ASTARBE
TRAGÉDIE

M. DCC. LVIII. Avec Approbation et Privilège du Roi

Par M. COLARDEAU.

Approbation §

J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, Astarbé, Tragédie, et je crois que l’on peut en permettre l’impression. À Paris, ce 1er Avril 1758.

CREBILLON

<imprimeur id="BORDELET">À PARIS, Chez la Veuve BORDELET, rue Saint Jacques ; vis-à-vis le Collège des Jésuites.</imprimeur>
À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS, PREMIER PRINCE DU SANG,
PRINCE, pour qui l’éclat d’une illustre naissance
N’est pas le seul garant de l’amour de la France,
Mais qui né près du trône et du Sang des BOURBONS,
Doit tout à tes vertus et rien aux plus grands noms,
Permets qu’un Citoyen du monde Littéraire,
S’élevant jusqu’à toi dans son vol téméraire,
Dût-il être ébloui, t’admirant de trop près,
Vienne mettre à tes pieds ses timides essais.
Je sais que d’un coup d’oeil tu peux glacer ma Muse ;
Mais ta grandeur se voile, et ta bonté m’excuse.
Né dans ces murs, jadis les défenseurs des Rois,
Où, fiere de rouler son onde sous tes lois,
Et sous ton astre heureux plus superbe et plus vaine,
La Loire, dans son cours, le dispute à la Seine,
Au nom de ma patrie, aux titres les plus chers,
Tu veux bien accepter mon hommage et mes vers.
PRINCE, puissent ces vers, à l’ombre de ta gloire,
Gravés par ton suffrage au Temple de Mémoire,
Apprendre, quelque jour, à la postérité
Que, dirigeant leurs pas vers l’immortalité,
Tu soutins les talents dans leur vaste carrière,
Que du Cirque Français tu m’ouvris la barrière,
Et, que les animant du feu de ses regards,
PHILIPPES fut le père et l’ami des Beaux Arts.

ACTEURS. §

  • PIGMALION, Roi de Tyr, M. Paulin.
  • ASTARBÉ, épouse de Pigmalion, Mlle Clairon.
  • BACAZAR, fils de Pigmalion, M. Le Kain.
  • LEUXIS, Princesse, amante de Bacazar, Mlle Gauffin.
  • NARBAL, ancien Gouverneur de Bacazar, M. Brizard.
  • ZOPIRE, conjuré, M. Bellecourt.
  • NADOR, conjuré, M. Le Grand.
  • ORCAN, Confident d’Astarbé, M. Bonneval.
  • ARSACE, Chef des Gardes de Pigmalion, M. Dubois.
  • GARDES de Pigmalion.
  • GARDES d’Astarbé.
  • TROUPE DE TYRIENS.
La Scène est à Tyr dans le Palais des Rois.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Narbal, Arsace. §

ARSACE.

Toi, dans Tyr, toi, Narbal ! Vieillard infortuné,
Marches-tu sans effroi, d’écueils environné ?
Dans ce séjour du crime et de la tyrannie
Quel motif te conduit ?

NARBAL.

L’amour de ma Patrie,
5 Les cris attendrissants d’un peuple malheureux,
Les remords de mon Roi ; tout m’appelle en ces lieux.
On dit que,, détestant le jour où l’hyménée
Au sort d’une barbare unit sa destinée,
Pigmalion rougit de ses longues erreurs ;
10 Qu’Astárbé va sentir ses dernières fureurs :
Sur ce monstre odieux je viens l’instruire encore ;
Je viens lui dévoiler des forfaits qu’il ignore.
La cruelle immola ses déplorables fils,
Ses fils, par mes leçons, dans la vertu nourris.
15 Que Pigmalion tremble aux noms de ses victimes !
Qu’il conquisse Astarbé, qu’il punisse ses crimes ;
Et que de la perfide à jamais délivré,
Il règne en Souverain de son peuple adoré.
Du fonds de mes déserts, voilà ce qui m’amène.
20 Tu le vois, mes projets sont d’amour et de haine :
Je viens perdre Astarbé, sauver l’État, mon Roi.
Arsace, j’ai compté sur tes soins, sur ta foi.
Destiné pour veiller sur les jours de son Maître,
Devant lui, sans péril, Arsace peut paraître.
25 Viens : au pied de son trône il faut guider mes pas ;
Tu le peux... Tu frémis ! Tu ne me réponds pas!
Ah , Dieux ! .... Quoi ! d’un vain bruit mon oreille frappée.
Un faux espoir naît-il dans mon âme trompée ?
Parle.

ARSACE.

Imprudent vieillard, tu quittes tes Déserts !
30 À la Cour d’un tyran viens tu chercher des fers ?
Connais Pigmalion. Monstrueux assemblage
De crimes, de remords, et d’amour, et de rage ,
1
Teint du sang de Sichée et du sang de son fils,
Monarque environné d’un peuple d’ennemis,
35 Haï de ses sujets, en horreur à lui-même ,
Esclave infortuné d’une épouse qu’il aime ;
Emporté, furieux dans ses plus doux transports,
Cruel dans ses forfaits, cruel dans ses remords,
Il est à redouter autant qu’il est à plaindre.
40 Dans son repentir même un tyran est à craindre.
Ah ! Fuis loin du barbare !

NARBAL.

Arrête : écoute moi.
Narbal, dans un Tyran respecte encor son Roi.
Tu l’oses condamner !... Ah ! Quels que soient leurs crimes,
Marchants à pas tremblants à travers mille abîmes,
45 Il faut plaindre les Rois dans leurs tristes grandeurs ;
Leurs forfaits bien souvent ne sont que leurs malheurs.
Arrête.... Et cependant seconde ici mon zèle.
Pigmalion soupçonne une épouse infidèle ;
Je le sais. Viens, te dis-je. Il faut tout découvrir,
50 Accuser Astarbé.

ARSACE.

Cruel, tu vas périr.
Astarbé ! Dieux ! Narbal peut-il la méconnaître ?

NARBAL.

Je connais son pouvoir, et mes yeux l’ont vu naître.
Conduite par l’amour au trône de nos Rois,
Sa fatale beauté fit seule tous ses droits.
55 La fortune l’élève, et le faible l’encense :
Mais je ne puis, foulé du poids de sa puissance,
Tomber aux pieds d’un monstre, auteur des maux divers,
Dont sa rage a rempli ce coin de l’Univers.
Du haut de ses autels renversons cette idole.
60 Que m’importe, après tout, que sa fureur m’immole ?
Dois-je épargner un sang, dans mes veines, glacé ?
Pour mon Roi, pour l’État il doit être versé.
Arsace, nous touchons au jour de la vengeance.
J’ensevelis encor dans la nuit du silence
65 Un secret important qu’il faut taire en ces lieux.
Tantôt et loin d’ici je t’en instruirai mieux.
Cependant, apprends-moi le sort d’une Princesse,
Dont le malheur affreux me touche et m’intéresse.
Leuxis, dans ce Palais, voit-elle encor le jour ?
70 Nourrirait-elle encor un malheureux amour ?
De l’héritier du Trône amante infortunée,
Au jeune Bacazar promise et destinée,
Elle attendait des Dieux, le prix de ses vertus.

ARSACE.

Leuxis remplit ces lieux de regrets superflus.
75 D’autant plus malheureuse, au sein de ses alarmes,
Que l’impie Astarbé se repaît de ses larmes ,
Que l’auteur de ses maux jouit de sa douleur.
La vertu cependant est toujours dans son coeur.

NARBAL.

Vole vers elle, Arsace ; et dis-lui qu’elle espère :
80 Ce jour, cet heureux jour finira sa misère.
Dieux ! Astarbé paraît !

SCÈNE II. Astarbé , Narbal , Arsace, Orcan, Gardes. §

ASTARBÉ.

Vous, Narbal, dans ces lieux !
Osez-vous, sans mon ordre , y paraître à mes yeux ?
Vous, qu’à mes volontés j’ai vu toujours contraire,
Vous, qui vous imposant un exil volontaire,
85 Sur des bords inconnus, en secret, retiré,
Vivez depuis dix ans, à la Cour ignoré.
Narbal, dans un sujet, la fuite est condamnable,
Et, s’il n’est ordonné, le retour est coupable,
Il faut justifier l’un et l’autre aujourd’hui.

NARBAL.

90 Le Juste qu’on accuse, a ses vertus pour lui.
Arrêtez vos regards sur le cours de ma vie,
Madame... C’est ainsi que je me justifie.

ASTARBÉ.

Inflexible vieillard, crois-moi, le temps n’est plus.
Où, moi-même admirant tes sauvages vertus,
95 J’ai souffert que dans Tyr ton audace impunie
Me donnât tous les noms, dont elle m’a noircie ;
De tant d’affronts reçus, et qu’il fallait punir,
Je veux bien aujourd’hui perdre le souvenir.
C’est assez me contraindre ; et je me suis flattée
100 D’être, dans mes grandeurs, désormais respectée.
Je le veux, en un mot.

NARBAL.

La juste autorité
Trouve dans moi le zèle et la docilité :
Mais je ne sus jamais vil esclave du crime
Lui rendre, dans les Cours, un culte illégitime.
105 Fidèle à ma patrie, aux souverains, aux lois,
C’est sans déplaire aux Dieux que j’obéis aux Rois.

ASTARBÉ.

Sors, et tremble.
Les Gardes sortent.

SCÈNE III. Astarbé, Orcan. §

ASTARBÉ.

En ces lieux quel motif le ramène ?
Du poids de son orgueil il accable sa Reine !
Ici tout m’importune, et depuis quelques jours,
110 Tout semble de ma vie empoisonner le cours.
Leuxis, de mes grandeurs, orgueilleuse rivale,
Ose usurper mes droits et marcher mon égale.
Pigmalion lui-même, inquiet et jaloux,
Affectant les chagrins d’un maître et d’un époux,
115 Et ne me parlant plus que la plainte à la bouche,
Verse sur moi le fiel de son âme farouche.
Sur mes sombres projets serait-il éclairé ?
Le voile qui les couvre est-il donc déchiré ?
Je ne sais ; mais tantôt sous ces voûtes sanglantes
120 Croyant voir de son fils les ombres menaçantes,
Et se plaignant à moi des rigueurs de leur fort,
Le barbare, en ces lieux, m’a reproché leur mort.
Je le connais : il faut prévenir sa furie.
Il avance le coup qui menace sa vie,
125 Ces soldats vigilants, ces gardes assidus,
Ces cent portes d’airain, ces glaives toujours nus,
Ces foudres allumés, qui grondent près du trône,
Ces orgueilleuses tours, que la mort environne,
(Appareil menaçant, mais inutile appui
130 Qu’un tyran met toujours entre son peuple et lui, )
Rien ne peut ralentir le courroux qui m’anime.
Pigmalion, ce soir, expire ma victime.
Ce projet en un mot trop longtemps concerté.
Dans ce jour de terreur doit être exécuté.

ORCAN.

