LE FESTIN DE PIERRE
COMÉDIE
M. DC. LXXVII.

par Monsieur Thomas Corneille

À AMSTERDAM, Chez les Frères Chatelain, près de la Maison de Ville.

AVIS. §

Cette Pièce, dont les comédiens donnent tous les ans plusieurs représentations, est la même que feu Mr. de Molière fit jouer en prose peu de temps avant sa mort. Quelques personnes qui ont tout pouvoir sur moi, m’ayant engagé à la mettre en vers, je me réservai la liberté d’adoucir certaines expressions qui avaient blessé les Scrupuleux. J’ai suivi la prose dans tout le reste, à l’exception des scènes du troisième et du cinquième acte, où j’ai fait parler des femmes. Ce sont des scènes ajoutées à cet excellent original, et dont les défauts ne doivent point être imputés au célèbre auteur, sous le nom duquel cette Comédie est toujours représentée.

Représenté pour la première fois le 1é février 1677 au Théâtre Guénégaud.

ACTEURS §

  • DON JUAN.
  • DON LOUIS, père de Don Juan.
  • ELVIRE, ayant épousé Don Juan.
  • DON CARLOS, frère d’Elvire.
  • ALONSE, ami de Don Carlos.
  • THÉRÈSE, tante de Léonor.
  • LÉONOR, demoiselle de campagne.
  • PASCALE, nourrice de Léonor.
  • CHARLOTTE, paysanne.
  • MATHURINE, autre paysanne.
  • PIERROT, paysan.
  • LA RAMÉE, valet de chambre de Don Juan.
  • GUSMAN, domestique d’Elvire.
  • SGANARELLE, valet de Don Juan.
  • LA STATUE du Commandeur.
  • LA VIOLETTE, Laquais.

ACTE I §

SCÈNE PREMIÈRE. Sganarelle, Gusman. §

SGANARELLE prenant du Tabac, et en offrant à Gusman.

Quoi qu’en dise Aristote, et sa docte Cabale,
Le Tabac est divin, il n’est rien qui l’égale.

Tabac : herbe qui fut envoyée en France l’an 1560. (...) On prend du tabac en poudre par le nez, (..) en la mâchant dans la bouche ; et en fumée par le moyen d’une pipe, ou petit canal de terre (...). Ceux qui prennent du tabac par excès sont sujets à perdre l’odorat. Celui qu’on prend en fumée gâte le cerveau et rend le crane noir. [F]

Et par les fainéants, pour fuir l’oisiveté,
Jamais amusement ne fut mieux inventé.
5 Ne saurait-on que dire, on prend la tabatière,
Soudain à gauche, à droit, par devant, par derrière,
Gens de toutes façons, connus et non connus,
Pour y demander part, sont les très bien venus.
Mais c’est peu qu’à donner instruisant la jeunesse,
10 Le tabac l’accoutume à faire ainsi largesse.
C’est dans la médecine un remède nouveau ;
Il purge, réjouit, conforte le cerveau,
De toute noire humeur promptement le délivre,
Et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre.
15 Ô tabac, ô tabac, mes plus chères amours !
Mais reprenons un peu notre premier discours.
Si bien, mon cher Gusman, qu’Elvire ta Maîtresse,
Pour Don Juan mon maître a pris tant de tendresse,
Qu’apprenant son départ, l’excès de son ennui
20 L’a fait mettre en campagne, et courir après lui ?
Le soin de le chercher est obligeant sans doute,
C’est aimer fortement, mais tout voyage coûte,
Et j’ai peur, s’il te faut expliquer mon souci,
Qu’on l’indemnise mal des frais de celui-ci.

GUSMAN.

25 Et la raison encor ? Dis-moi, je te conjure,
D’où te vient une peur de si mauvais augure ?
Ton maître là-dessus t’a-t-il ouvert son cœur ?
T’a-t-il fait remarquer pour nous quelque froideur,
Qui d’un départ si prompt...

SGANARELLE.

Je n’en sais point les causes.
30 Mais, Gusman, à peu près je vois le train des choses,
Et sans que Don Juan m’ait rien dit de cela,
Tout franc, je gagerais que l’affaire va là.
Je pourrais me tromper, mais j’ai peine à le croire.

GUSMAN.

Quoi, ton maître ferait cette tache à sa gloire ?
35 Il trahirait Elvire, et d’un crime si bas...

SGANARELLE.

Il est trop jeune encor, il n’oserait.

GUSMAN.

Hélas !
Ni d’un si lâche tour l’infamie éternelle,
Ni de sa qualité...

SGANARELLE.

La raison en est belle.
Sa qualité ! C’est là ce qui l’arrêterait.

GUSMAN.

40 Tant de voeux...

SGANARELLE.

Rien pour lui n’est trop chaud ni trop froid.
Voeux, serments, sans scrupule il met tout en usage.

GUSMAN.

Mais ne songe-t-il pas à l’hymen qui l’engage ?
Croit-il le pouvoir rompre ?

SGANARELLE.

Hé, mon pauvre Gusman,
Tu ne sais pas encor quel homme est Don Juan.

GUSMAN.

45 S’il est ce que tu dis, le moyen de connaître,
De tous les scélérats, le plus grand, le plus traître ?
Le moyen de penser qu’après tant de serments,
Tant de transports d’amour, d’ardeurs, d’empressements,
De protestations des plus passionnées,
50 De larmes, de soupirs, d’assurances données,
Il ait réduit Elvire à sortir du couvent,
À venir l’épouser, et tout cela, du vent ?

SGANARELLE.

Il s’embarrasse peu de pareilles affaires.
Ce sont des tours d’esprits qui lui sont ordinaires ;
55 Et si tu connaissais le pèlerin, crois-moi,

Pèlerin : on dit ironiquement, "Voilà un étrange pèlerin", pour dire, c’est un rusé, un matois. [F]

Tu ferais peu de fond sur le don de sa foi.
Ce n’est pas que je sache avec pleine assurance,
Que déjà pour Elvire il sait ce que je pense.
Pour un dessein secret en ces lieux appelé,
60 Depuis son arrivée il ne m’a point parlé ;
Mais par précaution je puis ici te dire,
Qu’il n’est devoirs si saints dont il ne s’ose rire ;
Que c’est un endurci dans la fange plongé,
Un chien, un hérétique, un turc, un enragé ;
65 Qu’il n’a ni foi ni loi ; que tout ce qui le tente...

GUSMAN.

Quoi, le Ciel ni l’Enfer n’ont rien qui l’épouvante ?

SGANARELLE.

Vers 67, "Souris" synonyme de soeurire.

Bon, parlez-lui du Ciel, il répond d’un soeuris.
Parlez-lui de l’Enfer, il met le Diable au pis ;
Et parce qu’il est jeune, il croit qu’il est en âge,

Libertin : qui ne veut pas s’assujettir aux lois, aux règles de bien vivre, à la discipline d’un monastère. [F]

70 Où la vertu sied moins que le libertinage.
Remontrance, reproche, autant de temps perdu.
Il cherche avec ardeur ce qu’il voit défendu,
Et ne refusant rien à Madame Nature,

Pourceau : on dit figuremment un homme gros et gras, celui qui est malpropre, stupide, ivrogne, incivil. [F] L’emploi au vers 74 est métaphorique.

Il est ce qu’on appelle un Pourceau d’Épicure.
75 Ainsi ne me dis point, sur sa légèreté,
Qu’Elvire par l’hymen se trouve en sûreté,
C’est peu pour bon contrat qu’il en ait fait la femme,
Pour en venir à bout, et contenter sa flamme,
Avec elle au besoin, par ce même contrat,
80 Il aurait épousé toi, son chien et son chat.
C’est un piège qu’il tend partout à chaque belle ;
Paysanne, bourgeoise, et dame et demoiselle,
Tout le charme, et d’abord pour leur donner leçon,
Un mariage fait lui semble une chanson.
85 Toujours objets nouveaux, toujours nouvelles flammes ;
Et si je te disais combien il a de femmes,
Tu serais convaincu que ce n’est pas en vain
Qu’on le croit l’épouseur de tout le genre humain.

GUSMAN.

Quel abominable homme !

SGANARELLE.

Et plus qu’abominable.
90 Il se moque de tout, ne craint ni Dieu ni Diable ;
Et je ne doute point, comme il est sans retour,
Qu’il ne soit par la foudre écrasé quelque jour.
Il le mérite bien, et s’il te faut tout dire,
Depuis qu’en le servant je souffre le martyre,
95 J’en ai vu tant d’horreurs, que j’avoue aujourd’hui,
Qu’il vaudrait mieux cent fois être au Diable qu’à lui.

GUSMAN.

Que ne le quittes-tu ?

SGANARELLE.

Le quitter ! Comment faire ?
Un grand Seigneur méchant est une étrange affaire.
Vois-tu, si j’avais fui, j’aurais beau me cacher,
100 Jusque dans l’Enfer même il viendrait me chercher.
La crainte me retient, et ce qui me désole,
C’est qu’il faut avec lui faire souvent l’idole,
Louer ce qu’on déteste, et de peur du bâton,
Approuver ce qu’il fait, et chanter sur son ton.
Apercevant Don Juan.
105 Je crois dans ce palais le voir qui se promène,
C’est lui. Prends garde au moins...

GUSMAN.

Ne t’en mets point en peine.

SGANARELLE.

Je t’ai conté sa vie un peu légèrement.
C’est à toi là-dessus de te taire ; autrement...

GUSMAN, s’en allant.

Ne crains rien.

SCÈNE II. Don Juan, Sganarelle. §

DON JUAN.

Avec qui parlais-tu ? Pourrait-ce être
110 Le bonhomme Gusman ? J’ai cru le reconnaître ?

SGANARELLE.

Vous avez fort bien cru, c’était lui-même.

DON JUAN.

Il vient
Demander quelle affaire en ces lieux nous retient ?

SGANARELLE.

Il est un peu surpris de ce que sans rien dire
Vous avez pu si tôt abandonner Elvire.

DON JUAN.

115 Que lui fais-tu penser d’un départ si prompt ?

SGANARELLE.

Moi ?
Rien du tout, ce n’est point mon affaire.

DON JUAN.

Mais toi,
Qu’en penses-tu ?

SGANARELLE.

Je crois, sans trop juger en bête,
Que vous avez encor quelque amourette en tête.

DON JUAN.

Tu le crois ?

SGANARELLE.

Oui.

DON JUAN.

Ma foi, tu crois juste, et mon cœur
120 Pour un objet nouveau sent la plus forte ardeur.

SGANARELLE.

Eh mon Dieu ! J’entrevois d’abord ce qui s’y passe.
Votre cœur n’aime point à demeurer en place,
Et sans lui faire tort sur la fidélité,
C’est le plus grand coureur qui jamais ait été.
125 Tout est de votre goût, brune ou blonde, n’importe.

DON JUAN.

Et n’ai-je pas raison d’en user de la sorte ?

SGANARELLE.

Hé monsieur...

DON JUAN.

Quoi ?

SGANARELLE.

Sans doute ; il est aisé de voir
Que vous avez raison si vous voulez l’avoir ;
Mais si, comme on n’est pas bon juge dans sa cause,
130 Vous ne le vouliez pas, ce serait autre chose.

DON JUAN.

Et bien, je te permets de parler librement.

SGANARELLE.

En ce cas je vous dis très sérieusement,
Qu’on trouve fort vilain qu’allant de belle en belle,
Vous fassiez vanité partout d’être Infidèle.

DON JUAN.

135 Quoi, si d’un bel Objet je suis d’abord touché,
Tu veux que pour toujours j’y demeure attaché,
Qu’un éternel amour de ma foi lui réponde,
Et me laisse sans yeux pour le reste du monde ?
Le rare et doux plaisir qui se trouve en aimant,
140 S’il faut s’ensevelir dans un attachement,
Renoncer pour lui seul à toute autre tendresse,
Et vouloir sottement mourir dès sa jeunesse !
Va crois-moi, la constance était bonne jadis,
Où les leçons d’aimer venaient des Amadis ;
145 Mais à présent, on suit des lois plus naturelles.
On aime sans façon tout ce qu’on voit de belles,
Et l’amour qu’en nos cœurs la première a produit,
N’ôte rien aux appas de celle qui la suit.
Pour moi, qui ne saurais faire l’inexorable,
150 Je me donne partout où je trouve l’aimable,
Et tout ce qu’une belle a sur moi de pouvoir,
Ne me rend point ailleurs incapable de voir.
Sans me vouloir piquer du nom d’amant fidèle,
J’ai des yeux pour une autre aussi bien que pour elle.
155 Et dès qu’un beau visage a demandé mon cœur,
Je ne puis me résoudre à l’armer de rigueur.
Ravi de voir qu’il cède à la douce contrainte,
Qui d’abord laisse en lui toute autre flamme éteinte,
Je l’abandonne aux traits dont il aime les coups,
160 Et si j’en avais cent, je les donnerais tous.

SGANARELLE.

Libéral : qui donne avec raison et jugement, en sorte de qu’il ne soit ni prodigue ni avare. [F]

Vous êtes libéral.

DON JUAN.

Que de douceurs charmantes
Font goûter aux amants les passions naissantes
Si pour chaque beauté je m’enflamme aisément,
Le vrai plaisir d’aimer est dans le changement.
165 Il consiste à pouvoir, par d’empressés hommages,
Forcer d’un jeune cœur les scrupuleux ombrages,
À désarmer sa crainte, à voir de jour en jour
Par cent petits progrès avancer notre amour ;
À vaincre doucement la pudeur innocente,
170 Qu’oppose à nos désirs une âme chancelante,
Et la réduire enfin, à force de parler,
À se laisser conduire où nous voulons aller.
Mais quand on a vaincu, la passion expire.
Ne souhaitant plus rien, on n’a plus rien à dire ;
175 À l’amour satisfait tout son charme est ôté,
Et nous nous endormons dans sa tranquillité,
Si quelque objet nouveau, par sa conquête à faire,
Ne réveille en nos cœurs l’ambition de plaire.
Enfin j’aime en amour les exploits différents ;
180 Et j’ai sur ce sujet l’ardeur des conquérants,
Qui sans cesse courant de victoire en victoire,
Ne peuvent se résoudre à voir borner leur gloire.
De mes vastes désirs le vol précipité
Par cent objets vaincus ne peut être arrêté.
185 Je sens mon cœur plus loin capable de s’étendre,
Et je souhaiterais, comme fit Alexandre,
Qu’il fût un autre monde encor à découvrir,
Où je pusse en amour chercher à con quérir.

SGANARELLE.

Comme vous débitez ! Ma foi, je vous admire.
190 Votre langue...

DON JUAN.

Qu’as-tu là-dessus à me dire ?

SGANARELLE.

À vous dire ? Moi ? J’ai... mais que dirais-je ? Rien,
Car quoi que vous disiez, vous le tournez si bien,
Que sans avoir raison, il semble à vous entendre,
Qu’on soit quand vous parlez, obligé de se rendre.
195 J’avais pour disputer des raisons dans l’esprit...
Je veux une autre fois les mettre par écrit.
Avec vous sans cela je n’aurais qu’à me taire,
Vous me brouilleriez tout.

DON JUAN.

Tu ne saurais mieux faire.

SGANARELLE.

Mais, Monsieur, par hasard, me serait-il permis
200 De vous dire qu’à moi, comme à tous vos amis,
Votre genre de vie un tant soit peu fait peine ?

DON JUAN.

Fat : sot sans esprit qui ne dit que des fadaises. [F]

Le fat ! Et quelle vie est-ce donc que je mène ?

SGANARELLE.

Fort bonne, assurément ; mais enfin... quelquefois...
Par exemple, vous voir marier tous les mois.

DON JUAN.

205 Est-il rien de plus doux ? Rien qui soit plus capable...

SGANARELLE.

Il est vrai, je conçois cela fort agréable ;
Et c’est, si sans péché j’en avais le pouvoir,
Un divertissement que je voudrais avoir.
Mais sans aucun respect pour les plus saints mystères...

DON JUAN.

210 Ne t’embarrasse point, ce sont là mes affaires.

SGANARELLE.

On doit craindre le Ciel, et jamais Libertin
N’a fait encor, dit-on, qu’une méchante fin.

DON JUAN.

Je hais la remontrance, et quand on s’y hasarde...

SGANARELLE.

Oh, ce n’est pas à vous que j’en fais, Dieu m’en garde,
215 J’aurais tort de vouloir vous donner des leçons.
Si vous vous égarez, vous avez vos raisons ;
Et quand vous faites mal, comme c’est l’ordinaire,
Du moins vous savez bien qu’il vous plaît de le faire.
Bon cela ; mais il est certains Impertinents,
220 À droit de fort esprit hardis, entreprenants,
Qui sans savoir pourquoi, traitent de ridicules
Les plus justes motifs des plus sages scrupules,
Et qui font vanité de ne trembler de rien,
Par l’entêtement seul que cela leur sied bien.
225 Si j’avais par malheur un tel maître ; âme crasse,
Lui dirais-je tout net, le regardant en face,
"Osez-vous bien ainsi braver à tous moments
Ce que l’Enfer pour vous amasse de tourments ?

Myrmidon : Peuples de Thessalie que les fables de paysans ont dit être nés de fourmis (....) Ce mot est venu dans notre langue pour signifier un homme fort petit ou qui n’est capable d’aucune résistance. [F]

Un rien, un mirmidon, un petit ver de terre,
230 Au Ciel impunément croit déclarer la guerre ?
Allez, malheur cent fois à qui vous applaudit.
C’est bien à vous (Je parle au maître que j’ai dit)
À vouloir vous railler des choses les plus saintes,
À secouer le joug des plus louables craintes.
235 Pour avoir de grands biens et de la qualité,
Une perruque blonde, être propre, ajusté,
Tout en couleur de feu, pensez-vous (Prenez garde.
Ce n’est pas vous au moins que tout ceci regarde.)
Pensez-vous en avoir plus de droit d’éclater
240 Contre les vérités dont vous osez douter ?
De moi, votre valet, apprenez, je vous prie,
Qu’en vain les libertins de tout font raillerie ;
Que le Ciel tôt ou tard pour leur punition..."

DON JUAN.

Paix.

SGANARELLE.

Ça voyons. De quoi serait-il question ?

DON JUAN.

245 De te dire en deux mots qu’une flamme nouvelle
Ici, sans t’en parler, m’a fait suivre une belle.

SGANARELLE.

Vers 247, annonce le personnage qui sera la statue à l’acte V.

Et n’y craignez-vous rien pour ce Commandeur mort ?

