SCÈNE PREMIÈRE. Belton, Mylford. §
MYLFORD
1
À Charlestown, enfin, vous voilà revenu :
L’ami que je pleurais à mes voeux s’est rendu.
Je vous vois; vous calmez ma juste impatience.
Mais de ce morne accueil que faut-il que je pense ?
5 J’arrive au moment même. En entrant dans le port,
J’apprends votre retour, j’accours avec transport ;
Je m’attends au bonheur de répandre ma joie
Dans le sein d’un ami que le ciel me renvoie :
Je vous trouve abattu, pénétré de douleur.
10 Daignez me rassurer, ouvrez-moi votre coeur.
Tout semble vous promettre un destin plus tranquille.
De ces lieux à Boston le trajet est facile ;
D’un père, avant trois jours, vous comblerez les voeux...
BELTON
Ah ! J’ai fait mon malheur ! Comment puis-je être heureux ?
15 La jeunesse d’un fils est le vrai bien d’un père.
Je regrette mes jours perdus dans la misère,
Ces jours si prodigués, dont le plus sage emploi
Pouvait me rendre utile à ma famille, à moi.
Dès longtemps, cher Mylford, une fougueuse ivresse,
20 L’ardeur de voyager domina ma jeunesse.
J’abandonnai mon père, et le ciel m’en punit.
Dans un orage affreux notre vaisseau périt?
Je fus porté mourant vers une île sauvage :
Un vieillard et sa gille accourent au rivage.
25 J’allais périr, hélas ! Sans eux, sans leur secours ;
Quels soins, quels tendres soins ils prirent de mes jours ?
Leur chasse me nourrit ; leur force, leur adresse,
Pourvut à mes besoins et soutint ma faiblesse.
Voilà donc les mortels parmi nous avilis ?
30 J’avais passé quatre ans dans ce triste pays,
Quand ce vieillard mourut. L’ennui, l’inquiétude,
Mon père, mon état, ma longue solitude,
Cet espoir si flatteur d’être utile à mon tour
À celle dont les soins m’avaient sauvé le jour,
35 Tout me rendit alors ma retraite importune :
J’engageai ma compagne à tenter le fortune.
Vous savez tout. Après mille périls divers,
Nous fûmes à la fin rencontrés sur les mers,
Par un de vos vaisseaux qui nous sauva la vie.
40 Mais quels chagrins encore il faudra que j’essuie !
I faudra retourner vers un père indigné
Contre un fils criminel et plus infortune.
Soutiendrai-je ses yeux en cet état funeste !
Irai-je de sa vie empoisonner le reste ?
45 Prodigue de ses biens et même de ses jours,
Puis-je encore justement prétendre à tes secours ?
MYLFORD
L’amour et l’amitié vont d’une ardeur commune
D’un amant, d’un ami respecter la fortune.
MYLFORD
L’amour ?... Oubliez-vous qu’Arabelle autrefois
50 Fut promise à vos voeux ? Eh ! Vous l’aimiez, je crois.
BELTON
Personne sans l’aimer ne peut voir Arebelle :
Mais quand Mowbrai formait cette union si belle,
Quand cet aimable objet à mes voeux fut promis,
De l’amour, je le sens, il n’était pas le prix.
55 Votre oncle affermissait une amitié sincère
Qui joignait ses destins aux destins de mon père ;
Mais croyez-vous encore qu’il voulût aujourd’hui,
Après cinq ans passés...
MYLFORD
Après cinq ans passés... Quoi ! Vous doutez de lui ?
Vous ignorez pour vous jusqu’où va sa tendresse ?
60 Vos malheurs vont hâter l’effet de sa promesse.
Les charmes d’Arabelle augmentent chaque jour :
Je lirai dans son coeur, il sera sans détour.
Pour vous, voyez mon oncle ; il est d’un caractère
Excellent, sans façon, d’une vertu sévère.
65 La secte dont il tranche les compliments ;
2
Les Quakers, comme on sait, ne sont pas fort galants.
BELTON
Eh ? Depuis si longtemps vous croyez qu’Arabelle...
MYLFORD
Répondez-moi de vous, je réponds presque d’elle.
BELTON
Revenez au plutôt : un coeur comme le mien
70 Doit, vous n’en doutez pas, goûter votre entretien.
Votre oncle m’est fort cher : je l’aime ; mais son âge
M’impose du respect, et m’interdit l’usage
De ses épanchements à l’amitié si doux ;
Mon coeur en a besoin, et les garde pour vous.
SCÈNE III. Mowbrai, Belton. §
MOWBRAI
Laisse-là tes saluts, mon cher, couvre ta tête.
