SCÈNE PREMIÈRE. Élisabeth, Cecile, Tilney. §
ÉLISABETH.
Le Comte est condamné ?
CÉCILE.
Le Comte est condamné ? C’est à regret, Madame,
Qu’on voit son nom terni par un Arrêt infâme.
715 Ses Juges l’en ont plaint, mais tous l’ont à la fois
Connu si criminel, qu’ils n’ont eu qu’une voix.
Comme pour affaiblir toutes nos procédures
Ses reproches d’abord m’ont accablé d’injures,
Ravi, s’il se pouvait, de le favoriser,
720 J’ai de son Jugement voulu me récuser.
La Loi le défendait, et c’est malgré moi-même
Que j’ai dit mon avis dans le Conseil suprême,
Qui confus des noirceurs de son lâche attentat,
A cru devoir sa tête au repos de l’État.
ÉLISABETH.
725 Ainsi sa perfidie a paru manifeste ?
CÉCILE.
Le coup pour vous, Madame, allait être funeste.
Du Comte de Tyron, de l’Irlandais suivi,
Il en voulait au Trône, et vous l’aurait ravi.
ÉLISABETH.
Ah, je l’ai trop connu, lorsque la Populace
730 Seconda contre moi son insolente audace.
À m’ôter la Couronne il croyait l’engager.
Quelle excuse à ce crime, et par où s’en purger ?
Qu’a-t-il répondu ?
CÉCILE.
Qu’a-t-il répondu ? Lui ? Qu’il n’avait rien à dire ;
Que pour toute défense il nous devait suffire
735 De voir ses grands exploits pour lui s’intéresser,
Et que sur ces Témoins on pouvait prononcer.
ÉLISABETH.
Que d’orgueil ! Quoi, tout prêt à voir lancer la foudre,
Au moindre repentir il ne peut se résoudre ?
Soumis à ma vengeance il brave mon pouvoir ?
740 Il ose...
CÉCILE.
Il ose... Sa fierté ne se peut concevoir.
On eût dit, à le voir plein de sa propre estime,
Que ses Juges étaient coupables de son crime,
Et qu’ils craignaient de lui dans ce pas hasardeux
Ce qu’il avait l’orgueil de ne pas craindre d’eux.
ÉLISABETH.
745 Cependant, il faudra que cet orgueil s’abaisse.
Il voit, il voit l’état où son crime le laisse.
Le plus ferme s’ébranle après l’Arrêt donné.
CÉCILE.
Un coup si rigoureux ne l’a point étonné.
Comme alors on conserve une inutile audace,
750 J’ai voulu le réduire à vous demander grâce.
Que n’a-t-il point dit ? J’en rougis, et me tais.
ÉLISABETH.
Ah, quoiqu’il la demande, il ne l’aura jamais,
De moi tantôt sans peine il l’aurait obtenue.
J’étais encor pour lui de bonté prévenue ;
755 Je voyais à regret qu’il voulût me forcer
À souhaiter l’Arrêt qu’on vient de prononcer.
Mon bras, lent à punir, suspendait la tempête ;
Il me pousse à l’éclat, il paiera de sa tête.
Donnez bien ordre à tout ; pour empêcher sa mort,
760 Le Peuple qui la craint peut faire quelque effort.
Il s’en est fait aimer ; prévenez ces alarmes,
Dans les lieux les moins sûrs faites prendre les armes,
N’oubliez rien, allez.
CÉCILE.
N’oubliez rien, allez. Vous connaissez ma foi,
Je réponds des Mutins, reposez-vous sur moi.
SCÈNE II. Élisabeth, Tilney. §
ÉLISABETH.
765 Enfin, perfide, enfin ta perte est résolue.
C’en est fait, malgré moi toi-même l’as conclue.
De ma lâche pitié tu craignais les effets,
Plus de grâce, tes voeux vont être satisfaits.
Ma tendresse emportait une indigne victoire,
770 Je l’étouffe, il est temps d’avoir soin de ma gloire.
Il est temps que mon coeur justement irrité
Instruise l’Univers de toute ma fierté.
Quoi, de ce coeur séduit appuyant l’injustice,
De tes noirs attentats tu l’auras fait complice,
775 J’en saurai le coup prêt d’éclater, le verrai,
Tu m’auras dédaignée, et je le souffrirai ?
Non, puisqu’en moi toujours l’amante te fit peine,
Tu le veux ; pour te plaire, il faut paraître Reine,
Et reprendre l’orgueil que j’osais oublier,
780 Pour permettre à l’amour de te justifier.
TILNEY.
À croire cet orgueil peut-être un peu trop prompte,
Vous avez consenti qu’on ait jugé le Comte.