DON JUAN.

Je l’ai si bien tué, chacun le sait.

SGANARELLE.

D’accord.
On ne peut rien de mieux, et s’il osait s’en plaindre,
250 Il aurait tort, mais...

DON JUAN.

Quoi ?

SGANARELLE.

Ses parents sont à craindre.

DON JUAN.

Laissons-là tes frayeurs, et songeons seulement
À ce qui me peut faire un destin tout charmant.
Celle qui me réduit à soupirer pour elle,
Est une fiancée aimable, jeune, belle,
255 Et conduite en ces lieux où j’ai suivi ses pas,
Par l’heureux, à qui sont destinés tant d’appas.
Je la vis par hasard, et j’eus cet avantage,
Dans le temps qu’ils songeaient à faire leur voyage.
Il faut te l’avouer. Jamais jusqu’à ce jour
260 Je n’ai vu deux amants se montrer tant d’amour.
De leurs cœurs trop unis la tendresse visible,
Me frappant tout à coup, rendit le mien sensible,
Et les voyant céder aux transports les plus doux,
Si je devins amant, je fus amant jaloux.
265 Oui, je ne pus souffrir sans un dépit extrême,
Qu’ils s’aimassent autant que l’un et l’autre s’aime.
Ce bizarre chagrin alluma mes désirs ;
Je me fis un plaisir de troubler leurs plaisirs,
De rompre adroitement l’étroite intelligence,
270 Dont mon cœur délicat se faisait une offense.
N’ayant pu réussir, plus amoureux toujours,
C’est au dernier remède enfin que j’ai recours.
Cet époux prétendu, dont le bonheur me blesse,
Doit aujourd’hui sur mer régaler sa maîtresse.
275 Sans t’en avoir rien dit, j’ai dans mes intérêts
Quelques gens qu’au besoin nous trouverons tout prêts.
Ils auront une barque, où la belle, enlevée,
Rendra de mon amour la victoire achevée

SGANARELLE.

Ah ! Monsieur.

DON JUAN.

Heu !

SGANARELLE.

C’est là le prendre comme il faut.
280 Vous faites bien.

DON JUAN.

L’amour n’est pas un grand défaut.

SGANARELLE.

Sottise ; il n’est rien tel que de se satisfaire.
La méchante âme !

DON JUAN.

Allons songer à cette affaire.
Voici l’heure à peu près où ceux... Mais qu’est ceci ?
Tu ne m’avais pas dit qu’Elvire était ici.

SGANARELLE.

285 Savais-je que si tôt vous la verriez paraître ?

SCÈNE III. Elvire, Don Juan, Sganarelle, Gusman. §

ELVIRE.

Don Juan voudra-t-il encor me reconnaître,
Et puis-je me flatter que le soin que j’ai pris...

DON JUAN.

Madame, à dire vrai, j’en suis un peu surpris.
Rien ne devait ici presser votre voyage.

ELVIRE.

290 J’y viens faire sans doute un méchant personnage,
Et par ce froid accueil, je commence de voir
L’erreur où m’avait mise un trop crédule espoir.
J’admire ma faiblesse et l’imprudence extrême
Qui m’a fait consentir à me tromper moi-même,
295 À démentir mes yeux sur une trahison,
Où mon cour refusait de croire ma raison.
Oui, pour vous contre moi ma tendresse séduite,
Quoi qu’on pût m’opposer, excusait votre fuite.
Cent soupçons qui pouvaient alarmer mon amour,
300 Avaient beau contre vous me parler chaque jour,
À vous justifier toujours trop favorable,
J’en rejetais la voix qui vous rendait coupable,
Et je ne regardais dans ce trouble odieux,
Que ce qui vous peignait innocent à mes yeux.
305 Mais un accueil si froid et si plein de surprise,
M’apprend trop ce qu’il faut que pour vous je me dise.
Je n’ai plus à douter qu’un honteux repentir
Ne vous ait sans rien dire obligé de partir.
J’en veux pourtant, j’en veux, dans mon malheur extrême,
310 Entendre les raisons de votre bouche même.
Parlez donc, et sachons par où j’ai mérité,
Ce qu’ose contre moi votre infidélité.

DON JUAN.

Si mon éloignement m’a fait croire infidèle,
J’ai mes raisons, Madame, et voilà Sganarelle,
315 Qui vous dira pourquoi...

SGANARELLE.

Je le dirai ? Fort bien.

DON JUAN.

Il sait...

SGANARELLE.

Moi ? S’il vous plaît, Monsieur je ne sais rien.

ELVIRE.

Et bien, qu’il parle ; il faut souffrir tout pour vous plaire.

DON JUAN.

Allons, parle à Madame, il ne faut point se taire.

SGANARELLE.

Vous vous moquez, Monsieur.

ELVIRE, à Sganarelle.

Puisqu’on le veut ainsi,
320 Approchez, et voyons ce mystère éclairci.
Quoi, tous deux interdits ! Est-ce là pour confondre...

DON JUAN.

Tu ne répondras pas ?

SGANARELLE.

Je n’ai rien à répondre.

DON JUAN.

Veux-tu parler, te dis-je ?

SGANARELLE.

Et bien, allons tout doux.
Madame...

ELVIRE.

Quoi ?

SGANARELLE, à Don Juan.

Monsieur.

DON JUAN.

Redoute mon courroux.

SGANARELLE.

325 Madame, un autre monde avec quelque autre chose,
Comme les conquérants, Alexandre, est la cause

V. 326, il s’agit d’Alexandre le Grand, fils de Philippe de Macédoine, qui poussa ses conquête de la Macédoine jusqu’à l’Indus. Voir "Alexandre le Grand, tragédie" de Jean Racine.

Qui nous a fait en hâte, et sans vous dire adieu,
Décamper l’un et l’autre, et venir en ce lieu.
Voilà pour vous, Monsieur, tout ce que je puis faire.

ELVIRE.

330 Vous plaît-il, Don Juan, m’éclaircir ce mystère ?

DON JUAN.

Madame, à dire vrai, pour ne pas abuser...

ELVIRE.

Ah, que vous savez peu l’art de déguiser !
Pour un homme de Cour qui doit avec étude
De feindre, de tromper avoir pris l’habitude,
335 Demeurer interdit, c’est mal faire valoir
La noble effronterie où je vous devrais voir.
Que ne me jurez-vous que vous êtes le même ;
Que vous m’aimez toujours autant que je vous aime,
Et que la seule mort dégageant votre foi,
340 Rompra l’attachement que vous avez pour moi ?
Que ne me dites-vous qu’une affaire importante
A causé le départ, dont j’ai pris l’épouvante ;
Que si de son secret j’ai lieu de m’offenser,
Vous avez craint les pleurs qu’il m’aurait fait verser
345 Qu’ici d’un long séjour ne pouvant vous défendre,
Je n’ai qu’à vous quitter, et vous aller attendre ;
Que vous me rejoindrez avec l’empressement,
Qu’a pour ce qu’il adore un véritable amant,
Et qu’éloigné de moi, l’ardeur qui vous enflamme
350 Vous rend ce qu’est un corps séparé de son âme ?
Voilà par où du moins vous me feriez douter,
D’un oubli que mes feux devraient peu redouter

DON JUAN.

Madame, puisqu’il faut parler avec franchise,
Apprenez ce qu’en vain mon trouble vous déguise.
355 Je ne vous dirai point que mes empressements
Vous conservent toujours les mêmes sentiments,
Et que loin de vos yeux, ma juste impatience
Pour le plus grand des maux me fait compter l’absence.
Si j’ai pu me résoudre à fuir, à vous quitter,
360 Je n’ai pris ce dessein que pour vous éviter.
Non que mon cour encor, trop touché de vos charmes,
N’ait le même penchant à vous rendre les armes ;
Mais un pressant scrupule à qui j’ai dû céder,
M’ouvrant les yeux de l’âme a su m’intimider,
365 Et fait voir qu’avec vous, quelque amour qui m’engage,
Je ne puis, sans péché, demeurer davantage.
J’ai fait réflexion que pour vous épouser,
Moi-même trop longtemps j’ai voulu m’abuser ;
Que je vous ai forcée à faire au Ciel l’injure

Saint clotûre : se dit particulièrement en matière de monastères de filles. Les religieuses gardent sévèrement la clôture : elle font vou de clôture perpétuelle. [F]

370 De rompre en ma faveur une sainte clôture,
Où par des veux sacrés vous aviez entrepris
De garder pour le monde un éternel mépris.
Sur ces réflexions, un repentir sincère
M’a fait appréhender la céleste colère.
375 J’ai cru que votre hymen trop mal autorisé,
N’était pour tous les deux qu’un crime déguisé,
Et que je ne pouvais en éviter les peines,
Qu’en tâchant de vous rendre à vos premières chaînes,
N’en doutez point ; voilà, quoi qu’avec mille ennuis,
380 Et pourquoi je m’éloigne, et pourquoi je vous fuis.
Par un frivole amour, voudriez-vous, madame,
Combattre le remords qui déchire mon âme,
Et qu’en vous retenant, j’attirasse sur nous
Du Ciel toujours vengeur l’implacable courroux ?

ELVIRE.

385 Ah ! Scélérat, ton cour aussi lâche que traître,
Commence tout entier à se faire connaître
Et ce qui me confond dans tout ce que j’attends,
Je le connais enfin lorsqu’il n’en est plus temps.
Mais sache, à me tromper quand ce cour s’étudie,
390 Que ta perte suivra ta noire perfidie,
Et que ce même Ciel, dont tu t’oses railler,
À me venger de toi voudra bien travailler.

SGANARELLE, à part.

Se peut-il qu’il résiste, et que rien ne l’étonne !
À Don Juan.
Monsieur...

DON JUAN.

De fausseté je vois qu’on me soupçonne.
395 Mais Madame...

ELVIRE.

Il suffit, je t’ai trop écouté.
En ouïr davantage est une lâcheté,
Et quoi qu’on ait à dire, il faut qu’on se surmonte,
Pour ne se faire pas trop expliquer sa honte.
Ne te figure point qu’en reproches en l’air
400 Mon courroux contre toi veuille ici s’exhaler.
Tout ce qu’il peut avoir d’ardeur, de violence,
Se réserve à mieux faire éclater ma vengeance.
Je te le dis encor, le Ciel armé pour moi
Punira tôt ou tard ton manquement de foi ;

Vers 403 et 404, Don Juan reçoit le premier avertissement de la vengeance céleste.

405 Et si tu ne crains point sa justice blessée,
Crains du moins la fureur d’une femme offensée.
Elle sort avec Gusman, et Don Juan la regarde partir.

SCÈNE IV. Don Juan, Sganarelle. §

SGANARELLE, à part.

Il ne dit mot, il rêve, et les yeux sur les siens...
Hélas ! Si le remords le pouvait prendre.

DON JUAN.

Viens,
Il est temps d’achever l’amoureuse entreprise,
410 Qui me livre l’objet dont mon âme est éprise.
Suis-moi.
Il sort.

SCÈNE IV. §

SGANARELLE, seul.

Le détestable ! À quel maître maudit
Malgré moi si longtemps mon malheur m’asservit !
Il sort.

ACTE II §

SCÈNE PREMIÈRE. Charlotte, Pierrot. §

CHARLOTTE.

Vers 413, Notre-Dinse : Notre Dame.

Notre-dinse, Piarrot, pour les tirer de paine,
Tu t’es là rencontré bian à point.

PIERROT.

Vers 414, Marguenne : juron pour Morbleu.

Oh, marguenne.
415 Sans nous c’en était fait.

CHARLOTTE.

Je le crois bian.

PIERROT.

Vois-tu ?
Il ne s’en fallait pas l’épaisseur d’un fétu.
Tous deux de se nayer eussiont fait la sottise.

CHARLOTTE.

C’est donc l’vent d’a matin...

PIERROT.

Aga quien, sans feintise,
Je te vas tout fin drait conter par le menu,
420 Comme en n’y pensant pas le hasard est venu.
Il aviont bien besoin d’un oil comme le nôtre,
Qui les vît de tout loin, car c’est moi, com’i dit l’autre,
Qui les ai le premier avisés. Tanquia don,
Su le bord de la Mar bian leu prend que j’équion,
425 Où de tarre Gros-Jean me jetait une motte,
Tout en batifolant, car com’tu sais, Charlotte,
Pour v’nir batifoler Gros-Jean ne charche qu’où,
Et moi par-fouas aussi je batifole itou.
En batifolant donc, j’ai fait l’apercevance
430 D’un grouillement sugliau, sans voir la différence
De s’qui pouvait grouiller ; ça grouillait à tous coups,
Et grouillant, par secousse allait comme envars nous.
J’étas embarrassé ; s’n’était point stratagème,
Et tout com’ je te vois, je voyas ça de même,
435 Aussi fixiblement, et pis tout d’un coup, quien,
Je voyas qu’après ça je ne voyas pu rien.
"Eh, Gros-Jean, ç’ai-je fait, stan pendant que je somme
À niaiser parmi nous, je pens’que vla des z’Homme,

Niaiser : signifie aussi, s’amuser à la bagatelle, consommer son temps à de vaines occupations, à des choses inutiles. [F]

Qui nagiant tout là-bas. Bon, s’m’a-t-i fait, vrament,
440 T’auras de queuque chat vu le trépassement ;
T’as la vu’ trouble. Oh bian, ç’ai-je fait, t’as biau dire,
Je n’ai point la vu’ trouble, et s’n’est point jeu pou rire,
C’est là des z’hommes. Point, s’m’a-t-i fait s’n’en est pas,
Piarrot, t’as la barlue. Oh ! j’ai s’que tu voudras,
445 Ç’ai-je fait, mais gageons que j’n’ai point la barlue,
Et qu’ça qu’en voit là-bas, ç’ai-je fait, qui remue,
C’est des Hommes, vois-tu, qui nageont vars ici.
Gag’ que non, s’m’a-t-i fait. Oh margué, gag’que si,
Dix sous. Oh, s’m’a-t-i fait, je le veux bian, marguenne ;
450 Quien, mets argent su jeu, vla le mien," Palsanguenne
Je n’ai fait là-dessus l’étourdi ni le fou,
J’ai bravement bouté par tarre mes dix sou,
Quatre pièce tapée, et le restant en double,
Jarnigué, je varrons si j’avons la vu’ trouble.
455 Ç’ai-je fait, les boutant... plus hardiment enfin
Que si j’eusse avalé queuque varre de vin ;
Car je sis hasardeux moi ; qu’en m’mette en boutade,
Je vas sans tant d’raisons tout à la débandade.
Je savas bian pourtant s’que j’faisas d’en par là,
460 Queuque gniais ! Enfin donc, j’n’ons pas putôt mis, vla,
Que j’voyons tout à plain com’ deux hommes à la nage
Nous faisions signe ; et moi, sans rien dir’ davantage,
De prendre les z’enjeux. Allons, Gros-Jean, allons,
Ç’ai-je fait, vois-tu pas comme i nous appellons ?
465 Ils s’vont nayer. Tant mieux, s’m’a-t-i fait, je m’en gausse,
I m’ant fait pardre. À donc le tirant par lé chausse,
J’l’ai si bian sarmonné, qu’à la parfin vars eux
J’avons dans une barque avironné tous deux.
Et pis cahin-caha, j’ons tant fait que le somme
470 Venus tout contre, et pis j’les avons tiré comme
Il aviont quasi bu déjà pu que de jeu ;
Et pis j’les z’ons cheu nous menés auprès du feu,
Où je l’z’ons vus tout nus sécher leu z’houppelande ;

Houpelande : c’était originairement une cape ou un manteau de berger de cuir, dont se sont servis ensuite les voyageurs contre la pluie. (...) Depuis on s’en est servi comme d’un manteau de parade, qu’on a chargé de broderies le long des coutures, qui descendaient jusqu’en bas au deux côtés des épaules par devant et par derrière (...) [F]

Et pis il en est v’nu deux autres de leu bande,
475 Qui s’équiant, vois-tu bian, sauvés tout seul, et pis
Mathurine est venue à voir leu biaux z’habits ;
Et pis il l’iont conté qu’al n’était pas tant sotte,
Qu’al avait du malin dans l’oil, et pis, Charlotte,
Vla tout com’ça s’est fait pour te l’dire en un mot.

CHARLOTTE.

480 Et ne m’disais-tu pas qu’glien avait un, Piarrot,
Qu’était bien pu mieux fait que tretous ?

PIERROT.

C’est le Maître,
Queuque bian gros Monsieu, de pu gros qui puisse être ;
Car i n’a que du d’or par ila, par ici,
Et ceux qui le sarvont sont de Monsieus aussi.
485 Stan pendant, si je n’eume été là, palsanguenne
Il en tenait.

CHARLOTTE.

Ardé z’un peu.

PIERROT.

Jamais marguenne,
Tout gros Monsieu qui l’est, il n’en fut revenu.

CHARLOTTE.

Et cheu toi, dis Piarrot, est-il encor tout nu ?

PIERROT.

Nannain, tout devant nous qui le regardions faire,
490 I l’avons rhabillé. Monguieu, combian d’affaire !
J’n’avais vu s’habiller jamais de Courtisans,
Ni leu z’Angingorniaux ; je me pardrais dedans.
Pour les z’y faire entrer comme n’en lé balote !
J’étas tout éboby de voir ça. Quien, Charlotte,
495 Quand i sont habillés, i vous z’ant tout-à-point
De grands cheveux touffus, mais qui ne tenont point
À leu tête, et pis vla tout d’un coup qui l’y passe,
I boutont ça tout comme un bonnet de filasse.
Leu Chemise qu’à voir j’étas tout étourdi,
500 Ant dé manche où tous deux j’entrerions tout brandi.
En deglieu d’haut-de-chausse, il ant sartaine histoire
Montrant son genou.
Qui ne leu vient que là ; j’auras bian de quoi boire,
Si j’avas tout l’argent dé Lisets de dessu.
Glien a tant, glien a tant, qu’en n’an serait voir pu.
505 Il n’ant jusqu’au Colet qui n’va point en darrière,
Et qui leu pend devant bâti d’une manière,
Que je n’te l’sérais dire, et si j’l’ai vu de près.
Il ant au bout dé bras d’autres petits-collets,
Aveu des passements faits de dantale blanche,
510 Qui veniant par le bout faisont le tour dé manche.

CHARLOTTE.

I faut que j’aille voir, Piarrot.

PIERROT.

Oh, si te plaît,
J’ai queuq’chose à te dire.

CHARLOTTE.

Et bian, dis qu’esque c’est ?

