SCÈNE II. Bélus, Mermécide. §
BÉLUS.
Mermécide, sais-tu jusqu’où vont nos malheurs ?
Que ce funeste jour nous prépare d’horreurs !
Nous sommes découverts, et bientôt de la reine
Nous allons voir sur nous tomber toute la haine.
MERMÉCIDE.
Je vous ai déjà dit, Seigneur, que cette main
N’attend qu’un mot de vous pour lui percer le sein.
Malgré le faix des ans, l’âge enfin qui tout glace ;
Je sens par vos périls réchauffer mon audace.
Prononcez son arrêt, condamnez votre soeur ;
J’immole avant la nuit elle et son défenseur.
Il semble qu’avec nous le sort d’intelligence
Livre à tous vos desseins ce guerrier sans défense.
BÉLUS.
Non, Mermécide, non, je n’y puis consentir :
épargne à ma vertu l’horreur d’un repentir.
Mon bras ne s’est armé que pour punir des crimes,
Et non pour immoler d’innocentes victimes.
Je l’ai vu ce héros : tremblant à son aspect,
Je n’ai senti pour lui qu’amour et que respect.
De quel crime en effet ce guerrier redoutable
Envers les miens et moi peut-il être coupable ?
On n’est point criminel pour être ambitieux.
On offre à ses désirs un trône glorieux :
À ses voeux les plus doux moi seul ici contraire,
Je dédaigne un héros qui m’est si nécessaire ;
Cependant je l’estime, et je sens dans mon coeur
Je ne sais quel penchant parler en sa faveur.
Je n’ai peut-être ici qu’avec trop d’imprudence
Laissé d’un vain mépris éclater l’apparence.
Perdons ma soeur : pour lui, consens à l’épargner ;
Loin de le perdre, il faut tâcher de le gagner.
Je sais un sûr moyen de l’armer pour moi-même :
Que te dirai-je, enfin ? C’est Ténésis qu’il aime.
MERMÉCIDE.
Mais pour en disposer, Seigneur, est-elle à vous ?
Ninias, engagé dans des liens si doux,
En a gardé peut-être une tendre mémoire.
BÉLUS.
Cette union n’était que trop chère à ma gloire.
Qui doit plus que Bélus en regretter les noeuds ?
Cet hymen aurait mis le comble à tous mes voeux.
Mais un plus digne soin veut qu’on lui sacrifie
L’espoir qu’eut Ténésis au trône de l’Asie :
Il faut à Ninias conserver désormais
Un sceptre qui doit seul attirer ses souhaits.
Ma fille fut à lui ; mais ce n’est pas un gage
Qui lui puisse assurer un si noble avantage.
À son premier hymen arrachons Ténésis,
Si je veux d’un second priver Sémiramis :
Ninias n’aurait plus qu’une espérance vaine,
Si jamais Agénor s’unissait à la reine.
Enfin, puisque le sort m’y contraint aujourd’hui,
Il faut sans murmurer descendre jusqu’à lui,
En de honteux liens engager ma famille,
Aux voeux d’un inconnu sacrifier ma fille.
MERMÉCIDE.
Mais si de son hymen il dédaignait l’honneur ?
BÉLUS.
Je l’abandonne alors à toute ta fureur.
Adieu. Bientôt ici ce guerrier doit se rendre.
En ces lieux cependant songeons à nous défendre :
Disperse nos amis autour de ce palais ;
Qu’aux troupes de la reine ils en ferment l’accès.
Il faut des plus hardis, commandés par moi-même,
Placer ici l’élite en ce péril extrême ;
Semer de toutes parts des bruits séditieux
Qui puissent ranimer les moins audacieux ;
Dire que Ninias voit encor la lumière,
Qu’il revient pour venger le meurtre de son père.
Je veux de ce faux bruit faire trembler ma soeur ;
Porter le désespoir jusqu’au fond de son coeur.
Tandis qu’ici tu vas signaler ton courage,
Que ma vertu du mien va faire un triste usage !
SCÈNE IV. Agénor, Bélus. §
BÉLUS.
On vient... C’est l’étranger. Que de trouble à sa vue
S’élève tout à coup dans mon âme éperdue !
À Agénor.
N’est-ce point abuser des moments d’Agénor,
Que de vouloir ici l’entretenir encor ?
Seigneur, sans me flatter d’une vaine espérance,
Puis-je attendre de vous un peu de confiance ?
Après un entretien mêlé de tant d’aigreur,
Puis-je en espérer un plus conforme à mon coeur ?
AGÉNOR.
Dès qu’il en bannira l’orgueil et la menace,
Qu’il n’ira point lui-même exciter mon audace,
Bélus peut-il penser qu’Agénor aujourd’hui
Manque de confiance ou de respect pour lui ?
