Les Illustres ennemis
Comédie

Thomas Corneille

Imprimé à ROUEN, par L. MAURRY, Pour AUGUSTIN COURBE Marchand Libraire, à PARIS, au Palais, dans la petite Salle des Merciers, à la Palme.
M. DC. LVII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.

Édition critique établie par Nathalie Tunc sous la direction de Georges Forestier (2004-2005)

Introduction §

Thomas Corneille a connu de son vivant de grands succès, mais le temps et la réputation de son frère, Pierre Corneille, l’ont fait disparaître de nos mémoires. Pourtant, plus qu’un auteur à la mode, Thomas Corneille a été un auteur talentueux, reconnu par ses pairs. Nous avons décidé de nous intéresser à son genre de prédilection, la comédie à espagnole, et plus particulièrement aux Illustres ennemis qui présentent une histoire peu ordinaire et une certaine originalité. Cette pièce n’est pas restée dans les mémoires, contrairement à la version de Scarron. Elle a pourtant eu du succès du vivant de Thomas Corneille et ne présente aucun des aspects farcesques de la pièce de Scarron. Malgré les critiques faites à son encontre, nous pensons que les Illustres ennemis sont plus aboutis que les pièces écrites par Scarron et Boisrobert sur le même sujet et nous allons essayer d’en convaincre le lecteur.

Thomas Corneille naît à Rouen le 20 août 1625, son frère aîné, Pierre Corneille, a alors 19 ans. Thomas fait ses études au collège de Jésuites de Rouen comme son frère, c’est là qu’il commence à écrire : il est récompensé au concours des Palinods de Rouen en 1641 pour sa Poésie. Il quitte le collège vers 1642 pour faire des études de droit à Caen et devient avocat en 1649, suivant les traces de son frère auquel il voue une véritable admiration. Pierre, devenu son tuteur après la mort de leur père en 1641, prend une part active dans son éducation, le guidant dans ses choix, lui apprenant l’espagnol et l’initiant au théâtre. En 1647, Thomas écrit sa première pièce, une comédie, Les Engagements du hasard, qui est jouée à l’Hôtel de Bourgogne, probablement grâce à leur ami Floridor ; Thomas ne la publie que quatre ans plus tard, avec des modifications. Il se marie en 1650 avec la sœur de la femme de Pierre, Marguerite de Lampérière, avec laquelle il a trois enfants. Pierre et Thomas partagent pendant vingt-cinq ans la même maison et la même domesticité. En 1655, Thomas se détourne de la comédie pour s’essayer à la tragédie (Pierre, malade, n’écrit plus de tragédies depuis l’échec de Pertharite en 1653, lui laissant la place). Sa première tragédie, Timocrate, est le succès du siècle : tragédie romanesque, elle est jouée au Marais. Pendant plus de six mois, plus de quatre-vingts représentations successives sont données. D’après l’abbé Desfontaines, le public la redemandait toujours et ce sont les acteurs qui s’en seraient lassés les premiers. Loret rapporte dans la Muze historique que le roi et la Cour se sont déplacés et ont félicité l’auteur (16 décembre 1656), sans attendre que la pièce soit jouée à la cour.

L’année 1662 marque un tournant dans sa vie : les deux frères s’installent à Paris ; Pendant trois ans environ, Thomas n’écrit plus pour le théâtre ; il semble qu’il se soit occupé, avec Pierre, de recouvrer son titre de noblesse : le roi avait fait supprimer les lettres de noblesse accordées depuis 1634, celles de leur père datant de 1637, ils s’en trouvaient démunis. Ils obtiennent satisfaction en 1669. Récupérant le titre d’écuyer et son fief, ainsi que ses privilèges, Thomas peut continuer à signer Corneille de l’Isle, habitude qu’il a prise dès sa jeunesse, pour se différencier de son frère.

Entre 1669 et 1672, les pièces de Thomas n’ont pas toujours du succès, jusqu’à Ariane, l’une de ses œuvres les plus connues. Après la mort de Molière en 1673, il est sollicité par la troupe et écrit pour elle de nombreuses pièces dont Circé : jouée du 17 mars 1675 jusqu’au 15 octobre, cette pièce à machines a rapporté d’énormes recettes, plus que le Misanthrope. Parmi les succès de la troupe, nous pouvons noter L’Inconnu qui est repris jusqu’en 1746 et la mise en vers du Festin de Pierre de Molière.

À partir de 1678, Thomas écrit de nouveau pour l’Hôtel de Bourgogne qui crée le Comte d’Essex, un succès. Il rédige alors quelques poèmes lyriques dont Bellérophon (qui est repris jusqu’en 1728) et, l’un de ses derniers succès, La Devineresse, dont l’histoire est fondée sur l’affaire des poisons, et qui est jouée au moment du procès de La Voisin. partir de 1681, il dirige le Mercure galant en collaboration avec Donneau de Visé, son fondateur, ajoutant le journalisme à ses activités. Il prend parti pour les Modernes lors de la querelle des Anciens et des Modernes, mais ne monte pas sur le devant de la scène, laissant la place à son neveu Fontenelle. Il est élu à l’Académie française à la mort de son frère, Pierre, en 1684 et Racine prononce le discours de réception, le 5 janvier 1685. Lui-même accueille son neveu Fontenelle à l’Académie en 1691. En 1694, il est élu à l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres. Obligé de se livrer à de la lexicographie, il devient progressivement aveugle et finit sa vie dans l’isolement et la gêne financière. Il se retire aux Andelys en 1708 et y meurt le 8 décembre 1709.

Thomas Corneille a parfaitement su s’adapter aux goûts successifs de ses contemporains et s’est essayé avec succès à plusieurs genres : les comédies espagnoles (inspirées surtout de Pedro Calderón de la Barca et de Francisco Rojas de Zorilla) représentent l’essentiel de sa production ; dès 1656, il se met à la tragédie, s’inspirant de son frère et de Racine ; puis il crée des pièces à machines. Entre 1650 et 1682, il écrit jusqu’à deux pièces par an (mis à part les années 1662 à 1665 où il cherche à recouvrer son titre de noblesse), c’est sa période la plus féconde. Dans l’ensemble, sa carrière a été couronnée de succès, malgré quelques échecs importants.1

Thomas Corneille n’est pas resté dans les mémoires, si ce n’est pour une adaptation en vers du Festin de Pierre de Molière qui a été jouée jusqu’au milieu du XIXe siècle tout en étant attribuée à Molière. Il a pourtant été l’un des auteurs de théâtre les plus reconnus de son époque et certaines de ses œuvres étaient encore jouées au XVIIIe siècle. Connu pour son esprit fin, il s’adaptait facilement au goût changeant de ses contemporains. C'est l’une des raisons de ses succès et peut-être aussi la raison pour laquelle il fut oublié au profit de son frère. À une époque où les critiques à l’encontre des pièces de théâtre étaient fréquentes, Thomas Corneille n’a pas eu de détracteurs et cette absence de publicité a sûrement aussi contribué à son oubli. Notre pièce, les Illustres ennemis, ne semble pas avoir bénéficié d’une grande postérité : après 1662, elle ne figure plus que dans les éditions des œuvres complètes de Thomas Corneille et la pièce que Scarron écrivit sur le même sujet est aujourd’hui plus connue. En revanche, elle a été éditée à deux reprises et traduite en italien ; elle semble donc avoir eu un certain succès au XVIIe siècle (même si la version italienne a été attribuée à son frère Pierre, plus connu en dehors de la France, le fait de changer l’auteur ayant sûrement permis de réaliser une meilleure vente).

Bien que la comédie soit souvent considérée comme un genre mineur, en raison de son absence dans les écrits d’Aristote, Thomas Corneille, avec les Illustres ennemis, montre qu’elle peut aussi être noble, grâce aux qualités de ses personnages et de son écriture, aux valeurs abordées et au respect des bienséances. On peut y voir également un tournant dans la carrière de Corneille : en effet, deux ans plus tard, il va écrire sa première tragédie, Timocrate, qui fut le succès du siècle, avec plus de quatre-vingts représentations (c’est-à-dire qu’elle fut jouée plus de six mois d’affilée). Si Thomas a attendu que son frère, Pierre, se retire de la scène pour écrire des tragédies, il semble qu’il s’y soit préparé à travers l’écriture de ses comédies.

La création de la pièce §

Il y a eu divergences d’opinions sur le lieu de la représentation. Plusieurs auteurs affirment que les Illustres ennemis ont été représentés en alternance avec la pièce de Boisrobert à l’Hôtel de Bourgogne, tandis que celle de Scarron était jouée au théâtre du Marais2. Toutefois, Deierkauf-Holsboer et Lancaster soutiennent que ce sont les pièces de Scarron et de Boisrobert qui ont été jouées à l’Hôtel de Bourgogne en 1654 et les Illustres ennemis au théâtre du Marais en 1655. Ils se fondent notamment sur les Nouvelles nouvelles du 9 février 1663 de Donneau de Visé, sur les dates de parution des pièces et sur l’épître de Scarron3. Il est fort probable que si les pièces de Scarron et de Boisrobert ont été éditées en 1655, c’est qu’elles ont été finies avant celle de Corneille, publiée en 1657. De plus, dans son épître, Scarron mentionne les pièces de ses deux rivaux, ainsi que les « obstacles à surmonter », et notamment des « Dames sans pitié » qui ont pris parti pour la pièce de Boisrobert. Tallemant des Réaux écrivit à ce sujet quelques années plus tard :

Celle de Corneille n’estoit pas si avancée ; mais les deux autres estoient achevées. Les Comédiens vouloient jouer celle de Scarron la premiere : Mme de Brancas, à qui Boisrobert le dit, pria le prince d’Harcourt […] de leur en parler. Le Prince menaça les Comediens de coups de baston, s’ils faisoient cet affront à l’Abbé, qui, contant cette aventure, disoit : « Ma foy, le prince d’Harcourt a pris cela héroï-comiquement »4.

Par ailleurs, Boisrobert insiste beaucoup sur la protection dont sa pièce a bénéficié, mais ne mentionne ni Scarron, ni Corneille. Ceci est probablement dû aux dates de parution très proches pour Scarron et Boisrobert, tandis que Corneille ne publie que deux ans plus tard : il n’a plus à craindre de concurrence.

Deierkauf-Holsboer nous apporte un élément déterminant dans le Théâtre du Marais5 : en étudiant les minutes des notaires, elle a en effet pu reconstituer la composition de la troupe du Théâtre du Marais en 1654 et une partie de leurs activités. En 1653, la troupe ne fait plus beaucoup de recettes. L’aménagement de la salle, depuis les loges jusqu’à la machinerie, appartient aux comédiens ; s’ils quittent le Théâtre, ils devront le remettre en état et donc tout démonter ; les propriétaires récupéreraient ainsi leur jeu de Paume, mais ceux-ci ne sont plus à la mode et la location ne leur rapporterait plus autant. Les propriétaires décident donc de placer une nouvelle hypothèque sur le théâtre en empruntant directement aux comédiens. C'est la comédienne Madeleine Lemoine, dite La Beaupré, qui prête cet argent. Les propriétaires veulent également racheter aux comédiens leurs parts des décors et du théâtre, ce qui leur permettrait d’avoir un théâtre à louer si la troupe les quitte. Six des sept comédiens acceptent ; le seul à refuser est Pierre Regnault Petit Jehan, dit Laroque, le directeur de la troupe.

Celle-ci hésite à renouveler son bail, ignorant si le théâtre va continuer à attirer du monde. C'est de nouveau Madeleine Lemoine qui intervient : elle le loue en janvier 1654. Toutefois, le théâtre reste inoccupé jusqu’en mars 1654. Plusieurs comédiens quittent la troupe qui ne comprend désormais plus que quatre acteurs : Pierre Regnault Petit Jehan, Germain Clérin sieur de Villabé, Madeleine Lemoine et Jeanne le Clerc. Ils quittent Paris pour la province et ferment le théâtre. Ils reforment la troupe du Marais à Nantes, en s’associant à la troupe dirigée par le mari de Madeleine Lemoine (ils sont séparés), Nicolas Lion, pour un an à compter du 1er avril 1654. Nous ignorons ce qu’a fait la troupe jusqu’en décembre 1654 où elle commande à Denis Buffequin des machines pour la représentation de l’Andromède de Pierre Corneille. Les représentations de cette pièce s’achèvent le jour de Pâques 1655 et la troupe se dissout, Nicolas Lion et ses acteurs repartent pour la province.

Laroque engage immédiatement de nouveaux acteurs, la troupe se compose donc en avril 1655 de : Pierre Regnault Petit Jehan, dit Laroque (directeur), Madeleine Lemoine, dite la Beaupré, Julien Bedeau, dit Jodelet, François Bedeau, dit l’Espy, François Juvenon, dit La Fleur, Jean Simonin, dit Chevalier, Noël Le Breton, sieur de Hauteroche, Claude Jannequin, sieur de Rochefort, Madeleine Desurlis, femme de Claude Jannequin, François Serdin, Catherine Bourgeois, femme de François Serdin, Jehan Loseu, sieur de Beauchesne, Estiennette Desurlis et Catherine Desurlis.

Grâce aux Nouvelles nouvelles de Donneau de Visé, Deierkauf-Holsboer établit que les Illustres ennemis sont la première pièce créée par cette troupe le 1er avril 1655.

Nous n’avons pas trouvé de documents concernant la réception et le succès de la pièce ; toutefois, les Illustres ennemis ont été imprimés dans tous les recueils des œuvres complètes de Thomas Corneille, y compris les recueils non-autorisés ; deux éditeurs se sont partagés la première impression, nous donnant à penser que cette pièce s’est bien vendue ; nous avons également trouvé à l’Arsenal une impression de la pièce seule, « selon la copie imprimée à Paris en 1661 », nous pensons qu’il s’agit d’une impression illégale du recueil publié en 1661 (même présentation, mêmes erreurs d’impression). De plus, les Illustres ennemis ont été joués pendant environ six mois, puis ont laissé leur place au Geôlier de soi-même, autre pièce de Corneille, elle aussi écrite en concurrence avec Scarron (pour l’Hôtel de Bourgogne). Nous pensons donc que cette pièce a eu un succès certain à l’époque, mais qu’elle a été oubliée au profit de la pièce de Scarron, plus drôle, reprise à la Comédie française en 1692. La pièce de Boisrobert semble également avoir été éclipsée par la version de Scarron.

Pourquoi ces trois auteurs ont-ils choisi la même pièce ? La raison de leur choix demeure un mystère. Cependant la rumeur prétend que Corneille et Scarron auraient eu l’idée en même temps et que Boisrobert, après avoir entendu dans un salon une lecture du travail de Scarron, lui aurait volé l’idée6. Cette histoire est toutefois contredite par plusieurs auteurs7 qui se fondent sur la préface de Scarron : « L’Escolier de Salamanque donna dans la veuë à deux Escrivains de reputation en mesme temps qu’à moy. Ces redoutables Concurrens ne m’empescherent point de le traitter ».

Lancaster8 pense que c’est le théâtre du Marais qui aurait demandé à Corneille d’écrire cette pièce, sachant que Scarron et Boisrobert adaptaient une pièce de Rojas pour le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. Les similitudes entre les pièces de Scarron et de Boisrobert lui font penser que Boisrobert avait lu une partie du travail de Scarron et qu’il avait commencé à écrire après lui, tandis que Corneille n’en aurait connu que le titre. Outre les ressemblances entre L’Escolier de Salamanque et Les Généreux ennemis, il se fonde sur les dates auxquelles les pièces ont été jouées, ainsi que sur leurs lieux de représentations.

Synopsis §

État des lieux au début de la pièce §

Famille des Guzmans :    Famille de Don Sanche :

Enrique & Don Lope & Cassandre    Don Alvar & Jacinte

  (frères et sœur)                   (frère et sœur)

Don Lope aime Jacinte, un amour secret dont Enrique et Alonse (un ami des deux familles) sont pourtant informés.

Cassandre aime Don Alvar, mais celui-ci, ayant disparu au cours d’un naufrage deux ans auparavant, est considéré comme mort ; elle a donc accepté d’épouser Fernand, malgré le mépris de ce dernier, qui n’a accepté que par peur d’Enrique : le mariage doit avoir lieu dans deux jours. Tout le monde ignore les sentiments qui la lient à Don Alvar.

La pièce s’ouvre sur un entretien d’Enrique avec Alonse.

Résumé §

Acte I : Enrique avoue avoir fait bastonner Don Sanche, car celui-ci se moquait du mariage de sa sœur, Cassandre, avec Fernand, affirmant qu’il n’était pas un assez bon parti. Enrique demande à Alonse de convaincre Don Sanche que le responsable de son agression est Don Lope, afin de mettre fin à son idylle avec Jacinte (personne en ville ne connaît le nom de l’agresseur) (1)9. Alonse accepte afin d’aider les amants (2).

Don Lope se rend chez Jacinte pour lui proposer son bras afin de venger l’affront fait à son père, mais celle-ci refuse : seul l’offensé peut réparer l’offense (3 et 4). L’arrivée de Don Sanche et d’Alonse les oblige à se cacher. Ils entendent ce dernier proposer à Don Sanche de faire de l’offenseur son gendre, arguant qu’il s’agit d’un malentendu et que cet homme est trop bien placé à la cour pour que l’on puisse s’en prendre à lui (5). Jacinte sort de sa cachette pour affirmer à son père qu’il peut compter sur elle ; indécis, celui-ci part demander conseil à ses amis (6). Don Lope reproche alors à Jacinte son infidélité et elle lui reproche son incompréhension (7).

Acte II : Don Lope se plaint à sa sœur des rigueurs de l’honneur et de la perte de sa bien-aimée, mais celle-ci admire la résolution de Jacinte (1) qui les interrompt pour leur apprendre qu’elle a renoncé à épouser l’offenseur car, d’après Alonse, il s’agirait de Don Lope. Or tous les trois savent que c’est faux et Jacinte refuse de se servir de ce stratagème pour épouser l’homme qu’elle aime : ce serait contraire à l’honneur. Don Lope décide alors de retrouver lui-même le coupable pour s’innocenter et lui permettre d’épouser Jacinte (2).

Cassandre apprend à Jacinte qu’elles sont dans la même situation, obligées toutes les deux d’épouser un homme qu’elles n’aiment pas. Elle lui fait alors le récit de ses malheurs : son amour pour Don Alvar, le naufrage, le mariage prévu avec Fernand (3). Flore, la suivante de Cassandre, annonce à ce moment-là l’arrivée de cet amant naufragé (4) que Jacinte reconnaît : il s’agit de son frère, Don Alvar. Cassandre lui avoue s’être fiancée, le croyant mort. Comme l’honneur lui interdit de rompre ses fiançailles, elle refuse de revoir Don Alvar qui part, préférant continuer à passer pour mort aux yeux de son père s’il ne peut épouser Cassandre (5).

Acte III : Don Sanche avoue à Don Ramire, l’un de ses amis, qu’il n’a jamais eu l’intention de laisser Jacinte épouser l’offenseur. Son ami lui apprend que son fils est vivant et il décide de lui écrire une lettre pour lui expliquer la situation (1). Don Sanche annonce à Jacinte de façon confuse qu’il a été désabusé et part (2). Blanche, la suivante de Jacinte, est persuadée qu’il sait que Don Lope est innocent, mais Jacinte craint qu’il ne veuille se venger au mépris de sa promesse (3). Elle part donc annoncer à Cassandre que son père a changé d’avis (4).

Cassandre, malgré les conseils de Flore, ne peut se résoudre à rompre avec Fernand (5). Don Alvar essaie de la convaincre, mais échoue : l’honneur avant tout. Enrique apparaît alors et Cassandre fuit, demandant à Don Alvar d’empêcher « cet homme » de le suivre, sans lui dire de qui il s’agit (6). Les deux hommes sortent de scène pour se battre (7). Don Lope entre à ce moment là sur scène : Cassandre lui fait part de son inquiétude pour les combattants que l’on entend, sans pour autant les nommer. Elle sort, laissant son frère intervenir (8). Celui-ci aide Don Alvar qui se bat seul contre trois « braves » qui, reconnaissant Don Lope, s’enfuient (9). Enrique (qui n’est toujours pas identifié) est considéré comme mort. Don Lope cache Don Alvar, mais apprend du prévôt qu’il a tué son frère (10). Il le révèle à Don Alvar qui refuse de se faire un ennemi de l’homme qui lui a sauvé la vie et décide de le fuir plutôt que de l’affronter (11).

Acte IV : Alonse annonce à Don Lope qu’Enrique est vivant, chez lui. Ce dernier, pris de remords, a libéré Cassandre de sa promesse de mariage. Alonse pense pouvoir le persuader d’admettre sa faute et d’innocenter son frère pendant sa convalescence (1).

Don Alvar apprend à Don Lope qu’il n’est pas digne de l’affronter car son nom a été souillé. Ils deviennent amis le temps de rendre son honneur à Don Alvar (2). Blanche les interrompt : elle vient chercher Don Lope que Jacinte veut voir (3). Celui-ci résume la situation à Don Alvar, sans lui donner de nom : il a rendez-vous avec son amante, mais le père s’oppose à leur relation, il craint pour la vie de son amie. Don Alvar décide de l’accompagner pour les protéger en cas de besoin (4).

Blanche conduit Don Lope à Jacinte, laissant Don Alvar dans l’entrée, (5) où son père, Don Sanche, le découvre. Il veut lui raconter son malheur mais tient à ce que ce soit Jacinte qui lui apprenne le nom de l’offenseur et part la chercher. Don Alvar comprend alors que c’est sa sœur que Don Lope aime (6). Celui-ci quitte la maison tandis que Don Alvar reste, lui assurant qu’il ne risque rien car il connaît le maître des lieux (7).

Son père et Jacinte arrivent et apprennent à Don Alvar ce qui s’est passé. Jacinte est inquiète car son frère est informé du rendez-vous avec Don Lope et craint qu’il ne se méprenne. Don Sanche leur annonce alors qu’il a envoyé des assassins pour se venger. Ne pouvant supporter une telle lâcheté, Don Alvar court aider son ami (8).

Acte V : Don Lope fait à Cassandre le récit du combat. Le mariage avec Fernand est bien annulé. Cassandre pense qu’Alonse saura convaincre Enrique d’avouer sa faute et que tout s’arrangera aussi pour son frère (1). Jacinte paraît, sachant que son frère va venir demander réparation à Don Lope, elle exige de lui le serment qu’il ne se battra pas contre son sauveur, dont Don Lope ignore toujours l’identité. Les deux femmes se retirent, laissant seuls Don Lope et Don Alvar (2).

Don Alvar révèle alors à Don Lope les liens qui l’unissent à Jacinte: il sait que son ami n’est pas l’offenseur de son père mais, n’ayant pu trouver un autre coupable, il doit quand même le combattre à cause de l’opinion publique. Don Lope lui demande que ce soit à cause de son amour pour Jacinte, et non pour un crime qu’il n’a pas commis, Don Alvar lui avoue alors son amour pour Cassandre (3). Celle-ci intervient pour empêcher le duel mais Don Alvar exige le nom du coupable ou le sang de Don Lope qui préfère se battre plutôt que de dénoncer son frère (4).

Don Sanche les interrompt : il sait que Don Lope est innocent, Enrique a avoué et demandé pardon. Don Alvar lui apprend alors qu’il est responsable de la blessure de ce dernier, et que par conséquent, il était vengé sans le savoir. Don Lope avoue à Don Sanche son amour pour Jacinte (5). Don Sanche accepte leur amour, d’autant plus qu’il sait ce que celle-ci a fait pour lui. Jacinte donne aussi son accord. Don Alvar avoue alors à son père son amour pour Cassandre, qui lui offre sa main. (6)

Les sources et leurs adaptations §

La pièce de Zorilla Rojas, publiée en 1640, Obligados y Ofendidos y gorrón de Salamanca (Obligés et offensés, ou l’Ecolier de Salamanque) a donné lieu à trois adaptations entre 1654 et 1655 en France : celle de Scarron, L’Escolier de Salamanque ou les Généreux ennemis ; celle de Boisrobert, Les Généreux ennemis ; et celle de Thomas Corneille, Les Illustres ennemis. Si Scarron et Boisrobert reprennent assez fidèlement leur source, Corneille au contraire, s’en éloigne. En effet, il puise également dans deux pièces plus tardives de Calderón : Amar después la muerte (Aimer par delà la mort, on le trouve aussi traduit sous le titre Aimer après la mort) et El Pintor de su deshonora (Le Peintre de son déshonneur).10

Les versions de Boisrobert et de Scarron §

Nous garderons les noms des personnages de Corneille pour éviter les confusions.

Chez Scarron §

La pièce se passe à Tolède. Don Lope est surpris dans la chambre de Jacinte par Don Sanche et refuse de l’épouser à cause du manque de fortune de la jeune fille. Don Alvar n’a pas disparu dans un naufrage, mais il est écolier et prétend être à Salamanque ; en réalité, il est à Tolède et fait la cour à Cassandre. Il affronte Enrique lors d’une embuscade tendue par ce dernier (estimant que Don Alvar n’était pas digne de sa sœur) et le tue. Là encore, Don Lope aide Don Alvar face aux hommes qui accompagnaient Enrique; ils se lient ainsi d’amitié mais doivent s’affronter à cause de la mort d’Enrique. Ayant accompagné Don Lope chez lui, à la suite d’une convocation de Jacinte, Don Alvar apprend l’offense faite par Don Lope à sa famille et décide de l’affronter le lendemain. Toutefois, Don Alvar passe la nuit en prison, accusé du meurtre d’Enrique ; il y croise l’un des spadassins qu’Enrique avait engagés. Cet homme l’innocente, par admiration pour l’épéiste, et lui apprend que Don Lope doit mourir dans une embuscade, organisée par Don Sanche, le lendemain. C'est l’occasion pour Don Alvar de payer sa dette. Il tue l’un des agresseurs et les deux hommes mettent les assassins en fuite. Les protagonistes arrivent alors sur scène pour le dénouement : les deux hommes sont quittes, ils ne se battront pas car Enrique était dans son tort quand il a attaqué Don Alvar ; Don Lope accepte d’épouser Jacinte, ayant reconnu les qualités de sa famille et accepte également que Don Alvar épouse sa sœur.

Le dénouement et l’histoire sont plus simples, il y a plus de scènes comiques et violentes, et les scènes de prison sont maintenues, alors que Corneille les a supprimées, ainsi que de nombreux épisodes secondaires. Toutefois, la mort d’Enrique rend le dénouement invraisemblable dans la mesure où Cassandre épouse le meurtrier de son frère. Il a cependant développé avec soin les personnages de ses valets, un des points forts de sa pièce, qu’il n’a pas emprunté à Rojas.

Chez Boisrobert §

La scène se passe à Lisbonne. L’histoire est semblable à celle de Scarron, mais il y a des nuances : Don Lope n’a pas le temps de faire sa demande en mariage quand Don Sanche le surprend dans la chambre de Jacinte. Don Alvar est soldat à Cascayes et non écolier, mais là encore il est en ville pour courtiser la sœur de Don Lope. Le déroulement de la pièce est identique, sauf en ce qui concerne le dénouement. Don Lope est un comte florentin, qui a dû fuir Florence pour avoir offensé un duc qui le poursuit. C'est cet homme qui lui tend l’embuscade et c’est lui que Don Alvar tue lors de l’affrontement. De plus, Enrique n’est pas mort des suites de ses blessures. La situation est donc moins tragique que chez Scarron. Le réel problème vient plutôt de la différence de statut social entre la famille de Don Lope et celle de Don Alvar. Le roi supprime l’obstacle en nommant Don Sanche président de son grand conseil des Indes.

Là encore, le dénouement et l’histoire sont plus simples que chez Corneille. Les scènes comiques et de combat sont également plus présentes, et on y retrouve les scènes de prison, absentes chez Corneille. Il faut toutefois noter qu’Enrique ne meurt pas et que le personnage du duc florentin est une invention intéressante, puisqu’elle permet la création d’un obstacle et rend possible un dénouement heureux et plus vraisemblable, et qu’ainsi Cassandre n’épouse plus le meurtrier de son frère.

La pièce de Thomas Corneille §

La pièce de Thomas Corneille est la plus éloignée de Rojas, grâce aux apports des deux pièces de Calderón : Amar después la muerte (Aimer par delà la mort) et El pintor de su deshonora (Le Peintre de son déshonneur).

De Amar después la muerte, il reprend l’essentiel de l’acte I : la nature de l’insulte faite à Don Sanche ; la proposition d’Alonse d’épouser l’offenseur ; l’obéissance de Jacinte, qui refuse de partager sa honte avec Don Lope et malgré son amour pour lui ; la volonté de l’amant d’avoir pour dot la vengeance du père. Ces données ne proviennent que de la première journée ; Corneille ne puise rien dans les deux autres journées de la pièce.

De El pintor de su deshonora, il reprend les scènes de confrontation de Cassandre et de Don Alvar dans l’acte II et dans l’acte III (directement tirées des scènes 8, 9, 10, 22 de la 1re journée), l’idée du naufrage, de la mort supposée de l’amant et du nouvel engagement de Cassandre. En revanche, dans cette pièce, Cassandre est mariée. Les autres scènes dans lesquelles elle apparaît servent de raccord et d’explication. Là encore, Corneille ne se sert que de la première journée.

