SCÈNE PREMIÈRE. Maxime, Aspar. §
ASPAR.
Que dites-vous Seigneur ? Que prétendez-vous faire ?
Qui vous rend en ce jour à vous-même contraire.
Jusqu’à désapprouver l’honneur d’un si beau choix.
320 Et refuser l’Empire offert à vos exploits ?
MAXIME.
Hé ! qu’a donc ce refus qui doive te surprendre ?
Instruit de mes destins n’as-tu pas dû l’attendre ?
L’éclat du trône, Ami, pourrait-il me tenter,
Quand par un nouveau crime il le faut acheter ?
325 Qui ! Moi ! Souillé du sang qu’a versé ma furie
Du trône et de l’autel profanateur impie ;
J’ajouterais encor la fourbe à la fureur ?
Je porterais mes voeux au lit de l’Empereur,
Et je présenterais à sa veuve éplorée
330 Cette main qu’un forfait a trop déshonorée,
Cette main dont César a reçu le trépas ?
Non, mon, coeur n’est point né pour des forfaits si bas
C’est déjà trop, Ami, que Rome qui me loue
Me rende des honneurs que mon coeur désavoue ;
335 C’est trop, qu’autorisant un récit imposteur,
Meurtrier de César, j’en sois cru le vengeur :
Du moins, que d’un triomphe injuste, illégitime,
L’innocente beauté ne soit point la victime :
Abuser une amante et surprendre sa foi,
340 C’est le crime d’un lâche ; il n’est pas fait pour moi.
ASPAR.
Ces sentiments, Seigneur, sont d’un coeur magnanime ;
Mais le vôtre, sans doute, exagère son crime :
On n’est point si coupable en vengeant son honneur :
Ce motif vous excuse ; et l’affront d’une soeur,
345 Dans ses droits les plus chers indignement blessée,
Justifiait assez votre gloire offensée.
Quoi ! César se portant au plus honteux excès
Aurait de l’innocence insulté les attraits ;
Et votre âme insensible à ce cruel outrage.....
MAXIME.
350 Vas, que sert d’affecter ce superbe langage ?
À Valentinien quand j’ai ravi le jour,
Mon outrage a servi de prétexte à l’amour ;
Le bonheur d’un rival fut sa première offense :
Le plaisir seul, Ami, que m’a fait la vengeance,
355 Manifestait en moi ce sentiment profond ;
On sent moins de plaisir à venger un affront....
Le crime consommé, j’eus horreur de moi-même :
Tu vis ma honte, Aspar, tu vis trouble extrême ;
Et ton zèle éclairé, prompt à me secourir,
360 Sut cacher un forfait près de se découvrir :
Trop heureux, si tes soins plus utiles encore
M’eussent fait oublier ce forfait que j’abhorre !
Mais non ; de mon état je sens toute l’horreur :
Mon juge et mes bourreaux sont au fond de mon coeur ;
365 Leur fureur renaissante et jamais assouvie
Marque par des tourments tous les jours de ma vie....
Tu sais pour me punir, tu sais ce que j’ai fait,
J’ai fui ces lieux chéris où l’amour m’appelait :
Renonçant aux honneurs que donne la victoire,
370 J’ai tout abandonné, jusqu’au soin de ma gloire ;
Et de mes sentiments condamnant les transports,
J’ai couru m’enfermer seul.... avec mes remords.
Les malheurs d’Eudoxie ont percé ma retraite :
J’ai su que sa tendresse, alarmée, inquiète,
375 Pleurait le sort d’un fils dans les fers opprimé.
Mon courage, à ces mots, s’est senti ranimé :
Insensible à mon sort, je n’ai vu que ses peines :
Pour arracher son fils à de honteuses chaînes
J’ai couru, j’ai volé ; l’amour seul m’a conduit....
380 Mais admire avec moi le sort qui me poursuit ;
Son fatal ascendant me pousse dans l’abîme,
Je combattais, Ami, pour réparer mon crime,
Ma victoire m’expose à des crimes nouveaux :
L’État assigne un prix à mes faibles travaux,
385 Et j’obtiens à la fois Eudoxie et l’Empire.
ASPAR.
Ce choix est fait, Seigneur, vous devez y souscrire :
Entrez dans les chemins qui pour vous sont ouverts ;
Soutenez cet Empire et vengez l’Univers,
Le remords vous retient ; mais gardez de le croire,
390 S’il écarte du trône un coeur né pour la gloire :
Cette honte du crime alors ne serait plus
Qu’un sentiment stérile et funeste aux vertus :
Vous vous devez aux voeux d’un peuple qui vous aime,
Aux besoins de l’Empire, à la terre, à vous-même :
395 Régnez, et que l’État par vos mains défendu,
Retrouve en vous, Seigneur, plus qu’il n’avait perdu,
MAXIME.