135 Immoler le tyran ! Quels mortels intrépides
Seconderont ici vos fureurs parricides ?
Quels sujets oseront sacrifier leur Roi ?

ASTARBÉ.

Je n’attends rien du peuple, et j’ai compté sur moi.
N’en doute point, ce bras suffit à ma vengeance.
140 De mes cruels transports connais la violence.
Le tyran jusqu’ici n’a fait naître en mon coeur
Que des emportements de haine et de fureur :
Et dans ce jour encor, où le cruel m’outrage,
Mon plus doux sentiment est celui de la rage.
145 Qu’il ne se plaigne point de tant d’inimitié,
La sienne, plus barbare, a tout justifié.

ORCAN.

Son amour, cependant, vous place au rang de Reine.

ASTARBÉ.

Quel amour, si j’ai dû lui préférer sa haine !
Par l’ordre de mon père attaché près de moi,
150 L’habitude et le temps m’assurent de ta foi.
Orcan ; je vais t’ouvrir mon âme toute entière,
Cette âme, pour toi seul va souffrir la lumière.
Rappelle-toi le jour où cet affreux Palais,
Retentit tout à coup du bruit de mes attraits ;
155 Tu sais l’obscurité du rang où je suis née ;
Sans ambition, libre, et du trône éloignée ;
Encor dans l’âge, où fait pour les illusions
Notre coeur méconnaît les grandes passions :
J’aimais ; heureuse alors ; glorieuse et contente
160 Mon orgueil se bornait au vain titre d’amante ;
Les Dieux allaient m’unir au sort de mon époux,
Et les flambeaux d’hymen brillaient déjà pour nous,
Quand au lit du tyran, malgré moi réservée,
Des bras de mon amant je me vis enlevée :
165 De cent coups de poignard je vis percer son coeur.
On ajouta bientôt l’outrage à la fureur.
Dans ce Palais funeste on me traîna mourante ;
Pigmalion brava les larmes d’une amante ;
Et voulant me forcer de répondre à ses voeux,
170 Il serra de l’hymen les détestables noeuds.
Quel hymen ! Le cruel, dans sa rage jalouse,
Venait d’empoisonner sa malheureuse épouse,
Et dans ce jour encor, son frère infortuné ,
Sichée, à nos autels mourut assassiné.
175 Orcan, il m’inspira la fureur qui m’anime,
Et dans ses bras sanglants, j’ai respiré le crime.
Assise à ses côtés sur le trône des Rois,
Je devins politique et barbare à la fois.
Enfin, que te dirai-je ? À ses destins unie,
180 Le cruel m’infecta de son fatal génie.
Je voulus l’en punir ; mais pour mieux le frapper,
Il était soupçonneux, il fallait le tromper.
On m’aimait, et bientôt au vain talent de plaire
J’ajoutai l’artifice, il était nécessaire :
185 Et sans te rappeler ces intrigues de Cour,
Fruit de l’ambition plutôt que de l’amour ;
Je pris sur le tyran cet ascendant suprême
Que donne la beauté sur les souverains même.
J’obtins tout ; je régnai sur son peuple et sur lui.
190 Mais, Orcan, mon pouvoir l’inquiète aujourd’hui :
Il m’observe, il me craint ; ma faveur diminue,
Et peut être ma perte est déjà résolue.
De sa première épouse il m’apprête le sort.
Qu’il frémisse ! Ma crainte est l’arrêt de sa mort.

ORCAN.

195 Quel mortel près de vous doit monter sur le trône,
Madame ! Sur quel front mettez-vous la couronne ?
Vous connaissez nos moeurs, nos usages, nos lois ;
Tyr, pour la gouverner n’eût jamais que des Rois.

ASTARBÉ.

Qu’oses-tu m’opposer ? Apprends à me connaître.
200 Astarbé trop longtemps a gémi sous un maître.
Je méprise un vil peuple, indocile et jaloux.
Orcan, je régnerai sans maître et sans époux.
Par de pénibles soins au trône conservée,
Si je le partageais, je m’en croirais privée.
205 Je sens enfin, je sens dans le fond de mon coeur
La vaste ambition qui mène à la grandeur.
Vois, jusqu’où j’ai porté mes soins et ma prudence,
Du sang des souverains j’ai proscrit l’espérance.
Un obstacle puissant arrêtait mes projets ;
210 Le tyran eut deux fils, l’amour de ses sujets,
Faibles, jeunes encor, mais qui pouvaient me nuire ;
Méprisables tous deux, mais qu’il fallait détruire ;
J’avais juré leur mort ; rien ne peut m’effrayer.
D’un complot criminel j’accusai le premier ;
215 De ses plus noirs poisons j’armai la calomnie.
Le tyran inquiet, qui craignait pour sa vie,
N’éclaircir rien, crut tout, et sur mon seul rapport,
De son malheureux fils il ordonna la mort.
Bacazar restait seul ; plus heureux que son frère,
220 Il avait pour appui la tendresse d’un père.
Et la pompe et l’éclat dont brillait cette Cour,
De son fatal hymen nous annonçaient le jour ;
Cette même Leuxis, dont la fierté m’offense ,
L’obtenait pour époux, et trompait ma prudence :
225 Mais du fatal hymen je reculai l’instant,
Et ma main sépara l’amante de l’amant.
Il était dans cet âge, où Tyr voit sa jeunesse
Aller chercher les arts dans le sein de la Grèce.
2
J’usai de ce prétexte, il partit pour Samos.
230 Le Pilote séduit, le plongea dans les flots.
On crut que le vaisseau, surpris par un orage,
Avait enveloppé le Prince en son naufrage ;
Et le peuple crédule, adoptant ce rapport ,
Il n’imputa qu’aux Dieux le malheur de sa mort.
235 Voilà par quels degrés l’adroite politique
M’approche à chaque instant du pouvoir despotique.
Il ne faut plus qu’un pas, je le fais en ce jour :
Je sers l’ambition, et je venge l’Amour.

ORCAN.

Mais ne craignez-vous point que le peuple indocile
240 Ne s’oppose au succès d’un projet inutile ?
Vous devez redouter ses noirs ressentiments.
Plus d’un Peuple, Madame, a vengé ses tyrans.

ASTARBÉ.

Je ne m’abuse point, je sais qu’on me déteste ;
Je sais que Tyr me voit comme un monstre funeste,
245 Artisan de ses maux, destructeur de ses lois,
Ennemi de ses Dieux, et tyran sous ses Rois :
Va, je me rends justice, et n’ai pu me séduire
Jusqu’à me déguiser la haine que j’inspire.
Mais cette inimitié qui t’alarme pour moi,
250 Redouble ma fureur, et non pas mon effroi,
Moi, redouter, moi, craindre une foule impuissante
De faibles citoyens que mon nom épouvante !
Que m’importe la haine ou l’amour des mortels ?
Orcan, je veux un trône, et non pas des autels.
255 Poursuivons mes desseins. On dit que dans Carthage,
La superbe Didon forme un nouvel orage,
Et que bientôt ici cette Reine en courroux,
Doit venir pour venger l’ombre de son époux :
Je dois la craindre, Orcan ; la foudre qu’elle apprête,
260 En frappant le tyran, tomberait sur ma tête ;
Différer, c’est l’attendre : il faut la prévenir.
Je sais de quels ressorts il faudra se servir.
Et toi, va rassembler cette foule importune
Que l’intérêt enchaîne au char de ma fortune :
265 Tous ces vils courtisans, ces flatteurs corrompus,
Comblés de mes bienfaits, me sont déjà vendus.
Mais, fais venir surtout Le farouche Zopire :
Ce Zopire est un traître, et j’ai su le séduire ;
Autrefois vertueux, aujourd’hui criminel ;
270 Né faible, et cependant politique et cruel ;
C’est un de ces humains guidés par leurs caprices,
Dont on met à profit les vertus ou les vices.
Vole, Orcan ; et surtout renferme dans ton coeur
Des secrets, dont tu vois la sombre profondeur.
275 Mais que me veut Leuxis ?

SCÈNE IV. Astarbé, Leuxis, Arsace. §

LEUXIS.

Vous l’emportez, Madame ;
J’abaisse, en frémissant, la fierté de mon âme ;
Moi, qui ne dûs jamais reconnaître vos lois,
Moi, la soeur de Sichée, et fille de nos Rois ;
Je viens vous implorer : les malheurs de ma vie
280 M’ont réduite à l’opprobre où je suis avilie.
Assez longtemps vos yeux ont joui de mes pleurs.
Ce Palais a pour moi d’éternelles horreurs ;
J’y frémis, et j’y vois une main meurtrière,
Fumante encor du sang de ma famille entière.
285 Obtenez de mon Roi qu’abandonnant ces lieux,
Je puisse, avec Didon, sur des bords plus heureux,
Déplorer en secret nos longues infortunes :
L’Hymen unit nos droits ; nos pertes sont communes.

ASTARBÉ.

Madame, je le sais, les mêmes intérêts
290 Vous livrent l’une et l’autre à de pareils regrets.
Didon, dans le complot d’une injuste vengeance,
Vous a vue avec elle agir d’intelligence ;
Et si Pigmalion écoute mes avis,
Sa main n’unira pas ses plus grands ennemis.
295 Vous ne verrez jamais les rivages d’Afrique.

LEUXIS.

Et voilà donc les soins de votre politique ?
Me peignant à ses yeux sous d’affreuses couleurs,
De votre époux trompé vous armez les fureurs :
Qui de nous, envers lui, se montra plus perfide ?
300 Ai-je livré son sang à sa main parricide ?
Ah ! Tandis qu’à ses fils on arrachait le jour,
L’un avait mon estime, et l’autre mon amour :
Et cependant c’est moi que l’on traite en coupable ;
Moi, qui dans les apprêts d’un hymen favorable,
305 De mon frère immolé perdant le souvenir,
Au fils de l’assassin consentait à m’unir.

ASTARBÉ.

Si Bacazar n’est plus, sa mort n’est pas mon crime.

LEUXIS.

Je ne sais de quel bras il mourut la victime.
Mon désespoir ne peut en accuser les Dieux ;
310 Ils aiment les mortels qu’ils ont fait vertueux.
De plus justes soupçons s’élèvent dans mon âme :
J’ai perdu mon amant, et vous régnez, Madame.

ASTARBÉ.

Je ne répondrai point à d’injustes discours,
Dictés par la douleur, et que l’on tient toujours.
315 Je ne dirai qu’un mot : Oui , Madame, je règne :
Pardonner ou punir, je puis tout... Qu’on me craigne.
Elle s’en va.

SCÈNE V. Leuxis, Arsace. §

ARSACE.

L’infortune à ce point peut-elle s’égarer ?
Vous l’avez offensée ; il fallait l’implorer ;
Tout gémit, tout périt sous sa main criminelle.

LEUXIS.