La pièce de Rojas présente trois inconvénients : des événements mal liés, des épisodes vulgaires et familiers, ainsi qu’un contraste entre les scènes réalistes et familières et les scènes tragiques, tout cela n’a pas sa place dans la comédie au style élevé voulue par Corneille. Ce dernier va donc limiter les apports de Rojas. Grâce aux pièces de Calderón, il peut réduire à une seule embûche l’acte III (l’envoi des assassins par Don Sanche et l’aide de Don Alvar) et ôter les épisodes trop familiers (la prison et les détails de la vie estudiantine). Il modifie également la nature de l’insulte sous l’influence de Calderón : ce n’est plus le refus de Don Lope d’épouser Jacinte qui crée l’offense. L’intrigue est ainsi moins concentrée dans la pièce et elle est rendue plus décente (Jacinte reste une jeune fille pure, contrairement au personnage de Rojas qui apparaît sur scène dévêtu à deux reprises et qui se réfugie chez son amant). L’invention d’un faux offenseur rend la situation de Jacinte moins humaine et aide à relever la comédie, empreinte dès lors de ressorts tragiques. Corneille élève également le style : supprimant la préciosité des répliques, il rend ses dialogues plus naturels et plus touchants. Il se défait aussi des éléments farcesques et bouffons. Les contrastes entre les scènes disparaissent donc de sa comédie, rendue plus homogène. En revanche, il suit de très près Rojas pour les scènes 9 à 11 de l’acte III et 2 à 8 de l’acte IV. Il s’agit des scènes de confrontation entre Don Alvar et Don Lope, avec toutefois une nuance lors de la rencontre entre Jacinte et Don Lope aux scènes 5 à 8 de l’acte IV : ils croisaient Don Sanche qui reprochait à son fils sa lâcheté, car celui-ci refusait de se battre contre un homme qu’il avait promis de protéger pour la soirée. Enfin, s’il accepte un combat sur scène, Corneille s’interdit d’y faire mourir l’un de ses personnages, qu’il s’agisse d’un assassin ou d’Enrique, qui survit à son combat contre Don Alvar, alors que Rojas le faisait tuer.

Corneille garde donc en vie l’offenseur, comme Boisrobert. Il change de nombreux éléments sous l’influence de Calderón et retire de la scène la violence. Il augmente le rôle d’Enrique qui est plus coléreux et irraisonnable. Don Sanche a le même sens de l’honneur mais la raison de sa colère est moins profonde. Don Lope et Don Alvar sont des nobles conventionnels, mais sans les défauts de leurs personnages respectifs chez Rojas et Scarron11.

Corneille met en avant un esprit de sacrifice et de résignation, mais va peut-être trop loin dans cette voie. S’il a bien adapté à la société française les discours de ses personnages et l’attitude des jeunes filles, il a conservé des situations qui correspondaient à la mentalité espagnole : monter un guet-apens pour tuer un homme sur une rumeur ; vouloir combattre en duel, toujours à cause d’une rumeur, un homme à qui on doit la vie et qui vous doit la vie ; accepter d’épouser un homme qui a offensé son père ; tout cela n’était pas possible dans les mœurs françaises et allait à l’encontre de la vraisemblance. Sa pièce paraît donc être un mélange réussi des trois pièces, mais à laquelle il manquerait des qualités humaines que Rojas avait données à ses personnages principaux12.

La question du genre §

Les pièces de Scarron et de Boisrobert sont intitulées « tragi-comédie », pourquoi les Illustres ennemis font-ils exception ? Est-ce parce qu’il s’agit d’un genre passé de mode ? S’agit-il d’une « comédie héroïque », comme la nomme Pierre Corneille, ou bien réellement d’une comédie ? L’étude des personnages et des règles d’unité nous permet d’apporter une réponse à ces questions.

Nous pouvons noter un traitement des personnages différents selon les auteurs. Chez Scarron comme chez Boisrobert, les personnages sont passionnés, ils se laissent facilement emporter par leurs émotions. Leur comportement n’est pas celui que l’on attendrait de jeunes gens de qualité : chez Scarron, un noble s’introduit de nuit chez une jeune fille à qui il fait la cour, mais refuse de l’épouser ; Don Alvar ment à son père (chez Scarron et chez Boisrobert), joue son argent au jeu et le perd, il est aussi présenté comme tirant facilement l’épée ; chez Scarron toujours, Jacinte fugue pour rejoindre l’amant qui la repousse ; Don Sanche s’emporte sans laisser à ses enfants le temps de s’expliquer et sans les écouter (chez Scarron et Boisrobert). Cette exagération dans leurs attitudes et l’écart entre leur rang, leurs prétentions à l’honneur et leurs comportements, en font des personnages en partie burlesques, plus conformes à la manière d’écrire de leurs auteurs et plus proches de la farce.

Au contraire, Thomas Corneille a créé des personnages pour qui l’honneur est le plus important et qui agissent en accord avec leurs principes. L’honneur guide chacun de leurs actes : le refus de laisser un homme seul en affronter trois, le refus de mentir ou de dénoncer, la prise de responsabilité et la gratitude dont font preuve les personnages le montrent. Cette attitude est aussi présente chez la gente féminine : en effet, Jacinte refuse d’utiliser le mensonge d’Alonse pour pouvoir épouser l’homme qu’elle aime alors que celui-ci hésitait et aurait accepté ; Cassandre refuse de reprendre la parole donnée à Fernand, même si elle ne l’aime pas, si ce dernier la méprise, et si elle avait autrefois promis sa main à Don Alvar, malgré les supplications de celui-ci.

Le traitement des personnages participe à l’originalité de la pièce de Corneille et l’éloigne un peu plus de celles de Scarron et de Boisrobert. De plus, ses personnages sont plus proches des types de la comédie. Aucun n’est prince, ni membre d’une famille royale, alors que c’est le cas pour les tragi-comédies. On retrouve cette opposition dans les sources espagnoles.

En effet, les sources espagnoles appartiennent au genre de la comedia nueva13 dont Lope de Vega est considéré comme le père-fondateur. Elle mélange le comique et le tragique afin de respecter la variété présente dans la vie ; le temps et le lieu, au service de l’intrigue, ne sont donc pas limités et la pièce est divisée en trois journées ; l’action principale est souvent doublée d’une action secondaire et développe essentiellement les thèmes de l’amour, de la foi, de l’histoire nationale et de l’honneur. Ce genre est très proche de la tragi-comédie où les unités de lieu et de temps ne sont pas respectées et où le comique côtoie le tragique.

Dans les sources espagnoles, les personnages ont aussi parfois un comportement indigne de leur rang (notamment avec les femmes). Le ton peut être grandiloquent et comique ; certaines scènes sont du domaine de la farce (lorsque le père surprend sa fille à moitié nue dans sa chambre, alors qu’il y a un homme sur son balcon, par exemple, dans Obligés et offensés) ; on y trouve aussi une multitude d’événements secondaires et de péripéties associée à un dénouement heureux. Les sources espagnoles s’apparentent donc bien à des tragi-comédies et rejoignent les pièces de Scarron et de Boisrobert, intitulées par ces derniers : tragi-comédie.

Cependant les auteurs français ont également dû adapter leurs pièces aux exigences théâtrales contemporaines et surtout à la règle des trois unités. Les pièces espagnoles se déroulent en effet sur trois journées et dans de multiples lieux. En ce qui concerne la pièce de Rojas, les trois journées se succèdent (les pièces de Calderón sont plus espacées dans le temps, mais nous nous intéresserons surtout aux Obligés et offensés de Rojas, car sa trame est à l’origine des pièces françaises) et les lieux sont très variés : les maisons des deux familles, des rues, une prison et une troisième demeure. Scarron et Boisrobert ont fait le choix de réduire l’action à vingt-quatre heures, mais ont conservé la distribution des lieux. Seule la troisième demeure n’apparaît pas dans leurs pièces. Cette dernière était le lieu de rendez-vous de Don Lope et de Jacinte après la découverte de la vérité par Don Alvar et Don Sanche. Scarron et Boisrobert ont supprimé cette scène, les deux amoureux ne se revoient qu’à la fin de la pièce.

Corneille a préféré supprimer l’épisode de la prison, ce qui lui permet de représenter sur scène trois compartiments dans ou devant lesquels se joue toute la pièce. La seule indication fournie par les didascalies nous apprend en effet la présence d’une chaise chez les Guzmans, mais ne nous donne aucune indication sur les lieux. Les dialogues des personnages nous apprennent que seuls trois lieux sont nécessaires à l’action : la maison de Don Sanche, la maison des Guzmans et la rue. Tous les personnages étant présents sur scène à un moment donné dans chaque maison et un combat à cinq ayant lieu dans la rue, trois compartiments de taille identique devaient occuper la scène. Il est possible que les maisons aient été indiquées par des décors et des barrières qui s’avançaient vers le centre de la scène et que les acteurs jouaient devant le décor de la maison les scènes qui avaient lieu à l’intérieur14.

Corneille réduit lui aussi l’action à vingt-quatre heures : les actes I à III ont lieu de jour, l’acte IV le soir et l’acte V le lendemain. Il n’y a aucune indication sur la durée exacte de la pièce, ni dans les didascalies, ni dans les dialogues. L’acte V s’ouvre sur la réplique de Don Lope : « C’estoit pour m’en donner la funeste nouvelle / Que Jacinte hier au soir m’osa mander chez elle » (vers 1601-1602). C’est la seule information temporelle dont nous disposions. Quant au traitement de l’action, nous avons vu précédemment que Corneille en a modifié un certain nombre d’éléments. Le but de sa pièce est de permettre à deux couples de jeunes gens de se réunir, ce qui est, par excellence, le principe de la comédie à l’espagnole.

Limiter les péripéties, les événements secondaires, simplifier l’action à la réunion des amants, ôter les scènes de prison et les scènes grivoises, mettre en avant les bienséances, respecter la règle des trois unités, tout cela concourt à ne pas faire des Illustres ennemis une tragi-comédie qui s’ignore, mais bien une comédie à l’espagnole.

Les caractères §

Les personnages des Illustres ennemis sont inspirés par la comedia espagnole. On y retrouve certains de ses types adaptés par Corneille au goût français.

Les figures d’autorité §

Il s’agit de Don Sanche, le père, et d’Enrique, le frère aîné. Les deux nobles présentent un caractère fort, prompt à la colère et aux remèdes expéditifs : la confrontation entre Alonse et Enrique à l’ouverture de la pièce en est un exemple : Alonse : « Mais on vous aura fait peut-estre un faux rapport / Et de vos sens fougueux croire le fier tumulte… », Enrique : « Dans ces occasions le lâche seul consulte » (I, 1, v. 20-22). Les décisions d’Enrique sont prises sur le vif, dans la colère, et ce dernier refuse de revenir dessus, ni même d’admettre qu’il a tort « Et moy, quoy qu’on murmure et quoi qu’il en puisse eftre, / Seul de mes actions je veux estre le maiftre » (I, 1, v. 69-70). Don Sanche aussi se laisse porter par sa colère et choisit de recourir à des assassins pour se venger « Pourveu qu’on se vange il n’est rien de honteux » (IV, 6, v. 1480), « Par des gens apostez il m’a fait affronter, / […] Son exemple est pour moy le seul exemple à suivre » (IV, 8, v. 1584 et 1586). Tous deux s’abaissent à employer des méthodes réservées aux gens du peuple et dérogent à leur rang.

Ils représentent bien le personnage type de la figure d’autorité de la comedia espagnole, plaçant l’honneur avant tout, prêt à accomplir des actes répréhensibles pour pouvoir se venger, quelles qu’en soient les conséquences, et prêt à sacrifier beaucoup pour cette vengeance, sur une simple rumeur (Don Sanche fait attaquer Don Lope sans avoir la moindre preuve, ni le moindre aveu, car ce qui importe, c’est « l’opinion publique » ), sans pour autant voir que leurs actions vont à l’encontre des convenances et de leur rang.

Les jeunes filles §

Soumises à leur père et à leur frère, elles placent également leur honneur avant tout et sont prêtes à renoncer à leur bonheur pour racheter l’honneur qu’elles ont mis en péril. Notons qu’épouser l’offenseur de son père pouvait être acceptable en Espagne, cela se produit également dans d’autres pièces de cette époque, toutefois, c’était très mal perçu en France. Toutes deux sont vertueuses, bien plus que leurs modèles : dans la pièce de Rojas, le personnage de Jacinte apparaît dévêtu sur scène et a failli être surpris en galante compagnie. Chez Corneille, Jacinte refuse même de se servir de l’erreur de son père, pour pouvoir épouser l’homme qu’elle aime, accusé à tort : lorsque Don Lope lui propose de « [Prendre] l’occasion que le Ciel [lui] presente / De remplir les devoirs et de fille et d’amante », elle s’offusque à l’idée « [d’embrasser] un projet si honteux » (II, 2, v. 569-570 et v. 575). De même, elle refuse de salir l’honneur de Don Lope : « Si j’eusse hier estimé le bonheur d’estre à vous, / Je vous dois aujourd’huy refuser pour époux, / Et ne pas m’exposer à ce reproche infame, / Que le manque d’honneur me rendit voftre femme » (I, 4, v. 235-238).

Les deux jeunes filles placent leur honneur avant tout elles aussi ; Jacinte refuse d’épouser Don Lope, parce que son honneur est entaché ; Cassandre refuse de rompre ses fiançailles pour épouser Don Alvar, à qui elle avait accordé son amour autrefois : « il y va de ma gloire » dit-elle (III, 6, v. 1113). Pour l’une comme pour l’autre, il s’agit avant tout « De faire [leur] devoir, le Ciel fera le reste » (III, 2, v. 618).

Cassandre et Jacinte sont loin des jeunes filles rusées, prêtes à tout pour obtenir le mariage auquel elles aspirent. Corneille s’est ici éloigné de son modèle et a adapté ses personnages féminins à ce qu’on aurait attendu d’elles dans le théâtre français. Le modèle féminin vertueux espagnol est celui des femmes mariées dans la comedia : dans le Peintre de son déshonneur, dont Thomas Corneille s’est inspiré, le personnage de Cassandre est marié, c’est pour cette raison qu’il est aussi vertueux. Le comportement du personnage de Jacinte dans Obligés et offensés montre bien le décalage entre le type de la jeune fille et celui de la femme mariée. Les Jacinte de Scarron et de Boisrobert ont, elles aussi, accepté la présence d’un homme dans leur chambre. Même s’il n’y a pas chez ces deux auteurs d’ambiguïté sur ce qui s’est passé dans la pièce, puisque le rendez-vous a lieu devant les spectateurs et les suivantes, c’est une attitude contraire aux bonnes mœurs. Cette adaptation était donc nécessaire pour le respect des vraisemblances.

Les deux amoureux §

Don Lope et Don Alvar sont loin des personnages débauchés, ou tout du moins noceurs, de Rojas, ils se comportent de façon plus conforme à leur rang, mais ils agissent quand même selon les principes de l’honneur espagnol. Comme son père, Don Alvar est prêt à tuer l’homme qui lui doit la vie et à qui il doit la vie sur une rumeur qu’il sait fausse ; moins emporté, il attend néanmoins de savoir ce qui s’est passé avant d’attaquer et ce de façon loyale. Dans la scène 9 de l’acte III, Don Lope aide Don Alvar face à trois hommes, parce que la lutte est inégale et lâche, c’est une question d’honneur. Et c’est pour la même raison que, dans la scène 8 de l’acte IV, Don Alvar intervient aux côtés de Don Lope pour repousser les assassins envoyés par son père. Il agit également pour pouvoir se venger lui-même. Toujours par honneur, Don Lope refuse de dénoncer son frère, le responsable de l’affront fait à Don Sanche, « Un frere, dont l’eftat trop digne de pitié, / Me feroit soupçonner d’un secours mandié ! » (V, 1, v. 1647-1648).

La situation dans laquelle se trouve Don Lope et Don Alvar est classique dans la comedia : je dois la vie à celui que je dois tuer et que j’ai moi-même sauvé. Leurs personnages sont près des caballeros, mais n’en ont pas toutes les caractéristiques : certes, ils sont soumis face aux dames, mais ils n’ont pas leur agressivité, malgré leur facilité à tirer l’épée.

Les suivantes §

Contrairement à leurs homologues espagnols, elles n’ont pas de rôle dans l’action et ne créent pas le rire. Blanche comme Flore ne sont là que pour servir de messagère et permettre le dialogue dans les scènes de liaisons, notamment dans la cinquième scène de l’acte III, lorsque Flore démontre à Cassandre « que tout [son] heur dépend d’un peu moins de vertu ». Leurs attitudes accentuent d’ailleurs les sacrifices que font les deux jeunes filles, elles sont la voix du cœur.

Le confident §

Le personnage d’Alonse est proche du rôle de confident, il aide à dénouer la situation qu’il a lui-même compliquée. Du côté des amants, il permet la création d’un danger et la réalisation d’un dénouement heureux. C’est lui qui propose à Don Sanche à la scène 5 de l’acte I que l’offenseur épouse Jacinte, pensant ainsi, en accusant à tort Don Lope, permettre aux amoureux de se marier. Nous apprenons de la bouche de Don Sanche que c’est également lui qui dénoue la situation en obtenant d’Enrique la vérité et le repentir « blessé par rencontre, et craignant de mourir, / Chez Alonse à moy-mesfme [il] a pû se découvrir » (V, 5, v. 1911-1912). Notons que sans son intervention, Don Lope n’aurait pas été attaqué par les assassins engagés par Don Sanche, que Don Alvar n’aurait pas pu le sauver, et que les deux hommes auraient donc eu à se battre. Sans le vouloir, il a rendu les deux jeunes gens redevables l’un à l’autre.

Les autres personnages §

Corneille a diminué le rôle des assassins créés par Rojas : ceux-ci participaient à l’action dans Obligés et offensés, en apprenant au personnage de Don Alvar l’attaque fomentée contre le personnage de Don Lope. Dans les Illustres ennemis, seul le prévôt joue un rôle important : il apprend à Don Lope le nom de l’homme que Don Alvar a blessé avant leur rencontre (IV, 10).

Nous retrouvons donc dans les Illustres ennemis des types de la comedia espagnole dans les figures d’autorité, obstacles aux amoureux, dans les couples, de façon partielle, et dans le confident ; toutefois, les personnages secondaires ont vu leur rôle diminué, notamment pour tout ce qui concernait l’aspect comique de la pièce. De plus, les caractères des personnages ont été adaptés à la scène française : les amants sont moins passionnés, les jeunes filles sont moins hardies, les confidentes moins entreprenantes. Ces modifications participent au passage de la tragi-comédie à la comédie15 et à l’adaptation réussie d’une pièce espagnole aux règles de bienséance françaises, même si cette transcription n’est pas parfaite16.

Thématique §

Le traitement de l’honneur §

L’honneur a un rôle primordial dans cette pièce, il est le moteur de l’action, celui auquel chaque personnage fait référence pour justifier ses actes.

Il est tout d’abord une justification de la violence d’Enrique et de Don Sanche : c’est l’honneur qui les pousse à la faute, créant deux étapes importantes de l’action. Enrique a offensé Don Sanche avant l’ouverture de la pièce sous la colère pour « un vain discours dont [son] honneur s’offence » (Alonse, I, 1, v. 29). Bien que cette action ait eu lieu en dehors de la pièce, c’est elle qui fait des Guzmans les ennemis de Don Sanche et c’est encore elle qui est à l’origine de la méprise de l’offensé. En effet, Enrique demande à Alonse de mentir à Don Sanche et d’accuser son frère, Don Lope, de l’offense : ainsi « quoy que son amour ait pû luy faire croire, / Le rendre sans espoir, c’est asseurer sa gloire » (I, 1, v. 77-78). Enrique n’estimait pas Jacinte digne de son frère, en le rendant coupable, il rend leur mariage impossible et fait de Don Lope la cible de Don Sanche.

Le guet-apens monté par ce dernier est donc entièrement dû au mensonge d’Enrique, mais là encore, l’honneur sert de prétexte à des actes contraires aux règles de bienséance. « Par des gens apostez il m’a fait affronter / […] Son exemple est pour moy le seul exemple à suivre » (IV, 8, v. 1584 et 1586), Don Sanche justifie ainsi cette agression, mais cette vengeance sera indigne de lui, car elle doit être faite par un membre de la famille. Les règles de l’honneur qui font agir Don Sanche sont celles que suit Don Alvar et que trahit le père en faisant appel à des assassins : « Son sang est mal versé si ce n’est par ma main » (IV, 8, v. 1592) lui répond Don Alvar, se faisant ainsi le porte-parole des valeurs des gentilshommes.

Toutefois cette action de Don Sanche permet à Don Alvar de racheter sa dette envers Don Lope : il n’y a plus ni offensé, ni obligé, mais deux hommes à la fois offensés et obligés. Ainsi, les deux principaux obstacles au bonheur de Jacinte et de Don Lope ont été engendrés par la volonté de deux hommes de défendre leur honneur en employant de basses méthodes ; mais ce ne sont pas les seuls obstacles dus à l’honneur.

En effet, l’honneur de Cassandre et de Jacinte les pousse à refuser d’écouter leurs cœurs et elles s’opposent aussi à leur bonheur. Jacinte s’éloigne de Don Lope pour cette raison : elle refuse de le laisser la venger car « Ce sang de l’offenseur qu’un tel affront demande / Il faut que l’offencé luy-mesme le répande » (I, 4, v. 201-202) ; et ne veut pas souiller son nom : « Je vous dois aujourd’huy refuser pour époux, / Et ne pas m’exposer à ce reproche infame, / Que le manque d’honneur me rendit vostre femme. » (I, 4, v. 236-238). C'est toujours le même prétexte qui la fait refuser le stratagème d’Alonse : « je pourray souffrir qu’on me reproche un jour / Que l’honneur me servit de pretexte à l’amour » ! (II, 2, v. 579-580).

Le rapport entre l’honneur et l’amour est en effet assez complexe. Cassandre se réclame des règles de l’honneur pour repousser Don Alvar lorsqu’il réapparaît, malgré et contre son amour. Cassandre a donné sa parole et il est hors de question qu’elle remette en cause celle-ci, même si son premier amour est toujours en vie, même si son fiancé la délaisse, même si elle se rend malheureuse (II, 5, v. 762-4) :

CASSANDRE
La parole est donnée,
Et ma main dans deux jours acheve l’hymenée.
D. ALVAR
Ce terme peut encor rétablir mon bonheur.
CASSANDRE
Ce terme est peu de chose à qui cherit l’honneur.

À chaque rencontre avec Don Alvar, Cassandre lui tient le même discours : son honneur et sa vertu lui interdisent de le revoir, de le laisser espérer et de rompre ses fiançailles.

« Faisons nostre devoir, le Ciel fera le reste. » (II, 2, v. 618). Cette phrase résume l’attitude des deux jeunes filles : un respect strict de leur honneur, aux dépens de leur bonheur, et très loin du comportement habituel des jeunes filles dans les comedias. Elles se posent comme obstacle à la réalisation de leurs propres mariages à cause de cet honneur. Cependant, c’est grâce à cela que le duel entre Enrique et Don Alvar aura lieu, là encore l’honneur est le moteur de l’action, il supplante même l’amour dans le cœur des jeunes filles et guide chacun de leurs actes dans la pièce.

C'est toujours lui qui va permettre de dénouer la situation sans faillir au devoir, ni aux convenances. En effet, les deux jeunes filles n’ont jamais dévié du droit chemin, ce qui permet à Don Sanche et à Enrique d’approuver leurs mariages. De plus, Don Sanche a été vengé par son fils, mais sans le savoir, ce qui conforte l’idée d’une récompense divine (V, 5, v. 1918-22) :

D. ALVAR
Quoy, vostre frere ! ô Ciel, que ta justice est prompte !
D. SANCHE
Il nous la montre en luy.
D. ALVAR
Mais vous ne sçavez pas
Que le voulant punir il l’a fait par mon bras.
Sans sçavoir vostre affront j’en ay tiré vangeance.
D. SANCHE
Quoy, mon fils auroit pû reparer mon offence ?

Si nous, lecteurs, ignorons ce qu’a réellement dit Don Sanche à propos du mariage de Cassandre et de Fernand, nous pouvons néanmoins voir que chacun a été puni pour ses crimes et récompensé pour ses bonnes actions.

À la fin de la pièce, tout le monde se comporte à nouveau selon les règles de la bienséance, la vérité et le respect des convenances ont permis un dénouement heureux. L’honneur a conduit l’action de sorte qu’il fait à la fois figure d’obstacle et de soutien pour les amoureux. Il sert de prétexte aux mauvaises actions du père et du frère, mais il les pousse également à reconnaître leurs torts. Il dicte la conduite des amoureux, se place au-dessus de l’amour et de l’amitié, mais récompense ces valeurs et ceux qui les respectent. C’est une originalité de cette pièce : les figures d’autorité ne sont pas les seuls, ni les principaux obstacles.

Le traitement de l’honneur est aussi un moyen pour Corneille d’améliorer la pièce de Rojas et de se démarquer des pièces de Scarron et de Boisrobert. Les deux couples sont des personnages droits qui ne s’abaissent jamais à se cacher derrière leur honneur. Les personnages de Rojas, Scarron et Boisrobert peuvent paraître plus humains parce qu’ils ont des défauts, mais ils semblent aussi plus ridicules lorsqu’ils exagèrent et moins proches de ce que le public attend de jeunes gens de leur condition. Ils ne donnent pas l’impression de vouloir arranger la situation, mais ils semblent rechercher avant tout des bénéfices personnels. Il est possible de reprocher à Corneille d’avoir mis sur scène des personnages qui ne paraissent pas vrais, mais on ne peut lui reprocher d’avoir respecter les convenances et la règle classique de la vraisemblance. La force de caractère de ses personnages rend cette pièce plus agréable à lire, justement parce qu’elle édifie le lecteur comme le spectateur et leur montre que le respect de l’honneur est toujours récompensé.

La question de l’identité §

Cacher l’identité d’un personnage pendant plusieurs scènes se retrouve fréquemment au théâtre. Rojas utilise ce procédé dans Obligés et offensés, Scarron, Boisrobert et Corneille le reprennent dans leurs pièces. Pourtant, dans les Illustres ennemis, ce dernier ne se limite pas à faire de cette inconnue un moteur de l’action, il s’en sert pour rapprocher ses personnages et dévoiler leur grandeur d’âme.

En effet, Don Alvar ne révèle son identité à Don Lope qu’au dernier acte ; or les deux hommes se rencontrent au troisième acte, alors que le spectateur connaît le nom de Don Alvar et ses liens avec les différents protagonistes dès son apparition au deuxième acte. L’ignorance de Don Lope va créer quelques quiproquos, notamment dans les scènes 4 à 8 de l’acte II où Don Alvar favorise un rendez-vous entre celui qui est censé être son ennemi et sa propre sœur. Cependant cette identité inconnue est avant tout un élément révélateur.

Lors de leur première rencontre à l’acte III, les deux hommes se battent côte à côte face à des spadassins. Ils ignorent tout l’un de l’autre, mais ils se rendent compte à ce moment-là qu’ils sont liés par des valeurs communes. Don Lope, après avoir révélé son identité à Don Alvar, lui annonce qu’il doit le tuer pour venger son frère, même s’il sait que Don Alvar devait avoir de justes raisons car « Par soy-mesme un grand coeur juge toûjours d’un autre » (III, 11, v.1157). Don Alvar refuse ce combat et décide « De fuir un ennemy qui [lui] a sauvé la vie, / Et faire voir qu’au moins, si le Ciel l’eust permis, / [Ils n’étaient] pas peut-estre indignes d’estre amis. » (III, 11, v.1166-1168).

Leurs attitudes respectives permettent aux deux hommes de devenir amis à l’acte IV lorsque Don Alvar apprend à Don Lope qu’il n’est plus digne de l’affronter, parce qu’il a été offensé. « Devenons donc amis tant que le sang d’un lâche / De ma gloire obscurcie ait effacé la tache » (IV, 2, v.1332-1334). Cette amitié serait impossible si les deux personnages ne partageaient pas les mêmes valeurs.

Lors du rendez-vous entre Don Lope et Jacinte, Don Alvar découvre une partie de la vérité et comprend qu’il favorise une rencontre entre sa sœur et son offenseur à l’insu de son père. Pourtant, contrairement à ses homologues chez Rojas, Scarron et Boisrobert, le Don Alvar de Corneille ne dénonce pas sa sœur, ne lui fait pas de reproches et ne menace pas non plus de la tuer. Don Alvar estime sa sœur et reconnaît partager avec elle les mêmes qualités et les mêmes valeurs : « Et comme je cognoy qu’on peut aimer sans crime, / Jacinte estant ma soeur, j’ay lieu de presumer / Que sans blesser sa gloire elle a pû vous aimer » (V, 3, v. 1778-1780).

Il sait également que les accusations prononcées à l’encontre de Don Lope sont fausses : « C’est peu pour negliger un devoir si pressant / Que mon coeur en secret vous declare innocent, / […] Vous estes criminel tant que l’on vous accuse » (V, 3, v. 807-1810). Don Alvar est un homme de cœur et c’est une qualité qu’il partage avec Don Lope. Le combat qui oppose ce dernier aux assassins envoyés par Don Sanche le confirme. Don Alvar refuse de laisser un homme seul en affronter plusieurs, de ne pas se venger lui-même, et surtout il ne peut se résoudre à abandonner Don Lope, alors qu’il lui a promis sa protection pour cette soirée. Cette attitude permet à Don Lope de libérer Don Alvar de son obligation et de le considérer enfin librement comme un « ami » (V, 3, v. 1737).