On vient de prononcer l’Arrêt de son trépas ;
Chacun tremble pour lui, mais il ne mourra pas.
ÉLISABETH.
785 Il ne mourra pas, lui ? Non, non, tu t’abuses.
Tu sais son attentat, est-ce que tu l’excuses,
Et que de son Arrêt blâmant l’indignité,
Tu crois qu’il soit injuste, ou trop précipité ?
Penses-tu, quand l’Ingrat contre moi se déclare,
790 Qu’il n’ait pas mérité la mort qu’on lui prépare,
Et que je venge trop, en le laissant périr,
Ce que par ses dédains l’amour m’a fait souffrir ?
TILNEY.
Que cet Arrêt soit juste, ou donné par l’Envie,
Vous l’aimez, cet amour lui sauvera la vie.
795 Il tient vos jours aux siens si fortement unis,
Que par le même coup on les verrait finis.
Votre aveugle colère en vain vous le déguise ;
Vous pleureriez la mort que vous auriez permise,
Et le sanglant éclat qui suivrait ce courroux
800 Vengerait vos malheurs moins sur lui que sur vous.
ÉLISABETH.
Ah cruelle, pourquoi fais-tu trembler ma haine ?
Est-ce une passion indigne d’une Reine,
Et l’amour qui me veut empêcher de régner,
Ne se lasse-t-il point de se voir dédaigner ?
805 Que me sert qu’au dehors, redoutable Ennemie,
Je rende par la Paix ma puissance affermie,
Si mon coeur au-dedans tristement déchiré
Ne peut jouir du calme où j’ai tant aspiré
Mon bonheur semble avoir enchaîné la victoire.
810 J’ai triomphé partout, tout parle de ma gloire,
Et d’un Sujet ingrat, ma pressante bonté
Ne peut, même en priant, réduire la fierté.
Par son fatal Arrêt plus que lui condamnée,
À quoi te résous-tu, Princesse infortunée,
815 Laisseras-tu périr sans pitié, sans secours,
Le soutien de ta gloire, et l’appui de tes jours ?
TILNEY.
Ne pouvez-vous pas tout ? Vous pleurez !
ÉLISABETH.
Ne pouvez-vous pas tout ? Vous pleurez ! Oui, je pleure,
Et sens bien que s’il meurt, il faudra que je meure.
Ô vous Rois, que pour lui ma flamme a négligés,
820 Jetez les yeux sur moi, vous êtes bien vengés.
Une Reine, intrépide au milieu des alarmes,
Tremblante pour l’amour, ose verser des larmes.
Encor s’il était sûr que ces pleurs répandus,
En me faisant rougir, ne fussent pas perdus,
825 Que le Lâche pressé d’un vil remords que donne...
Qu’en penses-tu ? Dis-moi. Le plus hardi s’étonne,
L’image de la mort, dont l’appareil est prêt,
Fait croire tout permis pour en changer l’Arrêt.
Réduit à voir sa tête expier son offense,
830 Doutes-tu qu’il ne veuille implorer ma clémence,
Que sûr que mes bontés passent ses attentats...
TILNEY.
Il doit y recourir ; mais s’il ne le fait pas ?
Le comte est fier, Madame.
ÉLISABETH.
Le comte est fier, Madame. Ah, tu me désespères.
Quoi qu’osent contre moi ses projets téméraires,
835 Dût l’État par ma chute en être renversé,
Qu’il fléchisse, il suffit, j’oublierai le passé.
Mais quand toute attachée à retenir la foudre,
Je frémis de le perdre, et tremble à m’y résoudre,
Si me bravant toujours il ose m’y forcer,
840 Moi Reine, lui Sujet, puis-je m’en dispenser ?
Sauvons-le malgré lui, parle, et fais qu’il te croie.
Vois-le, mais cache-lui que c’est moi qui t’envoie.
Et ménageant ma gloire en t’expliquant pour moi,
Peins-lui mon coeur sensible à ce que je lui dois.
845 Fais-lui voir qu’à regret j’abandonne sa tête,
Qu’au plus faible remords sa grâce est toute prête,
Et si pour l’ébranler il faut aller plus loin,
Du soin de mon amour fais ton unique soin.
Laisse, laisse ma gloire, et dis-lui que je l’aime,
850 Tout coupable qu’il est, cent fois plus que moi-même ;
Qu’il n’a, s’il veut finir mes déplorables jours,
Qu’à souffrir que des siens on arrête le cours.
Presse, prie, offre tout, pour fléchir son courage.
