SCÈNE I. Orode, Sillace. §
SILLACE.
Je l’ai vu par votre ordre, et voulu par avance
Pénétrer le secret de son indifférence.
695 Il m’a paru, seigneur, si froid, si retenu…
Mais vous en jugerez quand il sera venu.
Cependant je dirai que cette retenue
Sent une âme de trouble et d’ennuis prévenue ;
Que ce calme paraît assez prémédité
700 Pour ne répondre pas de sa tranquillité ;
Que cette indifférence a de l’inquiétude,
Et que cette froideur marque un peu trop d’étude.
ORODE.
Qu’un tel calme, Silllace, a droit d’inquiéter
Un roi qui lui doit tant, qu’il ne peut s’acquitter !
705 Un service au-dessus de toute récompense
À force d’obliger tient presque lieu d’offense :
Il reproche en secret tout ce qu’il a d’éclat,
Il livre tout un coeur au dépit d’être ingrat.
Le plus zélé déplaît, le plus utile gêne,
710 Et l’excès de son poids fait pencher vers la haine.
Suréna de l’exil lui seul m’a rappelé ;
Il m’a rendu lui seul ce qu’on m’avait volé,
Mon sceptre ; de Crassus il vient de me défaire :
Pour faire autant pour lui, quel don puis-je lui faire ?
715 Lui partager mon trône ? Il serait tout à lui,
S’il n’avait mieux aimé n’en être que l’appui.
Quand j’en pleurais la perte, il forçait des murailles ;
Quand j’invoquais mes dieux, il gagnait des batailles.
J’en frémis, j’en rougis, je m’en indigne, et crains
720 Qu’il n’ose quelque jour s’en payer par ses mains ;
Et dans tout ce qu’il a de nom et de fortune,
sa fortune me pèse, et son nom m’importune.
Qu’un monarque est heureux quand parmi ses sujets
Ses yeux n’ont point à voir de plus nobles objets,
725 Qu’au-dessus de sa gloire il n’y connaît personne,
Et qu’il est le plus digne enfin de sa couronne !
SILLACE.
Seigneur, pour vous tirer de ces perplexités,
La saine politique a deux extrémités.
Quoi qu’ait fait Suréna, quoi qu’il en faille attendre,
730 Ou faites-le périr, ou faites-en un gendre.
Puissant par sa fortune, et plus par son emploi,
S’il devient par l’hymen l’appui d’un autre roi,
Si dans les différends que le ciel vous peut faire,
Une femme l’entraîne au parti de son père,
735 Que vous servira lors, seigneur, d’en murmurer ?
Il faut, il faut le perdre, ou vous en assurer :
Il n’est point de milieu.
ORODE.
Il n’est point de milieu. Ma pensée est la vôtre ;
Mais s’il ne veut pas l’un, pourrai-je vouloir l’autre ?
Pour prix de ses hauts faits, et de m’avoir fait roi,
740 Son trépas… Ce mot seul me fait pâlir d’effroi ;
Ne m’en parlez jamais : que tout l’état périsse
Avant que jusque-là ma vertu se ternisse,
Avant que je défère à ces raisons d’état
Qui nommeraient justice un si lâche attentat !
SILLACE.
745 Mais pourquoi lui donner les Romains en partage,
Quand sa gloire, seigneur, vous donnait tant d’ombrage ?
Pourquoi contre Artabase attacher vos emplois,
Et lui laisser matière à de plus grands exploits ?
ORODE.
L’événement, Silllace, a trompé mon attente.
750 Je voyais des Romains la valeur éclatante ;
Et croyant leur défaite impossible sans moi,
Pour me la préparer, je fondis sur ce roi :
Je crus qu’il ne pourrait à la fois se défendre
Des fureurs de la guerre et de l’offre d’un gendre ;
755 Et que par tant d’horreurs son peuple épouvanté
Lui ferait mieux goûter la douceur d’un traité ;
Tandis que Suréna, mis aux Romains en butte,
Les tiendrait en balance, ou craindrait pour sa chute,
Et me réserverait la gloire d’achever,
760 Ou de le voir tombant, et de le relever.
Je réussis à l’un, et conclus l’alliance ;
Mais Suréna vainqueur prévint mon espérance.
À peine d’Artabase eus-je signé la paix,
Que j’appris Crassus mort et les Romains défaits.