La question de l’identité est certes un moteur de l’action, puisqu’elle permet aux deux hommes de s’obliger mutuellement, mais Corneille a été plus loin que les autres auteurs. Il met avant tout en scène les valeurs communes à Don Lope et à Don Alvar. Le spectateur peut voir que les deux jeunes hommes font preuve d’humanité, d’intelligence, de reconnaissance et surtout de cœur. L’absence des valets permet dès lors de ne pas tourner en ridicule certaines scènes par des répliques grotesques et comiques. Les deux hommes n’ont pas besoin du contraste qui aurait ainsi été créé pour se faire valoir. Leur comportement et la façon dont Corneille le met en avant suffisent à établir leur grandeur d’âme.

Note sur la présente édition §

Le texte de la présente édition §

Nous avons établi le texte à partir de la première édition de cette pièce, datant de 1657, imprimée à Rouen par L. Maurry, pour Augustin Courbet, conservée à la bibliothèque de l’Arsenal (Rf 2.685, in°12). Cette édition a été réalisée à la demande de Guy de Luynes qui a partagé les droits avec Augustin Courbet (toutefois nous n’avons pas trouvé d’exemplaire vendu chez Guy de Luynes, ni d’autre exemplaire de cette édition). En voici la description :

1 vol., 6ff. non paginés : [I – I bl – X], 96 p, in 12°.

[I] : LES/ ILLUSTRES/ ENNEMIS, / COMEDIE./ (Vignette) / Imprimé à ROUEN, par L. MAURRY, / Pour/ AUGUSTIN COURBE/ Marchand Libraire, à PARIS, au/ Palais, dans la petite Salle des/ Merciers, à la Palme./ M. DC. LVII./ AVEC PRIVILEGE DU ROY.

[II] : verso blanc.

[III – X] : épître.

[XI] : extrait du privilège du roi.

[XII] : liste des acteurs.

1-96 : texte de la pièce, précédée d’un dessin dans un bandeau et du titre de la pièce.

L’achevé d’imprimé n’est pas précisé, ni la durée du privilège.

Les autres éditions §

Différentes éditions et impressions du texte des Illustres ennemis de Thomas Corneille.

 


Date Arsenal BNF Gallica BU Editeurs
1657 (Illustres ennemis) Rf 2.685 in°12 Imprimé à Rouen par L. Haurry, vendu à Paris chez Courbet et chez de Luynes
1661 (Poèmes dramatiques, vol II) Tolbiac, RDJ, magasin, YF 2563 in 8° Imprimé à Rouen, vendu à Paris chez de Luynes et Courbet
1662 (Illustres ennemis) Rf 2.686 in°12 Suivant la copie imprimée à Paris
1665 (Tragédies et Comédies de Th C) Rf 2.654   in°12 Tolbiac, RDJ, magasin, SMITH LESOUEF R 3554 Lunel, BM, LUK 95.18 Suivant la copie imprimée à Paris [en 1662]
1669 (Poèmes dramatiques, vol II) Tolbiac, RDJ, magasin, YF 2566 CESR de Tours, SR 59c Imprimé à Rouen, vendu à Paris chez de Luynes
1682 (Poèmes dramatiques, vol. II) Il n’y a que les vol I, IV et V YF 2569 A Paris chez de Luynes
1692 (le Théâtre, vol. II) *Rf 2.655   in°12 *8° GRAND 11921 (non relié) Suivant la copie imprimée à Paris [en 1690] [sans nom]
1692 (le Théâtre, vol. II) Tolbiac, RDJ, magasin, *16 YF 1195(2) *SMITH LESOUEF R 3481 [sans nom]
1692 (Poèmes dramatiques, vol. II) Tolbiac, RDJ, magasin, YF 2574 A Paris chez de Luynes
1692 (Poèmes dramatiques, vol. II) Tolbiac, RDJ, magasin, *YF 2579 *RES YF 3093 Rennes 2, BU lettres sciences sociales, 55357 A Paris chez Trabouillet et Besoigne
1698 (Poèmes dramatiques, vol. II) Ascoli Il n’y a que les volumes III à V. Lyon, L. Bacheton
1701 (le Théâtre) Tolbiac, RDJ, magasin, YF 2548 En Hollande, à Amsterdam, chez H. Desbordes
1706 (Poèmes dramatiques, vol. II) 8 BL 12 744     in 8° Tolbiac, RDJ, magasin, YF 2584 A Paris chez Osmont
1709 (le Théâtre) Tolbiac, RDJ, magasin, (MFICHE) 8 YF 1341 NUMM 73811 En Hollande, à Amsterdam, chez les frères Chatelain

(Les exemplaires en gras n’ont pas pu être consultés, ceux soulignés sont des recueils factices)

Il existe donc trois versions du texte des Illustres ennemis : la version originale de 1657 ; la version de 1661, un recueil, qui comporte deux rectifications (vers 146 le > la, et à l’acte IV, un décalage se fait à partir de la scène 6 qui devient la scène 7) ; et la version de 1692, éditée par Trabouillet et par Besoigne, qui comprend une cinquantaine de différences avec la première édition de 1657, celles-ci sont indiquées en note de bas de page dans la reproduction du texte.

Les éditions autorisées suivent les modifications effectuées : les œuvres éditées chez de Luynes en 1669, 1682 et 1692 suivent le texte de 1661, déjà édité chez cet homme à Paris. Nous n’avons pas pu consulter l’édition de 1682, mais nous avons supposé que l’éditeur avait suivi l’édition de 1661, dans la mesure où l’édition postérieure conserve ces modifications. La dernière édition autorisée du vivant de l’auteur est celle d’Osmont, à Paris, en 1706 ; elle suit l’édition de Trabouillet et Besoigne de 1692.

Les contrefaçons de 1662 et 1665 ont été faites à partir du texte original de 1657. Les contrefaçons de 1692 [sans nom] suivent le texte édité en 1661. Nous pensons que l’édition de Lyon, chez Bacheton, en 1698, et les éditions faites en Hollande sont des contrefaçons de la version de 1692 de Trabouillet et Besoigne17.

Nous pensons en effet que certaines de ces éditions ont été réalisées illégalement : celles de 1662, 1665 (il s’agit en fait d’invendus de 1662 reliées dans un recueil avec d’autres invendus), 1692 [ss N] et les éditions hollandaises. Nous fondons cette hypothèse sur deux faits : tout d’abord l’absence d’éditeur et la mention suivante qui figure sur les pages de titre de chacune des pièces de ces recueils « suivant la copie imprimée à Paris en » ; ensuite la formulation de la date : au lieu d’être écrite sur le modèle classique M DC XV II ou M DC L XXXX II, elles sont écrites ainsi et . Cette formulation est typiquement hollandaise.18

Nous ignorons pourquoi ces modifications ont eu lieu, nous supposons qu’elles ont été faites par l’auteur lui-même lors d’un remaniement du texte.

Nous n’avons trouvé que deux éditions du texte seul, les autres proviennent d’œuvres complètes, parmi celles-ci, les éditions de 1665, de 1792 [ss N] et de 1709 sont des recueils factices.

Nous avons également trouvé une traduction italienne de la pièce à l’Arsenal : Illustri nemici, comedia di Pietro [Tomaso] Cornelio, tradota del francese et accomodata all’uso delle scene d’Italia, in Bologna, stamp. Del Longhi, 1704, in 12° (Rf 2 687), 130p.

Les recherches ont été effectuées dans les bibliothèques suivantes : BNF (et toutes celles qui sont cataloguées dans le SUDOC), Arsenal, Mazarine, Sainte-Geneviève, Ascoli.

L’établissement du texte §

Nous avons modernisé l’orthographe pour les lettres suivantes : ſ > s ; v. > u ; j > i.

Nous avons décomposé la ligature & en et.

Nous avons remplacé le tilde marquant les nasalisations par la consonne correspondante.19

Nous avons corrigé les coquilles au vers 242, Jene > Je ne et au vers 474, asçeu > a sçeu.

Nous avons rétabli le féminin au vers 1819, tel > telle.

Nous avons rétabli l’accent diacritique au vers 974, a > à, au vers 1898, ou > où, au vers 1900, à > a, au vers 1929, a > à et au vers 1952, à > a.

Les * renvoient au lexique.

De nombreux doublets poétiques sont employés dans ce texte, ils présentent l’avantage de compter pour une syllabe de plus (ou de moins) que la forme normale, il s’agit des mots suivants : encor/encore ; dedans/dans ; avecque/avec ; las/hélas ; lors/alors.

LES ILLUSTRES ENNEMIS,
COMEDIE. §

A MADAME LA COMTESSE DE FIESQUE.20 §

MADAME,

L’Approbation dont il vous a plû vous montrer si liberale envers ce Poëme, m’est trop glorieuse pour la tenir plus long-temps secrete, et j’ose rendre public le remerciement que je vous en dois, afin d’apprendre au Public que vous me l’avez donnée. Ainsi je satisfais tout ensemble mon devoir et ma vanité, et je souhaiterois pouvoir faire cognoistre* à toute la terre combien je vous suis redevable, afin que toute la terre cognust combien vous m’avez estimé. Cet effet de l’amour propre ne vous surprendra* pas, vous sçavez trop qu’il est naturel à tous ceux qui se meslent d’écrire, je tâche à me purger du reste de leurs defauts, mais je ne sçaurois me défendre de celuy-cy, ny m’empescher de vous dire que j’ay toûjours dans l’esprit les douces Idées de l’heureuse représentation de cet Ouvrage qui fut faite il y a quelque temps en vostre presence, que je revoy à tous momens cette obligeante* attention que vous luy prétastes, et que je prens plaisir sans cesse à me souvenir des applaudissemens dont vous daignastes* l’honorer, et des témoignages avantageux que vous luy rendistes. Apres cela, MADAME, je ne puis que je n’aye quelque bonne opinion de moy-mesme ; y resister opiniastrement, ce seroit vous accuser d’injustice, et c’est ce que toute la France n’oseroit faire, puis qu’il est certain que vostre suffrage* y sert de regle à celuy des plus honnestes Gens de la Cour, que c’est trouver le bel art* de leur plaire que de vous avoir plû, et que l’envie n’ayant osé jusqu’icy vous disputer le Privilege de prononcer souverainement sur les plus belles choses, la moindre repugnance à s’attacher au jugement que vous en faites, passe auprès d’eux pour une marque infaillible d’une cognoissance mal éclairée. Celuy que vous avez rendu depuis peu en ma faveur, a sans doute esté au de-là de mes plus flateuses esperances ; et toutefois, MADAME, il faut que j’advoüe qu’il ne suffit point à cette insatiable soif de gloire* où vous m’avez enhardy. Ce n’est pas que je n’envoye ces ILLUSTRES ENNEMIS vous faire hommage jusques dans vostre Cabinet, qu’afin qu’ils reçoivent de vous à la lecture, ce qu’ils en ont déjà receu durant le reçit. Je n’ose douter que je n’obtienne aisément cette demande, puisque c’est vous demander seulement que vous soyez toûjours vous-mesme. Je dois sçavoir que le faux éclat de la representation n’a point encor eu le pouvoir de vous ébloüir, et que comme parmy toute sa pompe, les veritables defauts de nos plus brillantes productions n’échapent jamais aux lumieres penetrantes de vostre discernement, leurs veritables beautez ne perdent rien auprés de vous pour estre dénuées de ce dehors fastueux dont les revestent nos Theatres. Je ne parle point de tant d’autres belles qualitez, qu’il semble que le Ciel se soit plû assembler en vostre Personne, il me suffit d’en admirer la merveilleuse union, et d’estre asseuré que l’on imputera plustost mon silence à mon respect, qu’à la crainte de me faire soupçonner de ces déguisemens artificieux, qui pour eslever trop haut ceux que l’on entreprend de loüer, les font souvent perdre de veüe, et qui les cachent si bien sous les apparences trompeuses de quelques vertus empruntées, qu’il est presque impossible de les recognoistre. Ce genre de flatterie, dont la plus vaste ambition se laisse quelquefois chatoüiller, n’aura jamais de part aux éloges que vous avez droit de pretendre ; pour rien apprehender de ses industrieux mensonges, vous donnez matiere à trop de glorieuses veritez, et il sera toûjours plus difficile d’exprimer parfaitement tout ce que vous estes, que de faire paroistre avec adresse ce que les autres ne sont pas. Aussi, MADAME, n’ay-je pas la temerité de m’engager à une entreprise où les plus delicates Plumes auroient peine à reüssir, elle vous seroit trop injurieuse, et je croirois me rendre peu digne de la protection dont je prens la liberté de vous importuner pour ce Poëme que je vous presente. Vous avez toûjours témoigné tant de bonté pour moy, que j’ose me promettre que vous ne la luy refuserez pas, et que vous souffrirez* qu’en vous presentant, je prenne l’occasion de vous rendre de tres-humbles graces*, non seulement pour les faveurs que vous luy avez prodiguées, mais pour celles que vous avez répanduës sur ceux de ma façon qui l’ont precedé. Comme les sentimens d’estime que vous en avez laissé paroistre en ont fait tout le succez, il y auroit de l’ingratitude à ne pas confesser que je vous en dois toute la gloire*, et que l’ambitieuse ardeur de les meriter a plus contribüé à donner de nouvelles forces à mon foible Genie, que n’auroient fait les soins* assidus de l’Estude la plus serieuse. Cette obligation* que je vous ay, me paroist trop pressante pour differer davantage l’adveu* public que je vous en fais. Daignez* l’agréer pour recognoissance d’une partie de ce que je tiens de vous ; et puisque je ne suis pas assez considerable pour oser esperer de m’en pouvoir acquiter entierement par mes services, soyez assez genereuse pour vous contenter de la respectueuse protestation que je fais d’estre toute ma vie,

Madame,

Vostre tres-humble et tres-

obeïssant serviteur,

T. CORNEILLE.

Extrait du Privilege du Roy. §

Par grâce et Privilege du Roy, donné à Paris le 3 Avril 1656, il est permis à Guillaume de Luyne Marchand Libraire à Paris, d’imprimer une Piece de Theatre, de la composition du Sieur Corneille, intitulée Les Illustres Ennemis : et deffences sont faites à tous autres de l’imprimer, vendre, ny debiter d’autre impression que celle dudit Exposant, à peine de deux mil livres d’amende, confiscation des Exemplaires, et de tous dépens, dommages et interests, comme il est plus amplement porté par lesdites Lettres.

Et ledit de Luyne a associé audit Privilege Augustin Courbé Marchand Libraire à Paris, pour en joüir suivant l’accord fait entre eux.

Achevé d’imprimer le 30 Novembre 1656, à Roüen,

par LAURENS MAURRY.

Les Exemplaires ont esté fournis.

Registré sur le Livre de la Communauté le 15 Avril 1656,

Suivant l’Arrest du Parlement du 9 Avril 1653.

Acteurs. §

  • D. LOPE de Guzman, Amant de Jacinte.
  • ENRIQUE, Frere de D. Lope.
  • ALONSE de Roxas, Amy de D. Lope et d’Enrique.
  • D. SANCHE, Pere de D. Alvar et de Jacinte.
  • D. ALVAR, Amant de Cassandre.
  • D. RAMIRE, Amy de D. Sanche.
  • D. LOUIS, Prevost.
  • CASSANDRE, Sœur de D. Lope.
  • JACINTE, Fille de D. Sanche.
  • BLANCHE, Suivante de Jacinte.
  • FLORE, Suivante de Cassandre.
La Scene est à Madrid.
[p. 1 ; a]

ACTE I. §

SCENE PREMIERE. §

ALONSE, ENRIQUE.

ALONSE

Quoy, sans aucun respect, pour un leger outrage
Accabler d’infamie un homme de son âge,
Et démentant par là le sang dont vous sortez,
L’avoir fait mal-traiter par des gens apostez*21 !
5 Quel fruit esperez-vous de cette violence ?

ENRIQUE

Quoy ! j’aurois plus long-temps souffert* son insolence,
Et qu’au sang des Guzmans on osast reprocher [p. 2]
Qu’un murmure honteux n’auroit pû les toucher !
Il publie en tous lieux, ce Vieillard temeraire,
10 Que l’artifice* seul nous acquiert un beau-frere,
Que l’hymen de Fernand est un hymen contraint,
Qu’il n’épouse ma soeur que parce qu’il nous craint,
Et qu’avec tant de bien il est hors d’apparence
Qu’un tel choix eust enfin borné son esperance.
15 Le Ciel ne souffre* point de nœuds mal assortis,
Et s’il pouvoit pretendre aux plus riches partis,
Au moins de nostre sang la gloire* est peu commune,
Et vaut bien aujourd’huy la plus haute fortune*.

ALONSE

Si la chose est ainsi, j’advoüeray qu’il eut tort,
20 Mais on vous aura fait peut-estre un faux rapport,
Et de vos sens fougeux croire le fier tumulte…

ENRIQUE

Dans ces occasions le lâche seul consulte,
Reculer sa vengeance, est trahir son honneur,
Et le plus prompt remede est toûjours le meilleur.

ALONSE

25 Mais souvent à leur gré les violens courages*,
Pour se croire un peu trop, se forment des outrages,
En vain la raison parle, ils ne l’écoutent plus,
Et vangent des affronts qu’ils n’ont jamais receus.
Enfin d’un vain discours dont vostre honneur s’offence,
30 Au moins D. Lope eust dû partager la vengeance,
Mais au deceu22 d’un frere…

ENRIQUE

Ah ! ne me blâmez point,
Je sçais que son honneur à mon honneur est joint,
Mais quel que soit l’affront qu’en reçoit sa famille,
Pour se vanger du pere, il aime trop la fille,
35 Et quand de cet amour j’aurois lieu de douter,
Quoy qu’il me plaise faire, ay-je à l’en consulter ?
[p. 3]

ALONSE

Vous emporter ainsi dans ce qui l’interesse,23
C’est avec trop d’empire24 user du droit d’ainesse,
Jacinte est fille unique, et l’éclat de ses biens
40 Pour arrester un coeur a de puissans liens,
Deviez-vous ruïner sa plus douce esperance ?

ENRIQUE

Elle est basse, elle est vaine, et c’est dont je m’offence.

ALONSE

Si le nom de Guzman marque un illustre sang,
D. Sanche est estimé, D. Sanche a quelque rang,
45 Et sans se faire tort, sans trahir sa famille,
D. Lope aux yeux de tous peut épouser sa fille.

ENRIQUE

Quoy, les Lares déja, les Mendoces confus,
De ce Vieillard avare ont souffert* des refus,
Et D. Lope cedant à l’ardeur qui le dompte25,
50 Osera s’exposer à cette mesme honte ?
Non, j’imagine encor un moyen plus certain
D’empescher un amour aussi lâche que vain.
Un de ceux dont l’audace a servy ma colere
S’ira dire à D. Sanche employé par mon frere,
55 Afin que par luy seul se croyant affronté,
Il détruise un espoir trop long-temps écouté.

ALONSE

Mais il aime sa fille ?

ENRIQUE

Ouy, je sçay qu’il l’adore,
Mais je l’ay déja dit, et vous le dis encore,
A quoy que cet amour pûst enfin l’obliger*
60 Ce sera le servir que de l’en dégager.
Un refus en seroit l’indigne recompense.

ALONSE

Pesez mieux un dessein* d’une telle importance,    
Car comment s’asseurer sur ces lâches esprits [p. 4]
Qui mettent et leur vie et leur honneur à prix ?
65 Leur commerce honteux, quoy que vous veüilliez26 croire,
Déja d’un noir reproche a soüillé vostre gloire*,
Et vos emportemens qu’on leur oyt27 approuver,
Me font craindre pour vous ce qui peut arriver.

ENRIQUE

Et moy, quoy qu’on murmure et quoy qu’il en puisse estre,
70 Seul de mes actions je veux estre le maistre,
Mais puisque leur appuy vous semble hazardeux,
Faites icy pour moy ce que j’obtiendrois d’eux.
D. Sanche vous estime, il vous croit, et j’espere...

ALONSE

Que me proposez-vous ? moy, trahir vostre frere ?

ENRIQUE

75 Ce murmure insolent au mépris des Guzmans
De ce Vieillard pour luy fait voir les sentimens,
Et quoy que son amour ait pû luy faire croire,
Le rendre sans espoir, c’est asseurer sa gloire*.
Enfin vous le pouvez, c’est par vous que j’attens
80 L’infaillible succez de ce que je pretens,
Et si vostre amitié s’obstine à s’en défendre,
D’autres que vous peut-estre oseront l’entreprendre.

ALONSE

Non, j’ay pû balancer*, mais puisque je cognoy
Qu’à D. Lope par là je signale ma foy*,
85 Pour abuser D. Sanche employer l’artifice*,
N’est pas, à mon advis, une grande injustice.
C’est icy qu’il demeure, et je vay de ce pas
Luy tendre un piege adroit qu’il n’évitera pas,
Adieu, laissez-moy seul, je voy sa porte ouverte.

ENRIQUE

90 Allez, ne perdons point l’occasion offerte,
Rendez suspect mon frere, et s’il en est besoin
Faites-moy de l’outrage et complice et témoin.
[p. 5]

ALONSE, seul

Ouy, lâche et faux amy, j’accuseray ton frere,
Mais plus pour le servir, que pour te satisfaire,
95 Et tu verras bien-tost par quel heureux détour
Sur tes propres conseils j’appuyeray son amour.
Feignant de t’applaudir, j’empescheray peut-estre...
Mais je voy Blanche.

SCENE II. §

ALONSE, BLANCHE.

ALONSE

Et bien, Blanche, que fait ton maistre ?

BLANCHE

Vous l’eussiez rencontré quelques momens plustost,
100 Tout à l’heure...

ALONSE

Il suffit, je le verray tantost.

SCENE III. §

JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

Qui parloit avec vous, Blanche ?

BLANCHE

Pour quelque affaire
Alonse de Roxas demandoit vostre pere.
[p. 6]

JACINTE

Je ne m’étonne point qu’en cette occasion
Ses amis prennent part à sa confusion,
105 Alonse, dont chacun estime le courage,
Venoit s’offrir sans doute à vanger son outrage,
Et contre un ennemy dont le coeur est si bas...

BLANCHE

Madame, vous pleurez ?

JACINTE

Qui ne pleureroit pas ?
Souffre* à mon déplaisir* dans d’inutiles larmes
110 La funeste douceur de chercher quelques charmes*,
Et qu’au defaut du sang qu’exigent nos malheurs,
A mes tristes ennuis* mes yeux donnent des pleurs.
Mais si je pleure, helas ! c’est le desadvantage
Que reçoit en naissant nostre sexe en partage.
115 Il semble qu’en effet la Nature en couroux*,
Mere par tout ailleurs, est marâtre pour nous,
Les plus riches presens que nous obtenions d’elle,
Sont de foibles appuis sur qui l’honneur chancelle,
On flate* nos beautez, nous croyons ce qu’on dit,
120 Et nostre front alors n’est pas seul qui rougit,
Nous en voyons la preuve, et tous les jours infame28
Un pere par sa fille, un mary par sa femme.
Defaut honteux pour nous, pour eux injurieux !
L’honneur de tous les biens est le plus precieux,
125 Et par un vieil abus difficile à comprendre,
Nous le pouvons oster, et ne sçaurions le rendre.

BLANCHE

Tout le monde vous plaint, et blâme hautement
D’un ennemy caché le vil ressentiment,
On en parle par tout ; mais je voy qu’on ignore,
130 Par ces gens apostez*, quel bras vous deshonore,
On en cherche l’autheur, sans le pouvoir trouver.
[p. 7]

JACINTE

Et c’est moy-mesme à quoy je ne fais que resver* ;
Mais quoy que sur ce point mon esprit se figure,
Il dément aussi-tost sa propre conjecture ;
135 Non qu’il ne soit trop vray que mon pere en ces lieux,
S’il n’a des ennemis, a beaucoup d’envieux.
Ce grand amas de biens qui regarde sa fille
Dont un oncle en mourant enrichit sa famille...
Helas ! ce souvenir réveille mes douleurs,
140 Au sort de D. Alvar donnons icy des pleurs.
Aux Indes vers cet oncle allant faire voyage,
Ce frere infortuné29 perit par un naufrage,
Et ces riches tresors à luy seul destinez
Soudain à mon espoir furent abandonnez.
145 Incommodes faveurs d’une fortune* ingrate
Qui m’est le plus contraire alors qu’elle me flatte*,30
Et m’élevant trop haut s’oppose au plus beau feu
Dont la vertu jamais authorisa l’adveu* !
Tu sçais, Blanche, tu sçais si D. Lope en fut digne.

BLANCHE

150 Ainsi que son amour son respect est insigne*,
Et certes31 vous devez d’autant plus l’estimer,
Qu’avant tant de fortune* il daigna* vous aimer,
Que vostre vertu seule est ce qui sçeut luy plaire.

JACINTE

Helas, cette raison l’est-elle pour un pere
155 Qui de ces nouveaux biens goûtant l’indigne appas*,
Ne voit presque pour moy que des partis trop bas ?
Ainsi d’un noble sang quel que soit l’advantage,
Luy proposant D. Lope on luy feroit outrage.
D’un amour si secret ne t’estonne* donc plus,
160 Il tâche à s’espargner la honte d’un refus,
Et son feu que soûtient un rayon d’esperance,
Attendant tout du temps se contraint au silence,
Mais cessons d’y penser ; aussi bien aujourd’huy [p. 8]
Mon coeur, ce triste coeur n’est plus digne de luy,
165 Pour m’aimer dans la honte il aime trop la gloire*,
Et l’affront...mais que vois-je ! ô Dieux ! le puis-je croire ?

SCENE IV. §

D. LOPE, JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

Quoy D. Lope, est-ce vous dont l’abord indiscret,
D’un amour si caché vient rompre le secret ?
Entrer ainsi chez moy sans crainte de mon pere !
170 Sont-ce là ces serments d’aimer et de se taire ?
Sont-ce là ces respects ? est-ce là cette foy* ?
Enfin D. Lope, enfin est-ce vous que je voy ?

D. LOPE

Ouy, Madame, et chez vous si j’ose ainsi paroistre,
Ne me soupçonnez point d’estre parjure ou traistre.
175 Toûjours ce grand merite est l’objet de mes feux,
Toûjours mesmes respects accompagnent mes voeux,
Et s’il m’étoit permis lors que j’ay tout à craindre...

JACINTE

Parlez, parlez, D. Lope, et sans plus vous contraindre,
Aussi bien ces respects sont pour moy superflus,
180 Et qui n’a plus d’honneur ne les merite plus.

D. LOPE

Je vous entens*, Madame, et le sort qui m’accable
Cherche dans vos malheurs à me rendre coupable,
Un vif ressentiment vous fait déja penser, [p. 9]
Que qui sçait vostre honte auroit dû l’effacer,
185 Et ce n’est pas pour plaire à vostre ame affligée
Que m’offrir à vos yeux sans vous avoir vangée.
Mais sur un bruit* confus qui m’apprend vos ennuis*,
Jugez ce que j’ay pû, jugez ce que je puis,
Car enfin si ce bruit*32, si ce confus murmure
190 M’eust appris l’ennemi comme il a fait l’injure,
Son trépas ou le mien vous eust déja fait voir
Que D. Lope vous aime et qu’il sçait son devoir.
Mais ne pouvant d’ailleurs en tirer de lumiere,
C’est, Madame, de vous que j’attens grace* entiere,
195 Et qu’acceptant mon bras pour finir vos malheurs,
Vous m’apprendrez33 quel sang doit essuyer vos pleurs.

JACINTE

Et ne voyez-vous pas qu’en une telle offence
Vous feriez peu pour nous d’en prendre la vangeance,
Et qu’oser s’y servir d’un secours* estranger,
200 C’est en punir l’autheur et non pas se vanger.
Ce sang de l’offenseur qu’un tel affront demande
Il faut que l’offencé luy-mesme le répande,
Que le sien tout émeu d’un spectacle si doux
En le voyant couler boüillonne de couroux*,
205 Et qu’un tel mouvement dans sa source agitée,
Purge l’indignité qu’il avoit34 contractée.

D. LOPE

Mais quand l’âge s’oppose...

JACINTE

Ah, cessez d’y songer,
Pour vanger une injure il faut la partager,
Et l’on voit rarement qu’un vieillard qu’on affronte
210 Sur un autre qu’un fils puisse épandre sa honte.

D. LOPE

Comme un fils la partage, un fils peut l’effacer ?
[p. 10]

JACINTE

Sans doute qu’il le peut, mais que sert s’y penser,
D. Alvar n’estant plus...

D. LOPE

Ah ! permettez de grace*
Que de ce frere mort j’aille tenir la place,
215 Et que m’offrant pour fils à D. Sanche outragé,
Je tâche à rendre ainsi son malheur partagé.
Il demande du sang, et brûlant d’en répandre
J’en acquerray le droit si je deviens son gendre,
Et le mien par l’hymen dans le sien confondu
220 Devra celuy d’un lâche à son honneur perdu.
Voila ce que pour vous l’amour me porte à faire,
Et si jusques icy ma flame a dû se taire,
Je crains peu qu’un refus fasse rougir mon front
Quand je luy veux pour dot demander son affront.