Enfin si pour ta Reine un vrai zèle t’engage,
855 Par crainte, par amour, par pitié de mon sort,
Obtient qu’il se pardonne, et l’arrache à la mort.
L’empêchant de périr, tu m’auras bien servie.
Je ne te dis plus rien, il y va de ma vie.
Ne perds point de temps, cours, et me laisse écouter
860 Ce que pour sa défense un ami vient tenter.
SCÈNE III. Élisabeth, Le Comte de Salsbury. §
SALSBURY.
Madame, pardonnez à ma douleur extrême,
Si paraissant ici pour un autre moi-même,
Tremblant, saisi d’effroi, pour vous, pour vos États,
J’ose vous conjurer de ne vous perdre pas.
865 Je n’examine point quel peut être le crime ;
Mais si l’Arrêt donné vous semble légitime,
Vous le paraîtra-t-il quand vous daignerez voir,
Par un funeste coup, quelle Tête il fait choir ?
C’est ce fameux Héros dont cent fois la victoire
870 Par les plus grands exploits a consacré la gloire,
Dont partout le destin fut si noble et si beau,
Qu’on livre entre les mains d’un infâme Bourreau.
Après qu’à sa valeur, que chacun idolâtre,
L’Univers avec pompe a servi de Théâtre,
875 Pourrez-vous consentir qu’un échafaud dressé
Montre à tous de quel prix il est récompensé ?
Quand je viens vous marquer son mérite et sa peine,
Ce n’est point seulement l’amitié qui m’amène.
C’est l’État désolé, c’est votre Cour en pleurs,
880 Qui perdant son appui, tremble de ses malheurs.
Je sais qu’en sa conduite il eut quelque imprudence ;
Mais le crime toujours ne suit pas l’apparence,
Et dans le rang illustre où ses vertus l’ont mis,
Estimé de la Reine, il a des Ennemis.
885 Pour lui, pour vous, pour nous, craignez leurs artifices,
Et s’ils font ses défauts plus grands que ses services,
Songez que la clémence a toujours eu ses droits,
Et qu’elle est la vertu la plus digne des Rois.
ÉLISABETH.
Comte de Salsbury, j’estime votre zèle.
890 J’aime à vous voir Ami généreux et fidèle,
Et loue en vous l’ardeur que ce noble intérêt
Vous donne à murmurer d’un équitable Arrêt.
J’en sens ainsi que vous une douleur extrême,
Mais je dois à l’État encor plus qu’à moi-même,
895 Si j’ai laissé du Comte éclaircir le forfait,
C’est lui qui m’a forcée à tout ce que j’ai fait.
Prête à tout oublier, s’il m’avouait son crime,
On le sait, j’ai voulu lui rendre mon estime.
Ma bonté n’a servi qu’à redoubler l’orgueil
900 Qui des Ambitieux est l’ordinaire écueil.
Des soins qu’il m’a vu prendre à détourner l’orage,
Quoi que sûr d’y périr, il s’est fait un outrage.
Si sa tête me fait raison de sa fierté,
C’est sa faute, il aura ce qu’il a mérité.
SALSBURY.
905 Il mérite sans doute une honteuse peine,
Quand sa fierté combat les bontés de sa Reine.
Si quelque chose en lui vous peut, vous doit blesser,
C’est l’orgueil de ce coeur qu’il ne peut abaisser,
Cet orgueil qu’il veut croire au péril de sa vie ;
910 Mais pour être trop fier, vous a-t-il moins servie ?
Vous a-t-il moins montré dans cent et cent combats,
Que pour vous il n’est rien d’impossible à son bras ?
Par son sang prodigué, par l’éclat de sa gloire,
Daignez, s’il vous en reste encor quelque mémoire,
915 Accorder au malheur qui l’accable aujourd’hui,
Le pardon qu’à genoux je demande pour lui.
Songez que si jamais il vous fut nécessaire,
Ce qu’il a déjà fait, il peut encor le faire,
Et que nos Ennemis tremblants, désespérés,
920 N’ont jamais mieux vaincu que quand vous le perdrez.
ÉLISABETH.
Je le perds à regret, mais enfin je suis Reine.
Il est Sujet, coupable, et digne de sa peine ;
L’Arrêt est prononcé, Comte, et tout l’Univers
Va sur lui, va sur moi tenir les yeux ouverts.
925 Quand sa seule fierté, dont vous blâmer l’audace,
M’aurait fait souhaiter qu’il m’eût demandé grâce,
Si par là de la mort il a pu s’affranchir,
Dédaignant de le faire, est-ce à moi de fléchir ?