PIERROT.

Vois-tu, Charlotte, i faut qu’aveu toi, com’s’dit l’autre,
Je débonde mon cour, il irait trop du nôtre,

Débonder : lacher ou ôter la bonde d’un étang. (...) Se dit figurément en choses morales. Sa colère s’est débondée en injures, en invectives. [F]

515 Quand je somme pour être à nous deux tout de bon,
Si je n’me plaignas pas.

CHARLOTTE.

Quemment ? Qu’est-qu’iglia don ?

PIERROT.

Iglia que franchement tu me chagraignes l’âme.

CHARLOTTE.

Et d’où vient ?

PIERROT.

Tastigué, tu dois être ma Femme.
Et tu ne m’aimes pas.

CHARLOTTE.

Ah, ah, n’est-ce que ça.

PIERROT.

520 Non, s’n’est qu’ça, stanpendant c’est bian assez, vien ça.

CHARLOTTE.

Mon guieu, toujou, Piarrot, tu m’dis la même chose.

PIERROT.

Si j’te la dis toujou, c’est toi qu’en est la cause,
Et si tu me faisais queuquefouas autrement,
J’te diras autre chose.

CHARLOTTE.

Apprends-moi donc quement,
525 Tu voudrais que j’te fisse.

PIERROT.

Oh, je veux que tu m’aime.

CHARLOTTE.

Es-que je n’t’aime pas ?

PIERROT.

Non, tu fais tout de même
Que si j’n’avions point fait nos z’accordailles, et si
J’n’ai rien à me reprocher là-dessus, Dieu marci.
Das qui passe un Marcier, tout aussitôt j’t’ajette
530 Lé pu jolis lacets qui soient dans sa bannette.
Pour t’aller dénicher dé Marle je ne sais z’où
Tous lé jours je m’hasarde à me rompre le cou.
Je fais jouer pour toi lé vielleux z’à ta fête,
Et tout ça, contre un mur c’est me cougné la tête.
535 J’n’y gagne rien. Vois-tu ? Ça n’est ni biau ni bon,
De n’vouloir pas aimer les gens qui nous z’aimon.

CHARLOTTE.

Mon guieu, je t’aime aussi, de quoi te mettre en paine ?

PIERROT.

Oui, tu m’aimes, mais c’est d’une belle dégaine.

CHARLOTTE.

Qu’es-donc q’tu veux qu’en fasse ?

PIERROT.

Oh, je veux que tout haut,
540 L’en fasse ce qu’en fait pour aimé comme i faut.

CHARLOTTE.

J’t’aime aussi comme i faut, pourquoi donc q’tu t’étonnes ?

PIERROT.

Non, ça s’voit quand il est, et toujou z’aux parsonnes,
Quand c’est tout d’bon qu’en aime, en leu fait en passant
Mil p’tite singerie ; et sis-je un innocent ?
545 Margué, je n’veux que voir com’ la grosse Tomasse
Fait au jeune Robain, al n’tient jamais en place,
Tant al n’est assotée, et dès qu’a l’voit passer,
Al n’attend point qui vienne, al s’en court l’agacer ;
Ly jett’son Chapiau bas, et toujou sans reproche
550 Ly fait exprès queuq’niche, ou baille une taloche :
Et darrainement oncor que su z’un Escabiau
I regardait danser, al s’en fut bian et biau
Ly tirer de dessous et l’mit à la renvarse.
Jarny vla s’q’c’est qu’aimer, mais margué l’en me barse
555 Quand dret comme un piquet j’vois q’tu viens te parcher.
Tu n’me dis jamais mot, et j’ai biau tentincher,
En glieu de m’fair’ présent d’une bonne égratineure,
De m’bailler queuquecoup, ou d’voir par aventure
Si j’sis point chatouilleux, tu te grattes lé doigts,
560 Et t’és-là toujou comme une vray souche de bois.
T’es trop fraide, vois-tu, ventrigué, ça me choque.

CHARLOTTE.

C’est me n’imeur, Piarrot ; que veux-tu ?

PIERROT.

Tu te moques.
Quand l’en aime les Gens, l’en en baille toujou
Queuq’petit’ signifiance.

CHARLOTTE.

Ô cherche donc par où.
565 S’tu penses qu’à t’aimer queuque autre soit pu prompte,
Va l’aimer, j’te l’accorde.

PIERROT.

Et bian, vla pas mon compte ?
Tastigué, s’tu m’aimais, m’dirais-tu ça ?

CHARLOTTE.

Pourquoi
M’viens-tu tarabuster toujou l’esprit ?

PIERROT.

Dis-moi.
Queu mal t’fais-je à vouloir que tu m’fasses paraître
570 Un peu pu d’amiquié ?

CHARLOTTE.

Va, ça m’viendra peut-être.
Ne me presse point tant, et laisse faire.

PIERROT.

Et bien,
Touche donc là, Charlotte, et d’bon cour.

CHARLOTTE, lui touchant la main.

Et bien, quien.

PIERROT.

Promets q’tu tâcheras z’a m’aimer davantage.

CHARLOTTE, apercevant Don Juan et Sganarelle.

Est-ce là su Monsieu ?

PIERROT.

Oui, le vla.

CHARLOTTE.

Queu dommage
575 Qui l’eût été nayé ! Qui l’est genty !

PIERROT.

Je vas

Chopaine : (chopine) petite mesure de liqueur qui contient la moitié d’une pinte. (...) Signifie aussi la quantité de liqueur contenu dans cette mesure. [F]

Boire chopaine, aguieu, je ne tarderai pas.
Il sort.

SCÈNE II. Don Juan, Sganarelle, Charlotte. §

DON JUAN, sans voir d’abord Charlotte.

Il n’y faut plus penser, c’en est fait, Sganarelle.
La force entre mes bras allait mettre la Belle,
Lorsque ce coup de vent, difficile à prévoir,
580 Renversant notre Barque, a trompé mon espoir.
Si par là de mon feu l’espérance est frivole,
L’aimable Paysanne aisément m’en console,
Et c’est une conquête assez pleine d’appas,
Qui dans l’occasion ne m’échappera pas.
585 Déjà par cent douceurs j’ai jeté dans son âme
Ces dispositions à bien traiter ma flamme
On se plaît à m’entendre, et je puis espérer
Qu’ici je n’aurai pas longtemps à soupirer.

SGANARELLE.

Ah, Monsieur, je frémis à vous entendre dire.
590 Quoi, des bras de la mort quand le Ciel nous retire,
Au lieu de mériter par quelque amendement,
Les bontés qu’il répand sur nous incessamment ;
Au lieu de renoncer aux folles amourettes,
S’interrompant, en voyant Don Juan prêt à se fâcher.
Qui déjà tant de fois... Paix, Coquin que vous êtes.
595 Monsieur sait ce qu’il fait, et vous ne savez, vous,
Ce que vous dites.

DON JUAN, apercevant Charlotte.

Ah ! Que vois-je auprès de nous ?

SGANARELLE.

Qu’est-ce ?

DON JUAN.

Tourne les yeux, Sganarelle, et condamne
La surprise où me met cette autre paysanne.
D’où sort-elle ? Peut-on rien voir de plus charmant ?
600 Celle-ci vaut bien l’autre, et mieux.

SGANARELLE, la regardant.

Assurément.

DON JUAN.

Il faut que je lui parle.

SGANARELLE, à part.

Autre pièce nouvelle.

DON JUAN.

L’agréable rencontre ! Et d’où me vient, la belle,
L’inespéré bonheur de trouver en ces lieux,
Sous cet habit rustique, un chef-d’oeuvre des Cieux ?

CHARLOTTE.

605 Eh ! Monsieur.

DON JUAN.

Il n’est point un plus joli visage.

CHARLOTTE.

Monsieur.

DON JUAN.

Demeurez-vous, ma belle, en ce village !

CHARLOTTE.

Oui, Monsieur.

DON JUAN.

Votre nom ?

CHARLOTTE.

Charlotte, à vous servir,
Si j’en étais capable.

DON JUAN.

Ah, je me sens ravir.
À Sganarelle.
Qu’elle est belle, et qu’au cour sa vue est dangereuse !
610 Pour moi...

CHARLOTTE.

Vous me rendez, Monsieur, toute honteuse.

DON JUAN, à Charlotte.

Honteuse, d’ouïr dire ici vos vérités !
À Sganarelle.
Sganarelle, as-tu vu jamais tant de beautés ?
À Charlotte.
Tournez-vous, s’il vous plaît.
À Sganarelle
Que sa taille est mignonne !
À Charlotte.
Haussez un peu la tête.
À Sganarelle
Ah, l’aimable personne !
615 Cette bouche, ces yeux.
À Charlotte.
Ouvrez-les tout à fait.
Qu’ils sont beaux ! Et vos dents ? Il n’est rien si parfait.
Ces lèvres ont surtout un vermeil que j’admire,
J’en suis charmé.

CHARLOTTE.

Monsieur, cela vous plaît à dire,
Et je ne sais si c’est pour vous railler de moi.

DON JUAN.

620 Me railler de vous ! Non, j’ai trop de bonne foi.
À Sganarelle.
Regarde cette main plus blanche que l’ivoire,
Sganarelle, peut-on...

CHARLOTTE.

Fi, Monsieur, al est noire
Tout comme je n’sais quoi.

DON JUAN, à Charlotte.

Laissez-la moi baiser.

CHARLOTTE.

C’est trop d’honneur pour moi, j’n’os’rais vous refuser.
625 Mais si j’eus su tout ça devant votre arrivée,
Exprès aveu du son je m’la serais lavée.

DON JUAN.

Vous n’êtes point encor mariée ?

CHARLOTTE.

Oh, non pas,
Mais je dois bientôt l’être au fils du grand Lucas.
Il se nomme Piarrot ; c’est ma Tante Phlipote
630 Qui nous fait marier.

DON JUAN.

Quoi, vous, belle Charlotte,
D’un simple paysan être la femme ? Non,
Il vous faut autre chose, et je crois tout de bon
Que le Ciel m’a conduit exprès dans ce village,
Pour rompre cet injuste et honteux mariage ;
635 Car enfin je vous aime, et malgré les jaloux,
Pourvu que je vous plaise, il ne tiendra qu’à vous
Qu’on ne trouve moyen de vous faire paraître
Dans l’éclat des honneurs où vous méritez d’être.
Cet amour est bien prompt, je l’avouerai ; mais quoi ?
640 Vos beautés tout d’un coup ont triomphé de moi,
Et je vous aime autant, Charlotte, en un quart d’heure,
Qu’on aimerait une autre en six mois.

CHARLOTTE.

Oui ?

DON JUAN.

Je meure,
S’il n’est rien de plus vrai.

CHARLOTTE.

Monsieur, je voudrais bien
Que ça fût tout com’ça, car vous n’me dites rien
645 Qui n’me fasse assé z’aise, et j’aurais bien envie
De n’vous mécroire point, mais j’ai toute ma vie
Entendu dire à ceux qui savont bien s’que c’est,
Qu’i n’est point de Monsieus qui ne soient toujou prêt
À tromper queuque fille, à moins qu’al n’y regarde.

DON JUAN.

650 Suis-je de ces gens-là ? Non Charlotte.

SGANARELLE.

Il n’a garde.

DON JUAN.

Le temps vous fera voir comme j’en veux user.

CHARLOTTE.

Aussi je n’voudrais pas me laisser abuser.
Voyez-vous, si j’sis pauvre et native au village,
J’ai d’l’honneur tout autant qu’on en ait à mon âge ;
655 Et pour tout l’or du monde on n’me pourrait tenter,
Si j’pensais qu’en m’aimant l’en me l’voulût ôter.

DON JUAN.

Je voudrais vous l’ôter, moi ? Ce soupçon m’offense.
Croyez que pour cela j’ai trop de conscience,
Et que si vos appas m’ont su d’abord charmer,
660 Ce n’est qu’en tout honneur que je vous veux aimer.
Pour vous le faire voir, apprenez que dans l’âme
J’ai formé le dessein de vous faire ma femme.
J’en donne ma parole, et pour vous au besoin
L’homme que vous voyez en sera le témoin.

CHARLOTTE.

665 Vou m’vouriez épousé, moi ?

DON JUAN.

Cela vous étonne ?
Demandez au témoin que mon amour vous donne,
Il me connaît.

SGANARELLE, à Charlotte.

Très fort. Ne craignez rien, allez.
Il vous épousera cent fois si vous voulez.
J’en réponds.

DON JUAN.

Et bien donc, pour le prix de ma flamme,
670 Ne consentez-vous pas à devenir ma Femme ?

CHARLOTTE.

I faudret à ma tante en dire un petit mot,
Pour qu’al en fût contente, al aime bian Piarrot.

DON JUAN.

Je dirai ce qu’il faut, et m’en rendrai le Maître.
Il lui veut prendre la main.
Touchez-là seulement, pour me faire connaître
675 Que de votre côté vous voulez bien de moi.

CHARLOTTE, résistant.

J’n’en veux que trop, mais vous ?

DON JUAN.

Je vous donne ma foi,
Et deux petits baisers vous vont servir de gage...

CHARLOTTE.

Oh Monsieu, attendé qu’j’ons fait le mariage.
Après ça, voyez-vous, je vous baiserai tant
680 Que vou n’erez qu’à dire.

DON JUAN.

Ah, me voilà content.
Tout ce que vous voulez, je le veux pour vous plaire,
Donnez-moi seulement votre main.

CHARLOTTE.

Pourquoi faire ?

DON JUAN.

Il faut que cent baisers vous marquent l’intérêt...

SCÈNE III. Don Juan, Charlotte, Pierrot, Sganarelle. §

PIERROT.

Tout doucement, Monsieu, tené-vous, si vous plaît.
685 Vous pourriez v-s-échauffant gagné la purésie.

Vers 685, "purésie" pour "pleurésie". Maladie qui emporte les gens en peu de temps, qui est causée par une inflammation de la pleure avec une fièvre aiguë, difficulté de respirer et grande douleur de côté. [F]

DON JUAN.

D’où cet impertinent nous vient-il ?

PIERROT.

Oh jarnie,
J’vous dis qu’où vous tegniais, et qu’i n’est pas besoin
Qu’où vegniais courtisé nos Femmes de si loin.

DON JUAN, le poussant.

Ah, que de bruit ?

PIERROT.

Margué, j’ne no z’émouvons guère,
690 Pour cé pousseus de Gens.

CHARLOTTE, Pierrot.

Piarrot, laisse-le faire.

PIERROT.

Quement ? Que je l’laiss’ faire ? Et je ne l’veux pas moi.

DON JUAN.

Ah !

PIERROT.

Parsqu’il est Monsieur, i s’en viendra, je crois,
Caresser à not’barbe ici nos z’accordées.
Pargué, j’en sis d’avis que j’vous l’z’ayons gardées.
695 Allez v-s-en caresser les vôtres.

DON JUAN, lui donnant plusieurs soufflets.

Heu ?

PIERROT.

Heu ! Margué.
Ne v-s-avisé pas trop de m’frappé. Jarnigué,
Ventrigué, tastigué, voyé z’un peu la chance,
De v-nir battre les gens. S’n’est pas la récompense
De v-s’être allés tantôt sauvé d’être nayé.
700 J’vous devions laissez boire, i l’est bien employé.

CHARLOTTE, à Pierrot.

Va, ne te fâche point, Piarrot.

PIERROT.

Oh, palsanguène,
Il m’plaît de me fâcher, et t’es une vilaine,
D’endurer qu’en t’cajole.

CHARLOTTE.

Il me veut épouser,
Et tu n’te devrais pas si fort colériser.
705 S’n’est pas s’que tu penses, dea.

PIERROT.

Jarny, tu m’es promise.

CHARLOTTE.

Ça n’y fait rien, Piarrot, tu n’mas pas encor prise.
S’tu m’aimes comme i faut, s’ras-tu pas tout joyeux
De m’voir Madame ?

PIERROT.

Non, j’aimerais cent fois mieux
Te voir crever qu’n’en pas qu’un autre t’eût. Marguenne...

CHARLOTTE.

710 Laiss’moi que je la sois, et n’te mets point en peine.
Je te ferai cheux nous z’apporté des z’oeufs frais,
Du beurre...

PIERROT.

Palsangué, je gnien portrai jamais,
Quand tu m’en frais poyer deux fois autant ; acoute,
C’est donc com’ça q’tu fais ? Si j’en eusse eu queuq’doute,
715 Je m’sras bien ampâché de le tirer de gliau,
Et je gliaurais baillé putôt un chinfreneau,

Chinfreneau : coup qu’on reçoit à la tête, soit en se heurtant par hasard contre quelque corps, soit en se battant contre un ennemi. [F]

D’un bon coup d’aviron sur la tête.

DON JUAN, le menaçant.

Heu ?

PIERROT, s’éloignant.

Parsonne
N’me fait peur.

DON JUAN, s’approchant de lui.

Attendez, j’aime assez qu’on raisonne.

PIERROT, s’éloignant toujours.

Je m’gol arg’ de tout, moi.

DON JUAN.

Voyons un peu cela.

PIERROT.

720 J’en avons bien vu d’autre.

DON JUAN.

Houais.

SGANARELLE, à Don Juan.

Monsieur, laissez-là
Ce pauvre Diable ; à quoi peut servir de le battre ?
Vous voyez bien qu’il est obstiné comme quatre.
À Pierrot.
Va, mon pauvre garçon, va-t-en, retire-toi,
Et ne lui dis plus rien.

PIERROT.

Et j’li veux dire, moi.

DON JUAN, donnant un soufflet à Sganarelle, croyant le donner à Pierrot qui se baisse.

725 Ah, je vous apprendrai...

SGANARELLE.

Peste, soit du maroufle.

Maroufle : terme injurieux qu’on donne aux gens gros de corps, et grossiers d’esprit. [F]

DON JUAN.

Voilà ta charité.

PIERROT, à Charlotte.

Je m’ris d’queuq’vent qui souffle,
Et j’m’en vas à ta tante en lâché quatre mots,
Laisse faire.
Il s’en va.

SCÈNE IV. Don Juan, Charlotte, Sganarelle. §

DON JUAN.

À la fin il n ous laisse en repos,
Et je puis à la joie abandonner mon âme.
730 Que de ravissements quand vous serez ma Femme !
Sera-t-il un bonheur égal au mien ?

SGANARELLE, à part, voyant arriver Mathurine.

Ah, ah.
Voici l’autre.

SCÈNE V. Don Juan, Charlotte, Mathurine, Sganarelle. §

MATURINE, à Don Juan.