JACINTE

225 Si de ces sentimens vostre ame est prevenuë*,
Apprenez qu’en m’aimant vous m’avez mal cognuë,
Et que je porte un coeur assez fier, assez haut,
Pour se dérober mesme à l’ombre d’un défaut.
Je vous aime, il est vray, mais l’auriez vous pû croire,
230 Sans croire en mesme temps que j’aime vostre gloire*,
Et que de son éclat je suis jalouse au point
De vivre sans bonheur pour n’en triompher point.
Ne vous flattez* donc plus d’une vaine esperance
Qui blesse vostre honneur, dont ma vertu s’offence.
235 Si j’eusse hier estimé le bonheur d’estre à vous,
Je vous dois aujourd’huy refuser pour35 époux,
Et ne pas m’exposer à ce reproche infame,
Que le manque d’honneur me rendit vostre femme.
Non, aucun n’aura droit de publier un jour
240 Que D. Lope à ce prix achepta mon amour,
Que bien qu’elle fut deuë à son merite insigne*
Je ne pûs estre à luy que quand j’en fus indigne,
Et qu’enfin il fallut pour meriter sa foy* [p. 11]
Qu’il trouvast quelque chose à suppléer36 en moy.

D. LOPE

245 Quoy, vous refuseriez un coeur qui vous adore ?

JACINTE

Quoy, je pourrois souffrir* ce qui me deshonore ?

D. LOPE

J’asseure vostre honneur, et c’est là vous aimer.

JACINTE

Je conserve le vostre, et c’est vous estimer.

D. LOPE

Helas ! que cette estime est contraire à ma flame !

JACINTE

Accusez-en le Ciel sans m’en donner le blâme.

D. LOPE

250 Que vous secondez bien sa funeste rigueur !

JACINTE

Assez mal, et sans doute aux dépens de mon cœur,
Mais ma raison s’égare, et ce coeur trop sincere...

BLANCHE

Madame.

JACINTE

Qu’est-ce Blanche ?

BLANCHE

Alonse et vostre pere...

JACINTE

255 Entrons icy de grace*, et sur tout gardez bien
Que de cette entreveuë on ne soupçonne rien.
[p. 12]

SCENE V. §

D. SANCHE, ALONSE.

D. SANCHE

Quel funeste conseil vous voulez que j’embrasse* !
Consentir qu’il me voye, et qu’il me satisfasse !

ALONSE

Mais enfin cent raisons vous y doivent porter,
260 Que serviroit encor de vous les repeter ?
Outre que son pouvoir égale sa noblesse...

D. SANCHE

Endurer qu’il triomphe ainsi de ma foiblesse !

ALONSE

Je vous l’ay déja dit, il est au desespoir
Que par de faux rapports on l’ait pû decevoir*.
265 D’une indigne vangeance il dûst prévoir l’issuë,
Il dûst moins s’emporter, mais l’offence est receuë.

D. SANCHE

Et de grace*, son nom ?

ALONSE

Quand vous m’aurez promis
D’accepter un accord qui vous doit rendre amis.

D. SANCHE

Quoy, mon lâche ennemy lors mesme qu’il s’accuse
270 En seroit quitte ainsi pour quelque vaine excuse,    
Et tant que je vivray l’on verroit sur mon front,
Les traits* mal effacez d’un si sanglant affront ?
[p. 13 ; b]

ALONSE

Donc s’il pouvoit s’offrir une voye assez prompte
Par où de vostre injure il partageast la honte,
275 Et qu’attirant sur luy l’affront qu’il vous a fait,
De cette violence il démentist l’effet ?

D. SANCHE

Comment la démentir, si loin de s’en defendre...

ALONSE

Ne le pourroit-il pas se faisant vostre gendre ?
Lors avec vostre honneur dans le sien interessé, 37
280 Confondant l’offenceur avecque l’offencé,
L’hymen ayant uny son sang avec le vostre,
La pureté de l’un rendroit l’éclat à l’autre,
Puisqu’on ne vit jamais dans un mesme sujet
Subsister d’un affront et l’autheur et l’objet.

D. SANCHE

285 Ah ! si par cette voye un sang impur se change,
Il vaut bien mieux choisir un gendre qui me vange.

ALONSE

Ne pouvant le choisir que sous de rudes loix,
A moins que de descendre, estes vous seur du choix ?
D’ailleurs cet ennemy que vous voulez cognoistre*,
290 Est d’un rang qu’on respecte et qu’on craindra peut-estre,
Et ce rang dans la Cour luy donne un tel appuy,
Que peu voudront pour vous s’engager contre luy.

D. SANCHE

Quoy donc, c’est seulement en luy donnant ma fille
Que je puis restablir l’honneur de ma famille ?

ALONSE

295 Y croyez-vous trouver un remede plus doux ?

D. SANCHE

Il est mon ennemy, j’en ferois son époux !
Ce remede est pour moy pire que le mal mesme.
[p. 14]

ALONSE

Il le faut violent quand le mal est extrême.
Mais enfin resolvez, si je n’obtiens ce point,
300 Son nom est un secret que vous ne sçaurez point.

D. SANCHE

A quelle indignité me voulez-vous contraindre ?

ALONSE

Je sçay ce que je fais, cessez de vous en plaindre.
Mais ne m’en croyez pas, et d’un esprit remis38
Allez sur cet accord consulter vos amis.

D. SANCHE

305 Je veux *que leur adveu* réponde à vostre attente ;
Mais qui m’asseurera que ma fille y consente,
Que son esprit soûmis cede sans resister ?

SCENE VI. §

D. SANCHE, ALONSE, JACINTE.

JACINTE

Moy-mesme, puisqu’enfin vous en pouvez douter.
Si du Ciel en naissant je reçeus quelque outrage,
310 Au dessus de mon sexe il m’enfla le courage,
Et ce doit estre un charme* à mes tristes ennuis*
De vous vanger du moins autant que je le puis.

D. SANCHE

Quoy, sans cognoistre* à qui cet hymen te destine...

JACINTE

Ah ! jugez mieux d’une ame où la vertu domine.
315 >M’informez de son nom ce seroit balancer* [p. 15]
Sur ce grand sacrifice où je dois me forcer,
Ce seroit à mon coeur par cette cognoissance, 
Mandier lâchement un peu de complaisance
Et souffrir* qu’on doutast si m’aimant plus que vous
320 Je satisfais un pere, ou choisis un époux ;
Non non, et quel qu’il soit, je n’en suis point en peine,
Je ne puis voir en luy que l’objet de ma haine,
Et de tous les tourmens le plus affreux pour moy,
C’est sans doute celuy de recevoir sa foy*,
325 Mais vous devant le jour et le sang qui m’anime,
Je dois à vostre honneur une grande victime,
Et croy ne pouvoir mieux en restablir le cours
Qu’en luy sacrifiant le bonheur de mes jours.

D. SANCHE

C’est trop, et je m’oppose à ce devoir severe
330 Qui n’arreste tes yeux que sur l’affront d’un pere,
Voy ce goufre de maux où tu veux t’exposer,
Soûpire en le voyant, et crains de trop oser.

JACINTE

Je voy tout ce que j’ose, et ma vertu se fâche
Qu’en moy vous soupçonniez rien de bas ny de lâche,
335 L’ardeur de vous vanger remplit trop mes desirs,
Pour abaisser mon ame à de honteux soûpirs.
Si mon sexe aujourd’huy m’avoit permis les armes,
Vous auriez veu du sang où vous craignez des larmes,
Mais je feray du moins tout ce qu’il peut souffrir*,
340 Et ne pouvant tuer, je sçauray bien mourir.

D. SANCHE

Ta vertu me ravit*, vien, vien, que je t’embrasse*.

JACINTE

Croyez-vous que par là nostre honte s’efface ?
Ne perdez point de temps.
[p. 16]

D. SANCHE

Allons voir nos amis,
Et sçachons quel accord me peut estre permis.

SCENE VII. §

D. LOPE, JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

345 Prenez ce temps, D. Lope, et de peur qu’on me blâme,
Si son retour trop prompt...

D. LOPE

Je le prendray, Madame,
Adieu, mais prenez garde au serment que je fais,
Je vous quitte aujourd’huy pour ne vous voir39 jamais.
Vous engagez ailleurs la foy* qui m’est promise,
350 On conspire ma mort, vostre adveu* l’authorise,
J’en viens d’oüir l’arrest, et n’ay point éclaté,
Non qu’un reste d’amour m’en ait sollicité,
Non que de mes respects 40 je garde la memoire,
Mais parce que j’ay dû cet effort à ma gloire*,
355 Et que j’eusse rougy qu’un mouvement jaloux
Eust convaincu mon coeur d’avoir brûlé pour vous.

JACINTE

Ah ! ne vous plaignez point où je suis seule à plaindre,
L’effort est grand sans doute où j’ay sçeu me contraindre,
Mais je n’ay pas jugé qu’un plus bas sentiment
360 Meritast d’avoir eu D. Lope pour amant,
Et comme vos vertus par leur éclat sublime [p. 17]
Pour gagner mon amour s’acquirent mon estime,
C’est par là seulement que j’espere à mon tour
M’acquerir vostre estime, en perdant vostre amour.

D. LOPE

365 Vous l’acquerrez, Madame, et vous le devez croire,
Si l’infidelité merite quelque gloire*.

JACINTE

Si mes feux aujourd’huy vous semblent inconstans,
Suspendez vostre plainte, et laissez faire au temps.

D. LOPE

Le temps n’adoucit point des malheurs de la sorte.

JACINTE

370 Le temps vous fera voir que vostre amour s’emporte,
Et qu’enfin quel que soit le dessein* qu’on ait fait,
Pour en blâmer la cause, il en faut voir l’effet.

D. LOPE

Helas ! et quel effet dois-je attendre du vostre,
Quand de ce qui m’est dû l’on enrichit un autre ?
375 Ouy, mon rival triomphe, et mon espoir est vain,
N’avez vous pas promis de luy donner la main ?

JACINTE

Je le feray sans doute.

D. LOPE

Et vous serez sa femme ?

JACINTE

Moy ! cette lâcheté pourroit m’entrer dans l’ame ?

D. LOPE

Que m’avez vous donc dit, ou qu’est-ce que j’apprens ?
380 Et comment accorder deux points si differents ?

JACINTE

Si pour les accorder vous manquez de lumiere,
Cognoissez* aujourd’huy mon ame toute entiere,
Et de l’heur* d’un Rival cessant d’estre jaloux,
Confessez que mon coeur estoit digne de vous.
385 L’espoir de mon hymen n’est qu’une attente vaine, [p. 18]
Sous ce trompeur adveu* je le livre à ma haine,
Et luy donnant la main, je séme un faux appas*,
Qui sans aucun soupçon l’attire dans mes bras,
Où ma main dans son sang, au gré de mon envie,
390 Vange avec mon honneur le repos de ma vie.
Estes-vous satisfait ?

D. LOPE

Helas ! si je le suis,
Vous mesme jugez-en, jugez si je le puis.
Par luy seul vostre honneur à l’outrage est en bute,
Et quoy que contre luy vostre haine execute,
395 Apres le noir effet de son lâche dessein*
Il mourra glorieux, s’il meurt de vostre main.
Non, il faut que par moy sa mort vous satisfasse,
Qu’elle soit un supplice et non pas une grace*.
Le plus rude trépas luy deviendroit trop doux
400 S’il avoit pû se dire un moment vostre époux :
Au nom de cette amour ferme, pure, sincere...

JACINTE

Brisons-là41, je crains trop le retour de mon pere,
Esloignez-vous, de grace*, et recevez ma foy*
Que je me souviendray de ce que je vous doy.

D. LOPE

405 Ah, Madame, adjoûtez...

JACINTE

Je n’ay plus rien à dire.

D. LOPE

Que mon Rival...

JACINTE

Sortez, ou bien je me retire.

D. LOPE

Rigoureuse vertu que l’on doit admirer !
Helas ! à quels tourmens me viens-tu preparer !
[p. 19]

ACTE II §

SCENE PREMIERE §

D. LOPE, CASSANDRE, FLORE.

D. LOPE

C’estoit peu que toûjours son devoir trop fidelle
410 Contre ma passion eust combatu pour elle,
Quand pour la meriter je croy voir quelque jour42,
Un fier motif d’honneur s’oppose à mon amour,
Et quoy qu’à mes soûpirs son coeur soit favorable,
Cet honneur, ce devoir, tout est inexorable.
415 Dures extrémitez ! qui le croiroit, ma soeur,
Que le Ciel me traitât avec autant de rigueur,
Que pouvant esperer d’avoir pour moy le pere,
La vertu de la fille à mes vœux fust contraire,
Et seule mist obstacle au plus charmant* espoir
420 Que jamais un amant eust droit de concevoir ?
Je la perds, mais helas ! perdant tout avec elle,
La façon de la perdre est pour moy si cruelle,
Que toute ma constance et fremit et s’abat
Aux menaces d’un coup dont elle craint l’éclat.
425 Ce n’est point un Rival dont l’amour43 preferée [p. 20]
Me dérobe une foy* si saintement jurée,
Ce n’est point un vieillard dont l’ordre imperieux
Arrache à mon espoir un bien si precieux.
Sans qu’un Rival l’y porte, ou qu’un pere l’ordonne,
430 Elle mesme s’engage, elle mesme se donne,
Et par ce sacrifice, à son honneur offert,
Veut estre digne au moins de l’amant qu’elle perd.
Rigoureuse faveur ! tyrannique maxime !

CASSANDRE

Sa resolution merite qu’on l’estime,
435 Et son coeur par l’amour vainement combattu
M’oblige en vous plaignant d’admirer sa vertu.

D. LOPE

Vous devez davantage aux troubles* de mon ame.
Vostre amitié, ma soeur, a fait naistre ma flame,
Et je n’ay pû la voir si souvent avec vous,
440 Sans voir, sans découvrir cet éclat vif et doux,
Cette vertu modeste, et ce rare merite
Dont le charme* à l’amour secrettement invite,
Et de tant de beautez voyant l’illustre appas*,
Puisque j’avois un coeur, pouvois-je n’aimer pas ?
445 Ainsi quelques ennuis* où cet amour m’expose,
M’ayant laissé la voir, vous en estes la cause,
Et pour moy vos bontez agiroient lâchement,
De pleindre en moy le frere, et negliger l’amant.
Voyez-la donc, ma soeur, cette fille adorable,
450 Montrez-luy ce respect toûjours inébranlable,
Ce feu tenu secret avecque tant de soin*,
Qu’il n’a souffert* que vous jusqu’icy de témoin ;
Mais c’est ce qui me perd, sans ce fâcheux* silence
Alonse en eust receu l’entiere confidence,
455 Et ne m’eust pas reduit par ces cruels advis
A mourir de douleur si je les voy suivis.    
C’est luy, ma soeur, c’est luy qui propose à D. Sanche [p. 21]
Cet odieux hymen où l’un et l’autre panche :
Mais si mon desespoir doit enfin éclatter,
460 Pour mon Rival peut-estre il est à redouter.

CASSANDRE

Quoy que de ses advis vous ayez à vous plaindre,    
Voyez-le, cet Alonse, avant que d’en rien44 craindre,
Il vous cherche par tout avec empressement.

D. LOPE

C’est à vostre priere ? advoüez franchement.

CASSANDRE

465 Vous pourrez de luy-mesme apprendre le contraire.

D. LOPE

Vostre hymen prés de luy me rend injuste frere,
Et les biens de Fernand n’ayant pû vous charmer*,
C’est moy qui vous contraints, c’est moy qu’il faut blâmer ?

CASSANDRE

S’il vous peint mon malheur comme un malheur extrême,
470 C’est sur ce que Fernand en dit tout haut luy-mesme,
Qui tenant et l’amour et l’hymen à mépris45,
N’eust jamais rien conclu s’il n’eust esté surpris*.
Encor tout de nouveau j’apprens qu’il s’ose plaindre
Qu’Enrique à cet hymen luy seul l’a sçeu contraindre,
475 Et que sa violence et son emportement
L’ont forcé par surprise* à cet engagement.
Il le fait bien paroistre, on a pris la journée
Qui doit hâter ma mort par ce triste hymenée,
Dans deux jours mon malheur sous ses loix me réduit,
480 Et bien loin de me voir, il semble qu’il me fuit.
Si pour une maistresse il porte un coeur sans flâme,
Quel amour esperer quand je seray sa femme ?
N’importe, c’en est fait, ayant receu sa foy* [p. 22]
Un lâche repentir est indigne de moy,
485 Et de tous les malheurs, un coeur qui se possede
Dans sa propre vertu voit toûjours le remede.

D. LOPE

Ce sentiment, ma soeur, est bien digne de vous,
Je sçay que de tout temps vous fuyez un époux,
Et vostre aversion nous a trop fait paroistre
490 Que vous craignez en luy de ne trouver qu’un maistre.
J’ay parlé pour Fernand, mais sçachez aujourd’huy
Que vostre interest seul m’a fait parler pour luy.
Enrique est violent, et voyant qu’il vous traite,
Malgré tous mes avis, moins en soeur qu’en sujette,
495 Appuyant un hymen qu’on l’a veu rechercher,
Au pouvoir d’un tyran j’ay crû vous arracher,
Et qu’enfin dans le choix d’un sort toûjours contraire
Vous souffririez* plûtost d’un époux que d’un frere.
Je vous ay donc pressée, et je vois à regret
500 Que j’ay lieu de m’en faire un reproche secret.
La froideur de Fernand me surprend* et m’afflige,
Mais à quoy que pour vous la Nature m’oblige*,
Luy faire proposer de rompre cet accord
Seroit porter Enrique à conspirer sa mort.
505 Mais Dieux, vois-je Jacinte, ou si* mon oeil s’abuse ?

CASSANDRE

Les differens sont doux qui font naistre une excuse.
[p. 23]

SCENE II. §

D. LOPE, CASSANDRE, JACINTE, BLANCHE, FLORE.

D. LOPE

Madame, quel dessein* en ce lieu vous conduit ?
Venez-vous voir l’estat où m’avez reduit,
Et de mon desespoir joüissant sans obstacle
510 Saouler vostre vertu d’un si triste spectacle ?

CASSANDREà Jacinte

Vous voyez les transports* d’un coeur vrayment atteint,
Il n’espere qu’en trouble*46 et croit tout ce qu’il craint.

JACINTE

J’avois fait un dessein* dont sans doute il soûpire,
Mais il estoit injuste, et je viens m’en dédire.

D. LOPE

515 Quoy ! se pourroit-il bien qu’apres tant de rigueur,
Un reste de tendresse eust émeu vostre coeur,
Que vous eussiez cognu qu’une injustice extrême
Vous portoit à me perdre en vous perdant vous mesme,
Et que l’amour enfin vous eust fait souvenir
520 Qu’il faut vanger un pere, et non-pas vous punir ?

JACINTE

Je sçay ce que je doix aux interests d’un pere,
Pour l’oublier jamais sa gloire* m’est trop chere,
Mais au nom de l’époux qu’il m’avoit destiné,
Contre moy tout à coup mon coeur s’est mutiné,
525 Et soudain condamnant ma premiere entreprise, [p. 24]
A sa rebellion ma raison s’est soûmise.

D. LOPE

Elle a dû s’y soûmettre, et son aveuglement
Avec trop d’injustice immoloit* vostre amant,
Le Ciel qui l’a cognuë y daigne* mettre obstacle,
530 Et mon amour confus attendoit ce miracle.
Mais puis-je demander quel estoit cet époux ?

JACINTE

Le voulez-vous sçavoir ? vous, D. Lope.

D. LOPE

Moy ?

JACINTE

Vous.

D. LOPE

Helas ! à ce discours que faut-il que je pense ?

JACINTE

Que mon pere vous croit l’autheur de son offence.

D. LOPE

535 Que le perfide Alonse ait osé m’accuser    535
Du crime le plus noir qu’on me pût imposer !

JACINTE

Sur vous d’un coup si lâche il fait tomber le blâme,
Et par vostre ordre seul...

D. LOPE

Le croyez-vous, Madame ?

JACINTE

Vous voir et vous parler sans faire agir mon bras,
540 C’est vous montrer assez que je ne le croy pas.
Dequoy que vous accuse un indigne murmure,
L’amour que j’ay pour vous en convainc47 l’imposture,
Et répond hautement à mon coeur abatu
Et de vostre innocence et de vostre vertu.
545 Cette amour dans son choix ne s’est point emportée,
Ayant pû l’acquerir, vous l’avez meritée,    
Et l’ayant meritée, il est à presumer [p. 25 ; c]
Qu’une vertu sublime en vous me sçeut charmer*,
Que la mienne jamais ne peut m’avoir trahie,
550 Que de fausses clartez ne m’ont point ébloüie,
Et qu’enfin j’ay dû voir dedans un cœur48 constant
Tout ce qu’un vray merite a de plus éclattant.
Voila sur quels appuis mon amour osa naistre,
Et si vous n’estiez pas ce que je vous crois estre,
555 Si de bas sentimens vous tenoient partagé
Je me voudrois punir d’en avoir mal jugé.

D. LOPE

Pour bien juger de moy, jugez-en par vous mesme,
Ou pour dire encor plus, par ce coeur qui vous aime,
Puisqu’on ne vit jamais les belles passions
560 Sur des courages* bas former d’impressions.
Mais si vostre vertu jugeant49 mon innocence,
Contre la calomnie entreprend ma deffence,
Daignez* ne pas laisser vostre ouvrage imparfait,
Et de l’erreur d’un pere accordez-moy l’effet.
565 Voyez de vostre hymen ce qu’on luy fait pretendre ;
Pour effacer sa honte il vous demande un gendre,
Et puisque son honneur vous doit seul engager,
Faites tomber sur moy le droit de le vanger.
Prenez l’occasion que le Ciel vous presente
570 De remplir les devoirs et de fille et d’amante,
Et ne me perdez pas quand il vous donne jour
A satisfaire ensemble et l’honneur et l’amour.

JACINTE

D. Lope, qu’est-ce-cy ? vous oubliez sans doute
Que c’est vous qui parlez, et moy qui vous écoute ?
575 Ou voulant que j’embrasse* un projet si honteux,
La gloire* vous déplaist pour objet de nos feux ?
Ainsi donc ma vertu doublement infidelle,
Répondra lâchement à ce qu’on attend d’elle,
Et je pourray souffrir* qu’on me reproche un jour [p. 26]
580 Que l’honneur me servit de pretexte à l’amour,
Qu’abusant de l’erreur qui pût surprendre* un pere,
Je ne le satisfis que pour me satisfaire,
Et que ma passion couvrit sa lâcheté
D’un vain et faux éclat de generosité !

D. LOPE

585 Comme toûjours ma flame a demeuré secrette,
La peur d’un tel reproche en vain vous inquiete50,
On ne soupçonne rien de cette noble ardeur
Qui m’acquit vostre estime en vous donnant mon coeur,
Et chacun vous croyant dans cet hymen surprise*,
590 Personne ne sçaura que l’amour l’authorise,
Qu’à des motifs d’honneur il mêle son appas*.

JACINTE

Et moy, D. Lope, et moy ne le sçauray-je pas ?
Quoy ! dans ce haut dessein* où la vertu m’engage,
Estimez-vous si peu mon propre témoignage,
595 Et ne suffit-il pas pour m’en faire une loy
Que mon coeur en secret dépose contre moy ?
Quoy qu’on cherche l’estime avec des soins* extrêmes,
Des belles actions le prix est en nous mesmes,
Ce charme* interieur qui nous sçait émouvoir,
600 Est le plus doux encens qu’on puisse recevoir.
Sans que nous dépendions de ce qu’on ose croire,
C’est par nous que s’acheve ou détruit nostre gloire*,
Et l’éclat du dehors a peine à l’aggrandir
Alors que51 le dedans refuse d’applaudir.
605 Un coeur qui d’un grand coeur aspire à l’avantage,
Doit s’oser dire tel par son propre suffrage*,
S’en répondre à soy-mesme, et sur un tel appuy
S’abandonner sans crainte à ce qu’on croit de luy.
[p. 27]

D. LOPE

Où me vas-tu reduire, ô vertu trop austere ?

JACINTE

610 Mais vous estes encor l’ennemy de mon pere,
On vous accuse enfin, convainquez l’imposteur,
Et de nostre disgrace allez chercher l’autheur,
Montrez-vous innocent en le faisant cognoistre*.

D. LOPE

Quoy, c’est aussi par moy que son bonheur doit naistre,
615 Par moy, qui découvrant son crime aux yeux de tous,
Luy cede mon espoir, et le fais vostre époux,
Et vous m’osez charger de cet employ funeste ?

JACINTE

Faisons nostre devoir, le Ciel fera le reste.

D. LOPE

Il faut vous obeïr, mais souvenez-vous bien
620 Que ce lâche cognû*, je ne cognois* plus rien,
Et qu’à quoy que pour vous le respect me convie,
Son bonheur est mal seur52 s’il me laisse la vie.
Adieu.

SCENE III. §

JACINTE, CASSANDRE, FLORE, BLANCHE.

CASSANDRE

C’est vous servir avec trop de rigueur
Du pouvoir que l’amour vous donne sur son coeur.

JACINTE

625 C’est montrer que l’amour n’est vertueux ou lâche,
Que selon les objets où* sa flame s’attache,
Et que si rarement un courage abatu [p. 28]
De cette passion se fait une vertu,
Jamais une grande ame où la gloire* préside,
630 N’en prend dans ses desseins* l’aveuglement pour guide.

CASSANDRE

Ainsi ce grand pouvoir que vous gardez sur vous,
Des plus âpres53 malheurs vous fait braver les coups.
Que vous estes heureuse, et que je suis à plaindre !

JACINTE

Pouvant tout esperer, vous n’avez rien à craindre,
635 Mais si vostre malheur estoit égal au mien,
Vous auriez tout à craindre, et n’espereriez rien.

CASSANDRE

En l’estat où je suis, que faut-il que j’espere ?
L’hymen rend dans deux jours mon amour necessaire,
Je le dois à Fernand, et presque au desespoir,
640 Tout mon coeur se refuse à ce triste devoir.

JACINTE

Au moins ce grand malheur qui cause vostre plainte,
Peut estre surmonté54 par un peu de contrainte,
Et quelque aversion qu’on ait au nom55 d’époux,
C’est n’en haïr aucun, que de les haïr tous.
645 Mais d’un revers si dur ma disgrace est suivie,
Qu’écoutant le projet où l’honneur me convie,
Il me faut étouffer les plus beaux sentimens
Que la gloire* jamais permit aux vrais amans.
Car enfin c’est en vain56 que je le voudrois taire,
650 D. Lope a des vertus dont l’éclat m’a sçeu plaire,
Et je ne puis songer sans trouble* et sans ennuy*
Que qui n’ose le perdre est indigne de luy.

CASSANDRE

Apres un tel adveu* vous oseray-je dire...
Mais que ne dit-on point lors que le coeur soûpire,
655 Et que dans ses soûpirs, interdit* et confus, [p. 29]
Il parle, il s’embarasse, et ne se comprend plus ?

JACINTE

Il n’est pas mal-aisé d’entendre* ce langage,
Je voy contre l’hymen quel motif vous engage,
Qu’on n’éteint pas sans peine un feu bien allumé,
660 Et que vous aimeriez, si vous n’aviez aimé.

CASSANDRE

Je l’advouë, et jamais une plus belle flame
Pour un plus digne objet ne regna dans une ame,
Mais las ! que la Fortune*, au moins jusqu’à ce jour,
Respecte rarement un vertueux amour !
Flore et Blanche rentrent.
665 Icy dedans Madrid, sous les loix d’une tante57,
Je menois une vie et paisible et contente58,
Et mes freres en Flandre, en de nobles emplois,
Laissoient à mes desirs59 la liberté du choix,
Alors qu’un Cavalier60 dans un peril extrême
670 Osa m’en dégager en s’y jettant luy-mesme,
Et par ce grand service engagea ma raison
A souffrir* de mon coeur l’aimable61 trahison,
Il me vit, je le vis, et trop recognoissante,
Pensant n’estre rien plus62, je me sentis amante.
675 Je ne vous diray point par quels soins*, par quels voeux
Il disposa mon ame à répondre à ses feux,
Ny quel rapport d’humeurs63 l’une à l’autre assorties,
Forma de nos esprits les douces sympaties,
Ce seroit retracer dedans mon souvenir
680 Des traits* mal effacez qu’il tâche de bannir, 64
Vous sçaurez seulement que quoy que je supprime,
Rien de honteux pour moy ne m’acquit son estime,
Et que l’ayant cognû genereux* et discret,
Je ne pûs refuser de le voir en secret.
685 Mais quoy qu’il me jurast entiere obeïssance, [p. 30]
Il sçeut avec tant d’art* me cacher sa naissance,
Que m’opposant toûjours quelque obligeant* refus,
M’ayant appris son nom, je ne sçeus rien de plus65,
Si ce n’est que pour vaincre un destin trop contraire,
690 Un voyage d’un an se trouvoit necessaire,
Et qu’alors plus heureux et plus digne de moy,
Il se feroit cognoistre* aussi bien que sa foy*.
Que vous diray-je enfin ? sans sçavoir davantage
Il fallut consentir à ce triste voyage,
695 Et sur un élement le plus traistre de tous,
Abandonner aux vents mon espoir le plus doux.
Il partit, et le Ciel pour comble de miseres
Fit suivre son depart du retour de mes freres,
Ah !

JACINTE

Si par ce recit...