765 Ainsi d’une si haute et si prompte victoire
J’emporte tout le fruit, et lui toute la gloire,
Et beaucoup plus heureux que je n’aurais voulu,
Je me fais un malheur d’être trop absolu.
Je tiens toute l’Asie et l’Europe en alarmes,
770 Sans que rien s’en impute à l’effort de mes armes ;
Et quand tous mes voisins tremblent pour leurs états,
Je ne les fais trembler que par un autre bras.
J’en tremble enfin moi-même, et pour remède unique,
Je n’y vois qu’une basse et dure politique,
775 Si Mandane, l’objet des voeux de tant de rois,
Se doit voir d’un sujet le rebut ou le choix.
SILLACE.
Le rebut ! Vous craignez, seigneur, qu’il la refuse ?
ORODE.
Et ne se peut-il pas qu’un autre amour l’amuse,
Et que rempli qu’il est d’une juste fierté,
780 Il n’écoute son coeur plus que ma volonté ?
Le voici ; laissez-nous.
SCÈNE II. Orode, Surena. §
ORODE.
Le voici ; laissez-nous. Suréna, vos services
(Qui l’aurait osé croire ? ) ont pour moi des supplices :
J’en ai honte, et ne puis assez me consoler
De ne voir aucun don qui les puisse égaler.
785 Suppléez au défaut d’une reconnaissance
Dont vos propres exploits m’ont mis en impuissance ;
Et s’il en est un prix dont vous fassiez état,
Donnez-moi les moyens d’être un peu moins ingrat.
SURÉNA.
Quand je vous ai servi, j’ai reçu mon salaire,
790 Seigneur, et n’ai rien fait qu’un sujet n’ait dû faire ;
La gloire m’en demeure, et c’est l’unique prix
Que s’en est proposé le soin que j’en ai pris.
Si pourtant il vous plaît, seigneur, que j’en demande
De plus dignes d’un roi dont l’âme est toute grande,
795 La plus haute vertu peut faire de faux pas ;
Si la mienne en fait un, daignez ne le voir pas :
Gardez-moi des bontés toujours prêtes d’éteindre
Le plus juste courroux que j’aurais lieu d’en craindre ;
Et si…
ORODE.
Et si… Ma gratitude oserait se borner
800 Au pardon d’un malheur qu’on ne peut deviner,
Qui n’arrivera point ? Et j’attendrais un crime
Pour vous montrer le fond de toute mon estime ?
Le ciel m’est plus propice, et m’en ouvre un moyen
Par l’heureuse union de votre sang au mien :
805 D’avoir tant fait pour moi ce sera le salaire.
SURÉNA.
J’en ai flatté longtemps un espoir téméraire ;
Mais puisqu’enfin le prince…
ORODE.
Mais puisqu’enfin le prince… Il aima votre soeur,
Et le bien de l’état lui dérobe son coeur :
La paix de l’Arménie à ce prix est jurée.
810 Mais l’injure aisément peut être réparée ;
J’y sais des rois tous prêts ; et pour vous, dès demain,
Mandane, que j’attends, vous donnera la main.
C’est tout ce qu’en la mienne ont mis des destinées
Qu’à force de hauts faits la vôtre a couronnées.
SURÉNA.
815 À cet excès d’honneur rien ne peut s’égaler ;
Mais si vous me laissiez liberté d’en parler,
Je vous dirais, seigneur, que l’amour paternelle
Doit à cette princesse un trône digne d’elle ;
Que l’inégalité de mon destin au sien
820 Ravalerait son sang sans élever le mien ;
Qu’une telle union, quelque haut qu’on la mette,
Me laisse encor sujet, et la rendrait sujette ;
Et que de son hymen, malgré tous mes hauts faits,
Au lieu de rois à naître, il naîtrait des sujets.
825 De quel oeil voulez-vous, seigneur, qu’elle me donne
Une main refusée à plus d’une couronne,
Et qu’un si digne objet des voeux de tant de rois
Descende par votre ordre à cet indigne choix ?
Que de mépris pour moi ! Que de honte pour elle !
830 Non, seigneur, croyez-en un serviteur fidèle :
Si votre sang du mien veut augmenter l’honneur,
Il y faut l’union du prince avec ma soeur.
Ne le mêlez, seigneur, au sang de vos ancêtres
Qu’afin que vos sujets en reçoivent des maîtres :
835 Vos Parthes dans la gloire ont trop longtemps vécu,
Pour attendre des rois du sang de leur vaincu.