Est-ce à moi d’endurer qu’un Sujet téméraire
930 À d’impuissants éclats réduise ma colère,
Et qu’il puisse à ma honte apprendre à l’Avenir,
Que je connais son crime, et n’osai le punir ?
SALSBURY.
On parle de révolte, et de ligues secrètes,
Mais, Madame, on se sert de Lettres contrefaites.
935 Les Témoins par Cecile ouïs, examinés,
Sont Témoins que peut-être on aura subornés.
Le Comte les récuse, et quand je les soupçonne...
ÉLISABETH.
Le Comte est condamné ; si son Arrêt l’étonne,
S’il a pour l’affaiblir quelque chose à tenter,
940 Qu’il rentre en son devoir, on pourra l’écouter.
Allez, mon juste orgueil que son audace irrite
Peut faire grâce encor, faites qu’il la mérite.
SCÈNE IV. Élisabeth, La Duchesse. §
ÉLISABETH.
Venez, venez, Duchesse, et plaignez mes ennuis.
Je cherche à pardonner, je le veux, je le puis,
945 Et je tremble toujours qu’un obstiné Coupable
Lui-même contre moi ne soit inexorable.
Ciel, qui me fis un coeur et si noble et si grand,
Ne le devais-tu pas former indifférent ?
Fallait-il qu’un Ingrat aussi fier que sa Reine,
950 Me donnant tant d’amour, fut digne de ma haine ?
Ou si tu résolvais de m’en laisser trahir ?
Pourquoi ne m’as-tu pas permis de le haïr ?
Si ce funeste Arrêt n’ébranle point le Comte,
Je ne puis éviter, ou ma perte, ou ma honte.
955 Je péris par sa mort, et le voulant sauver,
Le Lâche impunément aura su me braver.
Que je suis malheureuse !
LA DUCHESSE.
Que je suis malheureuse ! On est sans doute à plaindre,
Quand on hait la rigueur, et qu’on s’y voit contraindre ;
Mais si le Comte osait, tout condamné qu’il est,
960 Plutôt que son pardon, accepter son Arrêt,
Au moins de ses desseins, sans le dernier supplice,
La prison vous pourrait...
ÉLISABETH.
La prison vous pourrait... Non, je veux qu’il fléchisse.
Il y va de ma gloire, il faut qu’il cède.
LA DUCHESSE.
Il y va de ma gloire, il faut qu’il cède. Hélas !
Je crains qu’à vos bontés il ne se rende pas,
965 Que voulant abaisser ce courage invincible,
Vos efforts...
ÉLISABETH.
Vos efforts... Ah ! J’en sais un moyen infaillible.
Rien n’égale en horreur ce que j’en souffrirai,
C’est le plus grand des maux, peut-être j’en mourrai,
Mais si toujours d’orgueil son audace est suivie,
970 Il faudra le sauver aux dépends de ma vie ;
M’y voilà résolue. Ô voeux mal exaucés,
Ô mon coeur, est-ce ainsi que vous me trahissez ?
LA DUCHESSE.
Votre pouvoir est grand, mais je connais le Comte ;
Il voudra...
ÉLISABETH.
Il voudra... Je ne puis le vaincre qu’à ma honte,
975 Je le sais, mais enfin je vaincrai sans effort,
Et vous allez vous-même en demeurer d’accord.
Il adore Suffole, c’est elle qui l’engage
À lui faire raison d’un exil qui l’outrage.
Quoi que coûte à mon coeur ce funeste dessein,
980 Je veux, je souffrirai qu’il lui donne la main ;
Et l’ingrat qui m’oppose une fierté rebelle,
Sûr enfin d’être heureux, voudra vivre pour elle.
LA DUCHESSE.
Si par là seulement vous croyez le toucher,
Apprenez un secret qu’il ne faut plus cacher.
985 De l’amour de Suffole vainement alarmée,
Vous la punîtes trop, il ne l’a point aimée.
C’est moi seule, ce sont mes criminels appas,
Qui surprirent son coeur que je n’attaquais pas.
Par devoir, par respect, j’eus beau vouloir éteindre
990 Un feu dont vous deviez avoir tant à vous plaindre.
Confuse de ses voeux, j’eus beau lui résister,
Comme l’amour se flatte, il voulut se flatter.
Il crut que sa pitié pourrait tout sur votre âme,
Que le temps vous rendrait favorable à sa flamme,
995 Et quoi qu’enfin pour lui Suffole fût sans appas,
Il feignit de l’aimer pour ne m’exposer pas.
Son exil étonna son amour téméraire ;
Mais si mon intérêt le força de se taire,
Son coeur dont la contrainte irritait les désirs,
1000 Ne m’en donna pas moins ses plus ardents soupirs,
Par moi qui l’usurpai vous en fûtes bannie ;
Je vous nuisis, Madame, et je m’en suis punie.