Pour être un peu plus franc, sois un peu moins honnête.
Je te l’ai déjà dit, et le dit de nouveau :
100 Aime-moi, tu le dois ; mais laisse ton chapeau.
Mon ami, tes erreurs et ta folle jeunesse
De ton malheureux père ont hâté la vieillesse.
Ce père fut pour moi le meilleur des amis.
Je te retrouve, Je lui rendrai son fils.
BELTON
105 Mais, monsieur...
MOWBRAI
Mais, monsieur... Heum, Monsieur ! C’est Mowbrai qu’on me nomme.
MOWBRAI
Pensez-vous... Penses-tu... Je ne suis qu’un seul homme
Et non deux ; souviens-t-en, et parle au singulier.
BELTON
Tu le veux : eh bien ! Soit. Je vais vous... tutoyer.
Mon père est indulgent ; mais ma trop longue absence
110 A peut-être depuis lassé sa patience ;
Après tous les chagrins que j’ai pu lui donner,
Le penses-tu ? Peut-il encore me pardonner ?
MOWBRAI
Tu ne sais pas ce que c’est que l’âme paternelle.
Dès qu’un enfant revient se ranger sous notre aile,
115 On n’examine plus s’il est coupable ou non ;
Et l’aveu de l’erreur est l’instant du pardon.
Mais après ce qu’ici je consens à te dire,
Si désormais encor un imprudent délire
T’égarait, t’éloignait des routes du devoir,
120 Si d’un pareil aveu tu t’osais prévaloir,
Je te mépriserai sans retour ; mais je pense
Qu’après cinq ans entiers d’erreurs et d’imprudence,
Le fils infortuné d’un ami généreux,
Puisqu’il s’adresse à moi, veut être vertueux :
125 Et pour me mettre en droit d’adoucir ta misère
Ici Belton frémit.
Ta misère... Oui. Voyez un peu la belle affaire...
Regardez comme il est confus, humilié,
Pour ce mot de misère ! Ô ciel ! Quelle pitié !
De ton père envers moi l’amitié peu commune
130 Dernièrement encor a sauvé ma fortune.
Je perdis deux vaisseaux, presque au port, sous mes yeux ;
On me crut sans ressource : un créancier fougueux,
Afin de rassurer sa timide avarice,
Veux que je fixe un terme, et que j’aille en justice,
135 Par un serment coupable autant que solennel,
Déshonorer le nom de l’Éternel.
À l’Être tout puissant faire une telle injure !
J’allais m’exécuter, la faillite est sûre,
Quand je reçus soudain ce billet. Lis.
BELTON, prend le billet et lit.
140 « Monsieur... »
MOWBRAI
« Monsieur... » Ah ! Sans doute.
BELTON, continue.
« Monsieur... » Ah ! Sans doute. « Je viens d’apprendre le malheur
Qui vous met hors d’état de pouvoir faire face
À quelque arrangement. Je vous demande en grâce
D’accepter de ma part cinquante mille écus,
Que j’ai fort à propos nouvellement reçus.
145 Ignorez, s’il vous plaît, l’auteur de ce service.
Si la fortune un jour vous redevient propice,
Je les réclamerai. Conservez ce billet :
Il est votre quittance, et je suis satisfait. »
MOWBRAI
Ton père de ce trait me parut seul capable.
150 C’est en effet à lui que j’en suis redevable...
Ne te voilà-t-il pas interdit, confondu !
Mon fils, ne sois jamais surpris de la vertu.
Te voilà maintenant en état de comprendre
Quel intérêt sensible à tous deux je dois prendre :
155 Mais n’attends pas de moi des protestations,
Des élans d’amitié, des exclamations,
Je suis tout uni, moi : sois donc ma famille ;
Dès ce jour mon neveu te présente ma fille.
BELTON
Votre... Ta fille !....
MOWBRAI
Votre... Ta fille !.... Eh ! Oui. Tu sembles t’étonner ?
160 À ton aise, s’entend, ne vas pas te gêner.
BELTON
Dès longtemps, en faveur d’une amitié fidèle,
Ta bouche à mon amour promettait Arabelle.
J’aspirais à ces noeuds ; et cet espoir flatteur,
Précieux à mon père, était cher à mon coeur.
165 Mais je me rends justice, et j’ai trop lieu de craindre
Que mes longues erreurs n’aient dû peut-être éteindre
Cet espoir dont jadis mon coeur s’était flatté.
