SCÈNE PREMIÈRE. Chapelle, Deux Seigneurs. §
CHAPELLE.
Messieurs, dans un instant vous allez voir Ninon.
UN SEIGNEUR.
Vous semblez bien ému....
CHAPELLE.
Vous semblez bien ému.... Je le suis.
UN SEIGNEUR.
Vous semblez bien ému.... Je le suis. Tout de bon.
CHAPELLE.
Vous ne devinez pas ?
UN SEIGNEUR.
Vous ne devinez pas ? Mais je crois vous comprendre ;
Ninon vous a séduit.
CHAPELLE.
Ninon vous a séduit. Je ne puis m’en défendre.
5 Je mettrais mon bonheur à vivre sous ses lois.
Sa figure, un regard, jusqu’au son de sa voix,
Tout me charme, m’anime, et porte dans mon âme
Le pénible embarras d’une secrète flamme.
UN SEIGNEUR.
Chapelle n’est-il pas surpris de son amour,
10 Lui, dont le coeur jamais n’a brûlé plus d’un jour ?
CHAPELLE.
Eh bien Ninon, je crois, change mon caractère.
Solide en amitié, dans ses amours légère,
Je trouve à l’adorer un invincible attrait ;
Plaire est son habitude, et charmer son secret.
15 Pour l’esprit, quelle femme ! Autour d’elle, sans cesse,
Le talent, le génie accourt, vole, s’empresse.
Savante sans orgueil, belle sans vanité,
Tout en elle est parfait, et rien n’est emprunté ;
Elle sait attirer, grâce à ses doubles armes,
20 Des amis pour son coeur, des amants pour ses charmes
Eu un mot, la beauté, l’esprit et la raison,
On voit tout réuni, lorsque l’on voit Ninon.
La voici.
SCÈNE II. Les Précédents, Ninon. §
NINON.
La voici. Pardonnez si je n’ai pu me rendre...
CHAPELLE.
Quand l’espoir nous soutient, sans peine on peut attendre.
NINON.
25 Messieurs, j’ai pour ce soir quelques desseins sur vous.
CHAPELLE.
Quelques desseins ? Madame, ah ! disposez de nous.
NINON.
Êtes-vous libres ?
UN SEIGNEUR.
Êtes-vous libres ? Mais....
NINON.
Êtes-vous libres ? Mais.... Allons, de la franchise :
Quelque projet galant ?
UN SEIGNEUR.
Quelque projet galant ? S’il faut que je le dise,
Un certain rendez-vous ...
NINON.
Un certain rendez-vous ... Vous vous y trouverez ?
UN SEIGNEUR.
30 Mais oui.
NINON, souriant.
Mais oui. Mais non...
UN SEIGNEUR.
Mais oui. Mais non... Comment ?
NINON.
Mais oui. Mais non... Comment ? Vous le différerez.
UN SEIGNEUR.
Nous avons bien promis.
NINON, souriant.
Nous avons bien promis. Manquer à sa promesse
En amour, c’est un jeu... fausse délicatesse !
Je puis compter sur vous pour ce soir, n’est-ce pas ?
Vous hésitez... Vraiment !... Vous vous parlez tout bas ?
CHAPELLE.
35 Peut-on vous résister ?...
NINON.
Peut-on vous résister ?... Eh grands dieux ! Que de peine !
Ce n’est que pour un soir, messieurs, qu’on vous enchaîne.
CHAPELLE.
Que ce soit pour la vie !
NINON.
Que ce soit pour la vie ! Ah ! Le beau sentiment !
Pour la vie !... Achevez ?... Faites vite un serment :
D’un éternel amour donnez-moi l’assurance ;
40 Moi, je vais vous jurer une égale constance,
Nous mentirons tous deux... Mais c’est trop discourir :
Apprenez donc pourquoi je veux vous retenir.
Au théâtre ce soir on donne un bel ouvrage,
Dont le but est moral, le ton vrai, le plan sage,
45 Dont chaque caractère est neuf et bien tracé,
Un ouvrage, en un mot, bien écrit, bien pensé.
Nous devons ce chef-d’oeuvre à cet auteur facile,
Vrai dans tous ses tableaux, naturel dans son style,
Dont la grâce hardie et la franche gaîté
50 Sont des titres sacrés à l’immortalité.
Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ?
TOUS.
Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ? C’est Molière.
NINON.
Son Tartuffe ce soir est soumis au parterre.
Voilà pourquoi Ninon voulait vous enchaîner.
Hé bien, vous vous laissez aisémeut entraîner ?
55 Vous quittez sans regret l’amour pour le génîe,
Et de tristes ardeurs, pour une comédie.
On a toujours le temps de pousser un soupir,
Et l’on n’a pas toujours un chef-d’oeuvre à loisir.
Enfin, si vingt beautés flattent votre espérance,
60 Vous n’avez qu’un Molière à fêter dans la France.
Venez , venez ce soir.... Vous savez mes amis,
Que cet illustre auteur a beaucoup d’ennemis
Même à la cour ; il faut, ligués pour sa victoire,
Par de communs efforts , favoriser sa gloire.
65 Croyez- moi : du Tartuffe en protégeant l’essor,
À la postérité nous gardons un trésor.
SCÈNE IV. Saint-Alban, Ninon. §
SAINT-ALBAN.
Un motif important auprès de vous m’amène.