320 Moi, que je tombe aux pieds d’une reine cruelle !
Sans nous déshonorer, cédons à nos malheurs.
Mourrons, brisons des fers arrosés de mes pleurs.
Que mes yeux ne soient plus les témoins de sa rage :
Méprisable dans Tyr, dangereuse à Carthage,
325 Quand je m’apprête à fuir vers de plus doux climats,
3
La barbare en ces lieux veut retenir mes pas.
Sous les lois d’une femme en esclave enchaînée,
C’est traîner trop longtemps ma vie infortunée.
J’ai fatigué le ciel de mes voeux superflus ;
330 Il est sourd à mes cris, et Bacazar n’est plus !
Mourons, vous dis-je.

ARSACE.

Il faut tout espérer encore.
Le jour de la vengeance éclate avec l’aurore.
Le vertueux Narbal, ramené dans ces lieux,
Nous promet ce grand jour, l’annonce au nom des Dieux.

LEUXIS.

335 Je connais ce vieillard : trop sensible à mes peines,
Narbal veut me donner ces espérances vaines,
Dont la pitié souvent amuse la douleur.
L’amertume a rempli le vide de mon coeur.
Ah ! Quand il faut haïr jusqu’à mon existence,
340 Que je goûterai mal une faible vengeance !
Sans être réparés les crimes sont punis.
Hélas ! Pigmalion me rendra-t-il son fils ?

ARSACE.

D’un bonheur imprévu, Narbal veut vous instruire ;
Princesse, il vous attend.

LEUXIS.

Qu’aurait-il à me dire ?
345 Allons voir, j’y consens, ce mortel vertueux.
Le sage fut toujours l’appui des malheureux.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Zopire, Nador. §

NADOR.

Zopire, tu connais les desseins de la Reine :
Dans ce palais sanglant son ordre nous ramène.
Quoi, lorsque ses fureurs devraient nous indigner,
350 Nous allons les servir !

ZOPIRE.

Nador, il faut régner.
Tu frémis ? Ce projet te trouble et t’intimide !
Le tyran va tomber sous le glaive homicide.
Seconde mon audace ; et le Peuple étonné
Du bandeau de ses Rois me verra couronné,
355 Astarbé dans ce jour immole sa victime :
Perdons la criminelle, et jouissons du crime.
Sous un Sceptre de fer trop longtemps accablés,
D’un Sceptre plus pesant craignons d’être foulés ;
Sur les débris du trône et de la tyrannie,
360 Élevons un pouvoir utile à la Patrie ;
Rappelons dans ces lieux la justice et les moeurs.
C’est pour vous rendre heureux que j’aspire aux grandeurs.

NADOR.

Dans ce vaste projet, je te plains et t’admire.
Astarbé tient ici les rênes de l’Empire ;
365 Sur elle, sans péril, peux-tu les usurper ?

ZOPIRE.

Elle me craint, Nador, et, je puis la tromper.
Tantôt dans ses terreurs, je l’ai vue elle-même
4
M’offrir, avec sa main l’éclat du diadème ;
Elle veut que mon bras, de cet espoir flatté,
370 Enchaîne sous ses lois un peuple révolté.
J’accepte tous les dons que me fait sa faiblesse ;
Mais c’est pour les remettre aux mains de la Princesse :
5
Leuxis, seul rejeton de la tige des rois,
Oppose à mes desseins de légitimes droits :
375 Heureuse et triomphante, et par moi couronnée ,
Que l’Hymen à mon sort joigne sa destinée.
Ne crois pas cependant qu’un coeur ambitieux,
Asservi par l’amour, en ressente les feux :
Leuxis, sans m’éblouir par l’éclat de ses charmes ,
380 Me plaît par ses vertus, me touche par ses larmes.
Astarbé sur mon coeur peut moins par ses bienfaits ;
Je vois avec mépris l’orgueil de ses attraits.
Ô vertu ! Telle est donc ta puissance suprême !
On t’aime, on te respecte au sein du crime même.

NADOR.

385 Tu voudrais réunir, dans ton coeur combattu,
La fureur, la pitié , le crime et la vertu ;
Pour éviter les noms d’usurpateur, de traître,
Tu défends dans Leuxis le sang qui l’a fait naître ;
Cependant, poursuivant ce sang infortuné,
390 Tu souffres que ton Roi périsse assassiné !
Tu crois que son trépas sauvera cet empire ;
Tu veux perdre Astarbé... Tu veux régner, Zopire.
Ah ! Quels font tes desseins ! Par quel contraste affreux,
Es-tu donc à la fois barbare et généreux ?

ZOPIRE.

395 Je sais des souverains quel est le privilège.
Mon bras n’est point armé d’un couteau sacrilège.
Je voudrais de mon roi prévenir le malheur.
Mais comment l’arracher à fa propre fureur ?
Accuser à ses yeux une épouse qu’il aime ;
400 Ce n’est point le sauver, c’est me perdre moi-même.
La Barbare, abusant des droits de la beauté,
Saura d’un voile épais couvrir la vérité,
Et d’un amour trompeur employant l’artifice,
Faire tomber sur moi le crime et le supplice.
405 Que te dirai-je encor ? Sans cesse partagé,
Ami de la vertu, dans le crime engagé,
J’ai balancé longtemps ; mais enfin moins timide,
L’ambition me parle, et sa voix me décide.
De nos amis communs va disposer les coeurs.
410 Je vais tromper la Reine en servant ses fureurs.
Elle vient, laisse-nous.

SCÈNE II. Astarbé, Zopire, Orcan. §

ASTARBÉ.

Enfin, brave Zopire,
Ce jour va terminer les malheurs de l’Empire.
Hâtez-vous, rassemblez vos généreux amis.
Servez-moi ; je l’ai dit, le trône est à ce prix.

ZOPIRE.

415 Nos conjurés ici s’empressant de se rendre...

ASTARBÉ.

L’ordre n’est point donné, Zopire.... Il faut l’attendre.
Il n’est pas temps encore d’annoncer mes projets ;
On ne les connaîtra qu’au moment du succès.
Vous, que sur mes desseins ma confiance éclaire,
420 Songez qu’un conjuré doit agir et se taire.
Préparez en secret ces armes, ces poignards,
Ces instruments de mort, cachés en ces remparts.

ZOPIRE.

Grande Reine, croyez que l’ardeur qui m’inspire,
Que l’amour...

ASTARBÉ.

Arrêtez , vous me trompez, Zopire;
425 Je connais vos pareils ; la fière ambition
Anéantit en eux toute autre passion :
C’est au soin de régner que leur grand coeur s’applique,
L’amour n’est à leurs yeux qu’un ressort politique,
Qui d’un sexe crédule, objet de leur mépris,
430 Peut séduire à leur gré les faciles esprits.
Mais vous n’avez point dû, quelque soin qui vous presse,
De ce sexe avili m’imputer la faiblesse.
Par ce lâche détour, enfin vous m’offensez,
Ou vous me croyez faible, ou vous me trahissez.
435 Allez. Pigmalion près de moi va se rendre :
Je l’attends, et peut-être il pourrait nous surprendre.
Laissez-nous, et songez quand je vous promets ma main,
Qu’un vil adorateur y prétendrait en vain :
Discutez-là, Zopire ; elle est le prix du zèle.

SCÈNE III. Astarbé, Orcan. §

ORCAN.

440 Ainsi, vous couronnez un esclave infidèle !

ASTARBÉ.

En offrant à ses voeux la suprême grandeur,
De ce vil conjuré j’irrite la fureur.
Séduit par cet espoir, son intérêt l’anime ;
Et l’intérêt, Orcan, facilite le crime.
445 L’art d’offrir sa parole, et l’art de la trahir,
C’est la vertu des Grands, je saurai m’en servir.
Que Zopire frémisse en trahissant son maître :
C’est de lui que j’apprends à redouter un traître.
Je préviendrai dans lui le crime ou le remord ;
450 Et mon bras, pour tout prix, lui destine la mort.
Hâtons de nos desseins l’heure trop différée,
Ou craignons du tyran la fureur égarée :
Ce monstre d’épouvante et de trouble, oppressé,
Semble entrevoir le coup dont il est menacé.

ORCAN.

455 Eh ! Qui soupçonne-t-il ?

ASTARBÉ.

Moi-même la première ,
Le jour, l’air qu’il respire, et la nature entière.
Rassemblons sur Leuxis ces soupçons odieux ;
Rendons-la criminelle et suspecte à ses yeux.
Il faut la perdre Orcan ; Leuxis pourrait me nuire.
460 Mais ne nous chargeons pas du soin de la détruire.
Le Phénicien l’aime : attendri sur son sort,
Il punirait sur moi le crime de sa mort.
Que le Tyran l’immole, et par ce coup barbare
Qu’il autorise ici le coup qu’on lui prépare.
465 Des Peuples indignés qu’il devienne l’horreur.
La politique, Orcan, fait plus que la fureur.
Par la main du tyran j’immole mes victimes ;
Et je veux l’accabler du fardeau de mes crimes.
Il vient.

SCÈNE IV. Pigmalion, Astarbé, Arsace, Gardes. §

ASTARBÉ.

Seigneur, quel trouble égare ici vos pas !
470 Où courez-vous ? Pourquoi ces farouches Soldats ?
De quel nouvel effroi votre âme est elle atteinte ?
Ah ! parlez.

PIGMALION.

Mes pareils sont-ils jamais sans crainte ?
Madame, ces remparts de mes crimes remplis,
D’un Peuple gémissant me répètent les cris :
475 Hélas ! Et dans ces cris jetés par l’innocence,
J’entends toujours frémir la voix de la vengeance.
Je combats vainement une juste terreur ;
Le remord me détrompe et tonne dans mon coeur.
Tout présente à ma vue une image effrayante.
480 Je vois loin de ces bords une reine puissante,
De ses vaisseaux nombreux couvrir le sein des mers,
Et chercher des vengeurs dans un autre univers.
Mes sujets dans ces murs, l’Africain dans Carthage,
Les Dieux même irrités accélèrent l’orage.
485 Je veux les prévenir ; plus juste désormais,
Sur un peuple opprimé régnons par les bienfaits.

ASTARBÉ.

Tels sont donc vos desseins ? Quelle indigne faiblesse !
Une ombre, un vain remord, un fantôme vous blesse !
Hé quoi, d’un peuple vil craignez-vous les clameurs ?
490 Vous allez, dites-vous réparer ses malheurs,
Répandre vos bienfaits sur cette foule obscure :
Ah ! Laissez-lui plutôt la plainte et le murmure.
Qu’importe qu’il gémisse ? Il est né pour servir.
À la rébellion craignez de l’enhardir.
495 Loin de la relâcher, il faut serrer sa chaîne.
C’est par la fermeté que l’on dompte sa haine.
Enfin, ne souffrez point qu’il élève sa voix,
Qu’il ose sur leur trône interroger ses rois.
Des Dieux que vous craignez imitez les exemples ;
500 C’est la foudre à la main qu’ils obtiennent des temples :
Le mystère et la crainte entourent leurs autels.
Punissez, et comme eux effrayez les mortels.

PIGMALION.