Je sens que cet hymen, entre nous concerté,
Serait le seul moyen de me rendre à mon père,
170 Et de m’offrir à lui digne de lui plaire.
MOWBRAI
Va, mon coeur est encor ce qu’il fut autrefois ;
Je chéris ton malheur, il ajoute à tes droits.
Oui, tant de maux soufferts, fruits de ton imprudence,
Doivent t’avoir donné vingt ans d’expérience.
175 Belton, il faut du sort mettre à profit les coups ;
Oublier ses malheurs, c’est le plus grand de tous.
Adieu... Bon ! Glisse donc le pied ! La révérence !
À part.
Il me fait enrager avec son élégance.
Depuis trois jours entiers que nous l’avons ici,
180 Il ne se forme pas, il est toujours poli.
Haut.
La franchise, mon cher, voilà ta politesse :
Les bois t’en auraient dû donner de cette espèce.
Il veut sortir, et revint sur ses pas.
À propos, j’oubliais... Quelle est donc cette enfant
Que toute ma famille entoure en l’admirant ?
185 En habit de sauvage, en longue chevelure,
Je viens de l’entrevoir... L’aimable créature !
BELTON
C’est elle dont les soins et les heureux travaux
Ont protégé mes jours, m’ont conduit sur les eaux ;
Elle était avec moi, lorsque ton capitaine,
190 Nous voyant lutter seuls contre une mort certaine,
Cingla soudain vers nous, et nous prit à son bord.
MOWBRAI
Ah ! Ce que tu m’en dis m’intéresse à son sort.
Elle a des droits sacrés sur ta reconnaissance ;
Mais je te laisse. Adieu : la voici qui s’avance.
Il sort.
BELTON, seul.
195 Hélas ! Puis-je à mon coeur dissimuler jamais
Qu’il n’est qu’un seul moyen de payer ses bienfaits ?
SCÈNE IV. Betti, Belton. §
BETTI
Ah ! Jet e trouve enfin. L’on m’assiège sans cesse.
D’où vient qu’autour de moi tout le monde s’empresse ?
Ou me fait à la fois cinq ou six question ;
200 J’écoute de mon mieux, à toutes je réponds ;
On rit avec excès. Que faut-il que je croie,
Belton ? Le rire ici marque toujours le joie...
BELTON
Tu leur a fait plaisir...
BETTI
Tu leur a fait plaisir... Oh bien ! Si c’est ainsi,
Tant mieux. Mais, toi, d’où vient que tu ne ris pas aussi ?
205 On te croirait fâché.
BELTON
On te croirait fâché. J’ai bien raison de l’être.
BETTI
Quelle raison ? Dis-moi, ne puis-je la connaître ?
Tu parais inquiet...
BELTON
Tu parais inquiet... Je le suis.... Non pour moi.
BETTI
Pour qui donc, mon ami ?
BELTON
Pour qui donc, mon ami ? Le dirai-je ? Pour toi !
Je crains que dans ces lieux ton sort ne soit à plaindre.
BETTI
210 Tu m’aimes, il suffit ; que puis-je avoir à craindre ?
BELTON
Non, il ne suffit pas. Il faut, pour être heureux,
Quelque chose de plus...
BETTI
Quelque chose de plus... Que faut-il en ces lieux ?
BETTI
La richesse. À parler tu m’instruisis sans cesse ;
Mais tu ne m’as pas dit ce qu’était la richesse.
BELTON
215 Eh ! Peut-on se passer ?...
BETTI
Eh ! Peut-on se passer ?... Tu parles de l’amour...
On ne s’aime donc pas dans ce triste séjour ?
BELTON
On s’aime ; mais souvent l’amour laisse connaître
Des besoins plus pressants.
BETTI
Des besoins plus pressants. Et que peuvent-ils être ?
BELTON
L’amour sans d’autres biens...
BETTI
L’amour sans d’autres biens... L’amour sans la gaieté
220 Ne peut guère suffire à la félicité ;
Mais dans votre pays, ainsi que dans le nôtre,
Ne peut-on à la fois conserver l’un et l’autre ?
BELTON
Il faut, pour bien jouir de l’un et l’autre don,
Être riche.
BETTI
Être riche. Eh ! Dis moi, suis-je riche, Belton ?
BELTON
225 Toi ? Non ; tu n’as pas d’or.
BETTI
Toi ? Non ; tu n’as pas d’or. Quoi ! Ce métal stérile
Que j’ai vu...
BELTON
Que j’ai vu... Justement.
BETTI
Que j’ai vu... Justement. Il te fut inutile ;
Tu ne t’en servis pas pendant plus de quatre ans.