80 Madame.
NINON.
Madame. Je le crois, veuillez prendre la peine...
SAINT-ALBAN.
Non madame, deux mots : et je pars à l’instant.
En vous Molière eucor trouve un appui constant,
M’a-t’on dit ?
NINON.
M’a-t’on dit ? Il est vrai.
SAINT-ALBAN.
M’a-t’on dit ? Il est vrai. Vous l’avouez sans crainte.
NINON.
Molière est mon ami, je le redis sans feinte...
SAINT-ALBAN.
85 Quel ami ! Savez-vous quel complot odieux
Il invente aujourd’hui pour tromper tous les yeux ?
NINON.
J’ignore tout ; parlez ?....
SAINT-ALBAN.
J’ignore tout ; parlez ?.... Je vais en confidence
Vous révéler ce trait ; de votre confiance
Vous verrez que cet homme est indigne à jamais.
NINON.
90 Mais, monsieur, parlez donc ?
SAINT-ALBAN.
Mais, monsieur, parlez donc ? Connaissez ses forfaits.
Vous savez qu’il répand que notre grand Monarque
Qui, trop faible parfois, lui donna quelque marque
D’une folle amitié, permet formellement
Que l’on joue à Paris Tartuffe...
NINON.
Que l’on joue à Paris Tartuffe... Eh bien ?
SAINT-ALBAN.
Que l’on joue à Paris Tartuffe... Eh bien ? Il ment.
95 Moi-même, ainsi que vous, j’ai donné dans le piège :
Mais je connais enfin son coupable manège.
Par le courrier de Lille, à l’instant on m’écrit
Que, par le Roi, l’ouvrage est défendu, proscrit.
Vous voyez de quel tour Molière était capable !
100 Cessez de recevoir un homme si capable
Qui pour mieux insulter les soutiens de la foi,
Osait nous déguiser la volonté du Roi.
NINON.
Non, Monsieur, je connais et j’estime Molière.
On veut le perdre ; mais la ruse est trop grossière.
105 L’ordre est vrai, bien donné ; le Tartuffe est permis ;
Mais cet ordre est verbal : de méchants ennemis
Le révoquent en doute et refusent d’y croire.
Molière est innocent ; je l’aime et j’en fais gloire.
Chez moi, vous le verrez à toute heure, en tout temps.
110 J’admire sa bonté, ses vertus, ses talents.
SAINT-ALBAN.
Sa bonté ! Quand sa plume injurie et déchire :
Ses vertus ! Quand son coeur pour mille attraits soupire :
Ses talents !...
NINON.
Ses talents !... C’est assez ; partout ils sont connus.
Ainsi, parlons plutôt de ses torts prétendus.
115 Dans le Tartuffe enfin , que pouvez-vous reprendre ?
SAINT-ALBAN.
Ce que j’y reprends ? Dieux ! Mais faut-il vous l’apprendre ?
Contre les vrais croyants, ses traits et ses bons mots...
NINON.
Vous vous trompez : bien loin d’attaquer les dévots,
À la religion il offre son génie
120 Pour armer la raison contre l’hypocrisie.
Saint-Alban, revenez de votre injuste erreur :
Jugez-mieux de Molière et surtout de son coeur ;
Gardez-vous d’imiter cette foule insensée
Qui veut tuer l’esprit, enchaîner la pensée :
125 Devenez de Molière et le guide et l’appui :
Laissez, laissez jouer son ouvrage aujourd’hui,
Et songez que partout à bon droit on renomme
Celui qui s’avoua protecteur d’un grand homme.
SAINT-ALBAN.
Non Madame, Tartuffe est un enfant mort-né
130 Qui, dès ce jour, doit être à l’oubli condamné.
Le Président le veut : votre ardente prière ,
Celle des courtisans et de la France entière
Ne me fléchiraient pas ; Tartuffe est au tombeau.
NINON.
Vous croyez ? Son succès n’en sera pas moins beau.
135 Vainement vous voulez qu’il meure, qu’on l’oublie ;
Car moi je ferai tout pour le rendre à la vie.
Oui, je veux lui donner un éclat mérité.
Sur d’illustres amis en tout temps j’ai compté ;
Je vais les réunir, et dans nn cercle immense
140 Que l’on pourra nommer l’Elite de la France,
Molière viendra lire avec empressement
Cet ouvrage immortel que 1’intrigne défend.
NINON.
Quoi ? Pour les rassembler, je vole leur écrire.
Ce soir ici venez, et vous entendrez lire
145 Molière ; pour Théâtre, il aura ce Salon,
Et l’un aura joué Tartuffe chez Ninon.
SCÈNE VI. Saint-Alban, LaForêt. §
LAFORÊT.
Mademoiselle Ninon... Je désirons la voir
Ben vite... Je venons de la part de notr’ maître
160 Luii dire que... Monsieur?... Va-t-elle bentôt paraître ?
C’est que c’est du la part d’un auteur son ami
De Molière,
SAINT-ALBAN.
De Molière, Molière ! En vérité...
LAFORÊT.
De Molière, Molière ! En vérité... Mais oui,
Et c’est moi que partout on nomme sa servante.
SAINT-ALBAN.
C’est vous dont le public depuis si longtemps vante
165 Les conseils que parfois vous donnez ?
LAFORÊT.