CASSANDRE

Achevons, ce n’est rien.
700 Jugez par ce retour quel malheur fut le mien.
A me tyranniser leur amitié consiste,
Un party se presente, ils pressent, je resiste,
Ils parlent pour un autre, et par trop de rigueur
Leur gloire* s’interesse à garder une soeur66.
705 Je recule toûjours, tandis* le67 temps se passe,
Déja mon triste coeur fremit de sa disgrace,
Et dans le sort douteux d’un amant qu’il attend,
Met son moindre supplice à le croire inconstant,
Quand sur moy la Fortune* achevant son ouvrage,
710 Par celuy d’un parent on m’apprend son naufrage68,
Ils s’estoient embarquez dans le mesme vaisseau,
Et la mer de tous deux fut l’injuste tombeau.
Ah Dieux !

JACINTE

Vostre douleur semble toûjours s’accroistre.
[p. 31]

CASSANDRE

Helas ! à tous momens je croy le voir paroistre,
715 Je l’entens* qui se plaint d’avoir esté trahy,
Que quoy qu’apres deux ans j’ay trop tost obeï,
Que Fernand...juste Ciel ! pardonnez ma foiblesse,
A ce funeste nom ma constance me laisse,
Approchez-moy d’un siege, et souffrez* qu’aux abois
720 Ma flame...

JACINTE

La douleur luy suffoque la voix,
Flore vient de sortir, quel conseil* dois-je prendre ?

SCENE IV. §

JACINTE, CASSANDRE, FLORE, BLANCHE.

JACINTE

Flore, et viste.

CASSANDREcomme en pâmoyson.

Ah ! pardon, chere Ombre.

JACINTE

Voy, Cassandre...

FLORE

Ah ! Madame.

JACINTE

Qu’as-tu ?

FLORE

Son amant...

JACINTE

Qui ? Fernand ?
[p. 32]

FLORE

Non, mais par un destin tout à fait surprenant,
725 Celuy qu’elle croit mort...

JACINTE

Et bien ?

FLORE

Est là, qui presse...

JACINTE

Que dis-tu ?

FLORE

Qu’il demande à revoir sa maistresse,
Mais le voicy luy-mesme, il entre.

JACINTE

Ah, justes Dieux !
C’est mon frere.

SCENE V. §

D. ALVAR, JACINTE, CASSANDRE, FLORE, BLANCHE.

D. ALVAR

Ah, ma soeur, qui vous met en ces lieux ?
Vous trouver à Madrid, et vous croire à Tolede !

JACINTE

730 Donc apres avoir crû nos malheurs sans remede...

D. ALVAR

Je cherche icy Cassandre, excusez mon transport*.
Mais fuit-elle ma veuë, ou si* c’est qu’elle dort ?
Madame, c’est donc là cette innocente joye,
Qu’au retour d’un amant une amante déploye ?
735 Faut-il qu’apres deux ans et d’absence et de maux... [p. 33]

CASSANDREcomme en pâmoison

Laisse-moy, D. Alvar, un moment de repos.

D. ALVAR

Helas, de cet accueil que faut-il que j’augure ?

JACINTE

C’est un leger accez69, ne craignez pas qu’il dure,
Il va donner relâche* à ses sens assoupis.

D. ALVAR

740 Ouvrez les yeux, Madame, et voyez que je vis.

CASSANDREen pâmoison

Songes-tu que deux ans m’ont trop justifiée,
Et que veuve de toy je me suis mariée ?

D. ALVAR

Que dit-elle, ma soeur ?

JACINTE

Elle revient à soy.

CASSANDRE

Jacinte, helas ! où suis-je, et qu’est-ce que je voy ?

JACINTE

745 Reprenez vos esprits.

CASSANDRE

Et les puis-je reprendre
Si je voy ce qu’enfin je ne sçaurois comprendre ?
D. Alvar vivroit-il ?

D. ALVAR

Apprenez-moy son sort,
Vous le sçavez vous seule, est-il vivant ou mort ?
Je sçay que sur un banc échapé du naufrage,
750 Eschapé des rigueurs d’un étroit esclavage,
Le Ciel qui l’en sauva le renvoyoit au jour,
Mais vivroit il encor s’il n’a plus vostre amour ?
Parlez, Madame.

CASSANDRE

Helas !
[p. 34]

D. ALVAR

Soûpirer et se taire ?
Ah ! ma sœur.

CASSANDRE

Que dit-il ? D. Alvar vostre frere ?

JACINTE

755 Ouy, vous voyez ce frere...

D. ALVAR

Ah ! c’est trop me géner,
Dites-moy ce qu’enfin je n’ose deviner.
J’eus tort de vous quitter, vous seriez-vous vangée,
Un autre est-il heureux, estes vous engagée ?

CASSANDRE

Vous vivant, dites-moy comment je l’advouëray ?
760 Mais le puis-je nier s’il n’est rien de plus vray ?

D. ALVAR

Quoy, plus d’espoir pour moy ?

CASSANDRE

La parole est donnée,
Et ma main dans deux jours acheve l’hymenée.

D. ALVAR

Ce terme peut encor rétablir mon bonheur.

CASSANDRE

Ce terme est peu de chose à qui cherit l’honneur.

D. ALVAR

765 Et vous m’avez aimé ?

CASSANDRE

Mon heur* seroit extrême
D’oser dire, j’aimay, sans pouvoir dire, j’aime.

D. ALVAR

Ah, s’il vous reste encor...

CASSANDRE

Ne me demandez rien,
Je sçay ce que se doit un coeur comme le mien.
Tant que vostre retour flatta* mon esperance, [p. 35]
770 En vain l’on essaya d’ébransler ma constance.
Le bruit* de vostre mort a dégagé ma foy*,
Il vous perd, il me perd, plaignez vous, plaignez moy,
Ou plûtost pour sauver l’éclat de votre gloire*,
Acheptez par l’absence une illustre victoire.
775 D’un feu jadis si beau perdez le souvenir,
Et fuyez un objet qui peut l’entretenir.
Adieu, vous me perdez si mes freres surviennent.

D. ALVAR

Que ne rompez-vous donc les noeuds qui me retiennent ?

CASSANDRE

Je les croy toûjours voir, 70 tirez-moy de soucy*.

D. ALVAR

780 Et bien, si vous craignez de me parlez icy,
Au moins faites qu’ailleurs je puisse vous apprendre...

CASSANDRE

Ne pouvant rien pour vous, je ne dois rien entendre*,
Je ne vous verray plus.

D. ALVAR

Comment donc vous quitter ?

CASSANDRE

Le peril croist toûjours, c’est trop vous écouter,
785 Je me retire.

D. ALVAR

Helas ! ma soeur, quelle injustice !
C’est donc ainsi qu’au port il faut que je perisse.
Ah, que ne suis-je mort, ou pourquoy l’a-t’on crû ?

JACINTE

Ce faux bruit* en deux ans ne s’est que trop accrû,
Aussi me destinant le grand bien qu’il possede,
790 Mon pere sur ce bruit* voulut quitter Tolede,
Esperant qu’à Madrid... [p. 36]

D. ALVAR

Ah, puisqu’il me croit mort,
Promettez-moy, ma soeur, de luy cacher mon sort ;
Car enfin si le Ciel s’obstine à me poursuivre,71
Mon espoir estant mort je ne veux point revivre.
795 Adieu, vous seule icy me pouvez secourir,
Touchez pour moy Cassandre, ou me laissez mourir.
[p. 37 ; d]

ACTE III. §

SCENE PREMIERE. §

D. SANCHE, D. RAMIRE.

D. RAMIRE.

Enfin instruit d’un nom que vous brûliez d’apprendre,
D’un ennemy secret vous allez faire un gendre ?

D. SANCHE

Au moins suis-je ravy que contre mon espoir
800 Vos fidelles conseils m’en donnent le pouvoir.

D. RAMIRE.

Le conseil est fâcheux*, et j’ay veu l’assemblée,
Sans pouvoir que resoudre, également troublée,
Mais quoy qu’avec des yeux de juges rigoureux,
Ne regardant en vous qu’un vieillard malheureux,
805 Que la fuitte de l’âge a mis dans l’impuissance
D’effacer par le sang la honte d’une offence,
Voyant d’ailleurs* Alonse à se taire obstiné
A moins qu’à cet accord on vous eust condamné,
Et vous mesme sur tout témoigner de vous rendre...

D. SANCHE

810 Je n’en usois ainsi que pour mieux le surprendre*,
Sçachant qu’à ne me voir ébranlé qu’à demy,
Il m’eust toûjours caché quel est mon ennemy.
Il me l’a donc nommé devant ma fille mesme, [p. 38]
Et pour mieux déguiser encor le stratagême,
815 J’ay voulu devant luy ne luy donner qu’un jour
A disposer son ame à ce funeste amour,
Luy-mesme il l’en a veuë et surprise* et confuse,
Mais il est juste enfin que je la desabuse,
Et qu’elle sçache au moins que mon juste couroux*
820 Dedans mon72 ennemy ne peut voir son époux.

D. RAMIRE.

Quoy, vostre procedé n’estoit qu’un artifice* ?

D. SANCHE

J’ay fait ce que sans doute il falloit que je fisse.

D. RAMIRE.

Si toûjours la vangeance occupe vos esprits,
Le Ciel plus à propos n’eust pû vous rendre un fils,
825 D. Alvar est vivant.

D. SANCHE

Quoy, mon fils, D. Ramire,
Mon fils seroit vivant ?

D. RAMIRE.

Ouy, D. Alvar respire,
A deux cens pas d’icy je viens de le quitter.

D. SANCHE

Un plus foible rapport m’en laisseroit douter.
Mais qui l’empesche donc à mes yeux de paroistre ?
830 Est-ce qu’en ma disgrace il me veut mécognoistre,
Que mon honneur blessé touche peu son esprit,
Ou qu’il ignore encor mon sejour à Madrid ?

D. RAMIRE.

Il l’ignore sans doute, et j’allois l’en instruire,
Quand surpris tout à coup au nom de D. Ramire,
835 Sans me laisser parler, se tirant de mes bras :
Ah ! si l’on me croit mort, on ne s’abuse pas,
M’a t’il dit, et la mer ne m’a laissé la vie,
Qu’afin que par l’amour elle me fust ravie*,
Il a donné l’arrest, il faut l’executer. [p. 39]
840 A ces mots s’échapant, sans vouloir m’écouter,
Son pas précipité, le détour d’une ruë,
L’ont sçeu presque aussi-tost dérober à ma veuë.

D. SANCHE

Quoy, le croyant revoir, il m’est encor ravy !

D. RAMIRE.

Ne vous alarmez point, un des miens l’a suivy,
845 Mais l’ayant retrouvé, que luy pourray-je aprendre ?

D. SANCHE

Ce malheur dont le bruit* a pû si-tost73 s’épandre.

D. RAMIRE.

Mais ignorant l’autheur...

D. SANCHE

Il l’apprendra de moy
Quand sur un tel secret j’auray receu sa foy*.
Car74 enfin pour punir une action si noire,
850 Si j’employois un fils, je trahirois sa gloire*,
Mon mal veut un remede et violent et prompt,
Et je dois mesurer la vangeance à l’affront.

D. RAMIRE.

Ne pouvant avec luy m’expliquer davantage,
Il vaut mieux par vous seul qu’il apprenne l’outrage,
855 Ainsi par un billet que je feray tenir,
Sur un affront receu, pressez-le de venir.

D. SANCHE

Et bien, sans perdre temps, allons chez moy l’écrire,
Ce billet...
[p. 40]

SCENE II. §

D. SANCHE, D. RAMIRE, JACINTE, BLANCHE.

D. SANCHE

Ah ! ma fille, à la fin je respire,
Et dans l’heureux succez qui flate* mes desirs,
860 Tu peux donner relâche* à tes tristes soûpirs.
Ta vertu s’est montrée entiere, pure, pleine,
Joüis de son éclat sans en craindre la peine,
Enfin ne songe plus à l’hymen proposé,
Je le pressois moy-mesme, on m’avoit abusé,
865 J’avois presté les yeux à de fausses lumieres,
A des illusions sans doute trop grossieres,
Mais sans qu’il soit besoin de trahir ton bon-heur,
Le Ciel m’offre un moyen d’asseurer mon honneur,
Il m’est plus glorieux, et pour toy moins funeste,
870 Adieu, le temps sçaura te découvrir le reste.

SCENE III. §

JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

Que veut-il dire, Blanche, et que m’imaginer
De ce confus advis qu’il vient de me donner ?
[p. 41]

BLANCHE

S’il vous paroit confus, au moins j’en conjecture
Qu’il ne croit plus D. Lope autheur de son injure,
875 Il doit cognoistre* au vray75 quel est son ennemy.

JACINTE

Mais par où son honneur peut-il estre affermy* ?
Quel sera ce moyen que le temps doit m’apprendre ?

BLANCHE

C’est ce qui comme à vous me fait peine à comprendre,
Si ce n’est qu’à la Cour son malheur estant sçeu,
880 On y doive étouffer l’affront qu’il a receu,
Et par son ennemy le faisant satisfaire,
Forcer et sa vangeance et l’envie à se taire.

JACINTE

Quelque espoir que mon coeur me presse d’en former,
Une obscure frayeur vient toûjours m’alarmer.
885 Du sort de D. Alvar ayant eu cognoissance,
Peut-estre il se tient seur par luy de sa vengeance,
Et que contre D. Lope animant sa fureur...

BLANCHE

Pourquoy contre D. Lope ? il est sorty d’erreur,
Par ce qu’il vous a dit, il vous l’a fait cognoistre*.

JACINTE

890 Que n’est-ce un faux soupçon que l’amour fasse naistre ?
Mais Cassandre paroit, et s’advance vers nous.
[p. 42]

SCENE IV. §

CASSANDRE, JACINTE, BLANCHE, FLORE.

JACINTE

Et bien, qu’a sçeu D. Lope, et que m’apprendrez-vous ?
Pourra-t’il obliger* Alonse à se dédire ?

CASSANDRE

Ne l’ayant pû trouver, il se plaint, il soûpire,
895 Et croit que de luy-mesme il peut se défier
Si son meilleur amy l’ose calomnier.
Cependant pour luy plaire il faut que je vous voye,
Il m’est aisé, dit-il, de restablir sa joye,
Et de vous détourner de cet hymen fatal
900 Qui tous deux vous immole* au bon-heur d’un rival.

JACINTE

Si de ce seul malheur la crainte l’inquiete,
Qu’il se mette en repos, il a ce qu’il souhaite.

CASSANDRE

D. Sanche à cet hymen n’a donc pû consentir ?

JACINTE

Tout à l’heure en passant il m’en vient d’advertir,
905 Et si j’ay bien compris ce qu’il m’a fait entendre*,
Il sçait que pour D. Lope on l’a voulu surprendre*.

CASSANDRE

J’admire en sa fortune* un si prompt changement.

JACINTE

J’ay sçeu cette nouvelle assez confusément.
Avec luy D. Ramire estant en conference, [p. 43]
910 Luy qui de ses secrets reçoit la confidence,
J’ay dû me contenter de ce qu’il m’en a dit ;
Mais je sçay comme il faut ménager son esprit,
Et mettant le détour et l’adresse en pratique
Je n’auray pas de peine à faire qu’il s’explique.

CASSANDRE

915 Allez donc, les effets nous ont souvent fait voir
Qu’un secret sçeu trop tard ruïne un bel espoir.

SCENE V. §

CASSANDRE, FLORE.

CASSANDRE

Ainsi tout se prepare au bonheur de mon frere.

FLORE

Ainsi, si vous cessiez de vous estre contraire,
Vous n’auriez pas à craindre...

CASSANDRE

Ah Flore, que dis-tu ?

FLORE

920 Que tout vostre heur* dépend d’un peu moins de vertu.
Des mépris de Fernand la preuve est trop certaine,
Si proche de l’hymen il ne vous voit qu’à peine,
Et vous faites encor un scrupule si grand
De reprendre une foy* que sa froideur vous rend ?

CASSANDRE

925 Quand de ce changement j’aurois esté capable,
Sçachant ce que je sçay, seroit-il excusable ?
Il l’eust esté peut-estre, et du moins bien plus beau
Avant que D. Alvar fust sorty du tombeau,
Mais aujourd’huy qu’il vit, donner lieu qu’on soupçonne, [p. 44]
930 Qu’aux dépens de ma foy* mon lâche coeur se donne,
Que je romps...

FLORE

Le voicy, souffrez*-luy quelque espoir.

CASSANDRE

Non, Flore, éloignons-nous, je ne veux point le voir.

SCENE VI. §

D. ALVAR, CASSANDRE, FLORE.

D. ALVAR

Me fuyez-vous, Madame, et portez-vous envie
A ce foible bonheur, le dernier de ma vie ?
935 Dans ce qu’il fait pour moy n’ayant aucune part,
Pourquoy vous opposer aux faveurs du hazard ?
Est-ce qu’en vostre coeur l’excez de ma disgrace
Fait succeder la haine à l’amour qu’elle en chasse,
Ou que ce mesme coeur pour moy trop rigoureux,
940 Croit que s’il n’est cruel il n’est point genereux* ?

CASSANDRE

Mon coeur n’est point cruel, et ce n’est pas sans peine
Qu’il vous entend* parler et d’amour et de haine,
Car enfin quelques maux76 qu’il puisse ressentir,
L’une n’y peut entrer, mais l’autre en doit sortir.

D. ALVAR

945 C’est donc ce qu’à mes feux, apres deux ans d’absence
Vous reserviez pour prix de ma perseverance ?
Encor si vostre coeur moins sensible à ces feux [p. 45]
Par quelque aversion échapoit à mes voeux,
Si la haine m’ostoit ce qu’il faut que je quitte,
950 Je n’en accuserois que mon peu de merite,
Et sur mes seuls defauts jettant un oeil jaloux,
Je me plaindrois du Ciel sans me plaindre de vous :
Mais par une rigueur qu’on aura peine à croire,
M’arracher de ce coeur fait toute vostre gloire*,
955 Et ces traits* que l’amour luy-mesme y sçeut tracer,
C’est en les déchirant qu’il les faut effacer.

CASSANDRE

Dans le triste revers dont je souffre* l’atteinte,
Si ma juste conduite attire vostre plainte,
Songez qu’il est bien dur de la voir condamner
960 A qui ne peut avoir d’excuse à vous donner.

D. ALVAR

Quoy, vostre fier devoir jusques-là vous abuse,
Que vous me refusiez la douceur d’une excuse ?

CASSANDRE

C’est ce que vostre amour ne doit point exiger.
Qu’auroit-elle aussi bien qui le pûst soulager,
965 Qui pûst donner relâche* au trouble* qui l’agite,
Puisque je n’en ay qu’une, et que je vous l’ay dite ?

D. ALVAR

Ah, si cette raison vous la fait supprimer,
Que vous cognoissez* peu ce que c’est que d’aimer !
Jamais, jamais l’amour n’eut d’excuse frivole,
970 Il sçait charmer* cent fois par la mesme parole,
On a beau la redire et beau la repeter,
De nouvelles douceurs s’y font toûjours goûter,
L’appas* en est secret et le pouvoir extrême,
Et si pour qui la dit elle est toûjours la mesme,
975 Bien qu’elle semble l’estre, il est certain pourtant
Qu’elle n’est pas la mesme à celuy qui l’entend*.
Dites-la donc encor cette excuse charmante*,
Qui soulage mes maux quand elle les augmente, [p. 46]
Et meslant vos regrets à mes vives douleurs,
980 Presse mon desespoir de finir mes malheurs.

CASSANDRE

Et vous pourriez souffrir* qu’aux depens de ma gloire*
J’écoutasse une amour que je ne dois plus croire ?
Quand d’abord vostre veuë a troublé mes esprits,
L’ame toute en desordre et les sens interdits*,
985 J’ay pû m’abandonner dans ma surprise* extrême
A ce que pense un coeur quand il perd ce qu’il aime,
Et que prest de77 subir un redoutable sort
Il regrette vivant ce qu’il a pleuré mort.
Mais enfin à present qu’un peu mieux eclairée,
990 Ma raison sert de guide à mon ame égarée,
Et que mon coeur honteux de se voir abatu
Avec plus de vigueur rappelle sa vertu,
Loin de suivre l’erreur qui m’avoit abusée,
Si je dois m’excuser, c’est de m’estre excusée,
995 Et d’avoir fait paroistre avec quel desespoir
L’amour que j’eus pour vous s’immole* à mon devoir.

D. ALVAR

Ainsi vous détrompant du bruit* de mon naufrage,
Confessez qu’à mes feux j’oste un grand avantage,
Et qu’il vaudroit bien mieux qu’ainsi qu’auparavant,
1000 Vous m’estimassiez mort que de me voir vivant.

CASSANDRE

Au moins pourrois-je encor me dispenser sans honte
A pousser des soûpirs pour une mort trop prompte,
Et sans examiner si dans de tel malheurs
L’amour ou la pitié feroit couler mes pleurs,
1005 Pour flater* mon ennuy* je trouverois des charmes*
A me croire permis de répandre des larmes ;
Mais lors78 que vous vivez, des sentimens si doux [p. 47]
Sont trop pour mon devoir s’ils sont trop peu pour vous,
C’est à les étouffer qu’il faut que je m’applique,
1010 Et comme vostre veuë en est l’obstacle unique,
Je fuis un ennemy qu’en mon ennuy* secret
Je combats avec peine et ne vaincs qu’à regret.

D. ALVAR

Vous me quittez, Madame ?

CASSANDRE

Il y va de ma gloire*.

D. ALVAR

Et d’un amour si pur vous perdrez la memoire ?

CASSANDRE

1015 J’y feray mon pouvoir.

D. ALVAR

Oyez donc jusqu’au bout,
A quel point ...

CASSANDRE

Non, c’est trop.

D. ALVAR

Je vous suivray par tout,
Et si vous me quittez, il n’est respect ny crainte
Qui m’empesche chez vous d’aller porter ma plainte.

CASSANDRE

Si je dois l’écouter, sçachez auparavant
1020 Ce que s’en doit promettre un espoir decevant.
Quand celuy d’estre à vous authorisa ma flame
Je ne vous cachay point les secrets de mon ame,
Et vos feux n’ayant rien qui blessast mon devoir,
Je vous aimay sans doute et vous le pûstes voir.
1025 Par un funeste bruit* ma fortune* changée
Ayant crû vostre mort je me suis engagée,
Ce bruit* m’a fait ailleurs disposer de ma foy*,
Vous sçavez qui je suis et ce que je me doy,
Que l’honneur a ses lois que l’on ne peut enfraindre ; [p. 48]
1030 Plaignez-vous là dessus, si vous osez vous plaindre.

D. ALVAR

Ouy, je l’ose, Madame, et si vous n’esperez...
Mais las ! que puis-je dire alors que vous pleurez ?79

CASSANDRE

Si mes yeux par des pleurs attentent sur ma gloire*,
Ce sont des imposteurs que l’on doit point croire.

D. ALVAR

1035 Quoy donc, vos passions sont tellement à vous
Qu’un moment peut changer la tendresse en couroux* ?
Est-il possible, helas !80 qu’avec si peu de peine
Vous reduisiez l’amour aux effets de la haine,
Et qu’exposée aux coups des plus rudes combats
1040 Vous puissiez soûpirer et ne soûpirer pas ?
Ah, si jamais pour vous ma flame eut quelques charmes*,
Enseignez-moy comment vous vous servez des larmes,
De ces larmes toûjours si prestes d’obeïr,
Qui prennent loy de vous, qui n’osent vous trahir,
1045 Et que par un pouvoir que je ne puis comprendre
Je vous vois essuyer aussi-tost que répandre.

CASSANDRE

Quand de ce que je fus j’ose me souvenir,
Mon coeur comme en tribut s’appreste à m’en fournir,
Quand par ce que je suis il cognoit* qu’il s’abuse,
1050 Mon coeur ce mesme coeur soudain me les refuse,
Et par ces sentimens l’un à l’autre opposez
Deux partis se formants dans mes sens divisez,
Sans permettre aucun calme à mon ame inquiete,
La douleur les attire et l’honneur les arreste81,
1055 Ne pouvant consentir qu’en un sort si nouveau
Le plus bas sentiment triomphe du plus beau.
[p. 49 ; e]

D. ALVAR

Enfin c’est à regret qu’entre les bras d’un autre...

CASSANDRE

Si l’adveu* de mon mal peut adoucir le vostre,
Ouy, je souffre* à vous perdre, et mon coeur alarmé
1060 Ne se souvient que trop de vous avoir aimé,
En vain pour l’oublier il se fait violence.

D. ALVAR

Donc je puis...

CASSANDRE

N’en tirez aucune consequence.

D. ALVAR

Esperer que peut-estre...

CASSANDRE

Injuste et vain espoir !

D. ALVAR

Mon amour...

CASSANDRE

Ne pourra corrompre mon devoir,
1065 Et plustost que...

FLORE montrant ENRIQUE qui paroist

Madame.

CASSANDRE

O disgrace impréveuë !
Empeschez qu’on me suive, ou bien je suis perduë.
[p. 50]

SCENE VII. §

ENRIQUE, D. ALVAR, CASSANDRE, FLORE.

ENRIQUE

Ne vois-je pas ma soeur ? elle me fuit en vain
Si...

D. ALVAR coupant chemin à ENRIQUE
qu’il voit se preparer à suivre Cassandre.

Vous m’obligerez* de changer de dessein*,
Cette Dame me touche.

ENRIQUE

Et plus que vous peut-estre
1070 Moy-mesme elle me touche, et je la veux cognoistre*.

D. ALVAR

J’y pourray mettre obstacle.

ENRIQUEmettant l’épée à la main.

Ah Dieu, me menacer !
Voicy, voicy par où je le sçauray forcer82.

D. ALVAR

Vous reculez pourtant.

CASSANDREparoissant apres que D. ALVAR
a fait reculer ENRIQUE hors du Theatre

Helas ! que dois-je faire ?
Quel funeste combat d’un amant et d’un frere !

FLORE

1075 On les separera, ne craignez rien pour eux.

CASSANDRE

Ce quartier est desert, D. Alvar malheureux,
Et la nuit qui survient...
[p. 51]

FLORE

Retirons nous, Madame.

CASSANDRE

Que de troubles* divers s’élevent dans mon ame !
Encor si nous pouvions trouver quelque secours*.

FLORE

1080 Nous ne les voyons plus, ils s’éloignent toûjours,
Mais D. Lope…

SCENE VIII. §

D. LOPE, CASSANDRE, FLORE.

D. LOPE

Ah, ma soeur, la funeste nouvelle !

CASSANDRE

Qu’est-ce, mon frere ?

D. LOPE

Alonse est un amy fidelle,
Et cette trahison dont j’osois murmurer,
M’asseuroit le seul bien que je puis esperer ;
1085 Mais jugez quel espoir me doit rester encore
Quand Enrique me perd, quand il me deshonore,
Et qu’autheur d’un affront que je croyois vanger,
Malgré moy dans son crime il a sçeu m’engager.
Mais qui vous trouble ainsi ? vous semblez toute émeuë.

CASSANDRE

1090 Un bruit* d’armes oüy dans la prochaine ruë,
D’un effroy si subit vient de saisir mon coeur...

D. LOPE

Je l’entens* en effet, éloignez-vous, ma soeur.
Je verray ce que c’est.
[p. 52]

SCENE IX. §

D. LOPE, D. ALVAR, Trois BRAVES* le poursuivant.

1. BRAVE*

Ta mort suivra la sienne.

D. ALVAR

Que ne l’empeschiez-vous, comme je fais83 la mienne,
1095 Lâches ?

D. LOPE

Quoy, trois contre un ! donnons84, je suis à vous,
Mon cavalier, courage.

2. BRAVE*

O Dieu, les rudes coups !

3. BRAVE*

Ah ! D. Lope...

D. LOPE

Mon nom dans la bouche d’un lâche ?

3. BRAVE*

Sçachez...

D. LOPE

J’ay déja sçeu ce qu’il faut que je sçache.

2. BRAVE*

Craignant quelque disgrace, évitons sa fureur.

D. ALVAR

1100 Vous fuyez, assassins, ce secours* vous fait peur.

D. LOPE

Laissons-les s’échapper, quoy qu’indignes de vivre,
Ils ne meritent pas qu’on daigne* les poursuivre.
[p. 53]

D. ALVAR

Cependant je dois tout à ce bras genereux*,
Sans vous ma resistance estoit vaine contre eux,
1105 Vous seul par un secours*...

D. LOPE

Espargnez-moy, de grace*,
J’ay fait ce que vous mesme eussiez fait en ma place.

D. ALVAR

Au moins j’aurois montré que je sçay mon devoir,
Mais enfin où vous puis-je entretenir ce soir ?
Il faut que je vous quitte, et ma disgrace est telle
1110 Qu’ayant tué d’abord l’autheur de la querelle,
Quoy que sa mort soit juste après sa lâcheté,
Je serois criminel si j’estois arresté.

D. LOPE

Je ne laisseray pas mon secours* inutile,
Ne craignez rien, chez moy je vous offre un azile,
1115 Allons, et soyez seur qu’au besoin* contre tous
Je sçauray vous défendre, ou perir avec vous.
Mais sans doute on vous cherche.

D. ALVAR

O malheur redoutable !

SCENE X. §

D. LOPE, D. ALVAR, D. LOUIS, Suitte d’Archers.

D. LOUIS

Voyez nos soins*, D. Lope, à trouver un coupable,
Enrique, helas !