Mais dans ce pays-ci tu connais bien des gens ;
Ils t’en donneront tous, s’il t’est si nécessaire ;
230 Ils ne voudront jamais laisser souffrir leur frère.
BELTON
Écoute-moi, Betti, tu n’es plus dans les bois.
Les hommes en ces lieux sont soumis à des lois ;
Le besoin les rapproche et les unit ensemble :
Ces mortels opposés, que l’intérêt rassemble,
235 Voudraient ne voir admis dans la société
Que ceux dont les travaux en ont bien mérité.
BETTI
Mais... Cela me paraît tout à fait raisonnable.
BELTON, à part.
Chaque instant à mes yeux la rend plus estimable.
Haut.
Betti... La pauvreté m’inspire un juste effroi.
BETTI
240 La pauvreté ! Mais, c’est manquer de tout, je crois ?
BETTI
Oui. J’en sauvai toujours et toi-même et mon père...
Quoi ! Nous pourrions ici manquer du nécessaire ?
BELTON
Non ; mais il ne faut pas y borner tous nos soins.
Nous sommes assiégés de différents besoins ;
245 Ils naissent chaque jour, chaque instant les ramène ;
Et lorsque par hasard la fortune inhumaine
Ne nous a pas donné...
BETTI
Ne nous a pas donné... Je ne te comprends pas...
Manquer d’un vêtement, d’un abri, d’un repas,
Voilà la pauvreté ; je n’en connais pas d’autre.
BELTON
250 Voilà la tienne : hélas ! Connais quelle est la nôtre.
BETTI
Une autre pauvreté ! Vous en avez donc deux ?
On doit dans ce pays être bien malheureux !
BELTON
C’est peu de contenter les besoins de la vie...
Une prévention, parmi nous établie,
255 Fait ici, par malheur, une nécessité
Des choses d’agrément et de commodité,
Dont les yeux étonnés ont admiré l’usage ;
Et d’éternels besoins un funeste assemblage...
BETTI
Oh ! Cette pauvreté... C’est votre faute aussi.
260 Pourquoi donc inventer encore celle-ci ?
Chez nous, grâce à nos soins, la terre inépuisable
Était de tous nos biens la source intarissable.
Belton, comment ont fait, et comment font encor
Tous ceux qui, parmi vous, possède le plus d’or ?
BELTON
265 L’un le tient du hasard, et tel autre d’un père ;
Du crime trop couvert il devient le salaire ;
Mais la vertu parfois a produit...
BETTI
Mais la vertu parfois a produit... Que dis-tu ?
Avec de l’or vous payez la vertu ?
BELTON
Contre le besoin d’or l’infaillible remède...
BELTON
Eh bien ! C’est de servir quiconque la possède ;
De lui vendre son coeur, de ramper sous ses lois.
BETTI
Ô ciel ! J’aime bien mieux retourner dans nos bois.
Quoi ! Quiconque a de l’or oblige un autre à faire
Ce qu’il juge à propos, tout ce peut lui plaire ?
BETTI
Souvent. En laissez-vous aux malhonnêtes gens ?
BELTON
Plus qu’à d’autres.
BETTI
Plus qu’à d’autres. De l’or dans les mains des méchants !
Mais vous n’y pensez point, et cela n’est pas sage :
N’en pourraient-ils pas faire un dangereux usage ?
Vous devez trembler tous, si l’or peut tout oser.
280 De vous et de vos jours ils peuvent disposer.
La flèche qui, dans l’air, cherchait la nourriture,
Était, entre mes mains, moins terrible et moins sûre !
BELTON
Chacun, suivant son coeur, s’en sert différemment ;
Des vertus ou du vice il devient l’instrument.
285 Avec avidité celui-ci la resserre,
L’enfouit en secret, et le rend à la terre...
BETTI
Ah ! Fuyons ces gens-là. Tu vines de me parler
D’un pays plus heureux où nous pouvons aller,
Ce pays où les gens veulent qu’on soit utile
290 À leur société. Si la terre est fertile,
Ils en auront de trop : nous le demanderons ;
Et comme elle est à tous, soudain nous l’obtiendrons.
BELTON
Ils ne donneront rien ; les champs les plus fertiles
Ne suffisent qu’à peine aux habitants de ville...
BETTI
295 Tant pis, car j’aurais bien travaillé.
BELTON
Tant pis, car j’aurais bien travaillé. Dans ces lieux,
On épargne à ton sexe un travail odieux.
BETTI
C’est que vos femmes sont languissantes, débiles :
J’en ai déjà vu deux tout à fait immobiles ;
Mais pour moi le travail eut toujours des appas ;
300 Dans nos champs, dès l’enfance, il exerça mes bras.
BELTON
Tu ne peux travailler au séjour où nous sommes ;
L’usage le défend.