Les conseils que parfois vous donnez ? Oui monsieur.
C’est moi que chaque jour, sauf un avis meilleur,
Mon cher maître consulte avant que ses ouvrages
Reçoivent du public de beaux et bons suffrages.
SAINT-ALBAN.
Je re m’étonne plus s’ils sont aussi mauvais.
LAFORÊT.
170 Mauvais ! Vous voudriez, j’gage, les avoir faits.
SAINT-ALBAN.
Grands Dieux !
LAFORÊT.
Grands Dieux ! Je regrettons que sa dernière pièce
Soit arrêtée... Oh ! Dam ! Quel plaisir ! Quelle ivresse.
Elle eut causé ce soir !... Un maudit Saint-Alban...
Qui mène comme il veut monsieur le Président.
SAINT-ALBAN.
175 Comment ?...
LAFORÊT.
Comment ?... Ce Saint-Alban dévot, ou qui sait l’faire ,
En secret, a dit-on , embrouillé cette affaire
Si ben que notr’ Tartuffe au moment d’etr’connu ,
Peut-être dans l’oubli, pour jamais est perdu.
SAINT-ALBAN.
C’est dommage !...
LAFORÊT.
C’est dommage !... C’était une pièce de mérite !
180 Dans la France, il n’est pas un petit hypocrite
Qui n’eut dit : Mais c’est moi... L’on prétend, je l’croyons,
Que monsieur Saint-Alban pour de pareill’ raisons
L’a fait défendre exprès ; il a cru se r’connaître....
Entre nous, convenons que çà pourrait ben être.
185 On voit dans cette pièce un homme ben cafard.
Sensuel par nature et dévôt avec art,
Qui contemplant ensemble, et le Ciel et les femmes,
Garde pour lui les corps et donne à Dieu les âmes.
Mais pour se vendre ainsi, que cet homme est donc sot !
190 On n’l’eut pas reconnu peut-êtr’ s’il n’eut dit mot.
Voilà comme souvent, par abus de puissance,
Contre lui plus d’un Grand éveill’ la médisance,
Et ressemble au voleur qui sur le mot : coquin
Se croyant appellé, s’empresse de dire : Hein.
SAINT-ALBAN, en colère.
195 Ma mie...
LAFORÊT.
Ma mie... Eh qu’avez vous ?
SAINT-ALBAN.
Ma mie... Eh qu’avez vous ? Finissez, je vous prie,
Cette comparaison...
LAFORÊT, à part.
Cette comparaison... C’est un Grand je parie...
C’est égal, poursuivons.
Haut.
C’est égal, poursuivons. Vous êtes loin d’ savoir
Le tour qu’à Saint-Aiban mon maîtr’ jouera ce soir.
Pour que du Président il perd’ la confiance,
200 Il faut semer entr’eux la mésintelligence.
Il faut qu’à Saint-Alban le Président demain
Reproche avec humeur ce manèg’ clandestin.
Notre moyen est sûr.
SAINT-ALBAN.
Notre moyen est sûr. Voyons donc ce miracle ?
LAFORÊT.
Ce soir, quand le public sera dans not’ spectacle,
205 Il demand’ra Tartuff’. Les ouvrag’s défendus
Sont ceux que le public toujours aime le plus.
LAFORÊT.
Après... Molière dira : « Messieurs , c’est impossible.
Un pareil contre-temps comme à vous m’est sensible ;
Mais un ordre formel m’empêche par malheur
210 De donner aujourd’hui Tartuffe ou l’Imposteur,
Monsieur le Président ne veut pas qu’on le joue.»
LAFORÊT.
Quoi ?... C’est un bon soufflet qu’il aura sur la joue
Le Président ?
SAINT-ALBAN, irrité.
Le Président ? C’est trop...
LAFORÊT.
Le Président ? C’est trop... D’abord il le rec’vra ,
Et puis à Saint-Alban ben vite il le rendra.
SAINT-ALBAN.
215 Ah ! Si Molière osait !...
LAFORÊT.
Ah ! Si Molière osait !... Sentez-vous l’équivoque ?
Qu’on le joue.... Oh ! Je vols le public qui se moque
1
Du pauvre Président, si fourbe, si cagot.
Je vois ce Saint-Alban enrager comme un sot.
Il pouss’ le Président à venger cette offense,
220 Mais sur lui, dès ce soir, tombe tout’ la vengeance.
Le Président le chasse, et dit avec courroux :
« On se moque de moi, pour se moquer de vous. »
SAINT-ALBAN.
Que Molière !...
LAFORÊT.
Que Molière !... Il le f’ra.
SAINT-ALBAN.
Que Molière !... Il le f’ra. D’un semblable artifice
Dès demain, dès ce soir, les lois me font justice.
Molière disparaît
SCÈNE VII. Saint-Alban , Molière , Laforêt. §
LAFORÊT.
225 V’la mon maîtr’...
SAINT-ALBAN.
V’la mon maîtr’... Molière !
MOLIÈRE.
V’la mon maîtr’... Molière ! Ah ! Monsieur Saint-Alban !
LAFORÊT, à Molière.
Saint Alban, quoi ? Grand Dieu ! Sauvez-vous promptement.
LAFORÊT, à Molière.
Eh pourquoi ? J’ai tout dit... 0h ! Quelle étourderie !
Sauvez-vous...