D. LOPE

Et bien ?
[p. 54]

D. LOUIS

Vient d’estre assassiné.

D. LOPE

1120 Enrique !

D. LOUIS

Et l’assassin par icy détourné,
Tâchant de garantir sa teste par sa fuitte,
Attire sur ses pas nostre juste poursuitte,
On l’a veu reculer les armes à la main.

D. LOPE

Par vostre diligence empeschez son dessein*,
1125 Je vay pourvoir au reste.

SCENE XI. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. ALVAR

Et vous devant la vie,
Ce n’estoit pas assez...

D. LOPE

Brisons-là, je vous prie.
Sçavez-vous qui je suis ?

D. ALVAR

C’estoit pour le sçavoir
Que je vous demandois à vous parler ce soir.

D. LOPE

Sçavez-vous contre qui je viens de vous defendre ?

D. ALVAR

1130 Non.

D. LOPE

Sçavez-vous quel sang vous avez sçeu répandre ?
[p. 55]

D. ALVAR

Aussi peu, seulement vous répondray-je bien
Que mon coeur sur ce point ne se reproche rien,
Mais ne me cachez plus un secret qui m’importe.

D. LOPE

D. Lope de Guzman est le nom que je porte.

D. ALVAR

1135 Je cognoy ce grand nom, et le malheur m’est doux
Par qui je tiens le jour d’un homme tel que vous.

D. LOPE

Gardez bien-tost de prendre un sentiment contraire.

D. ALVAR

Pourquoy ?

D. LOPE

Si je vous dis que le mort est mon frere ?

D. ALVAR

Vostre frere !

D. LOPE

Ouy, mon frere, et vous pouvez juger
1140 Si je puis vous deffendre ayant à le vanger.

D. ALVAR

Mais vous m’avez promis...

D. LOPE

La promesse est frivole,
Jamais contre soy-mesme on ne donne parole.

D. ALVAR

Que pretendez-vous donc ?

D. LOPE

Monstrer par vostre mort
Que le devoir du sang est toûjours le plus fort.

D. ALVAR

1145 Et bien, me voicy prest à vous rendre une vie...

D. LOPE

Non, je sçay mieux à quoy la gloire* me convie,
Et ce n’est pas icy qu’au milieu du secours*85 [p. 56]
J’aspire sans peril à terminer vos jours.
Adieu, retirez-vous, j’ay peur qu’on vous arreste,
1150 Allez en seureté chercher une retraite,
J’ay soin* de vostre vie et l’ose conserver,
Mais sçachez qu’en effet c’est me la reserver,
Et qu’il n’est point de lieu, quoy que vous puissiez faire,
Où sur vous mon devoir n’aille vanger un frere.

D. ALVAR

1155 Croyez-vous que son sang qu’a répandu ma main
Soit l’effet criminel d’un injuste dessein* ?

D. LOPE

Par soy-mesme un grand coeur juge toûjours d’un autre,
Mais c’est le sang d’un frere et je luy dois le vostre.

D. ALVAR

Me soupçonneriez-vous le courage assez bas
1160 Pour n’oser en tous lieux affronter le trépas ?

D. LOPE

Je vous ay veu combattre, et j’advoüeray sans feindre
Que je ne puis avoir d’ennemy plus à craindre.

D. ALVAR

Donc sans plus balancer* c’est icy que je doy
Me monstrer tel pour vous que vous estes pour moy.

D. LOPE

1165 Que pensez-vous resoudre, et quelle est vostre envie ?

D. ALVAR

De fuir un ennemy qui m’a sauvé la vie,
Et faire voir qu’au moins, si le Ciel l’eust permis,
Nous n’étions pas peut-estre indignes d’estre amis.86

D. LOPE

C’est ce qui ne se peut apres la mort d’un frere.
[p. 57]

D. ALVAR

1170 Aussi l’éloignement est pour moy necessaire.

D. LOPE

Quoy, vous pourriez me fuir ?

D. ALVAR

Je fuis avec éclat,
Quand j’évite en fuyant le peril d’estre ingrat.

D. LOPE

Vous me verrez pousser ma vangeance à l’extrême,
Je vous suivray par tout.

D. ALVAR

Je vous fuiray de mesme.

D. LOPE

1175 Je sçauray vous chercher.

D. ALVAR

Et moy vous éviter.

D. LOPE

Quoy, je ne tâche icy que de vous irriter,
Et je ne puis enfin forcer vostre cholere
D’accepter un combat qui me doit satisfaire ?

D. ALVAR

C’est que songeant à fuir si vous me poursuivez,
1180 Je fay ce que je doy, vous, ce que vous devez.

D. LOPE

Contentez ce devoir qui presse ma vangeance.

D. ALVAR

Il vous porte à combattre, et le mien m’en dispense.

D. LOPE

Vous m’avez offencé, je dois vous en punir.

D. ALVAR

Vous m’avez obligé*, je dois m’en souvenir.

D. LOPE

1185 Nous nous verrons pourtant.

D. ALVAR

Jamais.
[p. 58]

D. LOPE

Et ma poursuitte ?

D. ALVAR

Ne m’en mettray-je pas à couvert par la fuitte ?

D. LOPE

Peut-estre, mais enfin si nous nous rencontrons
Il faudra lors combattre.87

D. ALVAR

Et bien nous combattrons.
[p. 59]

ACTE IV. §

SCENE PREMIERE. §

ALONSE, D. LOPE.

ALONSE

Je l’avois bien préveu, que tant de violence
1190 Pourroit enfin du Ciel lasser la patience,
Et qu’à suivre toûjours son seul emportement,
Enrique par ses mains creusoit son monument.
Toutefois il respire, et son reste de vie
Rend de quelque douceur sa disgrace suivie,
1195 Puisqu’il nous laisse lieu d’esperer qu’au besoin*    
Luy-mesme contre luy servira de témoin.

D. LOPE

Ah, sans me déguiser ce qu’on ne me peut taire,
Dites qu’on doit rougir d’avoüer un tel frere,
Et que sa lâcheté dans ce dernier combat
1200 N’a fait aux yeux de tous qu’un trop honteux éclat.

ALONSE

Il est vray qu’on le blâme, et qu’un noble courage
Du nombre contre un seul dédaigne l’avantage,
Cependant chacun sçait pour ménager ses jours
Qu’il a pû s’abaisser à souffrir* du secours*.
1205 C’est au milieu de trois qui luy prestoient main forte
Que ce jeune incognu l’a blessé de la sorte,
Il est tombé mourant, et de sa fausse mort [p. 60]
Tout le peuple amassé me faisoit le rapport,
Quand luy voyant encor quelques signes de vie
1210 A ne le point quitter l’amitié de convie,
On arreste son sang, il revient lors à soy88,
Estant déjà89 tout proche on le porte chez moy,
Où vous mesme avez veu dans l’ennuy* qui l’accable
Que de tout son malheur il se tient seul coupable.

D. LOPE

1215 Helas ! et plûst au Ciel qu’en déplorant le sien
Je n’eusse pas sujet de l’accuser du mien,
Car enfin dans90 la loy que la fille m’impose,
La promesse d’un pere est pour moy peu de chose,
Et je n’ay plus sans doute à songer qu’à mourir,
1220 Puisque vostre amitie n’a pû me secourir.

ALONSE

J’avois crû jusqu’icy qu’il estoit impossible
Qu’avec tant de vertu l’amour fust compatible,
Et vous sçachant aimé j’apprehendois fort peu
Que Jacinte nous pust refuser son adveu*.
1225 Mais s’il faut que ma crainte avec vous s’éclaircisse,
D. Sanche m’est suspect luy-mesme d’artifice*,
Je l’ay reveu tantost, et cognu malgré luy
Que l’accord accepté redouble son ennuy*.
Luy parlant de vous voir, il n’a pû si bien faire
1230 Qu’un mouvement d’aigreur n’ait trahy sa cholere,
Elle a paru couverte et m’a trop fait juger
Que rien n’éteint en luy l’ardeur de se vanger.

D. LOPE

Qu’il se vange ; aussi bien, quoy que j’ose entreprendre,
Apres ce que je sçay je n’ay rien à pretendre,
1235 Pour paroistre innocent mon effort seroit vain ;
Si c’est le mesme sang, qu’importe quelle main ?
C’est ce malheur du sang dont je suis responsable, [p. 61 ; f]
Qui me rendra toûjours également coupable,
Puisqu’ayant à combatre un destin rigoureux,
1240 C’est estre criminel que d’estre malheureux.

ALONSE

La vertu de la fille à nos desseins* contraire,
Semble avoir commencé la vangeance du pere,
Et ce trouble* confus qu’il m’a fait remarquer,
Me fait craindre pour vous à l’oser expliquer ;
1245 Mais le meilleur remede en ce malheur extrême,
C’est de porter Enrique à s’accuser luy-mesme,
A demander D. Sanche, et ne luy point cacher
Ce que je sçay déja qu’il s’ose reprocher.
Pour peu qu’on soit sensible, il n’est rien qu’on refuse
1250 Au triste repentir d’un mourant qui s’accuse,
Et quoy qu’ait resolu ce vieillard outragé,
Par le malheur d’Enrique il se tiendra vangé,
Il croira que le Ciel, à ses voeux favorable,
Aura pris soin* pour luy de punir un coupable,
1255 Et j’ose m’asseurer du succez de vos feux
Quand cet hymen pour luy n’aura rien de honteux.

D. LOPE

Qu’Enrique obtinst sur luy cette haute victoire ?

ALONSE

Il l’obtiendra sans doute, et j’ay lieu de le croire,
Puisqu’au nom de Fernand par hazard prononcé,
1260 Si Cassandre se plaint de son hymen forcé,
(M’a-t’il dit d’une voix et languide et mourante, )
Je ne l’oblige* à rien, qu’elle vive contente.

D. LOPE

Ah, si son repentir s’étendoit jusqu’à moy.

ALONSE

Vous en verrez l’effet tel que je le prévoy.
1265 Adieu, pour vous servir je vay mettre en usage
Tout ce qui peut abatre un orgueilleux courage.
[p. 62]

D. LOPE

Cependant dans l’espoir de quelque mot d’advis,
Je vay resver une heure autour de ce logis,
Si je suis apperceu, Blanche pourra paroistre.

ALONSE

1270 Et si quelqu’autre aussi vous alloit recognoistre,
Et que la force en main le vieillard adverty,
Malgré tout nostre accord vous fist mauvais party ?

D. LOPE

Vous parlez d’un peril que mon amour méprise.

ALONSE

Ce n’est pas sans sujet que j’en crains la surprise*.
1275 Voyez, la Lune brille avec tant de clarté,
Que la nuit n’eut jamais si peu d’obscurité.
Ne vous exposez point si vous m’en voulez croire.

D. LOPE

J’auray soin* de ma vie, ayez soin* de ma gloire*,
Et puis qu’un fier destin s’oppose à mon bon-heur,
1280 Par l’adveu* du coupable asseurez mon honneur.
Seul
Enfin, Fortune*, enfin quoy que ta rage ordonne,
Mon coeur à ton caprice aujourd’huy s’abandonne,
Et de son desespoir il tire au moins ce bien,
Qu’il se trouve en estat de ne craindre plus rien.
1285 Mais si dans sa clarté la Lune m’est fidelle,
Je voy cet incognû contre qui j’ay querelle,
C’est luy-mesme, parlons, puisqu’il s’ose approcher.
[p. 63]

SCENE II. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. LOPE

Me recognoissez-vous ?

D. ALVAR

Je vous allois chercher,
Et quelque rigoureux que mon destin se montre,
1290 Je luy suis obligé* d’une telle rencontre.

D. LOPE

Quoy, croyez-vous ainsi pouvoir impunément
Braver et ma colere, et mon ressentiment ?
Il ne vous souvient plus que l’honneur vous convie
De fuir un ennemy dont vous tenez la vie ?

D. ALVAR

1295 Cette obligation* est dans mon souvenir,
J’en ay donné parole, et sçauray la tenir.

D. LOPE

Me chercher n’en est pas une preuve trop forte.

D. ALVAR

C’est pour mieux l’observer que j’agis de la sorte.

D. LOPE

Mais vous n’ignorez pas qu’un devoir assez fort
1300 M’oblige* sans reserve à vouloir vostre mort ?

D. ALVAR

Je cognoy ce devoir, mais qu’ay-je lieu d’en craindre
Quand je viens le suspendre et non pas le contraindre,
Et qu’à vostre couroux* j’épargne en ce projet
La honte d’éclater contre un indigne objet ?
[p. 64]

D. LOPE

1305 Ce discours est obscur.

D. ALVAR

Pour vous le faire entendre*
Oyez par un billet ce que je viens d’apprendre.
Un injuste ennemy par un noir attentat*,
Envieux de ma gloire*, en a terny l’éclat,
L’outrage par le sang ne s’efface qu’à peine,
1310 On m’en donne l’advis, voila ce qui m’améne.

D. LOPE

Et que pensez-vous faire ?

D. ALVAR

En pouvez-vous douter,
Et dans de tels malheurs a-t’on à consulter ?
Je ne balance* point, quelle que soit l’offence,
Tout mon sang indigné m’en demande vangeance,
1315 Mais ce bien le plus grand qu’on puisse concevoir,
D. Lope, c’est à vous que je le veux devoir.
Quoy que mon ennemy, j’ay peu de peine à croire
Que l’appuy de mes jours le sera de ma gloire*,
Et le moyen aussi de juger d’un grand coeur
1320 Qu’il fist tout pour ma vie, et rien pour mon honneur ?
J’ose donc vous revoir sans qu’un respect frivole
Me fasse apprehender de manquer de parole,
Puisque loin de braver vostre juste couroux*
J’en recule l’effet moins pour moy que pour vous.
1325 J’ay promis de vous fuir, mais je veux que ma fuite
D’un si grand ennemy merite la poursuitte,
Et n’auriez-vous pas lieu si je fuyois ainsi,
De dédaigner un sang par un autre noircy ?
On m’a fait un affront, j’ay tué vostre frere,
1330 La vangeance à tous deux aujourd’huy nous est chere,
Mais quoy qu’en ce rencontre91 elle ait pour vous d’appas*,
Si vous la differez, vous ne la perdez pas.
Devenons donc amis tant que le sang d’un lâche [p. 65]
De ma gloire* obscurcie ait effacé la tache,
1335 Et que par son trépas mon honneur affermy*,
Je puisse meriter d’estre vostre ennemy ;
Car enfin j’ay92 pour vous une trop pure estime
Pour vouloir abuser d’un coeur si magnanime,
Ma vangeance est la vostre, et je n’en suis jaloux
1340 Que pour rendre mon sang moins indigne de vous.

D. LOPE

Je ne sçay que répondre, et c’est par mon silence
Que vous laissant juger de tout ce que je pense,
Je croy mieux expliquer dans mon sort rigoureux
Ce que peut la vertu sur un coeur genereux*.
1345 Mais où cette vertu me va-t’elle reduire ?
Vous sçavez m’obliger* quand je cherche à vous nuire,
Et pressé d’un devoir que je n’ose trahir,
Je voy que vous m’ostez le droit de vous haïr.
Ce devoir toutefois que presse la Nature
1350 Se trahiroit soy-mesme à souffrir* vostre injure,
Il y prend interest, et dans vostre ennemy
Par un dessein* bizarre il vous donne un amy.
Je le suis, j’en fais gloire*, et d’un aveugle zele
En tous lieux, contre tous, je prens vostre querelle,
1355 A vanger vostre affront servez-vous de mon bras,
Un amy tel que moy ne vous manquera pas ;
Mais cet affront vangé, mon coeur quoy qu’avec peine
Dépoüille l’amitié pour reprendre la haine,
Et l’interest d’un frere est un respect trop fort,
1360 Pour oser voir en vous que l’autheur de sa mort.

D. ALVAR

Au moins dans cet instant, que l’amitié receuë
Tient pour moy dans ce coeur la haine suspenduë,
Souffrez* qu’impatient de m’acquitter vers vous,
D’un amy si parfait j’embrasse* les genoux.
1365 Rendrois-je un moindre hommage à qui je dois la vie ? [p. 66]
Mais on veut vous parler, ou bien l’on nous épie.

SCENE III. §

D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE.

D. LOPE

Ah ! Blanche.

BLANCHE

Qu’à propos je vous ay recognû !
L’on m’envoyoit chez vous.

D. LOPE

Quoy, qu’est-il survenu ?

BLANCHE

Venez, on vous attend.

D. LOPE

Moy, Blanche ?

BLANCHE

Ouy, ma maitresse
Veut resoudre avec vous une affaire qui presse.

D. LOPE

1370 Que je crains...

BLANCHE

Craignez tout d’un couroux* déguisé.

D. LOPE

Sans doute le vieillard n’est point desabusé,
C’est ce qu’on veut m’apprendre ?

BLANCHE

Il est vray qu’il s’emporte.
[p. 67]

D. LOPE

C’est assez, je te suy, va m’attendre à la porte.

SCENE IV. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. LOPE

Voyez que l’amitié se croit beaucoup permis.

D. ALVAR

1375 Souffre*-t’on la contrainte entre les vrais amis,
Vous m’avez obligé*, mais quel est ce message ?
D’autre que d’une fille il m’auroit fait ombrage,
Vous estes tout resveur.

D. LOPE

Peut-estre en ay-je lieu,
Mais enfin il est temps que je vous dise adieu.

D. ALVAR

1380 Quoy, sans me découvrir ce qui vous inquiéte ?
D. Lope, c’est donc là cette amitié parfaite,
Je me découvre à vous, vous vous cachez de moy.

D. LOPE

Avec peu de raison vous soupçonnez ma foy*,
Et s’il faut éclaircir le sujet de ma peine
1385 J’ay receu rendez-vous, et c’est ce qui me gesne.

D. ALVAR

La faveur vous déplaist ?

D. LOPE

J’aime et je suis aimé,
Mais un pere fâcheux* tient mon coeur alarmé,
Et contre mon espoir cette faveur offerte
Est moins faveur pour moy que l’arrest de ma perte :
1390 Il me hait, et la fille attendant son aveu* [p. 68]
D’une vertu si fiere accompagne son feu,
Que je n’en dois prévoir qu’une atteinte mortelle
Puisqu’elle se dispense* à m’appeller chez elle.
Ainsi de ce vieillard redoutant le couroux*
1395 J’accepte avec chagrin* un pareil rendez-vous,
Non, parce qu’au malheur dont ma flame est suivie,
Si je suis découvert, il y va de ma vie,
Mais parce que surpris dedans son entretien93
Tout mon sang exposé n’asseure pas le sien
1400 Mais je vous quitte enfin, c’est trop la faire attendre.

D. ALVAR

Je vous escorteray.

D. LOPE

Vous ?

D. ALVAR

Quoy, vous en deffendre !
Craignez-vous que ce bras ne vous manque au besoin* ?

D. LOPE

Un amour si secret fuit un nouveau témoin,
Et je dois ce respect à l’objet de ma flame,
1405 De...

D. ALVAR

Vous abandonner c’est me couvrir de blâme,
Et mon coeur est pour vous injuste au dernier point
S’il vous souffre* un peril qu’il ne partage point.
Non, non, je vous suivray.

D. LOPE

Vous ne prenez pas garde
A ce qu’en ce projet vostre amitié hazarde,
1410 Et que dans ma disgrace oser vous engager,
C’est vous mettre en estat de ne vous point vanger,
Que devient cette ardeur d’effacer vostre injure ?
[p. 69]

D. ALVAR

Sur l’occasion seule un grand coeur se mesure.
Allons, nous perdons temps.

D. LOPE

Mais...

D. ALVAR

C’est trop contester,
1415 Sçachant ce que je sçay je ne puis vous quitter.
Sur tout, je suis discret.

D. LOPE

Je n’ay plus rien à dire,
Mais je vous devray trop, et mon coeur en soûpire,
Puisqu’apres cet accord que l’honneur rend permis,
Ce mesme honneur nous force à cesser d’estre amis.

D. ALVAR

1420 Ne songeons maintenant qu’à ce qui vous importe.

D. LOPE

Nous n’irons pas bien loin, voyez d’icy la porte,
J’y dois estre attendu.

SCENE V. §

D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE.

D. LOPE

Blanche.

BLANCHE

Entrez et sans bruit*,
De peur que...mais que vois-je ?

D. LOPE

Un amy qui me suit,
Ne crains rien, sa vertu dans mon sort l’interesse. [p. 70]

BLANCHE

1425 Vous me perdez, Monsieur, que dira ma maistresse ?

D. LOPE

Va, je t’excuseray, n’en sois point en soucy94.
Amy, j’en use95 mal de vous laisser icy,
Seul, de nuit, sans clarté, mais...

D. ALVAR

Cette excuse est vaine,
Un desir curieux n’est pas ce qui m’améne,
1430 Je vous attens, allez, et ne m’oubliez pas
Si vous avez besoin du secours* de mon bras.

BLANCHE

La chambre où je vous mene ayant double sortie,
Contre toute surprise* asseure la partie,
D’ailleurs l’appartement est assez reculé.

D. ALVAR seul96

1435 De quel sort plus étrange a-t’on jamais parlé ?
Quand un pere offencé dont j’ignore l’outrage,
Au soûtien de sa gloire* appelle mon courage,
Pour ne me pas monstrer genereux* à demy
Il faut que je m’engage avec mon ennemy,
1440 Et dans cet ennemy que mon malheur me laisse
Je trouve à respecter le sang d’une Maistresse.
O haine, amour, vangeance, ô doux et puissans noeuds,
Qui déchirez mon ame et confondez mes voeux,
Finissez un combat qui me rend trop à plaindre,
1445 Ou cachez-moy les maux que vous me faites craindre.
Mais j’ois marcher quelqu’un, ne sçachant où je suis,
Songer à la deffence97 est tout ce que je puis,
Ne nous découvrons point si l’on ne nous découvre.
Mais Dieux ! n’entens*-je pas une porte qui s’ouvre ?
1450 La lumiere paroist, enfin tout est perdu, [p. 71]
Que feray-je ?

SCENE VI.98 §

D. SANCHE, D. ALVAR.

D. SANCHE

Un bruit* sourd vers la porte entendu*,
Dans l’attente d’un fils à mes souhaits si chere...
Mais ne le vois-je pas ? Ah, mon fils !

D. ALVAR

Ah, mon pere.

D. SANCHE

Je puis donc te revoir ?

D. ALVAR

C’est donc vous que je voy ?

D. SANCHE

1455 Ah, qu’avecque raison tu doutes si c’est moy !
Dans l’affront que je pleure et qui me desespere,
Tu peux, tu peux, mon fils, mécognoistre ton pere.
La rougeur de mon front t’empesche d’y trouver
Ces traits* que la Nature y sçeut jadis graver,
1460 Tu les cherches en vain, mais seur de ma vangeance,
Si je dois aujourd’huy t’expliquer mon offence,
J’ay l’avantage au moins qu’en ton ressentiment
Tu n’auras de ma honte à rougir qu’un moment.

D. ALVAR

Ce moment est trop long, hastez-vous de m’apprendre
1465 Quel sang pour l’effacer il faut aller répandre.
[p. 72]

D. SANCHE

Te diray-je, mon fils, que l’affront est si bas,
Qu’il seroit trop vangé, s’il l’estoit par ton bras ?
Pour un lâche ennemy capable de surprise*
La generosité n’est pas mesme permise,
1470 Ne t’inquiéte point de mon honneur perdu,
S’il luy faut une vie, on m’en a répondu,
Il perira, le traistre.

D. ALVAR

Ah, que voulez-vous faire ?

D. SANCHE

Te remettre en estat de m’advouër pour pere.

D. ALVAR

Me reserveriez-vous à cette lâcheté,
1475 De souffrir*...

D. SANCHE

Il aura ce qu’il a merité.
Où l’offence est indigne et basse et lâche et noire
Tout ce qui la repare est toûjours plein de gloire*,
Fer, poison, tout est beau, quand il n’est point douteux,
Et pourveu qu’on se vange il n’est rien de honteux.

D. ALVAR

1480 Expliquez-vous enfin, et sçachons cette offence.

D. SANCHE

Elle est...Ah, tout mon sang en fremit quand j’y pense,
Il se trouble, il s’indigne au nom de l’offenceur,
Si tu le veux sçavoir, apprens-le de ta soeur.

D. ALVAR

Où courez vous, mon pere ?

D. SANCHE

Il faut que je l’appelle.

D. ALVAR

1485 Pensez vous...
[p. 73 ; g]

D. SANCHE

Ouy, mon fils, tu sçauras mieux tout d’elle.

D. ALVAR

Peut-estre...

D. SANCHE

Je l’améne icy dans un moment.

D. ALVAR seul

Puis-je encor me cognoistre* en cet évenement ?
D. Lope aime ma soeur, et moy-mesme à ma honte
J’asseure un rendez-vous au feu qui le surmonte99.
1490 Ah, suivons...mais hélas ! ne précipitons rien,
S’il offence mon sang, j’ay répandu le sien,
Et lors qu’avecque luy ma parole m’engage,
Consentir à sa perte est manquer de courage ;
Et puis, si ce point seul nous rendoit ennemis,
1495 Que luy puis-je imputer que je n’ay point commis ?
Il brûle pour Jacinte, et j’adore Cassandre.
Mais qu’il tarde à venir ! l’auroit-on pû surprendre* ?
Si j’ay bien entendu* d’un et d’autre costé
Une porte100 au besoin* le met en seureté.
1500 Puisqu’il peut s’échapper, quel obstacle l’arreste ?101

SCENE VII102. §

D. LOPE, D. ALVAR, BLANCHE.

D. LOPE

Amy, nostre vieillard m’oblige* à la retraite,
Sortons, et vous sçaurez...

D. ALVAR

Amy, je le cognoy ;
Je viens de luy parler, ne craignez rien pour moy.
[p. 74]

D. LOPE

Vous ?

D. ALVAR

M’en voyant surpris j’ay feint sur quelque affaire
1505 Qu’une lettre de luy m’étoit fort necessaire,
Il est allé l’écrire, et dans cet embarras
Je me rendrois suspect à ne l’attendre pas.

D. LOPE

Mais...

BLANCHE

Je l’entens* déjà, le rendez vous funeste !
Sortez viste.

D. ALVAR

Demain je vous diray le reste.

SCENE VIII103 §

D. SANCHE, D. ALVAR, JACINTE, BLANCHE.

JACINTE

1510 Quoy, sans sçavoir pourquoy je dois tant me haster ?

D. SANCHE

En croiras-tu tes yeux ? tu les peux consulter,
Recognois-tu ce fils que le Ciel me renvoye ?

JACINTE

Juste Ciel, se peut-il qu’enfin je le revoye ?
Ah, mon frere, est-ce vous ?

D. ALVAR

Mon déplaisir*, ma soeur,
1515 Me laisse de ce nom mal goûter la douceur.
Quand un pere offensé... [p. 75]
Blanche revient.

D. SANCHE

Dy-luy, dy-luy, ma fille,
Cet affront si honteux à toute ma famille,
Et si dans mes ennuis* tu veux me soulager,
Nomme-luy l’ennemy dont je dois me vanger.
1520 Quand l’outrage est mortel, qu’il va jusqu’à l’extrême,
C’est s’en faire un nouveau que l’expliquer soy-mesme.
Par ces tristes soûpirs l’un par l’autre pressez,
Epargne cette honte à qui rougit assez.
Tu te tais ; ouy ma fille, à conter mon injure
1525 Ton sang pourroit du mien contracter la soüillure,
Il est encor sans tache, et ton pere affronté
N’en corrompt pas si-tost toute la pureté.
Défens-toy, j’y consens, d’un recit qui t’outrage,
Si ton refus me gêne, il montre ton courage,
1530 Tu ne peux t’abaisser à parler d’un affront
Dont par moy l’infamie éclate sur ton front,
Mais s’il faut que moy-mesme enfin je le declare,
Mon fils, souffre* un moment que mon coeur s’y prépare.

BLANCHE

Son fils, Madame ?

JACINTE

Ouy, Blanche.

BLANCHE

O Dieu que ferons-nous !
1535 Il escortoit D. Lope, il sçait le rendez-vous.

JACINTE

Que dis-tu ? c’estoit luy qui luy servoit d’escorte ?

BLANCHE

Luy mesme.

D. ALVAR

Enfin je cede au soupçon qui m’emporte,
Parlez, ou je croiray...
[p. 76]

D. SANCHE

Croy tout ce que tu peux,
L’affront dont je rougis est encor plus honteux.
1540 Cognois*-tu les Guzmans ?

D. ALVAR

Ouy, ce nom est illustre.

D. SANCHE

L’un d’eux par mon offence en a terny le lustre,
D. Lope...enfin c’est fait, j’ay nommé l’offenseur.

D. ALVAR

Quoy, D. Lope...

D. SANCHE

Ah ! mon fils, daigne* épargner ta soeur.
Voy comme trop sensible à l’outrage d’un pere,
1545 Le nom d’un ennemy l’enflame de colere.
Voy de quels mouvemens son coeur est combatu,
Et plaignant ma disgrace, admire sa vertu.

D. ALVAR

J’en suis surpris* sans doute encor plus que vous n’étes.
D. Lope...

D. SANCHE

Voy son trouble* au nom que tu repetes,
1550 Et juge à ces effets de haine et de couroux*
Si j’ay dû consentir d’en faire son époux,
On me l’a fait promettre, et j’ay feint...

JACINTE

Ah ! mon pere.