Monsieu, qu’es-donc qu’ou faites-là ?
Es’qu’ou parlez d’amour à Charlotte ?

DON JUAN, bas à Mathurine.

Au contraire.
C’est qu’elle m’aime ; et moi, comme je suis sincère,
735 Je lui dis que déjà vous possédez mon cour.

CHARLOTTE, à Don Juan.

Qu’es-donc que vous veut là Mathurine ?

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Elle a peur
Que je ne vous épouse, et je viens de lui dire
Que je vous l’ai promis.

MATURINE, à Charlotte.

Quoi, Charlotte, es’pou rire.

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Tout ce que vous direz ne servira de rien.
740 Elle me veut aimer.

CHARLOTTE, à Mathurine.

Mathurine, est-il bien
D’empêcher que Monsieu...

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Vous voyez qu’elle enrage.

MATURINE, à Charlotte.

Oh, je n’empêche rien, il m’a déjà...

DON JUAN, bas, à Charlotte.

Je gage
Qu’elle vous soutiendra qu’elle a reçu ma foi.

CHARLOTTE, à Mathurine.

Je n’pensais pas...

DON JUAN, bas, à Mathurine.

Gageons qu’elle dira de moi,
745 Que j’aurai fait serment de la prendre pour femme.

MATURINE, à Charlotte.

Vous v’né-z’un peu trop tard.

CHARLOTTE, à Mathurine.

Vous le dites.

MATURINE, à Charlotte.

Tredame.
Pourquoi me disputer ?

CHARLOTTE, à Mathurine.

Pis q’Monsieu me veut bien...

MATURINE, à Charlotte.

C’est moi qu’i veut putôt.

CHARLOTTE, à Mathurine.

Oh, pourtant j’n’en crois rien.

MATURINE, à Charlotte.

I m’a vu la prumière, et m’la dit ; qu’i réponde.

CHARLOTTE, à Mathurine.

750 S’i v-s-a vu la prumière, il m’a vu la seconde,
Et m’veut épousé.

MATURINE, bas, à Charlotte.

Bon...

DON JUAN, à Mathurine.

Hem ? Que vous ai-je dit ?

MATURINE, à Charlotte.

C’est moi qu’il épous’ra. Voyé le bel esprit.

DON JUAN, bas, à Charlotte.

N’ai-je pas deviné ? La folle ! Je l’admire.

CHARLOTTE, à Mathurine.

Si j’n’avons pas raison le vla qu’est pour le dire,
755 I sait nôte querelle.

MATURINE, à Charlotte.

Oui, puisqu’i sait sqien est,
Qui nous juge.

CHARLOTTE, à Don Juan.

Monsieu, jugé nous, si vous plaît.
Laqueule es-parmi nous...

MATURINE, à Don Juan.

Gageons qu’c’est moi qu’il aime,
Vous z’allé voir.

CHARLOTTE, à Mathurine.

Tant mieux, vous z’allé voir vous-même.

MATURINE, à Don Juan.

Dites.

CHARLOTTE, à Don Juan.

Parlez.

DON JUAN, à toutes les deux.

Comment ? Est-ce pour vous moquer ?
760 Quel besoin avez-vous de me faire expliquer ?
À l’une de vous deux j’ai promis mariage,
J’en demeure d’accord, en faut-il davantage ?
Et chacune de vous dans un débat si prompt,
Ne sait-elle pas bien comme les choses vont ?
765 Celle à qui je me suis engagé, doit peu craindre
Ce que pour l’étonner l’autre s’obstine à feindre ;
Et tous ces vains propos ne sont qu’à mépriser,
Pourvu que je sois prêt toujours à l’épouser.
Qui va de bonne foi hait les discours frivoles ;
770 J’ai promis des effets, laissons-là les paroles.
C’est par eux que je songe à vous mettre d’accord,
Et l’on saura bientôt qui de vous deux a tort,
Puisqu’en me mariant je dois faire connaître
Pour laquelle l’amour dans mon cour a su naître.
Bas, à Mathurine.
775 Laissez-la se flatter, je n’adore que vous.
Bas, à Charlotte.
Ne la détrompez point, je serai votre Époux.
Bas, à Mathurine.
Il n’est charmes si vifs que n’effacent les vôtres.
Bas, à Charlotte.
Quand on a vu vos yeux, on n’en peut souffrir d’autres.
Haut, à toutes les deux.
Une affaire me presse, et je cours l’achever.
780 Adieu, dans un moment je viens vous retrouver.
Il sort.

SCÈNE VI. Mathurine, Charlotte, Sganarelle. §

CHARLOTTE, à Mathurine.

C’est moi qui l’y plaît mieux, au moins.

MATURINE, à à Charlotte.

Pourtant, je pense
Que je l’épouserons.

SGANARELLE, à toutes les deux.

Je plains votre innocence,
Pauvres jeunes brebis, qui pour trop croire un fou,
Vous-mêmes vous jetez dans la gueule du loup.
785 Croyez-moi toutes deux, ne soyez point si promptes
À vous laisser ainsi duper par de beaux contes.
Songez à vos oisons, c’est le plus assuré.

SCÈNE VII. Don Juan, Mathurine, Charlotte, Sganarelle. §

DON JUAN, à part, dans le fond du théâtre.

D’où vient que Sganarelle est ici demeuré ?

SGANARELLE.

Mon Maître n’est qu’un fourbe, et tout ce qu’il débite,
790 Fadaise, il ne promet que pour aller plus vite.
Parlant de mariage, il cherche à vous tromper.
Il en épouse autant qu’il en peut attraper,
Et...
Il aperçoit Don Juan qui l’écoute.
Cela n’est pas vrai ; si l’on vient vous le dire,
Répondez hardiment qu’on se plaît à médire,
795 Que mon maître n’est fourbe en aucune action,
Qu’il n’épouse jamais qu’à bonne intention ;
Qu’il n’abuse personne, et que s’il dit qu’il aime...,
Ah ! Tenez, le voilà, sachez-le de lui-même.

DON JUAN, à Sganarelle.

Oui ?

SGANARELLE, à Don Juan.

Le monde est si plein, Monsieur, de médisants,
800 Que comme on parle mal surtout des courtisans,
Je leur faisais entendre à toutes deux pour cause,
Que si quelqu’un, de vous leur disait quelque chose,
Il fallait n’en rien croire, et que de suborneur...

DON JUAN.

Sganarelle.

SGANARELLE, aux deux jeunes paysannes.

Oui, mon maître est un homme d’honneur ;
805 Je le garantis tel.

DON JUAN, à Sganarelle.

Hon ?

SGANARELLE, aux deux jeunes paysannes.

Ce seront des bêtes,
Ceux qui tiendront de lui des discours malhonnêtes.

SCÈNE VIII. Don Juan, La Ramée, Charlotte, Mathurine, Sganarelle. §

LA RAMÉE, bas, à Don Juan.

Je viens vous avertir, Monsieur, qu’ici pour vous
Il ne fait pas fort bon.

SGANARELLE, bas, à Don Juan.

Ah ! Monsieur, sauvons-nous.

DON JUAN.

Qu’est-ce ?

LA RAMÉE.

Dans un moment doivent ici descendre
810 Douze Hommes à cheval, commandés pour vous prendre.
Ils ont dépeint vos traits à ceux qui me l’ont dit,
Songez à vous.
Il sort.

SCÈNE IX. Don Juan, Sganarelle, Charlotte, Mathurine. §

SGANARELLE, à Don Juan.

Pourquoi s’aller perdre à crédit ?
Tirons-nous promptement, Monsieur.

DON JUAN, aux deux paysannes.

Adieu les belles.
Celle que j’aime aura demain de mes nouvelles.

MATURINE, à Charlotte, s’en allant d’un côté.

815 C’est à moi qui promet, Charlotte.

CHARLOTTE, à Mathurine, en s’en allant d’un autre côté.

Oh ! C’est à moi.

SCÈNE X. Don Juan, Sganarelle. §

DON JUAN.

Il faut céder, la force est une étrange loi.
Viens, pour ne risquer rien usons de stratagème,
Tu prendras mes habits.

SGANARELLE.

Moi, Monsieur ?

DON JUAN.

Oui, toi-même.

SGANARELLE.

Monsieur, vous vous moquez. Comment ? Sous vos habits
820 M’aller faire tuer ?

DON JUAN.

Tu mets la chose au pis.
Mais dis-moi, lâche, dis, quand cela devrait être,
N’est-on pas glorieux de mourir pour son maître ?
Il sort.

SCÈNE XI. §

SGANARELLE.

Serviteur à la gloire. Ô Ciel, fais qu’aujourd’hui,
Sganarelle en fuyant ne soit pas pris pour lui.

ACTE III §

SCÈNE PREMIÈRE. Don Juan, Sganarelle habillé en médecin. §

SGANARELLE.

825 Avouez qu’au besoin j’ai l’imaginative
Aussi prompte d’aller que personne qui vive.
Votre premier dessein n’était point à propos.
Sous ce déguisement j’ai l’esprit en repos.
Après tout, ces habits nous cachent l’un et l’autre
830 Beaucoup mieux qu’on n’eût pu me cacher sous le vôtre ;
J’en regardais le risque avec quelque souci.
Tout franc ! Il me choquait.

DON JUAN.

Te voilà bien ainsi.
Où diable as-tu donc pris ce grotesque équipage ?

SGANARELLE.

Il vient d’un médecin qui l’avait mis en gage.
835 Quoique vieux, j’ai donné de l’argent pour l’avoir.
Mais, Monsieur, savez-vous quel en est le pouvoir ?
Il me fait saluer des gens que je rencontre,
Et passer pour docteur partout où je me montre.
Ainsi qu’un habile homme on me vient consulter.

DON JUAN.

840 Comment donc ?

SGANARELLE.

Mon savoir va bientôt éclater.
Déjà six paysans, autant de paysannes,
Accoutumés sans doute à parler à des ânes,
M’ont sur différents maux demandé mon avis.

DON JUAN.

Et qu’as-tu répondu ?

SGANARELLE.

Moi ?

DON JUAN.

Tu t’es trouvé pris ?

SGANARELLE.

845 Pas trop. Sans m’étonner, de l’habit que je porte
J’ai soutenu l’honneur, et raisonné de sorte,
Que sur mon ordonnance aucun d’eux n’a douté
Qu’il n’eût entre les mains un trésor de santé.

DON JUAN.

Et comment as-tu pu bâtir tes ordonnances ?

SGANARELLE.

850 Ma foi, j’ai ramassé beaucoup d’impertinences.
Mêlé café, opium, rhubarbe, et caetera.
Tout par drachme, et le mal aille comme il pourra.

Drachme : monnaie grecque, est aussi un poids dont se servent les médecins, qui est la huitième partie d’un once, qu’on appelle autrement "un gros" au poids de marc. [F]

Que m’importe ?

DON JUAN.

Fort bien. Ce que tu viens de dire
Me réjouit.

SGANARELLE.

Et si, pour vous faire mieux rire,
855 Par hasard (car enfin quelquefois, que sait-on ?)
Mes malades venaient à guérir ?

DON JUAN.

Pourquoi non ?
Les autres médecins que les sages méprisent,
Dupent-ils moins que toi dans tout ce qu’ils nous disent,
Et pour quelques grands mots que nous n’entendons pas,
860 Ont-ils aux guérisons plus de part que tu n’as.
Crois-moi, tu peux comme eux, quoi qu’on s’en persuade,
Profiter, s’il advient, du bonheur du malade,
Et voir attribuer au seul pouvoir de l’art,
Ce qu’avec la nature aura fait le hasard.

SGANARELLE.

865 Où, jusqu’où vous poussez votre humeur libertine !
Je ne vous croyais pas impie en Médecine.

DON JUAN.

Il n’est point parmi nous d’erreur plus grande.

SGANARELLE.

Quoi
Pour un art tout divin vous n’avez point de foi ?
Le café, le séné, ni le vin émétique...

Emétique : est un remède qui purge avec violence, par haut et par bas, fait de la poudre et du beurre d’antimoine préparé, dont on a séparé les sels corrosifs, par plusieurs lotions. Le vin émétique s’est mis en réputation. (...) [F]

DON JUAN.

870 La peste soit le fou.

SGANARELLE.

Vous êtes hérétique,
Monsieur. Songez-vous bien quel bruit depuis un temps,
Fait le vin émétique ?

DON JUAN.

Oui, pour certaines gens.

SGANARELLE.

Ses miracles partout ont vaincu les scrupules.
Leur force a converti jusqu’aux plus incrédules ;
875 Et sans aller plus loin, moi qui vous parle, moi,
J’en ai vu des effets si surprenants...

DON JUAN.

En quoi ?

SGANARELLE.

Tout peut être nié, si la vertu se nie.
Depuis six jours un homme était à l’agonie,
Les plus experts docteurs n’y connaissaient plus rien,
880 Il avait mis à bout la médecine.

DON JUAN.

Et bien ?

SGANARELLE.

Recours à l’émétique. Il en prend pour leur plaire.
Soudain...

DON JUAN.

Le grand miracle ! Il réchappe ?

SGANARELLE.

Au contraire,
Il en meurt.

DON JUAN.

Merveilleux moyen de le guérir !

SGANARELLE.

Comment ? Depuis six jours il ne pouvait mourir,
885 Et dès qu’il en a pris, le voilà qui trépasse.
Vit-on jamais remède avoir plus d’efficace ?

DON JUAN.

Tu raisonnes fort juste.

SGANARELLE.

Il est vrai, cet habit
Sur le raisonnement m’inspire de l’esprit,
Et si sur certains points où je voudrais vous mettre,
890 La dispute...

Dispute : dans les collèges est une contestation qu’on les écoliers pour les places, pour les prix ou pour leurs exercices. On fait de longues disputes dans les écoles de médecine ou de théologie. [F]

DON JUAN.

Une fois je veux te la permettre.

SGANARELLE.

Errez en Médecine autant qu’il vous plaira,
La seule faculté s’en scandalisera ;
Mais sur le reste, là, que le cour se déploie.
Que croyez-vous ?

DON JUAN.

Je crois ce qu’il faut que je croie.

SGANARELLE.

895 Bon. Parlons doucement, et sans nous échauffer.
Le Ciel ?

DON JUAN.

Laissons cela.

SGANARELLE.

C’est fort bien dit. L’Enfer ?

DON JUAN.

Laissons cela, te dis-je.

SGANARELLE.

Il n’est pas nécessaire,
De vous expliquer mieux, votre réponse est claire.
Malheur si l’esprit fort s’y trouvait oublié.
900 Voilà ce que vous sert d’avoir étudié,
Temps perdu. Quant à moi, personne ne peut dire
Que l’on m’ait rien appris, je sais à peine lire,
Et j’ai de l’ignorance à fond ; mais franchement,
Avec mon petit sens, mon petit jugement,
905 Je vois, je comprends mieux ce que je dois comprendre,
Que vos livres jamais ne pourraient me l’apprendre,
Ce monde où je me trouve, et ce soleil qui luit,
Sont-ce des champignons venus en une nuit ?
Se sont-ils faits tout seuls ? Cette masse de pierre,
910 Qui s’élève en rocher, ces arbres, cette terre,
Ce Ciel planté là-haut, est-ce que tout cela
S’est bâti de soi-même ? Et vous, seriez-vous là,
Sans votre père, à qui le sien fut nécessaire,
Pour devenir le vôtre ? Ainsi de père en père,
915 Allant jusqu’au premier, qui veut-on qui l’ait fait,
Ce premier ? Et dans l’Homme, ouvrage si parfait,
Tous ces os agencés l’un dans l’autre, cette âme,
Ces veines, ce poumon, ce cour, ce foie... Oh, Dame,
Parlez à votre tour comme les autres font.
920 Je ne puis disputer si l’on ne m’interrompt.
Vous vous taisez exprès, et c’est belle malice.

DON JUAN.

Ton raisonnement charme, et j’attends qu’il finisse.

SGANARELLE.

Mon raisonnement est, Monsieur, quoi qu’il en soit,
Que l’Homme est admirable en tout, et qu’on y voit
925 Certains ingrédients, que, plus on les contemple,
Moins on peut expliquer, d’où vient que... Par exemple,
N’est-il pas merveilleux que je sois ici, moi,
Et qu’en la tête, là, j’aie un je-ne-sais-quoi,
Qui fait qu’en un moment, sans en savoir la cause,
930 Je pense, s’il le faut, cent différentes choses,
Et ne me mêle point d’ajuster les ressorts
Que ce je-ne-sais-quoi fait mouvoir dans mon corps ?
Je veux lever un doigt, deux, trois, la main entière,
Aller à droit, à gauche, en avant, en arrière...

DON JUAN apercevant Léonor.

935 Ah, Sganarelle, vois. Peut-on sans s’étonner...

SGANARELLE.

Voilà ce qu’il nous faut, Monsieur, pour raisonner.
Vous n’êtes point muet en voyant une belle.

DON JUAN.

Celle-ci me ravit.

SGANARELLE.

Vraiment.

DON JUAN.

Que cherche-t-elle ?

SGANARELLE.

Vous devriez déjà l’être allé demander.

SCÈNE II. Don Juan, Léonor, Gusman. §

DON JUAN.

940 Quel bien plus grand le Ciel pouvait-il m’accorder ?
Présenter à mes yeux, dans un lieu si sauvage
La plus belle personne...

LÉONOR.

Oh, point, Monsieur.

DON JUAN.

Je gage
Que vous n’avez encor que quatorze ans au plus.

SGANARELLE, Don Juan.

C’est comme il vous les faut.

LÉONOR.

Quatorze ans ? Je les eus
945 Le dernier de Juillet.

SGANARELLE, bas.

Ô ma pauvre innocente !

DON JUAN.

Mais que cherchiez-vous là ?

LÉONOR.

Des herbes pour ma tante.
C’est pour faire un remède, elle en prend très souvent.

DON JUAN.

Veut-elle consulter un homme fort savant ?
Monsieur est médecin.

LÉONOR.

Ce serait là sa joie.

SGANARELLE, d’un ton grave.

950 Où son mal lui tient-il ? Est-ce à la rate ? Au foie ?

LÉONOR.

Sous des arbres assise, elle prend l’air là-bas.
Allons le savoir d’elle.

DON JUAN, Sganarelle.

Eh, ne nous pressons pas
Qu’elle est propre à causer une flamme amoureuse ?

LÉONOR.

Il faudra que je sois pourtant religieuse.

DON JUAN.

955 Ah quel meurtre ! Et d’où vient ? Est-ce que vous avez
Tant de vocation...

LÉONOR.