BETTI
L’usage le défend. Le permet-il aux hommes ?
BELTON
Sans doute, il le permet.
BETTI, avec joie.
Sans doute, il le permet. Belton, embrasse-moi.
BETTI
Quoi donc. Tu me rendras ce que j’ai fait pour toi.
BELTON
305 Ah ! C’est trop prolonger un supplice si rude !
Vois la cause et l’excès de mon inquiétude.
Va, Betti, j’ai déjà regretté ton pays :
Ici, par ces travaux, nous sommes avilis.
Vois à quel sort, hélas ! Nous devons-nous attendre ?
310 Des besoins renaissants l’horreur va nous surprendre ;
Privés d’appuis, de biens, abandonnés de tous,
L’oeil affreux du mépris s’attachera sur nous.
Nous n’oserons encore prendre ces soins utiles
Que l’amour ennoblit, qu’ici l’on croit serviles.
315 Il faudra dévorer, mendier les dédains ;
Rebutés, condamnés à l’affront d’être plaints,
Tout aigrira nos maux, jusqu’à notre tendresse ;
Nous haïrons l’amour, nous craindrons la vieillesse ;
En d’autres malheureux reproduits, chaque jour,
320 Nos mains repousseront le fruit de notre amour.
SCÈNE V. Betti, Belton, Mylford. §
MYLFORD, à Belton.
Ciel ! Je quitte Arabelle, et je vais vous instruire...
BETTI, à Mylford.
Aimes-tu Belton ?
MYLFORD
Aimes-tu Belton ? Oui.
BETTI
Aimes-tu Belton ? Oui. Bon ! Il vient de me dire
Qu’il n’a point d’or...
BELTON, à Mylford.
Qu’il n’a point d’or... Ô ciel ! Oseriez-vous penser !...
MYLFORD
Par un vain désaveu craignez de m’offenser.
325 Vous connaissez mon coeur, mes sentiments, mon zèle.
Je sais l’heureux devoir de l’amitié fidèle :
Tout mon bien est à vous.
BELTON, à Betti.
Tout mon bien est à vous. À quoi me réduis-tu ?
BETTI, à Belton.
Mais il t’offre on or : que ne le reçois-tu ?
À Mylford.
Nous ne prendrons pas tout.
BELTON, à Mylford.
Nous ne prendrons pas tout. Souffrez que je l’instruise.
À Betti.
330 Il se fait tort pou moi, son coeur le lui déguise.
Il m’offre tout son bien, je dois le refuser,
Ou de son amitié ce serait abuser.
Cette offre où quelquefois un ami se résigne,
Quand on l’ose accepter, on en devient indigne.
BETTI
335 Quoi ! L’on rejette ici les dons de l’amitié !
BELTON
Souvent qui les reçoit excite la pitié.
BETTI
Je ne vous entends point. Si chez vous la parole
Ne présente aucun sens, c’est donc un bruit frivole.
Des cris dans nos forêts parlaient plus clairement
340 Que ce langage vain que votre coeur dément.
Quoi ! Tu veux que les dons puissent être une tache;
Que sur qui les reçoit quelque opprobre s’attache,
Que la main d’un ami ?... Non, tu t’es abusé,
J’en suis sûre ; jamais je ne t’ai méprisé.
MYLFORD
345 Belton, vous entendez la voix de la nature.
Elle me venge, ami ; vous m’aviez fait injure.
À Betti.
Je voudrais lui parler ; Betti, retire-toi.
BETTI
Pourquoi donc ? Ne peux-tu parler devant moi ?
Est-il quelque secret que l’on doive me taire ?
À Belt0on qu’elle regarde tendrement.
350 Quand je t’en confiais, éloignais-je mon père ?
Tu le veux ?...
Belton fait signe de la tête.
Tu le veux ?... Allons donc !
Betti en sortant, soupire, et regarde plusieurs fois Belton.
SCÈNE VI. Belton, Mylford. §
MYLFORD
Tu le veux ?... Allons donc ! Enfin tout est conclu.
Je suis sûr qu’Arabelle, et son coeur m’est connu.
Sa réponse pour vous est de plus favorables.
"Ces noeuds, a-t-elle dit, me semblent désirables.
355 Mon coeur, de puis six ans, à Belton fut promis ;
Mes yeux ont vu Belton, et ce coeur est soumis.
Je déplorais sa mort, le ciel nous le renvoie ;
Mon père a commandé, j’obéis avec joie."