D. SANCHE

Non, quand ce seul moyen me pourroit satisfaire,
1555 Ne croy pas, quelque éclat que mon malheur ait eu,
Que j’abuse jamais de ton trop de vertu.
Je sçay que tu le hais, je sçay que la vangeance
T’ayant mis dans le coeur toute sa violence,
Tu souffrirois* bien plus à luy donner la main,
1560 Qu’à luy plonger toy-mesme un poignard dans le sein.
A ces grands mouvemens abondonne ton ame, [p. 77]
Donne-toy toute entiere à l’ardeur qui l’enflame,
Et s’il faut...

D. ALVAR

Cet advis ne nous rend pas l’honneur,
Mon pere, et vous gênez* la vertu de ma soeur.

D. SANCHE

1565 Ah ! si tu connoissois quel noble sacrifice…

D. ALVAR

Elle sçait de nous deux qui luy rend mieux justice.

JACINTE

L’apparence, mon frere, est trop à soupçonner...

D. ALVAR

Il n’est pas temps, ma soeur, de rien104 examiner.

D. SANCHE

Ouy, c’est trop en effet luy dérober la joye
1570 Que luy permet le Ciel au bonheur qu’il m’envoye,
Estouffe ce chagrin* où ton coeur s’est plongé,
Encor un peu, ma fille, et ton pere est vangé.

JACINTE

Vous, mon pere, et de qui ?

D. SANCHE

De cet ennemy mesme
Dont pour toy le seul nom est un supplice extrême.
1575 Croy-le déja sans vie, et par un doux transport*
Tâche de t’advancer le plaisir de sa mort.
Peins-le-toy tout sanglant, blessure sur blessure
Par son dernier soûpir expier nostre injure,
Repais de cette image...

D. ALVAR

Elle a beaucoup d’appas*,
1580 Mais il perit en vain s’il ne vous vange pas.

D. SANCHE

S’il ne me vange pas ? apprens, apprens l’offence,
Et sçache que luy mesme a reglé ma vangeance,
Si je ne la veux perdre, il le faut imiter. [p. 78]
Par des gens apostez* il m’a fait affronter*,
1585 Et lors que pour ma gloire* il doit cesser de vivre,
Son exemple est pour moy le seul exemple à suivre.
J’ai préparé le piege, et c’est dans cette nuit
Que des Braves*

D. ALVAR

O Ciel, où me vois-je réduit ?
Et je m’arreste encor, c’est trop.

D. SANCHE

Que vas-tu faire ?

D. ALVAR

1590 Défendre un ennemy pour mieux vanger un pere.

D. SANCHE

Quoy ? tu peux condamner…

D. ALVAR

Vous m’arrestez en vain,
Son sang est mal versé si ce n’est par ma main.
Il sort

D. SANCHE

O l’indigne scrupule où son cœur s’abandonne !

JACINTE

Helas !

D. SANCHE

Ainsi que moy sa foiblesse t’étonne*,
1595 Mais quoy qu’il ose enfin, cesse d’en soûpirer,
Ma partie105 est bien faite, et tu peus esperer.

JACINTE

Dans un pareil malheur que veut-on que j’espere ?

D. SANCHE

Que peut-estre déjà l’on a vangé ton pere.
Vien, suy-moy, quelques maux que je puisse prévoir,
1600 Mon plus grand déplaisir* se console à te voir.
[p. 79]

ACTE V. §

SCENE PREMIERE. §

D. LOPE, CASSANDRE.

D. LOPE

C’estoit pour m’en donner la funeste nouvelle
Que Jacinte hier au soir m’osa mander chez elle,
Il n’en faut point douter ; son trouble* à mon abord,
Ce discours preparé des caprices du Sort,
1605 Ces sermens exigez d’obeïr sans murmure,
Estoient de ma disgrace une marque trop seure,
Et quoy que du vieillard presque aussi-tost surpris,
J’eusse dû la quitter sans avoir rien appris,
Au desordre confus qu’elle me fit paroistre
1610 Devinant aisément ce qui le faisoit naistre,
J’eusse pû me soustraire à ce noir attentat*
Si pour prévoir l’orage on en fuyoit l’éclat.
Mais de tant d’assassins la troupe découverte,106
Prest de rentrer chez moy marquoit déja ma perte,
1615 Et je ne combattois, asseuré de perir,
Que pour vanger ma mort avant que de mourir,
Quand une voix de loin à ce bruit* de nos armes [p. 80]
Me remplissant d’espoir et nos traistes d’alarmes,
Prens courage, D. Lope, à moy lâches, à moy,
1620 Nous dit-on, et ces mots redoublent leur effroy.
Me voyant secondé, la victoire en balance,
Ces braves* attaquans demeurent sans deffence,
Et leur fuitte aussi-tost dans ce manque de coeur
Me laisse rendre grace* à mon liberateur.

CASSANDRE

1625 Certes, je tremble encor à vous oüir redire
Avec quelle fureur contre vous on conspire ;
Croyant vous avancer, Alonse vous a nuy,
Et sa feinte à vos feux preste un mauvais appuy.

D. LOPE

C’est ainsi que le Sort par un dernier outrage,
1630 Dans un calme apparent me fait faire naufrage,
Et trompant d’un amy le zele officieux
N’éleve mon espoir que pour l’abattre mieux.

CASSANDRE

C’est le dernier des biens dont sa rigueur nous prive.

D. LOPE

Vous en jugez, ma soeur, par ce qui vous arrive,
1635 Et d’un fâcheux* hymen qui faisoit vostre mort,
Enrique avec Fernand ayant rompu l’accord,
D’un si prompt changement le revers favorable
Vous en fait pour ma flame esperer un semblable.
Mais qu’en vain jusques-là je voudrois me flatter* !
1640 D. Sanche veut ma mort, je ne puis l’éviter,
Et quoy qu’on fasse enfin, je n’ay point à pretendre
Qu’apres l’avoir jurée il m’accepte pour gendre.

CASSANDRE

Mais il vous croit coupable.

D. LOPE

Il le croira toûjours.
[p. 81]

CASSANDRE

La verité cognuë est un puissant secours*,
1645 Vous n’estes criminel que pour la vouloir taire.

D. LOPE

Chercher mon innocence en accusant un frere,
Un frere, dont l’estat trop digne de pitié,
Me feroit soupçonner d’un secours* mandié !
D’un si lâche dessein* je me sens incapable,
1650 Et puisque son adveu* ne le rend point coupable,
Qu’à s’accuser soy-mesme il n’a pû consentir,
Je ne publieray* point ce qu’il peut démentir.

CASSANDRE

Esperez tout d’Alonse, il l’observe sans cesse,
Et dans la juste ardeur qui pour vous l’interesse107,
1655 Sans doute il tentera cent moyens superflus,
Ou trouvera celuy de vaincre ses refus.
S’il a pû l’obliger* touchant mon hymenée
A reprendre pour moy la parole donnée...

D. LOPE

Ah, le foible motif pour pretendre à mon tour,
1660 Qu’avec mesme succez il serve mon amour !
Que dans vos interests Enrique ait pû le croire,
Cet effort ne va point jusqu’à trahir sa gloire*,
Dégageant une soeur il oblige* un amy,
Mais s’advouër coupable à son propre ennemy,
1665 S’exposer à rougir du plus honteux reproche
Que...

CASSANDRE

Vous ne voyez pas Jacinte qui s’approche.
[p. 82]

SCENE II. §

D. LOPE, JACINTE, CASSANDRE.

D. LOPE

Apres le dur revers qui détruit mon espoir,
Pouvois-je encor pretendre au bonheur de vous voir,
Madame ? vos bontez par un effort insigne*
1670 Semblent croistre pour moy plus on m’en croit indigne,
Et j’aimeray le sort le plus injurieux,
Puisqu’il peut m’acquerir un bien si precieux.

JACINTE

Je hazarde108 beaucoup, mais je n’ay pû moins faire
Pour me justifier du procedé d’un pere,
1675 Qui se consultant seul, seduit par son erreur,
N’écoute contre vous qu’une aveugle fureur,
Mais le Ciel qui toûjours veille pour l’innocence,
Pour la faire avorter prit hier vostre défence,
Et monstre sa justice à qui sçait par quel bras
1680 Il sçeut vous garantir d’un attentat* si bas.

D. LOPE

Je sçay qu’aucun jamais ne luy fut redevable
D’un secours* ny plus prompt ny plus considerable,
Mais si j’en tiens le jour qu’on me vouloit ravir*,
J’ignore de quel bras il daigna* s’y servir.
1685 Ce vaillant incognu, quelque effort que je fisse,
Me refusa son nom apres ce grand service,
Et ce n’est qu’aujourd’hui que je le dois sçavoir.
[p. 83]

JACINTE

Pouvez-vous l’ignorer si vous le pustes voir ?
La nuict n’estoit pas sombre.

D. LOPE

Elle estoit assez claire
1690 Pour voir ce mesme amy qui trompa vostre pere,
Qui m’escortant chez vous, n’en sortit qu’apres moy,
Mais son visage seul est ce que j’en cognoy.

JACINTE

Et bien, quel qu’il puisse estre, obtiendray-je une grace* ?

D. LOPE

Madame...

JACINTE

A l’expliquer mon esprit s’embarrasse,
1695 Mais c’est ce qui m’améne, et ce fut hier au soir
Ce qui me fit encor souhaitter de vous voir.

D. LOPE

Parlez, et puisqu’enfin il s’agit de vous plaire,
Fallut-il me soûmettre à la fureur d’un pere,
Et perdre...

JACINTE

Ah, jugez mieux d’un coeur qui tout à vous
1700 Deteste les effets d’un injuste couroux*.
Vous voir recognoissant est toute mon envie,
Un incognu pour vous a prodigué sa vie,
Et ce qu’à vostre amour je demande aujourd’huy,
C’est que jamais ce bras ne s’arme contre luy.
1705 Me le promettez-vous ?

D. LOPE

Je puis vous le promettre,
Puisque l’honneur enfin semble me le permettre,
Et que sans lâcheté je ne puis à mon tour
Combattre un ennemy par qui je vois le jour.
Mais qui vous peut si-tost avoir dit la nouvelle [p. 84]
1710 D’une si surprenante et secrette querelle,
Et qu’un frere mourant, pour vanger son trépas
Contre cet incognu sollicite mon bras ?

JACINTE

C’est ce que j’ignorois dans le malheur d’Enrique.

D. LOPE

Pourquoy donc cette alarme et vaine et chimerique,
1715 Et par quel mouvement vous croyez-vous permis
De craindre quelque jour de nous voir ennemis ?

JACINTE

Comme l’honneur peut tout et sur l’un et sur l’autre,
Si vous n’estes le sien il peut estre le vostre,
Et par ce que j’ay sçeu je prévois à regret...
1720 Mais je le voy qui vient vous dire son secret,
Me tiendrez-vous parole et puis-je le prétendre109 ?

D. LOPE

Doutez-vous de mon coeur ?

JACINTE

Laissons-les seuls, Cassandre,
Et quoy qu’icy pour nous tout soit à redouter,
Sçachons leurs sentimens avant que d’éclatter.

SCENE III. §

D. LOPE, D. ALVAR.

D. ALVAR

1725 Je me rendray suspect sans doute de foiblesse
D’advouër qu’à regret je vous tiens ma promesse,
Et que s’il se pouvoit il me seroit plus doux [p. 85 ; h]
De me faire cognoistre* à tout autre qu’à vous.

D. LOPE

Il en est peu pourtant qu’avec plus d’asseurance
1730 Vous pûssiez honorer de cette confidence,
Avant que j’en abuse on me verra perir.

D. ALVAR

Enfin sommes-nous seuls, puis-je me découvrir ?
Je crains d’estre écouté.

D. LOPE

Parlez sans vous contraindre,
Quel que soit ce secret, vous n’avez rien à craindre.

D. ALVAR

1735 Apres les differens survenus entre nous,
En quelle qualité me considerez-vous ?

D. LOPE

D’amy, pour un grand coeur ce doute est un peu rude,
Si mon devoir m’est cher je hay l’ingratitude,
Je l’advoüeray par tout, sans vous j’estois perdu.

D. ALVAR

1740 Ce que je vous devois, vous l’ay-je assez rendu ?

D. LOPE

Le Ciel vous est propice autant qu’il m’est contraire,
Je meditois sur vous la vangeance d’un frere,
Et de son sang versé je voy qu’il vous absout.

D. ALVAR

Suis-je quitte envers vous ?

D. LOPE

C’est moy qui vous dois tout.
1745 Mais de ce procedé mon amitié s’offence,
Est-ce que vous doutez de ma recognoissance ?

D. ALVAR

Non, mais aucun malheur n’approcheroit du mien,
Si vous ne m’advoüiez que je ne vous dois rien.
[p. 86]

D. LOPE

Qu’a cet adveu de propre à flatter* vostre envie ?

D. ALVAR

1750 Tout, puisqu’il faut qu’enfin j’attaque vostre vie,
Et qu’un coeur genereux* doit estre au desespoir,
Quand le moindre scrupule estonne* son devoir.

D. LOPE

Tout mon sang malgré moy se trouble à vous entendre*,
Qui le défendit hier veut aujourd’huy l’épandre,
1755 Et m’enviant des jours110 par luy seul conservez...

D. ALVAR

Vous sçavez encor peu ce que vous me devez,
Et comme un tel secret n’a plus rien qui m’importe,
Chez qui croyez-vous hier que je vous fis escorte ?

D. LOPE

Je n’ay pas oublié si-tost111 qu’avec le jour
1760 Je dois à vos bontez l’appuy de mon amour,
Je craignois pour Jacinte, et vostre grand courage
Voulut ou dissiper ou partager l’orage.

D. ALVAR

Vous trouvant attaqué quand vous fustes sorty,
Sçavez-vous contre qui je pris vostre party ?

D. LOPE

1765 Contre des assassins employez par son pere.

D. ALVAR

C’est ce que je voudrois qu’ils eussent pû vous taire,
Puisque n’ayant plus lieu de vous déguiser rien,
Je dois vous advoüer que son pere est le mien.

D. LOPE

Quoy, Jacinte...

D. ALVAR

Est ma soeur, et c’est assez vous dire
1770 Quel devoir veut par moy que nostre tresve expire...

D. LOPE

Ouy, c’est me dire assez qu’une injuste rigueur
Fait un crime pour moy de l’amour d’une soeur,
Mais j’atteste le Ciel ennemy du parjure, [p. 87]
Que je brusle d’un feu dont l’ardeur est si pure,
1775 Que si...

D. ALVAR

Vous jugez mal de mon ressentiment
D’en croire cet amour l’unique fondement.
Je ne condamne point une ardeur legitime,
Et comme je cognoy qu’on peut aimer sans crime,
Jacinte estant ma soeur, j’ay lieu de presumer
1780 Que sans blesser sa gloire* elle a pû vous aimer,
Que cet amour n’a rien dont sa vertu rougisse.

D. LOPE

C’est m’obliger* ensemble et luy rendre justice,
Mais si ma passion n’arme point vostre bras,
Quelle offence incognuë expieroit mon trépas ?

D. ALVAR

1785 Ce long déguisement redouble ma colere,
Ne vous ay-je pas dit que D. Sanche est mon pere,
Et par ce seul adveu* n’avez-vous pas appris
Que je dois le vanger puisque je suis son fils ?

D. LOPE

Son malheur est de ceux dont la surprise* accable.

D. ALVAR

1790 Quoy, ne sçavez-vous pas qu’il vous en croit coupable ?

D. LOPE

Ouy, je sçay qu’il le croit, mais aussi je sçay bien,
Quoy qu’il vous en ait dit, que vous n’en croyez rien.
Vostre sang cette nuit exposé pour ma vie
M’a trop justifié de cette calomnie,
1795 Et sçachant son affront, loin de me secourir,
Qui m’en eust crû l’autheur m’auroit laissé perir.

D. ALVAR

Je l’eusse fait sans doute, et j’aurois dû le faire,
Puisqu’enfin je souscris aux sentimens d’un pere,
Apporter quelque obstable à ce qu’il a tenté,
1800 C’est l’accuser d’erreur et non de lâcheté.
Il faut, quoy que d’abord un grand coeur s’en offense, [p. 88]
Pour le dernier affront la derniere vangeance,
L’assassinat est juste où l’outrage est sanglant,
Et le meilleur remede est le plus violent.

D. LOPE

1805 Puisque vostre suffrage* en ma faveur s’explique,
Quel crime est donc le mien ?

D. ALVAR

L’opinion publique.
C’est peu pour negliger un devoir si pressant
Que mon coeur en secret vous declare innocent,
A l’erreur du public c’est peu qu’il se refuse,
1810 Vous estes criminel tant que l’on vous accuse,
Et mon honneur blessé sçait trop ce qu’il se doit
Pour ne vous pas punir de ce que l’on en croit.

D. LOPE

Quoy, sur un bruit* si faux...

D. ALVAR

Vous m’en devez répondre,
Avant que vous revoir j’ay voulu le confondre ;
1815 Mais en vain en tous lieux je me suis informé,
On ne nomme personne, ou vous estes nommé.
J’affoiblis ma vangeance à la voir differée,
Sortons.

D. LOPE

Et l’amitié que vous m’aviez jurée ?

D. ALVAR

Telle est de mon honneur l’impitoyable loy,
1820 Loin qu’un amy l’arreste, il n’a d’yeux que pour soy,
Et dans ses interests toûjours inexorable
Veut le sang le plus cher au defaut du coupable.

D. LOPE

S’il faut donner le mien, changez au moins l’arrest,
Qu’aimer soit tout mon crime, et le voici tout prest :
1825 Ouy, punissez en moy ce respect temeraire [p. 89]
Qui poussé par l’amour ose paroistre et plaire,
Et donnant sans regret ce qu’il faut m’arracher...

D. ALVAR

Ah, que je punirois un crime qui m’est cher !
Vous l’avoüeray-je enfin ? j’aime, helas ! et nos ames
1830 Avec mesme secret brûlent des mesmes flames.
Mesme objet asservit et l’un et l’autre coeur,
Si vous aimez ma soeur, j’adore vostre soeur...

SCENE IV. §

D. LOPE, D. ALVAR, CASSANDRE.

CASSANDRE

Et bien, cruel amant, decouvre mes foiblesses,
Je viens les avoüer puisque tu les confesses,
1835 Mais je demande aussi que de justes effets
Montrent ton coeur d’accord de112 l’aveu* que tu fais.
Ce beau feu dont l’ardeur dûst estre si certaine
Ne s’explique pas bien par des marques de haine,
Et poursuivre le frere avec tant de rigueur
1840 C’est prouver assez mal ton amour pour la soeur.
Respecte en luy mon sang si j’ay droit d’y pretendre,
Ou dy que tu me hais si tu le veux répandre,
Et dans tes sentimens un peu mieux affermy*,
Sois amant tout à fait, ou bien tout ennemy.

D. ALVAR

1845 D. Lope, c’est ainsi qu’avec toute asseurance
J’ay pû de mon secret vous faire confidence ?
[p. 90]

D. LOPE

Ne me reprochez rien quand mon coeur abatu
Soûpire du long temps que vous me l’avez teu.

CASSANDRE

Quoy, ta haine est pour luy déja si violente
1850 Qu’elle a peine à souffrir* l’obstacle d’une amante,
Et quand elle s’apreste à luy ravir* le jour,
Pour la faire trembler c’est trop peu que l’amour ?

D. ALVAR

Helas ! et plûst au Ciel qu’une si belle flame
Vous éclairast assez pour lire dans mon ame.
1855 Vous m’y verriez encor preferer hautement
Au tiltre d’ennemy la qualité d’amant,
Detester autant l’un que je respecte l’autre,
Mais enfin ma vertu se regle sur la vostre ;
Malgré tout mon amour son ordre imperieux
1860 Sur mon affreux destin vous fait fermer les yeux,
Et cette ombre de gloire* a pour vous tant de charmes*
Que ma mort vous arrache à peine quelques larmes,
Je n’en murmure point, et pour vostre interest
Sans rien tenter pour moy j’en accepte l’arrest.
1865 Contre vous pour le mien faites la mesme chose,
Et sans vous opposer à ce qu’il faut que j’ose,
Souffrez* à mes desirs le pitoyable espoir
D’expirer sans remords sous l’horreur du devoir.

CASSANDRE

Cruel, et si le mien t’a paru trop severe,
1870 Devrois-tu te vanger de la Soeur sur le frere,
Et prendre avidement une fausse couleur
Pour le faire garand de ton propre malheur ?
Car enfin je voy trop quelle offense t’anime,113
C’est ma seule vertu qui fait icy son crime,
1875 Tu te le peins coupable afin d’armer ton bras,
Mais si j’avois pû l’estre, il ne le seroit pas.
[p. 91]

D. ALVAR

Ah, si vous pouviez voir avec quelle contrainte
De mon honneur blessé j’ose écouter la plainte,
Vous n’en trouveriez pas le tourment si leger,
1880 Qu’il vous dûst estre encor permis de m’outrager.
Non, je ne poursuis point D. Lope en temeraire,
Je me regarde amant pour le voir vostre frere,
Et m’accusant pour luy de sentimens ingrats,
Je luy preste mon coeur pour desarmer mon bras.
1885 Mais, helas ! c’est en vain que je le justifie
Quand je viens à revoir toute nostre infamie,
Contraint à cet objet de me desabuser
Je voy que c’est luy seul que j’entens* accuser,
Et qu’en l’obscurité d’un sort si déplorable
1890 Il me doit, ou son sang, ou le nom du coupable.

D. LOPE

Que je le sçache ou non, je cognoy mon devoir,
Et si par moy quelqu’un avoit dû le sçavoir...
Mais, ô Dieu, c’est icy que l’espoir et la crainte...

SCENE V. §

D. SANCHE, D. LOPE, D. ALVAR, CASSANDRE.

D. SANCHE

Ah ! mon fils.

D. ALVAR

Suspendez de grace* vostre plainte,
1895 Vous venez condamner ce coeur trop partagé,
Mais je mourray, mon pere, ou vous serez vangé.
Nous pourrons nous revoir, adieu D. Lope.
[p. 92]

D. SANCHE

Arreste,
Et voy le precipice où ton erreur te jette,114
D. Lope est innocent.

D. ALVAR

Pour en avoir douté
1900 Le procedé d’un traistre a trop de lâcheté.
Mais enfin avec vous ayant part à l’outrage,
Si je n’en sçay l’autheur...

D. SANCHE

Tu sçauras davantage,
Puisque le Ciel propice à mon ressentiment,
Au crime qui le cause a joint le châtiment,
1905 On m’a déja vangé.

D. ALVAR

Quel bras l’auroit pû faire ?
Jamais autre qu’un fils ne vange bien un pere.

D. LOPE

Non, mais quand vous sçaurez qui l’avoit outragé,
Peut-estre advoüerez-vous qu’il est assez vangé.

D. SANCHE

Ouy, mon coeur de vangeance assez insatiable,
1910 La trouve toute entiere au remords du coupable,
Qui blessé par rencontre, et craignant de mourir,
Chez Alonse à moy-mesme a pû se découvrir.
Qui l’auroit jamais crû, que cette ame si fiere
Eust pû jusqu’au pardon abaisser sa priere,
1915 Que l’orgueilleux Enrique...

D. LOPE

Apres l’avoir nommé,
Quelque juste sujet qui vous tienne animé,
Songez qu’il est mon frere et m’épargnez la honte.

D. ALVAR

Quoy, vostre frere ! ô Ciel, que ta justice est prompte !
[p. 93]

D. SANCHE

Il nous la montre en luy.

D. ALVAR

Mais vous ne sçavez pas
1920 Que le voulant punir il l’a fait par mon bras.
Sans sçavoir vostre affront j’en ay tiré vangeance.

D. SANCHE

Quoy, mon fils auroit pû reparer mon offence ?

D. ALVAR

D. Lope en est témoin, luy dont l’heureux secours*
S’employa pour ma gloire* et conserva mes jours.
1925 Ah, si vous cognoissiez* sa vertu toute entiere !

D. LOPE

Elle offre à vostre estime une foible matiere.

D. SANCHE

De ce qui s’est passé j’ay sçeu tout le secret,
Et de cette vertu pleinement satisfait,
Ravy qu’à ma vangeance un fils ait mis obstacle,
1930 Confus de mon erreur, surpris de ce miracle,
Je venois l’asseurer qu’un regret éternel...

D. LOPE

Pourquoy tant d’indulgence envers un criminel ?
Puisque vous sçavez tout, il n’est plus temps de taire,
Et que j’aime Jacinte, et que j’ay sçeu luy plaire,
1935 Et quoy que la vertu soûtienne un si beau feu,
Il est à condamner n’ayant pas vostre adveu*.
Ce m’est beaucoup pourtant que vous puissiez cognoistre*
Que sur cet appuy seul la raison le fit naistre,
Et que mon coeur s’offrant à de si doux liens,
1940 N’y fût point engagé par l’éclat de vos biens,
C’est à quoy rarement un grand courage cede,
Le Ciel vous rend un fils, que ce fils les possede,
Aussi charmé* que vous de son heureux retour,
Un coeur me suffira pour payer mon amour.
1945 Si je demande trop, punissez mon audace, [p. 94]
La mort sans un tel prix me tiendra lieu de grace*,
Et purgé d’un soupçon qui m’eust peu diffamer,
Je mourray satisfait si je meurs pour aimer.

D. ALVAR

C’est trop, pour couronner une flame si pure,
1950 Mon pere, attendez-vous qu’un fils vous en conjure ?

D. SANCHE

Non, de ce feu secret si j’ay blâmé l’ardeur,
Alonse en a déja justifié ta soeur.
Surprise* et par mon ordre et par son stratagême,
Je sçay ce qu’elle a fait contre D. Lope mesme,
1955 Et pour ce grand effort le moins que je luy dois,
C’est d’oublier sa faute et d’approuver son choix.

SCENE VI. §

D. SANCHE, D. ALVAR, D. LOPE, JACINTE, CASSANDRE.

JACINTE

Puisque par le succez cette faute s’efface,
J’en viens benir le Ciel, et recevoir ma grace*.

D. SANCHE

Quoy, voir icy ma fille !

JACINTE

Avant que m’accuser,
1960 Songez à quoy pour vous j’ay pû me disposer,
Ne soupçonnez point115 ny crime ny foiblesse,
Dans une passion dont je suis la maistresse.
C’est vostre interest seul qui plus fort que le mien... [p. 95]

D. SANCHE

Va, je te ferois tort si j’examinois rien116,
1965 Ta vertu me répond de l’amour qui t’engage.

D. LOPE

Dieux, que le calme est doux qui succede à l’orage !

D. ALVAR

Il est bien doux, helas ! à qui peut esperer.

D. SANCHE

Quoy, chacun est content et tu peux soûpirer ?

D. ALVAR

Ah, soûpirs indiscrets d’avoir osé paroistre !

D. LOPE

1970 Puisque j’ay sçeu par vous que ma soeur les fait naistre,
Pour les faire cesser, voulez-vous bien par moy
Recevoir tout ensemble et son coeur et sa foy* ?

D. ALVAR

Une foy* qu’à Fernand vous-mesme avez promise ?

D. LOPE

Je ne m’engage à rien que Fernand n’authorise.

D. ALVAR

1975 O Dieux, se pourroit-il ?

D. SANCHE

Tu l’aimes donc, mon fils ?

D. ALVAR

Dans mon ravissement je doute si je vis.
Mon pere...

D. SANCHE

Je t’entens*, obtiens-là d’elle-mesme.

D. ALVARà Cassandre

Consentez-vous, Madame, à mon bonheur extrême ?

CASSANDRE

Voir vos voeux tout à coup par un frere exaucez,
1980 Et n’y resister point, c’est m’expliquer assez.
[p. 96]

D. ALVAR

O favorable arrest !

D. SANCHE

C’est le Ciel qui le donne,
L’ordre de ses decrets n’est cognu de personne,
Et souvent de ses soins* l’infaillible ressort
Se plaist par le naufrage à nous conduire au port.