Pas trop, mais vous savez
Qu’on menace une fille, et qu’il faut sans murmure...

DON JUAN.

C’est cela qui vous tient ?

LÉONOR.

Et puis, ma tante assure
Que je ne suis point propre au mariage.

DON JUAN.

Vous ?
960 Elle se moque ; allez, faites choix d’un époux.
Je vous garantis, moi, s’il faut que j’en réponde,
Propre à vous marier plus que Fille du monde.
Monsieur le médecin s’y connaît, et je veux
Que lui-même...

SGANARELLE, lui tâtant le pouls.

Voyons. Le cas n’est point douteux.
965 Mariez-vous, il faut vous mettre deux ensemble ;
Sinon ; il vous viendra mal encombre.

LÉONOR.

Ah, je tremble,
Et quel mal est-ce là que vous nommez ?

SGANARELLE.

Un mal
Qui confirme en six mois l’humide radical ;
Mal terrible, astringent, vaporeux.

LÉONOR.

Je suis morte.

SGANARELLE.

970 Mais surtout qui s’augmente au couvent.

LÉONOR.

Il n’importe,
On ne laissera pas de m’y mettre.

DON JUAN.

Et pourquoi ?

LÉONOR.

À cause de ma soeur qu’on aime plus que moi,
On la mariera mieux, quand on n’aura plus qu’elle.

DON JUAN.

Vous êtes pour cela trop aimable et trop belle.
975 Non, je ne puis souffrir cet excès de rigueur ;
Et dès demain, pour faire enrager votre soeur,
Je veux vous épouser. En serez-vous contente ?

LÉONOR.

Hé, mon Dieu, n’allez pas en rien dire à ma Tante.
Sitôt que du Couvent elle voit que je ris,
980 Deux soufflets me sont sûrs, et ce serait bien pis,
Si vous alliez pour moi parler de mariage.

DON JUAN.

Et bien, marions-nous en secret ; je m’engage,
Puisqu’elle vous maltraite, à vous mettre en état
De ne rien craindre d’elle.

SGANARELLE.

Et par un bon Contrat.
985 Ce n’est point à demi que Monsieur fait les choses.

DON JUAN.

J’avais, pour fuir l’hymen, d’assez pressantes causes ;
Mais pour vous faire entrer au Couvent malgré vous,
Savoir qu’à la menace on ajoute les coups,
C’est un acte inhumain, dont je me sens coupable,
990 Si je ne vous épouse.

SGANARELLE.

Il est fort charitable.
Voyez, se marier pour vous ôter l’ennui
D’être Religieuse ; attendez tout de lui.

LÉONOR.

Si j’osais m’assurer...

SGANARELLE.

C’est une bagatelle,
Que ce qu’il vous promet. Sa bonté naturelle
995 Va si loin, qu’il est prêt, pour faire trêve aux coups
D’épouser, s’il le faut, votre Tante avec vous.

LÉONOR.

Ah, qu’il n’en fasse rien ; elle est si dégoûtante...
Mais moi, suis-je assez belle...

DON JUAN.

Ah Ciel ! Toute charmante.
Quelle douceur pour moi de vivre sous vos lois !
1000 Non, ce qui fait l’hymen n’est point de notre choix ;
J’en suis trop convaincu ; je vous connais à peine,
Et tout à coup je cède à l’amour qui m’entraîne.

LÉONOR.

Je voudrais qu’il fût vrai, car ma tante, et la peur
Que me fait le couvent...

DON JUAN.

Ah, connaissez mon cour.
1005 Voulez-vous que ma foi, pour preuve indubitable ;
Vous fasse le serment le plus épouvantable ?
Que le Ciel...

LÉONOR.

Je vous crois, ne jurez point.

DON JUAN.

Et bien ?

LÉONOR.

Mais pour nous marier, sans que l’on en sût rien,
Si la chose pressait, comment faudrait-il faire ?

DON JUAN.

1010 Il faudrait avec moi venir chez un Notaire,
Signer le Mariage, et quand tout serait fait,
Nous laisserions gronder votre Tante.

SGANARELLE.

En effet,
Quand une chose est faite, elle n’est pas à faire.

LÉONOR.

Oh, ma tante et ma soeur seront bien en colère ;
1015 Car j’aurai pour ma part plus de vingt mille écus,
Bien des gens me l’ont dit.

DON JUAN.

Vous me rendez confus.
Pensez-vous que ce soit votre bien qui m’engage ?
Ce sont les agréments de ce charmant visage,
Cette bouche, ces yeux. Enfin soyez à moi,
1020 Et je renonce au reste.

SGANARELLE.

Il est de bonne foi.
Vos écus sont pour lui des beautés peu touchantes.

LÉONOR.

J’ai dans le Bourg voisin une de mes Parentes,
Qui veut qu’on me marie, et qui m’a toujours dit,
Que si quelqu’un m’aimait...

DON JUAN.

C’est avoir de l’esprit.

LÉONOR.

1025 Elle envoierait chercher de bon cour le notaire.
Si nous allions chez elle ?

DON JUAN.

Et bien, il le faut faire.
Me voilà prêt, allons.

LÉONOR.

Mais quoi, seule avec vous ?

DON JUAN.

Vous avecque moi, c’est suivre votre époux.
Est-ce scrupule à faire après la foi promise ?

LÉONOR.

1030 Pas trop, mais j’ai toujours...

DON JUAN.

Vous verrez ma franchise.

LÉONOR.

Du moins...

DON JUAN.

Par où faut-il vous mener ?

LÉONOR.

Par ici.
Mais quel malheur !

DON JUAN.

Comment ?

LÉONOR.

Ma Tante que voici...

DON JUAN.

Le fâcheux contretemps ! Qui diable nous l’amène ?

SGANARELLE.

Ma foi, c’en était fait sans cela.

DON JUAN.

Quelle peine !

LÉONOR.

1035 Sans rien dire, venez m’attendre ici ce soir,
Je m’y rendrai.

SCÈNE III. Thérèse, Léonor, Don Juan, Sganarelle. §

THÉRÈSE, à Léonor.

Vraiment, j’aime assez à vous voir.
Impudente ; il vous faut parler avec des hommes.

SGANARELLE.

Vous ne savez pas bien, Madame, qui nous sommes.

LÉONOR.

Est-ce faire du mal, quand c’est à bonne fin ?
1040 Ce monsieur-là m’a dit qu’il était Médecin,
Et je lui demandais si pour guérir votre Asthme,
Il ne savait pas.

SGANARELLE.

Oui ; j’ai certain cataplasme,
Qui posé, lorsqu’on tombe en suffocation,
Facilite aussitôt la respiration.

THÉRÈSE.

1045 Eh, mon Dieu, là-dessus j’ai vu les plus habiles,
Leurs Remèdes me sont Remèdes inutiles.

SGANARELLE.

Je le crois. La plupart des plus grands Médecins
Ne sont bons qu’à venir visiter des bassins ;
Mais pour moi qui vais droit au souverain Dictame,
1050 Je guéris de tous maux, et je voudrais, Madame,
Que votre Asthme vous tînt du haut jusques au bas,
Trois jours mon Cataplasme, il n’y paraîtrait pas.

THÉRÈSE.

Hélas ! Que vous feriez une admirable cure !

SGANARELLE.

Je parle hardiment, mais ma parole est sûre.
1055 Demandez à Monsieur. Outre l’asthme, il avait
Un Bolus au côté qui toujours s’élevait.
Du Diaphragme impur l’humeur trop réunie
Le mettait tous les ans dix fois à l’agonie.
En huit jours, je vous ai balayé tout cela,
1060 Nettoyé l’impur, et... Regardez, le voilà
Aussi frais, aussi plein de vigueur énergique,
Que s’il n’avait jamais eu tache d’Asthmatique.

THÉRÈSE.

Son teint est frais sans doute, et d’un vif éclatant.

SGANARELLE.

Ça, voyons votre pouls. Il est intermittent ;
1065 La palpitation du poumon s’y dénote.

THÉRÈSE.

Quelquefois...

SGANARELLE.

Votre langue. Elle n’est pas tant sotte.
En dessous, levez-là. L’Asthme y paraît marqué.
Ah, si mon cataplasme était vite appliqué...

THÉRÈSE.

Où donc l’applique-t-on ?

SGANARELLE, lui parlant avec action, pour l’empêcher de voir que Don Juan entretient tout bas Léonor.

Tout droit sur la partie,
1070 Où la force de l’asthme est le plus départie.
Comme l’obstruction se fait de ce côté,
Il faut, autant qu’on peut, la mettre en liberté ;
Car selon que d’abord la chaleur restringente
A pu se ramasser, la partie est souffrante,
1075 Et laisse à respirer le conduit plus étroit.
Or est-il que le chaud ne vient jamais du froid.
Par conséquent, sitôt que dans une famille,
Vous voyez que le mal prend cours...

THÉRÈSE, à Léonor.

Petite fille,
Passez de ce côté.

SGANARELLE, continuant.

Ne différez jamais.

DON JUAN, bas à Léonor.

1080 Vous viendrez donc ce soir ?

LÉONOR.

Oui, je vous le promets.

SGANARELLE.

À vous cataplasmer commencez de bonne heure.
En quel lieu faites-vous ici votre demeure ?

THÉRÈSE.

Vous voyez ma Maison.

SGANARELLE, tirant sa Tabatière.

Dans trois heures d’ici,
Prenez dans un ouf frais de cette poudre-ci,
1085 Et du reste du jour ne parlez à personne.
Voilà jusqu’à demain ce que je vous ordonne,
Je ne manquerai pas à me rendre chez vous.

THÉRÈSE.

Venez, vous faites seul mon espoir le plus doux.
Allons, petite fille, aidez-moi.

LÉONOR.

Ça, ma tante.

SCÈNE IV. Don Juan, Sganarelle. §

SGANARELLE.

1090 Qu’en dites-vous, Monsieur ?

DON JUAN.

La rencontre est plaisante.

SGANARELLE.

M’érigeant en docteur, j’ai là fort à propos,
Pour amuser la tante, étalé de grands mots.

DON JUAN.

Où diable as-tu pêché ce jargon ?

SGANARELLE.

Laissez faire.
J’ai servi quelque temps chez un apothicaire.
1095 S’il faut jaser encor, je suis médecin né.
Mais ce tabac en poudre à la vieille donné ?

DON JUAN.

Sa nièce est fort aimable, et doit ici se rendre
Quand le jour...

SGANARELLE.

Quoi, Monsieur, vous l’y viendrez attendre ?

DON JUAN.

Oui, sans doute.

SGANARELLE.

Et de là, vous, l’épouseur banal,
1100 Vous irez lui passer un écrit nuptial.

DON JUAN.

Souffrir, faute d’un mot, qu’elle échappe à ma flamme ?

SGANARELLE.

Quel diable de métier ! Toujours femme sur Femme !

DON JUAN.

En vain pour moi ton zèle y voit de l’embarras,
Les femmes n’en font point.

SGANARELLE.

Je ne vous comprends pas.
1105 Mille Gens, dont je vois partout qu’on se contente,
En ont souvent trop d’une, et vous en prenez trente !

DON JUAN.

Je ne me pique pas aussi de les garder ;
Le grand nombre en ce cas pourrait m’incommoder.

SGANARELLE.

Pourquoi ? Vous en feriez un Sérail. Mais je tremble.
1110 Quel cliquetis ? Monsieur, ah !

DON JUAN.

Trois hommes ensemble
En attaquent un seul, il faut le secourir.

SGANARELLE, seul sur le théâtre.

Voilà l’humeur de l’homme. Où s’en va-t-il courir ?
S’aller faire échiner sans qu’il soit nécessaire.
Quels grands coups il allonge ! Il faut le laisser faire.
1115 Le plus sûr cependant est de m’aller cacher.
S’il a besoin de moi, qu’il vienne me chercher.

SCÈNE V. Don Carlos, Don Juan. §

DON CARLOS.

Ces Voleurs par leur fuite ont fait assez connaître
Qu’où votre bras se montre on n’ose plus paraître,
Et je ne puis nier qu’à cet heureux secours,
1120 Si je respire encor, je ne doive mes jours.
Ainsi, Monsieur, souffrez que pour vous rendre grâce...

DON JUAN.

J’ai fait ce que vous-même auriez fait à ma place,
Et prendre ce parti contre leur lâcheté,
Était plutôt devoir que générosité.
1125 Mais d’où vous êtes-vous attiré leur poursuite ?

DON CARLOS.

Je m’étais par malheur écarté de ma suite.
Ils m’ont rencontré seul, et mon Cheval tué
À leur infâme audace a fort contribué.
Sans vous j’étais perdu.

DON JUAN.

Vous allez à la ville ?

DON CARLOS.

1130 Non, certains intérêts...

DON JUAN.

Vous peut-on être utile ?

DON CARLOS.

Cette offre met le comble à ce que je vous dois.
Une affaire d’honneur, très sensible pour moi,
M’oblige dans ces lieux à tenir la campagne.

DON JUAN.

Je suis à vous, souffrez que je vous accompagne.
1135 Mais puis-je demander, sans me rendre indiscret,
Quel outrage reçu...

DON CARLOS.

Ce n’est plus un secret,
Et je ne dois songer dans le bruit de l’offense,
Qu’à faire, promptement éclater ma vengeance.
Une soeur, qu’au Couvent j’avais fait élever,
1140 Depuis quatre ou cinq jours s’est laissée enlever.
Un Don Juan Giron, est l’auteur de l’injure,
Il a pris cette route, au moins on m’en assure,
Et je viens l’y chercher sur ce que j’en ai su.

DON JUAN.

Et le connaissez-vous ?

DON CARLOS.

Je ne l’ai jamais vu,
1145 Mais j’amène avec moi des Gens qui le connaissent ;
Et par ses actions telles qu’elles paraissent,
Je crois, sans passion, qu’il peut être permis...

DON JUAN.

N’en dites point de mal, il est de mes amis.

DON CARLOS.

Après un tel aveu j’aurais tort d’en rien dire ;
1150 Mais lorsque mon honneur à la vengeance aspire,
Malgré cette amitié j’ose espérer de vous...

DON JUAN.

Je sais ce que se doit un si juste courroux,
Et pour vous épargner des peines inutiles,
Quels que soient vos desseins, je les rendrai faciles.
1155 Si d’aimer Don Juan je ne puis m’empêcher,
C’est sans avoir servi jamais à le cacher.
D’un enlèvement fait avecque trop d’audace
Vous demandez raison, il faut qu’il vous la fasse.

DON CARLOS.

Et comment me la faire ?

DON JUAN.

Il est homme de cour,
1160 Vous pouvez là-dessus consulter votre honneur.
Pour se battre avec vous, quand vous aurez su prendre
Le lieu, l’heure, et le jour, il viendra vous attendre.
Vous répondre de lui, c’est vous en dire assez.

DON CARLOS.

Cette assurance est douce à des cours offensés.
1165 Mais je vous avouerai que vous devant la vie,
Je ne puis, sans douleur, vous voir de la partie.

DON JUAN.

Une telle amitié nous a joints jusqu’ici,
Que s’il se bat, il faut que je me batte aussi.
Notre union le veut.

DON CARLOS.

Et c’est dont je soupire.
1170 Faut-il, quand je vous dois le jour que je respire,
Que j’aie à me venger, et qu’il vous soit permis
D’aimer le plus mortel de tous mes Ennemis ?

SCÈNE VI. Don Carlos, Don Juan, Alonse. §

ALONSE à un Valet.

Fais boire nos Chevaux, et que l’on nous attende.
Par où donc... Mais ô Ciel, que ma surprise est grande !

DON CARLOS, à Alonse.

1175 D’où vient qu’ainsi sur nous vos regards attachés...

ALONSE.

Voilà votre ennemi, celui que vous cherchez,
Don Juan.

DON-CARLOS.

Don Juan ?

DON JUAN.

Oui, je renonce à feindre ;
L’avantage du nombre est peu pour m’y contraindre.
Je suis ce Don Juan, dont le trépas juré...

ALONSE, à Don Carlos.

1180 Voulez-vous...

DON CARLOS.

Arrêtez ; m’étant seul égaré,
Des Lâches m’ont surpris, et je lui dois la vie
Qui par eux sans son bras m’aurait été ravie.
Don Juan, vous voyez, malgré tout mon courroux,
Que je vous rends le bien que j’ai reçu de vous.
1185 Jugez par là du reste, et si de mon offense,
Pour payer un bienfait, je suspends la vengeance,
Croyez que ce délai ne fera qu’augmenter
Le vif ressentiment que j’ai fait éclater.
Je ne demande point qu’ici sans plus attendre
1190 Vous preniez le parti que vous avez à prendre.
Pour m’acquitter vers vous, je veux bien vous laisser,
Quoi que vous résolviez, le loisir d’y penser.
Sur l’outrage reçu, qu’en vain on voudrait taire,
Vous savez quels moyens peuvent me satisfaire.
1195 Il en est de sanglants, il en est de plus doux.
Voyez-les, consultez, le choix dépend de vous.
Mais enfin quel qu’il soit, souvenez-vous, de grâce,
Qu’il faut que mon affront par Don Juan s’efface,
Que ce seul intérêt m’a conduit en ce lieu,
1200 Que vous m’avez pour lui donné parole. Adieu.

ALONSE.

Quoi, Monsieur ?

DON CARLOS.

Suivez-moi.

ALONSE.

Faut-il...

DON CARLOS.

Notre querelle
Se doit vider ailleurs.

SCÈNE VII. Don Juan, Sganarelle. §

DON JUAN.

Holà, ho, Sganarelle,

SGANARELLE, derrière le Théâtre.

Qui va là ?

DON JUAN.

Viendras-tu ?

SGANARELLE.

Tout à l’heure. Ah, c’est vous.

DON JUAN.

Coquin, quand je me bats, tu te sauves des coups ?

SGANARELLE.

1205 J’étais allé, Monsieur, ici près, d’où j’arrive.
Cet habit est, je crois, de vertu purgative ;
Le porter, c’est autant qu’avoir pris...

DON JUAN.

Effronté !
D’un voile honnête au moins couvre ta lâcheté.

SGANARELLE.

D’un vaillant homme mort la gloire se publie ;
1210 Mais j’en fais moins de cas que d’un Poltron en vie.

DON JUAN.

Sais-tu pour qui mon bras vient de s’employer ?

SGANARELLE.

Non.

DON JUAN.

Pour un frère d’Elvire.

SGANARELLE.

Un frère ! Tout de bon ?

DON JUAN.