Qu’à tes conseils, Ami, sans peine je me livre !
Que mon coeur prévenu se plairait à les suivre !
Mais Eudoxie !
ASPAR.
Mais Eudoxie ! Hé quoi ! ne l’aimeriez-vous plus ?
MAXIME.
400 Ah ! Tu vois la douleur de mes sens éperdus :
L’amour seul a causé les tourments de mon âme,
Ma résistance encore et l’irrite et l’enflamme,
Je sens à chaque instant accroître son ardeur....
L’amour et les remords, en moi tout est fureur....
405 Ah ! si je n’en croyais que l’ardeur qui m’inspire
J’irais.... Eh ! malheureux ! que pourrais tu lui dire ?
Que ton bras est souillé d’un parricide affreux ?
Ô pensée accablante ! ô souvenir honteux,
Qui seul fait mon malheur, m’arrache à ce que j’aime !....
410 Ami, pour me punir de ma fureur extrême,
S’il ne fallait que voir passer en d’autres mains
Cet éclat envié du rang des Souverains,
Mon âme à cet effort justement résignée,
Du trône sans regret se verrait éloignée :
415 Mais perdre ce qu’on aime, et se voir séparé
Du seul bien sur la terre, où l’on ait aspiré,
D’un bien qui nous couta tant de soins et d’alarmes,
Et qui seul, à la vie, eût fait trouver des charmes,
Le perdre quand le Ciel daigne nous l’accorder :
420 Au moment d’en jouir et de le posséder
Le perdre, et se contraindre à prononcer soi-même
L’arrêt qui nous condamne à ce malheur suprême :
Vas, crois-moi, cher Aspar, cet effort peu connu
Est le plus grand où puisse atteindre la vertu....
425 Il faut bien se résoudre à cet effort terrible.
ASPAR.
Vous y résoudre, ô Ciel ! Le croyez-vous possible ?
MAXIME.
Tout l’est, Ami ; je sais que ce cruel effort
À mes sens déchirés peut apporter la mort ;
Mais mon honneur encor m’est plus cher que ma vie,
ASPAR.
430 Ainsi l’État en vain couronnait Eudoxie,
Vous détournez le cours de ses justes bienfaits,
Et vous la punissez de vos propres forfaits.
MAXIME.
Que dis tu, cher Aspar ? Je me punis plus qu’elle....
Pour remplir mon dessein j’ai besoin de ton zélé,
435 Il faut que ton adresse invente des raisons
Qui puissent d’un refus lui cacher les affronts.
Dis lui que je sais trop quelle douleur la presse,
Pour vouloir en des jours de deuil et de tristesse
Allier de l’hymen la pompe et les festins
440 Aux sentiments d’un coeur noyé dans les chagrins.
Dis-lui que de son fils je prends en main la cause ;
Qu’à défendre ses jours mon-bras qui se dispose,
Jusqu’au dernier moment lui servira d’appui ;
Que je ne cesserai de combattre pour lui,
445 Qu’après avoir forcé ses vainqueurs à se rendre.
Dis, qu’à son rang, Ami, je ne veux point prétendre ;
Qu’à le lui rendre un jour je borne mes souhaits ;
Dis lui.... que je l’adore.... et la fuis pour jamais.
MAXIME.
Eh-quoi !... Vas, dis-je, et. crains que ma bouche infidèle
450 Pour des ordres nouveaux ici ne ce rappelle.
SCÈNE III. Maxime, Eudoxie. §
EUDOXIE, avec transport.
Enfin, je vous revois, et libre de contrainte,
Des divers sentiments dont mon âme est atteinte,
Je puis devant vos yeux faire éclater l’ardeur,
480 Maxime ! De l’État généreux défenseur :
Je sais ce que je dois à ce noble courage
Qui du sort des combats a fixé l’avantage :
Je sais quel intérêt arma votre vertu,
Pour mon fils malheureux vous avez combattu :
485 Rome qui s’applaudit d’une gloire nouvelle,
La doit à vos succès ; et.... je vous dois plus qu’elle
Vous connaissez assez mes sentiments secrets
Pour juger à quel point je chéris vos bienfaits.
Ah Maxime ! quel jour ! quels moments pleins de gloire.
490 Deviez-vous le penser, aurais-je pu le croire,
Lorsque privé de vous et perdant tout espoir,
Mon coeur, en soupirant, s’immolait au devoir,
Que ce jour ranimant et ma flamme et la vôtre,
Nous ferait un devoir d’être unis l’un à l’autre !