Hé bien, Madame, hé bien ; il faut toujours se rendre,
Toujours suivre vos lois, les chérir, en dépendre.
505 Cependant Phadaël à la mort condamné,
Mes sujets poursuivis, Sichée assassiné ;
Tant de maux n’ont-ils point assouvi ma furie ?
Faut-il verser encor le sang de ma patrie ?
Quels funestes conseils ! Je les ai trop suivis,
510 Madame ; et ce sont eux qui perdirent mes fils.
À ce noir souvenir, la voix de la nature
Jette au fond de mon coeur un effrayant murmure.

ASTARBÉ.

J’ignorais jusqu’ici, le but de vos discours,
Seigneur, mais mon esprit en a suivi le cours :
515 Le reproche les dicte ; et votre âme égarée
S’abandonne aux remords dont elle est déchirée ;
La crainte y verse aussi son funeste poison,
Et l’un et l’autre enfin vous mènent au soupçon.
Vous m’accusez, Cruel ! Apprenez-moi mes crimes.
520 Cette main fume encor du sang de mes victimes ;
Je ne m’excuse point, j’ai tout osé pour vous.
Des traîtres, des ingrats sont tombés sous mes coups.
Leur sort vous attendrit ! Quelle pitié frivole ,
Quand vous êtes le Dieu pour qui je les immole !
525 Et quels sont après tout vos crimes et les miens ?
Outrageant la nature et brisant ses liens,
6
Sichée enorgueilli des droits de sa tiare,
Prêtre séditieux, frère injuste et barbare,
Du Peuple, contre vous, souleva les esprits.
530 Plus criminel encor le premier de vos fils,
De vos augustes jours détestant la durée,
Osa lever sur vous fa main dénaturée.
Vous les avez punis ; Et vous, qui les plaignez,
Ce n’est que par leur mort qu’aujourd’hui vous régnez.
535 La violence aux rois est souvent nécessaire.
Dussiez-vous m’en punir, je ne puis plus vous taire
Que dans ce jour encor, dans ces mêmes moments,
Vous êtes menacé des périls les plus grands ;
Qu’il faut les prévenir, ou payer de sa tête.

PIGMALION.

540 Ô Ciel ! Que dites vous ?

ASTARBÉ.

La révolte s’apprête.

PIGMALION.

Achevez ; nommez-moi mes lâches ennemis.

ASTARBÉ.

Il en reste un, Seigneur.

PIGMALION.

Ah ! Quel est-il ?

ASTARBÉ.

Leuxis.
Décidez vos soupçons entre elle et votre épouse.
Du noeud qui nous unit, indignement jalouse ,
545 Leuxis médite ici de criminels desseins ;
Tantôt elle fuyait vers les bords Africains.
Jugez sur cet avis quel intérêt me guide ;
Ou plutôt, je l’ai dit que votre âme décide.
Un abîme profond est ouvert sous vos pas :
550 Voyez, examinez, et ne m’en croyez pas.
Je vous laisse, Seigneur.

SCÈNE V. Pigmalion, Arsace. §

PIGMALION.

Elle me fuit, Arsace.
Le fer est suspendu, sa chute me menace ;
Sur le soin de mes jours réveillons son ardeur :
Mes soupçons, mes remords ont irrité son coeur.
555 Par elle je veux tout, je crains ou je désire.
Quel ascendant vainqueur ! Qu’il lui donne d’empire ?
Quoi, Leuxis me trahit !... Venge un roi malheureux.
Qu’on la charge de fers... Il le faut... Je le veux»

ARSACE.

Ah, Seigneur, différez ! Aux genoux de son maître,
560 Narbal...

PIGMALION.

Que me veut-il ; Qu’il vienne ; il peut paraître.
Hélas ! Dans les horreurs de l’état où je suis :
Tout voir et tout entendre est tout ce que je puis.

SCÈNE VI. Pigmalion, Narbal. §

PIGMALION.

Sage vieillard, approche, et bannis toute crainte,
Narbal peut aujourd’hui s’expliquer sans contrainte.
565 On parle de complots, de vengeurs, d’assassins.
Tu m’as dit mille fois qu’il n’est point de chemins
Qui mènent jusqu’à nous la vérité sévère ;
On l’enveloppe ici des ombres du mystère.
Réponds : j’attends de toi des éclaircissements,
570 Quels sont mes ennemis ?

NARBAL.

Je connais les plus grands,
D’autant plus dangereux, d’autant plus redoutables,
Que voilant leurs fureurs sous des dehors aimables,
Pour les empoisonner, ils séduisent les coeurs.

PIGMALION.

Ces ennemis cruels, qui sont-ils ?

NARBAL.

Vos flatteurs ;
575 Mortels nés pour corrompre, aussi bien que pour feindre.
Ah ! Plut aux Dieux, qu’un roi n’eût que son peuple à craindre !
Un bienfait le fléchit et peut le désarmer :
Mais le flatteur toujours nuit et se fait aimer.
On vous trompe, Seigneur ; Astarbé vous abuse.

PIGMALION.

580 Téméraire, arrêtez ! Le Tyrien l’accuse,
Je ne consulte point ces sentiments jaloux,
Et je n’en crois, enfin, ni ce Peuple, ni vous.
C’est sur d’autres objets qu’il fallait me répondre.
On dit que sur mes jours l’orage est prêt à fondre.
585 L’infidèle Leuxis, injuste en sa douleur,
S’est unie en secret aux desseins de ma soeur :
Elle fuyait, dit-on, vers les rives d’Afrique.
Quels projets trame ici sa vaine politique ?

NARBAL.

Je vous réponds, Seigneur, des vertus de Leuxis.

PIGMALION.

590 Elle pleure Sichée !

NARBAL.

Et pleure votre fils !

PIGMALION.

7
Non, je n’approuve point sa fuite dans Carthage.
Vous-même, retiré dans un désert sauvage,
Vous n’avez pu, sans crime, errant et loin de moi,
Ensevelir des jours qui sont à votre roi.

NARBAL.

595 Dans mon désert, Seigneur, la vieillesse pesante
Dénouait le tissu d’une vie innocente.
Je mourais chaque jour, et mourais sans effort.
Hélas ! M’enviez-vous la douceur de ma mort ?
Quand, sous le faix des ans, ma vieillesse succombe,
600 Serais-je à redouter sur les bords de ma tombe ?
Le sage ne meurt point sous les lambris des rois :
Loin de ces lieux, Seigneur, sous mes rustiques toits,
Gémissant en secret des crimes de la terre,
Mes prières des Dieux désarmaient la colère.
605 Ma voix les implorait pour le peuple, pour vous ;
Et je m’étais flatté de suspendre leurs coups.
Ah ! Ne déchirez plus sein de ma patrie/

PIGMALION.

Un Peuple factieux attente sur ma vie !

NARBAL.

Et le fléchirez-vous par d’indignes fureurs ?
610 Le règne le plus sûr est le règne des coeurs.
Vous êtes Roi sans doute, et ce titre est auguste ;
Mais il faut être encor humain, généreux, juste,
Offrir aux malheureux des soins compatissants.
Héros, législateurs, monarques, conquérants,
615 De ces titres pompeux dont la gloire nous nomme,
En est-il un pour nous plus grand que le nom d’homme ?
C’est le premier, Seigneur ; et fans l’humanité,
Tout, jusqu’à la vertu, n’est que férocité.
Vous craignez, dites-vous, le peuple et sa furie :
620 Abjurez aujourd’hui l’affreuse tyrannie,
Et Narbal vous répond du salut de vos jours.
Combien ce peuple alors en chérirait le cours !
Vos remords, vos terreurs, oui, tout semble vous dire
Qu’il faut pour être heureux dans les soins d’un Empire,
625 Régner par les bienfaits, par les moeurs, par les lois.
Le malheur des États fait le malheur des Rois.

PIGMALION.

Ôte à la vérité ce langage inflexible :
Tu veux la faire aimer et tu la rends terrible.
Cruel, fuis loin de moi ; tu m’arraches le coeur.

NARBAL, aux genoux de Pigmalion.

630 Ainsi vous le fermez aux cris de ma douleur !
Par ces genoux sacrés, ô mon Roi, par vous-même,
N’irritez plus des Dieux la justice suprême.
Ah ! Que ne savez-vous de quel bienfait heureux,
Ils récompenseraient votre retour vers eux.
635 Il en est un, Seigneur, inespéré sans doute.
Le Ciel sait les désirs et les voeux qu’il me coûte,
Et ne les rendra point et vains et superflus.
Votre fils malheureux...

PIGMALION.

Mon fils ! Je n’en ai plus.

NARBAL.

Il est vrai qu’une-Reine implacable et barbare,
640 Proscrivit leurs jours ; mais....

PIGMALION.

Ta haine se déclare :
Tu veux perdre Astarbé.... J’entrevois vos raisons :
Sa vigilance a foin d’éclairer mes soupçons.
De vos obscurs desseins je perce le mystère ;
J’y porte le flambeau, mais en juge sévère.
645 Astarbé vous déplaît, je l’oppose à vos coups,
Et je mets ce rempart entre mon trône et vous.
Je sais jusqu’où vos cris portent leur insolence ;
Vous demandez sa tête ! Ô fureur! Ô vengeance !
Tremble , Peuple indocile et qui m’ose irriter !
650 C’est elle, pour punir, que je vais consulter.

SCÈNE VII. §

NARBAL.

Par quel accueil trompeur il savait me séduire !
Sur son faux repentir ma bouche allait tout dire.
Tout, jusqu’à ses remords, n’est en lui que fureur.
Quel secret le barbare arrachait à mon coeur !
655 Secret, qu’un malheureux confie à ma prudence.
Grands Dieux, ne trompez point ma plus chère espérance ;
Rendez à la Patrie un Prince vertueux :
Rendez-moi Bacazar... Hélas ! Quels sont mes voeux ?
Au sein de ses remparts une femme cruelle...
660 Dans quel séjour de sang ma tendresse l’appelle !
Ô Ciel, n’écoute point mes désirs, imprudents,
Et cache la vertu loin de l’oeil des tyrans.
Cher Prince, s’il est vrai que le Ciel favorable,
Ait étendu fur toi sa puissance équitable ;,
665 Si tu vis, si j’en crois ces traits chers et connus,.
Que ta main a tracés, et que mes yeux ont lus ;
Fuis loin de ce Palais. Dans des climats sauvages,
Sans doute que tes jours sont purs et sans nuages.
L’humanité sensible adoucit tes malheurs.
670 Et qu’aurais-tu dans Tyr ? Mes soupirs et mes pleurs,
Tribut insuffisant qu’on paye à la misère.
Hélas ! Tu n’aurais pas le coeur même d’un père.
Arsace ! Que veut-il ?

SCÈNE VIII. Narbal, Arsace. §

ARSACE.

