRE.

Non ; mais écoutez-moi.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Il a beau dire, je n’entends rien à tout cela, et vous m’avez fait faire des démarches fort désagréables pour un honnête-homme ; enfin on n’aime pas à être refusé, et cela n’est pas convenable.

MONSIEUR DELAMARRE.

Mais il ne peut pas faire autrement.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Pourquoi donc m’avez-vous dit...

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur Delamarre, Monsieur, il se fâche contre moi ; je sais pas purquoi.

MONSIEUR DELAMARRE.

C’est qu’il vous prenait pour un autre. Monsieur Octavini est un célèbre chanteur Italien, que j’ai promis à Mademoiselle de Saint-Hygin de lui faire entendre ; mais que je ne voulais pas lui donner pour mari.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur, vous voyez bien à ste moment.

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Oui, oui, Monsieur. Allons, allons au concert.

À Monsieur Delamarre.

Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit aussi ?

MONSIEUR DELAMARRE.

Je ne savais pas ce qui arriverait.

MONSIEUR OCTAVINI.

Monsieur, il n’est plous fâché avec moi ?

MONSIEUR DE SAINT-HYGIN.

Non, non, Monsieur ; et vous avez grande raison, allons, passez, passez.

Ils vont tous au Concert.