495 Les Décrets du Sénat n’ont point réglé mon choix ;
Non, mon âme obéit à de plus douces lois ;
Je cède à ce penchant que l’estime a fait naître,
Le premier que mon âme ait appris à connaître,
Qui, combattu longtemps, a fait notre malheur,
500 Que le Ciel voit enfin avec moins de rigueur,
Qu’il daigne couronner par des noeuds pleins de charmes,
Maxime ! vous qui seul pouviez tarir ; mes larmes,
Ce coeur tendre et fidèle à vous seul réservé
Après tant de tourments est assez éprouvé.
MAXIME, bas.
505 Où suis je juste Ciel ! que mon âme est émue !....
Je souhaite et je crains de rencontrer sa vue....
Haut.
Eudoxie... Ah ! Grand Dieu ! Je ne puis lui parler.
EUDOXIE.
De vos yeux attendris je vois des pleurs couler,
Étonnés, interdits et tremblants l’un et l’autre...
510 Maxime, je ressens un trouble égal au vôtre....
Mais dissipons enfin et la crainte et les pleurs,
Ce jour va réparer des siècles de douleurs,
Le noeud qu’avait brisé la rigueur paternelle,
Se rejoint pour former une chaîne éternelle.
515 L’État vient de commettre à vos soins généreux,
Du plus illustre sang le reste malheureux :
Le Sénat, de mon fils, vous a nommé le père ;
Faites, le sort du fils ainsi que de la mère :
Tous deux vous sont soumis, et de vous aujourd’hui
520 L’une attend son bonheur, et l’autre son appui.
MAXIME, bas.
Ah ! c’en est trop enfin, ma résistance est vaine
Haut.
Ô de mes sentiments unique Souveraine !
Toi, par qui j’ai connu l’amour et ses fureurs !
Est-il vrai que le Ciel t’ait rendue à mes pleurs ?
525 Est-il vrai qu’aujourd’hui sa clémence rassemble
Deux coeurs qu’il avait faits pour être unis ensemble ?
Suis-je enfin ton époux ! Ah ! Maxime, crois-moi,
Ne sera point indigne et du trône et de toi :
Je ne trahirai point un espoir qui te flatte,
530 Je veux par ton bonheur que ma justice éclate ;
Et dans le rang suprême où je viens de monter
Ma gloire la plus belle est de te mériter.
Ton fils... si tu savais combien il m’intéresse !
Tombe sur moi du Ciel la fureur vengeresse !....
EUDOXIE.
535 Que fais-tu ? Près de moi te faut-il des serments ?
L’amour et la vertu ce sont-là tes garants :
Ces titres seuls ont pu t’obtenir ma tendresse,
Mon coeur les en croit plus qu’une vaine promesse.
MAXIME.
Oui, tu dois les en croire... Allons, que dans ce jour
540 Tout annonce ma gloire ainsi que mon amour !
Qu’à l’Univers entier mon bonheur se déclare !
Gardes ! Allez, courez, volez, et qu’on prépare
La pompe de l’hymen aujourd’hui projeté,
Qui va mettre le sceptre aux mains de la beauté...
545 L’excès de mon bonheur me transporte et m’enivre,
Et c’est de ce moment que je commence à vivre.
SCÈNE IV. Maxime, Eudoxie, Flavius. §
FLAVUS.
Madame, un envoyé de ce Roi conquérant,
Dont le nom seul encor alarme l’Occident,
Arrive ici chargé des ordres de son Maître ;
550 Au Sénat assemblé nous l’avons fait paraître,
Désormais moins terrible en ses vastes projets,
Ce Roi parle d’hymen, et propose la paix,
Il s’éloigne.
MAXIME.
Quoi ! ce monstre cruel parle ici d’hyménée ;
Quelle est donc la victime aux affronts destinée,
555 Qui se verrait unie à ce tigre inhumain !
EUDOXIE.
C’est à moi qu’un brigand fait proposer sa main.
MAXIME.
Vous ! grand Dieu.
EUDOXIE.
Vous ! grand Dieu. Cet affront ne m’a point étonnée,
C’est l’effet du malheur qui suit ma destinée ;
Le Ciel ainsi sur moi déployait sa rigueur,
560 Et la honte est toujours attachée au malheur.
J’ai rejeté la main d’un tyran sanguinaire,
Quelques dons qu’a mon fils sa faveur voulût faire ;
Et, pour fuir son hymen aussi bien que ses dons,
Je trouvais, dans mon coeur, d’assez fortes raisons,
565 Je tremble toutefois qu’un refus nécessaire
N’offense son orgueil, n’irrite sa colère,
Ne fasse sur mon fils retomber sa fureur.
MAXIME.
Non, non, sur ses destins rassurez votre coeur.
L’amour veille au salut d’une tête si chère,
570 L’amour, de ce trésor est le Dieu tutélaire :
Venez, par notre hymen confirmant mon espoir ;
Me donner sur ses jours un plus juste pouvoir :
Venez, mes soins pour lui, mon amitié sincère
Égaleront l’amour que je sens pour sa mère.