Si vous ne le savez, tout le camp en murmure ;
Ce n’est qu’avec dépit que le peuple l’endure.
Quelles lois eût pu faire Artabase vainqueur
840 Plus rudes, disent-ils, même à des gens sans coeur ?
Je les fais taire ; mais, seigneur, à le bien prendre,
C’était moins l’attaquer que lui mener un gendre ;
Et si vous en aviez consulté leurs souhaits,
Vous auriez préféré la guerre à cette paix.
ORODE.
845 Est-ce dans le dessein de vous mettre à leur tête
Que vous me demandez ma grâce toute prête ?
Et de leurs vains souhaits vous font-ils le porteur
Pour faire Palmis reine avec plus de hauteur ?
Il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
850 Qui rétablit son maître et triomphe de Rome ;
Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
N’ont jamais sûreté d’être toujours heureux.
J’ai donné ma parole : elle est inviolable.
Le prince aime Eurydice autant qu’elle est aimable ;
855 Et s’il faut dire tout, je lui dois cet appui
Contre ce que Phradate osera contre lui ;
Car tout ce qu’attenta contre moi Mithradate,
Pacorus le doit craindre à son tour de Phradate :
Cet esprit turbulent, et jaloux du pouvoir,
860 Quoique son frère…
SURÉNA.
Quoique son frère… Il sait que je sais mon devoir,
Et n’a pas oublié que dompter des rebelles,
Détrôner un tyran…
ORODE.
Détrôner un tyran… Ces actions sont belles ;
Mais pour m’avoir remis en état de régner,
Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner ?
SURÉNA.
865 La dédaigner, seigneur, quand mon zèle fidèle
N’ose me regarder que comme indigne d’elle !
Osez me dispenser de ce que je vous dois,
Et pour la mériter, je cours me faire roi.
S’il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
870 Qui rétablit son maître et triomphe de Rome,
Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter,
En faveur de Mandane, un sceptre à la doter ?
Prescrivez-moi, seigneur, vous-même une conquête
Dont en prenant sa main je couronne sa tête ;
875 Et vous direz après si c’est la dédaigner
Que de vouloir me perdre ou la faire régner.
Mais je suis né sujet, et j’aime trop à l’être
Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
Et consentir jamais qu’un homme tel que moi
880 Souille par son hymen le pur sang de son roi.
ORODE.
Je n’examine point si ce respect déguise ;
Mais parlons une fois avec pleine franchise.
Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
Que rien n’est malaisé quand son bras l’entreprend.
885 Vous possédez sous moi deux provinces entières
De peuples si hardis, de nations si fières,
Que sur tant de vassaux je n’ai d’autorité
Qu’autant que votre zèle a de fidélité :
Ils vous ont jusqu’ici suivi comme fidèle,
890 Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle ;
Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins
Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.
La victoire, chez vous passée en habitude,
Met jusque dans ses murs Rome en inquiétude :
895 Par gloire, ou pour braver au besoin mon courroux,
Vous traînez en tous lieux dix mille âmes à vous :
Le nombre est peu commun pour un train domestique ;
Et s’il faut qu’avec vous tout à fait je m’explique,
Je ne vous saurais croire assez en mon pouvoir,
900 Si les noeuds de l’hymen n’enchaînent le devoir.
SURÉNA.
Par quel crime, seigneur, ou par quelle imprudence
Ai-je pu mériter si peu de confiance ?
Si mon coeur, si mon bras pouvait être gagné,
Mithradate et Crassus n’auraient rien épargné :
905 Tous les deux…
ORODE.
Tous les deux… Laissons là Crassus et Mithradate.
Suréna, j’aime à voir que votre gloire éclate :
Tout ce que je vous dois, j’aime à le publier ;
Mais quand je m’en souviens, vous devez l’oublier.
Si le ciel par vos mains m’a rendu cet empire,
910 Je sais vous épargner la peine de le dire ;
Et s’il met votre zèle au-dessus du commun,
Je n’en suis point ingrat : craignez d’être importun.
SURÉNA.
Je reviens à Palmis, seigneur. De mes hommages
Si les lois du devoir sont de trop faibles gages,
915 En est-il de plus sûrs, ou de plus fortes lois,
Qu’avoir une soeur reine et des neveux pour rois ?