BÉLUS.
Je vais donc avec vous employer un langage
Dont jamais ma fierté ne me permit l’usage.
Je vois sur votre front une auguste candeur,
Don du ciel que n’a point démenti votre coeur,
Qui semble m’inviter à vous ouvrir sans crainte
Celui d’un prince né sans détour et sans feinte.
Mais, avant qu’à vos yeux de mes desseins secrets
Je développe ici les sacrés intérêts,
Il m’importe, Seigneur, de regagner l’estime
D’un coeur que je ne puis croire que magnanime.
Vous avez cru sans doute, instruit de mes desseins,
Que l’ambition seule avait armé mes mains.
En effet, à me voir appliqué sans relâche
Aux malheureux complots où mon courroux m’attache,
Qui ne croirait, Seigneur, du moins sans m’offenser,
À de honteux soupçons pouvoir se dispenser ?
Mais ce n’est pas sur moi, qu’aucun désir n’enflamme,
C’est sur les dieux qu’il faut en rejeter le blâme.
La fureur de régner ne m’a point corrompu :
Je régnerais, Seigneur, si je l’avais voulu.
Si ma soeur elle-même avait régné sans crime ;
Si sur moi son pouvoir eût été légitime,
Ou si, pour la punir d’un parricide affreux,
Les dieux avaient été plus prompts, plus rigoureux,
Vous ne me verriez point attaquer sa puissance,
Ou sur ces dieux trop lents usurper la vengeance :
Mais ils m’ont de leurs soins dénié la faveur,
Comme si c’était moi qu’eût offensé ma soeur,
Ou que je dusse seul embrasser leur querelle.
Je ne suis que pour eux, ils ne sont que pour elle.
Mais vous, qu’à mes desseins j’éprouve si fatal,
Lorsque vous devriez en être le rival,
Avec une vertu que l’univers révère,
Qui devrait d’elle-même épouser ma colère,
Je ne vois qu’un héros protecteur des forfaits,
Qui se laisse entraîner au torrent des bienfaits.
Car ne vous flattez point qu’avec quelque innocence
Vous puissiez de ma soeur embrasser la défense.
Eh ! Comment se peut-il qu’épris de Ténésis
Vous ayez pu, Seigneur, servir Sémiramis ?
Quel était donc l’espoir du feu qui vous anime ?
Vous saviez mes projets ; ignorez-vous son crime ?
AGÉNOR.
Et que m’importe à moi ce forfait odieux ?
Est-ce à moi sur ce point de prévenir les dieux ?
Pour vous charger ici du soin de son supplice,
Est-ce à vous que le ciel a commis sa justice ?
Seigneur, dans ses desseins votre coeur trop ardent
Ne cache point assez le piège qu’il me tend.
De vos divers complots la trame découverte
Vous fait de votre soeur vouloir hâter la perte :
Dans le dessein affreux d’attenter à ses jours,
Vous voulez lui ravir son unique secours.
Cessez de me flatter que l’univers m’admire,
Pour m’en faire un devoir de refuser l’empire,
De rejeter l’honneur d’un hymen glorieux...
BÉLUS.
Dites plutôt, Seigneur, d’un hymen odieux.
Oui, je veux vous ravir ce honteux diadème,
Vous ôter à la reine, et vous rendre à vous-même,
Retenir la vertu qui fuit de votre sein,
De ma fille et de moi vous rendre digne enfin.
Je vois où malgré vous le dépit vous entraîne :
Mais je veux qu’en héros la raison vous ramène,
Dussé-je en suppliant embrasser vos genoux.
Je ne vous nierai pas que j’ai besoin de vous :
C’est en dire beaucoup pour une âme assez fière,
Que l’on ne vit jamais descendre à la prière ;
Et, si je m’en rapporte au bruit de vos vertus,
C’est en dire encor plus pour vous que pour Bélus.
Croyez que le désir de sauver une vie
Qui malgré tous vos soins pourrait m’être ravie
N’est pas ce qui m’a fait vous appeler ici :
Ne me soupçonnez point d’un si lâche souci.
Faible raison pour moi : mon coeur en a bien d’autres,
Que je veux essayer de rendre aussi les vôtres.
Dussiez-vous révéler mes secrets à ma soeur,
Je vais vous découvrir jusqu’au fond de mon coeur.
Quelque soin qui pour elle ici vous intéresse,
Je n’exige de vous ni serment ni promesse.
Quel péril trouverais-je encore à m’expliquer ?
Je n’ai plus rien à perdre, et j’ai tout à risquer.