MOLIÈRE.
Sauvez-vous... Laisse-moi...
SAINT-ALBAN.
Sauvez-vous... Laisse-moi... De votre effronterie
Je suis instruit , monsieur : et je vous apprendrai
230 Qu’un magistrat honnête, et sage, et révéré
N’est pas fait pour se voir l’objet des perfidies
D’un fol auteur qui fait de sottes comédies.
MOLIÈRE.
Vos outrages, Monsieur, ne peuvent m’affecter ;
Y répondre serait presque les mériter.
235 L’honnête magistrat que la justice anime,
A des droits , je le sais, à la publique estime :
Mais il la perd bientôt grâces à ses flatteurs.
Je connais de nos jours les vulgaires erreurs ;
Chacun voit son portrait dans chaque comédie,
240 Et l’orgueil de l’auteur gagne à cette manie.
Si l’on se reconnaît, c’est qu’on est ressemblant.
Oui, dans l’homme irrité, je crois voir cet enfant
Qui choqué des défauts que son miroir retrace,
Ne pouvant le changer, pleure et brise la glace.
SAINT-ALBAN.
245 Bien, fort bien : déclamez, monsieur le comédien ;
Dites-nous de grands mots qui ne nous peignent rien.
Mais je vais au fait, moi... Ce soir même, au théâtre,
Quand vous réunirez votre foule idolâtre,
Vous ferez demander le Tartuffe ; Voyons ,
250 Là, que répondrez-vous ? Direz-vous pour raisons ?
« Monsieur le Président ne veut pas qu’on le joue. »
SAINT-ALBAN.
Pourquoi non ? Sans détour il l’avoue !
Eh bien ! Mon cher monsieur, vous vous repentirez
De ce mauvais bon mot ; vous verrez, vous verrez.
255 Votre pièce n’était encor que suspendue :
Vous pouvez dès ce jour la croire défendue.
À part.
Il est calme...
Haut.
Il est calme... Bien plus ; ce chef-d’oeuvre nouveau
Grâce à moi, sera brûlé par le bourreau.
À part.
Il n’est pas plus ému...
Haut.
Il n’est pas plus ému... Vous changerez de style,
260 Monsieur, il est encor des prisons dans la ville.
À part
Il sourit.... Pour le coup signalons mon pouvoir ,
Et sachons empêcher sa lecture ce soir.
Je dirai désormais à qui voudra l’entendre,
Qu’un auteur est homme, un homme ! Un homme à pendre.
Il sort.
SCÈNE IX. Les Précédents, Ninon écoutant sans se montrer. §
LAFORÊT.
Mon cher maître, je crains de vous avoir fait tort.
MOLIÈRE.
Pourquoi ? N’ai-je pas dit que jusques à la mort,
J’attaquerais de front et le crime et le vice ?
C’est une tâche, un but qu’il faut que je remplisse.
285 Je méprise et je hais tous ces lâches censeurs
Qui du siècle voulant corriger les erreurs,
Mettent leur livre au jour et se cachent dans l’ombre ;
Moi, je brave les sots sans respect pour le nombre ;
Je critique, censure, et ne tremble jamais
290 Devant ceux dont j’offris les fidèles portraits.
Aussi ce Saint-Alban par sa sainte présence
N’a pu m’intimider, me contraindre au silence.
Il peut faire arrêter Tartuffe et son auteur,
Mais il ne changera ni mes voeux ni mon coeur.
295 Qu’il soit absent, présent, je redirai sans cesse,
« Le Tartuffe est de moi, je suis fier de ma pièce. »
Il n’est pas un seul trait, un seul vers , un seul mot
Que je veuille en ôter. C’est un auteur bien sot
Que celui qui craignant tel parti qui le blâme,
300 Sacrifie en tremblant une sage épigramme,
Et qui se ravalant pour plaire à tel seigneur,
Fait d’un tableau brillant, un portrait sans couleur.
Je n’imiterai pas ces coupables faiblesses ;
Je veux de vrais succès et non pas des caresses.
305 J’ai besoin d’un grand nom, je n’ai pas besoin d’or :
L’estime du public, voilà mon seul trésor ;
Et je saurai toujours sans basse complaisance
Peindre ce que je vois, dire ce que je pense...
Si mon siècle me blâme et craint la vérité,
310 J’aurai du moins écrit pour la postérité.
NINON, accourant à Molière.
Molière !
LAFORÊT.
Molière ! Mon cher maître !
MOLIÈRE.
À part.
Molière ! Mon cher maître ! Eh quoi Ninon !....
Haut.
Molière ! Mon cher maître ! Eh quoi Ninon !.... Madame
Vous m’avez entendu ?....
NINON.
Vous m’avez entendu ?.... De coeur, d’esprit, et d’âme...
Et je m’en applaudis. Oui, mon illustre ami,
Entre mes plus beaux jours, je compte celui-ci.
315 Quel feu dans vos discours ! Quelle noble énergie !
Que j’ai bien reconnu l’accent du vrai génie !
J’ai reconnu surtout l’auteur indépendant
Qui prend la vérité pour seul frein du talent.
Quelques soient vos succès, trop peu l’on vous renomme ;
320 Vous pensez, vous parlez, ami, comme un grand homme.
LAFORÊT.
Madame... C’est le nom qu’un jour il obtiendra ;
Il l’aura mérité, chacun en conviendra.