Mettez mon sang au trône, et n’en cherchez point d’autres,
Pour unir à tel point mes intérêts aux vôtres,
Que tout cet univers, que tout notre avenir
920 Ne trouve aucune voie à les en désunir.
ORODE.
Mais, Suréna, le puis-je après la foi donnée,
Au milieu des apprêts d’un si grand hyménée ?
Et rendrai-je aux Romains qui voudront me braver
Un ami que la paix vient de leur enlever ?
925 Si le prince renonce au bonheur qu’il espère,
Que dira la princesse, et que fera son père ?
SURÉNA.
Pour son père, seigneur, laissez-m’en le souci.
J’en réponds, et pourrais répondre d’elle aussi.
Malgré la triste paix que vous avez jurée,
930 Avec le prince même elle s’est déclarée ;
Et si je puis vous dire avec quels sentiments
Elle attend à demain l’effet de vos serments,
Elle aime ailleurs.
ORODE.
Elle aime ailleurs. Et qui ?
SURÉNA.
Elle aime ailleurs. Et qui ? C’est ce qu’elle aime à taire :
Du reste son amour n’en fait aucun mystère,
935 Et cherche à reculer les effets d’un traité
Qui fait tant murmurer votre peuple irrité.
ORODE.
Est-ce au peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire
Pour lui donner des rois quel sang je dois élire ?
Et pour voir dans l’état tous mes ordres suivis,
940 Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis ?
Si le prince à Palmis veut rendre sa tendresse,
Je consens qu’il dédaigne à son tour la princesse ;
Et nous verrons après quel remède apporter
À la division qui peut en résulter.
945 Pour vous, qui vous sentez indigne de ma fille,
Et craignez par respect d’entrer en ma famille,
Choisissez un parti qui soit digne de vous,
Et qui surtout n’ait rien à me rendre jaloux :
Mon âme avec chagrin sur ce point balancée
950 En veut, et dès demain, être débarrassée.
SURÉNA.
Seigneur, je n’aime rien.
ORODE.
Seigneur, je n’aime rien. Que vous aimiez ou non,
Faites un choix vous-même, ou souffrez-en le don.
SURÉNA.
Mais si j’aime en tel lieu qu’il m’en faille avoir honte,
Du secret de mon coeur puis-je vous rendre conte ?
ORODE.
955 À demain, Suréna. S’il se peut, dès ce jour,
Résolvons cet hymen avec ou sans amour.
Cependant allez voir la princesse Eurydice ;
Sous les lois du devoir ramenez son caprice ;
Et ne m’obligez point à faire à ses appas
960 Un compliment de roi qui ne lui plairait pas.
Palmis vient par mon ordre, et je veux en apprendre
Dans vos prétentions la part qu’elle aime à prendre.
SCÈNE III. Orode, Palmis §
ORODE.
Suréna m’a surpris, et je n’aurais pas dit
Qu’avec tant de valeur il eût eu tant d’esprit ;
965 Mais moins on le prévoit, et plus cet esprit brille :
Il trouve des raisons à refuser ma fille,
Mais fortes, et qui même ont si bien succédé,
Que s’en disant indigne il m’a persuadé.
Savez-vous ce qu’il aime ? Il est hors d’apparence
970 Qu’il fasse un tel refus sans quelque préférence,
Sans quelque objet charmant, dont l’adorable choix
Ferme tout son grand coeur au pur sang de ses rois.
PALMIS.
J’ai cru qu’il n’aimait rien.
ORODE.
J’ai cru qu’il n’aimait rien. Il me l’a dit lui-même.
Mais la princesse avoue, et hautement, qu’elle aime :
975 Vous êtes son amie, et savez quel amant
Dans un coeur qu’elle doit règne si puissamment.
PALMIS.
Si la princesse en moi prend quelque confiance,
Seigneur, m’est-il permis d’en faire confidence ?
Reçoit-on des secrets sans une forte loi… ?
ORODE.
980 Je croyais qu’elle pût se rompre pour un roi,
Et veux bien toutefois qu’elle soit si sévère
Qu’en mon propre intérêt elle oblige à se taire ;
Mais vous pouvez du moins me répondre de vous.
PALMIS.
Ah ! Pour mes sentiments, je vous les dirai tous.
985 J’aime ce que j’aimais, et n’ai point changé d’âme :
Je n’en fais point secret.