Pour vous rendre les voeux que j’osais détourner,
On demanda ma main, je voulus la donner.
1005 Éloigné de la Cour, il sut cette nouvelle.
Il revient furieux, rend le Peuple rebelle,
S’en va suivre au Palais dans le moment fatal
Que l’hymen me livrait au pouvoir d’un Rival.
Il venait l’empêcher, et c’est ce qu’il vous cache.
1010 Voilà par où le crime à sa gloire s’attache.
On traite de révolte un fier emportement,
Pardonnable peut-être aux ennuis d’un amant.
S’il semble un attentat, s’il en a l’apparence,
L’aveu que je vous fais prouve son innocence.
1015 Enfin, Madame, enfin par tout ce qui jamais
Pût surprendre, toucher, enflammer vos souhaits,
Par les plus tendre voeux dont vous fûtes capable,
Par lui-même, pour vous l’objet le plus aimable,
Sur des Témoins suspects qui n’ont pu l’étonner,
1020 Ses Juges à la mort l’ont osé condamner ;
Accordez-moi ses jours pour prix du sacrifice
Qui m’arrachant à lui vous a rendu justice.
Mon coeur en souffre assez pour mériter de vous
Contre un si cher coupable un peu moins de courroux.
ÉLISABETH.
1025 Ai-je bien entendu ? Le perfide vous aime,
Me dédaigne, me brave, et contraire à moi-même,
Je vous assurerais, en l’osant secourir,
La douceur d’être aimée, et de me voir souffrir ?
Non, il faut qu’il périsse, et que je sois vengée.
1030 Je dois ce coup funeste à ma flamme outragée,
Il a trop mérité l’Arrêt qui le punit,
Innocent ou coupable, il vous aime, il suffit.
S’il n’a point de vrai crime, ainsi qu’on le veut croire,
Sur le crime apparent je sauverai ma gloire,
1035 Et la raison d’État, en le privant du jour,
Servira de prétexte à la raison d’Amour.
LA DUCHESSE.
Juste Ciel ! Vous pourriez vous immoler sa vie ?
Je ne me repends point de vous avoir servie ;
Mais hélas ! Qu’ai-je pu faire plus contre moi,
1040 Pour le rendre à sa Reine, et rejeter sa foi ?
Tout parlait, m’assurait de son amour extrême.
Pour mieux me l’arracher, qu’auriez-vous fait vous-même ?
ÉLISABETH.
Moins que vous ; pour lui seul, quoi qu’il fût arrivé,
Toujours tout mon amour se serait conservé.
1045 En vain de moi tout autre eût eu l’âme charmée.
Point d’hymen ; mais enfin je ne suis point aimée,
Mon coeur de ses dédains ne peut venir à bout,
Et dans ce désespoir, qui peut tout, ose tout.
LA DUCHESSE.
Ah, faites-lui paraître un coeur plus magnanime.
1050 Ma sévère vertu lui doit-elle être un crime,
Et l’aide qu’à vos feux j’ai cru devoir offrir,
Vous le fait-elle voir plus digne de périr ?
ÉLISABETH.
J’ai tort, je le confesse, et quoi que je m’emporte,
Je sens que ma tendresse est toujours la plus forte.
1055 Ciel, qui me réservez à des malheurs sans fin,
Il ne manquait donc plus à mon cruel destin,
Que de ne souffrir pas dans cette ardeur fatale
Que je fusse en pouvoir de haïr ma Rivale.
Ah, que de la Vertu les charmes sont puissants !
1060 Duchesse, c’en est fait, qu’il vive, j’y consens.
Par un même intérêt, vous craignez, et je tremble.
Pour lui, contre lui-même, unissons-nous ensemble,
Tirons-le du péril qui ne peut l’alarmer,
Toutes deux pour le voir, toutes deux pour l’aimer.
1065 Un prix bien inégal nous en paiera la peine.
Vous aurez tout son coeur, je n’aurai que sa haine ;
Mais n’importe, il vivra, son crime est pardonné.
Je m’oppose à sa mort, mais l’Arrêt est donné,
L’Angleterre le sait, le Terre toute entière
1070 D’une juste surprise en fera la matière ;
Ma gloire dont toujours il s’est rendu l’appui,
Veut qu’il demande grâce, obtenez-le de lui.
Vous avez sur son coeur une entière puissance.
Allez, pour le soumettre, usez de violence.
1075 Sauvez-le, sauvez-moi ; dans le trouble où je suis,
M’en reposer sur vous est tout ce que je puis.