J’ai regret de nous voir ainsi brouillés ensemble,
Il paraît honnête homme.

SGANARELLE.

Ah, Monsieur, il me semble,
1215 Qu’en rendant un peu plus de justice à sa soeur...

DON JUAN.

Ma passion dans mon cour est usée en mon cour,
Et les Objets nouveaux le rendent si sensible,
Qu’avec l’engagement il est incompatible.
D’ailleurs, ayant pris Femme en vingt lieux différents,
1220 Tu sais pour le secret les détours que je prends.
À ne point éclater toutes je les engage,
Et si l’une en public avait quelque avantage,
Les autres parleraient, et tout serait perdu.

SGANARELLE.

Vous pourriez bien alors, Monsieur, être pendu.

DON JUAN.

1225 Maraud.

SGANARELLE.

Je vous entends, il serait plus honnête,
Pour vous mieux ennoblir, qu’on vous coupât la tête ;
Mais c’est toujours mourir.

DON JUAN, voyant un tombeau sur lequel est une Statue.

Quel ouvrage nouveau
Vois-je paraître ici ?

SGANARELLE.

Bon, et c’est le tombeau
Où votre Commandeur, qui pour lui le fit faire,
1230 Grâce à vous, gît plus tôt qu’il n’était nécessaire.

DON JUAN.

On ne m’avait pas dit qu’il fût de ce côté.
Allons le voir.

SGANARELLE.

Pourquoi cette civilité ?
Laissons-le là, Monsieur ; aussi bien il me semble
Que vous ne devez pas être trop bien ensemble.

DON JUAN.

1235 C’est pour faire la paix que je cherche à le voir,
Et s’il est galant homme, il doit nous recevoir.
Entrons.

SGANARELLE.

Ah ! Que ce marbre est beau ! Ne lui déplaise,
Il s’est là, pour un Mort, logé fort à son aise.

DON JUAN.

J’admire cette aveugle et sotte vanité.
1240 Un Homme en son vivant se sera contenté
D’un bâtiment fort simple, et le visionnaire
En veut un tout pompeux, quand il n’en a que faire.

SGANARELLE.

Voyez-vous sa Statue, et comme il tient sa main ?

DON JUAN.

Parbleu, le voilà bon en empereur Romain.

SGANARELLE.

1245 Il me fait quasi peur. Quels regards il nous jette !
C’est pour nous obliger, je pense, à la retraite,
Sans doute qu’à nous voir il prend peu de plaisir.

DON JUAN.

Si de venir dîner il avait le loisir,
Je le régalerais. De ma part, Sganarelle,
1250 Va l’en prier.

SGANARELLE.

Lui ?

DON JUAN.

Cours.

SGANARELLE.

La prière est nouvelle.
Un Mort ! Vous moquez-vous ?

DON JUAN.

Fais ce que je t’ai dit.

SGANARELLE.

Le pauvre homme, Monsieur, a perdu l’appétit.

DON JUAN.

Si tu n’y vas...

SGANARELLE.

J’y vais. Que faut-il que je dise ?

DON JUAN.

Que je l’attends chez moi.

SGANARELLE.

Je ris de ma sottise,
À la statue.
1255 Mais mon maître le veut. Monsieur le Commandeur,
Don Juan voudrait bien avoir chez lui l’honneur
De vous faire un régal. Y viendrez-vous ?
La Statue baisse la tête, et Sganarelle tombant sur les genoux s’écrie.
À l’aide.

DON JUAN.

Qu’est-ce ? Qu’as-tu ? Dis donc.

SGANARELLE.

Je suis mort sans remède.
La Statue...

DON JUAN.

Et bien, quoi ? Que veux-tu dire ?

SGANARELLE.

Hélas !
1260 La Statue...

DON JUAN.

Enfin donc tu ne parleras pas ?

SGANARELLE.

Je parle, et je vous dis, monsieur, que la Statue...

DON JUAN.

Encor ?

SGANARELLE.

Sa tête...

DON JUAN.

Et bien ?

SGANARELLE.

Vers moi s’est abattue.
Elle m’a fait...

DON JUAN.

Coquin !

SGANARELLE.

Si je ne vous dis vrai...
Vous pouvez lui parler pour en faire l’essai.
1265 Peut-être...

DON JUAN.

Viens, Maraud, puisqu’il faut que j’en rie,
Viens être convaincu de ta poltronnerie,
À la statue.
Prends garde. Commandeur, te rendras-tu chez moi ?
Je t’attends à dîner.
La Statue baisse encor la tête.

SGANARELLE.

Vous en tenez, ma foi.
Voilà mes esprits forts qui ne veulent rien croire.
1270 Disputons à présent, j’ai gagné la victoire.

DON JUAN, après avoir rêvé un moment.

Allons, sortons d’ici.

SGANARELLE.

Sortons, je vous promets,
Quand je serai dehors, de n’y rentrer jamais.

ACTE IV §

SCÈNE PREMIÈRE. Don Juan, Sganarelle. §

DON JUAN.

Cesse de raisonner sur une bagatelle.
Un faux rapport des yeux n’est pas chose nouvelle,
1275 Et souvent il ne faut qu’une simple vapeur,
Pour faire ce qu’en toi j’imputais à la peur.
La vue en est troublée, et je tiens ridicule...

SGANARELLE.

Quoi, là-dessus encor vous êtes incrédule,
Et ce que de nos yeux, de ces yeux que voilà,
1280 Tous deux nous avons vu, vous le démentez ? Là,
Traitez-moi d’ignorant, d’impertinent, de bête.
Il n’est rien de plus vrai que ce signe de tête,
Et je ne doute point que pour vous convertir,
Le Ciel qui de l’Enfer cherche à vous garantir,
1285 N’ait rendu tout exprès ce dernier témoignage.

DON JUAN.

Écoute, s’il t’échappe un seul mot davantage
Sur tes moralités, je vais faire venir
Quatre Hommes des plus forts, te bien faire tenir,
Afin qu’un nerf de boeuf à loisir te réponde.
1290 M’entends-tu ? Dis.

SGANARELLE.

Fort bien, Monsieur, le mieux du monde.
Vous vous expliquez net, c’est là ce qui me plaît.
D’autres ont des détours qu’on ne sait ce que c’est ;
Mais vous, en quatre mots que vous faites entendre,
Vous dites tout, rien n’est si facile à comprendre.

DON JUAN.

1295 Qu’on me fasse dîner le plutôt qu’on pourra.
Un Siège.

SGANARELLE.

Va savoir quand Monsieur dînera.
Dépêche.

SCÈNE II. Don Louis, Don Juan, Sganarelle, La Violette. §

DON JUAN.

Que veut-on ?

LA VIOLETTE.

C’est Monsieur votre père.

DON JUAN.

Ah, que cette visite était peu nécessaire !
Quels contes de nouveau me vient-il débiter ?
1300 Qu’il a de temps à perdre !

SGANARELLE.

Il le faut écouter.

DON LOUIS.

Ma présence vous choque, et je vois que sans peine
Vous pourriez vous passer d’un Père qui vous gêne.
Tous deux, à dire vrai, par plus d’une raison,
Nous nous incommodons d’une étrange façon ;
1305 Et si vous êtes las d’ouïr mes remontrances,
Je suis bien las aussi de vos extravagances.
Ah ! Que d’aveuglement, quand raisonnant en fous,
Nous voulons que le Ciel soit moins sage que nous :
Quand sur ce qu’il connaît qui nous est nécessaire,
1310 Nos imprudents désirs ne le laissent pas faire,
Et qu’à force de voeux nous tâchons d’obtenir
Ce qui nous est donné souvent pour nous punir !
La naissance d’un Fils fut ma plus forte envie.
Mes souhaits en faisaient tout le bien de ma vie,
1315 Et ce Fils que j’obtiens est le fléau rigoureux
De ces jours que par lui je croyais rendre heureux.
De quel oil, dites-moi, pensez-vous que je voie
Ces commerces honteux qui seuls font votre joie,
Ce scandaleux amas de viles actions
1320 Qu’entassent chaque jour vos folles passions,
Ce long enchaînement de méchantes affaires,
Où du Prince pour vous les grâces nécessaires
Ont épuisé déjà tout ce qu’auprès de lui
Mes services pouvaient m’avoir acquis d’appui ?
1325 Ah Fils ! Indigne Fils ! Quelle est votre bassesse,
D’avoir de vos Aïeux démenti la noblesse !
D’avoir osé ternir par tant de lâchetés
Le glorieux éclat du sang dont vous sortez,
De ce sang que l’Histoire en mille endroits renomme !
1330 Et qu’avez-vous donc fait pour être Gentilhomme ?
Si ce titre ne peut vous être contesté,
Pensez-vous avoir droit d’en tirer vanité,
Et qu’il ait rien en vous qui puisse être estimable,
Quand vos dérèglements l’y rendent méprisable ?
1335 Non, non, de nos Aïeux on a beau faire cas ;
La naissance n’est rien où la vertu n’est pas.
Aussi ne pouvons-nous avoir part à leur gloire,
Qu’autant que nous faisons honneur à leur mémoire.
L’éclat que leur conduite a répandu sur nous,
1340 Des mêmes sentiments nous doit rendre jaloux ;
C’est un engagement dont rien ne nous dispense,
De marcher sur les pas qu’a tracés leur prudence,
D’être à les imiter attachés, prompts, ardents,
Si nous voulons passer pour leurs vrais Descendants.
1345 Ainsi de ce Héros que nos Histoires louent,
Vous descendez en vain lorsqu’ils vous désavouent,
Et que ce qu’ils ont fait et d’illustre et de grand,
N’a pu de votre cour leur être un sûr garant.
Loin d’être de leur sang, loin que l’on vous en compte,
1350 L’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre honte,
Et c’est comme un Flambeau qui devant vous porté,
Fait de vos actions mieux voir l’indignité.
Enfin si la Noblesse est un précieux titre,
Sachez que la vertu doit en être l’arbitre,
1355 Qu’il n’est point de grands noms qui sans elle obscurcis...

DON JUAN.

Monsieur, vous seriez mieux si vous parliez assis.

DON LOUIS.

Je ne veux pas m’asseoir, Insolent. J’ai beau dire,
Ma remontrance est vaine, et tu n’en fais que rire.
C’est trop ; si jusqu’ici dans mon cour malgré moi,
1360 La tendresse de Père a combattu pour toi,
Je l’étouffe ; aussi bien il est temps que j’efface
La honte de te voir déshonorer ma race,
Et qu’arrêtant le cours de tes dérèglements,
Je prévienne du Ciel les justes châtiments.
1365 J’en mourrai, mais je dois mon bras à sa colère.

SCÈNE III. Don Juan, Sganarelle. §

DON JUAN.

Mourez quand vous voudrez, il ne m’importe guère.
Ah ! Que sur ce jargon, qu’à toute heure j’entends,
Les Pères sont fâcheux qui vivent trop longtemps !

SGANARELLE.

Monsieur...

DON JUAN.

Quelle sottise à moi quand je l’écoute !

SGANARELLE.

1370 Vous avez tort.

DON JUAN.

J’ai tort ?

SGANARELLE.

Eh.

DON JUAN.

J’ai tort ?

SGANARELLE.

Oui sans doute,
Vous avez très grand tort de l’avoir écouté
Avec tant de douceur et tant d’honnêteté.
Le chassant, au milieu de sa sotte harangue,
Vous lui deviez apprendre à mieux régler sa langue.
1375 A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ?
Un Père contre un Fils faire l’entreprenant ?
Lui venir dire au nez que l’honneur le convie
À mener dans le monde une louable vie ?
Le faire souvenir qu’étant d’un noble sang,
1380 Il ne devrait rien faire indigne de son rang ?
Les beaux enseignements ! C’est bien ce qu’il doit suivre
Un Homme tel que vous, qui sait comme il faut vivre.
De votre patience on se doit étonner.
Pour moi, je vous l’aurais envoyé promener.

SCÈNE IV. Don Juan, La Violete, Sganarelle. §

LA VIOLETTE.

1385 Votre marchand est là, Monsieur.

DON JUAN.

Qui ?

LA VIOLETTE.

Ce grand homme,
Monsieur Dimanche.

SGANARELLE.

Peste, un créancier assomme.
De quoi s’avise-t-il d’être si diligent
À venir chez les Gens demander de l’argent ?
Que ne lui disais-tu que Monsieur dîne en Ville ?

LA VIOLETTE.

1390 Vraiment oui, c’est un home à croire bien facile.
Malgré ce que j’ai dit, il a voulu s’asseoir
Là-dedans pour l’attendre.

SGANARELLE.

Et bien, jusques au soir
Qu’il y demeure.

DON JUAN.

Non ; fais qu’il entre au contraire.
Je ne tarderai pas longtemps à m’en défaire.
1395 Lorsque des Créanciers cherchent à nous parler
Je trouve qu’il est mal de se faire celer.
Leurs visites ayant une fort juste cause,
Il les faut tout au moins payer de quelque chose,
Et sans leur rien donner, je ne manque jamais
1400 À les faire de moi retourner satisfaits.

SCÈNE V. Don Juan, M. Dimanche, Sganarelle. §

DON JUAN.

Bonjour, Monsieur Dimanche. Eh, que ce m’est de joie
De pouvoir... Ne souffrez jamais qu’on vous renvoie.
J’ai bien grondé mes Gens, qui sans doute ont eu tort
De n’avoir pas voulu vous faire entrer d’abord.
1405 Ils ont ordre aujourd’hui de n’ouvrir à personne ;
Mais ce n’est pas pour vous que cet ordre se donne,
Et vous êtes en droit, quand vous venez chez moi,
De n’y trouver jamais rien de fermé.

MONSIEUR DIMANCHE.

Je crois,
Monsieur, qu’il...

DON JUAN.

Les Coquins ! Voyez, laisser attendre
1410 Monsieur Dimanche seul ! Oh, je leur veux apprendre
À connaître les Gens.

MONSIEUR DIMANCHE.

Cela n’est rien.

DON JUAN.

Comment ?
Quand je suis dans ma Chambre, oser effrontément
Dire à Monsieur Dimanche, au meilleur...

MONSIEUR DIMANCHE.

Sans colère,
Monsieur, une autre fois ils craindront de le faire.
1415 J’étais venu...

DON JUAN.

Jamais ils ne font autrement.
Ça, pour Monsieur Dimanche un Siège, promptement.

MONSIEUR DIMANCHE.

Je suis dans mon devoir.

DON JUAN.

Debout ! Que je l’endure !
Non, vous serez assis.

MONSIEUR DIMANCHE.

Monsieur, je vous conjure...

DON JUAN.

Apportez. Je vous aime, et je vous vois d’un oil...
1420 Ôtez-moi ce Pliant, et donnez un Fauteuil.

MONSIEUR DIMANCHE.

Je n’ai garde, Monsieur, de...

DON JUAN.

Je le dis encore.
Au point que je vous aime, et que je vous honore,
Je ne souffrirai point qu’on mette entre nous deux
Aucune différence.

MONSIEUR DIMANCHE.

Ah ! Monsieur.

DON JUAN.

Je le veux.
1425 Allons, asseyez-vous.

MONSIEUR DIMANCHE.

Comme le temps empire...

DON JUAN.

Mettez-vous là.

MONSIEUR DIMANCHE.

Monsieur, je n’ai qu’un mot à dire.
J’étais...

DON JUAN.

Mettez-vous là, vous dis-je.

MONSIEUR DIMANCHE.

Je suis bien.

DON JUAN.

Non, si vous n’êtes là, je n’écouterai rien...

MONSIEUR DIMANCHE s’asseyant dans un fauteuil.

C’est pour vous obéir. Sans le besoin extrême...

DON JUAN.

1430 Parbleu, Monsieur Dimanche, avouez-le vous-même,
Vous vous portez bien.

MONSIEUR DIMANCHE.

Oui, mieux depuis quelques mois
Que je n’avais pas fait. Je suis...

DON JUAN.

Plus je vous vois,
Plus j’admire sur vous certain vif qui s’épanche.
Quel teint !

MONSIEUR DIMANCHE.

Je viens, Monsieur...

DON JUAN.

Et Madame Dimanche,
1435 Comment se porte-t-elle ?

MONSIEUR DIMANCHE.

Assez bien, Dieu merci.
Je viens vous...

DON JUAN.

Du ménage elle a tout le souci.
C’est une brave femme.

MONSIEUR DIMANCHE.

Elle est votre servante.
J’étais...

DON JUAN.

Elle a bien lieu d’avoir l’âme contente.
Que ses enfants sont beaux ! La petite Louison,
1440 Hem ?

MONSIEUR DIMANCHE.

C’est l’enfant gâté, Monsieur, de la maison.
Je...

DON JUAN.

Rien n’est si joli.

MONSIEUR DIMANCHE.

Monsieur, je...

DON JUAN.

Que je l’aime ?
Et le petit Colin, est-il encor de même ?
Fait-il toujours grand bruit avecque son tambour ?

MONSIEUR DIMANCHE.

Oui, Monsieur, on en est tout étourdi tout le jour,
1445 Je venais...

DON JUAN.

Et Brusquet, est-ce à son ordinaire ?
L’aimable petit chien, pour ne se pouvoir taire ?
Mord-il toujours les gens aux jambes ?

MONSIEUR DIMANCHE.

À ravir.

Chévir : être maître de quelqu’un, de quelque chose. [F]

C’est pis que ce n’était, nous n’en saurions chévir ;
Et quand il ne voit pas notre petite fille...

DON JUAN.

1450 Je prends tant d’intérêt en toute la famille,
Qu’on doit peu s’étonner si je m’informe ainsi
De tout l’un après l’autre.

MONSIEUR DIMANCHE.

Oh, je vous compte aussi
Parmi ceux qui nous font...

DON JUAN.

Allons donc, je vous prie,
Touchez, Monsieur Dimanche.

Toucher : On dit aussi "Touchez-là", il n’en fera rien, pour dire, qu’on ne veut pas faire une chose ; parce qu’on a coutume de se toucher dans la main pour conclure un marché, ou en signe de bienveillance. [F] L’ambiguité porte ici sur l’invitation à se serrer le main ce qui est un honneur pour Monsieur Dimanche tout en indiquant aussi qu’on en fera rien. M. Dimanche ne peut que s’y soumettre sou peine d’offenser Don Juan.

MONSIEUR DIMANCHE.

Ah !

DON JUAN.

Mais sans raillerie.
1455 M’aimez-vous un peu ? Là.

MONSIEUR DIMANCHE.

Très humble serviteur.

DON JUAN.