De mon indigne soeur la mort est assurée :
Malgré les dieux et vous mon courroux l’a jurée.
Oui, Seigneur, et ce jour terminera les siens,
Deviendra le plus grand ou le dernier des miens.
Les conjurés sont prêts : leur troupe audacieuse
Portait jusque sur vous une main furieuse,
Si je n’eusse arrêté leurs complots inhumains.
Quoique vous seul ici traversiez mes desseins,
La vertu sur mon coeur fut toujours trop puissante,
Pour pouvoir immoler une tête innocente.
Mais je ne puis souffrir qu’avec tant de valeur
Vous vous déshonoriez à protéger ma soeur.
Si je vous haïssais, votre mort est certaine ;
Je n’ai qu’à vous livrer à l’hymen de la reine :
Mais je veux vous ravir à ce honteux lien,
Et pour y parvenir je n’épargnerai rien.
Abandonnez la soeur, je vous réponds du frère.
Dites-moi, Ténésis vous est-elle encor chère ?
AGÉNOR.
Cruel ! N’achevez pas, j’entrevois vos desseins :
Offrez à d’autres voeux vos présents inhumains.
Laissez-moi ma vertu : la vôtre, trop farouche,
À mon coeur affligé n’offre rien qui le touche ;
Et j’aime mieux encore essuyer vos mépris,
Que de vous voir tenter de m’avoir à ce prix.
Si vous l’aviez pensé, je tiendrais votre estime
Plus honteuse pour moi que ne serait un crime.
Votre fille m’est chère, et jamais dans mon coeur
Je ne sentis pour elle une plus vive ardeur :
Je l’aime, je l’adore, et mon âme ravie
Eût préféré sa main au trône de l’Asie :
Je conçois tout le prix d’un bonheur si charmant ;
Mais je le conçois plus en héros qu’en amant.
Vous remplissez mon coeur de douleur et de rage,
Sans remporter sur lui que ce faible avantage.
Triste et désespéré de vos premiers refus,
Et d’un illustre hymen moins touché que confus,
J’allais quitter ces lieux malgré ma foi promise,
Honteux qu’à mon dépit la reine l’eût surprise :
Mais, Seigneur, c’est assez pour m’attacher ici,
Que de tous vos complots vous m’ayez éclairci.
Votre soeur en moi seul a mis son espérance :
Fallût-il de mon sang payer sa confiance,
Aux plus affreux dangers vous me verrez courir,
Sans donner à l’amour seulement un soupir.
BÉLUS.
Courez donc immoler Ténésis elle-même,
Une princesse encor qui peut-être vous aime :
Car enfin, à juger de son coeur par le mien,
Mon penchant doit assez vous répondre du sien.
Mais votre coeur se fait une gloire sauvage
De refuser du mien un si précieux gage.
Mon fils (d’un nom si doux laissez-moi vous nommer,
Et dans ses soins pour vous mon coeur se confirmer),
Une fausse vertu vous flatte et vous abuse ;
Au véritable honneur votre coeur se refuse.
Fait-il donc consister sa gloire à protéger
Des crimes dont déjà vous m’auriez dû venger ?
AGÉNOR.
Voyez où vous emporte une aveugle colère.
Eh ! Qui défends-je ici ? La soeur contre le frère.
Votre coeur croit en vain l’emporter sur le mien :
Malgré tout mon amour, je n’écoute plus rien.
Mais si l’on en voulait à votre illustre tête,
Ma main à la sauver n’en sera pas moins prête.
Entre la reine et vous, juste, mais généreux,
Je me déclarerai pour les plus malheureux.
Adieu, Seigneur : je sens que ma vertu chancelle,
Et j’en dois à ma gloire un compte plus fidèle.
Je ne vous cache point ma faiblesse et mes pleurs ;
Mon coeur est déchiré des plus vives douleurs :
Mais il faut mériter par un effort sublime,
S’il ne m’aime, du moins que le vôtre m’estime.
Vous pouvez vous flatter, malgré votre courroux,
Que vous m’avez rendu plus à plaindre que vous.
SCÈNE VI. Bélus, Ténésis. §
TÉNÉSIS.
Ah ! Seigneur, est-ce vous ? Que mon âme éperdue
Avait besoin ici d’une si chère vue !
Je ne sais quels projets on médite en ces lieux ;
Mais je ne vois partout que soldats furieux,
Que des fronts menaçants, qu’épouvante, que trouble.
La garde du palais à grands flots se redouble :
La reine frémissante erre de toutes parts,
Et je n’en ai reçu que de tristes regards,
Quoiqu’elle m’ait appris que son hymen s’apprête.
Mais quels apprêts, grands dieux ! Pour une telle fête !