NINON.
Mais revenons, Molière, à la raison subite
Qui m’a fait désirer ici voire visite.
325 Car vous avez reçu mon billet.
MOLIÈRE.
Car vous avez reçu mon billet. Oui Ninon,
Et je le garderai...
NINON.
Et je le garderai... Le garder !
MOLIÈRE.
Et je le garderai... Le garder ! Pour raison.
MOLIÈRE.
C’est un mot. Il est vrai, mais ce mot est aimable.
Vos yeux et votre esprit ont un pouvoir semblable ;
Un regard peint l’amour, un mot peint l’amitié.
NINON , souriant.
330 Le plus sûr est le mot... Si je vous ai prié
De venir en ces lieux, vous doutez-vous, Molière,
De mon secret motif ?
MOLIÈRE.
De mon secret motif ? Non.
NINON.
De mon secret motif ? Non. Vous êtes sincère ?
MOLIÈRE.
Comme vous quelquefois.
NINON, souriant.
Comme vous quelquefois. Je vous entends, Monsieur,
Puisqu’on ne peut jouer aujourd’hui l’Imposteur,
335 Grâce à ce Saint-Alban, cagot et ridicule.
Vengez-vous.
MOLIÈRE.
Vengez-vous. Eh comment ?
NINON.
Vengez-vous. Eh comment ? Sans crainte et sans scrupule
Venez lire ce soir votre ouvrage chez moi.
NINON.
Volontiers. Mon ami, dites ? De bonne foi
Cela vous fâche-t-il ?
MOLIÈRE.
Cela vous fâche-t-il ? Eh pourquoi, je vous prie ?
340 De lire chez Ninon, moi je me glorifie.
NINON.
Vous êtes trop aimable... Alors avec raison
J’ai mandé pour ce soir quelques gens du bon ton,
Des amateurs et même... Il faut que je vous laisse
Deviner quels amis entendront votre pièce.
MOLIÈRE.
345 Monsieur le Prince.
NINON.
Monsieur le Prince. Oh ! Oui, le Prince à vos talents
Rend justice, et lui seul impose aux médisants.
Ensuite...
MOLIÈRE.
Ensuite... Sévigné, La Châtre.
NINON.
Ensuite... Sévigné, La Châtre. Non.
MOLIÈRE.
Ensuite... Sévigné, La Châtre. Non. Chapelle.
MOLIÈRE.
Oui, poursuivez. Encor !
NINON.
Oui, poursuivez. Encor ! L’assemblée est très belle ;
Devinez.
MOLIÈRE.
Devinez. Je ne puis.
NINON.
Devinez. Je ne puis. Vous y verrez, ami,
350 L’enfant qu’avec orgueil Melpomène a nourri.
NINON.
Corneille ! Et l’autre fils qui moins hardi, plus tendre,
Aux succès de Corneille un jour pourra prétendre.
NINON.
Racine ! Un auteur froid, satyrique, malin,
Mais homme plein d’esprit, et du goût le plus fin.
MOLIÈRE.
355 Boileau !... Ciel !... Mais.
NINON.
Boileau !... Ciel !... Mais. Enfin cet auteur que l’on nomme
Pour sa simplicité, sa candeur, un bonhomme ;
Mais, qui par une fable, apprend la vérité,
Et dans une fourmi, nous peint l’humanité.
MOLIÈRE.
La Fontaine. Ninon, devant tous ces modèles
360 Vous voulez que ce soir....
NINON.
Vous voulez que ce soir.... Mais les Muses entre elles
Ne doivent pas trembler.
MOLIÈRE.
Ne doivent pas trembler. Ces soeurs-là me font peur :
Chez elles bien souvent l’esprit, fait tort au coeur.
Et Corneille...
NINON.
Et Corneille... Sans vous n’aimerait pas Thalie.
MOLIÈRE.
Mais l’élégant Racine...
NINON.
Mais l’élégant Racine... Aime la comédie
365 D’un style naturel, donc la vôtre lui plaît.
MOLIÈRE.
Boileau va censurer plan, scènes et sujet ;
Il dira : « Tout est mal, la pièce est détestable,
Le caractère est faux , l’intrigue misérable. »
NINON.
Boileau vous a jugé digne de ses avis,
370 Peut-il vous critiquer ? Vous les avez suivis.
La Fontaine ! Pour lui vous ne le craignez guère,
Ami de la nature, il doit chérir Molière...
Allons, remettez-vous d’une vaine terreur,
Et venez recevoir un suffrage flatteur.
375 Aujourd’hui l’intérêt, l’amitié, la vengeance
Doivent vous décider à cette complaisance.
MOLIÈRE.
L’amitié me suffit : ce motif est de tous,
Celui qui me paraît le plus fort, le plus doux.
Obéir à Ninon, c’est chercher à lui plaire,
380 Lui plaire c’est remplir le désir de la terre.
Ainsi compter sur moi, je vais de cet écrit
Apporter à l’instant chez vous le manuscrit.
Je suis moins inquiet du succès de l’ouvrage ;
Car lire devant vous, déjà c’est un suffrage.
LAFORÊT.
385 L’ouvrage est admirable.... Il vous plaira, je crois.
Nous l’avons corrigé tous deux plus de vingt fois.
Molière et Laforêt sortent.