Parbleu, je suis à vous aussi de tout mon cour.

MONSIEUR DIMANCHE.

Vous me rendez confus. Je...

DON JUAN.

Pour votre service,
Il n’est rien qu’avec joie en tout temps je ne fisse.

MONSIEUR DIMANCHE.

C’est trop d’honneur pour moi ; mais, Monsieur, s’il vous plaît,
1460 Je viens pour...

DON JUAN.

Et cela, sans aucun intérêt,
Croyez-le.

MONSIEUR DIMANCHE.

Je n’ai point mérité cette grâce.
Mais...

DON JUAN.

Servir mes amis n’a rien qui m’embarrasse.

MONSIEUR DIMANCHE.

Si vous...

DON JUAN.

Monsieur Dimanche, oh ça, de bonne foi,
Vous n’avez point dîné, dînez avecque moi.
1465 Vous voilà tout porté.

MONSIEUR DIMANCHE.

Non, Monsieur, une affaire
Me rappelle chez nous, et m’y rend nécessaire.

DON JUAN, se levant.

Vite, allons ma calèche.

MONSIEUR DIMANCHE.

Ah ! C’est trop de moitié.

DON JUAN.

Dépêchons.

MONSIEUR DIMANCHE.

Non, Monsieur.

DON JUAN.

Vous n’irez point à pied.

MONSIEUR DIMANCHE.

Monsieur, j’y vais toujours.

DON JUAN.

La résistance est vaine ;
1470 Vous m’êtes venu voir, je veux qu’on vous remène.

MONSIEUR DIMANCHE.

J’avais-là...

DON JUAN.

Tenez-moi pour votre serviteur.

MONSIEUR DIMANCHE.

Je voulais...

DON JUAN.

Je le suis, et votre débiteur.

La formule de politesse convenable consiste à dire "Je suis votre serviteur", Don Juan renchérit avec "debiteur" ce qui est vrai au sens propre et qui ironise au sens figuré puisque qu’on n’est jamais le serviteur de quelqu’un lors de cette formule de politesse.

MONSIEUR DIMANCHE.

Ah ! Monsieur.

DON JUAN.

Je n’en fais un secret à personne,
Et de ce que je dois j’ai la mémoire bonne.

MONSIEUR DIMANCHE.

1475 Si vous me...

DON JUAN.

Voulez-vous que je descende en bas,
Que je vous reconduise ?

MONSIEUR DIMANCHE.

Ah ! Je ne le vaux pas.
Mais...

DON JUAN.

Embrassez-moi donc. C’est d’une amitié pure,
Qu’une seconde fois ici je vous conjure
D’être persuadé qu’envers et contre tous ;
1480 Il n’est rien qu’au besoin je ne fisse pour vous.
Don Juan se retire.

SGANARELLE, reconduisant M. Dimanche.

Vous avez en Monsieur un ami véritable,
Un...

MONSIEUR DIMANCHE.

De civilités il est vrai qu’il m’accable,
Et j’en suis si confus, que je ne sais comment
Lui pouvoir demander ce qu’il me doit.

SGANARELLE.

Vraiment.
1485 Quand on parle de vous, il ne faut que l’entendre.
Comme lui tous ses Gens ont pour vous le cour tendre,
Et pour vous le montrer, ah ! Que ne nous vient-on
Donner quelque nasarde, ou des coups de bâton !
Vous verriez de quel air...

MONSIEUR DIMANCHE.

Je le crois Sganarelle.
1490 Mais pour lui mille écus sont une bagatelle ;
Et deux mots dits par vous...

SGANARELLE.

Allez, ne craignez rien,
Vous en dût-il vingt mille, il vous les payerait bien.

MONSIEUR DIMANCHE.

Mais vous, vous me devez aussi pour votre compte...

SGANARELLE.

Fi, parler de cela ! N’avez-vous point de honte ?

MONSIEUR DIMANCHE.

1495 Comment ?

SGANARELLE.

Ne sais-je pas que je vous dois ?

MONSIEUR DIMANCHE.

Si tous...

SGANARELLE.

Allez, Monsieur Dimanche, on vous attend chez vous.

MONSIEUR DIMANCHE.

Mais mon argent ?

SGANARELLE.

Et bien, je dois ; qui doit s’oblige.

MONSIEUR DIMANCHE.

Je veux...

SGANARELLE.

Ah !

MONSIEUR DIMANCHE.

J’entends...

SGANARELLE.

Bon.

MONSIEUR DIMANCHE.

Mais...

SGANARELLE.

Fi,

MONSIEUR DIMANCHE.

Je...

SGANARELLE.

Fi, vous dis-je.

SCÈNE VI. Don Juan, Sganarelle, Elvire. §

SGANARELLE.

Nous en voilà défaits.

DON JUAN.

Et fort civilement.
1500 A-t-il lieu de s’en plaindre ?

SGANARELLE.

Il aurait tort, comment ?

DON JUAN.

N’ai-je pas...

SGANARELLE.

Ceux qui font les fautes, qu’ils les boivent.
Est-ce aux Gens comme vous à payer ce qu’ils doivent ?

DON JUAN.

Qu’on sache si bien tôt le dîner sera prêt.
À Elvire qu’il voit entrer.
Quoi, vous encor, Madame ? En deux mots, s’il vous plaît.
1505 J’ai hâte.

ELVIRE.

Dans l’ennui dont mon âme est atteinte,
Vous craignez ma douleur, mais perdez cette crainte.
Je ne viens point ici pleine de ce courroux,
Que je n’ai que trop fait éclater devant vous.
Par un premier hymen une autre vous possède,
1510 On m’a tout éclairci, c’est un mal sans remède,
Et je me ferais tort de vouloir disputer,
Ce que contre les lois je ne puis emporter.
J’ai sans doute à rougir malgré mon innocence,
D’avoir cru mon amour avec tant d’imprudence,
1515 Qu’en vous donnant la main j’ai reçu votre foi,
Sans voir si vous étiez en pouvoir d’être à moi.
Ce dessein avait beau me sembler téméraire,
Je cherchais le secret par la crainte d’un Frère,
Et le tendre penchant qui me fit tout oser,
1520 Sur vos serments trompeurs servit à m’abuser.
Le crime est pour vous seul, puisque enfin éclaircie,
Je songe à satisfaire à ma gloire noircie,
Et que ne vous pouvant conserver pour Époux,
J’éteins la folle ardeur qui m’attachait à vous.
1525 Non qu’un juste remords l’étouffe dans mon âme,
Jusques à n’y laisser aucun reste de flamme ;
Mais ce reste n’est plus qu’un amour épuré.
C’est un feu dont pour vous mon cour est éclairé,
Un feu purgé de tout, une sainte tendresse,
1530 Qu’au commerce des sens nul désir n’intéresse,
Qui n’agit que pour vous.

SGANARELLE.

Ah !

DON JUAN.

Tu pleures, je crois,
Ton cour est attendri.

SGANARELLE.

Monsieur, pardonnez-moi.

ELVIRE.

C’est ce parfait amour qui m’engage à vous dire
Ce qu’aujourd’hui le Ciel pour votre bien inspire,
1535 Le Ciel dont la bonté cherche à vous secourir,
Prêt à choir dans l’abîme où je vous vois courir.
Oui, Don Juan, je sais par quel amas de crimes
Vos peines qu’il résout lui semblent légitimes,
Et je viens de sa part vous dire que pour vous
1540 Sa clémence a fait place à son juste courroux ;
Que las de vous attendre, il tient la foudre prête,
Qui depuis si longtemps menace votre tête ;
Qu’il est encor en vous, par un prompt repentir
De trouver les moyens de vous en garantir,
1545 Et que pour éviter un malheur si funeste,
Ce jour, ce jour peut-être est le seul qui vous reste.

SGANARELLE.

Monsieur !

ELVIRE.

Pour moi, qui lors de mon aveuglement,
Je n’ai plus pour la terre aucun attachement.
Ma retraite est conclue, et c’est là que sans cesse
1550 Mers larmes tâcheront d’effacer ma faiblesse,
Heureuse si je puis par son austérité
Obtenir le pardon de ma crédulité.
Mais dans cette retraite, où l’on meurt à soi-même,
J’aurais, je vous l’avoue, une douleur extrême,
1555 Qu’un homme à qui j’ai cru pouvoir innocemment
De mes plus tendres voeux donner l’empressement,
Devînt par un revers aux méchants redoutable,
Des vengeances du Ciel l’exemple épouvantable.

SGANARELLE.

Monsieur, encor un coup...

ELVIRE.

De grâce, accordez-moi
1560 Ce que dois mériter l’état où je me vois.
Votre salut fait seul mes plus fortes alarmes.
Ne le refusez point à mes voeux, à mes larmes,
Et si votre intérêt ne vous saurait toucher,
Au crime en ma faveur daignez vous arracher,
1565 Et m’épargner l’ennui d’avoir pour vous à craindre
Le courroux que jamais le Ciel ne laisse éteindre.

SGANARELLE.

La pauvre femme ?

ELVIRE.

Enfin si le faux nom d’époux
M’a fait tout oublier pour vous vivre toute à vous,
Si je vous ai fait voir la plus forte tendresse
1570 Qui jamais d’un cour noble ait été la Maîtresse,
Tout le prix que j’en veux, c’est de vous voir songer
Au bonheur que pour vous je tâche à ménager.

SGANARELLE.

Cour de Tigre !

ELVIRE.

Voyez que tout est périssable.
Examinez la peine infaillible au coupable,
1575 Et de votre salut faites-vous une loi,
Ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi.
C’est à ce but qu’il faut que tous vos désirs tendent,
Et ce que de nouveau mes larmes vous demandent.
Si ces larmes sont peu, j’ose vous en presser
1580 Par tout ce qui jamais vous put intéresser.
Après cette prière, adieu, je me retire.
Songez à vous, c’est tout ce que j’avais à dire.

DON JUAN.

J’ai fort prêté l’oreille à ce pieux discours,
Madame, avecque moi demeurez quelques jours.
1585 Peut-être en me parlant vous me toucherez l’âme.

ELVIRE.

Demeurer avec vous n’étant point votre Femme !
Je vous ai découvert de grandes vérités.
Don Juan, craignez tout, si vous n’en profitez.

SCÈNE VII. Don Juan, Sganarelle, Suite. §

SGANARELLE.

La laisser partir, sans...

DON JUAN.

Sais-tu bien, Sganarelle,
1590 Que mon cour s’est encor presque senti pour elle ?
Ses larmes, son chagrin, sa résolution,
Tout cela m’a fait naître un peu d’émotion.
Dans son air languissant je l’ai trouvée aimable.

SGANARELLE.

Et tout ce qu’elle a dit n’a point été capable...

DON JUAN.

1595 Vite à dîner.

SGANARELLE.

Fort bien.

DON JUAN.

Pourquoi me regarder ?
Va, va, je vais bientôt songer à m’amender.

SGANARELLE.

Ma foi, n’en riez point, rien n’est si nécessaire
Que de se convertir.

DON JUAN.

C’est ce que je veux faire.
Encor vingt ou trente ans des plaisirs les plus doux.
1600 Toujours en joie, et puis, nous penserons à nous.

SGANARELLE.

Voilà des Libertins l’ordinaire langage,
Mais la mort...

DON JUAN.

Hem.

SGANARELLE.

Qu’on serve. Ah bon, Monsieur, courage.
Grande chère, tandis que nous nous portons bien.
Il prend un morceau dans un des plats qu’on apporte, et le met dans sa bouche.

DON JUAN.

Quelle enflure est-ce là ? Parle, dis, qu’as-tu ?

SGANARELLE.

Rien.

DON JUAN.

1605 Attends, montre. Sa joue est toute contrefaite,
C’est une fluxion ; qu’on cherche une Lancette.
Le pauvre Garçon ! Vite ; il faut le secourir,
Si cet abcès rentrait, il en pourrait mourir.
Qu’on perce, il est mûr. Ah, Coquin que vous êtes,
1610 Vous osez donc...

SGANARELLE.

Ma foi, sans chercher de défaites,
Je voulais voir, Monsieur, si votre cuisinier
N’avait pas trop poivré ce ragoût ; le dernier
L’était en diable, aussi vous n’en mangeâtes guère.

DON JUAN.

Puisque la faim te presse, il faut la satisfaire.
1615 Fais-toi donner un siège, et mange avecque moi,
Aussi bien, cela fait, j’aurai besoin de toi.
Mets-toi là.

SGANARELLE prenant un siège.

Volontiers, j’y tiendrai bien ma place.

DON JUAN.

Mange donc.

SGANARELLE.

Vous serez content ; de votre grâce
Vous m’avez fait partir sans déjeuner, ainsi
1620 J’ai l’appétit, Monsieur, bien ouvert, Dieu merci.

DON JUAN.

Je le vois.

SGANARELLE.

Quand j’ai faim je mange comme trente.
Tâtez-moi de cela, la sauce est excellente.
Si j’avais ce Chapon je le mènerais loin.
À la Violette qui lui veut donner une assiette blanche.
Tout doux, petit compère, il n’en est pas besoin,
1625 Rengainez ! Vertubleu, pour lever les assiettes,
Vous êtes bien soigneux d’en présenter de nettes.
Et vous, Monsieur Picard, trêve de compliment,
Je n’ai point encor soif.

DON JUAN.

Va, dîne posément.

SGANARELLE.

C’est bien dit.

DON JUAN.

Chante-moi quelque chanson à boire.

SGANARELLE.

1630 Bientôt, Monsieur, laissons travailler la mâchoire.
Quand j’aurai dit trois mots à chacun de ces plats...
Qui diable frappe ainsi ?

DON JUAN, à un laquais.

Dis que je n’y suis pas.

SGANARELLE.

Attendez, j’aime mieux l’aller dire moi-même.
Ah, Monsieur !

DON JUAN.

D’où te vient cette frayeur extrême ?

SGANARELLE? baissant la tête.

1635 C’est le...

DON JUAN.

Quoi ?

SGANARELLE.

Je suis mort.

DON JUAN.

Veux-tu pas t’expliquer ?

SGANARELLE.

Du faiseur de... tantôt vous pensiez vous moquer.
Avancez, il est là, c’est lui qui vous demande.

DON JUAN.

Allons le recevoir.

SGANARELLE.

Si j’y vais, qu’on me pende.

DON JUAN.

Quoi, d’un rien ton courage est sitôt abattu ?

SGANARELLE.

1640 Ah ! Pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?

SCÈNE VIII. Don Juan, La Statue du Commandeur, Sganarelle, Suite. §

DON JUAN.

Une Chaise, un Couvert. Je te suis redevable.
À Sganarelle.
D’être si ponctuel. Viens te remettre à table.

SGANARELLE.

J’ai mangé comme un Chancre, et je n’ai plus de faim.

DON JUAN, au commandeur.

Si de t’avoir ici j’eusse été plus certain,
1645 Un repas mieux réglé t’aurait marqué mon zèle.
À boire. À ta santé, Commandeur. Sganarelle,
Je te la porte, allons, qu’on lui donne du Vin.
Bon.

SGANARELLE.

Je ne bois jamais quand il est si matin.

DON JUAN.

Chante, le Commandeur te voudra bien entendre.

SGANARELLE.

1650 Je suis trop enrhumé.

LA STATUE.

Laisse-le s’en défendre,
C’en est assez, je suis content de ton repas.
Le temps fuit, la mort vient, et tu n’y penses pas.

DON JUAN.

Ces avertissements me sont peu nécessaires.
Chantons, une autre fois nous parlerons d’affaires.

LA STATUE.

1655 Peut-être une autre fois tu le voudras trop tard,
Mais puis que tu veux bien en courir le hasard,
Dans mon Tombeau ce soir à souper je t’engage.
Promets-moi d’y venir, auras-tu ce courage ?

DON JUAN.

Oui, Sganarelle et moi nous irons.

SGANARELLE.

Moi ? Non pas.

DON JUAN.

1660 Poltron.

SGANARELLE.

Jamais par jour je ne fais qu’un repas.

LA STATUE.

Adieu.

DON JUAN.

Jusqu’à ce soir.

LA STATUE.

Je t’attends.

SGANARELLE.

Misérable !
Où me veut-il mener ?

DON JUAN.

J’irai, fût-ce le Diable.
Je veux voir comme on est régalé chez les morts.

SGANARELLE.

Pour cent coups de bâton que n’en suis-je dehors.

ACTE V §

SCÈNE PREMIÈRE. Don Louis, Don Juan, Sganarelle. §

DON LOUIS.

1665 Ne m’abusez-vous point, et serait-il possible,
Que votre cour, ce cour si longtemps inflexible,
Si longtemps en aveugle au crime abandonné,
Eût rompu les liens dont il fut enchaîné ?
Qu’un pareil changement me va causer de joie ?
1670 Mais encor une fois faut-il que je le croie,
Et se peut-il qu’enfin le Ciel m’ait accordé
Ce qu’avec tant d’ardeur j’ai toujours demandé ?

DON JUAN.

Oui, Monsieur, ce retour dont j’étais si peu digne,
Nous est de ses bontés un témoignage insigne.
1675 Je ne plus ce Fils, dont les lâches désirs
N’eurent pour seul objet que d’infâmes plaisirs.
Le Ciel, dont la clémence est pour moi sans seconde,
M’a fait voir tout à coup les vains abus du monde.
Tout à coup de sa voix l’attrait victorieux
1680 A pénétré mon âme, et dessillé mes yeux,
Et je vois, par l’effet dont sa grâce est suivie,
Avec autant d’horreur les taches de ma vie,
Que j’eus d’emportement pour tout ce que mes sens
Trouvaient à me flatter d’appas éblouissants.
1685 Quand j’ose rappeler l’excès abominable
Des désordres honteux dont je me sens coupable,
Je frémis et m’étonne, en m’y voyant courir,
Comme le Ciel a pu si longtemps me souffrir,
Comme cent et cent fois il n’a pas sur ma tête
1690 Lancé l’affreux carreau qu’aux méchants il apprête.
L’amour qui tint pour moi son courroux suspendu,
M’apprend à ses bontés quel sacrifice est dû.
Il l’attend, et ne veut que ce cour infidèle,
Ce cour jusqu’à ce jour à ses ordres rebelle.
1695 Enfin (et vos soupirs l’ont sans doute obtenu)
De mes égarements me voilà revenu.
Plus de remise, il faut qu’aux yeux de tout le monde,
À mes folles erreurs mon repentir réponde,
Que j’efface, en changeant mes criminels désirs,
1700 L’empressement fatal que j’eus pour les plaisirs,
Et tâche à réparer par une ardeur égale,
Ce que mes passions ont causé de scandale.
C’est à quoi tous mes voeux aujourd’hui sont portés,
Et je devrai beaucoup, Monsieur, à vos bontés,
1705 Si dans le changement où ce retour m’engage,
Vous me daignez choisir quelque saint Personnage,
Qui me servant de Guide, ait soin de me montrer
À bien suivre la route où je m’en vais entrer.