Que mon coeur, alarmé de tout ce que je vois,
En conçoit de douleur, et de trouble, et d’effroi !
D’un son tumultueux tout ce palais résonne,
Et je sais qu’en secret la reine vous soupçonne.
BÉLUS.
Ma fille, elle fait plus que de me soupçonner,
Et de bien d’autres cris ces lieux vont résonner.
Que ces tristes apprêts qui causent vos alarmes
Vont vous coûter encor de soupirs et de larmes,
Ma chère Ténésis ! On sait tous mes projets,
Et c’est contre moi seul que se font tant d’apprêts.
TÉNÉSIS.
Pourquoi donc en ces lieux vous arrêter encore ?
Souffrez que pour vous-même ici je vous implore :
Fuyez ; daignez du moins tenter quelque secours
Qui d’un père si cher me conserve les jours.
Mais un reste d’espoir me flatte et vient me luire :
Je crois même, Seigneur, devoir vous en instruire.
Agénor a pour moi témoigné quelque ardeur,
Que n’aura point peut-être étouffé ma rigueur.
Ainsi que son pouvoir, sa valeur est extrême :
Que ne fera-t-il point pour plaire à ce qu’il aime ?
BÉLUS.
Agénor ! Ah ! Ma fille, il n’y faut plus penser.
L’insolent ! à quel point il vient de m’offenser !
Ténésis, si c’est là votre unique espérance,
Vous me verrez bientôt immoler sans défense.
Je veux à votre gloire épargner un récit
Qui ne vous causerait que honte et que dépit.
Au maître des humains je vous avais unie :
Après m’être flatté d’une gloire infinie,
Il m’a fallu descendre à des noeuds sans éclat,
Et d’un soin si honteux je n’ai fait qu’un ingrat.
Ma fille, on vous préfère une reine barbare :
Contre vous, contre moi, pour elle on se déclare.
Je me suis abaissé jusques à supplier ;
Mais qu’un vil étranger vient de m’humilier !
TÉNÉSIS.
Je vous connais tous deux : violents l’un et l’autre,
Son coeur fier n’aura pas voulu céder au vôtre :
Une timide voix saura mieux le fléchir,
Je n’examine rien, s’il peut vous secourir :
Souffrez pour un moment que je m’offre à sa vue.
BÉLUS.
Ma fille, il n’est plus temps ; sa perte est résolue.
Plus que les miens ici ses jours sont en danger :
De ses lâches refus son sang va me venger.
Adieu. De ce palais, où bientôt le carnage
Va n’offrir à nos yeux qu’une effroyable image,
Fuyez ; dérobez-vous de ce funeste lieu,
Où je vous dis peut-être un éternel adieu.
SCÈNE VII. §
TÉNÉSIS.
Ô sort ! Si notre sang te doit quelques victimes,
La reine à ton courroux n’offre que trop de crimes !
Hélas ! C’en est donc fait, et je touche au moment
Où je verrai périr mon père ou mon amant
L’un par l’autre ! Et tous deux, soit l’amant, soit le père,
Ils n’armeront contre eux qu’une main qui m’est chère,
Et ne me laisseront pour essuyer mes pleurs,
Que celle qui viendra de combler mes malheurs !
Mais en est-ce un pour moi que la mort d’un perfide
Qui préfère à ma main une main parricide ?
Dès qu’un lâche intérêt le jette en d’autres bras,
Que m’importe son sort ? ... ce qu’il m’importe ? Hélas !
Malheureuse ! Malgré ta tendresse trahie,
Dis qu’il t’importe encor plus que ta propre vie,
Et que l’ingrat lui seul occupe plus ton coeur,
Qu’un père infortuné n’excite ta douleur.
Non, non ; malgré Bélus il faut que je le voie :
De leur hymen du moins je veux troubler la joie,
M’offrir à leurs regards l’oeil ardent de courroux,
Les immoler tous deux à mes transports jaloux.
Hélas ! Que ma douleur tromperait mon attente !
L’ingrat ne me verrait qu’affligée et mourante,
Loin de les immoler, me traîner à l’autel,
Et moi-même en mon sein porter le coup mortel ;
De leur hymen offrir pour première victime
Un coeur qui sans amour aurait été sans crime.
Ah ! Lâche, si tu veux t’immoler en ce jour,
Que ce soit à ta gloire, et non à ton amour.
N’importe, il faut le voir : un repentir peut-être
À mes pieds malgré lui ramènera le traître.
Pour mon père du moins implorons son secours ;
Lui seul peut m’assurer de si précieux jours.
Heureuse que ce soin puisse aux yeux d’un parjure
Voiler ceux que l’amour dérobe à la nature !