Mais de cet air chagrin, que dois-je enfin penser ?
360 L’amitié doit savoir...
BELTON
L’amitié doit savoir... Ah ! C’est trop l’offenser.
Connaissez mon état. La jeune infortunée,
Compagne de mes maux, en ces lieux amenée...
L’homme est fait pour aimer. J’ai possédé son coeur.
Dans un climat barbare elle a fait mon bonheur.
365 Non, je ne puis trahir sa tendresse fidèle :
Elle a tout fait pour moi.
MYLFORD
Elle a tout fait pour moi. Vous ferez tout pour elle.
Il m’est doux de trouver mon ami généreux ;
Mais mon premier désir est de vous voir heureux.
De l’hymen d’Arabelle observez l’avantage ;
370 Observez que déjà vous touchez à cet âge,
Où pour un état sûr votre choix arrêté
Doit vous donner un rang dans la société.
Pour vous, par cet hymen la fortune est fixée ;
Et de tous vos malheurs la trace est effacée.
MYLFORD
375 Je le sens, vos raisons pénètrent mon esprit.
Sans peine, il les admet ; mais mon coeur les détruit.
Qui ? Moi ! Trahir Betti ! La rendre malheureuse !
Je n’en puis soutenir l’image douloureuse.
Hélas ! Si vous saviez tout ce que je lui dois !
380 Mais qui peut le savoir ? C’est elle, je le vois.
Le remords à ses yeux m’agite et me dévore.
SCÈNE VIII. Betti, Belton, Mowbrai. §
MOWBRAI
Moi, j’aime ce vieillard, je reste. Te voilà !
Je te cherchais ; j’apporte une heureuse nouvelle.
J’ai pour toi la promesse et les voeux d’Arabelle.
395 Le contrat est tout prêt.
BELTON
Le contrat est tout prêt. Une telle faveur...
Autant qu’il est en vous... peut faire mon bonheur.
BETTI, à Mowbrai, avec ingénuité.
Bien obligé....
MOWBRAI
Bien obligé.... Betti, tu serviras ma fille ;
Et je te veux toujours garder dans ma famille.
BETTI
Oh ! Pour moi, je ne veux servir que mon ami.
MOWBRAI, à Belton.
400 Combien tu dois l’aimer ! Je me sens attendri.
En formant ces doux noeuds, l’amitié paternelle
Croit assurer aussi le bonheur d’Arabelle ;
Et par l’égalité cet hymen assorti,
À ma fille...
BETTI
À ma fille... Belton, que parle-t-il ici
405 De sa fille ? Et qu’importe ?...
MOWBRAI, à Belton.
De sa fille ? Et qu’importe ?... Eh ! Daigne lui répondre.
BELTON, à part.
Dieux ! Quel affreux moment : Que je me sens confondre !
MOWBRAI
Son amitié mérite un meilleur traitement,
Et du dois avec elle en user autrement.
Et quand elle saurait qu’un prochain hyménée
410 De ma fille à ton sort joindra la destinée.
Elle prend part assez...
BETTI
Elle prend part assez... Bon vieillard, que dis-tu ?
MOWBRAI, à Belton.
Mais d’où vint cet air inquiet, éperdu ?
À Betti.
Dès aujourd’hui ma fille...
BELTON, à part.
Dès aujourd’hui ma fille... Il va lui percer l’âme.
MOWBRAI
Par des noeuds éternels va devenir sa femme.
BETTI
415 Sa femme ! Votre fille !...
À Belton.
Sa femme ! Votre fille !... Est-il bien vrai, cruel !
Aurais-tu formé ce projet criminel ?
Quoi ! Tu pourrais trahir l’amante le plus tendre ?
Ô malheur ! Ô forfait que je ne puis comprendre !
Mais je ne te crains plus ; tu m’as dit mille fois
420 Qu’ici contre le crime on a recours aux lois.
J’ose les implorer ; tu m’y forces, perfide !
Respectable vieillard, sois mon juge et mon guide ;
Que ta voix avec moi implore aujourd’hui.
MOWBRAI
À part.
Qu’allais-je faire ? Ô ciel !... Je serai ton appui.
425 Mais, mon enfant, ces lois que ton amour réclame,
En vain...
BETTI
En vain... Quoi ! Par vos lois il peut trahir sa flamme !
Il pourrait oublier... Dieu ! Quels affreux climats !
Dans quel pays, ô ciel ! As-tu conduit mes pas ?
Arrache-moi des lieux, témoins de mon injure,
430 Qui d’amant chéri font un amant parjure ;
Exécrable séjour, asile du malheur,
Où l’on a des besoins autres que ceux du coeur ;
Où les bienfaits trahis, où l’amour qu’on outrage...