Leuxis est dans les fers.
Suis-moi, viens l’arracher au plus affreux revers.
675 À ma fidélité le Tyran la confie :
Mais enfin je crains tout, je tremble pour sa vie.
Pigmalion à peine avait quitté ces lieux,
Parcourant ce Palais , interdit, furieux,
Il menace, il frémit, il me voit et m’appelle :
680 « Réponds-moi, m’a-t-il dit, d’une esclave infidèle ;
Qu’on arrête Leuxis ; l’ingrate me trahit. »
De ses cris effrayants la voûte retentit.
L’implacable Astarbé, par ses cris attirée,
Terrible et menaçante , aussitôt s’est montrée.
685 Tout fuit à leur aspect, et frémissant d’horreur,
Moi-même, je les laisse en proie à leur fureur.

NARBAL.

Viens. N’opposons encor que des pleurs à leur rage.
Les prières, les voeux sont les armes du sage ;
Dans le malheur public il invoque les Dieux :
690 Il plaint ses Rois, les sert, et meurt encore pour eux.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Bacazar, Narbal. §

BACAZAR.

Cruel Narbal, cessez de retenir mes pas.
Mon père règne ici ; je vole dans ses bras.
N’opposez plus vos pleurs à mon impatience.
Vous frémissez ! Ne puis-je après dix ans d’absence,
695 Attendre, en ce Palais, un destin plus heureux ?
Les Dieux m’ont-ils trompé ?

NARBAL.

N’accusez point les Dieux.
Vous vivez, Bacazar, et moi-même j’admire.
À travers quels écueils ils ont su vous conduire.
Prince, vous n’êtes plus sur ces bords étrangers,
700 Où vos jours coulaient purs, à l’abri des dangers.
Dans ce séjour de sang la mort vous environne.
L’humanité s’y plaint , la nature y frissonne.
Venez, suivez mes pas au fond de mes déserts.

BACAZAR.

Qui, moi, languir encore au bout de l’univers !
705 Quels sont donc les périls que votre âme redoute ?
Leuxis vit, et ces lieux me l’offriront sans doute.
Quand je retrouve un père, une amante, un ami,
Dois-je craindre les coups du destin ennemi ?
Les larmes de Leuxis ont fléchi sa colère,
710 N’en doutez point, je vole...

NARBAL.

Arrêtez, téméraire !
Au sein de vos malheurs je vous ai méconnu ;
Mais craignez les regards d’un oeil plus prévenu.
Peut-être , à votre aspect, Astarbé détrompée
Connaîtra la victime à ses coups échappée.
715 Ne vous rassurez point sur un douteux oubli.
De surveillants cruels ce Palais est rempli :
J’ignore les projets de ces âmes obscures ;
Mais tantôt j’ai cru voir de leurs bouches impures
Sortir l’ordre du crime et des assassinats ;
720 L’implacabie Astarbé semblait armer leurs bras :
De la barbare, enfin, la fureur est extrême.
Je tremble pour Leuxis, pour vous, pour le Roi-même.

BACAZAR.

Ô Ciel ! Il est donc vrai que ce monstre odieux
Respire, et souille encor le rang de mes aïeux ?
725 Astarbé ! Dieux vengeurs, quels sont donc les coupables
Pour qui vous réservez vos foudres redoutables ?
Narbal rappelez-vous ces jours infortunés,
Ces lamentables jours à la mort destinés,
Ces jours cruels, témoins du meurtre de mon frère ;
730 Où moi-même, banni de la Cour de mon père,
De la tendre Leuxis recevant les adieux ;
Mourant, désespéré, j’abandonnai ces lieux.
Que de maux m’annonçait un exil si funeste !

NARBAL.

Et que tenta sur vous la main que je déteste ?

BACAZAR.

735 Nous partons. De Samos je découvre les bords.
Dévoré d’amertume, en proie à mes transports,
Mon coeur était toujours rempli de mon amante.
De mes vils assassins la rage frémissante,
S’annonce par un cri dans les airs élancé.
740 De l’impie Astarbé le nom fut prononcé.
Autour de la victime on se presse en tumulte ;
Sur le choix de ma mort on balance, on consulte :
Un reste de pitié détermine ce choix.
Leur fureur n’ose encor verser le sang des rois.
745 Ces lâches meurtriers, en détournant la vue,
Me plongent, en tremblant, au sein de l’onde émue.
Je roule au gré des flots, et je vois tour à tour
La profondeur des mers et la clarté du jour.
La mort environnait ma fatale existence.

NARBAL.

750 Quel bras vous a sauvé ?

BACAZAR.

La céleste puissance
Sans doute prit alors pitié de mes malheurs.
La voix de la nature a droit sur tous les coeurs.
J’aperçois tout à coup une barque flottante,
Où des humains m’offraient une main bienfaisante ;
755 Ils m’arrachent des flots : dans l’ombre de la nuit,
Sur les bords de Samos leur barque me conduit.
Errant, traînant partout le poids de ma misère,
J’arrosais de mes pleurs cette rive étrangère.
Mais pourquoi rappeler ce souvenir affreux ?
760 La honte, le mépris suivent les malheureux :
Leur atteinte cruelle a flétri ma jeunesses ;
Enfin, j’ai tout souffert.

NARBAL.

Dieux ! Je vois la Princesse.
Ah ! Cher Prince, fuyez.

SCÈNE II. Bacazar, Narbal, Leuxis enchaînée, Arsace. §

BACAZAR.

Où suis-je malheureux !
Que m’annoncent ces fers ? Leuxis esclave !... Ô Dieux !

LEUXIS.

765 Arsace, soutiens-moi dans cet état funeste :
Guide mes pas tremblants vers l’appui qui me reste.
Ah, Narbal !

BACAZAR, troublé.

Ah, Leuxis !... Ces fers me font horreur.

LEUXIS.

Quel est cet inconnu, sensible à mon malheur ?
Ses yeux, à mon aspect, se remplissent de larmes !
770 Pour les infortunés que les pleurs ont de charmes !
Mais dites-moi, Narbal : Quel est donc, ce bonheur
Annoncé par vous-même, et promis à mon coeur ?
Et pourquoi ce mortel, indifférent peut-être,
Augmente-t-il l’espoir que vous avez fait naître ?
Bacazar se jette aux genoux, de Leuxis.
775 Tu tombes à mes pieds, et ton oei enflammé !...

BACAZAR.

Je suis...

LEUXIS.

N’achève pas... Va, mon coeur t’a nommé.

BACAZAR.

Ah ! Ma chère Leuxis ! Mon âme intimidée
Se refuse au bonheur dont tu me peins l’idée.
Ainsi donc tes malheurs ont égalé les miens ?
780 Leuxis, je veux briser tes indignes liens.

LEUXIS.

8
Ah ! Qu’importe mes fers ? Va, ma joie est entière ;
Cher Prince, dans tes bras il n’est rien qui l’altère.
C’est par des pleurs de sang que j’ai pleuré ta mort ;
La fureur des humains, les outrages du sort,
785 Les affronts, les mépris d’une Reine cruelle ;
Leuxis épuisa tout, dans sa douleur mortelle.
J’ai baissé dans l’opprobre un front humilié.
Tu vis, je te revois, et j’ai tout oublié.

BACAZAR.

Errant, et fugitif de rivage en rivage,
790 Mes malheurs n’avaient point ébranlé mon courage.
Je me croyais alors le seul infortuné.
Mais que dans ce Palais, à tes pieds ramené,
Loin d’y finir nos maux et nos communes peines,
Je doive encor me plaindre et pleurer sur tes chaînes ;
795 Ce dernier coup du sort accable ma vertu.
Que punit-on dans toi.

LEUXIS.

Ma douleur.

BACAZAR.

Que dis-tu ?
Quel monstre assez barbare ?...

LEUXIS.

Arrête : c’est ton père.

BACAZAR.

Je vole à ses genoux désarmer sa colère.

LEUXIS.

Non, cher Prince, demeure... Ah ! Sait-il pardonner ?

BACAZAR.

800 Il reverra son fils.

LEUXIS.

Il va l’assassiner !
Astarbé dans ses bras te poursuivrait encore.
Tu déchires, cruel, une âme qui t’adore.
Ah ! Ne préfères point la nature à l’amour !
L’écouta-t-on jamais dans cette affreuse cour ?
805 N’expose point des jours plus chers que mes jours même.
Cher Prince, ton bonheur fait mon bonheur suprême.

NARBAL.

Ah, Ciel ! Astarbé vient.

BACAZAR.

Son aspect odieux
Me fait frémir d’horreur.

LEUXIS.

Cher Prince, au nom des Dieux,
Au nom de notre amour, dissimule.

NARBAL.

Je tremble.
810 Ah ! Ne la bravez point.

SCÈNE III. Astarbé, Bacazar, Leuxis, Arsace, Zopire, Narbal, Gardes. §

ASTARBÉ.

La haine les rassemble.
Mais, quel est ce mortel inconnu dans ces lieux ?

NARBAL.

Le hasard vient ici de l’offrir à nos yeux.

ASTARBÉ, à Bacazar.

Qui t’amène à la Cour ; et quelle est ta patrie ?
Réponds-moi.

BACAZAR.

C’est dans Tyr que j’ai reçu la vie :
815 J’en sortis malheureux, proscrit, abandonné ;
J’y reviens plus à plaindre et plus infortuné.

ASTARBÉ.

Quels sont donc tes destins ?

BACAZAR.

L’opprobre et la misère,

ASTARBÉ.

Dans ce Palais des Rois que cherches-tu ?

BACAZAR.

Mon père.

ASTARBÉ.

Quel est-il ?

LEUXIS, à part.

Je frémis !

BACAZAR.

Arraché de ses bras ,
820 Loin de lui, dès l’enfance, on entraîna mes pas.
On le dit malheureux : je le plains et je l’aime.
Que l’auteur de nos maux les éprouve lui-même !

ASTARBÉ.

Ce n’est point me répondre, et ces vagues discours...

NARBAL.

Madame, de quels soins...

ASTARBÉ.

J’entrevois vos détours.
825 Je sais ce qu’en ces lieux prépare votre haine.
Un esclave, courbé sous le poids de fa chaîne,
Contre ses souverains aigri par le malheur,
À la révolte, au crime ouvre aisément son coeur.
Sur vos fronts interdits la terreur est empreinte.
830 Ma présence vous trouble... Il s’abaisse à la feinte.
Sur vos sombres complots c’est assez m’éclaircir.
Quelque soit ce mortel, c’est un traître à punir.
Qu’on l’arrête.

NARBAL.

Madame, à la Cour de leur maître
Les mortels malheureux ne peuvent-ils paraître ?
835 La demeure des Rois n’est-elle plus pour eux
Un asile aussi sûr que les temples des Dieux ?
Que vous importe, enfin, qu’un malheureux respire !

ASTARBÉ.

Tout importe à qui sait gouverner un Empire.
Qu’on l’entraîne, soldats.

NARBAL.

Ah ! Madame , arrêtez !
840 Je répons de sa foi.

ASTARBÉ.

Aux Gardes.
Suivez leurs pas....
À la Princesse.
Sortez.

SCÈNE IV. Astarbé, Zopire. §

ASTARBÉ.