SCÈNE XI. Ninon, Chapelle. §
CHAPELLE.
Voici Chapelle... Eh bien ! Tous vos amis viendront ;
À des ordres si doux, Madame, ils se rendront...
Vous verrez tout-à-l’heure et Racine et Corneille.
NINON.
400 Le Grand Condé.
CHAPELLE.
Le Grand Condé. Boileau, La Fontaine.
NINON.
Le Grand Condé. Boileau, La Fontaine. À merveille.
Quand Molière nous lit un chef-d’oeuvre nouveau,
Ah ! le cercle jamais ne peut être assez beau.
J’aime des vrais talents l’élite réunie,
Car le génie est fait pour juger le génie.
CHAPELLE, lui remettant un billet.
2
405 Chaulieu seul ne pourra venir au rendez-vous ;
Ce billet...
NINON.
Ce billet... Quelque belle aura le pas sur nous...
NINON, lit.
Voyez.... Belle Ninon, une goutte ennemie
Enchaîne mes membres perdus ;
Je vois mal, je ne marche plus ;
410 Toute la nuit je veille, et tout le jour je crie :
Mais quoique ma douleur me laisse peu d’espoir,
Le chagrin de ne pas vous voir
Est ma plus grande maladie.
Être au milieu de mes amis,
415 Voir Ninon, entendre Molière,
Était le Paradis sur terre :
Ce bonheur ne m’est pas permis.
......................
Je le perds, plaignez mes disgrâces ;
420 Du destin je maudis les lois ;
C’est trop souffrir que de perdre à-la-fois
L’amitié, l’esprit...
CHAPELLE.
L’amitié, l’esprit... Et les grâces. »
NINON.
S’il est malade, au moins son esprit ne l’est pas.
CHAPELLE.
Quel esprit le serait pour chanter vos appas ?
NINON.
425 J’entends quelqu’un.
SCÈNE XII. Les précédents, Corneille, Racine, La Fontaine, Boileau. §
NINON.
J’entends quelqu’un. C’est vous Corneille, La Fontaine,
Boileau, Racine , ah bien !
CORNEILLE.
Boileau, Racine , ah bien ! Aux ordres d’une Reine...
NINON, sortant.
Les Rois manquent souvent.
LA FONTAINE.
Les Rois manquent souvent. Nous Rois...
NINON.
Les Rois manquent souvent. Nous Rois... Par le talent.
LA FONTAINE.
Je n’ai que des troupeaux dans mon Gouvernement...
BOILEAU.
Et tu les mènes bien.
NINON.
Et tu les mènes bien. En attendant Molière,
430 Le Prince de Condé qui ne tarderont guère,
Dites-moi la Chronique : avez-vous aujourd’hui
Dans Paris entendu quelque nouvelle ?
RACINE.
Dans Paris entendu quelque nouvelle ? Oui,
Les honneurs qu’à la Cour obtint le grand Corneille.
NINON.
Est-ce une pension, rente, ou faveur pareille ?
RACINE.
435 C’est plus cent fois.
LA FONTAINE.
C’est plus cent fois. Quoi donc ?
NINON.
C’est plus cent fois. Quoi donc ? Expliquez-vous ? Parlez ?
RACINE.
Seigneurs et courtisans s’étaient tous rassemblés
Pour entendre le Cid : même de sa présence
Le Monarque honorait cette assemblée immense
Après une grande heure et d’attente et d’ennui,
440 On demanda Corneille ; il ne manquait que lui :
On murmure tout haut : CornsiUe arrive, passe,
Et sans le saluer chacun reste à sa place.
Il s’approche du Roi ; Louis à son aspect
Se lève, et devant lui s’incline avec respect.
445 La Cour l’imite ; alors, quoique sans diadème,
Corneille paraissait plus Roi que le Roi même.
CHAPELLE.
Ah ! Que ce trait est beau ! Messieurs les courtisans,
Vous apprendrez qu’il faut honorer les talents,
Et vous serez moins fiers.
RACINE.
Et vous serez moins fiers. L’anecdote est certaine
450 Car j’étais spectateur.
NINON.
Car j’étais spectateur. Dites-moi, La Fontaine ?
Celle qui court sur vous et dont l’on a tant ri.
NINON.
3
Laquelle ? Ce voyage à Château-Thierry.
CORNEILLE.
Oui, voulant rétablir la paix dans son ménage
Pour aller voir sa femme, il fait un long voyage,
455 Revient sans l’avoir vue. As-tu rempli ton but ?
Lui dit-on... Non vraiment, elle était au Salut.
LA FONTAINE.
J’avais garde vraiment de déranger ma femme,
Elle avait tant besoin de prier pour son âme !
NINON.
Racine ; vos débats avec le cher Boileau
460 Sont-ils finis ?
RACINE.
Sont-ils finis ? Toujours mon courroux est nouveau.
Sans nul ménagement, sans cesse il me critique ;
De trouver des défauts, on dirait qu’il se pique.
Lorsque de mon rival ! Je me crois délivré,
Il me dit aussitôt du ton d’un inspiré :
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465 « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage, »
J’ai toujours ses conseils et jamais son suffrage.
BOILEAU.
Racine, vous croyez mes avis indiscrets.
Je vous critique avant, pour vous louer après.