Lexique §

Adveu
Consentement donné (F)
V. 305, 350, 386, 1224, 1391 (aveu) et 1936.
Reconnaissance, confession (F)
Épître, v. 148, 653, 1058, 1280, 1650, 1787 et 1836 (aveu).
Affermir
Rendre ferme et inébranlable ; se dit au figuré des choses spirituelles (F)
V. 876, 1335 et 1843.
Affronter
Fait référence aux cinq premiers vers dans lesquels Alonse nous apprend que Enrique a fait battre et insulter Don Sanche
V. 55, 209, 1526, 1584.
Se dit quelquefois en bonne part, des braves qui ne craignent point de s’exposer dans les occasions honorables (F)
V. 1160.
(D’)ailleurs
D’un autre côté (F)
V. 807.
Alarmer
Inquieter, effrayer (F)
V. 884.
Aposter
Disposer, préparer quelqu’un pour s’en servir dans une méchante action (A)
V. 4, 130 et 1584.
Appas
Se dit figurément en choses morales de ce qui sert à attraper les hommes (F)
V. 155, 387, 443, 591, 973, 1331 et 1579.
Art
Est principalement un amas de préceptes, de règles, d’inventions et d’expériences, qui étant observées font réussir aux choses qu’on entreprend (F)
Artifice
À prendre au sens négatif de "fraude, déguisement, mauvaise finesse" (F)
V. 10, 85, 821 et 1226.
Attentat
Outrage ou violence faite à quelqu’un (F)
V. 1307, 1611 et 1680.
Balancer
Se dit figurément de l’examen qu’on fait dans son esprit des raisons qui le tiennent en suspens & qui le font incliner de part & d’autre (F)
V. 83, 315, 1163 et 1313.
(Au) besoin
Dans le besoin, si la nécessité se fait sentir
V. 1195, 1402 et 1499.
Brave
Un bretteur, un assassin, un homme qu’on emploie à toutes sortes de méchantes actions (F)
Scène IX de l’acte III, v. 1588 et 1622.
Bruit
Amas de plusieurs sons confus (F)
V. 1090, 1422, 1451 et 1617.
Se dit aussi des discours du temps, des nouvelles dont on s’entretient dans le monde […], des affaires qui font l’éclat (F)
V. 187, 189, 771, 788, 790, 846, 997, 1025, 1027 et 1813.
Chagrin
Inquietude, ennuy, melancolie (F)
V. 1395 et 1571.
Charmant
Qui plaît extraordinairement, qui ravit en admiration. (F)
V. 419 et 977.
Charme
Se dit figurement de ce qui nous plait extraordinairement, qui nous ravit en admiration (F)
V. 442, 599, 1041 et 1861.
Adoucit les souffrances
V. 110, 311 et 1005.
Charmer
Faire quelque effet merveilleux par la puissance des charmes ou du Démon ; dire ou faire quelque chose d’agréable, de merveilleux, de surprenant (F)
V. 467, 548, 970 et 1943.
Connoistre
Avoir une idée empreinte dans l’esprit (F)
V. 289, 620, 1070, 1487, 1540 et 1925.
Savoir (F)
Découvrir ou faire voir ce qu’on est (F)
V. 382, 692 et 1728.
Conseil
Résolution (F)
V. 721.
Courage
Ardeur, vivacité, fureur de l’âme qui fait entreprendre des choses hardies, sans crainte des périls (F)
V. 25.
Une vertu qui élève l’âme, et qui la porte à mépriser les périls, quand il y a des occasions d’exercer la vaillance (F)
V. 560.
Couroux
Mouvement impétueux de colère (F)
Daigner
Avoir la bonté, vouloir bien faire quelque action pour honorer quelque un ou pour lui faire quelque honneur (F)
Épître (2 occurrences), v. 152, 529, 563, 1543 et 1684.
Décevant
Propre à tromper (F), trompeur
V. 1020.
Décevoir
Tromper adroitement. (F)
V. 264.
Déplaisir
Chagrin, tristesse que l’on conçoit d’une chose qui choque, qui déplaît. (F)
V. 109, 1514 et 1600.
Dessein
Resolution ; vüe ; projet ; entreprise ; intention (F)
V. 62, 371, 395, 507, 513, 593, 630, 1068, 1104, 1156, 1241, 1352 et 1649.
(Se) dispenser
Se dit aussi des permissions qu’on prend soi-même (F)
V. 1393.
Embrasser
Serrer, étreindre avec les deux bras (A)
V. 341 et 1364.
Prendre parti (F)
V. 257 et 575.
Entendre
Se dit figurèment en choses spirituelles, et signifie concevoir, comprendre, pénétrer le sens de celui qui parle ou qui écrit (F)
V. 181, 657, 905, 976, 1305, 1498, 1888 et 1977.
Ouïr
V. 715, 782, 942, 1092, 1449, 1451, 1508 et 1753.
Ennuy, ennuis
Chagrin, fâcherie que donne quelque discours, ou quelque accident desplaisant, ou trop long (F)
V. 112, 187, 311, 445, 651, 1005, 1011, 1213, 1228 et 1518.
E(s)tonner
Causer à l’ame de l’émotion, soit par surprise, soit par admiration, soit par crainte (F)
V. 103, 159, 1594 et 1752.
Fatal
Funeste, fâcheux (R)
V. 899.
Fâcheux
Qui donne de la fascherie, de la peine & de la difficulté (F)
V. 453, 801, 1387 et 1645.
Flat(t) er
Déguiser une verité qui seroit desagrable à celuy qui y est interessé, luy donner meilleure opinion d’une chose qu’il n’en doit avoir (F)
V. 119, 146, 859, 1004 et 1749 (avec un seul « t »), v. 233, 769 et 1639 (avec deux « t »).
Fortune
Le bonheur ou le malheur, ce qui arrive par hasard (F)
V. 145 et 907.
Biens qu’on a acquis (F)
V. 18, 152 et 1025.
Divinité aveugle, bizarre et capricieuse, qui selon les Païens présidait à tous les événements (F)
V. 663, 709 et 1281.
Foy
Serment, parole qu’on donne de faire quelque chose et qu’on promet d’executer (F)
V. 84, 171, 243, 324, 349, 403, 426, 483, 692, 771, 848, 924, 930, 1027, 1383, 1972 et 1973.
Géner
Tourmenter le corps ou l’esprit (F)
V. 755 et 1564.
Genereux
Qui a l’âme grande & noble, & qui prefere l’honneur à tout autre interest. (...) Brave, vaillant, courageux (F)
V. 683, 940, 1103, 1344, 1438 et 1751.
Gloire
Bonne opinion qu’on a de soi-même, orgueil, présomption, honneur mondain (F)
Épître (2 occurrences), v. 17, 66, 78, 165, 230, 354, 366, 522, 576, 602, 629, 648, 704, 773, 850, 954, 981, 1013, 1023, 1146, 1278, 1308, 1318, 1324, 1353, 1438, 1477, 1585, 1662, 1780, 1861 et 1924.
Grace
Plaisir, faveur (R)
V. 194, 398, 1693, 1946 et 1958.
Remerciement (F)
Épître et v. 1624.
De grace
Par faveur, par pitié (F)
V. 213, 255, 267, 403, 1105 et 1894.
Heur
Ce mot signifie bonheur, mais il est bas et peu usité & se prononce sans faire sentir son « h » (R)
V. 383, 765 et 920.
Immoler
Sacrifier (F)
V. 528, 900 et 996.
Insigne
Remarquable, excellent, qui se fait distinguer de ses semblables (F)
V. 150, 241 et 1669.
Interdit
Troublé, déconcerté, immobile (F)
V. 655 et 984.
Obligation
Ce qui est obligatoire, qui contraint à faire quelque chose, comme le devoir, la nécessité, la loi, le précepte (F)
Épître et v. 1295.
Obligeant
Qui oblige ; officieux, honnête, civil, prêt à faire plaisir, à rendre un bon office (F)
Épître et v. 687.
Obliger
Engager par une sorte de devoir, ou de bien-seance (R)
Contraindre à faire quelque chose par nécessité (F)
V. 436, 893, 1262, 1300, 1501 et 1657.
Obligé de
Qui a reçu un bon office, qui a obligation envers une personne parce qu’il en a reçu quelque plaisir (R)
V. 1290.
Comme en Ancien Français, cette locution se rapporte couramment à des personnes. Son usage s’est restreint récemment, se rapportant aux choses. Au XVIIe siècle, elle n’équivaut pas seulement à un relatif construit avec dans mais aussi à un relatif construit avec à dans le sens d’un datif. (Haase, A., Syntaxe française du XVIIème siècle, Paris, Delagrave, 1935, §38.)
V. 626.
Ou si
Se dit aussi d’une alternative qu’on offre (F), a donc le sens de ou bien est-ce que
V. 505 et 732.
Prevenir
Préoccuper l’esprit, lui donner les premières impressions (F)
Prevenüe : convaincue, vers 225.
Publier
Rendre une chose publique (F)
V. 1652.
Ravir
Oster (F)
V. 718, 1683 et 1851.
Se dit aussi des passions violentes qui charment, et troublent agréblement les esprits, et suspendent les fonctions des sens ; et particulièrement de la joie, de l’étonnement, et de l’admiration (F)
V. 341 (sens de « ravissement » au vers 1976).
Relâche
Repos (F)
V. 739, 860 et 965.
Resver
Appliquer sérieusement son esprit à raisonner sur quelque chose (F)
V. 132.
Secours
Aide, charité qu’on fait à quelqu’un; protection, assistance qu’on lui donne dans ses besoins (F)
Soin
Diligence qu’on apporte à faire reüssir une chose, à la garder & à la conserver, à la perfectionner (F)
Épître, v. 451, 597, 675, 1118, 1151, 1254, 1278 (2 occurrences) et 1983.
Soucy
Inquiétude de l’esprit (F)
V. 779.
Souffrir
Endurer (R)
Suffrage
L’approbation des particuliers (F)
Épître, v. 606 et 1805.
Surprendre
Signifie aussi tromper quelqu’un, luy faire faire une chose trop à la haste, ou en luy exposant faux. (F)
V. 472, 581, 810 et 906.
Étonner (F)
Épître, v. 501 et 1548.
Saisir, intercepter (F)
V. 1497.
Surprise
Action qui surprend et à quoi on ne s’attend pas (F)
V. 589, 817, 985, 1433, 1789 et 1953.
Une tromperie, une supercherie (F)
V. 476, 1274 et 1468.
Tandis
Conjonction qui signifie cependant, lorsqu’on fait, ou qu’on va faire quelque chose (F)
V. 705.
Traits
Des coups, des attaques de la médisance, de la raillerie, ou de quelque acte de malignité (F)
V. 272, 680, 955 et 1459.
Transport
Se dit aussi figurément en choses morales, du trouble ou de l’agitation de l’ame par la violence des passions (F)
V. 511, 731 et 1575.
Trouble
Désordre de l’âme causé par les passions (F)
V. 437, 512, 651, 965, 1078, 1243, 1549 et 1603.
Vouloir
Avoir le désir de faire quelque chose (F)
V. 305.

A = Dictionnaire de l’Académie française, 1694.

F = Dictionnaire de Furetière, réédition par le Robert, 1978.

R = Dictionnaire français de Richelet, 1680.

Annexe 1 : liste des œuvres de Thomas Corneille §

Ses pièces de théâtre §

  • - Les Engagements du hasard (1647, comédie),
  • - Le Feint astrologue (1648, comédie),
  • - Don Bertrand de Cigarral (1650, comédie),
  • - L’Amour à la mode (1651, comédie),
  • - Le Berger extravagant (1652, comédie),
  • - Le Charme de la voix (1653, comédie),
  • - Les Illustres ennemis (1654, comédie),
  • - Le Geôlier de soi-même ou Jodelet prince (1655, comédie),
  • - Timocrate (1656, tragédie),
  • - Bérénice (1657, tragédie),
  • - La Mort de l’empereur Commode (1658, tragédie),
  • - Darius (1659, tragédie),
  • - Le Galant doublé (1660, comédie),
  • - Stilicon (1660, comédie),
  • - Camma, reine de Galatie (1661, tragédie),
  • - Pyrrhus, roi d’Épire (1661, tragédie),
  • - Maximian (1662, tragédie),
  • - Persée et Demetrius (1662, tragédie),
  • - Antiochus (1666, tragédie),
  • - Laodice (1668, tragédie),
  • - Le Baron d’Albikrac (1668, comédie),
  • - La Mort d’Annibal (1669, tragédie),
  • - La Comtesse d’Orgueil (1670, comédie),
  • - Ariane (1672, tragédie),
  • - Théodat (1672, tragédie),
  • - Le Comédien poète (1673, comédie), avec Montfleury,
  • - La Mort d’Achille (1673, tragédie),
  • - Don César d’Avalos (1674, comédie),
  • - Circé (1675, tragédie lyrique),
  • - L’Inconnu (1675, comédie à machines), avec Donneau de Visé,
  • - Le Triomphe des Dames (1676, comédie à machines), avec Donneau de Visé,
  • - Le Festin de Pierre (1677, mise en vers de l’œuvre de Molière),
  • - Le Comte d’Essex (1678, tragédie),
  • - Psyché (1678, opéra) en collaboration avec Lully et Fontenelle (son neveu) d’après la pièce de Molière et Pierre Corneille,
  • - La Devineresse ou les faux enchantements (1679, sujet satirique, comédie à machines, en prose, écrit en collaboration avec Donneau de Visé),
  • - Bellérophon (1679, opéra) avec Lully, Fontenelle et Boileau,
  • - La Pierre philosophale (1681, comédie à machines), avec Donneau de Visé,
  • - Le Deuil (1682, comédie en un acte), avec Hauteroche,
  • - La Dame invisible ou l’Esprit follet (1684, comédie), avec Hauteroche,
  • - L’Usurier (1685, comédie en prose, non imprimée),
  • - Le Baron des Fondrières (1686, comédie, non imprimée),
  • - Médée (1693, opéra), avec Charpentier,
  • - Les Dames vengées (1695, comédie en prose), avec Donneau de Visé,
  • - Enfin, Bradamante (1695, tragédie), tiré de l’Arioste.

Ses autres écrits §

Il collabore à l’édition du Dictionnaire de l’Académie française, il en publie le supplément Dictionnaire des sciences et des arts (1694). Il rédige aussi un Dictionnaire universel, géographique et historique (1708) et traduit également les Métamorphoses d’Ovide (1658).

Annexe 2 : les épîtres des concurrents de Corneille §

Épître de Boisrobert §

A MADAME LA COMTESSE DE BRANCAS

MADAME

Puis qu’il est constant que sans la protection que vous avez donnée à cette Comoedie, elle n’auroit jamais veu le jour, il est juste qu’elle vous soit consacrée, et qu’elle vous soit consacrée, et qu’elle rende publiquement ses hommages à celle qui la mise au monde. On s’estonnera sans doute, de ce que n’ayant produit que des merveilles jusques icy, par les advantages que le Ciel a donnez à vostre beauté, vous ayez daigné donner l’estre à si peu de choses, et l’on s’estonnera plus encore de voir qu’une production si commune, vienne de la mesme source, d’où (s’il m’est permis de m’expliquer en Poete dans une Epistre) on sent naistre visiblement les grasses et les amours ; mais qui ne void pas Madame que le Soleil qui produit les fleurs, et les plus rares merveilles de la nature, produit aussi les ronces et les plantes inutiles ? et qui ne sçait pas que ces production si différentes, et dont l’inegalité paroist si visible ne laissent pas de faire admirer également la puissance de celuy qui les a crées, vous aurez autant de gloire d’avoïr relevé ce petit ouvrage, et donné prix à des choses qui n’en pouvoient recevoir que de vous, que d’avoir attiré par les charmes de vostre beauté, l’admiration de toute la France. Il n’y a plus personne aujourd’huy qui la puisse ignorer : en plusieurs rencontres, vostre esprit à souvent brillé comme elle, mais vostre generosité nous estoit encore inconnüe, et vous l’establissez plus puissament par cette protection que vous me donnez, que je n’establis celle de nos Genereux Ennemis, par tous les beaux sentimens que je leur donne, comme leurs manieres sont plus éloignées du bel usage que celle avec laquelle vous agissez, quelque éclat qu’ils tirent de mes pensées, je sçay que leur generosité paroistra moins que la vostre, aussi veus-je plustost estaller icy ma reconnoissance que ma vanité : je n’en auray que trop si vous approuvez mon zele, et si vous ne dedaignez la passion qui me porte à vous dire icy que je suis.

Vostre tres-humble et tres obeyssant

Serviteur, BOIS-ROBERT

Abbé de Chastillon.

Épître de Scarron §

A SON ALTESSE ROYALE

MADEMOISELLE,

L’Escolier de Salamanque est un des plus beaux sujets Espagnols, qui ai paru fus le Theatre François depuis la belle Comedie du Cid. Il donna dans la veuë à deux Escrivains de reputation en mesme temps qu’à moy. Ces redoutables Concurrens ne m’empescherent point de le traitter ? Le dessein que j’avois il y longtemps de dédier une Comedie à V.A.R. me rendit hargy comme un Lyon, et je crûs que travaillant pour son divertissement, je pouvois mesurer ma Plume, mesme avec de celle de quelque Poëte Heroïque, fut-il du permier ordre, et de ceux qui chauffent Cothurne à tous les jours. Je doute si Apollon bien invoqué, et ma Muse bien sollicité, m’eussent esté des Divinitez plus favorables, que me l’a esté vôtre Altesse, et si plusieurs prises à pleine tasse d’eau du savré Vallon, m’euffent fait monter plus de vapeurs Poëtiques à la teste, qu’a fait l’ambition de vous plaire. Elle a eu des Obstacles à surmonter, comme les grands desseins en ont toujours. On a hay ma Comede devant que de la connoistre. De belles Dames qui sont en possession de faire la destinée des pauvres humains, ont voulu rendre mal-heureuse celle de ma pauvre Comedie. Elles ont tenu Ruelle pour l’étouffer dés sa naissance. Quelques unes des plus partiales ont porté contre elle des Factums par les Maisons comme on fait en sollicitant un Procès, et l’ont comparée d’une grace sans seconde, à de la Moutarde mélee avec de la Cresme : mais les comparaisons nobles et riches ne sont point deffenduë, et quand par plusieurs autres de mesme force, on auroit perdu de reputation ma Comedie, l’applaudissement qu’elle a eu de la Cour et de la Ville, luy en auroit plus rendu, que ne luy en auroit pû oster une conjuration de precieuses. Que si je suis assez heureux, pour avoir aussi l’approbation de V.A. je me croiray glorieusement vengé des Dames sans pitié, qui ont tant voulu faire de mal à qui ne leur avoit jamais rien fait. VOSTRE ALTESSE, clairvoyante comme elle est, aura remarqué sans doute, que mon Epistre, qui ne doit estre pleine que de ses loüanges, ne l’est jusqu’icy que des avantures de ma Comedie ; que j’en parle trop avantageusement, et enfin, qu’il semble, que la plume à la main je ne connois plus personne, et ne me connoy pas moy mesme. Il est vray que les Epistres Liminaires doivent estre des Panegyriques en Petit. Mais V.A. est trop juste pour ne considerer pas, qu’il est impossible de la loüer autant qu’elle merite d’estre louée, et que c’est tout ce que pourroient faire les Donneurs de loüanges qui durent eternellement. Les façons de parler sont deffectueuses où la matiere est trop abondante, et tout ce qu’on peut s’imaginer à la loüange d’une Princesse d’un merite extraordinaire, ne peut quasi estre que des redites. Diray-je que V.A. est du plus Illustre Sang du Monde ? Il n’y a que quelques Indiens des plus éloignez du commerce des hommes qui le puissent ignorer. Parleray-je de son Courage ? qui est, si je l’ose dire, encore plus grand que sa condition. Parleray-je de son Esprit, que les Hyperboles mesme ne peuvent assez exagerer ? De sa Beauté, de sa Taille et de sa Mine ? qui peuvent servir d’un riche patron aux meilleurs Poëtes, pour representer non seulement une Heroïne bien verifiée ; mais aussi une Divinité telle que la Mere d’Aenée est admirablement bien décrite dans l’inimitable Virgile. Ou je ne dirois pas tout ce qu’il faut dire, ou je ne dirois pas tout ce qu’il faut dire, ou je le dirois mal. Je feray donc mieux de finir, en protestant que je suis plus que personne au monde,

De V.A.R.

Le tres humble et tres obeissant serviteurs,

SCARRON.

Annexe 3 : les résumés des sources espagnoles de Corneille §

Obligés et offensés ou l’Écolier de Salamanque §

Journée une : la pièce s’ouvre sur Jacinte, à demi-nue, qui s’entretient avec Don Lope ; mais l’arrivée de Don Sanche le contraint à se réfugier sur le balcon. Malgré son étonnement, Don Sanche ne peut s’expliquer avec sa fille, car ils sont interrompus par le valet de Don Alvar venu réclamer de l’argent pour son maître. Juste après son départ, Don Sanche veut le rappeler et se rend sur le balcon pour l’interpeller dans la rue, il croise alors Don Lope. Ce dernier refuse de s’identifier et d’épouser Jacinte, car son sang n’est pas digne de lui. Don Sanche lui en demande raison, mais Don Lope préfère quitter cette demeure, afin de ne pas se battre contre un vieil homme.

Dans la rue, Enrique et ses hommes de main attaquent Don Alvar, accompagné de son valet, Crispin (qui part se cacher) : il précise qu’ils se sont fâchés, mais ne donne pas de détails. Don Lope intervient contre les assaillants sans savoir que c’est son propre frère qui dirigeait l’attaque et que celui-ci est mort sous les coups de Don Alvar. Crispin fait le récit de la scène à Cassandre (la sœur de Don Lope et d’Enrique) et Jacinte. Chez Don Lope, ils apprennent (hormis Jacinte qui était repartie chez elle) l’identité du mort. Don Alvar refuse de se battre contre l’homme à qui il doit la vie et décide donc de fuir Don Lope, tandis que celui-ci lui promet de le poursuivre afin de venger la mort de son frère.

Journée deux : Don Lope fait le point sur sa situation avec sa sœur : il discute de sa bien-aimée Jacinte et de l’homme qui a tué leur frère, dont il ignore toujours l’identité. Don Alvar se rend chez lui pour expliquer qu’il ne peut accepter le duel tant qu’il n’aura pas réparé une offense faite à sa famille, dont il ne connaît pas encore la nature. Don Lope, qui a rendez-vous avec Jacinte, demande à Don Alvar de l’accompagner, afin de les protéger du père. Don Sanche arrive alors et explique à son fils la situation. Celui-ci comprend qu’il autorise au même moment une rencontre entre sa sœur et son offenseur. Il s’interdit d’en parler à son père à cause de sa promesse de les protéger ce soir-là. Cependant, Don Lope apparaît sur scène avec Jacinte, mettant fin aux doutes sur l’identité des protagonistes. Don Alvar refuse néanmoins de l’affronter, invoquant sa parole donnée, malgré les insultes de son père qui soutient que l’affront annule sa dette. Les deux hommes se battront un autre jour.

Journée trois : Jacinte s’est réfugiée chez Don Lope pour échapper à la colère de son père et de son frère. Cassandre lui avoue alors son amour pour Don Alvar.

Dans la prison, des hommes de main qui ont participé au guet-apens contre Don Alvar sont réunis et discutent de leurs contrats ; nous apprenons ainsi qu’ils prévoient d’attaquer Don Lope. Un représentant de la loi leur demande d’identifier Don Alvar comme étant le meurtrier d’Enrique ou de l’innocenter. Les hommes l’innocentent. Don Alvar est reconduit dans sa cellule en attendant sa libération. Cassandre l’y rejoint pour lui parler de ses sentiments à son égard, mais son frère les interrompt. Elle doit se cacher, alors que les deux hommes s’apprêtent à se battre ; Don Sanche les en empêche en venant chercher son fils. Don Lope repart tandis que Don Alvar se dispute avec son père sur le moyen de se venger.

A l’extérieur de la prison, Don Lope se fait agresser par les hommes de main qui ont tout juste été libérés. Don Alvar intervient, annulant ainsi sa dette envers Don Lope. Ce combat a permis aux deux hommes d’apprécier mutuellement leur valeur et de comprendre l’amitié profonde qui s’était établie entre eux. Don Lope accepte alors d’épouser Jacinte, reconnaissant qu’il s’était mépris sur le sang qui coulait dans ses veines, et permet à Don Alvar d’épouser sa sœur.

Le Peintre de son déshonneur §

Journée une : Don Alvar et Séraphine s’aimaient en secret, mais Don Alvar disparaît lors d’un naufrage. Séraphine, le croyant mort, a accepté d’épouser Don Juan Roca. Le Prince ramène un jour au port Don Alvar, qui avait en fait été retenu prisonnier par des pirates. Le Prince est l’amant de Porcie, la sœur d’Alvar. Venu rendre visite à son amante, Porcie, et à son père, accompagné de Don Alvar, le Prince tombe amoureux de Séraphine. Celle-ci était venue voir son amie Porcie. Quand Don Alvar demande à Séraphine s’il pourra la revoir, celle-ci refuse, parce qu’elle est mariée et vertueuse (ce dialogue est très proche de celui de Corneille dans l’acte II). Don Alvar fuit alors pour ne pas se livrer à un acte repréhensible.

Journée deux : Séraphine et son mari sont à Barcelone pour le carnaval. C'est dans cette ville que s’est réfugié Don Alvar. En la revoyant, ce dernier décide de tout faire pour la récupérer. Il profite alors d’un incendie pour l’enlever et part la cacher dans un château de son père à la campagne.

Journée trois : le mari de Séraphine, Don Juan, s’est déguisé en peintre et parcourt le pays à la recherche de sa femme, bien qu’il n’ait aucun indice et que personne ne connaisse le nom du ravisseur. Le Prince, qui avait rendez-vous avec Porcie dans le château où est enfermée Séraphine, aperçoit cette dernière dans le jardin. Il demande alors au peintre de faire son portrait. Cependant, Don Juan la reconnaît et assiste à un dialogue entre sa femme et Don Alvar. N’admettant pas la trahison de sa femme, il les tue tous les deux. Plusieurs personnages sont présents sur scène, y compris le père de Don Alvar et de Séraphine, mais personne ne lui en tient rigueur : Don Juan a agi ainsi pour des raisons d’honneur, il n’y aura donc pas de poursuite, ni de vengeance. Le Prince, après avoir compris ses erreurs et les conséquences de sa mauvaise conduite, décide d’épouser Porcie, en réparation.

Aimer par-delà la mort §

Journée une : suite à l’annonce faite au conseil des dispositions prises à l’encontre des Morisques, un seigneur d’origine morisque les défend et se fait bastonner par un autre seigneur, espagnol (il était interdit d’entrer l’épée au côté dans la salle du conseil). Il prévient ses amis pour qu’ils prennent les armes. Sa fille, Clara, se désole de ne pouvoir se venger (elle tient le même discours que la Jacinte de Corneille), et se refuse à épouser Don Alvar Tuzani, alors qu’ils s’aiment, car son honneur est souillé (là encore, Jacinte reprend ses propos chez Corneille). Alvar lui propose de l’épouser pour pouvoir les venger, mais Clara refuse pour les mêmes motifs que Jacinte dans les Illustres ennemis. Son père arrive, accompagné d’un homme chargé d’arranger la situation entre les deux nobles. Il propose que l’offenseur épouse Clara, qui accepte, pour pouvoir le tuer de ses mains. C'est ce qu’elle avoue à Alvar, qui avait tout entendu, caché dans la pièce voisine.

En prison, l’offenseur (Mendoces) reçoit la visite de son amante, la sœur d’Alvar, Isabelle. Celui-ci s’y rend également pour obtenir de Mendoces qu’il refuse l’arragement. Les deux hommes se battent en duel, mais Isabelle les intervient, puis ce sont les négociateurs qui interrompent le duel. Il laisse partir Isabelle sans l’identifier, Alvar ignore donc tout des liens qui l’unissent à Mendoces. Mais les négociateurs se heurtent sur le même sujet que les deux nobles lors du conseil : les Morisques, descendants de roi, sont insultés par les espagnols qui les méprisent. Ils se donnent rendez-vous pour un duel et ne donnent pas suite à l’arrangement.

Journée deux : le récit du siège d’Alpujarra est fait par Mendoces à Don Juan qui dirige les troupes espagnoles chargées de mater l’insurrection morisque : Alvar est à la tête de Gabia la Haute, sa sœur, Isabelle a été mariée au roi qui est à la tête de Berja, le père de Clara est à la tête de Galeie, où a lieu son mariage avec Alvar. Un morisque un peu simplet est fait prisonnier par les Espagnols, il réussit à s’enfuir mais guide sans le savoir son geôlier jusqu’à un passage qui mène sous les murs de la ville. Grâce à cela, les Espagnols font sauter les remparts de Galeie après le départ d’Alvar pour Gabia la Haute. L’attaque commence.

Journée trois : l’attaque de la ville : le geôlier tue Clara et lui vole les bijoux qu’Alvar lui avait offerts. Ce dernier jure de retrouver le meurtrier et de le tuer. Pour y parvenir, il se rend dans le camp espagnol, déguisé. Il se retrouve en prison pour avoir sauvé la vie, lors d’une rixe, au meurtrier de sa femme, dont il ignore toujours l’identité. C'est là qu’il l’apprend et qu’il le tue. Sa sœur, Isabelle, a retrouvé Mendoces qui l’a libérée en tuant son époux pendant de la prise de Berja ; elle intervient auprès de Don Juan qui, mis au courant de toute l’histoire, leur laisse la vie sauve.

Damas-Hinard traduisit cette pièce en 1841 dans un recueil des chefs-d’œuvre de Calderón. Il nous y apprend que cette pièce a été écrite à partir d’une histoire vraie, inspirée des chapitres XXII et XXIV de l’Histoire des guerres civiles de Grenade de Ginez Perez de Hita, qui prétendait lui-même tenir cette histoire de la bouche même de Tuzani. L’Espagne fut reconquise par les rois Ferdinand et Isabelle. Les Arabes qui étaient restés vivaient en bonne entente avec le peuple espagnol jusqu’à l’arrivée du roi Philippe II qui édita une Pragmatique le 1er janvier 1567 dans le but de supprimer les coutumes mauresques. Les pétitions restant sans effet, les Morisques (ce sont les Maures demeurés en Espagne et devenus chrétiens à la suite des persécutions subies, qui ont été bannis par Philippe III au début du XVIIème siècle) prirent les armes. En décembre 1568 eu lieu le soulèvement de l’Alpujarra (chaîne montagneuse). A la fin des années 70, des divisions internes ajoutées à des promesses d’amnistie achèvent de mettre fin à la rébellion.

Bibliographie §

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