Que prétendait ici ce mortel téméraire ?
Il unit à la fois l’orgueil et la misère.
J’ai tremblé devant lui ; je ne sais quel effroi
À son fatal aspect s’est emparé de moi !
845 De sa voix, de ses traits une confuse idée
Frappe et saisit encor mon âme intimidée...
Enfin, pourquoi Narbal et la fière Leuxis ,
Sur ce mortel obscur semblaient-ils attendris ?
Je le mets en vos mains, répondez m’en, Zopire ;
850 Égalez votre zèle au trouble qu’il m’inspire.
De soins plus importants mon esprit agité
Vers de plus grands objets est maintenant porté.
Répondez ; est-il temps d’immoler un barbare ?
Méritez-vous enfin, le prix qu’on vous prépare ?

ZOPIRE.

855 J’ai tout prévu, Madame, et tout sert vos projets.
Il est près de ces murs des lieux sûrs et secrets ;
J’ai caché, dans leur ombre, une troupe hardie
De soldats éprouvés, qui m’ont vendu leur vie.
Didon, depuis longtemps arme les Africains ;
860 Si Carthage tentait quelques nouveaux desseins,
Notre port vomira sur la mer alarmée
Une flotte innombrable, en ses flancs renfermée.
C’est ainsi qu’au dehors j’ai prévu les hasards.
Voyez ce que j’ai fait au sein de ses remparts.
865 Au fidèle Nador cette ville est livrée.
Maderbal de ces lieux doit défendre l’entrée ;
Cléobule, observer vos ennemis secrets.
Enfin, tout vous répond d’un rapide succès.
Commandez à mon bras ; ces invincibles armes
870 Répandront dans ces murs les horreurs, les alarmes :
Et digne enfin du prix offert à ma valeur,
Je l’obtiendrai, Madame, à titre de vainqueur.

ASTARBÉ.

Oui, fans doute, la force est ici nécessaire.
Je connais, comme vous, l’indocile vulgaire ;
875 Il soutiendra les droits de son maître égorgé ;
Il faudra le combattre après l’avoir vengé.
Dans ses divers transports qui pourrait le comprendre ?
D’un tyran, qui n’est plus, il révère la cendre.
On l’a vu conjurer, s’armer contre ses Rois :
880 Mais il court les venger, il reconnaît leurs voix
Quand du fond de leur tombe et du sein des ténèbres,
Ils ne lui parlent plus que par des cris funèbres.
La pitié sur son coeur fait plus que le devoir.
Mais, Zopire, à ce peuple enlevons tout espoir.
885 Le sang des souverains peut m’être encor funeste ;
De ce sang odieux qu’on épuise le reste ;
Qu’on immole Leuxis.

ZOPIRE.

Le sort, a ses retours,
Madame ; de Leuxis il faut sauver les jours.
On parle de Didon, des desseins de Carthage :
890 Que la Princesse ici vous tienne lieu d’otage.
Puisque vous la tenez captive en ce palais,
Elle ne pourra nuire à vos voeux satisfaits.

ASTARBÉ.

Il est vrai ; je crains peu ses impuissantes larmes ;
Que peut-elle tenter avec, ces faibles armes ?
895 J’approuve ce conseil ; il faut la conserver :
Je crains peu l’ennemi que je puis observer.
Leuxis de mes succès, répondra sur sa tête.
Il suffit. Laissez-nous.

SCÈNE V. Astarbé, Orcan. §

ASTARBÉ.

La coupe est-elle prête ?
Et mes ordres en tout sont-ils exécutés ?

ORCAN.

900 Dans de sombres détours vos Gardes apostés,
Au moment du triomphe immoleront Zopire.
Tous ont juré sa mort.

ASTARBÉ.

Oui, je dois le détruire.
Ce mortel politique, en servant mes desseins,
Veut rendre sa grandeur l’ouvrage de mes mains.
905 J’ai porté le flambeau dans son âme profonde.
Il aspire en secret au premier rang du monde.
Il veut régner : qu’il meure. Et nous, Orcan, et nous,
Allons sur le tyran porter les derniers coups.
L’heure attendue approche, elle m’appelle au crime.
910 La vengeance à l’autel va traîner ma victime.
Pigmalion, tremblant au fond de ce Palais,
Sous le marbre et l’airain se cache à ses sujets.
J’ai répété les noms de Leuxis, de Carthage :
À ces mots, il frémit. L’épouvante, la rage,
915 Le désordre, l’horreur, des transports violents,
Ressentis par le lâche, et faits pour les tyrans ;
Il les éprouve tous. Au jour il se refuse :
Il invoque les Dieux, que bientôt il accuse.
Il m’appelle à grands cris. « Écoutez , m’a-t-il dit,
920 Le Ciel veut se venger ; mon peuple me trahit.
Votre coeur est-il pur et fidèle à son maître ?
Dissipez un soupçon, trop injuste peut-être.
Tantôt je veux qu’ici, par l’enfer et les cieux
Par le fer de Thémis, par la coupe des Dieux,
925 Par moi, par notre hymen, par la liqueur sacrée,
Vous confirmiez la foi que vous m’avez jurée. »
Orcan, voilà le but où mon art l’a conduit,
Il se livre à mes coups. Viens, suis-moi : le temps fuit.
Profitons des moments offerts à ma vengeance.
930 L’intrépide exécute où le faible balance.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Leuxis, Arsace. §

ARSACE.

Ah ! Madame, cessez d’errer dans ce palais,
Rendez à vos esprits et le calme et la paix.

LEUXIS.

Arsace, c’en est sait, le farouche Zopire
A consommé son crime et Bacazar expire.

ARSACE.

935 Le Prince est inconnu dans cet affreux séjour
Oublié dans ses fers, vil aux yeux de la Cour
En but au seul mépris, il respire peut-être.

LEUXIS.

Arsace, à ses vertus peut-on le méconnaître ?
Mais enfin, s’il vivait ignoré dans ces murs
940 Croirai-je que caché sous des dehors obscurs,
Et sous le voile affreux de son humble misère,
Au fer des assassins il puisse se soustraire ?
Sa perte en est plus sûre ainsi que mon malheur.
Des barbares humains je connais la fureur ;
945 Ils versent sans pitié, le sang d’un misérable.
Malheureux le mortel que l’on croit méprisable.
Des intrigues des Grands ressort infortuné,
L’homme vil qui leur nuit est bientôt condamné.

ARSACE.

Espérez tout encor ; un vieillard respectable
950 Oppose sa prudence au bras qui vous accable.
Soit qu’un Dieu le dérobe aux yeux de nos tyrans,
Soit qu’on méprise en lui la faiblesse des ans ;
Narbal est libre encor. Tranquille dans l’orage,
Et montrant à nos yeux la fermeté du sage,
955 Des fureurs de la Reine il observe le cours.
Il veille sur le Prince, il veille sur vos jours.
Sans doute un Dieu vengeur et l’éclaire et le guide.
Narbal peut arrêter le fer du parricide.
Narbal verra Zopire, il peut fléchir son coeur.

LEUXIS.

960 Ah ! Connais-tu Zopire et toute sa fureur.
Un faux espoir t’abuse : où le crime est l’arbitre
La vertu ne peut rien et n’est plus qu’un vain titre.
Arsace, si j’en crois mes noirs pressentiments,
Ce jour, ce jour funeste est fait pour les tyrans.
965 Je lève, en frémissant, les voiles politiques,
Dont on couvre à nos yeux des projets tyranniques.
Pigmalion, tranquille au fond de ce Palais,
Dans les bras d’Astarbé goûte une affreuse paix.
Il semble en ces instants, que leur rage repose.
970 Repos cruel, Arsace, et dont je vois la cause.
On veut nous abuser par ce calme trompeur.
On prépare en secret le glaive destructeur.
Je vois tout, et bientôt les flambeaux funéraires
Éclaireront la nuit de ces sombres mystères.
975 Je ne sais, mais enfin, je sens couler mes pleurs.
Les Dieux m’ont trop appris à prévoir mes malheurs.

SCÈNE II. Leuxis, Zopire, Arsace, Gardes. §

ZOPIRE.

De secrets importants je viens pour vous instruire.
Madame, permettez qu’Arface se retire.
Tantôt de l’inconnu vous plaigniez les destins,
980 L’imprudente Astarbé le confie à mes mains.
Je défendrai ses jours, et je prétends encore
Vous sauver des périls que votre coeur ignore.
Votre perte est jurée, une femme en fureur,
De ses desseins sur vous, va poursuivre l’horreur.
985 Mais le crime s’aveugle et l’on peut le surprendre.
Au rang de vos aïeux, Princesse osez prétendre.
Dites un mot, parlez et soumis à vos lois,
Zopire vous élève au trône de nos rois.

LEUXIS.

Ton maître vit encore et tu m’offres l’Empire.

ZOPIRE.

990 On attente à ses jours et peut-être il expire.

LEUXIS.

Pigmalion périt !

ZOPIRE.

Peut-être en ce moment,
9
Trompé par l’appareil d’un auguste serment
Dans la coupe fatale, à ses mains présentée,
Il boit l’affreuse mort, qu’il a trop méritée.
995 Sa parricide épouse...

LEUXIS.

Ô crime ! Ô jour affreux !

ZOPIRE.

Punissons la perfide et régnons en ces lieux.

LEUXIS.

Ô ciel ! Je ne vois point ces voûtes ébranlées,
Aux dépens de mes jours, sur ta tête écroulées.
Perfide, voilà donc les secours généreux
1000 Que ta pitié cruelle offre à des malheureux.
Pour punir Astarbé, tu te rends son complice.
Tu permets, pour régner que ton maître périsse !
D’un oeil indifférent tu le vois égorger !
Lâche, il faut le défendre et non pas le venger.
1005 Je connais tes desseins. Fuis loin de moi barbare.
Je ne t’écoute plus.

ZOPIRE.

Quel trouble vous égare ?
Et pourquoi ces transports d’un aveugle courroux.
On immole un tyran ; Madame, oubliez vous
Qu’il plongea le poignard au sein de vpotre frère ?

LEUXIS.

1010 Mais, j’adorai son fils, il est mon roi, mon père,
Et toi même, perfide, as tu donc oublié
Les augustes serments dont ton coeur est lié ?
Ta rage vainement s’applaudit et se loue,
Elle me fait horreur et je la désavoue.
1015 J’en atteste le Ciel ! Ce ciel vengeur des Rois.
Dieux défendez mon maître, et soutenez ses droits.
Dieux, dérobez sa tête à la main meurtrière.
Imprimez sur son front un si beau caractère,
Si semblable à celui de la divinité,
1020 Si grand, qu’il en impose à leur férocité.

ZOPIRE.

Hé bien, craignez l’effet de ma fureur extrême.
J’allais vous élever à la grandeur suprême.
Vos mépris orgueilleux m’annoncent un refus.
Ingrate, frémissez ! Je ne balance plus.
1025 J’appuierai les desseins d’un reine barbare.
Mais quelque soit le sort que sa main vous prépare,
Sous quelque coup fatal que tombe l’inconnu,
Songez alors, songez que vous l’aurez voulu.
La Couronne n’est point un bien que je dédaigne.
1030 On me l’offre aujourd’hui, je l’accepte et je règne
Astarbé mieux que vous confirmera mes droits.
Qui punit les tyrans sait faire aussi des Rois.