De la fidélité quel est ici le gage ?
435 Quel appui...
MOWBRAI
Quel appui... Des témoins, sûrs garants de l’honneur.
BETTI, vivement.
Ah ! J’en ai...
MOWBRAI
Ah ! J’en ai... Quels sont-ils ?
BETTI
Ah ! J’en ai... Quels sont-ils ? Moi, le ciel et son coeur.
MOWBRAI
Si, par une promesse auguste et solennelle...
BETTI
Il m’a promis cent fois l’amour le plus fidèle.
MOWBRAI
A-t-il par un écrit ?...
BETTI
A-t-il par un écrit ?... Ô ciel ! Qu’ai-je entendu ?
440 Quoi ? Tu peux demander un écrit ! L’oses-tu ?
Un écrit ! Oui, j’en ai... Les horreurs du naufrage,
Mes soins dans un climat que tu nommas sauvage,
Les dangers que pour toi j’ai mille fois courus ;
Voilà mes titres ! Viens, puisqu’ils sont méconnus,
445 Dans le fond des forêts, barbare, viens les lire ;
Partout, à chaque pas, l’amour sut les écrire,
Au sommet des rochers, dans nos antres déserts,
Sur le bord du rivage et sur le sein des mers.
Il me doit tout. C’est peu d’avoir sauvé ta vie,
450 Qu’un tigre ou que la faim t’aurait cent fois ravie ;
Mes travaux, mes périls t’ont sauvé chaque jour.
Entre mon père et lui partageant mon amour...
Mon père !... Ah ! Je l’entends à son heure dernière,
Au moment où nos mains lui fermaient la paupière,
455 Nous dire : "Mes enfants, aimez-vous à jamais" ;
Je t’entends lui répondre : oui, je te le promets.
Se tournant vers le Quaker.
Tu t’attendris...
BELTON, à part.
Tu t’attendris... Ô ciel ! Quel homme impitoyable
Pourrait...
MOWBRAI
Pourrait... De la trahir serais-tu bien capable ?
BETTI, à Belton.
Que ne me laissais-tu dans le fond des forêts ?
460 J’y pourrais sans témoins gémir de tes forfaits.
Dans mon obscur réduit, dans ma grotte profonde,
Savais-je s’il était des malheureux au monde ?
Ah ! Combien je le sens, quand tu ne m’aimes plus !
Eh bien ! Puisqu’à jamais nos liens sont rompus...
465 Tire-moi de ces lieux... qu’au moins, dans ma misère,
Mes pleurs puissent couler sur le tombeau d’un père.
Toi, cruel, vis ici parmi les malheureux,
Ils te ressemblent tous, ils te souffrent chez eux.
BELTON, se retournant tendrement.
Betti...
BETTI
Betti... Tu m’as donné ce nom que je déteste.
470 Ce nom qui me rappelle un souvenir funeste,
Ce nom qui fit, hélas ! mon malheur aujourd’hui.
Jadis il me fut cher : il me venait de lui.
À ce nom qu’il aimait, autrefois sa tendresse
Daignait joindre le sien, les prononçait sans cesse ;
475 Sa faisait un bonheur de les unir tous deux ;
Prononcés par ma bouche, ils rallumaient ses feux ;
Son affreux changement pour jamais les sépare.
MOWBRAI, à part.
Mon coeur est oppressé.
À Belton.
Mon coeur est oppressé. Quoi ! Tu pourrais, barbare !
BELTON
Je le suis en effet pour avoir résisté
480 À cet amour si tendre et trop peu mérité
À Betti.
Ah ! Crois-en les serments de mon âme attendrie !
L’indigence et les maux où j’exposais ta vie,
Seul à t’abandonner pouvaient forcer mon coeur :
Même en te trahissant, je voulais ton bonheur.
485 Dût cent fois dans tes bras la misère, l’outrage,
M’accabler, m’écraser, je bénis mon partage.
Je brave ces besoins qui pouvaient m’alarmer.
Je n’en connais plus qu’un : c’est celui de t’aimer.
Je te perdais ! Ô ciel ! Que j’allais être à plaindre !
Il se jette à ses pieds.
490 Voudras-tu pardonner ?...
BETTI
Voudras-tu pardonner ?... Ah ! Tu n’as rien à craindre,
Cruel, tu le sais trop : ce coeur qui t’est connu
Peut-il ?...
BELTON
Peut-il ?... Chère Betti ! Quel coeur j’aurais perdu !
Ils s’embrassent.