DON LOUIS.

Ah ! Qu’aisément un Fils trouve le cour d’un Père,
1710 Prêt au moindre remords à calmer sa colère !
Quels que soient les chagrins que par vous j’ai reçus,
Vous vous en repentez, je ne m’en souviens plus.
Tout vous porte à gagner cette grande victoire,
L’intérêt du salut, celui de votre gloire ;
1715 Combattez, et surtout ne vous relâchez pas.
Mais dans cette Campagne, où s’adressent vos pas ?
J’ai sorti de la Ville exprès pour une affaire,
Où dès hier ma présence était fort nécessaire,
Et j’ai voulu marcher un moment au retour.
1720 Mon Carrosse m’attend à ce premier détour,
Venez.

DON JUAN.

Non, aujourd’hui souffrez-moi l’avantage
D’un peu de solitude au prochain ermitage.
C’est là que retiré, loin du monde et du bruit,
Pour m’offrir mieux au Ciel je veux passer la nuit.
1725 Ma peine y finira ; et tout ce qui m’en peut faire
Dans ce détachement qui m’est si nécessaire,
C’est que pour mes plaisirs je me suis fait prêter
Des sommes que je suis hors d’état d’acquitter.
Faute de rendre, il est des Gens qui me maudissent,
1730 Qui font...

DON LOUIS.

Que là-dessus vos scrupules finissent.
Je paierai tout, mon Fils, et prétends de mon bien
Vous donner...

DON JUAN.

Ah ! Pour moi je ne demande rien.
Pourvu que par mes pleurs mes fautes réparées...

DON LOUIS.

Ô consolations ! Douceurs inespérées !
1735 Tous mes voeux sont enfin heureusement remplis ;
Grâce aux bontés du Ciel, j’ai retrouvé mon Fils,
Il se rend à la voix qui vers lui le rappelle.
Je cours à votre Mère en porter la nouvelle.
Adieu, prenez courage, et si vous persistez,
1740 N’attendez plus que joie et que prospérités.

SCÈNE II. Don Juan, Sganarelle. §

SGANARELLE.

Monsieur.

DON JUAN.

Qu’est-ce ?

SGANARELLE.

Ah !

DON JUAN.

Comment ? Tu pleures ?

SGANARELLE.

C’est de joie
De vous voir embrasser enfin la bonne voie.
Jamais encor, je crois, je n’en ai tant senti.
Ah, quel plaisir ce m’est de vous voir converti !
1745 Le Ciel a bien pour vous exaucé mon envie.
Franchement vous meniez une diable de vie.
Mais à tout Pécheur grâce, il n’en faut plus parler.
L’Hermitage est-il loin où vous voulez aller ?

DON JUAN.

Eh.

SGANARELLE.

Serait-ce là-bas ? Vers cet endroit sauvage...

DON JUAN.

1750 La peste le benêt avec son ermitage !

SGANARELLE.

Pourquoi ? Frère Pacôme est un homme de bien,
Et je crois qu’avec lui vous ne perdriez rien.

DON JUAN.

Parbleu, tu me ravis. Quoi, tu me crois sincère,
Dans un conte forgé pour attraper mon Père ?

SGANARELLE.

1755 Comment ? Vous ne... Monsieur, c’est... où donc allons-nous ?

DON JUAN.

La belle de tantôt m’a donné rendez-vous.
Voici l’heure, et j’y vais, c’est là mon ermitage.

SGANARELLE.

La retraite sera méritoire. Ah ! J’enrage.

DON JUAN.

Elle est jolie, oui ?

SGANARELLE.

Mais l’aller chercher si loin ?

DON JUAN.

1760 Elle m’a touché l’âme, et s’il était besoin,
Pour ne la manquer pas, j’irais jusques à Rome.

SGANARELLE.

Belle conversion ! Ah quel Homme, quel Homme !
Vous l’attendrai en vain, elle ne viendra pas.

DON JUAN.

Je crois qu’elle viendra, moi.

SGANARELLE.

Tant pis.

DON JUAN.

En tout cas,
1765 Ma peine au rendez-vous ne sera point perdue.
C’est où du Commandeur on a mis la Statue ;
Il nous a conviés à souper. On verra
Comment, s’il nous reçoit, il s’en acquittera.

SGANARELLE.

Souper avec un mort ? Tué par vous ?

DON JUAN.

N’importe.
1770 J’ai promis, sur la peur ma promesse l’emporte.

SGANARELLE.

Et si la Belle vient, et se laisse emmener ?

DON JUAN.

Oh ma foi, la Statue ira se promener.
Je préfère à tout mort une jeune vivante.

SGANARELLE.

Mais voir une Statue et mouvante et parlante,
1775 N’est-ce pas...

DON JUAN.

Il est vrai, c’est quelque chose ; en vain
Je ferais là-dessus un jugement certain,
Pour ne s’y point méprendre, il en faut voir la suite.
Cependant, si j’ai feint de changer de conduite ;
Si j’ai dit que j’allais me déchirer le cour,
1780 D’une vie exemplaire embrasser la rigueur,
C’est un pur stratagème, un ressort nécessaire,
Par où ma Politique éblouissant mon Père,
Me va mettre à couvert de divers embarras,
Dont sans lui mes Amis ne se tireraient pas.
1785 Si l’on s’en inquiète, il obtiendra ma grâce.
Tu vois comme déjà ma première grimace
L’a porté de lui-même à se vouloir charger
Des dettes, dont par lui je vais me dégager.

SGANARELLE.

Mais n’étant point dévot, par quelle effronterie
1790 De la dévotion faire une momerie ?

Mommerie : Si dit aussi figurément en Morale, de l’hypocrisie, des déguisements qui font paraître les choses autrement qu’elles ne sont. [F]

DON JUAN.

Il est des gens de bien et vraiment vertueux.
Tout méchant que je suis j’ai du respect pour eux ;
Mais si l’on n’en peut trop élever les mérites,
Parmi ces gens de bien il est mille hypocrites,
1795 Qui ne se contrefont que pour en profiter,
Et pour mes intérêts je veux les imiter.

SGANARELLE.

Ah quel homme, quel homme !

DON JUAN.

Il n’est rien si commode.
Vois-tu ? L’hypocrisie est un vice à la mode,
Et quand de ses couleurs un vice est revêtu,
1800 Sous l’appui de la mode il passe pour vertu.
Sur tout ce qu’à jouer il est de personnages.
Celui d’Homme de bien a de grands avantages.
C’est un Art grimacier, dont les détours flatteurs
Cachent sous un beau voile un amas d’Imposteurs.
1805 On a beau découvrir que ce n’est que faux zèle,
L’imposture est reçue, on ne peut rien contre elle,
La censure voudrait y mordre vainement.
Contre tout autre vice on parle hautement,
Chacun a liberté d’en faire voir le piège,
1810 Mais pour l’hypocrisie elle a son privilège,
Qui sous le masque adroit d’un visage emprunté,
Lui fait tout entreprendre avec impunité.
Flattant, ceux du Parti, plus qu’aucun redoutable,
On se fait d’un grand corps le membre inséparable.
1815 C’est alors qu’on est sûr de ne succomber pas.
Quiconque en blesse l’un, les a tous sur les bras,
Et ceux même qu’on sait que le Ciel seul occupe,
Des Singes de leurs moeurs sont d’ordinaire dupe.
À quoi que leur malice ait pu se dispenser,
1820 Leur appui leur est sûr, ils ont vu grimacer.
Ah ! Combien j’en connais qui par ce stratagème,
Après avoir vécu dans un désordre extrême,
S’armant du bouclier de la Religion,
Ont rhabillé sans bruit leur dépravation,
1825 Et pris droit, au milieu de tout ce que nous sommes,
D’être sous ce manteau les plus méchants des Hommes.
On a beau les connaître, et savoir ce qu’ils sont,
Trouver lieu de scandale aux intrigues qu’ils ont,
Toujours même crédit. Un maintien doux, honnête,
1830 Quelques roulements d’yeux, des baissements de tête,
Trois ou quatre soupirs mêlés dans un discours,
Sont pour tout rajuster d’un merveilleux secours
C’est sous un tel abri qu’assurant mes affaires,
Je veux de mes Censeurs duper les plus sévères.
1835 Je ne quitterai point mes pratiques d’amour,
J’aurai soin seulement d’éviter le grand jour,
Et saurai, ne voyant en public que des Prudes,
Garder à petit bruit mes douces habitudes.
Si je suis découvert dans mes plaisirs secrets,
1840 Tout le corps en chaleur prendra mes intérêts,
Et sans me remuer, je verrai la cabale
Me mettre hautement à couvert du scandale.
C’est là le vrai moyen d’oser impunément
Permettre à mes désirs un plein emportement.
1845 Des actions d’autrui je ferai le critique,
Médirai saintement, et d’un ton pacifique,
Applaudissant à tout ce qui sera blâmé,
Ne croirai que moi seul digne d’être estimé.
S’il faut que d’intérêt quelque affaire se passe,
1850 Fût-ce veuve, orphelin, point d’accord, point de grâce,
Et pour peu qu’on me choque, ardent à me venger,
Jamais rien au pardon ne pourra m’obliger.
J’aurai tout doucement le zèle charitable
De nourrir une haine irréconciliable ;
1855 Et quand on me viendra porter à la douceur,
Des intérêts du Ciel je ferai le vengeur.
Le prenant pour garant du soin de sa querelle,
J’appuierai de mon cour la malice infidèle.
Et selon qu’on m’aura plus ou moins respecté,
1860 Je damnerai les Gens de mon autorité.
C’est ainsi que l’on peut, dans le siècle où nous sommes,
Profiter sagement des faiblesses des Hommes,
Et qu’un esprit bien fait, s’il craint les Mécontents,
Se doit accommoder aux vices de son temps.

SGANARELLE.

1865 Qu’entends-je ? C’en est fait, Monsieur, et je le quitte,
Il ne vous manquait plus que vous faire Hypocrite,
Vous êtes de tout point achevé, je le vois.
Assommez-moi de coups, percez-moi, tuez-moi,
Il faut que je vous parle, il faut que je vous dise,
1870 Tant va la cruche à l’eau qu’enfin elle se brise ;
Et comme dit fort bien en moindre ou pareil cas,
Un auteur renommé que je ne connais pas,
Un oiseau sur la branche est proprement l’exemple
De l’Homme qu’en Pécheur ici-bas je contemple.
1875 La branche est attachée à l’arbre, qui produit,
Selon qu’il est planté, de bon ou mauvais fruit.
Le Fruit, s’il est mauvais, nuit plus qu’il ne profite ;
Ce qui nuit, vers la mort nous fait aller plus vite ;
La mort est une loi d’un usage important.
1880 Qui peut vivre sans loi, vit en brute ; et partant
Ramassez, ce sont-là preuves indubitables,
Qui font que vous irez, Monsieur, à tous les Diables.

DON JUAN.

Le beau raisonnement !

SGANARELLE.

Ne vous rendez donc pas,
Soyez damné tout seul, car pour moi je suis las...

DON JUAN, apercevant Léonor.

1885 N’avais-je pas raison ? Regarde, Sganarelle.
Vient-on au rendez-vous.

SCÈNE III. Don Juan, Léonor, Pascale, Sganarelle. §

DON JUAN.

Que de joie ! Ah ma belle,
Vous voilà ; je tremblais que par quelque embarras
Vous ne puissiez sortir.

LÉONOR.

Oh point, mais n’est-ce pas
Monsieur le Médecin que je vois là ?

DON JUAN.

Lui-même.
1890 Il a pris cet habit, mais c’est par stratagème,
Pour certain langoureux chez qui je l’ai mené,
Contre les médecins de tout temps déchaîné.
Il n’en veut voir aucun ; et Monsieur, sans rien dire,
A reconnu son mal dont il ne fait que rire.
1895 Certaine herbe déjà l’a fort diminué.

LÉONOR.

Ma Tante a pris sa poudre.

SGANARELLE, gravement.

A-t-elle éternué ?

LÉONOR.

Je ne sais, car soudain sans vouloir voir personne,
Elle s’est mise au lit.

SGANARELLE.

La chaleur est fort bonne
Pour ces sortes de maux.

LÉONOR.

Oh, je crois bien cela.

DON JUAN.

1900 Et qui donc avec vous nous amenez-vous là ?

LÉONOR.

C’est ma Nourrice. Ah ! Si vous saviez, elle m’aime...

DON JUAN.

Vous avez fort bien fait, et ma joie est extrême,
Que quand je vous épouse elle soit caution...

PASCALE.

Vous faites-là, Monsieur, une bonne action.
1905 Pour entrer au Couvent la pauvre Créature
Tous les jours de soufflets avait pleine mesure,
C’était pitié.

DON JUAN.

Bientôt, Dieu merci, la voilà
Exempte en m’épousant de tous ces chagrins-là.

LÉONOR.

Monsieur...

DON JUAN.

C’est à mes yeux la plus aimable fille...

PASCALE.

1910 Jamais vous n’en pouviez prendre une plus gentille,
Qui vous pût mieux... Enfin traitez-la doucement,
Vous en aurez, Monsieur, bien du contentement.

DON JUAN.

Je le crois ; mais allons sans tarder davantage,
Dresser tout ce qu’il faut pour notre mariage.
1915 Je veux le faire en forme, et qu’il n’y manque rien.

PASCALE.

Eh, vous n’y perdrez pas, ma Fille a de bon bien.
Quand son Père mourut, il avait des Pistoles
Plus gros...

DON JUAN.

Ne perdons point le temps à des paroles,
Allons, venez, ma Belle. Ah ! Que j’ai de bonheur !
1920 Vous allez être à moi.

LÉONOR.

Ce m’est beaucoup d’honneur.

SGANARELLE, bas à Pascale.

Il cherche à la duper, gardez qu’il ne l’emmène,
C’est un fourbe.

Fourbe : trompeur avec adresse et dissimulation [F]

PASCALE.

Comment ?

SGANARELLE, bas.

À plus d’une douzaine...
Haut se voyant observé par Don Juan.
Ah l’honnête Homme ! Allez, votre Fille aujourd’hui
Aurait eu beau chercher pour trouver mieux que lui.
1925 Il a de l’amitié... Croyez-moi qu’une Femme
Sera la bien... et puis il la fera grand’Dame.

DON JUAN, à Léonor.

Ne nous arrêtons point, ma Belle, j’aurais peur
Que quelqu’un ne survînt.

SGANARELLE, à Pascale.

C’est le plus grand trompeur...

PASCALE, à Don Juan.

Où donc nous menez-vous ?

DON JUAN.

Tout droit chez un notaire.

PASCALE.

1930 Non, Monsieur, dans le bourg il serait nécessaire
D’aller chez sa cousine, afin qu’étant témoin
De votre foi donnée...

DON JUAN.

Il n’en est pas besoin.
Monsieur le médecin et vous, devez suffire.

LÉONOR, à Pascale.

Sommes-nous pas d’accord ?

DON JUAN.

Il ne faut plus qu’écrire.
1935 Quand ils auront signé tous deux avecque nous,
Que je vous prends pour Femme, et vous moi pour Époux,
C’est comme si...

PASCALE.

Non, non, sa Cousine y doit être.

SGANARELLE, bas à Pascale.

Fort bien.

LÉONOR.

Quelque amitié qu’elle est m’est fait paraître,
Si chez elle il n’est pas nécessaire d’aller,
1940 Ne disions rien, peut-être elle voudrait parler.

DON JUAN.

Oui, quand on veut tenir une affaire secrète,
Moins on a de Témoins, plus la chose est bien faite.

PASCALE.

Mon Dieu, tout comme ailleurs, chez elle sans éclat,
Les notaires du bourg dresseront le contrat.

SGANARELLE.

1945 Pourquoi vous défier ? Monsieur a-t-il la mine
D’être un fourbe ? Voyez.
Bas à Pascale.
Ferme chez la Cousine.

DON JUAN, à Léonor.

Au hasard de l’entendre enfin nous quereller,
Avançons.

PASCALE, arrêtant Léonor.

Ce n’est point par là qu’il faut aller.
Vous n’êtes pas encor où vous pensez, beau Sire.

DON JUAN, à Léonor.

1950 Doublons le pas ensemble, il faut la laisser dire.

SCÈNE IV. La Statue du Commandeur, Don Juan, Léonor, Pascale, Sganarelle. §

LA STATUE prenant Don Juan par le bras.

Arrête, Don Juan.

LÉONOR.

Ah ! Qu’est-ce que je vois ?
Sauvons-nous vite, hélas !

DON JUAN, tâchant à se défaire de la Statue.

Ma Belle, attendez-moi.
Je ne vous quitte point.

LA STATUE.

Encor un coup demeure,
Tu résistes en vain.

SGANARELLE.

Voici ma dernière heure,
1955 C’en est fait.

DON JUAN, à la Statue.

Laisse-moi.

SGANARELLE.

Je suis à vos genoux,
Madame la Statue, ayez pitié de nous.

LA STATUE.

Je t’attendais ce soir à souper.

DON JUAN.

Je t’en quitte,
On me demande ailleurs.

LA STATUE.

Tu n’iras pas si vite,
L’Arrêt en est donné ; tu touches au moment
1960 Où le Ciel va punir ton endurcissement.
Tremble.

DON JUAN.

Tu me fais tort, quand tu m’en crois capable ;
Je ne sais ce que c’est que trembler.

SGANARELLE.

Détestable !

LA STATUE.

Je t’ai dit dès tantôt que tu ne songeais pas
Que la mort chaque jour s’avançait à grands pas.
1965 Au lieu d’y réfléchir, tu retournes au crime,
Et t’ouvres à toute heure abîme sur abîme.
Après avoir en vain si longtemps attendu,
Le Ciel se lasse ; prends, voilà ce qui t’est dû.
La Statue embrasse Don Juan, et un moment après tous les deux sont abîmés.

DON JUAN.

Je brûle, et c’est trop tard que mon âme interdite...
1970 Ciel !

SGANARELLE.

Il est englouti, je cours me rendre ermite ;
L’exemple est étonnant pour tous les Scélérats ;
Malheur à qui le voit, et n’en profite pas.