LEUXIS.

Consomme ta fureur, va lui porter ma tête.

ZOPIRE.

Gardes, veillez sur elle, et vous, tremblez.

SCÈNE III. Narbal, et les Acteurs précédents. §

NARBAL.

1035 Qu’ai-je entendu, cruel, ton Maître infortuné,
Périt au pied du trône et meurt empoisonné !
De ce lâche attentat, Zopire est le complice !
Mais non, je te connais et je te rends justice.
Viens. Craignons qu’Astarbé par de rapides coups...

LEUXIS.

1040 Oui, Zopire, courons.

ZOPIRE.

Que me proposez-vous ?
Que je sauve un Barbare et que je rampe encore,
Sous le joug d’un tyran que l’Univers abhorre !
Et quel serait le prix d’un zèle infructueux.
L’esclavage... La Reine offre un trône à mes voeux.
1045 Je reçois d’elle un don que Leuxis me refuse.
Je la sers, je le dois.

NARBAL.

Mais, Astarbé t’abuse.
Toi même, penses-tu que le peuple soumis,
Te laisse sur un Trône où ses mains t’auront mis.
Que dis-je ? Lâche époux de cette Reine impie,
1050 Espères-tu régner sur ta triste patrie ?
Elle régnera seule, ou bien dans ses soupçons,
Tu la verras encor préparer les poisons,
Caresser ta faiblesse et colorant son crime,
Dans ses embrassements étouffer sa victime.
1055 Quels coeurs plaindront alors tes destins rigoureux ?
Tu seras criminel autant que malheureux !
Mais, sais-tu quels degrés vont te conduire au trône ?
Songe qu’un peuple entier le défend, l’environne.
Avant d’y parvenir, il faut l’ensanglanter ;
1060 Et c’est sur des tombeaux que tu dois y monter.
Si tu l’oses cruel ; plonge tes mains fumantes
Au sein de ces époux, de ces mères tremblantes
De ces faibles enfants, renversés dans leurs bras :
Non Zopire, ton coeur n’y consentira pas.
1065 Tu respectes ton Maître et tu vas le défendre.
Il en est temps encor. Déjà je crois entendre
Un cri victorieux vers le ciel élancé.
Je vois autour de toi, tout un peuple empressé,
Et l’épouse et l’époux, et le fils et le père.
1070 Tous tes concitoyens, tes amis, Tyr entière,
Je les entends vanter, consacrer ta valeur,
Te nommer leur soutien et leur libérateur.
Que la vertu, Zopire, est douce et consolante !
Elle parle à ton âme, incertaine et tremblante.
1075 Sur l’espoir des grandeurs peux-tu la dédaigner ?
Qu’aurais-tu résolu ? Répond moi.

ZOPIRE.

De régner.

NARBAL.

Implacable mortel, voilà donc ta réponse !
Je vois tous les malheurs que ta rage m’annonce.
Mais dans les grands périls il faut tout hasarder.
1080 Fais venir l’inconnu.

LEUXIS.

Qu’osez-vous demander ?
Cruel, vous le perdez.

NARBAL.

Il faut sauver son père.

ZOPIRE.

Quel est donc cet esclave, et que prétends-tu faire ?

NARBAL.

Qu’il paraisse, te dis-je, et soyons sans témoins.

LEUXIS.

Que produiront pour lui ces inutiles soins ?

ZOPIRE.

1085 Vous prenez à son sort un intérêt bien tendre
Madame ! J’y consens, je veux ici l’entendre,
Qu’il vienne.

NARBAL.

Je verrai jusqu’où va ta fureur
Esclave ambitieux, farouche usurpateur,
Tu ne sais pas encor quel sang il faut répandre.
1090 Ton maître assassiné, son trône mis en cendre
Ses sujets malheureux, sous le glaive expirants
Quelque soient ces forfaits, il en est de plus grands.

SCÈNE V. Bacazar, et les précédents acteurs. §

NARBAL.

Paraissez Bacazar ; toi, frappe si tu l’oses.
Voilà ton souverain.

ZOPIRE.

Qui, lui ? Tu m’en imposes.
1095 La mort nous a ravi, l’héritier de nos rois.

LEUXIS.

Ah cher Prince !

BACAZAR.

Leuxis ! est-ce vous que je vois ?
Ciel ! Au fond de mon coeur quel effrayant murmure !
Un cri de mort, s’y mêle aux cris de la nature !
Ah ! Narbal, expliquez ces noirs pressentiments !
1100 Mon père...

NARBAL.

Il meurt peut-être en ces affreux moments !

BACAZAR.

Il meurt ! Et l’on permet, on souffre qu’il périsse !

NARBAL.

Son épouse l’immole et voilà son complice.

BACAZAR.

Ce barbare ! Ah ! Cruels, trop cruels ennemis,
Sur sa cendre fumante assassinez son fils.
1105 Périssent à la fois le monarque et l’Empire.
Oui, reconnais moi, frappe infidèle Zopire.
Ma vie est un tourment que je reproche aux Dieux.

LEUXIS.

Tu demandes la mort !

BACAZAR.

Le jour m’est odieux.
Quelle foule de maux environnent mon être !
1110 Je déteste à jamais le jour qui m’a vu naître.
Les Dieux même ont forcés mon coeur à les haïr.
Ils trahissent mon père, ils le laissent périr.
Leur privilège est vain s’il ne vengent le nôtre.
Dieux, la cause des Rois n’est-elle plus la vôtre ?
1115 Si vous souffrez en paix, les crimes des mortels.
Si le trône est détruit, tremblez pour vos autels.

LEUXIS.

Zopire !

BACAZAR.

Ciel que vois-je ? À ses pieds ! Vous, Princesse ?

LEUXIS.

Je tremble pour tes jours, pardonne à ma tendresse.
Et toi, puisque ton coeur vainement combattu,
1120 À son ambition fait céder sa vertu ,
Règne, mais en montant à la grandeur suprême,
N’abuse point d’un rang usurpé sur nous-même ;
Et n’appesantis point sur cet infortuné,
Le sceptre de nos Rois, à ses mains destiné.
1125 Qu’il vive ! Que crains-tu ? Maître de cet Empire,
Qu’importe à ton bonheur que mon amant respire ?
L’univers l’abandonne. Enfin, si dans ces lieux,
Le fils des Souverains épouvante tes yeux,
Ne peut-il loin de toi jouir de la lumière ?
1130 Voudrais-tu lui ravir jusqu’au jour qui l’éclaire ?
Il est, de tous les biens que tu lui veux ôter,
Le seul qu’aux malheureux on n’ose disputer.

ZOPIRE.

Je vais donner mon ordre... Allez.

LEUXIS.

Ô ciel ! Je tremble !

BACAZAR.

Chère Leuxis, du moins nous périrons ensemble.

SCÈNE V. Narbal, Zopire. §

NARBAL.

1135 Je ne te quitte point. Où vont-ils ? Tu te tais !
Ton front est obscurci ; tes regards sont distraits !
Ces deux infortunés marchent-ils au supplice ?
Il faut sur tes desseins que ta voix m’éclaircisse.
Vas-tu perdre Astarbé ? Vas-tu sauver ton Roi ?
1140 Es-tu juste ou coupable ? Enfin répond.

ZOPIRE.

Suis moi.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. §

LEUXIS, amenée par des Gardes.

Tandis que l’on poursuit le cours des attentats,
Zopire veut qu’ici l’on retienne mes pas !
Zopire ! Ô désespoir ô mortelles alarmes :
Sans doute le barbare, insensible a mes larmes,
1145 De ses Maîtres trahis abandonnant les droits,
De l’impie Astarbé fuit encore les lois.
Si des pleurs de Leuxis son âme était touchée,
Des bras de son amant l’aurait-il arrachée ?
Non, je n’espère plus. Et, pour comble d’horreur,
1150 On me fuit, on me livre à toute ma douleur.
Arsace ne vient point. Le cruel m’abandonne !
Mais je le vois... ô Ciel ! Il soupire, il frissonne !

SCÈNE II. Leuxis, Arsace. §

LEUXIS.

Que viens-tu m’annoncer ?

ARSACE.

Le plus grand des malheurs.

LEUXIS.

J’ai perdu Bacazar ! C’en est fait. Je me meurs !

ARSACE.

1155 Il vit ; mais malheureux de survivre à son père.
Pigmalion n’est plus !

LEUXIS.

Un monstre sanguinaire
A donc vu réussir ses complots détestés.
Et le lâche Zopire.,..

ARSACE.

Ah ! Madame, arrêtez.
Zopire, à la vertu rappelé par vos larmes,
1160 Au parti de ses rois a consacré ses armes.
Mais éclairé trop tard, et trop longtemps séduit,
De son lent repentir il a perdu le fruit.
Zopire, de son roi n’a pu sauver la vie ;
L’indomptable poison l’avait déjà ravie.
1165 Quel spectacle effrayant s’est offert à mes yeux !
Trahi par ses sujets, abandonné des Dieux,
J’ai vu Pigmalion roulant sur la poussière,
Soutenant avec peine un reste de lumière :
Dans cet état où l’homme, au moment de périr,
1170 Joint le tourment de vivre à l’horreur de mourir,
Astarbé, près de lui, jouissant de son crime ,
D’un regard satisfait parcourait sa victime,
Et du breuvage affreux précipitant l’effort,
Avec des cris de rage elle appelait la mort.
1175 Du front de son époux je l’ai vue elle-même
Arracher d’une main le sacré Diadème,
Et de l’autre tenir le vase empoisonné ,
À des meurtres nouveaux sans doute destiné.
Enfin, cédant au feu dont l’ardeur le dévore,
1180 Le Roi meurt, Astarbé le contemplait encore ;
Quand Zopire, suivi de ses amis troublés,
Au milieu du tumulte avec peine assemblés,
Vers son maître immolé, vole et se précipice.
Des obstacles offerts vainement il s’irrite.
1185 Le péril était sûr, et que peut la valeur
Contre la force unie à l’aveugle fureur ?
Moi-même, abandonné d’une garde infidèle,
Je n’ai pu prévenir cette Reine cruelle :
« Un peuple d’assassins, de farouches soldats,
1190 D’une enceinte de fer environnait ses pas.
Grands Dieux ! Les criminels ont-ils tant de prudence ?
Sur les murs du Palais la barbare s’élance ;
L’épouvante et l’horreur semblaient la devancer. »
Contente de son crime elle ose l’annoncer.
1195 Alors, vous eussiez vu tout le peuple en alarmes,
Fondre sur ce palais, courir, voler aux armes.
L’étendard de la mort flotte au pied de ces murs.
Mais sortant tout à coup, par des détours obscurs,
Des Soldats furieux, animés au carnage,
1200 Précédés du tumulte, et suivis du ravage,
Sur ce peuple éperdu fondent de toutes parts.
Le sang des citoyens inonde ces remparts.
Madame, c’est alors qu’informé que Zopire
Dans ces lieux retirés vous avait fait conduire,
1205 J’ai revolé vers vous, plein de trouble et d’effroi,
Pour veiller sur des jours confiés à ma foi.
Tel est l’ordre sacré, que le Prince lui-même...