La gloire sans effort est un bien périssable :
470 Il faut la mériter quand on la veut durable..
Les succès usurpés n’ont jamais qu’un moment.
Les efforts concertés peuvent pour un instant
D’un peuple enthousiaste égarer le suffrage,
Mais bientôt du bon goût le temps vengeant l’outrage,
475 Vient livrer à l’oubli la médiocrité.
L’intrigue lutte en vain, de la postérité
Le jour s’élève, luit ; l’ombre pâlit, s’efface ,
Le fantôme s’éclipse, et tout reprend sa place.
SCÈNE XIII. Les Précédents, Le Prince de Condé , Laforêt se cache derrière Ninon, tenant une lettre à la main. §
LE VALET.
Le Prince de Condé.
TOUS.
Le Prince de Condé. Monseigneur...
LE PRINCE.
Le Prince de Condé. Monseigneur... Mes amis,
480 Il est bien doux pour moi de me trouver admis
Dans le cercle brillant des grâces, du génie.
NINON.
Prince, et de la valeur ; car la France est remplie
Du bruit de vos exploits.
LE PRINCE.
Du bruit de vos exploits. Cessez de m’en parler.
La guerre est un fléau ; Messieurs, la rappeler
485 C’est m’offrir, je l’avoue, un souvenir pénible.
Plus je montre au combat, un coeur froid, inflexible,
Plus, après le triomphe, un sentiment secret
M’entraîne à la douleur et me livre au regret.
Je m’éloigne, et reviens dans le sein de nos villes
490 Couler des jours plus purs, moins brillants, plus tranquilles ;
Je rends enfin le calme à mon coeur agité,
Et je jouis des arts auprès de la beauté.
Mais où donc est Molière !
NINON, voyant Laforêt.
Mais où donc est Molière ! Eh ! Voilà sa servante.
Que fais- lu là ?
LAFORÊT.
Que fais- lu là ? Mais rien ; j’étais impatiente...
NINON.
495 Que veux -tu ?
LAFORÊT, tout bas à Ninon.
Que veux -tu ? J’attendais Madame que par ici
Vous regardiez : mon maître a ben plus de souci.
J’crois qu’il ne viendra pas.
NINON.
J’crois qu’il ne viendra pas. Ciel ! Que viens-tu me dire ?
LAFORÊT.
Monsieur le Président lui défend de vous lire
Tartuffe.
NINON.
Tartuffe. Quoi ! Molière à cet ordre a cédé !
LAFORÊT, abs.
500 J’n’en sais rien ; mais ce s’rait, y m’ semble ben hasardé
De vouloir se moquer d’un’ menace aussi claire :
Il ne m’a pas encor consulté dans s’ t’affaire.
LE PRINCE.
Quoi ! Molière pourrait lâchement effrayé ?...
CORNEILLE.
Que Molière par vous soit mieux apprécié !
505 De céder à la peur son âme est incapable.
RACINE.
Il ne doit pas garder un silence coupable.
NINON.
Moi, je gage, écartant un injuste soupçon,
Qu’il lira le Tartuffe.
Molière parait.
SCÈNE XV. Les Précédents, Saint-Alban an fond de la scène. §
SAINT-ALBAN, à part.
Comment ?... Il va lire !... Ah ! Je viens fort à propos.
MOLIÈRE.
520 Avant de commencer, je vais en peu de mots
Exposer à vos yeux le but de cet ouvrage.
D’un habile imposteur je veux peindre l’image.
LAFORÊT, bas à Molière.
Saint-Alban nous écoute...
MOLIÈRE bas.
Saint-Alban nous écoute... Il nous écoute, bon,...
Haut et se levant.
Le héros de ma pièce a les airs et le ton
525 D’un fourbe consommé, d’un adroit hypocrite,
Vainement on le craint, on le fuit, on l’évite ;
De se trouver partout, il a plus d’un moyen.
Il pense toujours mal, il parle toujours bien.
Il ment par piété, nous trompe en conscience ,
530 Et sans jamais donner, prêche la bienfaisance.
Pour lui, feindre est un art, et nuire est un besoin.
SAINT-ALBAN, se montrant.
Me voilà....
NINON.
Me voilà.... Quoi ?
SAINT-ALBAN, à part.
Me voilà.... Quoi ? Messieurs, vous me croyiez bien loin.
NINON.
Vous êtes dans l’erreur : nous pensions au contraire
Que nous allions vous voir.
SAINT-ALBAN, à part.
Que nous allions vous voir. Cette épigramme est claire.
LE PRINCE.
535 Asseyez-vous.
NINON, bas au Prince.
Asseyez-vous. De lui rions tous un moment.
SAINT-ALBAN, bas au Prince.
Prince, vous écoutez un ouvrage imprudent
Qui ne paraîtra pas, que le Roi va défendre.
NINON.
Nous devons d’autant plus désirer de l’entendre.
SAINT-ALBAN, bas au Prince.
Si par hasard au Roi ce voeu semble indiscret !
LE PRINCE.
540 Avez-vous sur ce point reçu ?...
SAINT-ALBAN.
Avez-vous sur ce point reçu ?... L’ordre est secret.
LE PRINCE.
Eh bien, n’en parlez plus.
SAINT-ALBAN.
Eh bien, n’en parlez plus. Sans parler davantage
De défense, parlons du sujet de l’ouvrage.