MOWBRAI
Ô spectacle touchant ! Tendresse aimable et pure !
L’amour porte en mon sein le cri de la nature !
495 Livrez-vous sans réserve à des transports si doux ;
Je le sens, et mon coeur les partage avec vous.
À Belton.
Tu fus vil un instant...
À Betti.
Tu fus vil un instant... Et toi, que tu m’es chère !
Il va vers la coulisse.
John, John.
SCÈNE X. Betti, Belton, Mowbrai, Le Notaire. §
LE NOTAIRE
Approche. Serviteur.
MOWBRAI
Approche. Serviteur. Assied-toi... C’est pour ces deux époux.
BETTI, à Belton.
Quel est cet homme-là ?
BELTON
Quel est cet homme-là ? Cet homme vient pour nous.
LE NOTAIRE, à Mowbrai.
Tu te trompes, je crois ; je ne viens pas pour elle ;
510 Et j’ai sur ce contrat mis le nom d’Arabelle.
MOWBRAI
Efface-moi ce nom ; mets celui de Betti.
MOWBRAI
Betti ! Vite, dépêche.
LE NOTAIRE
Betti ! Vite, dépêche. Allons, soit... J’ai fini.
LE NOTAIRE
Signons. C’est bien dit ; mais, avant la signature,
Il faudrait mettre au moins la dot de la future.
MOWBRAI
515 Allons, mets : ses vertus.
LE NOTAIRE, laissant tomber sa plume.
Allons, mets : ses vertus. Bon ! Tu railles, je crois ?
LE NOTAIRE
Ses vertus. Allons donc, tu te moques de moi.
Qui jamais aurais vu ?...
MOWBRAI, avec impatience.
Qui jamais aurais vu ?... Mets ses vertus, te dis-je.
LE NOTAIRE
Tout de bon ! Par ma foi, ceci tient du prodige.
N’ajoute-t-on plus rien ?
MOWBRAI
N’ajoute-t-on plus rien ? Est-il rien au dessus ?...
520 Ajoute, si tu veux, cinquante mille écus.
LE NOTAIRE
Cinquante mille écus, si tu veux ! L’accessoire
Vaut bien le principal, autant que je puis croire.
BELTON, à Betti.
Il nous comble de biens ! Ah ! Courons dans ses bras...
BETTI
Ah ! Surtout, bon vieillard, ne nous méprise pas.
MOWBRAI
525 Que dit-elle ?
BETTI
Que dit-elle ? Je sais que chez vous on méprise
Quiconque en recevant des dons...
MOWBRAI
Quiconque en recevant des dons... Autre sottise.
Où prend-elle cela ? Sera-ce de toi, Belton,
Qui peux la prévenir de cette illusion ?
De rougir des bienfaits ton âme a la faiblesse ?
530 Puisqu’avec le malheur tu confonds la bassesse,
Je dois te rassurer. Je ne te donne rien :
La somme est à ton père, et je te rends ton bien.
LE NOTAIRE, à Belton.
Signez.
Belton signe.
À Betti.
Signez. À vous.
BETTI
Signez. À vous. Qui ? Moi, je ne sais point écrire.
BELTON
Donnez-moi votre main, l’amour va la conduire.
BETTI
535 Et le coeur et la main, Belton, tout est à toi.
BELTON
Votre coeur en aimant ne le cède qu’à moi.
BETTI
Eh bien ! C’est donc fini ? Que cela veut-il dire ?
BELTON
Qu’au bonheur de tous deux vous venez de souscrire ;
Vous m’assurez l’objet qui m’avait su charmer.
BETTI
540 Quoi ! Sans cet homme noir, je n’aurais pu t’aimer !
Au notaire.
Donne-moi cet écrit.
LE NOTAIRE
Donne-moi cet écrit. Il n’est pas nécessaire.
Cet écrit doit toujours rester chez le notaire.
D’ailleurs que feriez-vous de....
BETTI
D’ailleurs que feriez-vous de.... Ce que j’en ferais ?
S’il cessait de m’aimer, je le lui montrerais.
LE NOTAIRE
545 Peste ! Le beau secret qu’a trouvé là madame !
BELTON
En doutant de mes feux vous affligez mon âme.
MOWBRAI
Par les noeuds les plus saints je viens de vous unir.
Ton ère l’aurait fait, j’ai dû le prévenir.
Il approuvera tout ;
En montrant Betti.
Il approuvera tout ; Et voilà notre excuse.
550 Instruisons mon ami que sa douleur abuse.
Lui-même en t’embrassant voudra tout oublier :
Consoler ses vieux jours, c’est te justifier.