LEUXIS.

Hélas ! Quel soin l’occupe en ce péril extrême !
A-t-il cru que mes jours me seraient précieux,
1210 Quand les siens menacés me font craindre pour eux ?
Quand son Père n’est plus, qu’espère-t-il encore ?
Quels seraient ses desseins ? Réponds.

ARSACE.

Je les ignore.
Anéanti du coup dont son père est frappé,
Dans un morne silence, il reste enveloppé ;
1215 Et s’il sort quelquefois du trouble de son âme,
Parmi de longs sanglots, il vous nomme, Madame.
Mais, Narbal et Zopire, ( ou mes yeux sont trompés,)
D’un projet important paraissaient occupés :
Sans doute ils méditaient le salut de l’Empire.
1220 On ignore en ces lieux les desseins de Zopire :
La Reine croit toujours qu’à sa fuite entraîné,
Qu’au char de sa fortune, en esclave enchaîné,
Faible, et s’abandonnant à son puissant génie,
Zopire, sur ses pas, marche à la tyrannie.
1225 Mais, Madame, il paraît.

SCÈNE III. Leuxis, Zopire, Arsace. §

ZOPIRE.

Ah ! Princesse, tremblez !

LEUXIS.

Que dites-vous, ô Ciel !

ZOPIRE.

Nos malheurs sont comblés !
À l’amour de mes Rois mon âme ramenée
N’aspirait qu’à sauver leur vie infortunée :
Cet espoir me flattait, les Dieux me l’ont ravi.
1230 De mes Soldats, du Prince et de Narbal suivi,
J’allais aux Tyriens faire enfin reconnaître
L’Héritier de l’Empire, et le Sang de leur Maître.
Le Peuple sous ses murs, combattait pour ses Rois.
Au nom des Dieux vengeurs j’élève enfin ma voix ;
1235 Je nomme Bacazar, et plein de confiance,
Du fils des souverains j’annonce la présence.
Mais, soit, que prévenu, qu’indigné contre moi,
Le Tyrien séduit, ait soupçonné ma foi,
Ou soit que dans le choc des débris et des armes,
1240 Ma voix fut étouffée au sein de tant d’alarmes ;
Le Peuple furieux s’est élancé sur nous.
En vain nous résistons à l’effort de ses coups.
Jugez du trouble affreux de mon âme éperdue,
Le Prince enveloppé disparaît à ma vue.
1245 Accusant à la fois et les Dieux et le sort,
Au travers des poignards je cours chercher la mort.
Mais de nos vains amis le déplorable reste,
Malgré moi me ramène en ce palais funeste.

ARSACE.

Peut-être que le Prince à la mort échappé...

ZOPIRE.

1250 Je le croyais Arsace, et je me fuis trompé.
Oui, ce jour n’est marqué que par des parricides ;
Autant qu’ils sont cruels nos malheurs sont rapides.
On nomme Astarbé Reine, et le peuple empressé
Court au devant du joug dont il est menacé.
1255 Au pied de ces remparts tout a changé de face :
La paix succède au trouble, et la crainte à l’audace.
Fuyons ; tout autre espoir nous devient superflus.
Puisqu’on trahit les Rois, le Prince ne vit plus.

LEUXIS.

Que dites-vous ? Moi, fuir de ce palais funeste.
1260 Si Bacazar n’est plus, quel asile me reste ?
Il n’en est plus pour moi. Dans l’horreur de mon sort,
Je n’attends rien des Dieux, je ne veux que la mort.

ZOPIRE.

« Vivez , ne souffrez pas qu’Astarbé sur le trône
Avilisse en ses mains le sceptre et la couronne.
Aux genoux de Leuxis.
1265 Au nom de vos aïeux , qu’elle a déshonorés ;
Au nom de votre amant, par ses mânes sacrés ; »
Vivez, jetez sur vous un coup d’oeil plus tranquille ;
Sauvez de tant de Rois l’héritière et la fille.
L’implacable Astarbé va rentrer dans ces lieux ;
1270 Fuyons, et prévenons ce monstre furieux.
C’est elle ! Sort cruel.

SCÈNE IV. Astarbé, Leuxis, Zopire, Arsace, Gardes. §

ASTARBÉ, aux Gardes.

Arrêtez ce perfide,
À Leuxis.
Entre nous aujourd’hui la fortune décide,
Orgueilleuse Princesse, et tes lâches mépris
Dans le sein de la mort vont recevoir leur prix.
1275 Ta faction gémit sous mes mains triomphantes :
J’ai vu fuir devant moi ces légions tremblantes
D’indociles sujets, d’esclaves mutinés ;
Mon triomphe est écrit sur leurs fronts prosternés.
Pour me jurer la foi, que j’ai droit d’en attendre,
1280 Les chefs des Tyriens doivent ici se rendre.
Tremblez ! À mes succès mesurez vos revers.
Mon trône est préparé ; vos tombeaux sont ouverts.

LEUXIS.

À d’injurieux cris pourquoi borner ta rage ?
On n’anéantit point la vertu qu’on outrage.
1285 Frappe : de tous les coups que ton bras m’a portés,
Ceux que j’attends encor font les moins redoutés.

ASTARBÉ.

Eh bien, Perfide, eh bien, il faut te satisfaire.
C’est assez balancer les traits de ma colère.
Gardes, obéissez : qu’au sortir de ces lieux,
1290 De leur vue importune on délivre mes yeux.

ZOPIRE.

Barbare ! Connais donc les remords de Zopire.
Ta politique habile avait su me séduire :
Mais mon coeur, indigné de tes lâches forfaits,
A bientôt détesté jusques à tes bienfaits.
1295 Le mortel, que tantôt tu n’as pu reconnaître,
Couronné par mes mains, aurait été ton maître :
La Princesse, rendue au rang de ses aïeux ,
Aurait fini le cours de ton règne odieux,
Mais l’aveugle destin autrement en ordonne.
1300 Nos rois sont dans la tombe, et tu montes au trône.
Je vais subir leur sort, et je suis trop heureux,
Puisqu’enfin, malgré toi, je mourrai vertueux.

ASTARBÉ.

Aux Gardes.
Obéissez, sortez... Mais le Peuple s’avance.

SCÈNE V. Bacazar, Leuxis, Astarbé, Narbal, Zopire, Arsace, Troupe de Tyriens, Gardes. §

Le fond du Théâtre doit paraître rempli d’un grès de Syriens, qui, en se développant laisse voir Bacazar ; il s’avance vers les Gardes qui emmènent la Princesse et Zopire.

BACAZAR, aux Gardes.

Perfides, arrêtez !

LEUXIS.

Ô céleste puissance !
1305 Ah ! Cher Prince, est-ce vous ?

BACAZAR.

Reconnaissons les Dieux...

ASTARBÉ.

L’inconnu !... Sort cruel !

BACAZAR.

À Astarbé.
Tremble !...
À Zopire et à Arsace.
Soyez heureux.

ZOPIRE.

Ô mon Prince ?

ARSACE.

Ô mon Roi ?

ASTARBÉ.

Cet esclave, leur maître !
Au peuple.
Défendez votre Reine, et punissez ce traître.

NARBAL.

Reconnais Bacazar, à tes coups échappé.

ASTARBÉ.

1310 Ô destin !... De quels traits mon oeil est-il frappé ?
Sur les mers de Samos le sort m’a-t-il trahie ?

LEUXIS.

C’est lui, n’en doute point, trop barbare ennemie ;
C’est l’héritier des Rois par le Ciel éprouvé ;
Au peuple, à mon amour, par le Ciel conservé.

BACAZAR.

1315 Deux fois j’ai vu ta rage à me perdre occupée ;
Le Ciel est équitable, et deux fois t’a trompée.
Ce Peuple par Narbal, sur mon sort éclairé,
A tourné contre toi son bras désespéré ;
Il voulait de ces lieux renverser les barrières :
1320 Je l’avouerai, j’ai craint tes fureurs meurtrières ;
Je n’ai pu, sans frémir, entrevoir des succès,
Qu’il fallait acheter du sang de mes sujets.
J’ai tremblé pour Leuxis, en tes fers retenue ;
Mais enfin, j’ai vaincu sans t’avoir combattue.
1325 Je t’ai fait annoncer la Victoire et la Paix :
Tu viens de nous ouvrir les portes du palais.
Vers cet écueil caché les Dieux t’ont entraînée ;
Et c’est pour t’immoler que l’on t’a couronnée.
Tu frémis... Le remord succède à ta fureur !

ASTARBÉ.

1330 Tu te trompes. La rage est seule dans mon coeur.
L’Univers m’abandonne en ce péril extrême :
Mais va, qui ne craint rien se suffit à soi-même.
J’ai su donner la mort, et je saurai mourir.

BACAZAR.

Qu’on l’immole, Soldats.

ASTARBÉ, se poignardant.

Je vais te prévenir.

BACAZAR.

1335 Sortons.

ASTARBÉ.

« Pourquoi me fuir ? Craindrais-tu ma présence ?
Lâche, tu ne sais pas jouir de ta vengeance.
J’ai vu mourir ton père, et mon oeil à loisir
D’un spectacle si doux a goûté le plaisir :
Imite des fureurs, dont j’ai donné l’exemple.
1340 Un ennemi mourant vaut bien qu’on le contemple.
Mon aspect désormais peut-il t’inquiéter ?
Oui, tremble ; en expirant je vais t’épouvanter. »
Ne crois pas que ma perte assure ta puissance :
L’abîme est à tes pieds, creusé par la vengeance.
1345 Je laisse autour de toi mille ennemis secrets,
Cruels, dissimulés, et pleins de mes projets :
Au trône des tyrans tu montes sur ma cendre ;
Va, j’espère qu’un jour, ils t’en feront descendre.
Mais, c’en est fait... Je meurs !... Qu’on m’ôte de ces lieux.
1350 « J’ai bravé les mortels ; est-il encor des Dieux ? »
On l’emmène.

SCÈNE VI et dernière. Bacazar, Leuxis, Narbal, Zopire, Arsace. §

BACAZAR, au Peuple.

Amis, et Citoyens, vous l’avez entendue.
Je n’en crois point les cris de sa fureur émue.
Mon père par vos coups n’est point mort égorgé ;
Vous couronnez son fils, et vous l’avez vengé.
1355 À soupçonner vos coeurs rien ne peut me contraindre.
Je règne. J’aime mieux vous aimer que vous craindre.
Leuxis, ce jour de pleurs n’est point fait pour nos feux.
La nature gémit, quand l’amour est heureux.
Plaignons l’ombre d’un père, et donnons à sa cendre
1360 Des honneurs, des devoirs, qu’il est affreux de rendre.
Allons, et puissions-nous, dans le sein de la paix,
Oublier d’Astarbé le règne et les forfaits.