Voilà des gens de goût, des auteurs bien connus
Dont on cite en tous lieux les talents, les vertus.
545 Je veux m’en rapporter à leur docte suffrage...
Corneille, convenez qu’un pareil personnage...
CORNEILLE.
Est bas et vil...
SAINT-ALBAN riant.
Est bas et vil... Eh bien ?
CORNEILLE.
Est bas et vil... Eh bien ? Mais plein de vérité.
CORNEILLE.
Comment ? C’est le fléau de la société...
S’il n’eut par ses défauts dégradé Melpomène,
550 Avant Molière, moi, je l’eusse mis en scène.
SAINT-ALBAN.
Il est fou ! Vous Boileau, dont j’aime la raison
Qui n’avez jusqu’ici rien pu trouver de bon...
Convenez que la pièce est au moins détestable.
BOILEAU.
Mais La Fontaine hier m’a dit certaine fable
555 Qui pourra réunir les avis sur ce point.
Bonhomme, dis-nous là.
LA FONTAINE.
Bonhomme, dis-nous là. Je ne m’en souviens point.
CHAPELLE.
Bon. Je la sais.
SAINT-ALBAN.
Bon. Je la sais. Messieurs...
LE PRINCE, avec humeur.
Bon. Je la sais. Messieurs... Ferez-vous donc silence ?
SAINT-ALBAN.
Prince, soyez certain de mon obéissance.
CHAPELLE.
Le Serpent et la Lime.
On conte qu’un serpent voisin d’un horloger,
560 ( C’était pour l’horloger , un mauvais voisinage )
Entra dans sa boutique, et cherchant à manger
N’y rencontra pour tout potage
Qu’une lime d’acier qu’il se mit à ronger.
Cette lime lui dit, sans se mettre en colère :
565 Pauvre ignorant. Eh ! Que prétends-tu faire ?
Tu te prends à plus fort que toi ;
Petit serpent à tête folle,
Tu ne peux emporter de moi
Seulement le quart d’une obole
570 Tu le romprais toutes les dents,
Je ne crains que celles du temps.
Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre
Qui sur gens à talents cherchez toujours à mordre ;
Vous vous tourmentez vainement :
575 Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages ?
Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant.
SAINT-ALBAN.
Bah ! bah...
SCÈNE XVI et dernière. Les précédents, Un page, Un valet. §
UN VALET.
Bah ! bah... Monsieur Molière, un page vous demande.
UN PAGE.
J’arrive de Lille,
SAINT-ALBAN, riant.
J’arrive de Lille, Oui, voyez ce qu’on vous mande.
UN PAGE.
580 L’ordre doit concerner une pièce.
SAINT-ALBAN.
L’ordre doit concerner une pièce. Ah ! J’entends...
La défense... Mon cher, vous arrivez à temps.
NINON.
Lisez... De cet écrit quelle est la signature ?
MOLIÈRE.
Il lit.
Signé Louis.
À Ninon.
Signé Louis. Lisez, ce grand nom me rassure.
SAINT-ALBAN.
Daignez lire vous-même adorable Ninon !
NINON, prenant la lettre.
585 Je tremble....
MOLIÈRE.
Je tremble.... Et moi j’attends sans nulle émotion.
NINON.
« Après avoir lu attentivement la comédie du Tartuffe, après avoir pesé les réflexions le notre premier Président qui nous peint cette pièce comme attaquant les meurs la religion, et renfermant des personnalités ; nous avons trouvé que ce chef-d’œuvre ne pouvait offenser que les hypocrites ; or, nous permettons, même nous ordonnons qu’on la représente dans toutes les villes de la France. »
MOLIÈRE.
Ô mon roi, je dois tout à la justice extrême.
LE PRINCE.
Honorer le talent, c’est s’honorer soi-même.
Cet acte généreux vaut mieux que cent exploits ;
Le triomphe des arts fait la gloire des Rois.
CORNEILLE.
590 Le Prince, par l’effet de cet ordre propice,
Nous récompense tous en vous rendant justice.
NINON.
La lecture à présent serait de trop, je crois.
MOLIÈRE.
Laforêt, mon enfant , cours, cours vile chez moi.
Que dans tous les quartiers, les carrefours, les rues,
595 Dix mille affiches soient à l’instant répandues...
Pour annoncer enfin au public de Paris
Qu’on jouera le Tartuffe.
NINON.
Qu’on jouera le Tartuffe. Il sera bien surpris.
SAINT-ALBAN.
Comment faire à présent !....
UN SEIGNEUR.
Comment faire à présent !.... La probité vous laisse
Un excellent moyen, faites tomber la pièce.
LAFORÊT.
600 Moi j’ vais au paradis, si j’ vois queuqu’censeur
Je crierai, mais ben haut : À bas le cabaleur.
Et s’il redouble encor, moi j’agirai de sorte
Que le public se lève et lui crie : À la porte.
NINON.
Molière, à ce succès nous applaudissons tous ;
605 Votre triomphe est même un triomphe pour nous.
Mais au sein du bonheur, au comble de la gloire
De vos amis, de moi, conservez la mémoire.
Que l’esprit, la valeur, viennent dans ce Salon
Retrouver quelquefois Molière chez Ninon.
Nota. Dans la scène XIII, les deux Seigneurs qui ont paru dans les premières scènes, entrent avec le Prince de Condé.