ORODE.
Je n’en fais point secret. L’aimer encor, madame ?
Ayez-en quelque honte, et parlez-en plus bas.
C’est faiblesse d’aimer qui ne vous aime pas.
PALMIS.
Non, seigneur : à son prince attacher sa tendresse,
990 C’est une grandeur d’âme et non une faiblesse ;
Et lui garder un coeur qu’il lui plut mériter
N’a rien d’assez honteux pour ne s’en point vanter.
J’en ferai toujours gloire ; et mon âme, charmée
De l’heureux souvenir de m’être vue aimée,
995 N’étouffera jamais l’éclat de ces beaux feux
Qu’alluma son mérite, et l’offre de ses voeux.
ORODE.
Faites mieux, vengez-vous. Il est des rois, madame,
Plus dignes qu’un ingrat d’une si belle flamme.
PALMIS.
De ce que j’aime encor ce serait m’éloigner,
1000 Et me faire un exil sous ombre de régner.
Je veux toujours le voir, cet ingrat qui me tue,
Non pour le triste bien de jouir de sa vue :
Cette fausse douceur est au-dessous de moi,
Et ne vaudra jamais que je néglige un roi ;
1005 Mais il est des plaisirs qu’une amante trahie
Goûte au milieu des maux qui lui coûtent la vie :
Je verrai l’infidèle inquiet, alarmé
D’un rival inconnu, mais ardemment aimé,
Rencontrer à mes yeux sa peine dans son crime,
1010 Par les mains de l’hymen devenir ma victime,
Et ne me regarder, dans ce chagrin profond,
Que le remords en l’âme, et la rougeur au front.
De mes bontés pour lui l’impitoyable image,
Qu’imprimera l’amour sur mon pâle visage,
1015 Insultera son coeur ; et dans nos entretiens
Mes pleurs et mes soupirs rappelleront les siens,
Mais qui ne serviront qu’à lui faire connaître
Qu’il pouvait être heureux et ne saurait plus l’être ;
Qu’à lui faire trop tard haïr son peu de foi,
1020 Et pour tout dire ensemble, avoir regret à moi.
Voilà tout le bonheur où mon amour aspire ;
Voilà contre un ingrat tout ce que je conspire ;
Voilà tous les plaisirs que j’espère à le voir,
Et tous les sentiments que vous vouliez savoir.
ORODE.
1025 C’est bien traiter les rois en personnes communes
Qu’attacher à leur rang ces gênes importunes,
Comme si pour vous plaire et les inquiéter
Dans le trône avec eux l’amour pouvait monter.
Il nous faut un hymen, pour nous donner des princes
1030 Qui soient l’appui du sceptre et l’espoir des provinces :
C’est là qu’est notre force ; et dans nos grands destins,
Le manque de vengeurs enhardit les mutins.
Du reste en ces grands noeuds l’état qui s’intéresse
Ferme l’oeil aux attraits et l’âme à la tendresse :
1035 La seule politique est ce qui nous émeut ;
On la suit, et l’amour s’y mêle comme il peut :
S’il vient, on l’applaudit ; s’il manque, on s’en console.
C’est dont vous pouvez croire un roi sur sa parole.
Nous ne sommes point faits pour devenir jaloux,
1040 Ni pour être en souci si le coeur est à nous.
Ne vous repaissez plus de ces vaines chimères,
Qui ne font les plaisirs que des âmes vulgaires,
Madame ; et que le prince aie ou non à souffrir,
Acceptez un des rois que je puis vous offrir.
PALMIS.
1045 Pardonnez-moi, seigneur, si mon âme alarmée
Ne veut point de ces rois dont on n’est point aimée.
J’ai cru l’être du prince, et l’ai trouvé si doux,
Que le souvenir seul m’en plaît plus qu’un époux.
ORODE.
N’en parlons plus, madame ; et dites à ce frère
1050 Qui vous est aussi cher que vous me seriez chère,
Que parmi ses respects il n’a que trop marqué…
ORODE.
Quoi, seigneur ? Avec lui je crois m’être expliqué.
Qu’il y pense, madame. Adieu.
PALMIS.
Qu’il y pense, madame. Adieu. Quel triste augure !
Et que ne me dit point cette menace obscure !
1055 Sauvez ces deux amants, ô ciel ! Et détournez
Les soupçons que leurs feux peuvent avoir donnés.